La Belgique littéraire/Chapitre V

Editions Georges Crès & Cie (p. 97-118).


V

MAURICE MAETERLINCK

Le théâtre en Belgique se résume en un nom : Maurice Maeterlinck. Sans doute il y a eu quelques belles tragédies d’Émile Verhaeren, mais elles se rattachent à son œuvre poétique et n’en doivent pas être séparées. Il est peut-être même plus agréable de les lire que de les voir à la scène, ce qui ne leur a d’ailleurs été donné que rarement. Nommons le Cloître, et nommons Hélène de Sparte, images de civilisations très différentes qui montrent un don d’extériorisation exceptionnel chez un poète lyrique. Il y a aussi van Lerberghe dont on a présenté la petite pièce, Les Flaireurs, comme un prototype du théâtre de Maeterlinck. L’auteur de l’Intruse a noblement accrédité lui-même cette légende. M. Heumann dit à ce propos :

« Avant 1889, la nouvelle littérature belge ne comptait pas, pour ainsi dire, d’œuvres dramatiques ; à cette époque van Lerberghe et Maeterlinck l’enrichirent de petites pièces. Mais, contrairement à ce qui s’était passé en d’autres domaines, elles ne devaient rien ni à la scène française ni même à la culture française. Les Flaireurs, La Princesse Maleine, L’Intruse, révélaient le théâtre d’angoisse, apportant ainsi une conception neuve, mais nettement septentrionale, par son goût du symbole et du mystère. À van Lerberghe revient l’honneur d’avoir créé ce théâtre d’angoisse. Les Flaireurs, écrits en 1888, parurent dans la Wallonie en 1889. Il est intéressant de lire, à cet égard, la lettre que Maeterlinck écrivit lors de la « première » des Flaireurs au Théâtre d’Art en 1892. Elle se trouvait insérée au programme en réponse à ceux qui accusaient van Lerberghe d’imiter Maeterlinck. La voici :

« Il importe d’éviter tout malentendu au sujet des Flaireurs de van Lerberghe, et d’assigner à l’initiateur et à celui qui n’a fait que suivre ses traces, leurs places respectives que des hasards aveugles auraient pu intervertir dans la pensée de plusieurs. Les Flaireurs parurent en janvier 1889 ; La Princesse Maleine fut publiée vers la fin du mois d’août de là même année et L’Intruse en janvier 1890. Je pense que ces simples dates suffiront à prouver tout ce qu’il faut prouver.

« Les Flaireurs ne ressemblent pas à L’Intruse, mais L’Intruse ressemble aux Flaireurs et elle est fille de ceux-ci. Au reste, si le thème des deux drames est à peu près identique, on verra qu’il y a ici une puissance de symbolisation qu’on ne retrouve pas dans ma petite pièce, et je ne crois pas qu’un poète ait jamais plus souverainement obligé le monde extérieur à exprimer une idée qu’on n’y avait pas vue. Un étrange et grand rêveur a, pour la première fois, subitement et formidablement rendu visible le drame secret, unique, virtuel, et abominable, que nous recélons tous depuis notre naissance, et avec tant de soins inutiles, au plus profond de notre corps. L’espace m’est trop strictement mesuré ici pour que je puisse parler comme il faudrait des trois sinistres émissaires de la mort, des trois coups sans écho qu’ils frappent à notre cœur ; de l’inconcevable affolement de la nature humaine, qui jusqu’au dernier moment essaie d’apaiser l’invisible et de fermer la porte à la nuit sans étoiles et sans heures ; et des admirables illusions de l’âme qui déjà n’a plus peur parce qu’elle est sur le point d’être seule, et qu’elle sait tout à son insu, et enfin de cette effrayante scène finale où la porte cède tout à coup à la pression de l’Éternité, et qui exprime si incomparablement la suprême mêlée de la vie et de la mort, la fuite illimitée de l’âme, la chute de l’espoir et l’invasion des ténèbres sans fin…

« Je suis profondément heureux, — car quelle amitié n’est plus noble, plus précieuse et meilleure que toute littérature ? — d’avoir eu l’occasion d’affirmer une fois de plus tout ceci, et de rendre cet hommage que je devais entre tant d’autres, à une âme qui fut toujours la sœur aînée, l’éducatrice et la bonne protectrice de la mienne. Il m’fallu le faire à son insu ».

