La Bhagavad-Gîtâ, ou le Chant du Bienheureux/Chapitre 18

Traduction par Émile-Louis Burnouf.
Libr. de l’Institut (p. 209-235).


XVIII
YOGA DU RENONCEMENT ET DE LA DÉLIVRANCE.


Arjuna dit :

1. « Héros chevelu, je voudrais connaître l’essence du Renoncement et de l’Abnégation, ô meurtrier de Kêçin. »

Le Bienheureux dit :

2. « Les poètes appellent Renoncement la renonciation aux œuvres du désir ; et les savants appellent Abnégation l’abandon du fruit de toutes les œuvres.

3. Quelques sages disent que toute œuvre dont il faut faire l’abandon est une sorte de péché ; d’autres disent qu’on ne doit pas le faire pour les œuvres de piété, de munificence et d’austérité.

4. Écoute maintenant, ô le meilleur des Bhâratas, mon précepte touchant l’abnégation. Chef des guerriers, il en faut distinguer trois sortes :

5. On ne doit pas renoncer aux œuvres de piété, de charité ni de pénitence : car un Sacrifice, un don, une pénitence, sont pour les sages des purifications.

6. Mais quand on a ôté le désir et renoncé au fruit de ces œuvres, mon décret, ma volonté suprême est qu’on les fasse.

7. La Renonciation à un acte nécessaire n’est pas praticable : une telle renonciation est un égarement d’esprit et naît des ténèbres.

8. Celui qui, redoutant une fatigue corporelle, renonce à un acte et dit : « Cela est pénible, » n’agit là que par instinct et ne recueille aucun fruit de son renoncement.

9. Tout acte nécessaire, Arjuna, s’accomplit en disant : « Il faut le faire, » et si l’auteur a supprimé le désir et abandonné le fruit de ses œuvres, c’est l’essence même de l’abnégation.

10. Un homme en qui est l’essence de l’abnégation, un homme intelligent et à l’abri du doute, n’a ni éloignement pour un acte malheureux, ni attache pour une œuvre prospère.

11. Car il n’est pas possible que l’homme, doué d’un corps, s’abstienne absolument de toute action ; mais s’il s’est détaché du fruit de ses actes, dès lors il pratique l’abnégation.

12. Désirée, non désirée, mêlée de l’un et de l’autre, telle est après la mort la triple récompense de ceux qui n’ont point eu d’abnégation, mais non de ceux qui l’ont pratiquée.

13. Apprends de moi, ô guerrier, les cinq principes proclamés par la théorie démonstrative comme contenus dans tout acte complet :

14. Ce sont, d’une part, la puissance directrice, l’agent et l’instrument ; de l’autre, les efforts divers, et en cinquième lieu, l’intervention divine.

15. Toute œuvre juste ou injuste que l’homme accomplit en action, en parole ou en pensée, procède de ces cinq causes.

16. Cela étant, celui qui, par ignorance, se considère comme l’agent unique de ses actes, voit mal et ne comprend pas.

17. Celui qui n’a pas l’orgueil de soi-même, et dont la raison n’est point obscurcie, tout en tuant ces guerriers, n’est pas pour cela un meurtrier et n’est pas lié par le péché.

18 La Science, son objet, son sujet, tel est le triple moteur de l’action ; l’organe, l’acte, l’agent, telle est sa triple compréhension.

19. La Science, l’action et l’agent sont de trois sortes, selon leurs qualités diverses. La théorie des qualités t’ayant été exposée, écoute ce qui s’ensuit :

20. Une science qui montre dans tous les êtres vivants l’être unique et inaltérable, et l’indivisible dans les êtres séparés, est une science de vérité.

21. Celle qui, dans les êtres divers, considère la nature individuelle de chacun d’eux, est une science instinctive.

22. Une science qui s’attache à un acte particulier comme s’il était tout à lui seul, science sans principes, étroite, peu conforme à la nature du vrai, est appelée science de ténèbres.

23. Un acte nécessaire, soustrait à l’instinct et fait par un homme exempt de désir et de haine, et qui n’aspire pas à la récompense, est un acte de vérité.

24. Un acte accompli avec de grands efforts pour satisfaire un désir, ou en vue de soi-même, est un acte de passion.

25. Un acte follement entrepris par un homme, sans égard pour les conséquences, le dommage ou l’offense, et pour ses forces personnelles, est un acte de ténèbres.

