La Belgique au commencement de 1848

La Belgique au commencement de 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 933-960).

LA BELGIQUE


AU COMMENCEMENT DE 1848.




I. — Le bilan du parti catholique.

II. — Les chambres et les clubs. Le contre-coup de notre révolution.

III. — La question industrielle. La propagande teuto-flamande.




La Belgique n’a pas eu sa révolution de février. Elle nous avait devancés à notre insu. La véritable révolution belge, la seule qui réponde à des besoins formulés, s’est accomplie au mois de juin 14847 ; elle réside tout entière dans les déplacemens électoraux qui, à cette époque, ont substitué aux catholiques le parti libéral, exclu, depuis seize ans, de presque toutes les avenues officielles et réduit à puiser sa force dans l’action désordonnée des clubs. L’Europe n’a vu là qu’une oscillation parlementaire, et ce n’était rien moins qu’une rénovation sociale. L’immobilité du trône ne doit pas donner le change sur la portée de ce mouvement. La Belgique a pleinement réalisé l’utopie d’une monarchie républicaine. Toute force, tout intérêt de principes, toute initiative politique résidant là dans les partis, les solutions les plus graves et les plus décisives se trouvent forcément circonscrites dans le domaine des partis. La royauté n’est plus qu’un fait passif et secondaire, une sorte d’expédient diplomatique enté après coup et d’un commun accord sur une situation où tous les rôles étaient déjà distribués. Son premier devoir, c’est l’inertie. L’apathie obstinée de Léopold au milieu des transformations les plus violentes de l’esprit public, sa déférence presque automatique au fait superficiel et présent des majorités officielles, abstraction faite du mouvement constaté d’opinions qui, depuis quatre ans, changeait ces majorités en anachronismes, n’étaient après tout que l’expression un peu exagérée d’une nécessité franchement comprise. On s’explique dès-lors comment le contre-coup des événemens de Paris n’a pu l’ébranler. Les tendances radicales que notre révolution a mises en jeu autour de lui n’auraient pas d’intérêt sérieux à le renverser, car il ne leur fait pas obstacle. Bien plus, la chute de la famille d’Orléans a consolidé Léopold dans son inoffensive sinécure. En apprenant cette étrange péripétie, il a renouvelé, dans des termes Plus formels que jamais, l’offre assez fréquente de son abdication, et la Belgique, qui, il y a un mois à peine, l’eût peut-être pris au mot, l’a cette fois prié de rester. Ce trône inutile et oublié était devenu, d’un jour à l’autre, le palladium de l’indépendance nationale. À l’heure qu’il est, il n’y a guère en Belgique qu’un homme sincèrement las de la royauté : c’est le roi.

Léopold jouira-t-il long-temps du bénéfice de cette réaction ? Peu importe. Nés avant lui, luttant en dehors de lui, les partis belges pourraient au besoin co-exister sans lui dans toute leur intégrité. C’est donc en elle-même, dans son jeu intérieur et dans ses répugnances extérieures, et non pas en quelques analogies superficielles, que la Belgique doit être étudiée. Jamais cette étude n’eut plus d’à-propos. Nous pouvons être forcés de recommencer demain la gloire de 1792, n’en recommençons pas les fautes. Sachons distinguer, au-delà de nos frontières, les sympathies et les conformités de besoins qui admettent notre ascendant moral et notre alliance industrielle des susceptibilités qui repoussent notre suprématie politique. La Belgique est à moitié française et républicaine ; mais elle peut vouloir rester telle en dehors de nous, Est-ce son intérêt ? C’est à coup sûr son droit.

Trois ordres de faits appellent l’attention dans la nouvelle situation de la Belgique. Nous examinerons successivement quelles influences sont tombées devant le dernier mouvement électoral, quelles influences les remplacent, et quel rôle est dévolu à celles-ci en face des nécessités issues de notre récente transformation politique.


I

Le dernier mouvement électoral de la Belgique a, je l’ai dit, toute la portée d’une révolution. C’est le dénoûment de la lutte séculaire de l’indépendance civile contre le monopole religieux, lutte faussée à deux reprises par l’esprit de nationalité qui coalisa tour à tour avec le clergé contre l’Autriche et la Hollande l’opinion libérale, d’abord alliée de Joseph II et de Guillaume Ier dans leurs essais de résistance au système ultramontain. Après la révolution de septembre 1830, une pareille diversion n’était plus possible ; c’est de Belge à Belge, dans le cercle de la nationalité même, que ce long duel allait se vider. L’intervention d’un élément nouveau contribuait à le rendre plus décisif encore. Le clergé avait compris son temps. Ne voulant pas river ses prétentions au principe décrépit de l’unité despotique, il avait audacieusement appelé le principe contraire, la décentralisation, la liberté dans l’acception la plus radicale. Vainqueur, il ouvrait l’Europe libérale tout entière aux essais de l’utopie néo-catholique, et, à la faveur d’un bizarre accouplement de mots, l’expérience des nations reculait de trois cents ans. Vaincu, il entraînait dans sa chute les dernières espérances de la théocratie. Le théâtre était humble, mais les champions représentaient d’immenses intérêts, d’immenses ambitions.

J’ai raconté déjà[1] comment le clergé belge, servi tour à tour par la crédulité et par les divisions intérieures des libéraux, avait réussi à se faire de la liberté l’instrument de la domination la plus inquisitoriale et la plus absolue. Groupés, en 1841, par M. Rogier autour d’une insignifiante question d’enseignement, les libéraux se mirent enfin à combattre le clergé par ses propres armes, opposant le droit au droit, l’abris à l’abus, les clubs à la chaire, la franc-maçonnerie aux convers, et la réaction marcha dès-lors avec une rapidité foudroyante. Deux ans d’union ont suffi aux débris épuisés de ce parti pour résister au courant catholique, un an pour le refouler, trois ans pour le remonter et s’emparer de la situation. Aujourd’hui que certaine fraction de notre clergé n’est plus réduite à proposer la Belgique pour modèle, ce résultat de l’expérience la plus hardie et un moment la plus voisine du succès qu’aient enfantée les idées modernes peut renfermer d’utiles enseignemens. C’est la condamnation anticipée de la seule pensée d’accaparement et d’exclusion qui puisse être tentée désormais de s’imposer à la France libérale. C’est le 89 de l’avenir. Je ne voudrais nullement réveiller des défiances qui ont vieilli d’un siècle en trois jours. Sur cet océan de libertés qui nous pousse aux rivages d’un nouveau monde, il y a d’inévitables orages ; insensé qui proposerait, pour désarmer l’orage, de tarir l’océan ! mais il est permis d’en signaler les écueils.

