Stock (p. 1-21).


I


Væ Victis !

C’est une chose laide, un vaincu.

L’être qui porte au front le stigmate de la défaite, quels qu’aient été sa bravoure dans le combat et ses efforts vers la victoire, n’est pas beau à contempler. Il a perdu, au moins momentanément, l’estime de lui-même et la confiance en soi qui sont la marque de l’Individu libre ; s’il put échapper à l’esclavage matériel, la servitude morale pèse sur lui, l’enserre, l’étreint ; et il cesse d’être un homme, oui, pour devenir une chose. Pourtant, lorsque le vaincu a le courage de comprendre qu’il a mérité son sort et de l’accepter, de boire d’un coup l’amertume de la défaite et de renoncer franchement aux représailles ; — ou bien quand, silencieusement, sans forfanterie et sans bravades, il se met à réparer ses forces et forge, des débris de l’épée que le vainqueur a rompue dans ses mains, l’arme qui doit faire sortir de la revanche une existence nouvelle ; lorsqu’il se résout à n’élever le front et la voix que le jour où il pourra lever aussi ses deux poings armés et s’avancer vers l’ennemi triomphant ; alors, le vaincu perd de sa hideur ; une certaine fierté brille dans son œil que le malheur a terni, et il peut y avoir quelque noblesse dans la résolution muette de son geste. Il est encore presque un homme.

Mais, lorsque le vaincu travestit ses revers en victoires morales, lorsqu’il se fait un manteau de théâtre du haillon de drapeau qui lui fut laissé, lorsqu’il prend des poses, crâne, parade, provoque, rentre dans son trou au premier signe de danger, en sort plus insolent que jamais, braille, brait, aboie, jappe, insulte, menace, disparaît pour reparaître et pour faire la roue : alors, le vaincu n’est pas seulement une chose laide : c’est une sale et méprisable chose — c’est une ordure.



Gloria Victis !

Ce n’est pas ainsi qu’on raisonne en France, je le sais.

Là, le vaincu est honoré, glorifié, choyé, tenu en haute estime. C’est, à vrai dire, le type le plus accompli, le plus parfait, la plus digne expression de l’humanité. Si vous voulez avoir droit au respect de tous, en France, commencez par vous faire battre. Toute la question est là : avez-vous été vaincu ? Pour savoir exactement quelle somme de respect vous sera dévolue, il s’agit simplement de dire, à haute et intelligible voix, combien de volées vous avez reçues. Ne cachez rien, avouez tout ; on vous tiendra compte de la plus faible capitulation et la moindre retraite sera portée à votre actif.

Voilà la règle. Il y a, naturellement, des exceptions pour la confirmer. S’il vous arrive d’être battu et que vous soyez Italien, par exemple, on n’aura pas assez de moqueries pour vous en gratifier ; si vous êtes Arménien, on vous rira au nez ; et si vous avez le malheur d’être Anglais, tant pis pour vous ; vous ferez connaissance avec l’esprit français, et vous verrez de quel bois il se chauffe — depuis que les Prussiens ont remis leurs cannes sous leurs bras.

Même, vous pouvez être Français, et vaincu, et manquer lamentablement de toutes les qualités qui pourraient vous attirer la sympathie générale. C’est ainsi que les combattants de la Commune n’inspirèrent aux bons citoyens que du dégoût et du mépris. Ce n’étaient point des professionnels du meurtre ; ils n’avaient lutté que pour une idée ; et le drapeau qu’ils avaient adopté n’avait pas reçu, comme l’autre, au feu du bivouac ennemi, le baptême indispensable. Aussi, avant d’être fusillés par les héros qui revenaient de faire campagne outre-Rhin, étaient-ils lapidés par les belles dames en grand deuil qui encombraient Versailles et dont les cartes portaient, les unes des armoiries, les autres le cachet de la Préfecture.

Le glorieux vaincu, voyez-vous, le seul, le vrai, c’est le vaincu à culotte rouge, à panache et à galons d’or. Il est fier d’être vaincu, et on lui dit qu’il a raison d’être fier. Vaincu il est, vaincu il veut être, et vaincu il restera. Jusqu’à… Et ici, le vaincu sourit agréablement, pirouette, fait du côté de l’Est un geste menaçant, met un doigt sur ses lèvres, secoue la tête d’un air entendu. Vous l’avez compris ? Il y pense toujours, mais n’en parle jamais ; la trouée des Vosges ; attendez un peu ; et quand le moment sera venu, l’heure favorable, l’instant propice… C’est la prudence qui retient son bras…

Menteur ! C’est la peur qui te coupe les flancs !



Qui a créé le Cochon ? On ne sait pas. Peut-être le Charcutier.
Carlyle.

