La Belle Alsacienne/Texte entier

Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des curieux (p. i-185).

INTRODUCTION

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Le petit roman libertin que nous rééditons en ces pages eut, dès le jour de son apparition, un succès incontestable, quoique discret. Discret, car le livre ne méritait pas de retentissement, et que sans doute quelques contemporains, notoires dans les alcôves vénales, y étaient malignement égratignés. Incontestable, car de 1745 à 1803 il a reparu fréquemment sous des titres différents.

Il a vu le jour pour la première fois à Amsterdam en 1745, sous le titre Galanteries de Thérèse, et la paternité en est attribuée à Bret. Ce dernier, né à Dijon en 1717. mort à Paris le 25 février 1792, est l’auteur d’un certain nombre de contes galants à douces tendances morales, comme La Cythéride (Paphos, 1742), et Lycoris ou la Courtisane grecque[1].

Bret écrit agréablement, sans aucune prétention ni à l’élégance, ni à la profondeur : on le lit avec plaisir, on le relit. Ses Galanteries de Thérèse ne l’ont pas illustré, d’abord parce qu’il n’en revendiqua jamais ouvertement la paternité, et puis parce que cet ouvrage ne suffit pas pour assurer à son auteur l’immortalité. Mais il est permis d’imaginer que sa clientèle fut nombreuse parmi les viveurs de l’époque, qui savaient compléter les initiales discrètes et s’amusaient à suivre les aventures bigarrées de la peu farouche héroïne, à préciser les allusions de chaque page.

Il est bien de son siècle, ce roman d’une fille galante marchant allégrement sur les traces de sa mère et se laissant souvent conduire par elle sur le chemin de la galanterie. Ne le dit-elle, d’ailleurs pas, avec une naïve sincérité, la charmante Thérèse, lorsqu’elle se déclare fière de ressembler à Frétillon, dont les aventures libertines venaient d’être révélées par un indélicat amoureux[2] ?

Les confessions de Thérèse présentent un tableau curieux, animé, vivant, d’un groupe de jouisseurs, de petits-maîtres, de « demoiselles du monde » du dix-huitième siècle. Mme G…, l’entremetteuse de marque, fournisseuse attitrée des gens haut placés, pourrait bien être Mme Gourdan, la « Petite Comtesse ». L’aventure de la jeune personne offerte par une matrone à son propre amant se retrouve dans la Correspondance d’Eulalie et paraît avoir été fréquente chez les Brissault, les Pâris, les Baudoin, abbesses de couvents galants.

Le marquis de R…, don Juan octogénaire, pourrait bien être le maréchal duc de Richelieu, qui se vantait de tromper sa troisième femme à quatre-vingts ans.

La ceinture de chasteté même, dont un jaloux amant inflige un instant le supplice à « la belle Allemande », a occupé, au dix-huitième siècle, un des premiers rangs de l’actualité, et Voltaire lui a consacré tout un amusant poème.

Les portraits du parasite, du « greluchon », donnent aussi à l’ouvrage une date précise.

Il n’est pas jusqu’à sa morale qui ne soit bien indicative. Thérèse n’affiche pas de philosophie profonde, décevante, ou même seulement gênante ; mais elle sait trouver des traits d’observation pittoresques, colorés, rapides ; elle abonde en réflexions pratiques, sagement pratiques. Et enfin elle se recommande par-dessus tout par un bon cœur, une de ces bontés qui facilitent la vie, et plus particulièrement la vie galante.

Toutes ces qualités suffisent à rendre attachante, autant qu’attrayante, la lecture de ces courts mémoires qui dépeignent au vrai, sans grande rhétorique, les étapes rapides de l’existence d’une fille qui d’elle-même s’est consacrée à donner du plaisir, sans ménager ni son corps, ni son cœur.

Les Galanteries de Thérèse ont reparu en 1754, mais sous un titre plus complet :

La Belle Allemande ou les Galanteries de Thérèse, sous lequel elles se sont multipliées. Nous avons eu entre les mains une édition sans date comprenant deux parties in-12 de 117 et 128 pages, et une autre datée : A Paris, aux dépens de la compagnie, 1774, comprenant xii pages d’avertissement Au Public, et deux parties en 148 pages, dont 74 pour chacune.

En 1797, l’ouvrage reparaît à Lyon sous le titre :

Adeline ou la Belle Strasbourgeoise, sa vie privée et l’histoire de ses aventures galantes.

Nouvelle édition en 1803.

Enfin en 1801 est publiée :

La Belle Alsacienne ou Telle Mère, telle fille, que Gay a rééditée à Bruxelles, en 1882, avec une gravure de Chauvet en frontispice de chacune des deux parties.

Il nous paraît utile de constater que le comte d’I…, dans sa Bibliographie des ouvrages de l’amour, n’a pas indiqué la similitude des ouvrages publiés sous ces différents titres. À vrai dire, il existe quelques différences, mais insignifiantes, quelques phrases ou membres de phrase ajoutés ou supprimés çà et là, sans doute pour masquer, à première vue, la similitude.

Mais c’est incontestablement le même ouvrage qui a reparu sous cette diversité de titres, et nous lui avons conservé le plus récent, parce qu’il nous a semblé le plus précis.

B. V.

LA
BELLE ALSACIENNE

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PREMIÈRE PARTIE




Plus je réfléchis sur mon entreprise, plus j’en suis étonnée. Moi donner mon histoire au public ! le rare présent ! et de quelle utilité lui peuvent être, soit pour son instruction, soit pour son amusement, les divers incidents de ma vie ? De quelque côté que je me considère, je ne découvre rien qui puisse me donner assez de vanité pour me flatter de pouvoir mériter son attention. Il faut que je sois folle pour ne pas m’apercevoir du ridicule que peuvent me donner mes aventures exposées dans leur jour naturel : il est vrai qu’on en sait déjà la majeure partie, et qu’en me présentant au public, ce n’est pas une inconnue que je lui annonce : mais les causes qui ont fait agir les ressorts de ma fortune ; mes progrès depuis mon origine jusqu’à présent ; c’est ce que l’on ignore, et ce que peut-être je devrais taire ; car, si la première qualité d’un écrivain doit être l’amour de la vérité, je dois avouer de bonne foi que je ne crois pas avoir trop lieu de me féliciter sur cet article : mon éclat dans le monde n’est pas tout à fait l’ouvrage de ce qu’on appelle mérite essentiel et reconnu.

Née dans le sein de la volupté, élevée et familiarisée dès mon enfance avec les jeux de l’amour, le moins formaliste, je dois tout au goût des plaisirs ; l’inconstance, le caprice, la légèreté, la faiblesse, la sensualité, voilà les ressources où j’ai puisé mon élévation.

Objet de la jalousie de mes pareilles et de la critique des autres, que de raisons pour m’engager au silence ! Cependant toutes les réflexions que je fais, unies même à toutes celles que les lecteurs pourront y ajouter, ne sont pas assez puissantes pour m’arrêter. Il faut absolument que j’écrive : l’entêtement et la démangeaison de parler ne sont pas les moindres vertus de mon sexe. C’est à des motifs aussi louables que je suis redevable de la hardiesse que j’ai d’envisager sans frémir les dangers et les inconvénients attachés à la profession d’auteur.

Je vais donc faire un livre ; la jolie chose que de faire un livre, et qu’il est flatteur pour moi de me voir imprimée, et peut-être lue avec quelque curiosité ! Je ne puis contenir ma joie. Rivale de Frétillon[3] dans la carrière de l’honneur, je me figure d’avance partager avec elle la gloire inséparable de la qualité d’héroïne de roman.

Comme j’ai obligation de toutes mes vertus et de toute ma gloire aux soins de ma mère pour mon éducation, je serais coupable d’une affreuse ingratitude si, par négligence à la faire connaître, je la privais des éloges dus à ses talents et à son expérience.

Il ne tiendrait qu’à moi de me donner une origine illustre. Le clergé, la robe et l’épée ne m’offrent-ils pas, ainsi qu’à bien d’autres, de quoi vernir l’obscurité de ma race ? Mais je ne prétends pas en imposer. Ambitieuse et vaine, ma vanité n’a pas pour objet les tristes brillants et les avantages d’une naissance chimérique. Une jolie femme n’a besoin ni d’aïeux, ni de descendants ; elle compose elle seule toute sa famille ; ses charmes font sa noblesse ; des intrigues bien ménagées, des infidélités conduites avec art, vingt amants ruinés par elle, voilà ses titres.

Ma mère, est fille d’un perruquier de Colmar. La nature l’avait embellie de tous les agréments propres à acquérir les faveurs de la fortune : elle joignait aux grâces d’une figure touchante les dispositions nécessaires pour y jouer un rôle intéressant dans le monde, si, comme moi, son étoile l’eût conduite à Paris, dans la saison d’en tirer avantage ; il ne manquait à ses attraits et à ses heureuses inclinations qu’un théâtre et des spectateurs plus dignes d’elle ; mais que faire de tout le mérite imaginable, reléguée dans une petite ville d’Alsace ? Ma mère ressentit toute la malignité de l’influence des astres, qui avait resserré ses perfections dans des limites si étroites. Victime de l’obscurité dans laquelle elle vivait, elle fut obligée de déshonorer ses attraits par l’alliance monstrueuse d’un boulanger septuagénaire.

Ce fut à cet heureux mortel qu’elle porta le voluptueux débris de plusieurs mariages qu’elle avait ébauchés avec tout ce que la solitude de Colmar lui avait permis de trouver d’amants propres à lui faire goûter les douceurs d’une tendresse précoce.

Les Allemands, animaux flegmatiques, sont apparemment plus indulgents que d’autres sur plusieurs articles, et ma vertueuse mère craignait si peu les réflexions que pouvait faire son mari sur l’état de ses charmes qu’elle ne fit pas de difficulté de se soumettre à son examen, sans se donner la peine de les falsifier par la moindre préparation ; croyant même encore trop entier ce qu’elle n’avait déjà plus, elle se fit un scrupule de livrer à son stupide mari des appas aussi sains et aussi peu équivoques que les siens.

Tous ses amants avaient pris congé d’elle pour quelques jours, afin de laisser du moins au vieux Titan le loisir d’évaporer son premier feu auprès de sa nouvelle Aurore ; ce qui ne devait pas probablement interrompre pour longtemps le cours des plaisirs auxquels ils étaient accoutumés.

Parmi ces soupirants, il y avait un procureur qui, plus entêté que tous les autres, par raffinement de délicatesse, voulut jouir absolument le jour des noces des honneurs de la préséance : en vain ma mère lui représenta les dangers et le scandale de l’entreprise, il n’en voulut jamais démordre : ces gens de justice sont tenaces, il fallut céder. Ma mère, qui était la complaisance même, se prêta à sa vanité et lui promit que le jour de son hymen éclairerait le triomphe de la robe, et dans la maison même de son mari. Le procureur, satisfait, ne soupira plus qu’après le bienheureux moment qui devait le mettre au comble de ses désirs, en couronnant ses amoureux exploits.

Ma chaste mère, tendre victime de l’amour et du devoir, fut conduite au pied des autels, où elle jura à son mari une fidélité éternelle, serments qu’elle n’était résolue de garder qu’autant qu’ils pourraient se concilier avec son intérêt et ses plaisirs. La cérémonie étant achevée, elle fut amenée au logis de son mari, accompagnée d’un assez nombreux cortège. L’amoureux procureur, en qualité d’ami de la famille, était de la fête : il ne la perdait pas de vue, bien résolu de ne point laisser échapper l’occasion de la sommer de sa parole. La mariée, qui devinait son dessein, cherchait en elle-même quelque expédient qui pût le faire réussir. On vint heureusement détourner le boulanger pour quelques affaires ; elle choisit cet intervalle pour s’éclipser à la faveur du tumulte ; le procureur la suivit jusque dans une chambre mal éclairée dépendante de la boulangerie.

Ces heureux amants, délivrés des regards importuns, s’abandonnèrent en liberté à tous les transports que l’amour est capable d’inspirer ; le lieu qui devait servir de théâtre à leurs plaisirs était assez mal orné : point de lit, pas même une chaise ; il n’y avait pour tout meuble qu’une grande huche où le boulanger délayait ordinairement sa farine. Ce mauvais gîte aurait pu dégoûter des cœurs moins vivement épris ; mais de quoi l’amour n’est-il pas capable ? il voile la difformité, il embellit la laideur même : cette huche, lit méprisable en toute autre occasion, fut préférable à la couche la plus somptueusement ajustée et faite pour les délices des dieux.

Comme il est difficile aux amants de s’entretenir longtemps debout et que ma mère craignit de souiller ses habits de noces, il fut résolu que le procureur s’assiérait sur un des côtés du coffre, en prenant la précaution de relever sa robe et de n’exposer que les revers aux traces que la farine pourrait y laisser.

Après avoir combiné si sagement leurs mesures, ils commencèrent un entretien très vif ; leurs cœurs, d’intelligence, s’empressèrent à se donner des marques réciproques de leur flamme ; leurs sens étaient enivrés par les plus tendres caresses, ils goûtaient à longs traits cette ivresse délicieuse qui fait le charme de l’amour ; mille baisers redoublés, des soupirs entrecoupés avant-coureurs des plus grands plaisirs égaraient leurs âmes et les plongeaient dans cet aimable désordre qui rend d’une façon expressive les transports de la volupté. Le trop lascif praticien, dont la charnière n’était appuyée que sur le bord de la huche, trop étroit pour former une base solide, à force d’agitation ; perdait par degrés l’équilibre sans s’en apercevoir. La future boulangère, posée sur ses genoux et aussi distraite que lui, fut enlevée par le contre-poids ; les mouvements, devenus plus rapides, accélérèrent le déplacement ; déjà l’amoureux duo était sur son déclin, une tendre inflexion acheva la déroute et précipita l’infortuné procureur au fond du coffre, où, pour surcroît d’infortune, il se trouve enveloppé comme un grillon dans un déluge de pâte.

Son amante, qui, par bonheur pour elle, avant de se livrer à ses emportements, s’était étayée d’une main sur la muraille, ne sentit pas plutôt manquer son appui qu’elle abandonna le trône de ses plaisirs, et se dégageant habilement du chicaneur encroûté, qui aurait pu l’entraîner dans sa chute, sauta à terre et regagna l’assemblée.

Les cris du désastreux procureur, qui, malgré ses efforts, ne pouvait se dépêtrer du précipice maudit où il se trouvait embourbé, attirèrent à la fin les garçons boulangers : on vint à son secours et, à force de le chercher, on le trouva dans la huche, d’où on le tira enduit de pâte jusqu’à la tête. Rien ne put retenir les éclats de rire que sa figure excita. Ma mère fut la première à le plaisanter, avec toute l’assurance d’une femme accoutumée aux incidents.

J’ai choisi parmi beaucoup d’autres ce léger trait des galanteries de ma mère, pour donner seulement une idée de ses inclinations, et faire entrevoir quel degré d’éminence elle a pu porter l’espèce de vertu dont elle faisait profession, par l’usage et l’expérience secondés d’un si beau naturel.

Je ne m’étendrai pas sur une infinité d’autres aventures, à moins qu’elles n’aient quelque rapport avec les événements de ma vie. C’est mon histoire que j’écris, et non la sienne. Cependant je lui dois la justice, avant de finir sur son compte, de tracer en peu de mots une ébauche des traits les plus marqués qui peuvent la caractériser.

Je n’ai rien à dire de sa figure, elle n’a plus rien d’intéressant ; venons aux qualités essentielles. Ma mère possède l’esprit de son métier autant que femme du monde. Elle doit connaître les mœurs de ce siècle, ayant commercé toute sa vie avec la robe, l’épée et la finance ; elle n’a rien négligé pour s’instruire, elle n’a pas même dédaigné de descendre jusqu’aux états les plus vils, afin de pouvoir ajouter de nouvelles découvertes à ses lumières : artisans, valets, tout a passé à son attentif examen. Ces vils mortels, pour occuper les derniers rangs de la société, n’en sont pas pour cela des objets moins dignes d’attention et d’autant plus propres à nous instruire que, chez eux, les vices grossiers et nus se montrent à découvert et sans que les yeux puissent être fascinés par ces dehors imposteurs qui couvrent souvent le même fonds dans un monde plus poli. Lorsqu’on s’y prend de cette manière, on ne peut manquer, d’étudier avec fruit. Aussi n’a-t-elle point sujet de regretter le temps qu’elle a passé à puiser des leçons si utiles.

De ce fonds prodigieux de talents, acquis par l’expérience, elle s’est formé un esprit délié et fait au manège : bien des gens disent qu’elle est fourbe ; ils se trompent, elle n’est qu’adroite. Pour son cœur, c’est bien le meilleur que je connaisse ; enclin à peu de passions, à force d’en avoir épuisé le sentiment ; facile à persuader, poussant la bonté jusqu’à la dernière indulgence ; cette tendresse compatissante n’est pas chez elle une vertu de tempérament, c’est la force de la réflexion qui l’a fait passer en habitude ; en sorte que l’on peut dire qu’on n’a jamais obligation de son extrême complaisance à sa sensibilité, mais à sa raison : douce, insinuante, se prêtant à tout, toujours prête à excuser toutes sortes de faiblesses, en un mot digne d’être proposée pour modèle à ces femmes qui ont l’âme assez belle pour consacrer leurs travaux à la satisfaction du public. Cependant, comme il n’y a rien d’absolument parfait, il y a quelques petites ombres au tableau : on l’accuse d’être avare, vindicative lorsque l’on choque ses intérêts, trop attachée aux amusements de la table, buvant avec indécence : mais par combien de vertus de si légers défauts ne sont-ils pas rachetés ?

On a poussé la noirceur jusqu’à lui faire un crime des fautes d’amour, en lui reprochant d’avoir quelquefois permis à ce dieu sensuel certains égarements, comme si cela ne pourrait pas être arrivé sans qu’elle eût été sa complice ; l’absence de sentiment n’est-elle pas une excuse suffisante, et peut-on deviner ce qu’on ne voit pas ? Je finis sur son chapitre, car, en vérité, je sens que j’ai peine à réprimer les mouvements d’orgueil qui me saisissent en détaillant trop les perfections d’une si estimable mère.

Ma mère, telle que je viens de la représenter, passa quelques années assez tranquillement avec son mari. Le bonhomme, charmé de sa fécondité, adopta tous les fruits provenus de sa compagne de couche : elle le fit père de cinq enfants, du nombre desquels je suis.

Ma mère, quoique avec une sorte d’arrangement, ne se piquait pas cependant d’une exactitude sévère sur la fidélité conjugale. Elle savait trop que chaque chose a ses bornes et que la vertu, poussée à l’excès, peut devenir une imperfection ; c’est ce qui l’engageait à humaniser la sienne. Il serait donc d’une extrême difficulté d’asseoir un jugement certain sur la naissance de ses enfants. Je l’ai pressée plusieurs fois de m’apprendre à qui j’avais obligation de mon entrée à la vie ; mais il ne lui a jamais été possible de m’assurer rien de positif sur cet article, puisque, de son aveu, il existe un doute qui roule sur sept personnes entre lesquelles elle n’ose prononcer ; cependant, pour se faire honneur ainsi qu’à moi, elle me fait descendre du baron de C…, l’un des sept. C’était un Allemand, qu’elle n’avait regardé que comme un oiseau de passage ; je ne le connais que de nom : ma mère, qui faisait assez souvent de ces conquêtes impromptues, était sujette à les perdre avec la même rapidité.

Je passerai légèrement sur les premières années de ma vie, elles n’ont rien d’assez piquant pour la curiosité des lecteurs : presque toutes les enfances se ressemblent. Ma petite figure promettait beaucoup ; on entrevoyait dans mes traits, quoique peu formés, des symptômes de beauté. Ma mère, qui sentait de quelle ressource de pareils avantages pouvaient être par la suite, mettait tous ses soins à cultiver mes attraits naissants ; elle faisait un grand fonds sur eux et les regardait comme un acheminement aux aventures les plus flatteuses.

Il y avait déjà quelque temps qu’elle s’ennuyait de la compagnie d’un mari imbécile et du séjour d’une ville qu’elle savait par cœur, lorsqu’elle prit la résolution de changer d’air et de demeure ; elle vint s’établir à Metz : je ne fus pas oubliée, elle m’emmena avec elle ; je faisais une partie, et même la meilleure, des biens qu’elle emportait du lieu de sa naissance.

En arrivant à Metz, ma mère s’était donnée pour veuve ; cette qualité l’obligeait à une certaine décence d’état qui la gênait extrêmement : elle se dégoûta bientôt d’un rôle si peu conforme à ses inclinations. Ces motifs la déterminèrent à un second mariage, le premier, à son avis, ne subsistant plus par la distance des lieux. Il est vrai que le second hymen fut une de ces alliances dénuées de cérémonial, où la seule volonté des parties est requise, sans autre formalité ; l’époux en second auquel elle s’unit était un maître de langues, parlant fort mal français, écorchant l’allemand, enseignant cependant l’un et l’autre ; au reste, un homme tel qu’il le fallait à ma mère : c’est faire son éloge en deux mots.

Au bout de sept années de divorce, ma mère apprit enfin la mort du boulanger, son premier mari ; ce qui lui donna la liberté de s’unir sérieusement avec le second.

Je croissais cependant à vue d’œil, et de jour en jour ma mère se confirmait dans la haute idée qu’elle s’était formée de mes charmes. On eut soin de me donner un maître à danser et autres choses propres à perfectionner les agréments du corps ; pour mon cœur et mon esprit, on en avait trop bonne opinion pour ne pas s’en rapporter à la nature.

Depuis quelque temps, ma mère, fatiguée des plaisirs du monde, commençait à souhaiter un peu de repos ; mais elle ne voulait pas s’y livrer sans m’avoir fait recevoir en survivance.

Me voilà parvenue à ma treizième année, il est temps de paraître : je vais entrer en lice à sa place, dans la carrière galante.

Quoique dans un âge où les passions ne font qu’effleurer le cœur, je commençais déjà à sentir. La vue d’un homme bien fait excitait en moi une certaine curiosité dont je ne pouvais deviner le motif. L’impression que cette vue faisait sur moi était plus intéressante que les mouvements d’une curiosité ordinaire. Ce trouble avait quelque chose de doux et d’attrayant, dont la singularité frappait ma petite âme. Je cherchais à démêler la confusion de mes idées ; leur obscurité me dépitait, je voulais les écarter, mais c’étaient de courtes distractions, j’y revenais malgré moi ; séduite par un charme innocent, je m’y fixais. À force de chercher, cependant, mes yeux se dessillaient par degrés ; déjà j’entrevoyais… L’excellente maîtresse que la nature !

Ma mère, qui, par sa propre expérience, avait appris de quelle conséquence il est de laisser à un jeune cœur la liberté de s’expliquer de lui-même, était bien résolue de prévenir l’usage que je pourrais faire de mes réflexions. Craignant les écarts de l’heureux tempérament que je paraissais tenir d’elle, elle ne me perdait plus de vue et me servait de surveillante avec une attention qu’on n’aurait pu assez louer, sans le motif qui la faisait agir.

J’avais grand nombre de soupirants ; lorsque je sortais, j’apercevais des regards fixés sur moi ; leur avidité me flattait secrètement ; je me sentais vivement émue ; je ne pouvais trop deviner ce que ces regards signifiaient, mais je comprenais instinctivement qu’il était doux d’accorder ce qu’ils me demandaient.

