La Belgique et le Congo (Vandervelde)/2/05

F. Alcan (p. 259-269).


CHAPITRE V

CONCLUSION


Les peuples s’apercevront un jour que les colonies sont, pour eux une source de périls et une cause de ruines. À la barbarie commerciale succédera la civilisation commerciale ; à la pénétration violente, la pénétration pacifique.
Anatole France.


Nous ne pouvons achever d’écrire un livre sur le Congo, au moment où les décrets de réforme vont être mis en vigueur, sans essayer de répondre à des questions que se posent, nécessairement, tous ceux qui, en Belgique ou à l’étranger, s’intéressent au sort des populations congolaises.

Tout d’abord, la situation s’est-elle améliorée, depuis deux ans que la reprise est faite, depuis un an que le roi Léopold est mort ?

L’affirmation n’est pas douteuse.

Ceux qui soutiennent le contraire sont mal informés, ou bien cèdent à la crainte d’affaiblir, d’arrêter peut-être l’impulsion vers les réformes, en reconnaissant que les choses vont mieux.

Cette tactique n’est pas la nôtre. La vérité nous paraît toujours bonne à dire. Quand la condition des indigènes, au Congo, était plus mauvaise que dans n’importe quelle autre colonie d’Afrique, nous n’avons pas craint de le déclarer hautement. Aujourd’hui qu’elle tend à devenir plus supportable, avant même que les décrets de réforme soient appliqués, par le seul effet du relâchement de la contrainte, nous croirions commettre une injustice en ne le disant pas.

C’est, d’ailleurs, l’avis presque unanime de ceux qui se trouvent sur place.

Nous avons cité l’opinion de MM. Sheppard et Morrison pour ce qui concerne le Kasaï.

De même, en avril 1910, le rév. Harris, dont les révélations sur ce qui se passait dans l’Abir soulevèrent, en leur temps, l’opinion anglaise et américaine, écrivait au Times une lettre sur les effets de la reprise, dont voici le passage essentiel :

Les informations que j’ai reçues me viennent de trois amis personnels, qui ont chacun une expérience de plus de dix années passées au Congo ; et ils sont séparés l’un de l’autre par une distance de plus de 150 milles. Le premier, après avoir signalé une amélioration générale, remarque dans son district que le taux de la natalité augmente rapidement ; actuellement dans une mesure telle qu’il « dépasse le taux de la mortalité ». Malheureusement, ce n’est là qu’une opinion basée sur une observation et non sur des statistiques ; quoi qu’il en soit, cette opinion a une valeur considérable. Un autre de mes correspondants entre dans plus de détails.

« Chacun semble être dans une condition très prospère… Je n’ai jamais vu autant de vivres au Congo qu’à présent… Le peuple vient en foule au marché le samedi, ployé sous ses charges, et cela fait du bien au cœur de voir le contraste avec ce qui se passait naguère… Le peuple parait heureux et content… Il y a des multitudes de petits enfants, abondance de nourriture, des bonnes routes entre les villages, partout le peuple est gras et florissant. »

Or, je connais acre par acre les parties habitables de ce district, et je le connaissais déjà quand le sang humain qui sert à acheter le caoutchouc en rougissait profondément les sentiers. Je l’ai connu sans ressources et désolé, avec une population mourant à vue d’œil par milliers, chaque année.

Pour moi donc, et pour tous ces loyaux partisans des réformes au Congo que compte le pays, c’est une cause de profonde reconnaissance que d’avoir pu arriver à un aussi grand résultat, car si tout ce qui s’est dépensé de temps, d’argent et d’énergie n’avait eu d’autre résultat que de transformer la situation de ce district, ces dépenses auraient reçu une abondante récompense.

Bien plus, il en ressort encore comme un puissant argument pour la continuation, et si possible, une augmentation de la pression de l’opinion publique. Et cela est d’autant plus nécessaire que l’on considère le troisième rapport, qui, en fait, émane du plus expérimenté de mes correspondants. Stationné aux avant-postes, bien loin des routes suivies par les autres missionnaires, il m’envoie une triste contre-partie en disant : Les choses sont pires ici que tout ce que j’ai jamais vu.

Une situation explique l’autre, car avec plus de trois quarts de million d’impôt à prélever au moyen du travail forcé, la charge en doit bien tomber quelque part, et apparemment elle retombe sur les infortunés habitants des parties éloignées, où pénètre rarement l’œil vigilant du consul ou du missionnaire.