Cela, le peuple français le sait parfaitement. Il sait que la revanche de 1870, qui fut toujours difficile, s’est manifestée impossible, le devient de jour en jour davantage. Personne n’a d’illusions à ce sujet. Il est inutile de discuter le fait : la France a vécu, pendant trente ans, sous la terreur d’une nouvelle guerre. Il y eut des espérances généreuses, mais sans base, des désirs violents, mais chimériques, d’un retour de la fortune ; la croyance aux représailles, la croyance raisonnée, déterminée, dont la froide énergie donne la foi dans la victoire, n’exista jamais. Toutes les déclamations patriotiques, toutes les affirmations revanchardes, ne furent que des mots, des fleurs d’une rhétorique douteuse jetées sur le drap noir d’un catafalque. Paroles vaines, discours vides, auxquels ne croyaient pas plus ceux qui les prononçaient, que ceux qui les écoutaient. Non seulement les souvenirs de l’Année terrible ne s’étaient pas éteints, mais le mépris pour les hommes qui avaient été les artisans du désastre subsistait tout entier, la défiance envers ceux d’entre eux qui présidaient au relèvement du pays veillait encore au cœur de tous. Il n’est pas vrai que la France, une seule fois, ait sincèrement honoré ceux que le hasard fit tomber pour elle en 70 ; il n’est pas vrai qu’elle ait eu confiance, fût-ce un seul jour, dans les chefs qui se donnèrent la mission de préparer la lutte réparatrice. La conviction intime de tous, même des soi-disant emballés qui croient très fort, a toujours été qu’il n’y avait rien à faire, que le Rhin resterait un fleuve allemand, que toutes les invectives contre les événements accomplis étaient creuses, et tous les espoirs de revanche, sans valeur.

Je ne crains pas de faire cette affirmation. Je sais qu’elle sera niée, soit avec colère, soit avec mépris. Colère factice, mépris de commande, dont je ne m’émeus point. Les faits parlent ; ils sont là, spectres du passé, d’avant-hier et d’hier, et c’est leur silence qu’on entend, éloquent et terrible, au-dessus des clameurs folles des bouches qui hurlent, qui croient hurler, et qui sont muettes. Non, si la France avait pu avoir confiance en elle-même, en son destin, si elle avait pu croire et espérer, si elle ne s’était pas sentie vaincue irrémédiablement, elle n’aurait point agi comme elle l’a fait depuis que ses frontières furent reculées jusqu’aux Vosges. Elle eût été la France, au moins une fois, et la République française eût été une République.

On vient d’inaugurer, à Paris, le Triomphe de la République. De qui donc a-t-elle triomphé, cette République ? De personne, ni de rien. Et le seul triomphe qu’elle pourrait remporter sur elle-même s’appelle le suicide. Des monuments commémoratifs ! La France en est couverte ; le sol gémit sous le poids de ces édifices d’ostentation et de mensonge. Jamais un peuple n’avait demandé à la pierre ou au bronze de lui fournir tant de preuves palpables de sa dégradation, tant de témoignages de son abaissement. Et, entre deux inaugurations de statues à des héros équivoques, on entasse provocations sur reculades, fanfaronnades sur palinodies. On se fait très humble devant le Kaiser, qui semble disposé à prendre au sérieux l’affaire Schnœbelé ; on se résout à ne jamais demander franchement à l’Angleterre d’évacuer l’Égypte ; on envoie les navires français à Kiel, où ils doivent arriver le 18 juin, jour anniversaire de la bataille de Waterloo, et où, en se plaçant entre les vaisseaux anglais et allemands, ils répondent fort aimablement aux saluts de deux cuirassés dont l’un s’appelle le Wœrth et l’autre le Wissembourg ; on traque les réfugiés politiques et on les remet, noirs de coups et menottes aux mains, aux sbires des despotes qui les réclament ; on montre le poing aux Arméniens qui crient au secours ; on cherche aux Anglais des querelles absurdes et, sur leur ordre, on abandonne Fashoda.

On fait mieux. On se vautre pendant des années aux pieds d’un tyran dont on implore l’alliance. On vide des sacs d’or dans ses coffres ; on lui livre les proscrits qui se sont fiés à l’hospitalité française ; on lui livre tout ; on lui livrerait plus encore. Et quand, enfin, il se décide à laisser tomber de ses augustes lèvres quelques phrases vagues où il est question de sympathie ; lorsqu’il condescend à visiter la France — alors, c’est du délire. Le faux tanneur qui trône à l’Élysée met aux pieds de l’autocrate sa présidence à la fortune des peaux, les grands Corps de l’État se prosternent devant Sa Majesté slave qui passe, au milieu de l’enthousiaste frénésie du public, saluant la statue de Strasbourg et celle de Gambetta — saluts qui en disent long, sans en avoir l’air, et qui promettent. — Cependant, on s’extasie sur la sagesse de la foule. Pas une manifestation anti-allemande ! Pas une ! Quel calme ! Quel sang-froid ! Et pourtant nous ne sommes plus seuls ; nous avons un allié, le souverain du plus grand empire du monde ; c’est fini, l’isolement de la France, et la revanche est pour demain ; que voulez-vous que devienne l’Allemagne, entre la France et la Russie ? Et si l’Angleterre a le sens commun, elle se joindra à nous sans tarder.