Il y avait parmi ces adorateurs un officier qui avait essayé plusieurs fois de me parler en particulier sans avoir pu y parvenir, tant la vigilance de ma mère était difficile à surprendre. Las enfin de voir toujours rompre ses mesures, il prit le parti de s’adresser à elle-même, afin de m’obtenir de son aveu. Il parla français ; ma mère, quoique charmée de lui voir expliquer ses désirs d’une manière conforme et décente, fit la difficile d’abord et tint la dragée haute ; l’officier la pressa, elle se défendit ; il insista ; enfin, après s’être bien disputé le terrain pied à pied, le mariage fut conclu et mes appas ayant été appréciés, mon douaire fut porté à huit cents livres, somme exorbitante pour un officier. L’argent, qui faisait l’objet principal de nos conventions matrimoniales, fut consigné, et l’on prit jour pour la célébration des noces.

Ma mère, pressée par le temps, se contenta de me donner quelques instructions préliminaires, afin de représenter avec dignité le rôle d’épouse d’un capitaine de dragons ; ce qu’il y avait encore d’avantageux pour moi, c’est que le mari auquel je m’unissais ne devait rester à Metz qu’autant de temps qu’il en fallait pour la consommation de son mariage. Obligé de rejoindre son régiment, il n’avait pu dérober que ce court espace de temps. L’état de veuve n’avait rien d’alarmant pour moi ; l’officier, quoique d’une figure à se faire aimer, n’avait fait sur mon cœur qu’une impression fort ordinaire.

J’entendais parler de son départ sans effroi ; je ne consentais à ce que l’on exigeait de moi que par l’obéissance à laquelle ma mère m’avait accoutumée.

Nous montâmes dans une chaise qui nous avait été envoyée pour nous conduire au rendez-vous. Nous étions déjà aux portes de la ville, lorsqu’il vint un contre-ordre qui nous fit rebrousser chemin. Un officier supérieur, parent de mon futur époux, et qui s’intéressait à sa fortune, avait obtenu des ordres de la cour pour lui faire quitter le séjour de Metz. Cet incommode parent arriva le jour même qu’il avait choisi pour son hymen. Adieu projets de plaisirs ! La partie concertée fut rompue, il fallut obéir et quitter un lieu où le plaisir lui avait fait longtemps oublier ses devoirs.

Les huit cents livres dont ma mère était dépositaire la consolèrent de la perte de son gendre. Nombre d’amants briguaient à l’envi l’honneur de mon alliance ; ma viduité n’avait rien pris sur mes charmes, et je possédais encore réellement tout ce qu’il fallait pour faire éprouver à celui que je choisirais combien il est flatteur pour la vanité de donner à une femme les premières leçons de la tendresse ; mais il était temps, ce bien si précieux ne tenait plus qu’à un fil.

Depuis quelques jours, G… avait lié connaissance avec mon beau-père, sous prétexte d’apprendre l’allemand ; de petits soupers l’insinuèrent dans ses bonnes grâces. Étant assuré de sa protection, il s’attacha à faire sa cour à ma mère ; quelques présents faits à propos la disposèrent, sinon à l’écouter, du moins à lui donner des espérances qui l’engagèrent à redoubler d’attentions et de soins.

Je n’étais pas insensible aux efforts qu’il faisait pour me plaire : il était aimable, une physionomie prévenante, une taille aisée, un caractère doux, liant et fait pour la société ; tendre, complaisant, officieux, soumis auprès du sexe, ne respirant que le plaisir : que d’attraits pour séduire un cœur comme le mien, qui, quoique novice, se sentait une vocation surnaturelle pour la volupté ! Il s’était aperçu aisément de l’impression qu’il avait faite sur moi ; il ne s’agissait plus que de faire naître une occasion favorable à l’inclination qui me parlait pour lui.

Nous étions dans la saison des vendanges. G…, qui mettait toute son étude à s’établir de plus en plus dans les bonnes grâces de ma mère, proposa une partie de campagne, qui fut acceptée : il nous conduisit à sa maison, où tout était préparé pour nous recevoir.

Le penchant secret qu’il m’avait inspiré me faisait goûter une joie inexprimable de me livrer aux divertissements qu’il nous procurait. Qu’il est doux d’avoir obligation de ses plaisirs à ce qu’on aime ! Ma mère, dont les intérêts se trouvaient inséparables des miens, m’avait fort recommandé d’être sur mes gardes et de ne lui pas accorder de libertés préjudiciables. Je trouvai pour la première fois ses défenses injustes.

À quel propos, disais-je en moi-même, vouloir me gêner au point de maltraiter un homme dont je suis adorée ? Peut-il me vouloir faire du mal ? Ce que je sens pour lui ne me rassure-t-il pas contre tous les dangers dont on me menace ? Que craindre ? Ma mère ne serait-elle pas jalouse ? Oh non, elle m’a dit mille fois que son cœur ne sentait plus rien. C’est donc un pur caprice qui la porte à m’interdire des choses qui doivent être charmantes, quoique je ne les connaisse pas ; l’idée imparfaite que je m’en forme me transporte ; je le saurai ce quelque chose que l’on veut que j’ignore.

C’est ainsi que de réflexions en réflexions je préparais à l’amour un triomphe aisé sur un cœur dont il s’était déjà frayé le chemin par l’instinct de la volupté.

Mon imagination, remplie de toutes les idées qui m’occupaient, ne me laissait guère de repos. La satisfaction que G… ressentait de se trouver auprès de moi avait augmenté sa vivacité et son enjouement naturel ; cela ne servait qu’à le rendre plus propre à faire naître des désirs. Ces désirs m’agitaient sans cesse : il me fut impossible de fermer l’œil de la nuit. Je me levai dès la pointe du jour et je descendis dans le jardin, à dessein d’y promener ma rêverie. G…, qui ne dormait pas plus que moi, était à la fenêtre de son appartement ; il ne m’eut pas plutôt vue prendre la route du berceau, qui était au bout du jardin, qu’il vint sur mes pas. J’étais trop appliquée à ce qui faisait l’objet de ma méditation pour m’apercevoir qu’on me suivait.

— Vous êtes bien matineuse, me dit-il en s’approchant de moi.

Je revins de ma distraction à sa voix. Mon premier mouvement fut de chercher à l’éviter, mais la surprise où j’étais m’en empêcha. Je demeurai interdite ; j’étais combattue par une infinité de pensées qui se contrariaient. Lorsque je songeais à la fuite, un charme inconnu m’arrêtait. J’étais émue ; le trouble que la présence de G… portait dans mon cœur m’avait interdit l’usage de la parole. Je craignais, et je désirais, sans pouvoir démêler le principe de mes désirs ni de ma crainte. Nous nous regardâmes quelque temps, sans prononcer un mot. Il était trop bon connaisseur pour ne pas deviner ce qui se passait dans mon âme.

Il rompit enfin le silence, et prenant une de mes mains, sur laquelle il imprima un baiser que je n’eus pas la force de lui refuser :

— Voulez-vous, mademoiselle, me dit-il, m’accorder la permission de me promener avec vous ?

— Très volontiers, monsieur, repris-je en tremblant.

— Que vous êtes aimable ! poursuivit-il en réitérant le baiser, je ne puis trop vous témoigner à quel point je vous suis obligé de cette faveur.

— Modérez, monsieur, lui dis-je en rougissant, l’excès de votre reconnaissance.

Je fis en même temps un faible effort pour retirer ma main. Nos yeux se rencontrèrent dans ce moment. Je puisais dans les siens une ardeur qui me dévorait. Je me sentais le visage en feu ; les battements précipités de mon cœur m’ôtaient presque la respiration ; mes genoux tremblants me soutenaient à peine ; je fus obligée de m’asseoir sur un banc de gazon, pour essayer de reprendre l’usage de mes sens. G… se mit aussitôt à mes genoux ; cette attitude redoubla mon émotion ; ses regards touchants me pénétrèrent, mon cœur se plongeait de plus en plus dans une ivresse délicieuse, mes yeux se troublèrent, je ne pouvais plus distinguer les objets qui m’environnaient. Le désordre de mes sens passa jusqu’à mon âme, il se fit tout à coup une révolution qui me fit perdre la connaissance ; un sentiment de plaisir et de douleur vint me rappeler à la vie ; j’ouvris les yeux, je me trouvai dans les bras de l’amour vainqueur. L’état où j’étais, les transports de G… m’apprirent son triomphe : ce que je venais d’éprouver ne me permettait pas de me mettre en colère.

Les premiers traits de volupté que j’avais éprouvés me causaient des ravissements auxquels je m’abandonnais tout entière. Je trouvais une douceur inexprimable à m’égarer dans l’abîme du plaisir. G…, qui partageait mes transports, ajoutait encore par ses caresses à l’illusion qui m’enchantait ; mes attraits étalés à sa vue et dévorés par ses baisers rapides, semblaient le mettre hors de lui-même. Quelquefois sans mouvement, toutes les facultés de son âme demeuraient comme suspendues ; entraîné ensuite par un torrent de désirs, son amour irrité ne mettait plus de bornes à l’ardeur de ses feux. J’étais embrasée, et mon cœur succombait à chaque instant. Nos vœux remplis, loin d’épuiser notre sensibilité, renaissaient avec violence. Il y avait près de deux heures que nous étions ensemble, que je croyais à peine avoir passé quelques instants.

Nous étions dans un des endroits le plus intéressant de notre entretien lorsque ma mère, qui survint à l’improviste, interrompit nos jeux, mit en fuite nos amours et me glaça par sa présence. Elle exhala sa fureur contre G… par les plus sanglants reproches ; les termes les moins ménagés lui furent prodigués. Il laissa d’abord passer ce premier feu, et lorsqu’il s’aperçut que le plus fort de sa colère s’était évaporé en injures, il entreprit de l’apaiser tout à fait en justifiant sa témérité.

Obligé d’avouer sa faute, puisque la situation dans laquelle il était encore parlait contre lui, il essaya d’y donner des couleurs plausibles : il fit à ma mère les promesses les plus éblouissantes, lui donna des arrhes de l’exécution de sa parole et, par le moyen de sa bourse et de ses politesses, il trouva le secret de l’adoucir et de rétablir le calme. Le mal étant sans remède, c’était le seul parti à prendre.

Après avoir passé quelques jours à cette maison, nous revînmes à Metz. G… continua de me voir ; il ne paraissait occupé que du soin de me complaire et de cultiver le goût qu’il m’avait connu pour les mystères de l’amour : mais par un bizarre effet du caprice de mon caractère, ce goût, qu’il m’avait inspiré, le rendit la victime de mon inconstance. Je le trouvais quelquefois moins tendre que je n’aurais voulu. J’acquérais tous les jours des lumières nouvelles ; G… me paraissait trop attaché à des minuties ; dans des instants où ma vivacité me faisait désirer des occupations plus sérieuses, il me paraissait singulier qu’il négligeât l’essentiel pour s’amuser à des choses frivoles qui ne pouvaient les remplacer. J’essayais souvent de le ramener à la réalité sans pouvoir y parvenir. Cela me donnait de l’humeur.

Je cherchai la cause d’une altération si surprenante ; à force de réflexions, je compris qu’il fallait apparemment que les hommes fussent bornés et que, la sensibilité dont ils étaient capables ne répondant pas à leurs désirs, ils fussent obligés d’y substituer des songes, en attendant le retour du sentiment.

Ces jeux d’enfants ne me convenaient plus depuis que j’en avais essayé d’autres. J’aurais désiré que G… eût été partagé d’une mesure de tendresse moins limitée et plus conforme à mon tempérament. Mais qu’y faire ? C’était un mal sans remède, je ne pouvais pas réformer l’ordre des choses.

Je communiquai mes chagrins à ma mère ; elle entra dans mes peines avec bonté et son amitié pour moi lui suggéra un moyen de me soulager. Elle me conseilla d’associer à G… quelques personnes en état de remplir les intervalles et me fit envisager que cette conduite, avantageuse pour plus d’une raison, ne manquerait pas de produire des améliorations considérables dans nos affaires et mes plaisirs. Je goûtais les leçons d’une politique qui s’accordait si bien avec la situation de mon cœur. Nous ne tardâmes pas à en faire l’essai.

Un jeune sénateur du Parlement, qui soupirait pour moi, nous fit proposer un accommodement, par une espèce de secrétaire qui lui servait d’homme à deux mains. J’acceptai les conditions, il fut introduit avec quelques précautions pour ne pas effaroucher G… dans les commencements. Je me trouvai si bien de cet accroissement de domaine que je pris de plus en plus goût aux acquisitions nouvelles. Quoique le conseiller voulût se piquer de régularité, je ne jugeai pas à propos de m’en rapporter à lui : il était partie intéressée ; cela m’aurait suffi pour récuser son jugement.

Plusieurs membres du corps du Parlement de cette ville m’honorèrent de leurs visites : G…, qui s’imagina voir de l’indécence dans ma conduite, voulut m’en faire des reproches ; je le reçus avec hauteur : la majesté de ma réponse l’indisposa contre moi, nous nous brouillâmes, et je fus charmée d’être défaite d’un contrôleur incommode de mes amusements.

Nous vivions avec agrément, et nos plaisirs se succédaient avec une rapidité qui ne laissait aucun vide. Mes désirs remplis aussitôt que formée, prévenus même souvent, ne faisaient que développer de jour en jour la prodigieuse inclination qui me portait à la volupté. Mais il est bien difficile de conserver longtemps une réputation brillante sans être exposé aux traits de l’envie ; la nôtre ne fut pas à l’abri de la critique.

On nous fit un crime des choses les plus innocentes. La fortune, qui nous avait ri dans les commencements, nous abandonnait insensiblement. Le nombre de mes courtisans diminuait à vue d’œil, il fallut se rabattre sur des conquêtes moins brillantes : cela acheva de mettre mes charmes en discrédit ; nous fîmes la triste expérience de la vérité de ce proverbe trivial qui dit que « le bon marché n’emplit pas la bourse ». En faisant la récapitulation de nos petits intérêts, nous eûmes la douleur de voir nos affaires dans une extrême décadence.

Nous avions peu ménagé les faveurs de la fortune dont nous nous étions imprudemment flattées de fixer l’inconstance ; enorgueillies par la prospérité, notre aveuglement nous conduisit jusqu’au naufrage, et nous ne nous trouvâmes pas plus avancées que nous l’étions en partant du port. Le délabrement de nos affaires ne nous permettant plus de rester avec honneur dans les lieux où nous avions fait quelque figure, il fallait songer à la retraite.

Ma mère, indignée contre une ville où le mérite était si mal récompensé, se résolut sans peine à la quitter ; dans sa détresse, elle tourna les yeux vers Paris ; ce qu’elle en avait entendu dire réveilla ses espérances : il fut conclu que c’était dans ce séjour que nous devions essayer de capter la bienveillance du sort ; nos places furent donc arrêtées au carrosse, nous partîmes. Ma mère, en montant dans la voiture, vomit contre Metz et ses injustes habitants toutes les imprécations qu’un ressentiment légitime lui suggéra.

Nous voilà sur le chemin de Paris, avec les débris d’une fortune assez mal en ordre. Lorsque je quittai Metz, je n’y étais pas isolée au point de n’y pas laisser des cœurs qui s’intéressassent à moi.

Le fils d’un avocat de la ville avait soupiré longtemps pour mes appas ; mais la difficulté de faire agréer sa tendresse, à cause de l’importance de la taxe, l’avait jusque-là tenu dans les termes d’une passion respectueuse. Lorsqu’il apprit mon départ, l’amour lui fit faire une tentative sur le coffre-fort de son père, qu’il déménagea. Ma mère, qui le connaissait, lui fit un accueil froid et conforme à ses facultés ordinaires.

En vain lui fit-il, ainsi qu’à mon beau-père, toutes les avances de politesse dont il put s’aviser. Rien n’opéra : on descendit pour le dîner pendant lequel il n’eut pas lieu de se féliciter de la démarche qu’il venait de faire.

On se retira de table ; comme tout le monde songeait à acquitter les frais de la dépense, mon amant de voyage, riche des dépouilles de la maison paternelle, fit voir une bourse d’or si bien garnie qu’elle attira l’attention de ma mère ; elle se radoucit à cet aspect et répondit à ce qu’il nous disait d’un ton plus humain ; il devina le motif qui déterminait les choses en sa faveur ; ce changement lui fit espérer une issue très favorable.

Lorsqu’on fut arrêté pour la couchée, il parla à ma mère en particulier et lui fit des offres tellement brillantes, vu l’état présent de nos affaires, qu’elle en fut éblouie. Le traité fut bientôt conclu à la satisfaction des parties ; on dressa une espèce de contrat verbal sans employer de notaire, et je fus accordée en mariage aux clauses prescrites. Mais par une inadvertance qu’on ne peut trop blâmer dans une femme qui était aussi expérimentée que ma mère, elle négligea de faire déposer la dot.

Accoutumée aux conclusions précipitées, je consentis sans répugnance à ce que l’on exigeait de moi ; j’y étais déterminée par l’intérêt, mobile puissant, et que ma mère m’avait toujours dit devoir faire le capital d’une fille qui n’a que ses charmes pour ressource contre les outrages de la fortune. J’étais d’ailleurs pressée par les attraits du plaisir, pour lequel je me sentais un goût infini, goût qui ne m’a jamais abandonnée depuis le premier essai que j’en ai fait.

Mon beau-père et ma mère prirent eux-mêmes le soin de nous mettre dans la couche nuptiale, et comme mon mariage était une alliance clandestine, dont ils voulaient dérober la connaissance à nos compagnons de voyage, ils couchèrent dans la même chambre que nous, pour être en garde contre les surprises.

Cette odieuse nuit, de toutes celles que j’ai passées, celle qui aurait dû être la mieux récompensée, nuit où je fus la dupe de ma confiance et de mon bon cœur, l’unique peut-être que j’aie à me reprocher, cette nuit, dis-je, monument de ma honte et du peu de reconnaissance d’un traître, fut témoin des plus doux mystères.

Amour, as-tu pu permettre qu’un cœur tout à toi fût trompé d’une manière si cruelle ? La bonne foi avec laquelle je me livrais au scélérat qui me jouait méritait-elle d’être traitée avec autant d’indignité ? De combien de caresses j’accablais l’ingrat à qui je prodiguais mes charmes ! tendres langueurs, empressements redoublés transports rapides, mon âme s’abandonna tout entière aux épanchements de la joie la plus délicieuse.

Les témoignages que je lui donnais de ma flamme, variés en mille manières différentes, semblaient se multiplier au gré des désirs que l’amour lui inspirait. J’étalai au perfide tous les trésors de la volupté, et par des efforts surnaturels j’épuisai jusqu’aux dernières ressources de la tendresse. Enfin, succombant l’un et l’autre sous la multitude et l’excès de nos plaisirs, nous nous endormîmes au sein de l’amour.

Quel rêve ! l’aurore paraissait à peine qu’on vint nous arracher des bras du sommeil. Mon amant, sur le cœur duquel je comptais, et que je croyais, d’après tout ce que j’avais fait pour lui, m’être attaché, se leva promptement. Lorsqu’il fut habillé, oubliant mes bontés et ce qu’il me devait, il nous pétrifia par le ton qu’il prit pour nous remercier.

— Je retourne à Metz, nous dit-il, et je vous souhaite, mesdames, un heureux voyage. Vous allez dans une ville où les charmes de mademoiselle vous répondent d’un avenir prospère ; à l’égard de nos conditions, daignez m’en dispenser pour le présent ; si je les remplissais, je me priverais d’un nécessaire pour vous donner un superflu dont votre figure et votre jeunesse peuvent aisément réparer la perte. Je vous donne le bonjour.

À ces mots, il fit une profonde révérence et sortit, nous laissant atterrées par son sang-froid et son impudence.

Que faire ? Nous étions réduites à exhaler notre douleur en regrets inutiles. Il fallut remonter en carrosse et dévorer un affront dont la découverte nous aurait rendues la risée de tout le monde.

On peut juger que je fus de très mauvaise humeur tout le reste du voyage. Un chanoine, qui était avec nous et que la cure d’une goutte équivoque conduisait à Paris, me glissa quelques propositions. Je fis la sourde oreille, la leçon était encore trop fraîche, et ce que j’avais éprouvé m’avait dégoûté de toutes les aventures de coche.

J’ai toujours eu soin depuis de me remettre devant les yeux ce trait de la perfidie des hommes, afin de me tenir en garde contre leurs supercheries.

Nous arrivâmes enfin à Paris ; nous fûmes nous installer rue de ***, dans une chambre garnie, gîte dont nous voulûmes bien nous contenter, en attendant que l’amour nous logeât avec plus de décence.

Ma mère connaissait à peu près la carte de Paris ; différentes relations l’avaient mise au fait des mœurs de ses habitants ; telle savait le cas que l’on y faisait de tout ce qui vient de loin. Cette raison la porta à me faire conserver mon habillement d’étrangère, c’était en quelque sorte m’afficher par le côté le plus séduisant ; je passai plusieurs jours sans qu’il m’arrivât rien de remarquable.

Je m’apercevais que le peuple me regardait avec cette avidité qu’il a pour les objets dont la nouveauté le frappe. On me flatta plusieurs fois sur les agréments de ma figure ; et si je veux croire les choses obligeantes qu’on m’en a dites, je puis sans vanité me croire assez bien faite ; ajoutez à cela un visage au moins passable, une tête ornée d’une chevelure cendrée et d’une longueur prodigieuse, dont les grosses tresses tombaient sur un beau justaucorps à l’allemande, que relevaient la finesse et l’élégance d’une taille bien prise. Tout cela devait avoir quelque chose d’assez piquant pour exciter la curiosité de me connaître de plus près.

Nous étions voisins d’un sous-traitant qui, toutes les fois que je passais sous ses fenêtres, me lorgnait avec une dévotion extrême. Comme j’étais sans occupation et que mon cœur cherchait à se désennuyer, j’y avais pris garde : quelques regards que je lui rendis m’attirèrent de sa part une nouvelle attention. Ces enfants de la fortune n’aiment pas soupirer gratuitement ; accoutumés aux exploits rapides, leurs désirs vifs et pétulants ne connaissent point de frein : m’aimer et me l’apprendre ne fut pour lui que l’ouvrage de deux jours.

Une officieuse dame, chargée de l’honorable emploi de me rendre sensible à son martyre, lui servit de truchement ; elle vint nous rendre visite, sous prétexte de voisinage ; après les préliminaires de politesse usités en pareils cas, elle vint au fait. Elle apprit à ma mère que M. S. R…, occupé de soins plus importants et ne pouvant par cette raison avilir la gravité de son état, en s’assujettissant aux minuties de la tendresse, l’avait chargée de nous parler pour lui et de nous dire que j’avais eu le bonheur de trouver grâce devant ses yeux ; qu’il était prêt à nous donner des marques de son estime par les distinctions les plus avantageuses ; elle finit son compliment en nous conseillant de ne pas laisser une si bonne occasion, ajoutant que nous avions affaire à un homme libéral, qui aimait le plaisir aisé, et que notre intérêt et notre conscience ne nous permettaient pas de faire languir davantage un homme si utile à l’État et qui n’avait pas un moment à perdre.

Il n’y avait pas à répliquer ; nous nous rendîmes à de si bonnes raisons. S. R…, conduit par sa digne interprète, vint me confirmer lui-même ce qu’elle nous avait dit par ses ordres ; il fut reçu avec tout l’honneur imaginable et en favori de Plutus.