Le parti catholique belge a été, du reste, le premier à comprendre que la théocratie était inconciliable avec l’extrême liberté. Il n’a pas essayé de résister titi sent instant sur ce terrain, et s’est réfugié, ses.chefs en tête, dans les idées opposées. Ses derniers actes, comme pouvoir, n’ont été, en effet, qu’une longue rétractation des principes qu’il avait jusque-là proclamés, une longue et infructueuse évocation des principes qu’il avait proscrits. Auteurs ou coopérateurs de toutes les mesures hostiles à la prérogative royale, M. de Theux et ses collègues s’étaient vantés de venir en aide à la couronne : , ils espéraient capter ainsi la bienveillance de ce groupe ultra-conservateur qui va de M. Dolez à M. Liedts, et ce groupe n’hésita pas, on s’en souvient, à se séparer momentanément de la couronne pour éviter toute apparence de solidarité avec la réaction ultramontaine. Représentans exagérés d’un parti qui avait naguère inscrit sur son drapeau ce cri de guerre électoral : « Il faut vaincre les libéraux en masse ! » ils s’étaient baptisés, en désespoir de cause, « libéraux modérés, » et n’ont réussi, par cet aveu suprême d’impuissance, qu’à réhabiliter, aux yeux des plus timides, une opposition où le libéralisme modéré avait ostensiblement le premier rôle ; les fonctionnaires eux-mêmes ont cru, dès ce moment, pouvoir s’affilier publiquement aux associations électorales. Derniers héritiers enfin d’un pouvoir issu du radicalisme, grandi par le radicalisme, ruiné par la défection seule du radicalisme, ils avaient pris texte de la présence des radicaux dans la coalition pour lui dénier toute liberté d’action, toute aptitude gouvernementale, et cette tactique a tourné, comme les autres, à leur entière confusion. Réduits par les provocations de la presse catholique à s’expliquer, les anciens doctrinaires n’ont pas hésité à repousser tout soupçon de solidarité avec les radicaux. La fraction plus avancée que dirige M. Verhaegen, et qu’on espérait acculer par ces provocations dans une neutralité suspecte, a pris une attitude plus tranchée encore ; sacrifiant son individualité politique au désir de maintenir l’union dans le groupe libéral de la chambre des représentans, en partie composé de conservateurs timides ou exclusifs, cette fraction s’est séparée avec une sorte d’apparat du club central l’Alliance, sous prétexte que le radicalisme y gagnait trop de terrain. Pour compléter enfin cette série de mécomptes, les radicaux, que le dédain affecté des deux fractions libérales semblait devoir refouler vers les catholiques, ont spontanément conservé à la coalition l’appui électoral qu’elle ne sollicitait pas. Ainsi, non content de se renier lui-même, non content de démontrer par l’impuissance de ses appels à fous les intérêts, à tous les principes, à toutes les susceptibilités, son irrémédiable discrédit, le parti catholique s’est trouvé fatalement conduit à mettre en évidence les garanties offertes par ses adversaires. Les opinions intéressées qui hésitaient, en face des divisions intérieures du libéralisme, à croire à sa viabilité, n’ont plus craint de rompre avec l’ancienne majorité, en acquérant la preuve que ces divisions n’offraient aucune chance de retour à celle-ci, et que radicaux et constitutionnels, au fort même de leurs querelles, savaient se réunir contre l’ennemi commun.

En dehors du domaine politique, où chacun de ses pas rencontrait un obstacle ou un abîme, il s’offrait à la majorité vaincue des chances imprévues de salut. Un formidable médiateur, la famine, intervenait, six mois avant l’épreuve décisive des dernières élections, dans la lutte des partis, et il ne tenait qu’aux catholiques de l’avoir pour auxiliaire. Les circonstances leur en faisaient même une heureuse nécessité. Les Flandres, premier et dernier asile de leur prépondérance et où se trouvait dès-lors concentré tout l’intérêt de la guerre électorale, demandaient à grands cris, par l’organe de leurs assemblées provinciales et communales et de leurs chambres de commerce, l’union douanière avec la France, seul palliatif possible à l’effroyable misère des ouvriers liniers. Par une coïncidence plus heureuse encore pour les catholiques, les libéraux, exhumant d’absurdes susceptibilités nationales, se prononçaient bruyamment contre le vœu de deux provinces qui nomment à elles seules plus du tiers des représentans et des sénateurs. Un mot, un seul mot rassurant du ministère aux intérêts irrités par ces résistances, et la question électorale se trouvait déplacée, et les libéraux étaient supplantés sur le terrain de leur plus active propagande. En abjurant, au profit de l’alliance française, la donnée d’un système d’isolement principalement dirigé par eux contre la France, les catholiques n’auraient été que logiques ; car ils avaient posé eux-mêmes, par les traités prussien et hollandais, le principe de ce revirement. Aveuglement ou démoralisation, les catholiques sont restés inertes devant, ce mouvement d’opinions qui ne demandait qu’un chef. Cette arme que le hasard leur mettait aux mains, ils l’ont timidement laissé tomber à terre. Quelques phrases évasives de MM. de Theux et Dechamps sur la non impossibilité future de l’union douanière, quelques dénégations à double entente d’un ministre d’état, M. de Muelenaere, accusé d’avoir, en sa qualité de gouverneur de la Flandre occidentale, favorisé le petitionnement unioniste, voilà le seul gage officiel que l’ancien cabinet ait su donner à des besoins impérieux, juste ce qu’il fallait pour surexciter contre lui les répugnances de la minorité protectioniste, et pas assez pour lui concilier les intérêts contraires. Dans une question où son intervention seule équivalait à une victoire, il a réussi à perdre jusqu’au bénéfice de la neutralité.

Les Flandres étaient cependant sa préoccupation constante. La dernière session n’a été, en quelque sorte, qu’une longue et minutieuse enquête sur l’état de ce malheureux pays. La vérité n’a jailli que trop vive. Durant six mois, les tableaux les plus hideux, les chiffres les plus désespérans, se sont succédé à la tribune, dans les rapports officiels et dans les journaux. Il a été constaté que les hordes de paysans affamés contenues par la maréchaussée aux portes de Bruxelles représentaient la partie valide de populations autrefois aisées ; que des villages entiers, dans les districts ruraux des Flandres, vivaient d’herbages et de racines déterrées sous la neige ; que d’autres couraient en masse à la curée des bestiaux morts sur les chemins ; que des malheureux, pour ne pas mourir d’inanition, étaient réduits à voler de la drèche, comme on vole ailleurs du pain, et que la mortalité, sur plusieurs points où elle n’atteignait naguère que les trois quarts du chiffre des naissances, était désormais de neuf décès pour quatre naissances. La révélation de l’insuffisance des ressources locales est venue faire un triste pendant à cette misère : il a fallu reconnaître que les bureaux de bienfaisance des localités où les besoins étaient le plus impérieux avaient engagé leurs revenus de plusieurs années ; que les communes étaient à bout d’expédiens ; que la charité privée, épuisée par des surtaxes qui portaient parfois jusqu’à 500 francs la part de contribution directe du petit fermier cultivant huit ou neuf hectares, avait dû suspendre ses aumônes ; que le prélèvement de la plupart de ces surtaxes serait même impossible pour 1847, et que la réduction ou la cessation brusque de secours déjà trop insuffisans allaient coïncider avec les chômages de travail et les besoins nouveaux amenés par l’hiver. Qu’a fait pourtant le ministère catholique en présence de cette situation qui lui apparaissait pour la première fois dans toute sa désolante nudité ? Il a reculé comme accablé devant l’immensité de sa tâche. Dix millions auraient à peine suffi pour procurer un faible soulagement aux classes indigentes jusqu’à l’ouverture ou à la reprise des travaux publics, et un emprunt était momentanément impossible en face de l’immense absorption de numéraire occasionnée par les achats de grains à l’étranger. Ces dix millions auraient donc dû être prélevés en bloc et par voie de surtaxes sur les revenus d’un seul exercice, et, qui pis est, sur la branche la moins productive de ces revenus, sur l’impôt direct, qui ne s’élève qu’à 30 millions, et qu’il eût fallu dès-lors augmenter d’un tiers. On ne pouvait pas, en effet, songer à pallier la crise des subsistances en augmentant les impôts indirects, c’est-à-dire en grevant le travail et la consommation. Trop faible pour s’aliéner l’appui que la propriété foncière lui conservait encore par le sénat, trop intelligent peut-être aussi pour attacher à sa politique, déjà si discréditée, le précédent d’une taxe des pauvres, le ministère a fermé les yeux devant l’impossible. D’insignifiantes allocations, équivalant ensemble au pain de trois ou quatre jours pour des malheureux dont quelques-uns devaient, trois mois encore, manquer de tout, voilà à quoi ont abouti ses bruyantes démonstrations d’intérêt. En faisant sonder au pays l’abîme sans fond du paupérisme, il n’a réussi qu’à donner la mesure de sa propre impuissance, et, dans le langage des masses, l’impuissance chez le gouvernement est toujours synonyme de mauvais vouloir. Par cette sorte de fatalité qui s’attachait à ses, derniers actes, M. de Theux, en cherchant à détruire les préventions qui s’élevaient ici contre la domination catholique, s’est trouvé conduit à les corroborer. A l’occasion du crédit annuel de perfectionnement et de secours demandé pour l’ancienne industrie linière, le ministère a provoqué des recherches sur l’emploi des fonds précédemment votés, et il en est résulté pour le public cette conviction, que, dans les mains du clergé, placé à la tête de presque tous les comités de répartition, ces fonds de perfectionnement s’étaient souvent convertis en nouvelle cause de décadence. Soit défaut de plan et charité mal entendue, soit persuasion que le mieux était de secourir les ouvriers liniers au jour le jour, sans se préoccuper de progrès que l’émigration de Guatemala, ce chimérique exutoire de tout intérêt froissé par la politique d’isolement, allait, dans leur pensée, rendre inutiles, bon nombre de ces comités s’étaient bornés à faire chez les fileurs et les tisserands les plus pauvres des commandes qu’ils payaient au-dessus du cours, sauf à revendre ensuite à perte pour recomposer le plus tôt possible leur fonds de roulement. De là deux inconvéniens les ouvriers ainsi secourus, sûrs d’un placement qu’ils savaient n’être qu’une aumône déguisée, songeaient moins à travailler bien qu’à travailler vite, et leurs produits, quoique inférieurs, allaient faire cependant une concurrence écrasante au travail de l’ouvrier non secouru, protégés qu’ils étaient par un bon marché factice. Des mesures ont été prises pour prévenir le retour de semblables contre-sens ; mais la question des Flandres n’est rien moins que résolue. M. de Theux la lègue tout entière aux libéraux.