Il y a donc amélioration, mais cette amélioration n’est pas générale. Dans certaines parties du Congo même, la situation serait plus mauvaise que jamais. Dès lors, à cette question : « Les partisans des réformes ont-ils gain de cause et peuvent-ils désarmer ? », il n’y a qu’une réponse possible, et cette réponse est négative.

Aussi bien, les réformes ne sont pas faites. Elles ne sont que décrétées. Leur application commence à peine. Pendant deux années encore, les indigènes de l’Uele et des provinces centrales resteront soumis au travail forcé, à la corvée des vivres et du caoutchouc ; et, même à l’expiration de ces deux années, si de nouvelles et indispensables réformes ne se font pas, la contrainte s’exercera encore pour certaines catégories de travaux, les habitants continueront à être frustrés de leurs droits sur le sol, les taxes en argent, jointes aux corvées locales, seront presque aussi onéreuses que l’ancien impôt des quarante heures.

Dans ces conditions, il faut que la campagne réformiste continue, et l’on peut même dire qu’elle devra continuer indéfiniment, car, après l’abolition des abus les plus criants, il faudra faire œuvre de civilisation positive, aider les indigènes à évoluer vers des formes plus hautes d’organisation politique et sociale.

Mais, au point où en sont les choses, reste-t-il nécessaire que cette campagne soit menée ailleurs qu’en Belgique, et que, notamment en Angleterre, aux États-Unis, en Suisse, et depuis peu en Allemagne, des ligues pour la défense des indigènes du Congo continuent à exercer sur le gouvernement belge une pression qui ne s’exerce sur aucun autre gouvernement colonial ?

Nombre de mes compatriotes, parmi ceux mêmes qui ont le plus fait pour l’abolition du régime Léopoldien, estiment que pareilles interventions sont, désormais, inutiles et même suspectes. Ils les attribuent à des mobiles politiques. Ils reprochent aux réformateurs du Congo de voir la paille dans l’œil d’autrui, et de se refuser obstinément à voir la poutre dans le leur. Ils déclarent que la Belgique a donné des preuves suffisantes de son bon vouloir, pour qu’il ne soit plus nécessaire d’en appeler contre elle à l’opinion publique des autres pays.

J’avoue, très franchement, n’être pas de cet avis.

Certes, je puis admettre qu’à côté des hommes admirables qui se sont consacrés, avec un désintéressement absolu, à la défense des indigènes du Congo, après avoir victorieusement mené des campagnes analogues dans leurs propres colonies[1], il y en ait d’autres dont les intentions soient moins pures. Quel est le mouvement humanitaire que des pêcheurs en eau trouble n’essaient point d’exploiter au profit de leurs intérêts ou de leur ambition ?

D’autre part, j’éprouve moi-même quelque agacement, lorsque je vois certains philanthropes, qui n’ont jamais eu un mot de blâme pour les crimes coloniaux de leurs gouvernements, pour l’extermination des Herreros, par exemple, réclamer des réformes au Congo belge avec un zèle d’autant plus ardent qu’il a été plus tardif.

Enfin, je ne demande pas mieux que d’espérer qu’en Belgique même, l’opinion publique soit assez forte, assez active pour en finir avec le régime Léopoldien, sans avoir besoin de l’appui du dehors.

Mais aussi longtemps que les réformes ne seront pas menées à bien, aussi longtemps qu’il y aura au Congo un indigène astreint au travail forcé, une communauté de village frustrée de ses droits sur la terre, je n’hésite pas à dire que c’est le devoir de tout homme de cœur qui s’intéresse au sort des populations congolaises, quelle que soit sa nationalité, de rester l’arme au bras, d’être prêt à lutter contre tout retour offensif de l’ancien régime et de poursuivre résolument, au Congo belge et dans tout le bassin conventionnel du Congo, — car on oublie un peu trop qu’il y a des abus ailleurs que chez nous, — l’application loyale des principes qui ont été proclamés dans les Actes internationaux de Bruxelles et de Berlin.

Quant à la Belgique, elle a un moyen très simple d’échapper à des suspicions que légitiment un passé déplorable et de couper court à des interventions étrangères qui ne laissent pas d’être humiliantes, mais qui s’autorisent, en somme, même au point de vue bourgeois, de l’existence d’une charte internationale pour tout le bassin du Congo : c’est de faire, énergiquement, œuvre de justice réparatrice, et de ne point reculer devant les sacrifices nécessaires pour rendre aux indigènes leurs terres et leur liberté.