Avant d’entamer la conversation avec moi, il passa, accompagné de ma mère, dans un petit cabinet attenant à la chambre. J’entendis une partie de ce qu’il disait.

— La dame G……, dit-il, m’a assuré, madame, que Mlle votre fille était sage. J’en suis charmé, car je ne les aime que de cette espèce. Voilà le prix que je mets au plaisir de l’entretenir dans de si bonnes dispositions ; n’allez pas me tromper au moins, car je m’y connais.

Je riais en moi-même de cette plaisante réflexion. Il vint ensuite auprès de moi ; tout le monde se retira respectueusement.

Dans notre entretien, je lui prouvai, par les difficultés qu’il essuya, que l’on ne lui en avait pas imposé, que j’étais en effet une vraie trouvaille, et qu’il ne pouvait trop remercier la bonne dame G…, qui lui ménageait des faveurs si précieuses.

Je reçus le lendemain une robe que m’apporta une couturière, avec une lettre de S. R… Il me priait d’accepter son présent comme une marque de son amour et de faire attention à la couleur (l’habillement était bleu), qui était le symbole de la fidélité qu’il attendait de moi. Quoique la constance ne fût pas de mon goût, j’allais cependant lui répondre en héroïne, lorsqu’il entra lui-même. Il venait s’applaudir de l’effet qu’avait produit sa galanterie. J’eus encore le bonheur de mériter ses éloges.

Cette bonne intelligence dura quelques jours, au bout desquels le jeune S. R… oublia ses serments ; il discontinua tout d’un coup ses visites. Surprise d’un tel procédé, je ne savais à quoi l’attribuer.

Quoiqu’il n’eût pas fait une impression fort vive sur mon cœur, je ne laissai pas d’en être fort inquiète, ainsi que ma mère. Nous étions accoutumées à ses bonnes façons.

Après avoir passé une semaine sans recevoir de ses nouvelles, nous jugeâmes à propos d’aller chez la dame G…, avec laquelle nous eûmes une longue conférence.

Le résultat fut que je ne devais plus compter sur S. R… Mais Mme G…, qui n’avait jamais trouvé un mal sans emplâtre, entreprit de me consoler et y réussit. Elle me fit envisager ma jeunesse et mes charmes comme des moyens sûrs de réparer la perte d’un cœur, par l’acquisition de mille autres.

Elle me peignit avec des couleurs si séduisantes les délices de la multiplicité et m’offrit une perspective si brillante que, malgré une répugnance secrète, elle me persuada ; et pour comble de générosité, elle m’offrit ses services d’une manière si cordiale qu’il ne me fut pas possible de me défendre de ses instances.

Nous allions prendre congé de l’éloquente Mme G…, lorsqu’un grand homme sec, d’une figure plus que majeure, entra chez elle. Après l’accueil le plus obligeant, elle me le présenta comme un de ses meilleurs amis et pour lequel elle me pria d’avoir tous les égards dont elle m’assura qu’il était digne. Cet homme, fier de cette belle recommandation, s’approcha de moi avec un air aussi familier que si nous nous fussions connus de longue main. Il m’engagea à me laisser conduire dans une chambre adjacente. J’étais si étourdie que je n’eus pas la force de faire la moindre résistance.

Ce début ne me plaisait guère. J’aurais déjà voulu être débarrassée de ce galant tête-à-tête, mais il fallait auparavant mériter le prix qu’on avait mis à ma complaisance, ce qui n’était pas chose facile.

Le squelette qu’on m’avait donné à ranimer avait le sommeil extrêmement dur. Je fis des efforts incroyables pour dissiper son engourdissement : peines inutiles. Un froid mortel semblait avoir entrepris son âme, et je désespérais de réussir à fondre la glace. Je rougissais des bienfaits auxquels j’étais obligée de descendre ; moi, accoutumée aux empressements, être obligée de prévenir des désirs à naître ! En vain je m’encourageais par la gloire d’opérer des miracles ; j’étais indignée du personnage que je soutenais.

Quelle humiliation pour une femme qui se croit quelques attraits de trouver une insensibilité si incorrigible ! Vingt fois rebutée du peu de fruit de mes bontés, j’étais sur le point de renoncer à mon entreprise. Enfin, excédée d’une spéculation de deux heures sur des objets impalpables, j’arrachai du triste moribond un demi-soupir, faible hommage qu’en expirant sa reconnaissance rendait à ma générosité.

Il sortit après avoir récompensé généreusement Mme G…, à laquelle il fit un récit avantageux de la douceur de mon caractère et de ma complaisance.

Un mousquetaire bruyant et plein de feu succéda à ce paralytique. Sa pétulante tendresse ne me laissa aucune tranquillité ; il me plut dès le premier abord ; ses transports continus et redoublés étaient trop de mon goût pour que je m’y refusasse. Ma bonne humeur le charma. Nous nous entretînmes longtemps avec une volupté qui me dédommagea de l’ennui que j’avais essuyé. Lorsqu’il se fut retiré, d’autres vinrent remplir le poste vacant. L’oisiveté était bannie de cet asile voué au plaisir.

Le nombre des connaissances de Mme G… était prodigieux : gens de toutes couleurs et de tous états ; partisans, commis, guerriers, magistrats, commerçants, abbés, citoyens, étrangers, tous étaient admis. Sa maison était le rendez-vous des quatre parties du monde, où chaque voyageur apportait son offrande. L’intérêt ouvrait la porte, et la volupté faisait les honneurs du logis.

Ce fut dans une de ces entrevues que je fis la connaissance de L. B… qui ne dédaigna pas mes charmes, quoique déplacés. Il me fit des propositions avantageuses et me répondit de se charger du soin de ma fortune si je voulais m’astreindre à lui plaire. J’acceptai la partie ; le premier quartier consigné d’avance me prévint en faveur d’un homme qui avait des manières si nobles.

Comme j’étais logée trop près de Mme G… pour qu’il pût répondre de la cessation de mes liaisons avec elle, il jugea à propos de me transporter ; j’allai sous ses auspices demeurer à l’hôtel de… À peine y fus-je installée que je m’aperçus que j’avais fait une nouvelle conquête.

B…, connu de toutes les femmes de Paris par l’heureux talent qu’il a de séduire leur vertu en leur débitant des contes, me vit et m’aima ; je me laissai endormir au récit des flatteuses espérances dont il me berça ; mais tous ces magnifiques projets aboutirent à quelques fêtes galantes dont le récit faisait tous les frais. Heureusement pour moi je reconnus la frivolité du clinquant dont il prétendait m’éblouir, avant de prendre avec lui un engagement sérieux.

Cette découverte me fit supprimer les effets d’une bonne volonté qui m’aurait nui dans l’esprit de L. B… Sa conduite essentielle à mon égard méritait des ménagements. La solidité du fond me parut préférable à la superficie. J’avais pris mes arrangements si prudemment que le propriétaire de mes appas ne s’était pas aperçu des petits écarts que j’avais commis. J’eus encore le bonheur de lui dérober la connaissance d’une nouvelle protectrice que j’avais déterrée et chez laquelle j’allais employer mes moments perdus. Outre que cela me tenait en haleine, j’y trouvais un double profit par l’augmentation de mes honoraires.

« Tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise », vérité proverbiale dont je fis l’expérience. L. B…, quoique attaché à moi, ne laissait pas quelquefois d’user du privilège que ses largesses lui donnaient ; il allait de temps en temps ranimer ailleurs ses passions languissantes. Ma mauvaise destinée le conduisit chez la dame C… qui avait l’intendance de ses menus plaisirs. Il s’annonça sur le bon ton. Je lui fus proposée ; on lui vanta mes charmes, il désira d’en juger par lui-même.

Aussitôt un mercure m’est dépêché, je vole sur ses pas. J’entre ; mais quelle fut ma surprise ! Je crus d’abord que c’était un songe ; mais les reproches sanglants dont L. B… m’accabla me tirèrent d’erreur.

Comme je vis que l’accident était irréparable, je voulus du moins succomber avec dignité. Je pris mon parti sur-le-champ ; et feignant de n’être venue dans cet endroit que pour le prendre en contravention, je lui dis tout ce qu’une véritable jalousie aurait pu me dicter ; après lui avoir interdit pour jamais ma présence, je sortis en lui lançant un regard fier et dédaigneux.

— Vous vous êtes tirée à merveille, me dit la C…, de l’embarras où mon zèle imprudent vous avait conduite. J’ai fait le mal, je tâcherai de le réparer ; allez, consolez-vous, c’est une perte légère. Aux dispositions que je vous vois, vous êtes en état de mépriser de tels accidents.

Quoique aguerrie aux mystères de l’amour, je ne laissais pas quelquefois de trouver ses plaisirs gênants et insipides. Le dégoût de mon état me prit ; je ne savais pas comment en sortir, lorsque le hasard y pourvut.

G…, violon de l’Opéra, briguait depuis longtemps l’honneur de tenir un enfant avec moi ; c’est une façon de s’insinuer dans les bonnes grâces, usitée par les cadets de Cythère. Malgré ma répugnance naturelle pour ces sortes de cérémonies, je ne pus m’empêcher de donner cette marque de considération au corps des musiciens.

On prit un jour ; ma coiffeuse passa une partie de la matinée à mettre mes cheveux en ordre. Elle épuisa sa science. Je crois avoir dit que j’ai la tête assez belle. Je fus surprise agréablement, en me regardant au miroir, des merveilleux effets de l’art ; je me considérais avec un plaisir infini. Pendant que la coiffeuse s’occupait à arranger ma toilette, des papillotes jetées au hasard tombèrent sur le P. D… qui passait dans ce moment ; et par un des miracles de la sympathie, le charme l’arrêta : un instinct secret lui fit pressentir quelque douce aventure ; il leva la tête pour augurer d’où provenait l’enchantement. Il s’attendait à voir à la fenêtre quelqu’une de ces beautés magiciennes qui tendent leurs filets d’un premier étage et font une espèce de petite guerre aux cœurs assez imprudents pour donner dans l’embuscade. Surpris de ne rien découvrir, cela redoubla sa curiosité ; ma fenêtre ouverte lui fit soupçonner le lieu qui recelait les appas auxquels son cœur sacrifiait déjà. Il monta guidé par l’attraction.

Il entra dans ma chambre avec cet air aisé et cette noble assurance que ne manque jamais d’inspirer un mérite richement étayé ; son abord fut simple et sans détour :

— Vous me plaisez, ma reine ; si je fais le même effet sur vous, vous ne vous plaindrez pas de l’inutilité de mes soupirs ; êtes-vous seule ?

Ma mère, qui se présenta dans ce moment, se mit de la conversation et m’épargna la peine de lui répondre avec la franchise qu’il paraissait vouloir exiger de moi. Marché conclu, nouveaux arrangements, me voilà transplantée rue Bertin-Poirée, dans une maison dont les meubles me furent donnés en propre.

Je voulus essayer cette fois si, par une conduite plus réservée, je pourrais m’assurer de l’attachement du P. D… Mais est-il quelque secret contre la légèreté des hommes ? J’eus beau me gêner pour mettre de la décence dans mes actions, le volage abjura ses serments et m’abandonna au bout de trois mois, sans avoir aucune autre raison que la faiblesse d’un cœur épuisé ; j’en avais usé si noblement avec lui, et j’avais conduit avec tant de discrétion quelques petits pèlerinages, qu’il n’en avait pas eu la moindre connaissance ; je n’avais donc rien à me reprocher : il était dans son tort.

L’innocence est bientôt consolée des malheurs qu’elle n’a pas mérités. Je me résignai sans peine et je laissai à la fortune le soin de disposer de moi.

Me voilà donc encore réduite à pratiquer la chevalerie errante de la galanterie. J’allais renouer mes anciennes habitudes lorsque je m’aperçus que le P. D…, en me quittant, m’avait laissé un trésor auquel jusque-là je n’avais pas fait attention ; il avait mis auprès de moi une vieille duègne pour épier ma conduite. Cette femme, gagnée par mes bonnes façons, s’était attachée à moi.

Elle me dégoûta du parti que j’allais prendre : après la désertion de mon amant, elle me fit envisager le désagrément qu’il y a de ne devoir ses conquêtes qu’à l’entremise d’un tiers, et elle me conseilla de ne m’en rapporter qu’à moi-même.

J’entrai dans ses vues. Je résolus de me faire voir au spectacle, où je n’avais pas encore paru. Je débutai par l’Opéra, où j’étalai dans une première loge mes charmes, relevés par tout le piquant que leur pouvait donner mon habillement d’étrangère.

Dès que je fus placée, je devins le but de tous les lorgneurs de profession. Ils sont communs dans ce lieu, où les plaisirs des sens sont les seules divinités qu’on révère.

Si l’on appelle coquetterie l’envie de plaire et cette satisfaction que l’on goûte à faire naître des désirs, je ne m’en défends pas. J’étais sensible à la douceur de me voir l’objet d’une tendre curiosité.

J’apercevais quelques concurrentes dont les yeux jaloux feignaient de m’examiner avec dédain, mais l’attention du public me dédommageait de l’importunité de leurs regards ; d’ailleurs l’air insultant dont elles tâchaient de rassurer leur contenance était un nouvel éloge pour moi et m’apprenait ce que je valais.

J’étais trop attentive aux mouvements que j’excitais pour m’occuper du spectacle. Plusieurs seigneurs vinrent me complimenter dans ma loge et me firent des propositions. On pourrait sans injustice être vaine à moins. J’avais enlevé tous les suffrages. Je me figurais être dans un sérail d’hommes destinés à mon plaisir, où je pouvais commander en sultane et jeter le mouchoir à celui qui aurait le bonheur de me rendre sensible.

Je me trouvai si bien de cet essai que je continuai ; tout le monde brillant de l’Opéra soupira pour moi. Je fis des heureux. J’eus la gloire de voir à mes pieds des têtes illustres, qui ne rougirent pas d’oublier leur grandeur en ma présence. Je compris mieux que je n’avais fait jusqu’alors qu’il n’y a rien dans le monde au-dessus d’une jolie femme et que l’empire de la beauté ne connaît point de bornes.

Cependant, malgré toute la pompe de mes connaissances, ma course vers le temple de la Fortune n’était pas rapide. Quoique les grands fassent tout pour la volupté, leur libéralité n’a rien de solide, surtout lorsque, ainsi que moi, on ne fait avec eux qu’effleurer les préliminaires de la tendresse. Quelquefois, en entrant chez moi, je faisais des raisonnements sur les vanités du siècle, qui me donnaient la migraine.

Les fatigues que me causaient mes courses journalières m’avaient excédée. J’avais besoin de repos, je voulus faire une espèce de retraite. C…, financier de nouvelle édition, se présenta pour remplir une partie du vide de ma solitude ; j’acceptai ses offres ; il entreprit de me fixer. Je fis tous mes efforts pour seconder ses bonnes intentions.

Tout allait passablement dans les commencements. C… aurait rougi de trouver à redire aux dépenses que je faisais ; il prodiguait ses générosités en nourrisson de la fortune qui, dans le premier feu de la faveur, veut se montrer digne de sa destinée. Je ne pouvais manquer d’être heureuse avec lui, s’il n’était pas survenu des tracasseries dans l’intérieur de ma famille, qui dérangèrent la situation paisible dont nous jouissions.

Mon beau-père s’attira des querelles, se fit battre, mit le quartier en rumeur. Le commissaire, instruit de ces querelles domestiques, nous fit conseiller de changer de quartier, afin de dépayser la médisance. Ces avis étaient pressants, nous vîmes de la nécessité à les suivre, nous y déférâmes et fûmes nous établir rue Sainte-Anne.

Ce fut là que je connus le marquis de R… Cet Adonis plus qu’octogénaire, dont l’âme se ressouvenait encore d’avoir été voluptueuse, aurait mérité les invalides de Cythère. Réduit à se contenter des prestiges d’un amour contemplatif, son cœur cherchait sans cesse à ranimer des désirs éteints. Vainement il se croyait encore visité de quelques étincelles de sensualité ; ces faibles bluettes étaient tout à coup amorties par le froid d’une imagination épuisée. Cependant, malgré l’impénétrabilité des barrières qui le séparaient pour jamais des plaisirs, il ne pouvait renoncer à ses douces habitudes. Vieux soldat de l’amour, il voulait mourir au lit d’honneur.

Plusieurs fois, je l’ai vu, dans le délire d’une rage mue, vouloir lutter contre ses malheurs et se flatter de pouvoir retrouver dans les bras de l’amour ces tendres instants dont sa mémoire lui retraçait une si délicieuse et si désespérante image.

Le personnage de consolatrice est une difficulté extrême à soutenir ; il est triste de n’avoir jamais devant les yeux que des objets pitoyables. Le vieux marquis, à force d’exciter ma compassion, m’ennuya. Je ne voyais plus de remède à son infortune, et c’était exercer en pure perte la générosité de mon âme.

La dernière ressource des médecins est d’envoyer eux eaux les malades dont ils désespèrent. On aurait bien dû imaginer quelque semblable expédient pour les cœurs atteints d’une langueur incurable.

Je conseillai à mon amant suranné d’attendre du retour du siècle la guérison de son infirmité et de cesser de perdre plus longtemps auprès de moi des moments inutiles et dont il pouvait faire un usage plus conforme à sa situation présente.

Quoique je m’y prisse avec douceur pour lui faire entendre raison, il fut assez injuste pour s’en fâcher. Il me reprocha ses bienfaits et voulut absolument que je lui rendisse une partie des présents dont sa magnificence m’avait honorée.

Les présents qui lui tenaient si fort au cœur consistaient en une montre et une robe de femme. Ce style me parut nouveau ; je n’étais pas accoutumée aux restitutions. Je dis au marquis que je ne pouvais en conscience me dessaisir de ses largesses, que c’était un dépôt trop cher à mon cœur pour m’en voir privée. Il insista malgré mes remontrances.

Enfin, nous composâmes. Nous convînmes que je garderais la robe et que je lui remettrais la montre, qui serait évaluée, afin qu’il m’en rendît la valeur. Nos discussions étant terminées, nous nous séparâmes.

Le chevalier de B… prit la place du marquis, dont il avait été quelque temps le coadjuteur. Vainement j’essayai de fixer sa légèreté, il ne me fut pas possible d’en faire un amant essentiel.

Inquiet, volage, ne voulant jamais qu’effleurer les plaisirs, la seule idée d’un engagement sérieux l’effrayait. J’avais beau le prêcher, il était insensible aux traits de ma morale. Content de me faire éprouver les premières impressions d’un sentiment passager, il s’était fait un système de volupté, commode, disait-il, pour le tempérament de son cœur, qui ne permettrait pas une tendresse assidue.

Rebutée de ses irrésolutions perpétuelles, je perdis l’espérance d’amener à bien une passion si frivole et je lui cherchai quelque successeur plus solide.

Le logement que nous occupions était en face d’une maison opulente habitée par un cordon bleu de la finance. J’avais remarqué qu’un de ses fils s’attachait à m’examiner ; il semblait épier l’occasion de me saluer ; son intention était trop louable, et il y aurait eu de l’inhumanité à le laisser languir. J’eus la bonté de me prêter à ses avances de politesse ; un sourire lui annonça qu’on le devinait et qu’il n’offensait pas. Il vint sur-le-champ m’en remercier ; il eut lieu d’être satisfait de la réception que je lui fis. Il me fit les compliments les plus flatteurs sur mes charmes. Les éloges qu’il me donna intéressaient de trop près ma vanité pour ne pas y être sensible. Ce qu’il me disait d’obligeant me disposait en sa faveur. D’ailleurs, L. G… était aimable ; sa physionomie spirituelle parlait pour lui ; ses traits, sans être réguliers, étaient embellis par ce je ne sais quoi si propre à toucher le cœur ; enjoué, vif, caressant, ses yeux exprimaient tous les mouvements d’une âme formée pour la volupté. Je me sentais portée d’inclination à lui vouloir du bien, et ses empressements auraient sans peine obtenu l’aveu de mon cœur ; mais soit crainte de voir désavouer un amour onéreux par l’économie de son père, soit méfiance de lui-même, il se contenta de me demander la permission de m’offrir à souper avec trois de ses amis. Je le lui accordai.

Il ne manqua pas, le soir, d’amener les convives. La table fut bien servie, la joie et la liberté présidaient à la fête : ce n’étaient que bons mots, saillies, traits plaisants ; j’étais de la meilleure humeur du monde. Qu’on se figure quatre petits-maîtres de robe, mais de ces petits-maîtres qui n’en ont que le badinage, sans en avoir l’orgueil ni l’impertinence, s’empresser à l’envi de mériter mes suffrages par leurs soins, se disputer l’avantage de me rendre sensible, s’efforcer de m’attendrir par l’attrait du plaisir qu’ils me présentaient sous les différentes formes que pouvait leur suggérer une imagination voluptueuse, secondée de l’envie de me plaire.

J’étais enchantée, mêmes empressements de toutes parts, ces quatre rivaux aimables me fixèrent tour à tour. Mes sens étaient enivrés ; mon cœur, voltigeant sans cesse de plaisirs en plaisirs, ne savait sur quel objet arrêter ses désirs errants. D. M… sembla d’abord déterminer mes incertitudes ; L. G… s’en plaignit d’un air si touchant qu’il me replongea dans le doute ; S…, qui n’a hérité que de la délicatesse de l’esprit de son père, vint augmenter mon embarras ; et le jeune D…, pour surcroît de tumulte, réclama ses droits, me reprocha tendrement mon injustice et prit l’amour à témoin de la vérité de ses transports.

Que faire dans cette conjoncture ? Les prendre tous les quatre ? La pensée m’en vint d’abord, mais la chose n’était pas praticable ; il fallait décemment choisir : à qui donner la pomme ? Je balançai. Après les avoir parcourus, je revins à D. M… ; il m’arrêta dans ses bras ; mon cœur indécis n’hésita plus ; l’amour prononça en sa faveur, il fut heureux, et mon âme transportée partagea ses plaisirs et son triomphe.

Le souper fini, D. M…, vainqueur, resta maître du champ de bataille ; il ne savait comment m’exprimer la joie qu’il ressentait d’une préférence aussi chère à son cœur ; sa reconnaissance excessive m’apprit à quel point il était pénétré ; je sentais à chaque instant redoubler la rapidité de mon inclination pour lui. Jamais l’amour ne m’avait fait éprouver des plaisirs si doux. Mon cœur pour la première fois se livra sans réserve. D. M… devint tout pour moi. Je n’envisageai plus de bonheur que dans sa possession ; l’aimer et en être aimée me parut être le seul bonheur auquel mon âme put aspirer.

Je voyais avec plaisir que j’avais fait la même impression sur lui. Attachés l’un à l’autre par les liens de l’amour le plus tendre, que nous manquait-il pour être heureux que la continuation de notre félicité ?

Je tombai dangereusement malade ; mon amant ne quittait presque plus le chevet de mon lit. Je n’ai point d’expressions qui puissent rendre les mouvements d’amour et de reconnaissance dont j’étais pénétrée : même aux portes de la mort, je n’étais occupée que de lui ; sa douleur me touchait plus que le danger qui me menaçait. L’amour eut pitié de nous et me rendit la vie. D. M… essuya mes larmes, les transports de joie prirent la place du désespoir, je lus ma guérison dans ses yeux. Assurée du tendre intérêt qu’il y prenait, je me crus hors de péril dès que je vis ses craintes diminuer. Aurais-je pu, sans être la dernière des femmes, ne pas adorer un amant si digne de toute ma tendresse ?