Il la lègue enclavée dans un chiffre effrayant, et que je recommande aux méditations des derniers partisans de la « liberté comme en Belgique. » Avec un budget qui présentait de fréquens excédans de recettes ; avec un revenu croissant, une moyenne individuelle d’impôts directs décroissante et une dette constituée environ moitié moindre, toute proportion gardée, que la nôtre ; avec un admirable réseau de voies de communication qui vivifie toutes les parties du territoire, et dont la construction seule a éparpillé en salaires plus de 150 millions ; avec cent industries prospères, enfin, à mettre en regard d’une seule industrie aux abois, la Belgique a vu, en treize ans, son paupérisme tripler et atteindre, au milieu des progrès de la fortune publique et privée, la proportion presque irlandaise d’un pauvre sur quatre habitans. Comment expliquer ces mouvemens inverses ? Le fait tout local de la crise linière n’y suffit pas : le chiffre de la population indigente a suivi une progression anormale ailleurs que dans les districts liniers. Il faut donc chercher une cause uniforme et permanente à cette anomalie, et on a beau interroger le mal sous tous ses aspects, sonder le corps social dans tous ses replis et en dehors de toute défiance préconçue, un même fait se dresse au bout de toutes ces investigations : l’accaparement religieux. Dans cette même période où le paupérisme a triplé, la Belgique a vu se fonder, se développer et s’enrichir plus de quatre cents maisons religieuses, et il est aisé de comprendre quelle absorption de forces productrices et d’élémens rémunérateurs doivent faire ces accaparemens combinés. On en contestera la désastreuse influence ; on dira qu’il ne s’agit après tout ici que d’un déplacement partiel du capital et de la propriété foncière, déplacement où le prolétariat, foyer naturel du paupérisme, n’a rien à perdre, par la raison qu’il faut toujours des bras pour exploiter la terre et des bras aussi pour vivifier les capitaux, quelle que soit d’ailleurs la classe possédante. Cette objection n’est que spécieuse : elle échoue des deux côtés devant l’examen des faits locaux. D’abord, une bonne partie du numéraire détourné par les couvens sort de Belgique et s’en va à Rome, à Vienne, à Paris même, dans la caisse centrale des différens ordres. Une autre va pensionner les écoles secondaires du clergé et grever ainsi indirectement, sans profit pour la classe ouvrière, la masse des contribuables, qui subventionne les collèges de l’état, constitués souvent en déficit par cette concurrence. Une autre enfin est affectée à la publication des journaux, des livres, des pamphlets du clergé. Le reste a servi, jusqu’à présent, à improviser par voie de prêts, dans les villes où il s’agissait de défendre une position électorale, des patentés, de petits marchands que les besoins de la consommation n’appelaient pas, qui dès-lors n’offrent aucun débouché nouveau à la production manuelle et ne vivent qu’aux dépens des marchands déjà établis[2]. Les excédans du revenu que le clergé régulier tire de ses immenses acquisitions territoriales prennent les mêmes routes. Le fait même de ces acquisitions a puissamment contribué, en second lieu, à activer les progrès du paupérisme, et voici comment : à part de rares exceptions, les couvens acquéreurs n’ont pu jeter leur dévolu ni sur la grande, ni sur la moyenne propriété. L’une est le patrimoine presque exclusif de l’aristocratie, et l’esprit de famille en interdit, dans la plupart des cas, l’aliénation ; l’autre est directement exploitée par les propriétaires eux-mêmes, qui ne sauraient trouver, dans le prix de vente, une compensation au déplacement onéreux qu’ils devraient subir, et à la perte de leur travail, de leur unique industrie, dont ils perdraient l’emploi dans le loisirs de la vie de rentier. C’est donc par l’agglomération des petites propriétés que le clergé, soit directement, soit par contre-coup, a dû constituer son action territoriale. Or, on s’accorde à attribuer, dans les districts liniers surtout, à cette absorption graduelle de la petite propriété, l’extension démesurée que prend chaque jour le chiffre de la population indigente.

La vieille industrie linière était jusqu’à ces derniers temps intimement liée au travail agricole ; l’ouvrier filait et tissait le lin qu’il récoltait dans son propre champ. Écrasées peu à peu par la concurrence de l’industrie mécanique, les familles vouées à cette triple occupation se sont vu réduites à se créer des ressources précaires et momentanées en faisant argent du seul élément aliénable de leur revenu, c’est-à-dire de leur coin de terre. Les ordres religieux sont venus à point pour s’emparer de ces tendances, pour les surexciter par l’appât d’une vente facile, et c’est ainsi que, dans certains cantons, le nombre des cotes foncières a diminué en vingt ans dans l’énorme proportion de cent à cinquante-trois. Ce schisme de deux productions qui se prêtaient un mutuel appui a engendré pour la filature et le tissage à la main une succession rapide de nouveaux mécomptes. Forcés d’acheter la matière première qu’autrefois ils produisaient eux-mêmes, les ouvriers liniers ont dû fabriquer plus chèrement, en même temps que l’encombrement, la concurrence résultant d’une fabrication plus continue et à laquelle le travail agricole ne venait plus faire diversion, les amenaient fatalement à baisser leurs prix. De là, nouvelle gêne, et, à sa suite, les emprunts usuraires, les achats de matières premières à crédit. Puis, la matière première même est devenue plus rare, détournée qu’elle était vers les placemens moins fractionnés et plus sûrs que lui offraient l’industrie mécanique indigène et l’exportation. Cette rareté s’est traduite par des interruptions, des irrégularités de travail qui ont fini par décourager les commandes directes du commerce, et livré à l’intermédiaire onéreux des courtiers ambulans les derniers moyens d’existence de près de quatre cent mille ouvriers, dont les salaires sont descendus jusqu’à 30 centimes pour les tisserands, et jusqu’à 12 centimes pour les fileuses.