Cette lettre est également flatteuse pour celui qui la rédigea et pour celui dont elle célèbre la louange. Mais l’amitié n’incline-t-elle pas Maeterlinck à s’exagérer l’influence de van Lerberghe sur son œuvre ? Sans doute aurait-il, même sans Les Flaireurs, composé ses drames… »

Je le pense, en effet. Voici, comme m’apparaissait, dans sa première fraîcheur le théâtre de Maeterlinck :

« Il y a une île quelque part dans les brouillards, et dans l’île il y a un château, et dans le château il y a une grande salle éclairée d’une petite lampe, et dans la grande salle il y a des gens qui attendent. Ils attendent quoi ? Ils ne savent pas. Ils attendent que l’on frappe à la porte, ils attendent que la lampe s’éteigne, ils attendent la Peur, ils attendent la Mort. Ils parlent ; oui, ils disent des mots qui troublent un instant le silence, puis ils écoutent encore, laissant leurs phrases inachevées et leurs gestes interrompus. Ils écoutent, ils attendent. Elle ne viendra peut-être pas ? Oh ! elle viendra. Elle vient toujours. Il est tard, elle ne viendra peut-être que demain. Et les gens assemblés dans la grande salle sous la petite lampe se mettent à sourire et ils vont espérer. On frappe. Et c’est tout ; c’est toute une vie, c’est toute la vie.

En ce sens, les petits drames de M. Maeterlinck, si délicieusement irréels, sont profondément vivants et vrais ; ses personnages, qui ont l’air de fantômes, sont gonflés de vie, comme ces boules, qui semblent inertes et qui, chargées d’électricité, vont fulgurer au contact d’une pointe ; ils ne sont pas des abstractions, mais des synthèses ; ils sont des états d’âme ou, plus encore, des états d’humanité, des moments, des minutes qui seraient éternelles : en somme ils sont réels, à force d’irréalité.

Une telle sorte d’art fut pratiquée jadis, à la suite du Roman de la Rose, par de pieux romanciers qui firent, en des livrets d’une gaucherie prétentieuse, évoluer des abstractions et des symboles. Le Voyage d’un nommé Chrétien (The Pilgrim’s Progress), de Bunyan, le Voyage spirituel, de l’espagnol Palafox, le Palais de l’Amour divin, d’un inconnu, ne sont pas œuvres totalement méprisables, mais les choses y sont vraiment trop expliquées et les personnages y portent des noms vraiment trop évidents. Voit-on sur quelque théâtre libre un drame joué entre des êtres qui se nomment Cœur, Haine, Joie, Silence, Souci, Soupir, Peur, Colère et Pudeur ! L’heure de tels amusements est passée ou n’est pas revenue : ne relisez pas le Palais de l’Amour divin ; lisez la Mort de Tintagiles, car c’est à l’œuvre nouvelle qu’il faut demander ses plaisirs esthétiques, si on les veut complets, poignants et enveloppants. M. Maeterlinck, vraiment, nous prend, nous point et nous enlace, pieuvre faite des doux cheveux des jeunes princesses endormies, et au milieu d’elles le sommeil agité du petit enfant, « triste comme un jeune roi » ! Il nous enlace et nous emporte où il lui plaît, jusqu’au fond des abîmes où tournoie « le cadavre décomposé de l’agneau d’Alladine », — et plus loin, jusque dans les obscures et pures régions où des amants disent : « Que tu m’embrasses gravement… — Ne ferme pas les yeux quand je t’embrasse ainsi… Je veux voir les baisers qui tremblent dans ton cœur ; et toute la rosée qui monte de ton âme… nous ne trouverons plus de baisers comme ceux-ci… — Toujours, toujours !… — Non, non : on ne s’embrasse pas deux fois sur le cœur de la mort… » À de si beaux soupirs toute objection devient muette ; on se tait d’avoir senti un nouveau mode d’aimer et de dire son amour. Nouveau, vraiment ; M. Maeterlinck est très lui-même, et pour rester entièrement personnel, il sait être monocorde : mais cette seule corde, il en a semé, roui, teillé le chanvre, et elle chante douce, triste et unique sous ses languissantes mains. Il a réussi une œuvre vraie ; il a trouvé un cri sourd, inattendu, une sorte de gémissement frileusement mystique[1]. »

Plus tard, j’ai écrit encore, et je ne puis mieux faire que de reproduire ici mon dernier jugement, quoiqu’en l’abrégeant et en le modifiant sur quelques points.