Eh ! bien, il n’est pas beau, cet enthousiasme qui ne fait pas oublier la prudence. Il montre combien on a eu peur, jusque-là, combien on désire ne plus avoir peur et combien, malgré toutes les manifestations tumultueuses, l’angoissante incertitude persiste. Je sais bien que dans le toast qu’il a porté, après la revue de Châlons, le Czar, sur les conseils du grand Hanotaux, s’est servi du mot amitié ; je sais bien que, s’il avait employé un terme plus fort, alliance par exemple, les Français, comme un seul homme, eussent crié : À Berlin ! Je sais aussi que : À Berlin ! est un cri qui a de l’écho, et qui porte chance. Mais, malgré tout, je ne suis pas convaincu. L’enthousiasme manifesté en octobre 96 m’a toujours semblé peu naturel, inquiet, trop nerveux, l’entrain pas vrai, l’exaltation purement artificielle ; et la dépêche envoyée à Châlons par le Kaiser et dans laquelle il s’excusait, en anglais, de ne pas faire illuminer Metz afin de ne point fatiguer son auguste cousin, semble démontrer qu’on n’a pas non plus, par delà les Vosges, beaucoup d’illusions sur les prétentions belliqueuses des Français. Elle m’a fait songer, cette dépêche, à la grande fresque du Palais du Parlement, à Londres, qui représente la rencontre de Wellington et de Blücher, le soir de Waterloo ; non loin d’un groupe de Français prisonniers, à côté d’une auberge en ruines, éventrée par les bombes, l’Anglais et l’Allemand, à cheval, se donnent la main ; et, au-dessus de leurs têtes, accrochée encore par un morceau de fer tordu à un pan de muraille, se balance l’enseigne de l’auberge : À la Belle Alliance. Hier. Demain…

Que la France, qui n’a pas confiance en elle-même, ait confiance en son alliée, c’est plus que problématique. Des signes nombreux prouvent que, malgré tous les efforts, elle n’y peut parvenir. Il est triste de voir une nation chercher à se mentir à elle-même ; à duper, par l’exposé de convictions factices, ses sentiments réels ; à se repaître d’illusions et d’impostures. Pas une fois, depuis 1870, la France n’a agi en nation sûre d’elle-même, consciente de sa valeur et de sa force. La noble blessée dont parlait Thiers est devenue une infirme sans noblesse. Et ce qu’il y a de plus entier chez l’infirme, c’est l’orgueil creux, la vanité. Peu lui importe de donner le pitoyable spectacle de ses rages puériles et de ses haines impuissantes, pourvu que les flatteurs ne lui manquent pas, pourvu qu’il puisse se contempler dans le miroir trompeur que lui tend l’amour-propre. Et plus les espoirs de revanche s’évanouissent, plus les possibilités d’action, même défensive, diminuent, plus la France se rapproche de son armée ; plus elle se prend, pour son appareil militaire, d’un amour exclusif et déraisonné. Elle s’éloigne de tout le reste, s’écarte avec des frissons maladifs de tout ce qui peut constituer sa vraie force, sa véritable gloire ; elle fait aussi bon marché de son bien-être que de son honneur général. L’Armée seule, et c’est assez. Il ne faut point la discuter, il ne faut pas y toucher. C’est l’idole, le veau de fer et d’acier devant laquelle la France se prosterne. Elle ferme les yeux, de parti-pris, sur les erreurs de cette armée, sur ses fautes et ses tares ; elle veut imposer le culte de ses chefs, si indignes soient-ils et quelles que soient l’incurie ou l’incapacité dont ils ont fait preuve. En dépit de tout, le respect et l’admiration leur sont dus. À eux les adulations, les louanges, les triomphes, les applaudissements. Les besoins, les désirs, les intérêts, les aspirations du pays tout entier leur ont été sacrifiés, toutes ses ressources mises à leur disposition. Ils sont les maîtres.

Et, quand on regarde au fond des choses ; quand on voit que, depuis trente ans, la nation tout entière a vécu sous leur domination de plus en plus rude, de plus en plus déprimante et de plus en plus stérile ; quand on voit qu’elle s’est asservie à eux, corps et âme, sans en espérer grand’chose d’abord et avec la certitude, ensuite, qu’elle n’en peut rien attendre ; quand on voit ce que sont devenus les maîtres et ce qu’est devenu le peuple, on s’aperçoit facilement que ce n’est pas le peuple qui s’est donné des maîtres, mais que ce sont les maîtres qui, peu à peu, systématiquement, ont réussi à créer le peuple qu’il leur fallait, le peuple selon leur cœur, le peuple à leur image — le peuple prêt à l’ignoble politique des coups d’épingle, des coups de gueule, des coups de Bourse — mais pas à celle des coups de tampon. Ah ! non !…



Villeroi, Villeroi
A fort bien servi le roi…
Guillaume, Guillaume !

Nos monuments où flotte leur bannière
Semblent porter le deuil de ton drapeau.


Agir en vaincu et parler en matamore, c’est pitoyable. Le misérable état d’esprit qui fait de la France la risée du monde ne date pas d’hier. On put l’observer, en 1870, aussi bien dans le langage de la presse que dans la conduite des populations qui eurent à héberger l’envahisseur. Il est injuste d’en rendre le second Empire complètement responsable. Le mal a des causes plus lointaines ; nous les étudierons tout à l’heure. Ce qui est certain, c’est qu’il afflige aussi bien les chefs du gouvernement que les simples citoyens. Pour la période de 1870, je citerai les deux faits suivants qui peuvent, je crois, servir d’illustrations.