Voilà les faits et les chiffres que le ministère de Theux s’est donné, sans le vouloir, la triste mission d’évoquer. Les couvens et la politique ; qui les a servis ne pressentaient pas sans doute ces résultats de leur domination ; mais il y a pour les influences qui tombent des heures d’impopularité où les masses viennent leur demander compte même de l’imprévu. C’est le cas du parti catholique. Maître absolu de la situation pendant seize ans, il en a, aux yeux de celles-ci, la responsabilité absolue, et tout, loin de là, n’est pas exagéré dans ce sévère jugement. Le bilan économique des catholiques belges peut se résumer en ce rapprochement, que personne n’a peut-être formulé, mais qui est bien certainement au fond du désespoir populaire : en 1831, ils rouvraient les monastères, grace à l’appui électoral des paysans, et, en 1846-47, ils ont dû fermer, pour cause d’encombrement, les villes, les hôpitaux, les prisons même, à des légions de paysans qui venaient y implorer un asile contre la faim et le froid. En 1830, ils ne trouvaient dans l’héritage commercial des Hollandais que des industries prospères, et, en 1847, ils ont mené le deuil de la plus importante de ces industries, en laissant à la place, sur le théâtre même de sa splendeur quatre fois séculaire, une autre industrie qui symbolise horriblement le contraste des deux époques : la vente publique et affichée des viandes de cheval et de chien.

Ainsi, la contre-partie aura été complète. Tout, jusqu’aux hommes, jusqu’aux noms propres, aura concouru à ce talion minutieux qui, dans le domaine des principes et dans celui des faits commerciaux, a retourné contre les catholiques les instrumens mêmes de leur action. Le premier ministère de Theux organisa en six ans leur prépondérance, et il était réservé au second ministère de Theux de résumer, dans le cadre étroit de son existence, toutes leurs chutes, tous leurs torts. En politique, il s’est vu fermer toutes les portes ; en économie, là où il cherchait des expédiens, il n’a fait jaillir que des accusations ou des impossibilités. Le vide est désormais complet autour des catholiques. Ils pourront se disséminer, selon leurs affinités personnelles, dans les autres opinions, et y apporter même, à la longue, des appoints décisifs ; mais, comme pensée active et dirigeante, comme parti proprement dit, leur existence est close. Ils ont tout renié, tout compliqué, et n’ont rien résolu. Nulle espérance ne peut germer sur ce sol mouvant.


II

Le pouvoir, s’il échappait pour toujours aux catholiques, n’était pas moins une dangereuse épreuve pour les libéraux. Les élections de juin, en mettant les premiers dans l’impossibilité de gouverner, n’avaient pas donné une majorité décisive aux seconds.

Dans la chambre des représentans, les partis n’étaient qu’équilibrés. Les libéraux étaient sûrs de détacher de l’ancienne majorité ce groupe flottant de députés fonctionnaires qu’on retrouve invariablement, depuis 1832, à la suite de tous les pouvoirs ; mais encore fallait-il constituer un pouvoir, et là résidait la grande difficulté. L’accord des diverses fractions libérales dans la lutte survivrait-il au triomphe commun ? Chacune d’elles ne chercherait-elle pas à primer dans la future combinaison ministérielle ? Cette difficulté levée, une question de principes succédait, en outre, à la question de personnes. Les deux grandes nuances libérales avaient eu, on s’en souvient, des points de départ opposés. L’une prétendait combattre les catholiques en renforçant le pouvoir exécutif, l’autre voulait au contraire procéder par l’extension du pouvoir électif. M. Rogier avait accouplé tant bien que mal dans son programme ces prétentions rivales. S’il repoussait l’abaissement uniforme du cens au minimum de 20 florins, il admettait, par compensation, l’adjonction des capacités ; — s’il conservait au roi le droit de nommer les bourgmestres en dehors des conseils, il subordonnait l’exercice de ce droit au consentement préalable des députations permanentes ; — mais cette double transaction, déjà connue depuis six mois, avait soulevé des protestations contradictoires aux deux extrémités de la coalition. M. Dolez, par exemple, avait repoussé, au nom de l’ancien juste-milieu, l’adjonction des capacités comme excessive, tandis que M. Castiau la repoussait comme insuffisante. De part et d’autre, on s’était plaint d’être sacrifié. Sept ou huit voix pouvaient disparaître dans ce conflit, et c’était assez pour paralyser momentanément le parti libéral.

Dans le sénat, des complications plus graves encore pouvaient surgir. Protégé par la lenteur exceptionnelle de ses renouvellemens périodiques, le sénat n’avait que faiblement subi l’action électorale des libéraux, et la majorité de cette assemblée était d’autant plus à craindre, qu’associée à tout le mauvais vouloir des catholiques, elle ne l’était pas à leur discrédit. Ses précédens gouvernementaux d’onze années, le motif même de sa rupture avec les libéraux, motif puisé dans une horreur exagérée du radicalisme, lui assignent, en effet, une position distincte à côté du parti vaincu, dont le radicalisme, on ne saurait l’oublier, a été le véritable point de départ. Toute nouvelle lutte entre elle et la coalition pouvait donc produire un fâcheux déplacement de rôles. Jusque-là, même quand leurs coups atteignaient accidentellement le sénat, les libéraux n’avaient combattu, après tout, que le monopole ecclésiastique ; mais maintenant qu’un échec décisif avait mis celui-ci hors de cause, ils allaient se trouver par le fait en hostilité spéciale, immédiate, avec le principe aristocratique et la grande propriété, dont le sénat est considéré comme l’expression. Par une coïncidence non moins fâcheuse, c’est sur M. Rogier que la haute chambre avait concentré ses rancunes : elle ne lui pardonnait ni l’alliance qu’il avait contractée avec les ultra-libéraux, dénigreurs systématiques des prétentions nobiliaires, ni la menace de dissolution qu’il avait suspendue sur elle en 1841 et en 1846. Or, M. Rogier était et est encore la clé de voûte de la coalition. S’il cédait, la coalition était brisée ; les ultra-libéraux se séparaient de lui, et, avec lui, du libéralisme modéré. S’il résistait, c’est du côté des libéraux modérés que pouvait éclater la scission. Une dissolution, des élections nouvelles étaient inévitables dans ce cas. Les clubs, où domine l’influence ultra-libérale, allaient reprendre le premier rôle et imposer cette fois leur programme tout entier au cabinet, qui n’aurait plus le droit d’opposer à leur impatience des calculs de conciliation désormais avortés, inutiles. Les ultra-conservateurs, qui hésitaient déjà à suivre M. Rogier sur le terrain de l’adjonction des capacités, allaient infailliblement le laisser s’engager seul dans ces parages maudits qui s’étendent du cens à 20 florins au suffrage universel.

Telles sont les difficultés que la coalition victorieuse rencontrait à ses premiers pas. La nouvelle majorité n’était pas encore constituée qu’elle se voyait déjà menacée d’une dislocation. La sagesse des chefs de la coalition a ajourné la première de ces difficultés ; l’imprévu les a tranchées toutes deux.