26. L’homme dépourvu de passion, d’égoïsme, doué de constance et de courage, que le succès ou les revers ne font point changer, est un agent de vérité.

27. L’homme passionné, aspirant au prix de ses œuvres, avide, prompt à nuire, impur, livré aux excès de la joie ou du chagrin, est un agent de passion.

28. L’homme incapable, vil, obstiné, trompeur, négligent, oisif, paresseux, toujours prêt à s’asseoir et à traîner en longueur, est un agent de ténèbres.

29. Écoute aussi, ô vainqueur des richesses, pleinement et dans ses parties, la triple division de la Raison et de la Persévérance, selon les qualités personnelles :

30. Une raison qui connaît l’apparition et la terminaison des choses à faire ou à éviter, de la crainte et du courage, du lien et de la délivrance, est une raison de vérité.

31. Celui qui distingue confusément le juste et l’injustice, ce qu’il faut faire ou éviter, est une raison instinctive.

32. Un esprit enveloppé d’obscurité, qui appelle juste l’injuste et intervertit toutes choses, ô fils de Prithâ, est une raison ténébreuse.

33. Une persévérance qui retient les actes de l’esprit, du cœur et des sens dans une Union mystique invariable, est une persévérance conforme à la vérité.

34. Celle, ô Arjuna, qui poursuit le bien, l’agréable et l’utile, dirigée selon l’instinct, vers le fruit des œuvres, est une persévérance de passion.

35. Une persévérance inintelligente qui ne délivre pas l’homme de la somnolence, de la crainte, de la tristesse, de l’épouvante et de la folie, est de la nature des ténèbres.

36. Écoute encore, ô prince, les trois espèces de Plaisir : Quand un homme, par l’exercice, se maintient dans la joie et a mis fin à la tristesse,

37. Et quand, pour lui, ce qui d’abord était comme un poison est à la fin comme une ambroisie : alors son plaisir est appelé véritable ; car il naît du calme intérieur de sa raison.

38. Celui qui, né de l’application des sens à leurs objets, ressemble d’abord à l’ambroisie et plus tard à du poison, est un plaisir de passion.

39. Celui qui, favorisé par l’inertie, la paresse et l’égarement, n’est à sa naissance et dans ses suites qu’un trouble de l’âme, est pour cela un plaisir de ténèbres.

40. Il n’existe ni sur terre, ni au ciel parmi les dieux, aucune essence qui soit exempte de ces trois qualités issues de la nature.

41. Entre les Brâhmanes, les Xatriyas, les Viças et les Çûdras, les fonctions ont été partagées conformément à leurs qualités naturelles.

42. La paix, la continence, l’austérité, la pureté, la patience, la droiture, la science avec ses distinctions, la connaissance des choses divines : telle est la fonction du Brâhmane, née de sa propre nature.

43. L’héroïsme, la vigueur, la fermeté, l’adresse, l’intrépidité au combat, la libéralité, la dignité d’un chef : voilà ce qui convient naturellement au Xatriya.

44. L’agriculture, le soin des troupeaux, le négoce, sont la fonction naturelle du Viça. Enfin servir les autres est celle qui appartient au Çûdra.

45. L’homme satisfait de sa fonction, quelle qu’elle soit, parvient à la perfection. Écoute toutefois comment un tel homme peut y parvenir :

46. C’est en honorant par ses œuvres celui de qui sont émanés les êtres et par qui a été déployé cet Univers, que l’homme atteint à la perfection.

47. Il vaut mieux remplir sa fonction, même moins relevée, que celle d’autrui, même supérieure ; car, en faisant l’œuvre qui dérive de sa nature, un homme ne commet point de péché.

48. Et qu’il ne renonce pas à remplir son œuvre naturelle, même quand elle semble unie au mal : car toutes les œuvres sont enveloppées par le mal, comme le feu par la fumée.

49. L’homme dont l’esprit s’est dégagé de tous les liens, qui s’est vaincu soi-même, et a chassé les désirs, arrive par ce renoncement à la suprême perfection du repos.

50. Comment, parvenu à ce point, il atteint Dieu lui-même, apprends-le moi en résumé, fils de Kuntî ; car c’est là le dernier terme de la Science.