Et ceci nous amène à traiter une dernière question, qui préoccupe légitimement les travailleurs belges et ceux qui défendent leurs intérêts.

Aussi longtemps que le Congo a été exploité comme une colonie d’ancien régime, il n’a pas coûté grand’chose à la Belgique, et il ne lui eût rien coûté, bien au contraire, si une notable partie des recettes de l’État Indépendant n’avait été consacrée à d’autres fins que le développement de la colonie. Mais en sera-t-il de même lorsque les réformes seront faites, ou, du moins, les sacrifices que tout le monde prévoit au début, finiront-ils par trouver leur compensation dans de réels avantages ?

Répondre à pareille question autrement que par des conjectures, est évidemment impossible, puisque nous nous trouvons en présence de deux inconnues : le coût des réformes, qui dépendra, à la fois, de leur radicalisme et de l’adaptation plus ou moins rapide, plus ou moins complète des indigènes au régime nouveau ; et, d’autre part, l’avenir économique du Congo, qui sera fonction de tout une série de facteurs, tels que le prix du caoutchouc sur le marché mondial, le succès des plantations européennes ou indigènes, l’importance des richesses minérales d’un territoire dont la reconnaissance, à ce point de vue, ne fait que commencer, le développement industriel et agricole de régions telles que le Katanga, dont un consul anglais, dans une lettre particulière que j’ai eue sous les yeux, disait : « Le Rand du cuivre est appelé à étonner le monde ».

Néanmoins, deux choses nous paraissent certaines.

La première, c’est que la Belgique dût-elle dépenser annuellement au Congo une dizaine de millions, pendant dix ou même vingt ans, ne serait pas plus ruinée pour cela que pour avoir bâti le Palais de Justice de Bruxelles et les forts de la Meuse, qui ont coûté ensemble plus de cent millions, ou avoir entrepris le développement des installations maritimes d’Anvers, qui doivent en coûter plus de deux cents.

La seconde, c’est que l’on fera bien, d’autre part, de se garder d’un excès d’optimisme quant aux résultats économiques que l’on peut attendre, dans quelques années, de la mise en valeur du Congo.

Certes, il s’y fera des fortunes, pendant que la masse des contribuables comblera les déficits du budget ; mais il est au moins douteux que pour l’industrie et le commerce en général, le Congo cesse, avant longtemps, d’être un facteur secondaire.

Voici vingt-cinq ans, d’ailleurs, que les Belges y sont. Quelques-uns s’y sont enrichis, et surtout ont travaillé à en enrichir d’autres. Mais sait-on ce que les affaires congolaises représentent dans l’ensemble du commerce belge ?

1.7 des importations !

0.6 des exportations !

On dira, sans doute, que c’est un commencement, qu’on est parti de rien et que ce chiffre d’affaires, déjà respectable, augmentera rapidement sous le régime de la liberté commerciale.

Soit, mais n’oublions pas que ce commerce est grevé de lourdes charges — puisque la dette publique du Congo est de cent dix millions, plus trente et un millions d’avances qui n’ont pas été remboursées à la Belgique — et, d’autre part, ne nous faisons pas sur les résultats du régime nouveau, des illusions que l’événement ne tarderait pas à dissiper.

La liberté commerciale, plus ou moins complète, existe depuis des années dans d’autres colonies, et nous ne voyons pas qu’en général, le commerce qu’elles font avec leurs métropoles respectives ait une importance qui justifie quant à présent, les dépenses faites par l’État colonisateur.

Le commerce de l’Allemagne avec ses colonies, par exemple, est loin de représenter 1 p. 100 de son commerce total, et, pour arriver à ce maigre résultat, elle a dépensé, depuis 1884, près d’un milliard de marks, dont 472 millions rien que pour la guerre contre les Herreros[2].

Le commerce annuel de la France dépasse dix milliards de francs. Pendant la période quinquennale 1904-1908, elle a fait en moyenne avec ses colonies un peu plus d’un milliard d’affaires : 538 millions à l’exportation, 10,05 p. 100 de l’ensemble, et 623 millions à l’importation, 12,35 p. 100. Mais, tandis que ses relations d’affaires avec l’étranger n’étaient grevées d’autres charges que l’entretien du corps consulaire et les primes à la marine marchande, son commerce colonial, qui rapportait certes de gros bénéfices à ceux qui le pratiquent, faisait retomber sur les contribuables une dépense que M. Charles Gide évalue de 120 à 150 millions, sans compter les milliards dépensés pour frais de premier établissement[3]

Quant à l’Angleterre, dont le commerce spécial dépassait, en 1908, un milliard de livres, elle faisait la même année, avec ses colonies et protectorats, pour 265 millions de livres d’affaires, soit plus du quart de l’ensemble[4], et les frais d’entretien de son immense empire colonial ne dépassaient guère un million de livres, soit vingt-cinq millions de francs[5].