Pendant deux mois qu’a duré la crise d’où le premier ministère libéral est sorti, M. Rogier n’a pas eu à se heurter un seul instant contre ces susceptibilités individuelles, ces intérêts de coterie qui rendent d’ordinaire si difficile la mission d’un chef de coalition appelé à faire à chaque allié sa part. Loin de là : dans cette agglomération de fractions encore distinctes, bien qu’animées déjà du même esprit, et dont chacune avait ses droits acquis, ses chefs à mettre en avant, c’était à qui ne serait pas ministre. MM. Lebeau et Devaux, dont les noms semblaient accolés de fondation à celui de M. Rogier ; MM. Dumon, de Brouckère et d’Elhoungne, que l’opinion désignait après eux ; M. Verhaegen, l’agitateur habile et désintéressé qui, après avoir organisé la ligue maçonnique, a su plier cette force réputée indisciplinable au joug des nécessités gouvernementales ; les notabilités les plus méritantes, les ambitions les plus légitimes, en un mot, se sont effacées comme d’un commun accord, se bornant à donner aux choix de M. Rogier un complet assentiment. Ces abstentions simultanées ont eu pour résultat, d’abord, d’anéantir toute arrière-pensée défiante et jalouse entre les anciens doctrinaires et l’ancienne gauche ; — en second lieu, de soustraire le nouveau cabinet au danger d’un fractionnement d’influence, en concentrant toute action dirigeante sur M. Rogier, c’est-à-dire sur l’homme qui a opéré en 1841, cimenté en 1846 le rapprochement de ces deux fractions, et qui, par son programme, les personnifie toutes deux ; — en troisième lieu enfin, de permettre l’accès de la nouvelle administration aux représentans du groupe ultra-modéré, dont la rupture ouverte avec les catholiques ne date, à proprement parler, que du dernier avènement de M. de Theux, et qu’il s’agissait de river à la coalition par la solidarité du pouvoir. C’est ainsi que le portefeuille des affaires étrangères est échu à M. d’Hoffschmidt, dont personne, jusqu’aux premiers mois de 1846, n’avait soupçonné, que je sache, le libéralisme, mais qui, à cette époque, où la simple neutralité avait, aux yeux des libéraux, la valeur d’une adhésion, n’hésita pas à s’associer à la démission de M. Van de Weyer. M. Dehaussy, le nouveau ministre de la justice, peut lui-même être considéré comme une conquête récente pour la coalition. Son libéralisme, moins négatif que celui de M. d’Hoffschmidt, et qu’il a manifesté même en plus d’une occasion au sénat, où il relayait volontiers M. Dumon dans les devoirs d’une opposition à peu près réduite au monologue, restait cependant en dehors des tendances agressives et des concessions de principes qu’on a pu reprocher à la fraction militante des doctrinaires. L’attitude de la coalition victorieuse a complètement rassuré M. Dehaussy ; il n’a pas cru dévier de son passé gouvernemental en entrant dans un ministère où l’influence ultra-libérale, dont on avait redouté d’avance les prétentions, se résignait à n’être représentée que par M. Rogier, par le chef même de l’ancien juste-milieu. Il n’est pas jusqu’à M. Liedts, cette Célimène parlementaire dont les combinaisons les moins exclusives s’étaient vainement disputé la foi, qui n’ait consenti à donner une adhésion significative à M. Rogier, en acceptant de lui le titre de ministre d’état. Quant au personnel des ministres à portefeuille, il se complète par trois hommes nouveaux. Le département de la guerre a été confié au général Chazal, l’une des notabilités de l’indépendance belge, et qui a su, privilège plus rare chez nos voisins qu’on ne croit, se faire pardonner de tous les partis sa qualité de Français naturalisé. M. Veydt, administrateur intelligent et laborieux, mais dépourvu de toutes qualités oratoires, a été nommé aux finances, et M. Frère-Orban, simple avocat à Liége avant les dernières élections, aux travaux publics. Si MM. Frère-Orban, Veydt et Chazal n’ajoutent pas une grande force morale au cabinet, ils ne le compromettront pas non plus, et ils peuvent être utiles de deux façons : sans précédens officiels qui les lient, ils endosseront tous les reviremens de tactique, toutes les innovations de détail que les nécessités parlementaires feront éclore. Sans influence personnelle dans les chambres et pouvant être au besoin remplacés sans tiraillemens et sans secousses, ils gardent trois portefeuilles toujours prêts pour les ambitions plus sérieuses que M. Rogier jugerait prudent d’associer à sa responsabilité gouvernementale. Ils sont comme la soupape de sûreté de la coalition, la réserve de l’imprévu.

Les vues de conciliation qui ont présidé à la naissance du cabinet Rogier ont dirigé aussi les premiers actes de la coalition victorieuse dans la chambre des représentans. Loin de chercher à s’effacer mutuellement, loin même de se tenir à l’écart l’une de l’autre, les deux fractions les plus divergentes du libéralisme ont mis une sorte d’affectation à échanger leurs voix dans la nomination des membres du bureau. C’était manifester clairement que les dissentimens de détail mis en jeu par le programme de M. Rogier ne dégénéreraient pas entre elles, du moins pour le moment, en questions d’influence et de personnes. L’accord de la coalition était donc pleinement garanti de ce côté.

Il s’en fallait de beaucoup que la situation fût aussi nette du côté du sénat. M. Rogier n’a rien épargné pour rentrer en grace auprès de cette aristocratie pointilleuse. Il a d’abord écarté de son programme ministériel toute condition comminatoire de dissolution, alors que les nouveaux succès du libéralisme, l’abdication des catholiques et l’adhésion des ultra-conservateurs lui donnaient plus que jamais le droit de parler haut. Il a fait une avance non moins significative au sénat en se donnant pour collègue un membre de cette assemblée, M. Dehaussy, et en disposant au profit de deux autres, MM. de Macar et Dumon, des deux premiers emplois de gouverneur qui sont devenus vacans. Une partie des libéraux belges, par un inintelligent emprunt des préjugés de notre ancienne opposition à l’égard de la pairie, affectaient jusqu’ici de n’attribuer qu’un rôle passif et secondaire au sénat, bien qu’il dérive, aussi bien que la chambre des représentans, de l’élection. La haute chambre, à son tour, voyant son influence contestée, ne saisissait que plus avidement l’occasion d’en faire sentir le poids, et c’est là peut-être le véritable secret de son hostilité. Le triple choix dont il s’agit était une protestation implicite du chef de la coalition en faveur des légitimes susceptibilités de cette assemblée, une reconnaissance de son initiative et de sa part d’action sur la direction du pays. M. Rogier est allé plus avant encore dans la discussion de l’adresse. Loin de se prévaloir de certains aveux de tribune qui le proclamaient le produit naturel, légal, de la situation, M. Rogier a spontanément accordé au sénat le droit de faire cause à part et de former le noyau d’une sorte de torysme belge avec lequel il se déclarait prêt à compter. Peine inutile ! le sénat ne sortait pas de sa réserve boudeuse. M. Rogier n’avait pu lui arracher, par ces concessions accumulées, qu’une promesse de « bienveillance provisoire. » Où s’arrêterait cette bienveillance provisoire ? Ce n’était pas douteux : devant le programme même de la coalition, devant les réformes qui constituaient dans ce programme le lot du groupe ultra-libéral. Le moment de la discussion était venu ; ces projets étaient déjà soumis aux chambres, et l’on attendait le résultat de l’épreuve avec l’anxiété la plus vive. Les clubs s’indignaient de ce qu’une assemblée notoirement condamnée par le pays électoral, et qui ne devait un reste d’existence qu’à la générosité des libéraux, voulût en profiter pour diviser ceux-ci. On blâmait M. Rogier de n’avoir pas posé, dès le début, le cas de dissolution. On s’étudiait à trouver un motif plausible à sa condescendance gratuite et à la morgue si peu justifiée de la majorité sénatoriale ; le nom du roi sortait de toutes les bouches. En 1846, lors de la crise qui amena M. de Theux aux affaires, le roi, craignant de paraître s’immiscer dans la lutte des partis, avait repoussé ce cas de dissolution. Les mêmes résistances se produisaient-elles aujourd’hui ? Cette fois, ce n’était plus à de simples murmures que se limiterait le désappointement des libéraux. En 1846, l’obstination du sénat avait encore un point d’appui dans la chambre des représentans. Quand il refusait, même en face de la réaction manifeste et constatée des collèges électoraux contre l’influence dominante dans les deux chambres, d’avancer le terme normal de cette influence, le roi ne semblait à la rigueur que proclamer la préséance officielle du parlement sur les associations, du fait légal sur le fait extra-légal. On pouvait contester l’opportunité, mais non la légitimité de ses scrupules. Aujourd’hui rien de pareil. Ce n’était plus entre le parlement et les associations que le roi se trouvait mis en demeure de décider, mais bien entre deux parties intégrantes du parlement, entre la chambre des représentans et le sénat, entre une majorité reflétant le vœu actuel, immédiat du pays et une majorité notoirement hostile à ce voeu. A droits égaux, la première de ces majorités, qui puisait dans l’assentiment national des garanties incontestables de durée, méritait naturellement la préférence sur la seconde, qu’un fait accidentel, la lenteur relative de ses renouvellemens périodiques, protégeait seul encore contre une transformation inévitable et prochaine. La simple neutralité équivalait ici, de la part de la couronne, à un parti pris d’agression. Qu’allait-il sortir de cette situation tendue ? L’ancienne gauche avait accepté les réserves faites par M. Rogier en faveur du pouvoir royal ; mais, du moment où il serait démontré que celui-ci n’aurait pactisé avec le libéralisme qu’à contre-cœur, persisterait-elle à vouloir renforcer une influence désormais suspecte ? Il y avait là le germe d’une scission bien autrement dangereuse pour la dynastie que celle qui a divisé de 1831 à 1840 les deux groupes libéraux.