51. La raison purifiée, ferme en son cœur, soumis, détaché du bruit et des autres sensations, ayant chassé les désirs et les haines ;

52. Seul en un lieu solitaire, vivant de peu, maître de sa parole, de son corps et de sa pensée, toujours pratiquant l’Union spirituelle, attentif à écarter les passions ;

53. Exempt d’égoïsme, de violence, d’orgueil, d’amour, de colère, privé de tout cortège, ne pensant pas à lui-même, pacifié : il devient participant de la nature de Dieu.

54. Uni à Dieu, l’âme sereine, il ne souffre plus, il ne désire plus. Égal envers tous les êtres, il reçoit mon culte suprême.

55. Par ce culte, il me connaît, tel que je suis, dans ma grandeur, dans mon essence ; et, me connaissant de la sorte, il entre en moi et ne se distingue plus.

56. Celui qui, sans relâche, accomplit sa fonction en s’adressant à moi, atteint aussi, par ma grâce, à la demeure éternelle et immuable.

57. Fais donc en moi, par la pensée, le renoncement de toutes les œuvres ; pratique l’Union spirituelle, et pense à moi toujours.

58. En pensant à moi, tu traverseras par ma grâce tous les dangers ; mais si, par orgueil, tu ne m’écoutes, tu périras.

59. T’en rapportant à toi-même, tu te dis : « Je ne combattrai pas » ; c’est une résolution vaine ; la nature te fera violence.

60. Lié par ta fonction naturelle, fils de Kuntî, ce que dans ton erreur tu désires ne pas faire, tu le feras malgré toi-même.

61. Dans le cœur de tous les vivants, Arjuna, réside un maître qui les fait mouvoir par sa magie comme par un mécanisme caché.

62. Réfugie-toi en lui de toute ton âme, ô Bhârata ; par sa grâce, tu atteindras à la paix suprême, à la demeure éternelle.

63. Je t’ai exposé la Science dans ses mystères les plus secrets. Examine-la tout entière, et puis agis selon ta volonté.

64. Toutefois, écoute encore mes dernières paroles où se résument tous les mystères, car tu es mon bien-aimé ; mes paroles te seront profitables :

65. Pense à moi ; sers-moi ; offre-moi le Sacrifice et l’Adoration : par là, tu viendras à moi ; ma promesse est véridique, et tu m’es cher.

66. Renonce à tout autre culte ; que je sois ton unique refuge ; je te délivrerai de tous les péchés : ne pleure pas.

67. Ne répète mes paroles ni à l’homme sans continence, ni à l’homme sans religion, ni à qui ne veut pas entendre, ni à qui me renie ;

68. Mais celui qui transmettra ce Mystère suprême à mes serviteurs, me servant lui-même avec ferveur, viendra vers moi sans aucun doute ;

69. Car nul homme ne peut rien faire qui me soit agréable ; et nul autre sur terre ne me sera plus cher que lui.

70. Celui qui lira le saint entretien que nous venons d’avoir, m’offrira par là-même un Sacrifice de Science : telle est ma pensée.

71. Et l’homme de foi qui, sans résistance, l’aura seulement écouté, obtiendra aussi la délivrance et ira dans le séjour des bienheureux dont les œuvres ont été pures.

72. Fils de Prithâ, as-tu écouté ma parole en fixant ta pensée sur l’Unité ? Le trouble de l’ignorance a-t-il disparu pour toi, prince généreux ? »

Arjuna dit :

73. « Le trouble a disparu. Dieu auguste, j’ai reçu par ta grâce la tradition sainte. Je suis affermi ; le doute est dissipé ; je suivrai ta parole. »


Sanjaya dit :

74. « Ainsi, tandis que parlaient Vâsudêva et le magnanime fils de Prithâ, j’écoutais la conversation sublime qui fait dresser la chevelure.

75. Depuis que, par la grâce de Vyâsa, j’ai entendu ce Mystère suprême de l’Union mystique exposé par le Maître de l’Union lui-même, par Krishna :

76. Ô mon roi, je me rappelle, je me rappelle sans cesse ce sublime, ce saint dialogue d’Arjuna et du guerrier chevelu, et je suis dans la joie toujours, toujours.

77. Et quand je pense, quand je pense encore à cette forme surnaturelle de Hari, je demeure stupéfait et ma joie n’a plus de fin.

78. Là où est le Maître de l’Union, Krishna, là où est l’archer fils de Prithâ, là aussi est le bonheur, la victoire, le salut, là est la stabilité : telle est ma pensée. »