On peut juger qu’avec les sentiments que D. M… m’avait inspirés, la vie ambulante que j’avais menée jusqu’alors me fit horreur. J’y renonçai absolument.

Ma mère, qui n’était plus sensible qu’à l’intérêt et qui voyait une partie de ses projets déconcertés par ce nouveau plan de conduite, ne goûta pas ma façon de penser. Elle voulut me faire des remontrances ; je ne les écoutai aucunement. Il n’appartenait plus qu’à l’amour de disposer de moi.

Malgré ma répugnance, ma mère crut avoir encore assez d’empire sur moi pour se flatter que je ne lui résisterais pas en face. Comptant sur son autorité, elle donna un rendez-vous à milord ***. Ma mère l’introduisit dans mon appartement. Je le reçus avec froideur ; il s’imagina que ce n’était que grimace, et fit des tentatives qui lui réussirent mal. Ses désirs en devinrent plus ardents et ma résistance en devint plus opiniâtre ; en vain ma mère, qui survint, tâcha de me séduire par ses caresses ou de m’intimider par ses menaces, je fus inébranlable.

Milord *** sortit et me laissa en proie aux reproches et aux criailleries de ma mère. Je ne fis que m’affliger le reste de la journée. D. M…, en revenant le soir, me trouva tout en larmes. Il me pressa de lui en apprendre la cause : je l’aimais trop pour lui rien déguiser. Son amour fut indigné d’un pareil outrage ; il me proposa un enlèvement ; j’acceptai sans balancer ce parti, le seul qui pouvait me mettre en sûreté contre des tentatives nouvelles.

Jour pris pour le lendemain, je sortis sur les dix heures ; mon amant m’attendait au bout de la rue ; je montai dans son carrosse, il me fit conduire au couvent de ***. Il ne cessa pendant le chemin de m’accabler des plus tendres caresses. Cette preuve d’amour que je lui donnais ne lui laissait aucun doute sur la sincérité de mes sentiments.

Nous arrivâmes au couvent, où D. M… prit congé de moi. Les religieuses me firent toutes les caresses imaginables. J’admirais la tranquillité de ces bonnes filles ; il ne me plut pas cependant de les imiter. Mon amant me voyait au parloir presque tous les jours, et ma tendresse pour lui, gênée par le cérémonial de la grille, n’en prenait que plus d’empire sur mon cœur.

Cependant ma mère, furieuse de mon évasion, mettait ses soins à découvrir ma retraite. Elle ne douta pas que M. D… ne fût complice de ma fuite, quoiqu’il feignît d’en être fort affligé. Il continua de payer à ma mère la pension qu’il me faisait, en sorte que, quoique je fusse séparée d’elle, mon droit de présence était toujours acquitté ; mais comme ces honoraires ne répondaient pas à la grandeur de ses desseins, elle n’en était pas moins ardente à ma découverte.

Ma mère avait fondé sur la puissance de mes charmes des projets de fortune aussi vastes que son ambition. Une aventure récente avait encore redoublé le tendre appétit qu’elle se ressentait pour les bienfaits de la fortune. De R… venait d’être répudié par la D…, malgré les efforts de prodigalité qu’il avait faits pour la retenir. Son cœur, désespéré d’une perte aussi cruelle, paraissait inconsolable. Le bel et judicieux usage qu’il avait fait de ses trésors avait intéressé pour lui tout le monde galant de Paris. Les spectacles briguaient à l’envi l’honneur de remettre le calme dans son âme. L’Opéra, les comédiens, touchés de son malheur, lui rendirent visite par députés ; on avait bien soin de choisir ce qu’il y avait de plus joli, pour ces fréquentes ambassades… Prêtresses, filles de Vénus de tous étages désertaient les temples de Cythère pour aller lui faire des compliments de condoléance. Ses palais ne désemplissaient plus. On ne voyait sur les routes qui y conduisaient que beautés de toute espèce : appas venant d’éclore et n’ayant pas encore l’âge de raison ; appas novices, appas formés, modestes, doux, fiers, tendres, hardis, appas élevés à l’ombre, appas audacieux et connus par des aventures d’éclat. Les mères y menaient leurs filles ; les nièces s’y faisaient conduire par leurs tantes ; quels enchantements ne furent pas employés pour charmer la tristesse de l’infortuné Midas ? Peines inutiles, le coup était trop rude ; son âme, inaccessible aux consolations, était dévorée des plus cuisants chagrins. Il ne cessait de gémir, et sa triste imagination lui retraçait à tous moments les charmes de son infidèle vestale. Déchiré par ses regrets, il cherchait vainement un repos qui fuyait loin de lui.

Ses richesses immenses, ce fleuve d’or, formé et grossi par les travaux d’un père industrieux qui conserva jusqu’à la mort du goût pour les raffinements du calcul, était débordé. Là, tout le monde puisait librement, tous buvaient et se désaltéraient ; lui seul, consumé par une fièvre ardente, ne pouvait apaiser la soif qui faisait son supplice.

Ma mère apprit ce grand événement par la voix publique. Elle soupira plus que jamais de douleur de se voir séparée de moi, dans une conjoncture si favorable à l’avancement de notre fortune. Elle m’avait fait inscrire sur la liste des prétendantes. Comme il est assez naturel de croire ce qu’on désire ardemment, elle ne doutait pas que ma figure ne m’attirât des distinctions très avantageuses et ne me fit peut-être rembourser le prix.

Mais où me trouver ? Toutes ses perquisitions n’avaient pu lui découvrir jusqu’alors le lieu de ma retraite. Enfin, un honnête alguazil, son ami et son patron, dans le sein duquel elle avait déposé ses chagrins et ses espérances, lui promit de n’épargner aucun soin pour me trouver. Il mit des gens en campagne qui suivirent D. M… Ce moyen leur indiqua mon asile.

Cette heureuse découverte encouragea ma mère ; elle tint conseil avec son honnête agent, qui lui promit son entremise pour faire réussir ses projets. Il l’adressa au valet de chambre de R… et lui conseilla de tâcher d’en faire le protecteur de mes charmes.

C’est un personnage plus important qu’on ne pense, que le confident d’un homme à bonnes fortunes, surtout d’un homme à bonnes fortunes tel que R… : c’est une espèce de petit ministre. Il reçut ma mère avec l’air sérieux d’un homme occupé des plus graves affaires, il ne dérida son front que lorsqu’elle se fut annoncée comme la mère d’une jolie fille. Ce titre le rendit attentif ; on lui vanta mes attraits ; ma mère parlait avec feu. La description de ma figure demandait des détails, ces détails attendrirent notre auditeur.

Il était sensible aux belles choses : il soupira, il fallait absolument gagner l’homme, c’était un coup de partie. Ma mère avait renoncé depuis longtemps aux plaisirs du siècle ; elle se vit cependant dans la nécessité de faire un effort sur l’inaction de son tempérament. Cet excès de volupté transporta le valet de chambre ; il jugea, en connaisseur, que des charmes provenant d’un pareil cru devaient être quelque chose d’exquis et dignes d’être consacrés aux plaisirs de son maître. Il promit de s’intéresser pour moi et tint parole.

Le récit qu’il fit à de R… fut reçu agréablement et suspendit sa douleur pour quelques instants.

— Ce serait bien, dit-il, ce qu’il me faut, si le tableau que vous m’en faites là n’est pas trop flatté ; peut-être pourra-t-elle me faire oublier l’ingrate L. D…

À ces mots, le fidèle messager vole à mon couvent, me demande : je parais. Il m’instruit en deux mots des intentions de son maître et me fait envisager la fortune la plus brillante. Je répondis froidement à ses magnifiques propositions et le priai de ne pas m’importuner davantage en lui disant que j’avais résolu de refuser ce que M. de R… me faisait l’honneur de marchander. Je le quittai brusquement.

Mon premier soin fut de faire avertir D. M… de ce nouvel incident. Sur-le-champ il vint pour me conduire en un autre lieu. J’y consentis avec joie. Je goûtais un plaisir infini à lui assurer la possession de mon cœur et je jouissais en secret de la douce satisfaction de lui prouver, par le sacrifice que je lui faisais, que je ne chérissais que lui.

Lorsque ma mère vint pour me retirer du couvent, elle fut bien surprise d’apprendre que j’en étais sortie la veille. Rien ne peut exprimer la rage qu’elle eut de voir déconcerter ses mesures. Elle alla trouver M. D…, lui dit en pleine audience les injures les plus atroces.

Après avoir vomi feu et flamme, on la contraignit de se retirer ; elle ne se rendit pas, elle présenta des placets à tous les magistrats, accusa D. M… de rapt et fit tant de vacarme que, quoiqu’il eût facilement pu lui imposer silence, en prouvant avec évidence qu’elle avait vendu plus d’une fois ce qu’il était accusé d’avoir ravi, il fut contraint, par ménagement pour son état et pour faire cesser un éclat indécent, de me remettre entre ses mains.

J’eus beau gémir, il me fallut suivre ma destinée et consentir malgré moi à me rendre la victime de l’ambition et de l’avarice de ma mère. On peut croire que je ne me faisais pas une image charmante de de R…, mais j’avoue que mon imagination avait été bien au-dessous de la réalité ; je le haïssais sans le connaître, j’en eus horreur après l’avoir vu. Quelle abominable figure ! des yeux sombres et farouches, le regard égaré, le teint pâle et livide, une vraie physionomie de réprouvé : on passe la laideur, mais il n’est pas permis de porter de ces visages-là. Ah ! le vilain homme.

Ma mère, qui avait passé la nuit dans la maison et avait servi la veille d’eunuque noir pour nous mettre au lit, survint comme je me levais. Je passai vite dans une autre chambre pour me délivrer d’une vue insupportable.

Lorsque ma mère eut réglé ses comptes avec de R…, elle prit congé de lui. Il lui ordonna en la quittant de me déposer chez l’alguazil qui avait été le premier entremetteur, et d’attendre ses ordres. Vingt jours se passèrent sans qu’on reçût aucune de ses nouvelles. Ma mère, qui espérait de jour en jour voir arriver de sa part quelque bouillon d’or potable, fut bien surprise, au bout de ce terme, d’apprendre que la P… était déclarée l’odalisque chérie et qu’on lui laissait la liberté de me pourvoir. Cette fâcheuse nouvelle la consterna.

Les idées dont elle s’était flattée lui avaient tourné la tête. Elle avait anticipé sur une fortune qu’elle regardait comme certaine.


Les créanciers n’entendent pas raison. Les siens furent impitoyables : bijoux, meubles, tout fut absorbé ; il fallut encore une fois avoir recours aux hôtels garnis. La perte de mon cher D. M… était le plus sensible de mes chagrins, mais il n’y avait plus de remède, il ne voulait pas se compromettre. La déroute des affaires engagea ma mère à me quitter pour quelque temps.

Elle partit pour Colmar ; je ne fus pas fort affligée de son départ. Je me trouvais libre et pouvais suivre mes inclinations sans contrainte. Je commençais à me lasser de la dépendance dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors, et je trouvais enfin qu’il était temps de sortir de tutelle et de me gouverner par moi-même.

J’étais logée rue Coquillière. D…, dont le sérail était répandu dans les différents quartiers de Paris, me vit et m’aima. Il vint lui-même m’assurer de la possession de son cœur. Son antique et petite figure ne me revenait nullement ; mais le rang de sultane favorite qu’il m’offrit me fit ouvrir les yeux ; ma vanité s’en trouva flattée, et j’acceptai, sans balancer un parti si brillant et qui me mettait au-dessus de toutes mes rivales.

Me voyant dans de si favorables dispositions, il me fit quitter mon habit étranger pour en prendre un de son goût, et me fit conduire rue des Deux-Portes, chez deux de ses sultanes validé, auxquelles il avait remis l’intendance de ses menus plaisirs. Je n’y restai que deux jours ; il avait eu soin pendant ce temps de me faire meubler, rue du Luxembourg, un appartement digne du rang où j’allais monter. J’allai prendre possession de mon nouveau palais. D… m’y attendait ; il m’étala toute la rhétorique de sa galanterie usée.

Il me parla de son amour comme d’une passion qui n’avait pour but que le plaisir de faire mon bonheur. Il m’assura que je le connaîtrais aux soins qu’il prendrait de moi, et que la profonde estime dont il se sentait pénétré lui avait suggéré les plus sages précautions pour conserver ma chaste pudeur et défendre mes charmes d’un profane pillage :

— Le véritable amour ne va guère sans un peu de jalousie ; c’est la preuve d’une âme délicate. La mienne n’a rien à se reprocher sur cet article ; je vous adore avec toute la délicatesse imaginable. Que ne sommes-nous en Asie ! j’aurais la satisfaction de vous y voir entourée des gardiens sacrés de la vertu des femmes : vous seriez heureuse, et ma sécurité serait parfaite. Sages Orientaux, que vos usages sont prudents et pourquoi faut-il que, par notre négligence, nous nous soyons privés d’un moyen si sûr et si commode de se procurer la paix !

Je voulus le rassurer sur ses terreurs et lui faire entendre que j’étais fille à sentiments et capable de lui garder une fidélité scrupuleuse.

— Je n’en doute pas, interrompit-il, ce que je dis n’est que pour la conversation ; mais encore un coup, ma chère, convenez avec moi que c’est quelque chose de bien utile qu’un eunuque auprès de femmes moins vertueuses que vous. Je parie même que vous seriez charmée d’en avoir ; vous avez des mœurs, de la sagesse ; mais il y a quelquefois des moments où l’observation de la règle nous gêne ; on craint de manquer, cela oblige de faire des efforts sur soi-même.

« N’est-il pas bien plus doux de ne rien avoir à appréhender et de braver un péril qu’on sait n’être pas fait pour soi ? J’y reviens toujours : la méthode d’avoir des imberbes est bonne. La mode en viendra peut-être quelque jour.

« En attendant, adorable mignonne, agréez la peine que j’ai prise d’y suppléer ; vous ne sauriez, après cela, douter de la sincérité de mes sentiments. Parmi quelques curiosités que j’ai fait venir d’Italie, on m’a envoyé une machine d’une invention merveilleuse, et les femmes doivent avoir une grande obligation à celui qui l’a imaginée. C’est un secret infaillible contre les alarmes : seriez-vous curieuse, ma reine, de voir un bijou si singulier ? »

En disant cela, il tira de sa poche cette rareté et me la présenta. Je ne pus m’empêcher de rire à cette vue.

— Vous riez, dit-il, cela est drôle au moins. Ça, ma chère petite, un peu de complaisance, voyons si cela vous ira bien.

Je continuais toujours mes éclats de rire, ne m’imaginant pas que D… parlât sérieusement. Je vis à la fin que c’était pour tout de bon. Comme mon cœur n’était pas occupé, je m’embarrassai peu que la jalousie de mon amant me privât d’une chose qui m’était inutile ; je me prêtai de bonne grâce. Il était enchanté de me voir flatter sa manie avec tant de franchise ; il disait et faisait mille extravagances.

— Ah ! petits amours, s’écriait-il, je vous tiens, vous serez enchaînés, fripons. Quel dommage que tant d’attraits fussent la proie de quelque scélérat qui n’en connaîtrait pas le prix.

— Quoi, vous les enfermez sous clef ? m’écriai-je.

— Oui, reprit-il, c’est pour votre bien.

Il baisait cependant son prisonnier avec des transports incroyables.

— Eh bien, poursuivit-il, je vous trouve mille fois plus belle depuis que vous pouvez l’être impunément. Encore un baiser, je ne puis contenir mon ravissement. Je garde sur moi la clef ; je crois qu’il est inutile de vous recommander l’intégrité de la serrure.

Lorsque je me trouvai seule, je me mis à examiner curieusement le tissu des liens qui captivaient mes charmes. En considérant la justesse de l’instrument, il ne laissa pas de s’élever dans mon âme quelques petits scrupules ; je n’avais aucune envie de manquer ; mais les femmes aiment qu’on les mette à même. Il est assez commode de n’être sage qu’autant qu’on le veut. J’étouffai ces réflexions, comme de mauvaises pensées. Je fis quelques pas dans ma chambre pour m’habituer à porter ce plaisant cilice. Il me gênait un peu d’abord, mais on se fait à tout.

Je fus tranquille pendant un mois ; je vivais heureuse, autant qu’on peut l’être lorsque le cœur est désœuvré. D… mettait toute son attention à me procurer l’accessoire du plaisir. Je commençais cependant à me lasser de cette vie uniforme, lorsque F… vint me tirer de cette léthargie.

F… joignait aux agréments de la figure les grâces de la jeunesse : voluptueux, dissipateur et courant à l’indigence par la route des plaisirs, pour lesquels sa prodigalité était excessive. Je me trouvai prévenue d’inclination pour lui dès la première vue : il me déclara sa flamme ; j’aurais bien voulu soulager son martyre, mais un obstacle cruel m’arrêtait.

Ce fut alors que je reconnus le tort que j’avais eu de souffrir qu’on emprisonnât mes désirs. Je regrettai ma liberté, l’amour m’avait dessillé les yeux et me fit envisager les désagréments de ma situation. En vain je m’efforçai d’en adoucir l’amertume, mon cœur ne pouvait s’ouvrir à la moindre consolation.

Un jour que j’étais restée au lit plus tard qu’à l’ordinaire, F… entra tout à coup dans ma chambre. Je l’aimais trop pour être irritée de la liberté qu’il prenait. Il se mit auprès de mon lit, mais bientôt, se trouvant encore trop éloigné de moi, il quitta sa place pour s’asseoir sur le pied du lit. Il me pressait avec la dernière instance d’avoir pitié de lui.

Émue par sa présence, je n’étais que trop portée à lui donner des témoignages de ma sensibilité. Les yeux attachés sur les siens, je n’avais pas la force de lui répondre.

La manière tendre avec laquelle je le regardais lui apprit son triomphe.

— Adorable objet, me disait-il, puis-je croire que vous vous laissez toucher et que vous me permettrez…

— Arrêtez, m’écriai-je, arrêtez ! Que faites-vous ?

— Oui, je vous aime.

— Finissez donc. Non, je ne puis vous rendre heureux.

— Et qui peut s’opposer à mon bonheur, reprit-il, si vous m’aimez ?

— Hélas ! répliquai-je, un obstacle cruel !…

Mes yeux, à ces mots, se remplirent de larmes.

— Vous pleurez, me dit-il, mon cher amour ; hélas ! aurais-je eu le malheur de vous déplaire ?

— Ah repris-je, je serais moins affligée si je ne vous aimais pas. Pourquoi faut-il…

Mes pleurs redoublés m’interrompirent. Je ne faisais plus que sangloter. F…, surpris de cette affliction imprévue, ne savait à quelle cause attribuer l’état où il me voyait.

Il essaya de me consoler par ses caresses. Je le repoussai, ma résistance irrita ses désirs.

— Ah ciel ! lui dis-je, quel supplice ! Finissez donc ; vous me mettez au désespoir. Ah ! par pitié, mon cher F…, je ne souffrirai pas… non, cruel… ah !

Il poursuivait toujours malgré mes cris.

Déjà l’odieux mystère était prêt à paraître au jour. L’amour complice de sa témérité précipitait ma faiblesse. Mes forces m’abandonnaient et mes mains ne pouvaient plus retenir les restes d’un drap qui jusque-là m’avait servi de rempart.

— Vous me poussez à bout, méchant, criai-je transportée de douleur et d’amour ; eh bien ! livrez-vous à la fureur qui vous guide et connaissez toute l’étendue de mon malheur.

Je me couvrais le visage pour dérober ma honte aux yeux de mon amant. Je ne sais pas l’effet que cette première vue fit sur lui ; il resta quelque temps sans parler.

— Est-ce un songe ? dit-il en rompant le silence. Quoi, une serrure ? Quel barbare a osé charger d’indignes chaînes des objets si dignes d’être adorés ?

Ses transports interrompirent ses exclamations. Il parcourait avec avidité les charmes étalés à ses regards. J’étais enflammée par ses brûlantes caresses. Il se livrait aux emportements de l’amour le plus violent. Vingt fois, près d’expirer aux portes du plaisir, il s’efforça de franchir la barrière qui nous séparait. Efforts inutiles, le temple de la volupté fut inaccessible à ses hommages.

Enfin, au désespoir et dans la fureur de ses désirs, l’aveugle sacrificateur vint briser l’encensoir contre une des colonnes de l’édifice. Cela le rendit plus traitable, il entendit raison. Il fallut remettre au lendemain la reddition de la place.

Un serrurier honnête homme s’intéressa pour nous ; il nous fit une clef avec laquelle nous délivrâmes l’Amour de son cachot.

Les plaisirs prirent l’essor et réparèrent avantageusement le temps perdu. Je pris si bien mes mesures que D… ne put découvrir notre bonne intelligence ; les soins que je me donnais pour cela ne laissaient pas que de me gêner extrêmement. Quoiqu’il ne dut pas soupçonner ma fidélité, après l’ingénieuse précaution qu’il avait employée, sa jalousie ne lui donnait pas un moment de repos. J’étais obligée d’être continuellement sur mes gardes ; une méfiance si déplacée m’ennuya. Je me sentais dans une disposition prochaine de rompre avec lui. Un mauvais procédé qu’il eut envers moi mit le sceau à sa disgrâce et fit éclater mon mécontentement.

Il m’avait envoyé de fort beaux diamants pour figurer au bal. Le brillant des pierreries m’avait plu. J’avais cru recevoir un présent. Cette pensée dont je me flattais fut déçue ; il me les envoya redemander le lendemain, à cause, disait-il, que ces bijoux étaient à sa femme. La belle raison ! il fallut cependant s’en contenter et les renvoyer.

Je n’ai pas besoin de dire que j’étais outrée. F…, qui survint, sut la cause de ma mauvaise humeur ; il me conseilla de me défaire d’un homme qui avait de si mauvaises façons ; je le priai de rester jusqu’à son arrivée. Il vint peu de temps après, et, surpris de voir un homme en tête à tête avec moi, il me demanda un mot d’entretien particulier.

— Les explications sont inutiles, monsieur, lui dis-je ; je vous supplie de discontinuer de m’honorer de vos visites.

« À propos, monsieur, je ne vous ai pas renvoyé tous vos bijoux, il m’en reste encore un que je vais vous remettre. »

En disant cela, je pris la clef que F… m’avait donnée et je me défis à ses yeux de la ceinture mystérieuse que je lui remis avec des éclats de rire, dont il fut si confus qu’il se retira sans avoir la force de parler.

F… me fit aussitôt changer de demeure. Je fus loger rue d’Orléans.

La vie que je menai avec lui fut bien différente de celle que je quittais. Tous les jours, plaisirs nouveaux, soupers fréquents, nombreuse compagnie, parties de campagne, jeux, il n’y avait pas un instant de vide.

L’agréable train ! Je me serais estimée trop heureuse si les richesses de mon amant avaient répondu au goût prodigieux que nous nous sentions l’un et l’autre pour les plaisirs. Mais il arrivait souvent des dégradations d’opulence qui nous intriguaient. Ces inégalités de fortune nous obligeaient de recourir aux usuriers. Ces gens-là sont capricieux. On ne pouvait quelquefois les attendrir. Recours à d’autres expédients, le superflu de mes équipages suppléait au défaut.