Ce danger résultait de l’intervention subite de l’élément républicain. Depuis que M. Verhaegen et ses amis se sont séparés de l’Alliance pour se rapprocher plus intimement du libéralisme gouvernemental, la jeune Belgique, dégagée de tout ménagement, s’est ouvertement organisée dans ce club et dans celui du Trou. Elle a déjà des ramifications à Anvers, à Liège, à Gand, à Verviers, et s’empare ainsi peu à peu, dans les principaux centres de population, de ces républicains déclassés qui, faute d’un milieu naturel, s’étaient jusqu’à présent disséminés dans les différentes associations libérales. La jeune Belgique s’est partagée, à son début, en exaltés et en modérés. Les premiers ont pour organe le Débat social, rédigé par M. Bartels, sorte de Danton d’estaminet, qui, comme orateur et comme écrivain, ne manque pas d’une certaine fougue entraînante. Le communisme est le premier mot du Débat social ; M. Bartels, qui dédaigne souverainement la pruderie mesquine des pharisiens du parti, ôte sans façon à l’armée ses grades, à la noblesse ses titres, à la monarchie sa tête, à la bourgeoisie ses chapeaux. Le délire n’est pas contagieux, et les républicains pratiques de l’Alliance ont publiquement désavoué M. Bartels ; mais c’est précisément dans cette rupture qu’était le danger dont je parlais plus haut. Les modérés de la jeune Belgique, pour mieux séparer leur cause des énergumènes qui la compromettent, faisaient chaque jour un pas en deçà, et, si la couronne réveillait les défiances que M. Rogier avait réussi à calmer, les libéraux avancés pouvaient bien être tentés de faire l’autre moitié du chemin. Or, cette fusion eût mis au service de l’intérêt républicain plus de la moitié des clubs électoraux. Ce n’était donc pas seulement l’homogénéité du parti libéral, c’était la dynastie même qui, pour la première fois, allait se trouver mise en question.

Étrange contre-coup ! c’est un pavé de Paris qui a fait évanouir ce fantôme de république. À la nouvelle des événemens de février, une terreur inexprimable s’est emparée de tous les partis belges. La France franchissait, tambours battans, le Quiévrain ! La nationalité était morte ! Le drapeau de Jemmapes flottant sur les tours de Sainte-Gudule n’eût pas causé plus d’émoi. Léopold, qui ne demandait pas mieux que d’aller reprendre à Londres son traitement de prince royal, a songé à profiter de l’occasion ; mais il n’était plus temps. La Belgique voulait maintenant la monarchie par les mêmes motifs qui lui avaient fait demander la république en 1830-31. Elle voit, dans la différence des régimes, un obstacle à la confusion des nationalités. La France venait de détrôner son roi ; donc la Belgique avait plus que jamais besoin d’un roi, et Léopold, qu’elle avait sous la main, a dû rester, bon gré mal gré, à son poste.

Par une conséquence logique de ce calcul, il était urgent d’isoler le petit groupe républicain. Le ministère a immédiatement présenté dans cette vue un projet de réforme qui donne pleine satisfaction aux libéraux avancés, en abaissant toutes les cotes électorales au minimum de 20 florins. Cette fois, personne n’a songé à consulter les grands propriétaires du sénat, qui, de leur côté, ne demandaient pas mieux que d’être oubliés. Le glas de 93 tintait à leurs oreilles. Revenu de sa panique, le sénat voudra peut-être tenter un dernier essai de résistance ; mais son temps est fait. Il n’a plus à compter désormais sur l’alliance tacite des ultra-conservateurs. C’est dans un intérêt de conservation même que ceux-ci se trouvent désormais conduits à pactiser franchement et pleinement avec les ultra-libéraux.

Ainsi, le contre-coup de notre révolution, qui, dans la pensée du grand nombre, devait tout ébranler en Belgique, a, au contraire, tout consolidé. La royauté belge, qui était tour à tour jusqu’ici une inutilité ou un embarras, est devenue, pour quelque temps du moins, la pierre angulaire de la nationalité, et le parti libéral, naguère si hétérogène, a puisé une unité formidable dans la question même qui le divisait.

III

Ce n’est pas seulement la question politique belge que notre révolution aura eu la mission imprévue de trancher. Le problème industriel des Flandres lui devra probablement aussi une solution décisive, et cette solution, qui plus est, emprunte un caractère exceptionnel d’urgence aux préjugés de nationalité, aux défiances anti-françaises qui sembleraient devoir la retarder.

C’est un fait à noter que les répugnances manifestées en Belgique contre la France se trouvent précisément concentrées chez les Belges de race française, chez les Wallons. Faut-il voir là un nouvel exemple de ce bizarre et mystérieux instinct qui, à l’autre bout de nos frontières, a créé d’insurmontables antipathies entre les Catalans français et les Catalans espagnols, entre les Basques espagnols et les Basques français ? Non, car les souvenirs de l’empire, la génération qui résume cette communauté d’intérêts et de gloire, sont encore vivans en Belgique, et aucune rivalité territoriale ne s’est élevée dans l’intervalle entre les deux pays. Loin de là, le seul contact armé que nous ayons eu depuis avec la Belgique lui a valu son indépendance. Le vrai motif de l’antagonisme affiché à notre égard par la Belgique est plus explicable et plus vulgaire. Les Wallons, par la supériorité intellectuelle et politique que notre langue leur donnait sur leurs voisins les Flamands, se sont trouvés conduits à prendre le premier rôle dans la révolution de 1830, et ce rôle, ils l’ont gardé. La plupart des orateurs et des diplomates belges sont Wallons. Tous les ministres actuels, presque tous les ministres passés et futurs, sont également Wallons. Toutes les administrations enfin regorgent de Wallons, qui, à grade égal, sont mieux rétribués que nos employés. On comprend dès-lors le fanatisme des Wallons pour leur nationalité. Cette nationalité, ils l’aiment tout à la fois d’un amour de père et d’un amour de propriétaire. Si leurs défiances se tournent de préférence contre nous, c’est qu’ils sont les premiers à comprendre que les affinités matérielles et morales de la Belgique sont chez nous. De là les efforts des principaux hommes d’état de ce pays pour isoler commercialement les deux peuples. Mieux vaut être ministre belge que préfet français, et, dans la pensée de ces hommes, pensée exprimée plus d’une fois à la tribune, la solidarité commerciale de la Belgique et de la France dégénèrerait fatalement, au premier symptôme de guerre européenne, en solidarité politique, en unité territoriale. Le cas redouté est, d’après eux, survenu. La nouvelle république française, à les en croire, va recommencer le pèlerinage européen de son aînée, et les voilà déclamant et écrivant en faveur de leur neutralité que personne ne menace. Étrange neutralité, d’ailleurs, qui arme de préférence la frontière française, et qui expulse ou emprisonne de préférence les voyageurs français ! La Belgique espère-t-elle donc s’assurer nos égards à force de malveillance ? Faudrait-il voir plutôt dans cette étrange conduite une arrière-pensée d’alliance éventuelle avec l’Europe contre la France ? Avec l’Europe, c’est-à-dire avec la Prusse, qui rêve, nous l’avons déjà dit, le Bas-Escaut pour limite naturelle[3], avec la Hollande, qui attend des restitutions ! Le ministère belge se place ici, comme on voit, entre deux aberrations. Heureusement le hasard veille pour lui. Les nécessités issues de la situation des Flandres lui épargneront la double faute qu’il paraît méditer.