Mais, à ce dernier chiffre si minime, il faut ajouter les frais de premier établissement qui ont été formidables, ainsi qu’une grande partie des dépenses militaires et navales pour la défense de l’Empire, qui se sont élevées, en 1907-1908, au chiffre colossal de treize cents millions de francs[6] ! Si bien qu’en définitive, et à se placer au point de vue purement économique, il semble qu’Émile de Lavelaye avait raison de dire : « Les États qui ont des colonies doivent s’apprêter à les perdre, et cette perte sera encore un gain ».

Je vois bien, au surplus, ce que l’on peut répondre.

Le commerce que les métropoles font avec leurs colonies ne sont pas la seule source de profits que ces dernières puissent rapporter. Il faut tenir compte, en outre, des traitements que certaines colonies telles que l’Inde paient, avec leurs ressources propres, aux officiers et aux fonctionnaires que l’on y envoie, ou bien des fortunes que les planteurs, les industriels, les négociants peuvent amasser dans les possessions coloniales, en faisant des affaires avec d’autres pays ou avec les habitants de la colonie même ; si bien qu’en définitive, c’est une question très complexe, très embrouillée, et peut-être insoluble, que de savoir si les colonies, qui coûtent certes fort cher au début, peuvent finir, à la longue, par rapporter plus u’elles ne coûtent.

D’autre part, il n’y a pas que les profits directs, et il n’y a pas que le point de vue économique.

Pour ne parler que de la Belgique, jadis si casanière, si pot-au-feu, j’ai, certes, la conviction que si elle n’était pas allée au Congo, elle fût tout de même allée ailleurs, en Chine, en Perse ou dans l’Argentine, parce que son expansion commerciale était dans la logique de son énorme développement industriel ; mais, si la colonisation du Congo n’a pas créé le mouvement, elle l’a accéléré, en faisant naître l’habitude de l’expatriation ; si elle a déformé certains caractères, elle en a trempé d’autres ; si elle a eu des réactions militaristes et absolutistes fâcheuses, elle a eu cet avantage — et je tiens que ce fut son plus grand avantage — d’ouvrir aux Belges une fenêtre sur le dehors, de les arracher à leur localisme, en les intéressant aux affaires mondiales, de faire que pour eux, la politique internationale soit autre chose qu’un sujet de méditations théoriques ou un motif pour s’endormir en lisant son journal.

Seulement, tout cela n’empêche pas que, pendant des années encore, les avantages que le Congo rapportera à quelques-uns, auront pour contre-partie les dépenses, assez lourdes, qui retomberont sur l’ensemble des contribuables.

Dans ces conditions, que doivent faire les démocrates et les socialistes, qui ont, avant tout, souci de l’intérêt des plus pauvres, de ceux précisément qui ne tireront jamais de la colonisation que des avantages très indirects ?

Certains de nos amis ont pu croire, au lendemain de la reprise, qu’irréductiblement hostiles à toute politique coloniale capitaliste, nous devions prendre à l’égard du Congo une attitude purement négative, combattre pied à pied contre toute augmentation, fût-elle justifiée en elle-même, du budget des colonies et attendre une occasion favorable pour débarrasser la Belgique de sa colonie, ainsi que de tous les inconvénients et dangers du colonialisme.

J’ai déjà dit, à plusieurs reprises, pour quels motifs il me fut toujours impossible de partager cette opinion.

Il y avait, certes, de très bonnes raisons pour que les Belges n’aillent pas au Congo. Tout le monde ne doit pas faire l’élevage des éléphants. On peut se contenter de paître des moutons et des chèvres dans la mère-patrie. Je ne doute pas que si la Belgique avait consacré l’effort qu’elle a fait en Afrique, à développer ses relations commerciales avec des pays libres, elle eût obtenu de plus sérieux avantages matériels, avec moins de risques, moins de frais, moins de responsabilités.