Un des amis de F…, jeune homme très aimable et pour lequel je conserverai toute ma vie la plus haute estime, voulait bien aussi quelquefois être notre intendant ; et sans lui les amours à jeun auraient souvent été condamnées au triste régime d’une diète forcée.

Je dépérissais à vue d’œil et je me voyais à la veille d’être aussi avancée qu’en arrivant à Paris, lorsque ma mère, qui ne s’était retirée que pour projeter plus à l’aise des desseins d’établissement, m’écrivit du fond de sa province le départ du P. K… qu’elle m’avait adressé. Ce renfort survint à propos.

Il vint me voir ; je le reçus comme un ange tutélaire. F… fut disgracié. Le P. K… m’offrit tout d’un coup de partager ses richesses. Un peu capricieux, j’eus à souffrir de sa bizarrerie. Il était très méfiant, c’est un défaut que je n’ai jamais pu passer aux hommes. Soit inconstance de sa part, soit l’effet de quelques propos injurieux qu’on lui aura débités sur mon compte, nous nous quittâmes au bout de fort peu de temps ; mais, cette fois, ma prudence et mon économie m’avaient mise en état d’attendre que le vide de sa désertion fût réparé.

Il eut pour successeur un jeune seigneur des confins de la Baltique. Nous en sommes encore aux premiers transports de deux jeunes époux.


LA
BELLE ALSACIENNE

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DEUXIÈME PARTIE




Je m’étais vainement flattée de pouvoir inspirer à mon amant du Septentrion une ardeur constante. Soit insensibilité du climat, soit froideur naturelle et dont le vice dépendait de la constitution de son cœur, je crus m’apercevoir, après quelques jours de connaissance, que l’impétuosité de sa flamme se ralentissait : une femme est rarement trompée sur cet article. Des signes peu équivoques m’annoncèrent la fin de notre commerce languissant. Ses visites devinrent moins fréquentes. S’il ne m’avait fait que cet outrage, je m’en serais aisément consolée. Accoutumée dès longtemps aux mauvais procédés des hommes, je m’étais proposé pour maxime de ne plus prendre les choses si à cœur et de rectifier, par des compensations bien ménagées, les torts qu’ils pouvaient avoir avec moi. Ce qui me piquait le plus vivement, c’est que cette irrégularité de conduite, unie au défaut d’assiduité, raréfiait extraordinairement les offrandes. Je ne suis pas intéressée ; mais il y a certains manques d’égards auxquels on ne se fait point du tout et qui mortifient la vanité d’une manière trop insultante pour ne pas y être sensible.

Je ne tardai pas à prendre la résolution de rompre absolument avec un homme qui me ménageait si peu. Son relâchement ne méritait aucune indulgence ; je n’attendais qu’une occasion favorable pour mettre le sceau à sa disgrâce.

Un peu d’expérience du monde m’avait trop appris combien il est facile à une femme qui a quelque beauté et une sorte de réputation de former autant d’engagements qu’il lui plaît, pour désespérer de donner un prompt successeur au négligent étranger qui refusait de rendre à mes appas le juste hommage qu’ils méritaient. Je n’attendis pas longtemps, l’amour justifia mes espérances.

Je m’avisai un jour d’aller à la foire Saint-Germain, dans l’intention de dissiper l’ennui dont j’étais obsédée. J’entrai dans une boutique pour y voir quelques porcelaines. Un jeune homme fort bien mis et suivi de plusieurs domestiques entra en même temps que moi. Je devins bientôt l’objet de ses regards, je m’y étais attendue ; et quoique son attention dut flatter ma vanité, je n’étais pas cependant trop contente de sa façon de m’examiner : il me parcourait avec une avidité familière, qui, en m’instruisant que ma vue lui inspirait du plaisir, m’avertissait en même temps que ma physionomie le mettait à son aise. Je voyais des désirs dans ses yeux, mais ces désirs étaient si nus que, quoique aguerrie, je ne pus m’empêcher de rougir. La pudeur nous joue souvent de ces tours-là, malgré nos précautions.

Je me remis cependant ; le courage me revint par degrés, je m’armai de résolution, je rassurai ma contenance. Le retour de ma raison, que cet assaut imprévu avait ébranlée, me fit soutenir avec plus d’intrépidité la fin de cette discussion, dont le commencement avait un peu effarouché ma modestie.

Mon curieux observateur, content d’avoir détaillé ma figure, se mit à son tour à me provoquer à la critique de la sienne. Coups d’œil distraits, échantillons d’opéra chantés à demi-voix, pas irréguliers et qui présentaient sous différents points de vue tout le leste et tout le brillant d’une taille élégante ; attitudes de tête semées avec d’autant plus d’art qu’elles paraissaient moins étudiées ; airs indécents, risqués avec toute l’intelligence d’une effronterie maniérée ; rien ne fut épargné pour captiver mon suffrage. Il me donna un précis de tout ce que sa personne pouvait offrir de plus séduisant.

On dit qu’il y a une espèce de parenté entre les âmes qui fait qu’elles s’entendent mutuellement. Oh ! mon âme était certainement proche parente de la sienne, car je le devinai au premier coup d’œil.

Mon petit amour-propre se mit aussitôt de la partie. Le rôle de petit-maître que je venais de voir représenter avec un succès si capable d’éblouir m’engagea à ne pas demeurer en reste. L’exemple est contagieux et il y a peu de femmes qui n’aient des dispositions plus que prochaine au manège de petite-maîtresse.

J’égalai bientôt, si je ne surpassai pas, l’excellent modèle sur lequel je me formais.

— Vous triomphez, reine, me dit-il en m’abordant, je n’ai jamais rien vu de si piquant… mais quelle misère d’être seule ! En vérité, il faut que vous soyez bien bonne de rester dans un désœuvrement qui vous sied si peu.

— Pourquoi, monsieur ? repris-je d’un air négligent ; il est quelquefois divertissant de s’ennuyer ; c’est une partie de plaisir qu’on ne peut troubler sans indiscrétion.

— Voilà peut-être, répliqua-t-il, une bizarrerie assez singulière… mais c’est qu’au fond, vous êtes adorable… charmante… À propos, que faites-vous aujourd’hui ? Verrez-vous l’Opéra-Comique ? Souperons-nous ensemble ?

— Mais je ne sais, repris-je, que me conseillez-vous ?

— Fort bien, dit-il, vous ne pouviez mieux vous adresser pour des conseils, lorsqu’il s’agit surtout d’en donner à quelqu’un fait comme vous ; je suis d’une prudence qui vous édifiera. Voulez-vous m’en croire ? Consacrons le reste de ce jour à la solitude. Il est beau quelquefois de pouvoir assez prendre sur soi-même pour se dérober au fracas du monde ; agréez que je vous reconduise chez vous ; ne goûtez-vous pas mon avis ?

— Il est trop rare pour n’être pas suivi, répondis-je : je le veux bien, quand ce ne serait que pour vous punir de me l’avoir donné.

J’acceptai en même temps la main qu’il me présenta.

L’équipage me parut répondre à l’idée que je m’étais formée de ma conquête imprévue ; nous arrivâmes chez moi, enchantés l’un de l’autre ; il m’avait dit sur la route les plus jolies choses du monde : propos légers, bagatelles amusantes, de ces riens charmants, réprouvés par la froide raison, qui n’en peut saisir la finesse, enjouement divin dont la brillante rapidité ne connaît ni lois ni mesures et qui prend son essor dans une saillie d’une imagination pleine de feu ; pas le sens commun, mais de l’esprit comme un ange.

Mon nouveau soupirant, accoutumé sans doute aux triomphes aisés, voulut profiter brusquement de l’impression favorable qu’il avait faite sur moi. J’aurais désiré ne pas gêner l’impatience qui l’animait, mais j’étais retenue par la crainte de lui faire concevoir une idée peu avantageuse de mes charmes.

Que les femmes sont à plaindre de se trouver forcées d’affecter une résistance dont souvent elles gémissent en secret ! Quel préjugé bizarre nous interdit la liberté de suivre les mouvements de notre cœur ! On permet aux hommes de pousser la licence jusqu’à feindre très souvent des passions qu’ils n’ont pas, tandis que l’on nous impose la rigoureuse loi de renfermer dans nos cœurs un feu dévorant. On devrait bien songer à réformer cet abus. Ce que je dis là, toutes les femmes le sentent aussi vivement que moi ; toutes sont convaincues de quelle utilité il serait pour le sexe de former un concours unanime pour revendiquer nos droits ; mais qui osera se charger de donner l’exemple ? En vain la raison se révolte contre l’autorité des préjugés dont elle sent le ridicule ; la sotte honte, plus forte que ses répugnances, l’asservit malgré elle aux caprices de l’usage : on blâme les préjugés, et peu de personnes ont assez de courage pour se soustraire à leur empire ; on en fait un devoir indispensable.

Nécessité cruelle, que tu m’as coûté de soins et de tourments ! Qu’il est triste d’être née tendre, lorsqu’une façon de penser trop scrupuleuse tyrannise notre sensibilité !

Livrée à ces réflexions accablantes, on peut juger à quel point ma situation m’affligeait ; Combien j’étais obligée de prendre sur moi-même, pour me défendre des empressements que l’amour mettait en usage pour me séduire : plus ma défaite semblait prochaine, plus ma vertu rigide s’armait de résolution pour surmonter mon penchant. En vain le marquis de *** (car il m’avait instruite de son nom), jeune, aimable, employait, pour me vaincre, cet heureux don de plaire qu’il avait reçu de la nature ; en vain, prosterné à mes pieds, il joignait aux plus tendres protestations les plus brillantes promesses : il eut beau soupirer, se plaindre douloureusement de l’obstacle que je mettais à son bonheur, je fus inexorable.

Les instances les plus vives, la pétulance de ses transports, ses gémissements ne purent accélérer son triomphe, ni me sortir des bornes que la pudeur me prescrivait ; ce ne fut qu’après une résistance opiniâtre, qui dura presque une mortelle demi-heure, que je pus me résoudre de recevoir ses hommages, et lorsque je crus avoir mis, dans ma façon de me rendre, toute la décence que mon état exigeait de moi.

Une si longue résistance n’avait servi qu’à redoubler l’ardeur du marquis. J’étais trop satisfaite des preuves qu’il me donnait de son sincère attachement, pour ne pas partager ses transports ; il parut enchanté de la franchise avec laquelle je répondais à sa flamme ; il me demanda la permission de m’avouer publiquement comme quelqu’un qui lui voulait du bien.

J’en avais trop fait pour lui refuser cette marque de considération ; nous nous trouvâmes dans le même jour liés de la plus tendre amitié et presque aussi familiers que d’anciennes connaissances ; effet étonnant de la sympathie !

Je n’eus pas la peine d’imaginer des prétextes pour colorer le congé que j’étais résolue de donner à mon Norvégien. Sa coupable négligence ne justifiait que trop mon procédé ; il n’était pas nécessaire de lui chercher des crimes ; son arrêt lui fut prononcé ; il soutint sa disgrâce avec une résignation qui m’aurait vivement piquée dans un autre temps, mais dont je ne voulus pas m’apercevoir pour lors.

L’intimité que j’avais avec un homme répandu dans un monde brillant m’engagea à des augmentations dans mon domestique qui me parurent indispensables. J’étais dans l’obligation de représenter avec dignité ; je pris un carrosse de remise, en attendant la fondation d’un équipage. Mon amant, loin de contredire ma dépense, m’encourageait encore par son exemple ; j’acquis tout d’un coup des airs conformes à mon état. Il fallait faire honneur à la tendresse du marquis. Je ne m’épargnai point pour ne lui laisser rien à désirer de ce côté-là.

Une table délicate et servie proprement m’annonça ; ma maison devint bientôt le rendez-vous de certains convives de profession, dont Paris fourmille, de ces sortes de gens qui, ne pouvant former avec les plaisirs une alliance essentielle, font du moins leurs efforts pour leur tenir compagnie ; c’est une vermine inséparable de l’opulence : souples courtisans de la volupté, ils s’étudient à s’insinuer dans les bonnes grâces de ceux que la fortune met en état de disposer de ses faveurs.

Un homme riche et dont le cœur est sensible aux douceurs de la vie ne manque pas d’être fourni de cette espèce d’hommes qu’il traîne à sa suite. Ce sont des seconds d’un merveilleux secours pour les parties de divertissement, dont ils remplissent les intervalles ; spectateurs de l’action principale, ils sont là pour l’ornement de la scène, ils se retirent au dénouement.

Je mets en tête du corps vénérable dont je parle ces hommes qui, jadis eux-mêmes l’objet de complaisances de leurs confrères, se sont épuisés pour mériter leurs suffrages et auxquels il ne reste des débris de leur fortune qu’un fonds intarissable de bonne volonté pour travailler à la destruction de celle des autres : hommes ingénieux et qu’une expérience consommée a rendus fertiles en ressources de toute espèce : de ces gourmands délicats, dont le palais savant prononce avec infaillibilité sur la finesse des mets exposés à leur jugement. On peut sur leur parole se livrer au plaisir de manger quelque chose d’exquis ; jusqu’à des petits abbés qui font leur séminaire à table, et qui n’ont pour tout bénéfice que celui d’être les discrets commissionnaires de petites intrigues d’une honnêteté non suspecte ; des auteurs de tous étages et de toutes couleurs, des poètes, surtout des chansonniers ; de ces gens qui savent égayer la fin d’un repas par des ponts-neufs d’une naïveté admirable ; de ces plaisants par métier, inépuisables en pointes, qui possèdent à fond la science des quolibets tant vieux que nouveaux, et qui savent leur halle sur le bout du doigt ; de ces grimaciers de profession qui sont toujours munis d’une provision de pointes triviales, qui n’ont d’autre mérite que l’heureux talent de mettre à profit leur ridicule, pour qui la difformité même est comptée pour un agrément de plus et devient le chef-d’œuvre et le triomphe de l’impudence.

Je ne finirais point si je voulais détailler toutes les différentes espèces de parasites ; j’aurais plutôt trouvé combien *** a fait de fois banqueroute, ou calculé le nombre des hommes que la trop sensible *** a rendus heureux.

Mais parmi ces messieurs, la classe la plus distinguée est celle des musiciens, c’est presque la seule qui fasse le métier avec une sorte d’honneur ; on les voit rarement s’avilir ; ils effacent les auteurs et vont même jusqu’à balancer le mérite des confidents les plus nécessaires.

Un poète, par exemple, un faiseur de romans, cela ne manque presque jamais la première invitation ; on en est sûr à la seconde. Mais un violon, un chanteur, il faut bien d’autres précautions : quinze jours, trois semaines d’avance, les instances les plus pressantes sont nécessaires ; ce n’est qu’après avoir supplié longtemps qu’on obtient enfin l’honneur de leur présence : ils jouissent encore par-dessus cela du noble privilège d’être aussi impertinents qu’il leur plaît et la plupart le sont ordinairement à proportion de leurs talents.

Ce mélange de caractères différents, outre qu’il m’amusait, servait encore à former mes esprits ; mes idées se développaient ; j’apprenais insensiblement à mieux connaître les hommes que je n’avais fait jusqu’alors : ils ne gagnent pas trop à être connus, mais il est d’une extrême importance pour les femmes qui, comme moi, se destinent à faire agir les ressorts de leurs passions, de réfléchir sérieusement sur les bonnes et mauvaises qualités ; on ne peut trop les étudier, afin de ne les estimer que ce qu’ils valent ; encore trouvent-ils le secret de nous tromper, en dépit de toute notre attention à les démasquer.

L’attachement du marquis pour moi n’était pas de ces passions violentes qui tyrannisent l’âme ; la volupté l’intéressait plus que les sentiments de mon cœur ; il aimait le plaisir, il trouvait toujours mes dispositions conformes à ses goûts, cela lui suffisait. J’étais trop raisonnable pour en demander davantage.

Il y a des gens qui prétendent que ces sortes d’inclinations ne sont tout au plus que l’image du véritable amour ; cette image, en tout cas, est si ressemblante que je ne suis pas surprise qu’on y soit vraiment trompé ; l’illusion est douce, et je doute que l’original puisse flatter plus agréablement.

Je jouissais avec assez de tranquillité de ma situation, mon amant ne me gênait point, et j’avais pour lui toute l’indulgence qu’il pouvait espérer d’une femme sensée. Une conduite trop scrupuleuse n’eût servi qu’à nous ennuyer réciproquement, sans nous rendre plus aimables l’un à l’autre. Le marquis, pour se délasser quelquefois d’une trop longue persévérance, s’échappait quelques instants : ces petits écarts ménagés à propos le ramenaient auprès de moi plus amoureux que jamais ; de mon côté, je m’égayais de temps en temps à renouveler mon goût pour lui ; il est vrai que je m’y prenais avec un peu plus de mystère, car peut-être n’eût-il pas été aussi généreux que moi.

Qu’on me permette là-dessus une petite réflexion qui me semble s’offrir assez naturellement : les hommes, si attentifs à se procurer leurs commodités, entendaient bien peu leurs véritables intérêts lorsqu’ils nous ont imposé la nécessité d’être plus exactes qu’eux dans nos engagements. Une femme ne peut être fidèlement attachée à un seul homme qu’aux dépens du bonheur d’une infinité d’autres. Que faire dans une conjoncture si embarrassante ? Faut-il laisser endurer des maux réels pour opérer un bien imaginaire ? La raison du plus grand nombre ne devrait-elle pas prévaloir ? Le monde est pourtant assez injuste pour nous condamner lorsque nous osons nous soustraire à la rigueur d’une loi qui est l’ouvrage de leur caprice.

Voilà, je ne crains pas de le dire, un des plus mauvais raisonnements dont leur sotte vanité ait pu s’aviser. Une injustice si criante me révolte.

Je finis, de crainte de me mettre de plus mauvaise humeur ; car je m’aperçois, au penchant qui m’entraîne à réfléchir sur les dérèglements de la raison humaine, qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être morale si je voulais ; qualité que je n’ambitionne pas et qui n’est ni de mon goût ni de mon caractère.

La proximité du logement m’avait fait connaître Mlle ***. Cette liaison, qui n’était d’abord que connaissance de voisinage, devint bientôt de bonne amitié ; nous nous confiâmes mutuellement nos secrets ; et, ce qui est rare entre deux femmes qui ont à peu près les mêmes prétentions, notre union a subsisté longtemps sans souffrir la moindre altération.

Mlle *** est une grande fille parfaitement bien faite ; je n’ai pas encore vu de taille comme celle-là, qui réunisse en même temps la majesté et les grâces, et toute l’élégance d’un corps agile et délié avec ce qu’un embonpoint raisonnable peut offrir de plus capable d’exciter de tendres désirs ; le teint d’une blancheur éblouissante ; une rangée de perles au lieu de dents, une bouche charmante, le séjour des grâces et le trône des plaisirs ; il faut avoir le tour du visage fait comme elle pour être une beauté régulière.

Ce visage, tel que j’en viens de donner une légère ébauche, est animé par deux grands yeux noirs et pleins de feu, qui ne semblent respirer que l’amour, de ces yeux qu’on ne saurait regarder impunément. La nature semble s’être épuisée à former sa jambe, cette beauté si rare et si désirée, l’un des plus puissants mobiles de la volupté ; l’amour lui-même a tracé le modèle de la sienne, elle ne peut faire un pas sans présenter un nouvel agrément. Quelques lecteurs d’un goût singulier trouveront peut-être que j’appuie un peu trop sur la beauté de cette jambe ; mais je suis persuadée que les connaisseurs m’en sauront gré.

Je supprime le détail d’une infinité d’autres beautés : enfin il ne tenait qu’à ceux qui en voulaient connaître davantage de s’adresser à elle-même ; car je connais ma bonne amie et ne suis pas caution suspecte. C’est bien le meilleur caractère de fille qu’on puisse imaginer : douce, complaisante, aimant à faire plaisir, ne se lassant jamais d’obliger ses amis, en quelque nombre qu’ils soient ; sensible aux tourments d’autrui, elle faisait son plus grand plaisir de contribuer à la félicité publique.

On peut juger que tant d’excellentes qualités me la rendirent extrêmement chère ; nous devînmes inséparables, nous fîmes société de plaisir Mlle ***, ainsi que moi, mal partagée des biens de la fortune, n’avait que ses charmes à opposer aux injustices du sort ; mais de quelle ressource n’est pas une jolie figure ! cela fait face à tout.

M…, aussi riche que laid, était soupirant actuel ; il était chargé du détail de ses affaires. Ce n’est pas un emploi fort lucratif que celui d’intendant d’une beauté à la mode. Qu’y faire ? On concilie rarement l’utile et l’agréable. Comme cette commission demande de certains soins, elle a jugé à-propos de lui associer un adjoint pour le soulager dans une partie de ses fonctions.

Un amant en second, quoique privé des honneurs de la préséance, n’en est pas plus à plaindre. Comme il n’a obligation de son bonheur qu’à notre choix, et que ce choix se trouve libre, il n’en est que plus sincèrement aimé. Le cœur d’une femme aime l’indépendance ; rendre heureux quelqu’un qui a droit de prétendre à nos grâces, ce n’est plus un bienfait, c’est une dette que l’on acquitte ; il n’est point du tout agréable de payer ses dettes, je m’en rapporte à l’expérience journalière ; on donne plus volontiers qu’on ne rend ; c’est que notre âme est fière et que sa vanité se trouve flattée d’être généreuse.

La ***, qui a reconnu la vérité de ce sentiment, n’a donc pas pu se résoudre à laisser M… seul possesseur d’un bien dont il n’est pas tenu de lui avoir obligation ; elle a voulu contribuer aux plaisirs de personnes dont le bonheur fut son ouvrage gratuit : il est beau de mériter de la reconnaissance.

Après avoir quelque temps prodigué ses bontés, assez indistinctement, elle s’est enfin rendue au mérite singulier du petit ***. Il ne lui a pas été difficile de se l’attacher. Charmés l’un de l’autre, ils jouissaient depuis longtemps des douceurs qui accompagnent un amour mystérieux. Que les plaisirs dérobés sont doux ! car il faut avouer que *** doit les trois quarts de ses attraits vainqueurs à la contrainte dans laquelle elle est obligée de vivre avec lui. Rien, au reste, de plus ordinaire que son mérite : point de figure, à moins qu’on ne veuille donner ce nom à une petite mine chiffonnée, qu’on ne peut définir ; un corps déhanché et contrefait, l’air d’une pagode, minaudier en chantant, et chantant alternativement du nez et de la gorge, et presque toujours faux ; tel qu’il est, on ne l’a pas aisément, les femmes se l’arrachent, il est de mode.

Lorsque ma bonne amie me fit confidence de son goût pour lui, je le trouvai si déraisonnable que je ne pus m’empêcher de lui en marquer ma surprise. Ajoutez à cela que dans le détail qu’elle me fit de cette belle passion, il lui échappa de certains traits qui, s’ils faisaient honneur à la bonté de son âme, devaient humilier un peu son petit amour-propre. Il me parut nouveau qu’un homme ne bornât pas son ambition au seul plaisir de lui plaire, et qu’il ne se tînt pas assez honoré d’inspirer des désirs, sans exiger qu’elle ajoutât à la faiblesse qu’elle avait pour lui l’oubli de son propre intérêt ; en un mot, j’étais révoltée de voir qu’il y eût des hommes qui osaient mettre un prix à leur amour, et des femmes assez dupes pour les acheter ; on ne m’avait pas accoutumée à ces façons-là et je doute fort qu’il fût facile de me les faire goûter.