Je le répète, la question des Flandres reste intacte. L’abondance de la dernière récolte n’a pu apporter qu’un bien faible soulagement à la population linière de ces provinces. Qu’importe, en effet, le bon marché des subsistances à des ouvriers dont les salaires restent encore pour la plupart en deçà de ce bon marché ? La distance à franchir est moindre sans doute, mais l’abîme du paupérisme est toujours au milieu, et les mesures adoptées ou indiquées par le gouvernement belge ne le combleront pas.

Ces mesures, disons-le tout d’abord, dénotent nue pensée d’ensemble, un plan arrêté, qui trop souvent avaient fait défaut dans l’appréciation de la question linière. Jusqu’en 1845, catholiques et libéraux s’étaient tacitement concertés pour décréter de mort le travail à la main, considéré par les uns comme un centre naturel de recrutement pour la colonisation de Guatemala, par les autres comme un anachronisme industriel fatalement condamné à disparaître devant le progrès du travail mécanique. L’insuccès de la colonisation guatémalienne, et surtout la formidable urgence que deux années de famine viennent de donner à la question des Flandres ont singulièrement modifié les préventions dont il s’agit. A part quelques réserves de détail, catholiques et libéraux ont également compris qu’une industrie capable de fournir, à un moment donné, à l’émeute près du dixième de la population ne pouvait pas être traitée en excroissance parasite, et qu’on n’amputait pas ainsi huit cent mille bras sans que le corps social en tressaillît quelque peu. Ils ont compris, ce qu’il n’eût jamais fallu perdre de vue, que le travail à la main, bien que lésé par la concurrence mécanique, pouvait, dans certaines limites, lui résister ; que la spécialité de ses produits lui garantissait des débouchés inaliénables, et qu’il suffisait de réformer ses conditions d’existence pour lui rendre une position normale parmi les forces productrices du pays. Dans cette vue, le gouvernement a fait une nouvelle distribution d’outils et d’ustensiles destinés à perfectionner les métiers de tissage et à faciliter le numérotage des fils, mais à la condition expresse que les nouveaux procédés, où les ouvriers favorisés ne voyaient jusqu’ici qu’une économie de temps, serviraient aussi à l’amélioration des produits. Un contrôle permanent sera exercé à cet égard. Un comité central coordonnera à l’avenir l’action des comités locaux, dont les efforts devront tendre surtout désormais à obtenir que le négociant en fils ou en toiles fasse travailler à son compte les fileuses ou tisserands, ce qui les soustrairait au double impôt qu’ils paient à l’usure pour l’achat de la matière première et aux courtiers pour le placement des produits. Je passe d’autres mesures qui sont le corollaire de celles-ci. Fournir simultanément à l’ancienne industrie linière les moyens de fabriquer mieux, plus vite et à meilleur marché, c’est attaquer la question à ses trois faces les plus saillantes ; mais ici apparaissent d’autres difficultés. Si d’abord, avec une production individuelle plus rapide, l’ancienne industrie linière occupait le même nombre d’ouvriers, l’encombrement des produits substituerait au mal aujourd’hui existant un mal plus grave encore, car celui-ci serait incurable : il faut donc la débarrasser de son excédant graduel de bras. D’un autre côté, pour que l’association du commerce et du travail à la main, base essentielle de la réforme, soit possible, des facilités nouvelles d’écoulement devront se combiner avec les facilités nouvelles de la fabrication. Les placemens, dans l’état actuel des débouchés, sont devenus en effet si irréguliers, que la plupart des négocians n’osent plus acheter les produits de l’ancienne industrie linière à l’avance, mais seulement au fur et à mesure des commandes : ces négocians, à plus forte raison, n’engageraient pas leurs capitaux dans les éventualités de la fabrication. Il faut donc, en second lieu, agrandir le marché extérieur. Le gouvernement et les chambres belges n’ont pas méconnu cette double difficulté ; malheureusement ils essaient d’en sortir par une impasse.

Deux moyens sont mis en œuvre pour alléger l’ancienne industrie linière de son excédant de bras. On cherche, d’une part, à la fondre avec la nouvelle industrie en faisant adopter par le tissage à la main le fil mécanique, et vice versa ; mais, quelques illusions qu’aient fait naître à cet égard des expériences isolées, la spéculation n’adoptera jamais sérieusement un type bâtard qui ne saurait avoir pour lui ni le bon marché et la régularité des toiles à la mécanique, ni la solidité des toiles à la main. D’autre part, on a introduit parmi les ouvriers à la main des industries nouvelles ; mais ce n’était là qu’ajourner et déplacer la question. Parmi les fabrications ainsi naturalisées dans les districts liniers, la plupart ont encore à se créer un débouché, et ne l’auront pas sitôt trouvé, que la concurrence mécanique les supplantera : le travail à la main ne peut, en effet, conserver un reste de spécialité que dans le tissage des toiles, seul produit où la condition de solidité soit encore essentielle aux yeux de quelques consommateurs. D’autres fabrications avaient déjà un personnel complet d’ouvriers, dont cette invasion anormale de bras réduit les moyens d’existence. Les comités auront beau graduer, éparpiller, combiner l’action des ateliers-écoles ; ce dilemme sera toujours au bout.

La Belgique n’a pas la main plus heureuse dans la recherche des moyens d’agrandir son débouché extérieur. Le projet qui semble réunir le plus d’adhésions dans le gouvernement et dans les chambres est celui d’une société d’exportation fondée, en partie par l’état, en partie par actions, et qui aurait pour mission d’explorer notamment les marchés d’outre-mer, d’en étudier les besoins, d’y réhabiliter ou d’y faire connaître les produits de l’ancienne industrie linière, et accidentellement ceux des autres industries ; d’y établir enfin des comptoirs et des agences dont elle garantirait la solvabilité aux producteurs nationaux. Les États-Unis, le Brésil, les républiques espagnoles, l’Égypte, la Chine et Java sont les principaux points de mire de ce projet, issu en droite ligne de l’illusion si long-temps caressée d’une marine transatlantique, et qui en a toute la vanité. Dans les conditions où la place son infériorité politique et navale, la Belgique n’a pas pu naturaliser, au-delà des mers, même ses toiles à la mécanique ; à plus forte raison, elle n’imposera pas aux centres de consommation dont il s’agit les produits de son tissage à la main, qui n’ont pas pour eux le ressort du bon marché.

Le tort de la Belgique, c’est d’aller chercher trop loin la double solution qu’elle poursuit.

Pour soustraire le travail à la main au danger d’une production excessive, il s’offre un moyen plus prompt et surtout plus sûr que des innovations industrielles dont les meilleures débutent par un apprentissage improductif pour aboutir à une simple transposition de termes dans le problème du paupérisme ; un moyen qui ne déplace rien, qui laisse à l’ancienne industrie linière tous ses bras, mais en limitant leur action, et qui, par un heureux enchaînement de nécessités, fait servir les forces ainsi économisées à procurer à cette même industrie deux élémens essentiels de bien-être : du pain à bon marché et du lin à bon marché. Ce moyen, c’est le défrichement de cent quatre-vingt mille hectares environ de bruyères ou de terrains vagues, susceptibles d’une culture immédiate, que possèdent en Belgique les communes et les particuliers.