L’homme qui avait déclaré, avec des pleurs fameux, que la France ne céderait ni un pouce de son territoire ni une pierre de ses forteresses, eut à conclure l’armistice qui fut le prélude de la paix honteuse. Il était tellement pressé de s’avouer vaincu, de s’établir vaincu, lui et sa bande, qu’il oublia de faire figurer dans cet armistice l’armée de l’Est tout entière.

Moltke, dans une lettre publiée récemment, raconte une anecdote typique. Au commencement de mars 1871, lorsque les troupes allemandes victorieuses bivouaquaient dans les Champs Élysées, Bismarck eut la fantaisie d’entrer, lui aussi, à Paris. Il y vint seul, monta jusqu’à l’Arc de Triomphe, s’arrêta quelques instants, tourna bride et s’en alla au pas de son cheval. Comme il traversait le bois de Boulogne, des badauds, dont un grand nombre avait saisi l’occasion si longtemps désirée de sortir de leur ville, le reconnurent. Aussitôt, ce fut une tempête de hurlements, de sifflets, d’imprécations. « Ah ! vous aimez la musique ! » dit froidement Bismarck ; et il arrêta son cheval. Il tira un cigare de sa poche, et faisant signe à l’un des siffleurs les plus enragés, il lui demanda du feu. Le tapage, de suite, s’apaisa ; au milieu d’un respectueux silence le siffleur s’avança et, fort humblement, alluma le cigare du grand homme.

Ce siffleur n’est pas mort, soyez-en sûrs. Il a été boulangiste et il est, présentement, nationaliste. Il vivra aussi longtemps que la France — la France militaire — et sera toujours l’un de ses meilleurs soutiens. C’est lui qui parle, la larme à l’œil, « des chères provinces », et qui affirme que, depuis l’année terrible, leurs sentiments n’ont point changé. En quoi il a tort. Il est vrai que le caractère français de l’Alsace, en 70 et avant 70, était des plus douteux et que son patriotisme ne fut pas de première grandeur ; il est vrai qu’à Strasbourg, à Bitche, ailleurs, la population civile ne donna point l’exemple du courage et, dès que tombèrent les premières bombes, négligea la défense des remparts pour s’occuper à sauvegarder ses propriétés ; les rapports de la Commission d’enquête sur les capitulations — elle a eu de l’ouvrage, celle-là ! — sont concluants à ce sujet, et tous les papotages chauvins ne sauraient prévaloir contre eux ; mais enfin, sans aucun doute, les sentiments de l’Alsace ont changé. Avant 1870, elle était allemande ; aujourd’hui, elle est prussienne. Mais ce sont là des détails dont le siffleur ne s’occupe pas. Il vit sur des légendes puériles, des formules pompeuses, des romances bêtes.

Car, chose qu’on n’a pas assez remarquée, le caractère du Français, depuis la défaite, s’est profondément modifié ; il est devenu larmoyant, solennel et sentencieux. Autrefois, après leurs déroutes, les Français savaient fredonner des refrains spirituels, d’une jolie gouaillerie ; aujourd’hui, ils psalmodient des complaintes pleurnichardes et béates. Quelle différence entre ces fades cantiques de beuglants et les amusantes chansons qui nous viennent, si vous voulez, de l’époque où les Français, sur les ordres de Chamillart, joueur de billard fameux et ministre du Roi-Soleil, ne devaient livrer bataille aux troupes de Marlborough que lorsqu’ils étaient, au moins, deux contre un !

Il faut reconnaître, pourtant, que les Français ont conservé une certaine gaîté ; ou, du moins, des prétentions à la gaîté. C’est une gaîté spéciale, qui peut faire rire, mais qui peut faire pleurer. Quand M. Brisson, par exemple, déclare que la France est une grande et fière nation ; quand M. Méline parle de l’estime dans laquelle notre pays est tenu à l’étranger ; quand M. Delafosse avoue que la France a besoin de l’Angleterre pour recouvrer l’Alsace-Lorraine, et de l’Allemagne pour obtenir l’évacuation de l’Égypte, — on ne sait vraiment pas si l’on doit se tenir les côtes ou tirer son mouchoir de poche.



Celui qui aime l’iniquité est l’ennemi de son âme.
Psaumes.

Les Français se moquent fort des Anglais parce que les Anglais vénèrent la Bible. Les Français ne vénèrent point la Bible. Ils vénèrent le Code Napoléon. Livre pour livre, j’oserai croire qu’il est préférable de vénérer la Bible.

Si les Français vénéraient la Bible, ou du moins s’ils la lisaient, ils y trouveraient bien des passages qui pourraient les intéresser et leur être utiles. Ils apprendraient que la chose la plus indispensable à l’homme, c’est le caractère, qui lui permet de penser librement, d’avoir des idées à lui, et d’agir d’après ces idées ; que la force consiste moins dans la longueur de l’épée qui vous pend au côté que dans l’énergie qui vous vibre au cœur ; qu’il est mauvais de se prosterner devant des images taillées et des idoles vivantes ; qu’il faut avoir confiance en soi-même, et non dans les alliances, qui sont toujours douteuses ; qu’il ne faut ni opprimer, ni subir l’oppression ; et qu’on doit haïr le mensonge, l’iniquité et les simulacres. Il y a beaucoup de belles choses écrites dans la Bible ; et beaucoup de belles choses, aussi, qui n’y sont point écrites et qui y sont tout de même. Mais il faut faire un effort pour les comprendre. Et un effort est impossible quand on a été poussé au sommeil peuplé de cauchemars, à coups de fouet, par le soudard qui garrotte les instincts pour estropier l’indépendance, et par le prêtre qui pervertit l’entendement afin d’étouffer la conscience.