Je fis là-dessus toutes les représentations que l’amitié et l’honneur du sexe exigeaient de moi. Mon amie, que mes exhortations ne persuadaient pas, voulut me faire approuver ses sentiments, me présenter l’heureux petit mortel dont l’acquisition lui tenait si fort au cœur. Pressée par ses sollicitations réitérées, je consentis à ce qu’elle exigeait de moi ; car, quoique je ne l’approuvasse pas, je ne pus m’empêcher de succomber au penchant naturel qui me porte à être compatissante pour les faiblesses de mes amis. Nous liâmes la partie et je me rendis au jour indiqué dans une de ces petites maisons destinées aux douces aventures.

Mon amie était déjà arrivée ; pour son cher Adonis, il n’était pas fait à se trouver le premier au rendez-vous. Une exactitude trop marquée ne siérait point à un homme à bonnes fortunes, cela serait contre les règles du bel air ; nous nous amusâmes à causer ensemble en l’attendant. Enfin nous entendîmes à la porte le bruit d’une chaise qui s’arrêtait (cette chaise mériterait une ample digression, si le temps me permettait de l’entreprendre). Deux figures assez ornées entrèrent aussitôt ; je n’eus point de peine à reconnaître l’amant de Mlle ***. Il se présenta avec toute la fatuité d’un conquérant à gages ; l’autre, d’un maintien plus modeste, nous régala d’un déluge de profondes révérences.

J’examinais cependant l’objet des tendres complaisances de ma chère compagne. Si le récit qu’elle m’avait fait avait été capable de surprendre ma religion en me faisant concevoir un jugement avantageux, sa vue aurait suffi pour me faire rabattre des idées avantageuses que j’aurais pu m’en former. Il y a comme cela une infinité de choses qui perdent à être vues de trop près ; son entretien répondait à merveille à sa personne. Il débita en deux minutes plus de deux mille fadeurs, le tout assaisonné d’un ton doucereux et satisfait.

Ma bonne amie, sur le cœur de laquelle un charme trop puissant agissait pour en juger sainement, écoutait ses insipidités comme les plus jolies choses du monde ; elle éclatait de rire à tous moments, et le petit bonhomme, fier de l’effet merveilleux de son jargon, redoublait de fatuité et n’en découvrait que mieux le sot et méprisable orgueil dont son ridicule esprit était infecté et qui avait pénétré toutes les parties de son âme, si tant est que la nature ait bien voulu prendre la peine de se déshonorer pour former des âmes en faveur d’animaux d’une si vile espèce.

Mon attention à le considérer, que sa vanité ne manquait pas sans doute d’interpréter favorablement, m’avait empêchée d’abord de répondre aux politesses de son acolyte ; mais il multiplia si fort les révérences et les compliments que je me vis forcée de sortir de ma rêverie pour y répondre.

À l’exacte symétrie de ses courbettes, dans lesquelles l’homme de l’art se faisait sentir, j’entrevis à qui j’avais affaire. Je ne me trompais pas : je le pris pour ce qu’il était, pour un maître de danse. Rien de si aisé à reconnaître que ces sortes de gens ; on les distingue au premier coup d’œil. On se mit à table. M. de l’entrechat s’était placé près de moi et me faisait assidûment sa cour.

À ses manières prévenantes et à un certain air mystérieux que je voyais régner sur les visages des convives, je m’aperçus bien que la partie était concertée entre eux et que ma bonne amie voulait absolument m’engager à l’imiter ; mais comme je n’étais point prévenue du même entêtement, je ne me prêtais que médiocrement aux caresses dont on m’assaillait : je ne me sentais pas intérieurement trop tentée de l’honneur attaché à la qualité de protectrice de gens à talents. Je les ai toujours regardés comme utiles à la volupté et propres à entrer dans la composition des plaisirs, mais n’en devant jamais faire le fonds essentiel : ils sont bons à voir, mais il faut s’en servir très sobrement, l’usage gâte tout. J’aurais bien fait, en conservant toujours la même idée, d’agir en conséquence.,

Le dîner fut court ; on y médit extrêmement ; l’Opéra fut passé en revue, les anecdotes les plus scandaleuses furent détaillées ; on ne fit grâce à personne. On se leva de table ; ma bonne amie, pressée par sa tendresse, passa dans un petit cabinet voisin pour y jouir avec plus de liberté de la conversation de son Orphée ; je restai seule en proie aux politesses subalternes du danseur.

Il débuta d’abord par un étalage de sentiments estropiés, le long détail de ses bonnes fortunes ; je fus régalée de l’énumération des jolies femmes qui avaient bien voulu se ruiner pour acheter le plaisir d’être déshonorées par un homme si charmant et qui ne menaçait pas moins que de faire une irruption dans les chœurs de l’Opéra… Il me fit ensuite une tendre déclaration de son amour, se précipita à mes genoux en héros de théâtre, m’assura d’une fidélité éternelle, en appuyant adroitement sur le sacrifice qu’il allait faire à mes appas des plus aimables femmes de Paris.

Qu’un homme est ridicule lorsqu’il veut nous toucher et que l’aveu de notre cœur se refuse à l’illusion !

J’écoutais ses protestations d’un air nonchalant, ne répondant que par monosyllabes, et fort embarrassée de ce torrent de galanterie qui me faisait soulever le cœur. Il prit apparemment mon air ennuyé pour une tendre rêverie ; il en voulut profiter en galant homme qui savait épargner aux personnes affectées de son mérite la honte de céder, en s’apercevant de leur défaite : il se mit en devoir d’abréger les gradations qu’il regardait comme inutiles pour la réussite de son entreprise. Je revins de mon étourdissement, à l’impression que firent sur moi certains gestes dont la familiarité me choqua.

— Votre main s’égare, lui dis-je, monsieur, et cela d’un air très sérieux.

— Ah ! mon adorable, reprit-il, pourquoi vous en apercevoir ?

— C’est que je n’aime point du tout ces façons-là, lui répliquai-je.

Le ton sec dont je prononçai ce peu de paroles l’étourdit : il est fâcheux d’avoir trop compté sur son petit mérite, on court risque de jouer un sot personnage lorsqu’il échoue. La vanité ne se fait point du tout à ces sortes de méprises. Mon homme me parut déconcerté de mes rigueurs. L’air de suffisance qu’il avait affecté d’abord en perdit la moitié des grâces qu’il y avait répandues ; sa hardiesse n’en diminua pas cependant, mais elle n’en parut que plus rebutante.

La vilaine chose que l’impudence toute nue et lorsqu’elle n’est pas du moins décorée par des dehors supportables ! Que ces hommes qui, venus trop tard au jour, n’ont du monde poli que la superficie, paraissent méprisables lorsqu’on les rejette dans leur naturel ! Singes maladroits d’un ton qui n’est pas fait pour eux, ils ne peuvent le soutenir longtemps ; le masque tombe à la moindre surprise et découvre toute la difformité du caractère sur lequel il est appliqué.

Le danseur, que mes manières peu obligeantes n’encourageaient pas, se trouva réduit à n’avoir plus d’autre ressource qu’une impudence décidée. Il revint à la charge : je fus tentée de lui dire des injures, mais les injures glissent sur de pareilles gens ; je crus qu’un soufflet serait plus persuasif. Quoique les gestes de main soient opposés à la douceur de mon caractère, il fallut bien en venir là ; car le fat, quoique peut-être plus vain qu’emporté, ne gardait plus de mesure et m’excédait de l’impertinence de ses transports.

Je saisis mon temps pour lui infliger la petite correction que je méditais. Trop occupé de la réussite de certains projets, il avait négligé de se précautionner d’une attitude solide ; je le surpris entre bond et volée ; l’impulsion violente, secondée par le poids de son corps, lui fit perdre subitement l’équilibre ; le trébuchement fut rapide, il tomba à la renverse, dans la situation la moins propre à inspirer de la compassion.

Ce spectacle grotesque éteignit ma colère ; je ne pus m’empêcher d’éclater de rire, tandis que cet amant maltraité, humilié de sa chute, se relevait en me donnant sans façon tous les noms que je venais de mériter avec lui.

Ce débordement d’injures me rendit une partie de ma mauvaise humeur : je venais de défendre ma vertu avec trop de dignité pour n’être pas formaliste sur les épithètes. Je trouvais fort mauvais qu’un petit danseur de la seconde classe osât s’oublier avec moi ; les termes peu mesurés dont il se servait pour me reprocher la dureté de mon procédé me parurent autant de blasphèmes. Je le traitai à mon tour sans ménagement ; la conversation devint extrêmement vive. Lorsque deux cœurs ulcérés commencent une fois à s’épancher en invectives, c’est à qui renchérira avec plus d’énergie.

La fureur dont j’étais animée me fournissait, avec une volubilité extraordinaire, les expressions les plus piquantes ; mon ennemi ne se possédait plus. Je ne sais si les injures d’une femme sont plus outrageantes ou si, moins fertile que moi et s’étant épuisé d’abord, il n’avait plus rien que de faible à me dire ; mais je vis le moment que j’allais être traitée comme un homme.

Mon amie et son tendre amphitryon, dont ce vacarme avait interrompu le délicieux tête-à-tête, survinrent fort à propos. Ils rentrèrent dans la salle et nous trouvèrent occupés à nous dire réciproquement tout ce que la honte et la colère pouvaient nous suggérer.

Ils songèrent d’abord à s’opposer aux premières saillies de notre animosité. Mlle *** vint se jeter à mon cou et m’engagea, à force de caresses, à supprimer un torrent d’invectives dont j’accablais mon adversaire.

Tandis qu’elle s’employait charitablement à me remettre dans une assiette plus tranquille, le petit *** exhortait son compagnon à rentrer dans son devoir et à prendre des manières plus respectueuses ; l’orage se calma.

Je suis naturellement bonne ; j’avais été contrainte de prendre beaucoup sur moi pour en venir à cette extrémité ; on me demanda grâce ; un cœur généreux n’est pas inexorable, le cœur d’une femme surtout, si sujet à passer d’une extrémité à l’autre.

Après quelques petites façons que je n’affectais même que pour la forme, j’accordai sans peine le pardon qu’on exigeait de moi ; le traité fut conclu. La réconciliation que nos entremetteurs venaient d’opérer ne leur parut pas cependant encore assez complète. Ils voulurent absolument que je la ratifiasse, afin de se précautionner, disaient-ils, contre quelque nouvelle scène aussi scandaleuse que la première.

Je balançai quelque temps sur l’évidence des preuves qu’on me suppliait de donner d’un sincère oubli ; mais j’étais pressée trop vivement pour pouvoir m’en défendre. Il fallut céder, pour éviter le ridicule de passer pour un esprit bizarre et peu complaisant ; on me conduisit par degrés, en dépit de quelques légères difficultés, et la politesse obtint à la fin de moi plus que je n’en venais de refuser avec tant d’aigreur à la témérité. Tout fut pacifié.

Je ne me livrai d’abord qu’avec assez d’indifférence aux empressements du danseur. Nous préludâmes une espèce de raccommodement dont la nonchalance fit tous les frais ; je reçus tous ses hommages de l’air distrait d’une princesse dont les faveurs honorent. Mais j’éprouvai bientôt que s’il est facile à une femme qui n’aime pas de se refuser aux premiers transports de l’amant qui la presse, il arrive rarement qu’elle persiste dans son insensibilité, surtout quand elle est née avec un cœur sensible et reconnaissant.

Je n’avais prêté au commencement de l’entretien que cette attention froide, quoique polie, qu’on ne peut honnêtement refuser aux bienséances ; je sentis par degrés qu’elle m’affectait plus que je ne l’aurais cru. M. ***, qui s’imagina sans doute qu’il y allait de son honneur à me faire revenir de ma prévention, en m’excitant à partager ses empressements, sut, en dépit de moi, y jeter de ces nuances d’intérêt contre lesquelles ma froideur n’était pas en garde. Je fus enfin dans l’obligation d’avouer que la différence que l’imagination met quelquefois entre certains objets qui, dans le fond, sont les mêmes, ne peut tenir longtemps contre la force victorieuse de la réalité.

Un plaisir, que je n’avais ni prévu ni désiré, vint s’emparer de mes sens ; mon cœur, habituellement susceptible des impressions de la volupté, succombe machinalement à la force insurmontable du penchant qui m’entraînait ; j’oubliai toute ma gravité, mes yeux se troublèrent ; un long égarement suspendant toutes les facultés de mon âme semblait m’avoir enlevée à moi-même : je ne revins de ce désordre que pour m’y replonger de nouveau ; et lorsque l’illusion fut dissipée, j’eus peine à croire que ce qui venait de se passer ne fût pas l’effet d’un songe. Je crois que cela peut s’appeler une surprise de tempérament.

Quelque peu de sujet qu’eût mon fier vainqueur de se féliciter de ses progrès, il me parut cependant que mes bontés, quoique involontaires, chatouillaient son amour-propre ; car de quoi notre misérable vanité ne tire-t-elle pas avantage ! Enflé du prix que la sensualité avait accordé par instinct aux efforts qu’il venait de faire pour l’émouvoir, il prit tous les airs d’un conquérant aimable ; je reconnus sa fatuité aux éloges outrés qu’il donnait à la générosité de mon âme ; excédée de ce redoublement de faveurs, j’allais périr d’ennuis lorsqu’un fracas épouvantable vint terminer ce désagréable tête-à-tête.

Ce bruit, qui continuait toujours en augmentant, nous fit oublier tout autre soin que celui d’une curiosité qui n’était pas sans inquiétude.

La maison où nous étions, toujours ouverte aux plaisirs et véritable séjour de la volupté, n’était pas uniquement consacrée aux mystérieux rendez-vous de ma bonne amie. La prêtresse du lieu, pitoyable par état et par goût, exerçait l’hospitalité de la manière du monde la plus édifiante. Quantité d’amours errants et dépourvus des commodités nécessaires pour la conversation étaient toujours sûrs d’un accès favorable auprès d’elle. Elle leur souriait avec bonté ; et moyennant une honnête rétribution, par forme de reconnaissance, leur donnait charitablement le couvert, avec la liberté la plus entière.

Les bonnes façons qu’on avait pour les étrangers dans cette espèce de caravansérail y attiraient tant d’hôtes qu’il désemplissait rarement ; ce qui ne faisait pas, comme on peut le juger, un asile respectable.

Mlle *** était rentrée dans la chambre avec le petit ***, dont la contenance n’était guère propre à nous rassurer contre l’invasion dont nous étions menacés. Les coups se multipliaient cependant, et déjà la porte ébranlée avait abandonné un de ses gonds ; la vue de l’autre, qui ne tenait presque à rien, nous glaçait d’effroi. Les habitants d’une ville sur le point d’être forcée n’ont jamais éprouvé de frayeur plus terrible. Nous entendions la dolente propriétaire du réduit amoureux, qui s’efforçait, par les plus humbles supplications, de calmer la fureur des assiégeants. Ils ne répondaient à ses éloquentes prières que par des éclats de rire.

Nous attendions l’événement dans un profond silence. Enfin notre misérable clôture, succombant sous l’effort d’un dernier assaut, leur livra le passage disputé. J’avais d’abord été alarmée, mais la présence des vainqueurs me rassura ; leur air n’avait rien de farouche ni de capable d’inspirer la terreur.

Ils nous abordèrent avec politesse, en s’excusant de la petite alarme qu’ils nous avaient causée.

— Mesdemoiselles, dit un de ces messieurs, pardonnez la vivacité de notre procédé ; mais il n’était pas honnêtement possible de nous en dispenser sans nous mettre dans le cas d’être privés du plaisir de vous offrir nos services. Cette folle, continua-t-il, en parlant de la maîtresse de la maison, voulait absolument nous interdire votre présence, en nous disant que vous étiez sérieusement occupées ; il est évident qu’elle nous en a imposé, je vois le petit *** qui ne se pique pas d’intéresser essentiellement.

À ces mots, il s’avance vers le chanteur consterné qui, dévorant une partie de son chagrin, répondit à cette politesse cavalière d’un ton fort respectueux et dans la plus humble contenance.

— Vous m’honorez, monsieur le comte, répondit-il en bégayant, mais…

— Allons, mesdames, interrompit l’orateur, daignez nous suivre ; vous allez trouver ici d’aimables femmes avec lesquelles vous ne serez pas fâchées de faire amitié et qui seront charmées de vous. Rien n’est plus beau que de mettre ses biens en commun.

En disant cela, il me présenta la main, que j’acceptai, quoique en hésitant un peu.

— Vous faites l’enfant, mon petit ange, me dit-il. À propos, ne manque pas de marcher sur nos traces, mon petit bonhomme ; ton camarade chante-t-il proprement ? Il faut qu’il soit de la partie ; nous avons ici de nos amis qui sont fous de musique.

Il n’y a guère de réplique à des sollicitations si pressantes ; nous nous laissâmes conduire dans une salle voisine où tout le reste de la compagnie était assemblé. Nous trouvâmes des femmes assez jolies ; nous fûmes reçus avec tous les égards imaginables. On nous fit mettre à table. La joie et les plaisirs régnaient sur les visages de tous les convives ; à la réserve de nos amants disgraciés, qui ne pouvaient digérer facilement la honte d’avoir été interrompus dans leurs tendres ébats.

— Allons, mon ami…, quelque chose de toi, je t’en prie.

Le petit bonhomme qui, dans ce moment, ne se trouvait pas disposé à faire ce qu’on exigeait de lui, s’excusa sur un rhume qui tenait sa voix en échec.

— Je ne suis pas dupe de ton incommodité, reprit le comte ; ce faux-fuyant est le subterfuge ordinaire des musiciens. Vous êtes un peu quinteux, messieurs les choristes du premier ordre, mais vous n’êtes pas ici à l’Opéra, et j’espère que vous ne nous refuserez pas la grâce que nous vous conjurons de nous accorder. Allons, chanteur, chantez, ou retirez-vous.

L’air doux et aigre dont le comte assaisonna ses instances causa un peu d’émotion au musicien. Il pâlit et rougit presque dans le même instant. Il paraissait indécis sur sa réponse. Que faire cependant ? Il n’y avait que deux partis à prendre, ou la douceur ou l’impertinence. Ce dernier lui parut préférable. Il ne voulut pas absolument qu’il fût dit dans le monde qu’on eût pu contraindre un demi-dieu de coulisse : cela aurait avili l’ordre.

La gravité de son refus indisposa le comte, qui le traita avec hauteur. Ce qu’on dit de piquant, joint à ce qu’il voyait qu’on nous prodiguait les marques de tendresse les plus familières, sans aucun respect pour sa présence, lui fit perdre toutes mesures. Secondé de son compagnon qui, s’imaginant que c’était là le ton de la bonne compagnie, cherchait encore à renchérir sur lui, ils s’oublièrent enfin d’une façon si rogue que toute l’assistance, révoltée de l’insolence de leurs propos, les pria de s’exiler eux-mêmes, et ce qu’il y eut de plus mortifiant, c’est qu’on ne leur laissa pas le choix du passage.

Mlle ***, qui voyait avec chagrin le traitement qu’on préparait à l’idole de son cœur, voulut interposer sa médiation ; je joignis mes prières aux siennes, nous ne pûmes rien obtenir : une douzaine de domestiques vinrent exécuter impitoyablement la sentence prononcée par leurs maîtres. Quoique l’étage ne fût pas extraordinairement haut, ils ne laissèrent pas de balancer ; mais à la fin, on leur donna de si bonnes raisons qu’ils s’y déterminèrent.

Je fis ce que je pus pour apaiser la douleur de mon amie, qui paraissait inconsolable ; mais voyant que je faisais peu de progrès, je m’en remis au temps, ressource infaillible dans les afflictions.

En effet, au bout de quelques instants, l’orage s’apaisa, les pleurs se tarirent, un reste de mélancolie même ne put tenir contre l’efficacité de deux ou trois verres de champagne. La sécurité reparut, il ne fut plus question que de se réjouir et de mettre à profit le reste de la journée. Personne ne s’épargna pour la rendre complète ; on voyait éclore sans cesse des plaisirs de toute espèce. Les désirs variés et multipliés à l’infini produisaient à tous moments quelque chose de nouveau. On fit des essais de volupté dont la singularité ingénieuse me remplit d’admiration. Les expériences furent poussées si loin que, malgré mon grand usage, je fus obligée de convenir que je n’étais qu’une écolière.

Je n’aurais jamais cru que l’amour trouvât tant de ressources dans l’imagination. Que ne m’est-il permis de tracer ici une légère ébauche de ce tableau divertissant ; mais ce sont des mystères de l’art qui ne doivent pas être profanés par une impudente révélation. Il y a d’ailleurs certains détails qui ne sont pas du goût de tout le monde ; je m’impose donc le silence autant par pudeur que par discrétion.

Rien ne démontre mieux la frivolité des plaisirs dont nous sommes affectés et le peu de fond que nous devons faire sur l’impression passagère qui en porte le sentiment à notre âme, que la rapidité avec laquelle ce même sentiment s’évanouit ; il semble que nous ne soyons faits que pour entrevoir le bonheur, sans que notre vue puisse s’arrêter. Un instant imperceptible le fait naître et l’anéantit. Il reparaît de nouveau pour s’échapper avec la même promptitude ; nous y volons sans cesse avec empressement, animés par l’espoir de fixer son inconstance : mais il trompe tous les efforts que nous faisons pour le retenir, jusqu’à ce qu’enfin, épuisés par les fatigues d’une course inutile, nous soyons obligés de renoncer à une entreprise aussi folle que celle de prétendre fixer la volonté fugitive. C’est ainsi que notre cœur, triste jouet des passions, après avoir été quelque temps la dupe d’un délire qui le séduit, ne revient d’une erreur dangereuse que pour ressentir plus vivement toute l’humiliation dont l’accable la découverte de son erreur : flétri par un dégoût insurmontable, les désirs même, seule consolation qui pourrait adoucir l’amertume de son état, lui sont interdits.

Il arrivera peut-être que ces réflexions seront trouvées trop sérieuses ; mais je supplie mes lecteurs de suspendre leur jugement et de ne pas me condamner d’avance. La suite fera bientôt voir que ce n’est pas sans sujet que mes idées deviennent plus sombres qu’à l’ordinaire.

Je touche à un temps qui n’est pas le plus amusant de ma vie : de ces temps critiques auxquels il est rare de pouvoir se soustraire lorsqu’on a le malheur d’avoir l’âme trop bonne et tant soit peu portée à obliger ; on est bien à plaindre lorsqu’on néglige imprudemment de mettre des bornes à sa générosité. Nous sommes sujettes à de certaines tribulations d’état, dont la droiture de nos intentions ne peut nous garantir.

J’avertis ici les personnes que la tristesse rebute et qui n’aiment pas à s’attendrir sur les infortunes de leurs semblables de passer quelques feuillets de ces mémoires sans se donner la peine de les lire. Le triste événement dans le récit duquel je vais entrer n’obtiendrait sans doute pas leur suffrage ; ce n’est pas actuellement pour elles que j’écris : c’est pour les bons cœurs, pour ces âmes tendres et compatissantes qui aiment à entrer dans les peines des autres ; qui, par un retour secret sur elles-mêmes, sont flattées de se retrouver dans l’image d’accidents qu’elles ont éprouvés, ou qui les menacent, et qui, en plaignant les malheureux, savourent cette douceur délicieuse, préférable, par la noblesse du sentiment qu’elle excite, aux accès indécents d’une joie immodérée.