Mais, en dépit de toutes les résistances, la Belgique, ou si l’on aime mieux, la bourgeoisie belge est allée au Congo ; elle y a pris des intérêts ; elle y a incorporé des capitaux ; elle y a créé des entreprises dont le nombre ne cesse d’augmenter, et personne ne peut sérieusement croire que, faisant, après vingt-cinq ans, machine en arrière, elle passe la main à d’autres, en s’infligeant, à tout point de vue, la plus humiliante des diminutions morales.

Dès lors, ceux mèmes parmi nos amis qui considèrent le colonialisme, purement et simplement, comme un mal sans compensations, devront, pour le moins, attendre le triomphe de leurs doctrines, pour que l’abandon éventuel du Congo cesse d’être une utopie.

Et d’ici là, que de choses à faire, et de choses que nous devons faire, car nous n’avons pas au Congo que des intérêts ; nous y avons des devoirs ; et, j’ose le dire, si le prolétariat belge, après avoir été trop longtemps — sachons le reconnaître — assez insoucieux de sort de ses « frères noirs », avait reculé devant l’œuvre des réformes, afin d’économiser quelques millions, il eut été infidèle à la grande tradition humanitaire du socialisme.

Dès que la question (ut posée en ces termes d’ailleurs, une fois l’annexion votée, les socialistes furent unanimes.

Ils comprirent qu’à la politique coloniale capitaliste, politique de domination et d’exploitation, les travailleurs devaient opposer, non pas des négations stériles, mais une politique indigène socialiste, une politique d’émancipation et de défense des opprimés.

Ce sont les grandes lignes de cette politique que, pour une colonie déterminée, j’ai tenté de tracer dans mon livre.

Elle est, en quelque sorte, le contrepoids de la politique coloniale capitaliste.

L’une voit dans l’homme un moyen. Elle tend à développer en lui les seules qualités qui rendent son exploitation, son utilisation plus faciles, comme on développe le foie chez les volailles, la graisse chez les porcs, le lait chez les vaches, la vitesse chez les chevaux de course.

L’autre, au contraire, voit dans l’homme une fin. Elle le défend contre ceux qui s’efforcent de l’asservir. Elle travaille à en faire un homme libre. Elle fait, suivant la formule du congrès socialiste de Stuttgart, son « éducation pour l’indépendance ». Elle tend à substituer aux rapports de subordination entre colonisateurs et colonisés, de simples rapports d’échange entre peuples égaux en droit.

Pareille œuvre, nous l’avons montré, ne sera pas l’œuvre d’un jour.

Avant que les indigènes de l’Afrique centrale puissent être délivrés de la domination européenne, sans que cette délivrance soit un simple retour à l’état sauvage, il faudra de longs, de persévérants efforts.

Mais, si l’idéal est lointain, chaque pas en avant nous en rapproche ; chaque progrès réalisé en appelle d’autres, et, malgré toutes les hontes, les misères, les crimes de la colonisation actuelle, nous avons l’indéfectible espoir qu’en Afrique, comme ailleurs, le dernier mot restera à l’humanité !



  1. Fox Bourne, par exemple, comme secrétaire de l’« Aborigenes Protection Society », fut souvent très dur pour le gouvernement anglais, et l’un des premiers livres d’Ed. Morel, Affairs of West Africa, fut écrit, en partie, pour dénoncer les abus commis dans les colonies britanniques.
  2. Dans le Statistisches Jahrbuch für das Deutsche Reich. il y a, depuis plusieurs années, un chapitre consacré à la situation financière et au commerce des colonies, du Deutsche Schutzgebiet. — Voir également, B. Von Koenig : German colonies, dans Economic Review (1908), qui résume la situation des colonies allemandes en ces termes : « En 1908, l’Allemagne avait dépensé 800 millions de marks, pour un territoire grand comme cinq fois l’Empire, avec une population de 15 millions environ, un capital investi de 1000 millions de marks, et un mouvement commercial de 250 millions de marks » (y compris, bien entendu, le commerce avec d’autres pays que l’Allemagne).
  3. Charles Gide. Conférence à la 8e assemblée générale de l’Association protestante pour l’étude pratique des questions sociales, p. 206. Paris, Fischbacher, 1897.
  4. Statistical Abstract for the several British Colonies, Possessions and Protectorats (1894-1908), no 20. pp. 47 et suiv. Londres, 1909.
  5. Estimates, Civil Services, for the year ending 31 march 1909. Class V. Foreign and colonial services, p. 462. London, 1908.
  6. The Stalesman’s Year-Book, 1909, p. 42.