Les Français sont descendus à croire que l’apathie armée, c’est la force. Ils ont fait litière de leur volonté. La vanité, la suffisance, leur en tiennent lieu. Ils se sont institués, gratuitement, le centre de tout, le point de comparaison dont ils rapprochent tout, le modèle sur lequel ils prétendent tout régler ; et la hauteur dont ils font preuve n’est qu’une nuance de la bassesse. Car ils se sont résignés à n’exister plus par eux-mêmes, à n’être quelque chose que par les impôts qu’ils payent et les exactions qu’ils subissent. Ils sont unanimes, ou peu s’en faut, dans l’acceptation de la servitude. Ils ne sont pas les seuls, certes, qui soient trompés par les gouvernements exploiteurs de peuples ; mais ils sont les seuls qui demandent à être trompés. Ils ne rejettent point la liberté par défaut de lumières, mais par orgueil bête et aveugle, par veulerie tenace, par parti-pris de stagnation. Le sentiment de la personnalité humaine comprimée, qui cause tant de douleur aux êtres forts, n’est plus une source de souffrance pour eux. Le sens moral, qui est le sens de l’action, leur manque. Ils ne savent plus ce que c’est qu’un acte ; ils en sont aux agissements. Et l’on dirait que la seule chose entière qui reste en eux, c’est cette rage interne, cachée dans les plus noirs replis de l’amour-propre, qui soulève en secret l’être ignorant, pusillanime et pervers contre tout ce qui vaut mieux que lui.

La défaite trempe le caractère d’une nation ; ou le brise.



La victoire est un résultat, pas une preuve.
Lessing.

La France a toujours affirmé qu’elle avait « une mission civilisatrice. »

L’exagération est ici tellement manifeste que toute discussion devient inutile. Que la langue française ait servi de véhicule, à travers le monde, à de grandes idées, pour la plupart d’origine étrangère, cela n’est pas niable ; reste seulement à savoir quel prix eurent généralement à payer, dans leur pays, ceux qui exposèrent ces idées, et quels sentiments d’estime et d’admiration singulières ils professaient pour la France. Mais, de là à conclure à une mission civilisatrice, il y a loin. Et si l’on voulait s’en tenir aux résultats coloniaux obtenus dans le passé et dans le présent, il vaudrait mieux ne pas insister.

La France assure aussi qu’elle a « une mission libératrice. » C’est un peu plus sérieux. Il est certain qu’elle contribua — et beaucoup plus efficacement qu’elle ne le pense — à l’indépendance des États-Unis. Mais la « mission » me semble commencer là et s’arrêter là. La libération de certains peuples fut souvent un prétexte à l’invasion de certains pays ; mais rien qu’un prétexte. Je ne dis pas que les Français entreprirent toutes leurs guerres par pur esprit de conquête ; ils croyaient sincèrement aux motifs qu’ils invoquaient pour envahir les territoires de leurs voisins, et ce fut l’occasion seule qui les amena à les détrousser. Sincères, ils le sont presque toujours, sur le moment ; par courte vue, peut-être ; mais peu importe. La diplomatie étrangère le sait bien. La politique française, qu’on fit passer souvent pour la politique de Robert-Macaire, n’est même pas celle de Robert-Houdin.

Que, des bouleversements dont les Français furent cause, des perturbations que produisit leur humeur batailleuse, soit sorti un ordre de choses plutôt favorable aux idées de liberté, c’est une opinion qu’on peut soutenir. C’est, encore, une opinion qu’on peut réfuter. On peut croire que les Français ont été, souvent, les chevaliers de la liberté. On peut être convaincu, aussi, qu’ils n’en furent jamais que les maquignons. La Liberté veut des défenseurs convaincus, clairvoyants, tenaces. La liste des victoires françaises, si longue soit-elle, ne prouve rien à ce sujet. La victoire n’est pas une preuve. C’est la défaite qui en est une. La Prusse, après 1806, démontre qu’elle vit, qu’elle veut vivre. La France, après 1815, après 1870, ne démontre rien de semblable.

La France se vante aussi de sa sympathie pour les faibles, pour les opprimés, pour les victimes. Sentiments louables, qui ne sont pas toujours factices. La France a donné, en effet, quelques preuves de leur réalité ; elle a donné aussi, plus fréquemment encore, des preuves de leur absence totale. En ces dernières années, les Arméniens l’apprirent ; les Cubains, également. Si la France avait osé, c’est du côté de l’Espagne, monarchique et tortionnaire, qu’elle se serait rangée. Elle n’osa point.