Je rentrai chez moi l’âme si intimement pénétrée de son néant et si parfaitement revenue des vanités du siècle que je regardais avec un souverain mépris les occupations mondaines les plus intéressantes. J’étais d’une indifférence à glacer sur tout ce qui s’appelle plaisirs et divertissements ; à peine me restait-il assez de force pour penser que j’existais encore. Un engourdissement léthargique s’était emparé de mes sens. Les caresses du marquis, tout cher qu’il m’était, ne purent m’en faire revenir.

Dans cette inaction universelle de toutes les facultés de mon âme, à peine obtint-il que la complaisance me nécessitât à donner quelques faibles signes d’applaudissement à des transports que je partageais ordinairement avec tant d’ardeur. Une indolence si marquée lui parut surprenante ; il s’en plaignit : ses reproches me touchèrent fort vivement, mais sans pouvoir rien changer aux dispositions de mon cœur. Il fallut bien, faute de meilleure ressource, se résoudre à prendre patience.

Une pareille situation m’était trop peu naturelle pour durer longtemps. Je me réveillai après quelques jours de sommeil. Ce retour subit me fit douter pendant quelque temps de la réalité de ce qui m’était arrivé. Je fus même tentée de mettre la chose au rang de ces illusions nocturnes que le jour dissipe ; mais, hélas ! je n’eus pas le bonheur d’en pouvoir longtemps porter le même jugement.

Des signes trop certains vinrent au bout de quelques jours lever mes scrupules et fixer mes incertitudes ; jamais la fidélité de ma mémoire ne m’a servi si à contretemps. Je me rappelai ce qui s’était passé avec une sorte de répugnance : ce souvenir inattendu me causa d’abord quelques inquiétudes. Ces inquiétudes se multipliant par degrés se convertirent bientôt en chagrins réels. Je me trouvai livrée en proie à des remords d’autant plus pressants qu’ils étaient involontaires ; ils faisaient à chaque instant de nouveaux progrès en dépit des efforts que j’employais pour les étouffer. Ils me rendirent rêveuse, mes tristes idées ne finissaient point, plus je m’examinais, plus je trouvais de sujets d’exercer mon attention. Enfin, éclairée par l’évidence des preuves, il n’y eut plus moyen de m’étourdir sur mon état ; je sentis chanceler toute ma fermeté à la vue de cette affligeante découverte. Déterminée par la nécessité, il ne fut plus question que de consulter l’oracle pour m’éclairer sur le plus ou moins de gravité de mes réflexions.

Le marquis était à la campagne depuis quelques jours ; je frémissais à la seule pensée de lui avoir communiqué dans nos entretiens quelques sujets de méditer aussi désagréablement que moi. J’étais vis-à-vis de lui responsable d’une manière trop particulière des suites de mes bontés, pour ne pas m’attendre qu’il fût très scandalisé de l’infidélité de la caution.

Mes craintes diminuèrent cependant, en recevant de ses nouvelles, accompagnées d’une douzaine de bouteilles de vin de Champagne qu’il m’envoyait, disait-il, afin de m’égayer un peu pendant son absence. Je me crus hors de danger de ce côté-là. D’ailleurs, la réponse de l’oracle m’avait tranquillisée ; ce qu’il m’avait dit de consolant et ses conseils, que j’exécutais à la lettre, me faisaient attendre avec moins d’impatience une amélioration qui ne dépendait que du temps.

Je voulus signaler le retour de ma bonne humeur par quelque fête d’éclat ; je fis préparer un grand souper auquel j’invitai la plupart des personnes de ma connaissance. Le commencement du repas fut extrêmement amusant ; j’étais moi-même d’une gaieté charmante, quoique les circonstances où j’étais m’obligeassent à un certain régime.

L’abstinence même que j’observais semblait me donner de nouvelles grâces ; je jouai le rôle de belle malade avec assez de succès pour en recevoir des compliments. Enfin le dessert arriva ; je me ressouvins des bouteilles de vin de Champagne que le marquis m’avait envoyées la veille ; j’ordonnai qu’on les apportât. Surcroît de joie et nouveaux éloges prodigués aux manières intelligentes avec lesquelles je faisais les honneurs de chez moi.

Les précieuses bouteilles arrivent enfin ; on en distribue une partie en différents endroits de la table. Tout le monde, gardant un silence avide, se recueillait dans l’attente de cette délicieuse boisson. Un bel esprit de la compagnie, consommé dans l’usage de décoiffer les bouteilles, en saisit une pour faire parade de son adresse. Les cordons qui captivaient le bouchon étaient déjà coupés ; une légère caresse du pouce l’invitait à laisser le passage libre au prétendu nectar, en s’élevant jusqu’au plafond : invitation inutile, tentatives réitérées avec aussi peu de succès. Après différents essais toujours infructueux, le dépositaire du vase eut la mortification de voir échouer sa science contre la docilité du bouchon paresseux qui ne daigna pas même seconder ses efforts de la moindre activité.

Pour justifier son impéritie, il fallait entamer un mauvais raisonnement et nous prouver en forme que le vin de Champagne pouvait ne pas en être moins exquis, pour ne pas donner des symptômes de son impétuosité ; mais d’autres bouteilles, dont l’ouverture ne fut pas plus bruyante, lui épargnèrent la peine d’achever. On remplit les verres ; au lieu d’une écume blanche qui couronne ordinairement le vin qu’on avait annoncé, on voyait régner sur la surface d’une liqueur morne une mousse ignoble et du plus mauvais présage ; on la porte au nez, l’odorat en jugea encore moins favorablement que la vue. Le goût acheva de décider : les grimaces des convives m’avertirent qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire.

Je voulus juger par moi-même ; je me fis remplir un verre. Ciel ! que devins-je en l’approchant de mes lèvres ! Je rougis de honte et de colère, car je reconnus tout d’un coup la nature du présent qu’on m’avait fait. On avait substitué à la place du vin d’Avenay ou d’Aï une boisson maudite, dont pour mes péchés l’usage m’était devenu familier depuis quelques jours.

Que vous dirais-je enfin, chers lecteurs ? c’était de l’eau de douleur de Cythère, breuvage de pénitence, dont on punit les excès de l’Amour, lorsqu’il arrive à ce dieu imprudent d’être condamné aux rigueurs d’une quarantaine involontaire, pour lui apprendre une autre fois à tenir une conduite plus mesurée.

On fit là-dessus les plus mauvaises plaisanteries ; les malignes consolations qu’on me donna sur cet accident me désespérèrent. Je me levai de table, furieuse de ce contretemps ; je me retirai dans mon cabinet, pour y déplorer avec plus de liberté le motif de ma désolation. Mon ressentiment contre le marquis était au delà de toute expression. Je le regardai dans ce moment comme un monstre d’ingratitude, indigne de ma tendresse et que je ne voulais jamais revoir.

Je crus pendant plusieurs jours que je serais inconsolable ; je ne pouvais digérer l’affront auquel mon malheur m’avait exposée ; car il y avait de la fatalité dans tout cela, et l’on sera obligé d’en convenir, pour peu qu’on veuille examiner la chose sans prévention. Qu’on me permette là-dessus une réflexion bien simple et qui me paraît s’offrir d’elle-même.

Qu’un homme soit vivement piqué d’un outrage qu’on lui fait de gaieté de cœur, et dans un dessein prémédité de l’offenser ; que d’ailleurs celui dont on a reçu ce déplaisir soit quelqu’un obligé, par des raisons de convenance et d’état, à des ménagements de conduite avec lui, j’avoue qu’en pareil cas son ressentiment est légitime et qu’il a droit de s’en formaliser.

Rien de plus naturel que d’être irrité contre des gens qui nous manquent, surtout lorsque l’offense est d’une espèce qui ne convient pas à leur caractère, ce qui prouve un fonds de mauvaise volonté et une envie déterminée de désobliger cruellement ; mais je soutiens qu’il est absolument hors de propos d’en vouloir à quelqu’un qui n’est dans son tort avec vous que par le seul caprice du hasard, à qui l’on ne peut tout au plus reprocher qu’un défaut d’attention à des choses qu’il ne devait ni ne pouvait prévoir.

Le hasard m’avait procuré la connaissance de *** qui exerçait avec assez de succès la profession d’agioteur de Cythère. La protection d’un personnage de cette conséquence est d’une merveilleuse utilité ; ils ont soin d’épargner aux amants les ennuyeuses formalités qui accompagnent les préliminaires de la tendresse ; ils abrègent l’embarras du cérémonial, aplanissent les difficultés et servent d’introducteurs aux amours, qu’ils conduisent aux portes de la volupté par le chemin le plus court.

C’est aux soins industrieux de ces messieurs que l’on a obligation de cet air aisé et sans façon qui règne dans la galanterie. On procède tout uniment, on fait l’amour de plein-pied et on trouve sous sa main les plaisirs tout purs, sans soupirs, sans inquiétudes, sans presque se donner la peine de les désirer.

Je me ressouvins de *** au fort de ma disgrâce : il m’avait plusieurs fois offert ses services ; je résolus de les mettre à l’épreuve, non pas que je fusse absolument pressée, mais j’aime mon état, et je ne déteste rien tant que le désœuvrement ; il faut que le cœur s’occupe de quelque chose, c’est un besoin dicté par la nature. Je l’envoyai chercher ; il ne manqua pas de venir aussitôt. Je lui racontai mon infortune. Ce récit le toucha, nous concertâmes ensemble les moyens d’y remédier.

Il convint avec moi que le marquis ne méritait aucun ménagement, qu’après l’affront qu’il m’avait fait, il ne devait plus espérer un tendre retour de ma part, et qu’il était déchu de plein droit de ses prérogatives sur mon cœur.

Il restait à savoir quel heureux mortel serait dévolutaire du bénéfice dont il venait d’être privé dans notre petit conseil ; *** propose plusieurs sujets. Après avoir balancé quelque temps, indécis sur le choix, par l’excellence des sujets présentés, nous décidâmes enfin en faveur d’un jeune orphelin, presque majeur, qui n’attendait que cette heureuse époque de sa vie pour faire honneur aux trésors que ses parents s’étaient efforcés de lui acquérir en se déshonorant. Dans de si louables dispositions, et près d’entrer dans le monde, il voulait se former au bel usage et prendre le ton de bonne compagnie en se mettant sous la direction de quelque jolie femme qui fût en état, par son expérience, de cultiver de si heureuses inclinations.

Nous arrêtâmes que *** me l’amènerait le lendemain chez moi et que je lui donnerais audience à ma toilette. Après être convenus de nos faits, il me quitta avec promesse de revenir dans peu, accompagné de ce jeune élève qu’il devait confier à mes soins. Il fut exact au rendez-vous. Je vis un grand garçon fort bien fait, d’une figure aimable, quoique un peu obscurcie par un air timide et embarrassé. Il rougit en m’abordant : j’essayai de le rassurer et de le mettre un peu plus à son aise par la franchise obligeante avec laquelle je le reçus. Son guide lui vanta mes beautés et le félicita sur le bonheur qu’il aurait d’obtenir de mon aveu la permission de me faire sa cour.

Il ne répondit à tout cela que par monosyllabes et sa confusion redoublait à chaque instant. Ses yeux cependant, plus hardis que sa langue, commencèrent à s’entretenir avec mes charmes, dont je m’apercevais que la vue faisait une vive impression sur lui. J’étais occupée à arranger mes cheveux, n’ayant sur moi qu’un léger peignoir assez en désordre pour laisser entrevoir des objets mal défendus par une robe négligée. Je surprenais par intervalle des regards dont la furtive avidité m’apprenait que le détail lui paraissait intéressant. Cet effet de mes charmes sur un cœur tout neuf m’amusait trop agréablement pour ne pas faire durer le plaisir en allongeant ma toilette.

Je le retins à dîner avec son fidèle Mentor, qui avait trop de discrétion pour ne pas se retirer lorsque nous fûmes hors de table.

Ce n’était pas, comme on peut se le figurer, quelque chose de fort amusant pour moi qu’un pareil tête-à-tête. Je n’étais pas malheureusement dans des dispositions qui me permissent d’en faire usage. Le ressouvenir de l’accident du marquis s’opposait à ma bonne volonté. J’étais forcée de me rendre justice ; mon cœur, pénétré du sentiment de son infirmité, gémissait de la nécessité qui le contraignait de s’interdire des douceurs dont l’amorce enchanteresse n’eût servi qu’à prolonger son infortune. Un état si violent commençait à m’impatienter. J’avais beau donner la torture à mon imagination, je ne trouvais pas d’expédient qui pût remplacer ce qui me manquait par quelque équivalent raisonnable.

Je rêvais assez tristement ; ce jeune homme, que mon air mélancolique n’enhardissait pas, était retombé dans ses premières transes. Effrayé de se trouver seul avec moi, il ne savait quelle contenance affecter.

Il se promenait à grands pas dans ma chambre, s’arrêtait à considérer quelques estampes, me faisait des questions qu’il oubliait avant que je songeasse à lui répondre. À peine osait-il lever la vue sur moi de temps en temps. Je rencontrai ses yeux par hasard ; les termes me manquent pour exprimer l’embarras où cette surprise le mit. Il n’eut pas même la force de cesser de me regarder, semblable à ces hommes craintifs qui se laisseraient plutôt tuer que d’avoir le courage de fuir.

Je le fixai dans sa situation. Ses yeux immobiles puisaient dans les miens un charme qui les retenait encore davantage. Je n’avais jamais vu de regards comme ceux-là ; son âme tout entière ne paraissait occupée qu’à peindre l’ardeur de la passion dont elle était dévorée. La mienne en fut émue ; une expression si naïve de l’effet de l’amour me toucha davantage que n’auraient fait les transports les plus vifs.

— Monsieur, lui dis-je, venez vous asseoir près de moi.

Il ne me répondit qu’en se précipitant à mes genoux ; une de mes mains, dont il s’empara, fut d’abord en proie à la fureur de ses caresses ; mais son cœur, pressé par le besoin d’aimer, chercha bientôt d’autres objets de ses hommages. À peine pouvait-il prononcer de temps en temps quelques mots mal articulés, incessamment entrecoupés par des soupirs, non pas de ces soupirs languissants, oisifs, amusements d’un amour sans transports et qui se trouve contraint de se réduire aux minutes de la tendresse, faute d’être propre à des occupations plus sérieuses ; mais de ces soupirs brûlants, interprètes animés des sentiments du cœur qui annoncent les désirs, charmants avant-coureurs de la volupté, présages heureux des plus doux plaisirs.

Il ne pouvait contenir le feu qui le pénétrait. J’éprouvais moi-même une agitation incroyable. Ciel ! que ne m’était-il permis de jouir pleinement du triomphe de mes charmes ? Je voyais sans cesse redoubler ses empressements. Curieux à l’excès, il ne pouvait se rassasier de voir, ni de prodiguer les marques de la plus vive tendresse à ce qu’il avait vu.

On ne se rend point sur le chapitre de la curiosité ; une découverte en amène nécessairement une autre. Les gradations sont infinies. En conduisant son examen par étage, il rencontra, à la fin, des obstacles qui ne servirent qu’à irriter ses désirs.

Je ne résistais que faiblement ; il eut bientôt surmonté les difficultés que je lui opposais. Il put alors donner carrière à l’avidité de ses regards.

— Que de charmes ! s’écria-t-il.

Cette exclamation fut suivie d’une espèce d’extase, à la vue d’une sorte de beauté qu’un changement de situation lui découvrit. Je m’aperçus aisément, à l’impression que cette vue fit sur lui, que l’objet avait pour lui le mérite de la nouveauté. Sa première surprise avait un air si naturel que j’eus toutes les peines du monde à m’empêcher de rire.

Tout ce qu’il avait vu jusqu’alors ne parut plus le toucher que faiblement auprès de ce nouvel objet ; ses désirs ne connurent plus de frein ; il se précipita en aveugle et se livra tout entier à sa destinée. Mais que faire de choses dont il ne connaissait ni la destination ni l’usage ? Ses désirs s’égarèrent et il ne me fut pas difficile de me soustraire à ses emportements ; je n’eus d’obstacle à surmonter que mes propres désirs.

Je me remis dans une situation moins critique ; il parut désespéré de sa perte. En vain j’entrepris de le consoler en lui disant qu’il n’avait pas perdu pour toujours ce qu’il regrettait ; mais que je voulais mettre auparavant à l’épreuve la sincérité de son amour.

Rien ne fut capable de lui faire entendre raison. Il ne cessait de me conjurer, avec les plus vives instances, de ne pas le priver plus longtemps d’un bien sans lequel il ne pouvait plus vivre ; il joignait les transports aux prières. J’avais de trop bonnes raisons pour ne pas être inexorable.

Enfin, ne pouvant plus résister à son ardeur et désolé de ma résistance, il ne ménagea plus rien pour tâcher de me fléchir. Il crut que le plus sûr moyen de m’exciter à la compassion était de me découvrir toute l’étendue des maux que je lui faisais souffrir, persuadé que cette vue m’attendrirait en sa faveur.

Dans toute autre circonstance, je n’aurais pas certainement pu tenir contre les traits d’une éloquence si persuasive. Ce spectacle me toucha ; je me sentis émue ; mais plus il excitait ma pitié, moins je croyais devoir y céder. Il paraissait attendre avec une impatience mêlée de crainte le résultat de mes réflexions.

Tout me parlait en sa faveur : sa jeunesse, les grâces naïves d’une figure embellie par la seule nature, sa timidité, son ignorance même qui, par l’embarras où elle le mettait, donnait à ses empressements une expression d’autant plus piquante que je n’y voyais que la vérité du sentiment. Ajoutez à des motifs si puissants ma propre faiblesse et la cruelle abstinence dont mon cœur gémissait depuis quelques jours ; que de raisons pour me déterminer, si une autre raison sans réplique n’eût contrebalancé mon penchant ! Je le regardai tendrement ; la douceur de mon regard, qui semblait lui promettre encore quelque chose de mieux, le pénétra.

Un soupir, que je n’eus pas la force de retenir, lui annonça encore d’une manière plus distincte les dispositions de mon cœur. Enhardi par ces témoignages de mon attendrissement, il renouvela ses instances. Je ne savais plus quelle résolution prendre, lorsqu’une idée que je fus surprise même de n’avoir pas conçue plus tôt me suggéra les moyens de lui faire entendre raison.

L’exposition de ses peines me fit envisager les ressources de consolation que je pouvais employer pour le soulager. Je pris mon texte là-dessus, j’essayai charitablement d’adoucir l’amertume de son état et de le rendre à lui-même. Les passions irritent lorsqu’on les heurte de front ; ce n’est qu’en les flattant qu’on parvient à les rendre raisonnables.

Autant par docilité que par inexpérience, il se prêta aux tentatives de consolation que je mettais en usage pour le tranquilliser. J’en reconnus l’efficacité au délire singulier dans lequel je m’aperçus qu’il se plongeait, j’augurai bien du succès de mes soins. Ses yeux se troublèrent ; son cœur, enivré par cette image de volupté, paraissait absorbé dans une méditation profonde ; il sortit de cette rêverie pour témoigner par ses transports la surprise qu’excitait en lui la nouveauté d’une impression qu’il n’avait pas encore éprouvée. Je reconnus aux battements précipités de son cœur que le charme, parvenu à sa dernière période, allait se dissiper par sa propre force.

À l’instant même, d’heureuses prémices de sentiment achevèrent de me convaincre ; je me rendis à des garants si peu équivoques de la sincérité de l’hommage qu’il rendait aux plaisirs.

Revenu de cet égarement, il ne cessait, par ses baisers brûlants imprimés sur mes mains, de me prodiguer les plus tendres marques d’une vraie reconnaissance : tour ingénieux pour m’engager à renouveler mes bienfaits, car je lisais dans ses yeux que sa reconnaissance était intéressée.

Il faudrait avoir l’âme autrement faite que je ne l’ai pour résister à des manières si délicates de solliciter des grâces. Je me remis de nouveau à lui donner des marques de ma compassion pour son tourment.

Jusque-là j’avais obligé gratuitement, sans aucun retour sur moi-même. J’avais aussi cependant besoin de consolation de mon côté. La tristesse des malheureux se communique par la fréquentation ; il en est, je pense, de même de presque toutes les affections de l’âme.

À force de m’intéresser au sort de l’objet de mes complaisances, je m’aperçus que, séduite par ma pitié, je devenais la dupe de mon bon cœur. J’achevai de perdre le peu de constance qui me restait ; tremblante et certaine d’être forcée d’avoir recours pour moi-même aux bontés que je mettais en usage pour d’autres, je les continuais toujours cependant avec une ferveur incroyable, au hasard d’en épuiser la source.

L’amour, touché de mon désintéressement, eut pitié de moi et récompensa mes soins généreux. Je sentis par degrés que les ressorts de mon imagination s’ébranlaient ; je commençai d’entrer pour quelque chose dans les peines que je me donnais. Émue par mes propres bienfaits, je parvins bientôt au point de les partager, sans faire tort à celui sur lequel je les répandais ; au contraire, même, on s’en persuade que plus aisément lorsqu’on est intimement pénétré du sentiment qu’on veut exciter. Ce que j’éprouvais redoublait l’activité de mes bontés, mes sens se troublèrent, le dernier effet de mes soins acheva de m’en ôter l’usage. Je m’égarai enfin dans un désordre d’autant plus délicieux qu’il n’était dû qu’à la seule force de mes idées.

Quoiqu’une pareille occupation n’eût en soi rien de désagréable, elle eut le sort des meilleures choses qui lassent et rebutent à la fin. Je discontinuai mes bontés, n’en pouvant plus faire une application utile. Il fallait remplir le vide du reste de la journée.

Je proposai à mon amant de me conduire à la comédie, il consentit. Il m’apprit, en allant, sa situation.

Fils unique d’un père extrêmement riche, il dépendait d’un oncle qui lui refusait avec dureté les plus légères bagatelles ; une conduite si gênante l’avait forcé de recourir aux usuriers. L’obligeant ***, ministre de ses plaisirs, était parti revêtu de la qualité d’agent secret pour conclure un traité avec un de ces honnêtes messieurs et devait l’amener le soir même chez moi pour ratifier les articles.

Nous arrivions à la comédie. J’étais sous les armes. La magnificence de mon ajustement abusa l’ouvreuse de loges, qui, jugeant à mes habits que je devais être placée avec distinction, nous installa dans les premières loges.

Une réflexion, qui passa rapidement, me fit douter si j’accepterais cet honneur ; mais l’amour-propre me décida. Je me trouvai flattée de pouvoir représenter publiquement avec quelque sorte de dignité. C’était d’ailleurs un coup d’État : en occupant cette place, j’acquérais le même droit à toutes mes semblables. L’intérêt du corps voulait donc que j’en prisse possession.

J’entre avec cette noble hardiesse que les ignorants traitent d’impudence. Je jette quelques regards nonchalants dans les loges voisines, j’honore le parterre d’un air méprisant, tel que doit l’avoir une divinité pour de faibles mortels. Je m’assieds, je prends une attitude ; je fus fâchée dans le moment de n’avoir pas apporté un panier à ouvrage, sentant combien j’aurais relevé la majesté de ma contenance en m’occupant à faire des nœuds. J’y supplée en marquant la mesure par de légères inclinations de tête alliées au mouvement d’une de mes mains.