« De tous les écrivains représentatifs de la période symboliste, Maurice Maeterlinck, qui est le plus célèbre, est aussi un des plus originaux et celui dont l’influence sur les esprits a été la plus profonde et la plus durable. Il y a deux hommes en lui, le poète dramatique et l’essayiste, et tous les deux ont renouvelé également, dans la forme et dans l’essence, les sujets qu’ils ont abordés. Bien plus, on peut dire que Maeterlinck a renouvelé la vie, notre manière de sentir la vie. Il y a découvert toutes sortes de petits ruisseaux dont est fait le grand fleuve, toutes sortes de richesses ignorées dont il nous a appris à jouir, avant qu’elles aillent se perdre dans le courant de l’inconscience. Il y a une manière de regarder une rose qui meurt ou de regarder une vieille femme qui prie dans une église, une manière de découvrir de la poésie dans les actes les plus humbles et les plus coutumiers, une manière d’interpréter la vie, toutes les manifestations de la vie qui n’étaient pas possibles avant lui. Il a multiplié en nous les motifs d’émotion, il nous a appris à chercher la signification de tout, à communier avec tout ce qui a vie ou mouvement, et encore que cette méthode puisse conduire à la sensiblerie et à la préciosité sentimentale, il n’y est pas tombé ». « Le Trésor des humbles, dit M. Esch dans la récente étude qu’il vient d’écrire sur Maeterlinck, est un livre bienfaisant. Quand on l’a lu, on n’a pas appris beaucoup de choses nouvelles. Et pourtant c’est un de ceux que l’on aime à feuilleter le plus souvent. » Il faut s’entendre sur la signification de « choses nouvelles ». Si cela signifie des faits, des notions précises, la remarque est très vraie, mais si cela voulait dire par hasard des choses nouvellement vues, et vues avec des yeux nouveaux, ce serait faux, assurément. Ce livre, qui est comme la glose de ses premiers essais dramatiques, contiendra même toujours du nouveau, tant que notre éducation nous portera à ne considérer comme importantes que les choses exceptionnelles. Le jeune homme, à l’âge où l’on commence à réfléchir, à chercher le sens de la vie (cela arrive quelquefois après les premières voluptés, qui sont aussi les premières déceptions), s’il ouvre Maeterlinck, y découvrira un monde inattendu, au milieu duquel il vit pourtant, mais qu’il n’avait pas encore regardé, et il se sentira presque ébloui des merveilles que contenait son âme, à son insu. Et s’il l’ouvre encore à l’âge mûr, et encore vers le déclin, il s’y sentira, de même qu’à la première heure, renouvelé dans son sentiment de la vie, comme aussi dans ses regrets. Que de choses ont passé devant ses yeux, malgré les conseils du philosophe, inattentifs ! Que de trésors, même pour qui n’est pas humble, se sont écoulés autour de lui, sans qu’il ait songé à y tremper ses mains ! Il y a un réconfort à découvrir ce qu’on aurait dû faire ; cela nous donne une satisfaction d’esprit, et c’est pourquoi, même quand ils semblent devenus inutiles à la conduite de notre destinée, les essais de philosophie quotidienne de Maeterlinck nous sont à tout âge un bienfait. Les hommes d’ailleurs ne s’y sont pas trompés. Le Trésor des humbles, en particulier, est le livre de ce genre qui se vend le plus abondamment et le plus régulièrement même au pays d’Emerson, où la pensée de Maeterlinck a paru plus claire et mieux équilibrée…