Aujourd’hui, pendant le conflit engagé entre les Républiques Sud-Africaines et l’Angleterre, c’est aux Républiques — chose réellement extraordinaire ! — que vont les sympathies de la République française. Le Boer est le héros du jour ; il fait prime. On porte aux nues le général Joubert et l’on est fier — oh ! tellement fier ! — de ce qu’il descend d’une vieille famille française. (On oublie de dire pourquoi la vieille famille française émigra en Afrique.) On célèbre les prouesses du vieux Kruger ; il fut berger, ô simplicité champêtre ! il tua des fauves ; parla d’une façon peu flatteuse à un grand seigneur anglais ; et un jour, mordu par un serpent, il se coupa un doigt, deux doigts, (on ne sait pas combien de doigts ; onze, peut-être.) La simplicité de la vie des Boers émeut les Français ; les Français goûtent fort cette existence patriarcale. « La famille ! disent-ils ; ah ! la famille ! Le vrai bonheur est là, et pas ailleurs. (Seigneur ! nous serions-nous trompés ?) Quelle joie ce doit être, de partager son temps entre les travaux agricoles et le repos bien gagné au milieu des siens ! Des serviteurs dévoués, des enfants obéissants, une épouse fidèle (ah ! oui), c’est le rêve, assurément. »

Les Boers ne lisent qu’un livre : la Bible. Voilà ce qu’on affirme et ce que les Français, surtout, trouvent très beau. Ils ne connaissent point la Bible, mais ils sont pleins d’enthousiasme, tout de même. La cuisine des Boers est peu compliquée : du maïs et du laitage, rien de plus. « Nourriture rationnelle, dit le Français en sirotant son absinthe : tous les excès sont nuisibles. » Les Boers couchent sur le couvercle des grands coffres où ils serrent leurs vêtements, et si une douzaine de gros clous, au moins, ne font pas saillie hors du bois, ils ne sont pas contents. « Dormir sur la dure, dit le Français, rien de tel : essayez-en. » Au Transvaal, les enfants imitent les vertus de leurs parents, qui se gardent de les flatter. Tout jeune Boer de dix ans qui se respecte tue son lion, chaque soir, en revenant de l’école. Il rapporte la bête à la maison, sur son dos. Le père Boer jette sur le corps de l’animal un rapide coup d’œil, hausse les épaules, et dit : « Peuh ! de mon temps, ils étaient plus gros. » La mère Boer dit : « Vraiment, mon garçon, tu es trop grand pour te livrer encore à de pareils amusements. » C’est ainsi qu’on doit élever les enfants, afin d’en faire des citoyens utiles. Voilà l’avis du Français.

Les enfants, d’ailleurs, ne manquent pas au Transvaal ; il n’est pas rare d’en trouver quinze, vingt, voire vingt-cinq, d’une seule lignée, tous légitimes et se portant fort bien. Dieu bénit les nombreuses familles, et les Français ne l’ignorent pas. (C’est les nombreuses familles qu’ils ignorent). Aussi, cet accroissement rapide de la population du Transvaal et de l’État-Libre les rend rêveurs. Est-ce bien vrai, ce qu’on raconte ? Très vrai. Et l’on montre des statistiques, et des documents sont produits. Sur quoi les Français, leurs hémorrhoïdes à l’aise en de confortables ronds-de-cuir, soupirent d’attendrissement ; et les Françaises, à califourchon sur leurs bidets, bavent d’admiration.

Ne vous y trompez pas, ce n’est point de la sympathie pour les faibles qu’éprouvent les Français ; ce qu’ils ressentent, c’est de la haine pour les forts. Ce ne sont point les Boers qu’ils aiment ; ce sont les Anglais qu’ils détestent. C’est la ruine de l’Angleterre qu’ils rêvent ; sentiment général, à part des exceptions très rares ; et exprimé non seulement par la presse, mais au café, dans la rue, partout. Ils parlent du Colosse aux pieds d’argile, sans avoir la pudeur de se souvenir que les deux pieds de leur Colosse militaire, qui n’étaient même pas d’argile, ont été coupés à coups de sabre et sont restés, l’un à Metz, l’autre à Strasbourg. À chaque revers des Anglais, ils exultent, écument de plaisir ; à chaque nouvelle de victoire, ils trépignent de rage ; ils prétendent croire au triomphe définitif des Boers.

La presse, plus ou moins stipendiée par le gouvernement, encourage ces effusions, les excite. Le gouvernement lui-même — indirectement, bien entendu — les approuve. Un M. L., dessinateur, publie des caricatures offensantes pour la reine Victoria, une vieille femme de quatre-vingts ans. M. Leygues, poétaillon ridicule, rétameur de la lyre d’Amiati et ministre, épingle sur la poitrine de M. L. l’étoile des braves. Si M. L. se figure que la croix de la Légion d’Honneur honore, libre à lui de se croire honoré, et même honorable. Quant au bout-rimé ministériel, je lui apprends que les Anglais n’ont pas attendu sa manifestation délicate et congrue pour exprimer d’une façon tangible leurs sentiments à l’égard d’une nation qui se targue de son savoir-vivre. Lorsqu’ils ont élevé un monument commémoratif de la guerre de Crimée, dédié aux soldats qui, côte à côte avec les Français, combattirent les Russes, ils l’ont érigé sur une place qui s’appelle la place de Waterloo. Aux quatre coins du groupe de bronze évoquant une confraternité d’armes, les plaques d’émail proclament l’estime du peuple britannique pour ses alliés d’un jour. Il y a peut-être là un manque de tact, mais quelle réplique anticipée aux démonstrations de ces temps derniers ! D’ailleurs, les Anglais ne se vantent point d’être le peuple le plus poli du monde ; et puis, ce ne sont pas des vaincus.