Tandis qu’occupée de la noblesse de mon maintien, j’essayais de me donner les grands airs que m’avait appris l’usage du monde, le parterre, dont j’avais excité l’attention, cherchait à me déchiffrer. C’est un amusement qui charme pour quelques instants l’impatience que cause la lenteur des comédiens.

Plus de cent lorgnettes braquées contre ma figure me mirent au fait de la curiosité des spectateurs. Je n’étais pas une énigme ; il est d’ailleurs impossible que dans la foule qui compose une assemblée aussi nombreuse il ne se trouve des personnes de connaissance ; une femme répandue n’a jamais l’agrément de pouvoir garder l’incognito.

Quelquefois la gloire devient importune ; il est triste d’être toujours affichée malgré soi, et d’être en tous lieux accablée du poids de sa réputation.

Les regardants n’eurent pas beaucoup de peine à savoir qui j’étais ; mon nom courant de bouche en bouche les instruisit tous. Un murmure confus s’éleva, ce qui fut suivi d’un battement de mains universel. Ces applaudissements n’étaient pas trop de mon goût ; ils obligent les acteurs pour qui ils sont faits ; j’ai vu même quelquefois des auteurs du premier ordre ne pas dédaigner cet encens.

Quelque peu de cas qu’on fasse des idoles avec lesquelles ils le partagent, cela ne les empêche pas d’y courir avec avidité ; de disparaître des endroits où ils ont épuisé les applaudissements, de se remontrer ensuite dans d’autres pour les renouveler ; de se multiplier dans tous les coins de la salle et de ne se retirer qu’après avoir savouré de toutes les manières un plaisir si flatteur.

Ces petites industries ont plus d’un objet. Ce mécanisme innocent entretient la bonne intelligence avec le public et pourrait même quelquefois étayer une pièce nouvelle.

Ma modestie commençait à s’alarmer de ce concert unanime. Je feignis quelque temps d’ignorer que j’en étais l’objet. Le parterre, trop plein de bonne volonté, s’aperçut de l’écho que la pudeur opérait sur moi, il ne voulut pas absolument que ma gloire fût la victime de ma retenue. Plus je paraissais me refuser aux hommages, plus il affectait de les caractériser : on se pressait en foule du côté de ma loge, mon nom retentissait jusqu’au cintre. Les plus empressés se mettaient sur les épaules des autres pour me considérer de plus près ; je les voyais accourir de l’extrémité de la salle, portés comme en triomphe : ils fendaient la multitude, s’approchaient pour me dire quelques douceurs impromptues et fondaient tout de suite pour faire place à d’autres. Les acteurs sur la scène ne pouvaient obtenir audience, le désordre était général, je pouvais seule le faire cesser ; il n’était pas juste que l’intérêt de ma gloire prévalût sur les plaisirs publics. Je me retirai malgré les efforts qu’on fit pour me retenir en m’applaudissant avec encore plus de fureur.

J’allai dans l’amphithéâtre chercher une place moins exposée à l’incommodité des honneurs publics. Je fus tentée, dans mon dépit, de jeter mon mouchoir au milieu de l’assemblée, avec un défi au plus déterminé de me le rapporter à la fin de la pièce ; mais je me ressouvins heureusement que le trait n’était pas neuf.

Je désirais impatiemment la fin du spectacle ; car les hommages que le parterre me renouvelait de temps en temps ne laissaient pas que de me fatiguer malgré mon intrépidité.

Nous sortîmes enfin et nous voilà de retour chez moi, où *** nous attendait depuis une heure, accompagné du modeste et révérencieux M. Harpin, le refuge de tous les enfants de famille brouillés avec leurs pères ou leurs tuteurs. On avait choisi ma maison pour le lieu du rendez-vous, dans l’appréhension que la figure équivoque de l’usurier ne causât des soupçons à l’oncle de *** ; c’est le nom de mon nouveau soupirant.

Nous eûmes à essuyer un discours ennuyeux sur la difficulté des ressources et sur la rareté de l’argent, obstacles qui eussent rebuté Harpin, sans l’amitié qui le liait avec *** et l’inclination qu’il se sentait à obliger d’honnêtes gens.

Après bien des discussions, on convint, moyennant un intérêt énorme, et l’argent fut promis pour le lendemain. Mon amant ne se sentait pas d’aise d’avoir conclu un si bon marché.

Quel plaisir pour un jeune homme captivé depuis son enfance, de pouvoir enfin prendre l’essor et se voir à la veille de disposer d’une somme considérable ! Il embrassait son cher ami *** ; le seigneur Harpin avait aussi part à sa reconnaissance. J’étais presque oubliée dans l’excès de joie qui le transportait ; j’aurais été injuste de murmurer de la préférence qu’il leur donnait dans cet instant, vu les obligations infinies qu’il leur avait.

Pouvait-il prodiguer ses caresses à des personnes qui le méritassent mieux ? Des gens tels que ceux-là sont impitoyables, et c’est pour moi, je l’avoue, une surprise toujours nouvelle de voir le peu de considération qu’on a pour eux. On devrait bien être plus attentif à distinguer par des honneurs et des récompenses des hommes si utiles à la société.

Ce M. Harpin, que tout Paris reconnaîtrait si je le désignais sous son nom véritable, prévint le lendemain l’heure à laquelle il avait promis d’apporter l’argent. Je m’étais aperçue, la veille, à quelques œillades détournées, que j’avais l’honneur de ne pas lui déplaire ; ce soupçon fut confirmé par la visite matinale qu’il me rendit.

J’étais encore couchée lorsqu’on l’annonça. Je ne crus pas devoir faire de façons avec lui ; je criai de mon lit qu’on le fît entrer. Miséricorde, quel excès de parure ! du linge blanc et une perruque presque poudrée ; un visage où la crasse primitive ne paraissait plus que par sillons, ce qui démontrait l’envie qu’on avait eue de le nettoyer.

Je vis, pour le coup, qu’il y avait du dessein, et j’en lirai un favorable augure. Je m’imaginai que je pourrais me servir de ce commencement d’inclination pour essayer d’amollir la dureté de son âme et faire modérer l’intérêt excessif qu’il avait exigé. Mais je fus bien obligée de rabattre de mes espérances. À peine lui en fis-je l’ouverture qu’il se récria comme si l’on eût attenté à sa vie.

— Ah ! de grâce, mademoiselle, me dit-il, ne parlons pas de cela, je n’ai déjà que trop sacrifié de mes droits ; je ne m’en repens pas cependant, continua-t-il en se radoucissant, pourvu que vous preniez en gré le sacrifice ; mais ne me demandez rien de plus ; si vous saviez combien je mets du mien, bien loin de vous plaindre, vous seriez la première à me blâmer.

Hélas ! ajouta-t-il en poussant un soupir rauque, si je me suis restreint à cette somme modique, c’est que j’ai pensé, mon adorable, que vous me tiendriez compte du surplus et qu’un peu de vos bontés me dédommagerait.

Je n’avais jamais écouté des douceurs d’usurier. Celles-ci me parurent singulières ; je trouvai plaisante cette façon peu coûteuse de prétendre à mes bontés. Je résolus de le punir de sa témérité. Il ne méritait point de ménagement ; aussi n’en eus-je aucun pour lui. Je fus charmée de trouver cette occasion pour venger mon amant et le public rançonnés par son avarice.

Le lecteur se souviendra sans doute de la disposition critique où j’étais ; l’enchantement subsistait toujours, à quelques adoucissements près, qui ne m’empêchaient pas de pouvoir communiquer le charme. Je saisis une conjoncture si favorable de châtier un homme que la vindicte publique réclamait. Je feignis de m’attendrir.

Harpin, charmé d’obtenir de si doux moments à si juste prix, profita du gratis avec avidité ; on ne trouve pas toujours de si bons marchés. Je n’épargnai rien pour le lui faire trouver meilleur : caresses, redoublement de transports, complaisances de toutes les espèces. Je le contraignis d’avouer qu’il ne s’était jamais trouvé à pareille fête. ***, qui vint au bout de deux heures, la fit cesser. L’argent fut compté et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

Comme il avait pris sa réfection de plaisirs pour plusieurs jours, il ne revint pas me voir ; mais je le rencontrai peu de temps après et je devinai à son air qu’il n’était pas de goût à renouveler notre connaissance.

Le beau temps succède à l’orage : vieux proverbe que l’expérience vérifie tous les jours. Les biens présents font oublier les maux qui les ont précédés, et les plaisirs voisins de la douleur n’en deviennent que plus sensibles par la comparaison qu’on en fait.

Les efforts que j’avais employés pour subir mon malheur avec constance ne m’avaient tranquillisée que médiocrement.

J’étais d’ailleurs condamnée à des exercices de pénitence dont la fréquente répétition réveillait mon impatience. Je soupirais ardemment après le jour heureux qui devait me rendre à moi-même.

Cet instant si désiré arriva enfin ; mon cœur devenu plus libre se prêta avec plus de confiance aux agaceries de la volupté. Si je paraissais encore verser quelques larmes, ce n’était plus que par mignardise, à peu près comme un enfant qu’on vient de gronder et qui considère les bonbons qu’on lui présente pour l’apaiser ; la joie renaissante qui brille dans ses yeux laisse encore entrevoir de faibles vestiges d’une douleur évanouie.

L’amour en souriant acheva d’essuyer mes pleurs : l’oracle, par ses réponses exécutées fidèlement, en avait radicalement tari la source ; il m’annonça lui-même que je n’avais plus besoin de le consulter et m’offrit de consolider la certitude qu’il me donnait de mon état par des assurances personnelles. Je le pris au mot, les preuves furent complètes et ne laissèrent aucun prétexte à l’incrédulité.

Qu’il est doux de se trouver enfin délivré d’une ennuyeuse captivité ! le cœur, libre et rendu à lui-même, cherche, par l’impétuosité de ses désirs que la contrainte n’a fait qu’irriter, à se dédommager des contradictions qu’il a essuyées.

Je savourai avec un ravissement inexprimable le plaisir de pouvoir donner au timide *** les premières leçons de tendresse. Les ménagements que j’avais été obligée de garder avec lui l’avaient préparé par degrés. L’instant de son triomphe était arrivé ; je ne voulus pas le reculer davantage ; mes désirs, d’intelligence avec les siens, ne me permettaient pas de différer.

Que le lecteur se rappelle cet instant heureux où son âme, étonnée de la rapidité de ses désirs, se livra pour la première fois aux charmantes impressions de la volupté ; qu’il se retrace ces mouvements confus de joie et de plaisir, cette délicieuse ivresse, ces transports, ce désordre des sens qui pénètre le cœur et l’enchante à l’apparition subite d’un plaisir imprévu. Tel était mon amant ; ma sensibilité égalait la sienne. La retraite et l’austérité à laquelle je m’étais astreinte depuis quelque temps m’avaient donné des sens presque neufs. Pénétrés de notre tendresse, nos soupirs confondus furent les premiers interprètes de la flamme qui nous consumait ; bientôt nos cœurs, sources intarissables d’amour et de plaisirs, éprouvèrent ce désordre, ces confusions délicieuses, que le sentiment seul connaît et que les expressions les plus vives affaiblissent ; il n’appartient qu’à l’amour d’en tracer l’image dans le fond de nos cœurs.

L’excellence de mon amant, qui se développait de jour en jour, m’attacha à lui. Notre union a duré longtemps sans aucun trouble ; il est aimable, ses yeux sont tendres et spirituels, une physionomie charmante, fort bien fait, quoique un peu maigre ; mais cette maigreur lui sied, elle intéresse pour lui ; elle annonce moins une santé faible qu’un cœur tendre.

Je ne sais pas s’il y a beaucoup de femmes de mon goût, mais je ne manquerais pas de raisons pour le justifier. Je suis révoltée contre ces fainéants engraissés, riches d’un embonpoint acquis à nos dépens, et qui fait moins l’éloge de leur tempérament que la satire de leur mauvais cœur.

J’avais envie de terminer ici la seconde partie de ma vie et de supprimer une aventure qui me fait trop d’honneur pour ne pas alarmer ma modestie ; mais les exemples édifiants sont si rares que je passe par-dessus toute considération. Ce raisonnement n’est peut-être que de l’orgueil déguisé ; qu’importe, pourvu qu’il produise un bon effet.

Notre ami ***, ce vertueux médiateur qui m’avait procuré la connaissance de mon amant, me faisait sa cour avec assez d’assiduité ; je l’avais agréé au nombre de mes commensaux. *** lui prêtait de l’argent ; ces petits bienfaits aiguillonnaient sa reconnaissance ; il cherchait toutes les occasions de m’en donner des marques. Il vint un jour avec empressement m’apprendre que j’avais fait une conquête importante et dont je pourrais retirer des avantages considérables.

— Vous connaissez ***, ajouta-t-il.

— Est-ce l’honnête homme ? interrompis-je.

— Fi donc, dit-il, c’est bien de gens comme cela que je me mêle : je vous parle du fameux ***, le plus déterminé corsaire de Paris.

Vous comprenez bien, poursuivit-il, qu’il serait du dernier ridicule de manquer d’égards pour un homme d’un pareil mérite. Il désirerait volontiers pouvoir reconnaître par un aveu public la faveur qu’il implore ; mais la considération dont Paris l’honore retient son zèle et le contraint de réduire à l’incognito l’espèce de culte qu’il veut rendre à vos charmes. Il craint qu’en affichant l’inclination qu’il ressent pour vous, des gens malintentionnés et peu instruits des ressources de la profession ne soient scandalisés de lui voir prendre un pareil essort ; les malignes conséquences qu’ils en tireraient pourraient donner atteinte à son crédit en faisant présager des choses dont il n’est permis qu’à l’événement seul de dévoiler le mystère. Au surplus, vous n’y perdrez rien ; le judicieux *** sait apprécier vos bontés ; cinq cents louis qu’il offre, pour chaque entretien nocturne dont vous daignerez l’honorer, doivent vous persuader de son discernement.

Quelque bonne opinion que j’eusse de mes charmes, j’avoue cependant que le prix me parut fort honnête. Il me donna la curiosité de connaître une personne qui s’entendait si bien à taxer les honoraires du beau sexe.

Que la somme cependant n’effarouche pas mes lecteurs. Mon histoire doit leur avoir appris que je n’aime pas traiter les gens de Turc à Maure ; on peut me fléchir à moins : je sais, quand il est nécessaire, me proportionner aux situations. Cela me fait ressouvenir d’un trait d’histoire ; car je lis quelquefois, et je retiens à merveille tout ce qui a quelque rapport avec ma profession.

Une Romaine aimable, dont le nom m’est échappé, qui, comme moi, s’était dévouée au plaisir de sa patrie, après avoir longtemps exercé l’humanité envers ses concitoyens, sans acception de rang et de fortune, parvenue à une certaine célébrité, méprisa les hommages du peuple ; c’était cependant ce culte presque universel qui l’avait accréditée.

Fière de voir tous les jours à ses pieds les plus illustres têtes de l’État, elle fit mettre au-dessus de sa porte une inscription fastueuse qui interdisait l’entrée de sa maison aux hommes ordinaires et n’admettait à ces excès d’honneur que les premiers de la République, parmi lesquels sans doute étaient compris les financiers de Rome, que leur opulence mettait en état de prétendre à ses grâces concurremment avec les pontifes, les consuls, les prêteurs et les édiles.

Le peuple murmura d’une préférence si humiliante pour lui : l’orgueilleuse beauté fut chansonnée ; elle méritait un pareil traitement ; il y avait dans sa conduite un fonds d’ingratitude inexcusable. Je suis bien éloignée d’être entêtée d’une vanité si ridicule. Je n’ai pas oublié ma source et je m’efforce autant que je puis de me rapprocher de moi-même. Ne sais-je pas bien qu’il faut vivre avec tout le monde ?

Je demande grâce pour ce petit écart. Revenons à *** : je donnai ma parole à son agent qui vint, deux jours après, me conduire chez lui. Il est inutile de dire que j’étais attendue avec impatience.

Je fus introduite dans un appartement fort riche : ***, selon l’usage des grands, avait le sien séparé de celui de sa femme. La somme promise fut comptée avec la meilleure foi du monde ; après cette petite formalité préliminaire, je songeai de mon côté à me mettre en état de remplir mes engagements.

Je n’entrerai pas dans le détail de ce qui se passa entre nous, j’aurais trop peu de chose à dire ; qu’il suffise de savoir qu’il ne me parut pas que le fonds des désirs du sensuel *** répondit à l’idée avantageuse que m’en avait fait concevoir sa générosité. Jamais peut-être repas préparé à grands frais n’excita moins d’appétit. Je fus presque tentée de me faire un cas de conscience de retenir un argent si mal gagné ; mais je me rassurai, en faisant réflexion à cette belle maxime établie depuis longtemps et dont le beau sexe est redevable à la savante Mlle ***, consommée dans les usages de Cythère, qui nous apprend que les femmes jouissent du même privilège que l’Opéra, où, lorsque la toile est levée, le spectateur n’est plus en droit de réclamer son argent.

Comme je n’avais rien de mieux à faire, je m’amusai pendant la nuit à réfléchir sur une foule d’idées qui se présentaient successivement à mon esprit. L’étonnement où me jetait la prodigalité de *** exerça longtemps mon attention, je ne comprenais pas les ressources qui pouvaient lui faciliter de si prodigieuses dépenses. J’en étais effrayée ; je n’étais pas encore au fait des secrets de l’art, que je n’appris que peu de temps après.

Un bain impromptu, pris à propos, remédie au désordre des affaires ; c’est une petite ablution peu coûteuse et fort commode pour effacer les vieux péchés. On peut encore avoir recours à quelque pèlerinage secret sur la frontière et l’on capitule de loin pour l’absolution. Il y a encore une infinité de gentillesses de métier, que les maîtres de l’art savent employer utilement et qui ne doivent plus surprendre après les expériences dont le public vient d’être témoin.

Le jour parut et mit fin à mes observations ; je m’habillai promptement. Je me préparais à sortir lorsqu’un domestique confident vint avertir *** que sa femme demandait à lui parler, et qu’elle allait monter à son appartement.

Une pareille visite m’interdisant la retraite, je n’eus d’autre parti à prendre que de me cacher dans un petit cabinet voisin dont je fermai la porte sur moi. Comme il n’était séparé de la chambre que par une cloison fort légère, j’étais à portée d’entendre toute la conversation.

Mme *** venait demander à son mari le paiement d’une pension modique qui lui était assignée pour son entretien et ses menus plaisirs. Je compris au ton avec lequel on répondit à ses prières que l’air du bureau n’était pas pour elle.

— Vous avez apparemment, madame, envie de me ruiner, lui dit-il brusquement ; vous croyez que l’argent se gagne aussi facilement que vous le dépensez. Vos dissipations me mettent à bout.

— Songez que ce que je vous demande n’est pas un objet.

— Comment, pas un objet ! Tandis que je suis obligé de me refuser tout pour faire honneur à mes affaires. S’il fallait que je fusse aussi prodigue que vous, je me trouverais bientôt dans le cas de ne savoir plus à quels expédients avoir recours.

Elle voulut encore réitérer ses instances.

— Morbleu, madame, dit-il en élevant encore plus la voix, vous m’excédez de vos importunités. Je vous laisse maîtresse de mon appartement, restez-y jusqu’à ce que l’ennui vous en chasse ainsi que moi.

Il sortit en même temps, ne doutant pas qu’elle ne dût le suivre.

Il ne serait pas facile de peindre l’étonnement où me jeta un procédé aussi dur. J’étais encore bien éloignée de connaître toutes les bizarreries et les travers dont le cœur humain est capable. Une injustice aussi odieuse me révolta. J’étais indignée, le sort de cette femme me fit pitié.

Je suis née tendre ; à la compassion succéda le dessein de réparer ses malheurs.

La noblesse du projet me ravit, mon âme se trouva tout d’un coup entraînée par la rapidité d’un mouvement auquel je n’opposai pas la moindre résistance.

J’ouvris avec précipitation la porte du cabinet où j’étais enfermée, Je trouvai Mme *** occupée à essuyer ses larmes. Qu’elle avait de grâces à pleurer ! Il fallait être son mari pour n’y pas être sensible. Je ne lui laissai pas le temps de revenir de la première surprise que lui causa ma présence.

— Nous n’avons pas le temps, madame, lui dis-je, moi de vous faire des excuses froides et déplacées, ni vous de les entendre. Je viens d’être témoin de la manière dont votre indigne mari vous a traitée ; la perte d’un cœur aussi méprisable ne mérite pas vos pleurs. Je vous offre pour consolation le partage de ses dépouilles.

Je tirai en même temps la moitié de la somme qui m’avait été consignée la veille, je la mis sur une table vis-à-vis d’elle.

— Ne vous informez point, continuai-je, du motif qui m’engage à faire ce que je fais. Votre âge et votre figure devraient vous mettre à l’abri de scènes aussi désagréables. Que d’hommes se trouveraient heureux d’obtenir comme une grâce la permission d’acquitter les dettes de votre mari ! Adieu, madame, je vous souhaite assez de courage pour profiter de l’avis.

Je sortis en même temps sans attendre sa réponse.

Qu’il y a de plaisir à être généreuse ! Je n’ai jamais rien fait qui m’ait flattée plus agréablement.

Je rentrai chez moi avec une satisfaction que je n’entreprendrai point de décrire : mon amour-propre y est trop intéressé.



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LE COFFRET DU BIBLIOPHILE




PREMIERE SÉRIE


La Secte des Anandrynes. Confession de Mlle Sapho.  1 vol.
Le Petit-Neveu de Grécourt.  1 vol.
Anecdotes pour servir à l’histoire secrète des Rhugers.  1 vol.
Julie philosophe, histoire d’une citoyenne active et libertine.  2 vol.
Corespondance de Mme Gourdan, dite la Petite Comtesse.  1 vol.
Parapilla, poème en cinq chants. — La Foutromanie (six chants).  1 vol.
Portefeuille d’un Talon rouge. — La Journée amoureuse.  1 vol.


DEUXIÈME SÉRIE


Un Été à la campagne (1868).  1 vol.
Les Cannevas de la Pâris (Histoire de l’Hôtel du Roule).  1 vol.
Souvenirs d’une Cocodette (1870).  1 vol.
Le Zeppino. Texte italien et traduction française.  1 vol.
La Belle Alsacienne ou Telle mère, telle fille (1801).  1 vol.
Le Joujou les Demoiselles.  1 vol.
Lettres amoureuses d’un Frère à son Élève (1878).  1 vol.
Thérèse philosophe (1748).  1 vol.




De chaque volume de cette collection, strictement
réservée aux souscripteurs
, il est tiré :
5 exemplaires sur japon (1 à 5) 15 fr.
500 exemplaires sur papier d’Arches (6 à 505) 10 fr.
Pour la deuxième série, il est fait un tirage spécial
de 5 exemplaires sur japon ancien à la main (A à E)
20 fr.




BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
4, rue de Furstenberg, 4, PARIS
  1. Voir Quérard. La France littéraire, art. Bret.
  2. Voir Les Aventures libertines de Mlle Clairon, dite Frétillon, rééditées par J. Hervez (Bibl. des Curieux, 1911).
  3. Allusion à l’Histoire de Mlle Cronel, dite Frétillon, récit des aventures libertines de la jeunesse de Mlle Clairon. Voir la réédition de cet ouvrage : Chroniques libertines, t. II. (Bibliothèque des Curieux, 1911.)