On a dit que, dans sa jeunesse, Maeterlinck avait des tendances réalistes, et qu’il ne fut détourné de s’affilier au naturalisme, qui flattait ses instincts matériels de Flamand, que par une conversation de Villiers de l’Isle-Adam qui l’engagea à se tourner vers les études d’âme, vers ce mysticisme contre lequel lui-même ne luttait plus. C’est très vraisemblable. Et ceci montre une fois de plus la parité des points de départ des naturalistes qui eurent de la sensibilité et des symbolistes qui eurent un sens de la vie réelle. Les théories littéraires et artistiques de Maeterlinck laissent transparaître ce souci de relier toujours les états d’âme qu’il étudie, même féeriquement, avec les réalités les plus humbles. Son esthétique ne provient pas du romantisme. Elle est une interprétation mystique du réel, alors que le romantisme était une interprétation réaliste de l’idéal. Voyez ce programme pour un peintre, qu’il donne dans le Tragique quotidien : « Un bon peintre ne peindra plus Marius vainqueur des Cimbres ou l’assassinat du duc de Guise, parce que la psychologie de la victoire ou du meurtre est élémentaire et exceptionnelle et que le vacarme inutile d’un acte violent étouffe la voix profonde, mais hésitante et discrète, des êtres et des choses. Il représentera une maison perdue dans la campagne, une porte ouverte au bout d’un corridor, un visage ou des mains au repos. » Voilà le plan réaliste. Voici maintenant le plan mystique : « … et ces simples images pourront ajouter quelque chose à notre conscience de la vie ; ce qui est un bien qu’il n’est plus possible de perdre ». Et le tout représente bien ce que Maeterlinck a voulu réaliser dans une partie de son théâtre.

Je dis une partie de son théâtre, parce que s’il est évident que l’Intruse, les Aveugles, Intérieur, répondent par leur simplicité extérieure à ce premier programme, plusieurs autres œuvres de la même période et surtout des périodes successives s’en éloignent beaucoup. C’est que tantôt il se laisse encore dominer par ses tendances réalistes, et tantôt il construit dans le pur domaine lyrique et chimérique. Ces deux manières sont contemporaines. Ce que nous connûmes de lui tout d’abord, montré sur la scène, ce fut l’œuvre du réaliste mystique, et d’abord ces Aveugles, dont les voix dolentes dans la nuit sonnent encore à nos oreilles, impression de réalisme fantastique. Mais déjà on avait pu lire la Princesse Maleine et s’y imprégner d’un irréel nouveau et hallucinant, où se trouvait comme resserré et rendu visible tout ce qu’il y a de fantomatique dans l’âme de ces paysages du nord, vus et sentis par une imagination maladive, imprégnée jusqu’au frisson du décor shakespearien d’Hamlet et du Roi Lear. Sans doute, les personnages sont trop uniformément des ombres gémissantes et qui parlent trop de leur âme, et en termes trop souvent puérils, quoique d’une puérilité voulue et cherchée, avec trop de répétitions de mots et de phrases qui se répondent comme des sons de cloches dans la nuit ; mais il y avait au fond de tout cela des cris de terreur inouïs, des effets de mystère irrêvés, et parmi une atmosphère d’angoisse les cœurs s’arrêtaient soudain comme des horloges mourantes. Avec Pelléas et Mélisande, le monde sorti de l’imagination — on dirait parfois un peu névrosée, mais quel non-sens ce serait ! — du poète, s’humanise et tend vers un lyrisme où il y a des sourires dont l’œuvre s’éclaire, en même temps que le dialogue devient moins inconscient, ressemble moins à des cris et à des soupirs de la nature : « Je ne t’ai embrassé qu’une fois jusqu’ici, dit le vieux roi Arkël à Mélisande, le jour de sa venue ; et cependant les vieillards ont besoin de toucher quelquefois de leurs lèvres le front d’une femme ou d’un jeune enfant, pour croire encore à la fraîcheur de la vie et éloigner un moment les menaces de la mort ». Voilà de ces choses qui firent prononcer à des enthousiastes le nom de Shakespeare ; et en effet il n’y a peut-être que dans Shakespeare que les personnages osent ainsi mêler le lyrisme de la pensée au lyrisme de l’action. Ces personnages, et c’est encore un de leurs traits, et le plus humain peut-être, se donnent à eux-mêmes et aux autres beaucoup d’explications sur la vie, et cependant n’arrivent jamais à en élucider le mystère. Comme je l’ai dit déjà, dans une très ancienne étude sur Maeterlinck, « ils ne savent rien que souffrir, sourire, aimer ; quand ils veulent comprendre, l’effort de leur inquiétude devient de l’angoisse et leur inquiétude s’évanouit en sanglots ».

« Avant d’aller aux Salons annuels, il est bon, afin d’éviter les surprises des sens, d’aller considérer d’abord quelques Titien et quelques Rembrandt. Avant d’aller s’émouvoir à tel drame de la romantique manière, relisons un peu de Shakespeare, d’Ibsen ou de Maeterlinck[2]. »

  1. Le Livre des Masques
  2. Promenades, littéraires, Ve Série.