Il est vraiment incroyable que les Français ne se rendent pas mieux compte de leur propre situation. Ils ne devraient pas oublier que les désastres qu’ils ont essuyés en 70 sont sans analogues dans l’histoire et que, depuis trente ans, ils n’ont pas tenté de les réparer. Ils devraient comprendre qu’un peuple qui se trouve dans leur position ne peut conserver quelque dignité qu’en exerçant un grand contrôle sur lui-même ; et que, devant les démêlés qu’ont entre elles les autres nations, il n’y a qu’une attitude qui puisse lui convenir : poser sa chique, et faire le mort.

Mais non ; on veut faire croire qu’on est vivant ; et l’on crie, et l’on braille, et l’on insulte ; on racole les passants et on les excite contre ceux que cette pourriture, Gamelle, appelait hier l’ennemi héréditaire. On fait signe aux Indiens, aux Égyptiens, aux Russes, aux Canadiens, aux Derviches, à Ménélik. Levez-vous ! Révoltez-vous ! Mort aux Anglais ! En avant ! Les Français vous regardent !

Oui, ils regardent. Mais ils ne bougent point.

Pas de danger !



France, reine des nations !
Messieurs Perrichon et Ernest Roche.


Ils disent qu’ils n’ont pas le temps, qu’ils sont occupés.

Leur Exposition demande tous leurs instants, réclame tous leurs soins. Ce n’est pas une petite affaire, cette Exposition. Elle fut votée par la Chambre le 18 mars 1896, anniversaire de la Commune, et la discussion générale fut close par un discours de M. Ernest Roche, nationaliste, qui déclara que la France devait « à son titre de reine de la civilisation de faire une grande Exposition qui sera l’une de ses gloires. »

Six semaines après, le 1er mai, s’ouvrait à Berlin l’Exposition de Treptow Park, de beaucoup supérieure à toutes les expositions de Paris, surtout au point de vue artistique. Même, la rue du Caire qu’on exhiba à Paris en 1889 ne pouvait soutenir la comparaison avec celle qu’on présenta à Berlin. À ce sujet, je dois dire que je ne sais pas si l’on verra une rue du Caire à l’Exposition de 1900. Si l’on en voit une, ce sera l’une des gloires de cette gloire. Mais, après tout, ce n’est pas d’une rue du Caire que la France a besoin maintenant. C’est d’une rue Haxo.

Il est une chose dont les Français, dans une Exposition, ne sauraient se passer : c’est un clou. Il leur en faut un. Depuis qu’ils ne peuvent plus serrer la vis aux autres peuples, ils se contentent avec des clous. La tour Eiffel, en 89, fut un clou. Sa destruction, pour 1900, en eût été un autre. Elle fut proposée par un prêtre qui a horreur des clous depuis qu’un de ceux que Vaillant avait placés dans sa bombe vint égratigner sa tonsure. Mais le prêtre n’eut pas gain de cause. Les provinciaux, paraît-il, tiennent à la tour comme à la prunelle de leurs yeux, et son constructeur comme à sa croix de la Légion d’Honneur obtenue par le canal de M. de Lesseps. Donc, il fallait trouver un autre clou.

Plusieurs projets furent mis en avant. L’un, présenté par M. Alphonse Humbert, proposait de semer des statues dans les Champs-Élysées — deux et demie entre chaque urinoir, environ, — et de faire ainsi, de cette large artère, une Voie Triomphale. L’idée n’était pas banale, assurément. Pourtant, elle n’eut aucun succès en dépit de l’appui que lui apportèrent, m’a-t-on dit, les garde-chiourmes de Nouméa dont M. Humbert reçut autrefois tant de coups de matraque, et qui sont aujourd’hui ses meilleurs amis. C’eût été une bonne chose, pourtant, que de changer l’aspect, et peut-être le nom, de cette grande avenue. Les souvenirs qu’elle évoque, en effet, ne sont pas des plus flatteurs. Les chevaux des Anglais et des Cosaques ont mordu l’écorce de ses arbres, et les Prussiens y campèrent ; c’est, en un mot, le bivouac des vainqueurs. Il eût été sans doute plus facile d’en modifier le caractère et la destination en y plaçant quelques statues qu’en allant livrer quelques batailles au-delà des Vosges. M. Humbert, tenu au courant de bien des choses par ses amis de l’État-Major, n’agissait pas à la légère.

Je ne parlerai point des autres projets, excepté d’un seul : le mien. J’eus mon projet de clou, moi aussi. Ma modestie bien connue m’empêcha de le communiquer à qui de droit et, de ce fait, il n’a peut-être pas grande valeur. Mais, enfin, le voici : je proposais qu’on élevât, dans l’enceinte de l’Exposition, aux frais des victimes du Tonkin et de Madagascar — ou plutôt à leur bénéfice ; mais c’est la même chose — un grand Théâtre Nationaliste. On y eût représenté la Prise de Berlin, et le public aurait assisté à l’entrée, dans le Tiergarten, du brave général Mercier porteur de toute sa passementerie, et monté sur le dos vert d’Esterhazy, cheval marin.

Il fallait pourtant un clou pour cette Exposition. La revue du 14 juillet, bien qu’elle soit pleine d’attraits pour les patriotes, n’est pas ce qu’on peut appeler un clou ; la France y accroche ses espoirs, tous les ans ; mais, malgré tout, c’est comme un clou qui n’a pas de pointe. On ne pouvait songer à une nouvelle distribution de drapeaux, pour corser la cérémonie. La majorité des régiments français en possède déjà deux : l’un, qu’on sort de son étui pour le présenter aux jeunes soldats lorsqu’ils arrivent à la caserne ou lorsqu’on les mène au poteau d’exécution, et l’autre qui est accroché aux murs du Zeughaus, à Berlin. Comment trouver un clou ? Comment ?… Eh bien ! on en a découvert un.

Et un beau, et un fameux ; un clou symbolique. Au bout de la longue avenue qui, partant des Champs-Élysées, traverse la Seine sur le pont Alexandre III et se prolonge jusqu’aux fossés des Invalides — au bout de cette longue avenue bordée de palais éphémères, triomphe du truqué, du faux, de l’artificiel, du trompe-l’œil — oui, tout au bout, fermant l’horizon, on admirera le dôme de Mansart. Le clou, c’est ça : ce dôme qui recouvre un tombeau.

Et quel tombeau ! Celui de la Gloire militaire.



Pollice verso.


On le voit, l’inconscience a sa clairvoyance.

Je ne crois point, pour ma part, que l’Exposition soit une gloire, puisse en être une. Il n’y a aucune grandeur à élever une Babel de plâtras et de carton-pâte dont tous les artisans et les visiteurs, parlant pour ne rien dire, sont sûrs de se comprendre. Je ne pense pas davantage que ce soit une glorification du Travail. Glorifier le travail est vain. Il n’y a pas lieu de béatifier le Labeur. Le subir est suffisant. Cette Exposition sera ce qu’ont été toutes celles qui l’ont précédée : un étalage incomplet de possibilités libératrices dans une Kermesse de Servitude.

Mais il peut y avoir une certaine grandeur dans cette foire internationale si elle signifie (ainsi que pourrait le faire croire le choix du clou précité) que la France est décidée à s’engager dans une nouvelle voie, qu’elle est résolue à employer ses forces aux travaux et aux arts de la Paix au lieu de les consacrer à des préparatifs de guerre. S’il n’en est rien ; si cette Exposition est seulement un intermède ; si, dès qu’elle sera terminée, Chauvin doit recommencer à battre sa caisse et à empiler les écus des pauvres gens dans le tonneau des Danaïdes qui lui sert de coffre ; alors, on doit avertir les Français qu’ils font fausse route et qu’ils se préparent d’amers déboires.

Je sais qu’il est toujours dangereux de prophétiser. Helvétius écrivait, au sujet de la France, en 1771 : « Cette nation avilie est aujourd’hui le mépris de l’Europe. Nulle crise salutaire ne lui rendra la liberté. C’est par la consomption qu’elle périra : la conquête est le seul remède à ses malheurs. » Et pourtant, moins de vingt ans après, cette nation s’était relevée d’un bond… Est-ce bien sûr ?… Car, pourtant, juste cent ans après, cette nation était totalement écrasée… Cela, c’est certain… Eh bien ! non ! ce n’est pas vrai, qu’il soit toujours dangereux de prophétiser ! Quand on voit clair, on peut commettre une erreur de temps, mais voilà tout ; et Helvétius voyait clair. Que les causes qui, selon lui, produisaient la décadence française soient encore en existence, que le grand mouvement de la fin du siècle dernier n’ait eu qu’une signification réactionnaire et un effet déprimant, c’est ce que j’espère démontrer. Ce livre n’a point d’autre objet.

Et j’espère prouver, aussi, que le rôle militaire de la France est terminé. Je n’ignore pas les rêves de beaucoup, les chimères sur lesquelles voyagent certains esprits ; je connais les projets combinés, les plans élaborés en vue de la grande lutte qui, certainement, est imminente. Je pense aussi que la France ne renoncera pas, à moins d’y être contrainte, à son caractère guerrier. Je crois qu’elle y sera contrainte.

Nous allons étudier les causes qui, d’après moi, ont depuis longtemps préparé ce changement complet dans les destinées d’un grand pays. Quant aux événements immédiats qui amèneront directement cette transformation, je ne puis les prévoir ; ils n’auront, d’ailleurs, qu’une importance relative. Tout est possible. Il est même possible que la France aille au feu, pour la dernière fois, sous la bannière du Sacré-Cœur. Mais, au point de vue militaire, je reste convaincu qu’on peut, sans aucune crainte de se tromper, prononcer les deux mots fatidiques : Finis Galliæ.