La question de débouché est tout aussi simple. Il faut d’abord partir de ce fait, que les toiles à la main, v u leur cherté, ne s’adressent partout qu’à un petit nombre de consommateurs. Fût-il réalisable sur quelques points, le système d’exportations lointaines rêvé par la Belgique n’aboutirait à jeter sur chacun des nombreux marchés d’Amérique, d’Afrique et d’Asie que des quantités minimes de toiles, et les fractions de bénéfices produites par ces exportations ainsi éparpillées suffiraient tout au plus à couvrir les frais généraux des nombreuses agences que ce système comporterait. En outre, la perte d’intérêts et les frais de transport résultant de trajets d’un, de deux, de trois mois iraient s’ajouter, sur ces marchés, au prix intrinsèque de la toile à la main et agrandir encore la distance qui sépare ce produit de la consommation moyenne. Poser ainsi la difficulté, c’est la résoudre. La Belgique, pour ne pas faire fausse route, n’a précisément qu’à chercher le débouché qui s’éloigne le plus de ces conditions, c’est-à-dire un débouché qui soit tout à la fois assez voisin pour que les frais et la durée des transports influent le moins possible sur les prix de vente, — assez initié déjà à la consommation des toiles à la main pour que cette consommation puisse s’y recommander par elle-même et sans le secours d’agences spéciales, — assez peuplé enfin pour que la vente probable de ces toiles, sans dépasser même les faibles proportions qui lui sont ordinairement assignées dans la consommation générale, y laisse cependant une marge suffisante aux expéditions en grand. Ce débouché, ce ne peut être ni la Grande-Bretagne, qui, par l’Irlande, exclut les fils et toiles à la main de l’étranger ; ni la Prusse, qui a déjà ses Flandres à elle dans la Silésie[4] ; ni la Hollande même, où la concurrence anglaise et prussienne interdit à la Belgique tout progrès. Reste un pays qui, avec des conditions de proximité équivalentes, meilleures même, réunit toutes celles qui font défaut à l’Angleterre, à la Prusse et aux Pays-Bas ; un pays plus peuplé à lui seul que ces trois centres commerciaux ensemble, un pays qui est déjà le marché le plus considérable des toiles belges, et qui, de l’aveu même de la Belgique[5], prend les neuf dixièmes des toiles qu’elle nous fournit au travail à la main. Ce pays, le cri presque unanime des Flandres l’a déjà nommé, c’est la France.

Or, que peut nous offrir la Belgique en échange du retrait des entraves qui gênent encore chez nous son importation linière ? Sera-ce le partage du monopole maritime qu’elle a livré à la Prusse et aux Pays-Bas, ou bien le partage de la franchise absolue de transit obtenue par la première de ces puissances ? Nous n’en avons que faire. Sera-ce une réduction sur nos vins, nos soieries, nos ouvrages de mode, qu’un tarif modéré a naturalisés dans la consommation belge, et qui, plus spécialement favorisés, s’y feraient une large place ? Mais la Belgique, en étendant aux similaires du Zollverein le bénéfice de cette modération de tarif, que nous avions nous-mêmes bel et bien achetée, ne s’est laissé qu’une marge insignifiante pour toute faveur qui serait restreinte à un simple abaissement de droits. Sera-ce la suppression de la contrefaçon ? Mais ce n’est là qu’une restitution pure et simple que la Belgique ne peut tarder à nous accorder, si le nouveau gouvernement de la France se préoccupe tant soit peu des intérêts de la presse nationale. Sera-ce enfin le retrait de l’énorme surtaxe du 14 juillet 1843, qui a doublé le droit d’entrée pour nos tissus fins de laine, et que la convention du 13 décembre 1845 a réduite à peine d’un quart ? Cette surtaxe n’a été établie que par une sorte de guet-apens commercial, par une dérogation judaïque au principe d’où était sortie la convention de 1842, et, si l’on paie un bon procédé, on ne paie pas une simple réparation. La Belgique s’est d’ailleurs laissé enlever d’avance le mérite de cette réparation. La surtaxe dont il s’agit a donné un tel élan à la contrebande, éminemment facile dans un pays qui n’a qu’une seule ligne de douanes pour protéger des frontières plates et nues, que vingt-cinq kilogrammes de mérinos, par exemple, d’une valeur moyenne de 900 francs[6] et passibles, d’après le tarif actuel, d’un droit d’environ 79 francs, sont introduits en fraude moyennant dix francs. En supposant que le bénéfice de l’assureur soit le double de celui du colporteur, le fabricant français se trouve par le fait aussi favorisé qu’il le serait par un droit équivalant au 3,33 pour 100 de la valeur. Ce n’est donc, en réalité, qu’au-dessous de ce droit minime de 3,33 pour 100 que l’abaissement du tarif constituerait une faveur réelle, et cette marge de réduction est encore insuffisante. La France a certes le droit de se faire acheter plus cher le salut de l’industrie linière belge, lorsque la Belgique, pour épargner un simple mécompte à son industrie métallurgique, n’a pas hésité à bouleverser tout son système douanier au profit du Zollverein.

Si, dans les limites d’une simple réduction de tarif, la Belgique ne peut offrir à nos principales exportations que des faveurs sans portée, quel moyen lui reste-t-il de nous payer l’agrandissement de son débouché linier ? Un seul : l’abolition pure et simple du tarif en ce qui concerne ces exportations. Ici, la faveur serait considérable ; car la valeur réelle de ce dégrèvement s’accroîtrait tout à coup de la prime que plusieurs des produits mentionnés paient actuellement aux fraudeurs. Restent les difficultés d’application. Si l’industrie linière devait être seule à profiter des bénéfices de la réciprocité, la mesure dont il s’agit serait impossible : malgré son importance numérique, cette industrie, qui, à proprement parler, n’a pas de représentation directe dans les chambres, ne serait pas de force à vaincre les résistances combinées des industries lésées, des associations contrebandières et des nombreux négocians de Liège, d’Anvers, d’Ostende, que leur spécialité commerciale porte à repousser tout ce qui nuirait aux importations de la Prusse et de l’Angleterre. Il faut donc rattacher à la cause du travail linier celles des autres industries qui trouveraient leur avantage à l’extension de l’alliance franco-belge, au premier rang les houilles et la métallurgie, et chercher dans l’arsenal du tarif belge quels dégrèvemens peuvent leur acquérir aussi l’agrandissement du débouché français. AÀ ce degré, le rapprochement des deux pays prend un nom que l’instinct des populations flamandes a encore deviné : l’union douanière.

Le défrichement et l’union douanière avec la France, voilà donc les véritables termes de la solution poursuivie. Hors de là, tout sera mécompte ou aggravation du mal existant. M. de Theux semblait avoir compris toute l’importance de la première de ces mesures. Une loi qui posait résolûment le principe de l’expropriation des landes communales, mais dont les principales garanties ont disparu devant les exigences de l’égoïsme local et d’un respect mal entendu des droits de la propriété, a été votée vers la fin de son administration. Le nouveau cabinet cherche, de son côté, à provoquer des associations agricoles, qui pourraient donner certaine unité à l’opération du défrichement ; mais de simples conseils, des encouragemens accessoires, tels que l’offre d’ériger, aux frais de l’état, des églises et des maisons d’école sur les terrains que la spéculation consentirait à mettre en culture, ces différens moyens, bons en temps ordinaire, sont bien insuffisans quand il s’agit de donner, dans les Flandres seules, une occupation immédiate à plus de cent mille indigens. Ce qu’il faudrait, c’est l’intervention directe de l’état, qui concentre déjà en lui-même toutes les ressources de l’association, et qui improviserait, en quelques mois, un ensemble de travaux dont vingt années peut-être ne verront pas la fin, si l’exécution en reste subordonnée aux craintes, aux tâtonnemens, à la fusion lente des capitaux privés. Il n’y a qu’une voix dans les Flandres pour sommer le gouvernement d’employer à cette œuvre urgente les millions qu’il est en train de gaspiller en de ridicules essais d’armement. Dans un moment où le remaniement du système électoral va provoquer forcément des élections nouvelles, le cabinet Rogier n’osera pas braver ces clameurs. Revenu de ses velléités belliqueuses, il sentira le besoin d’en obtenir l’oubli et de chercher, dans une alliance plus intime avec la France, intéressée à respecter dans la nationalité belge son propre ouvrage, les garanties que ne pourraient lui offrir ni un isolement qui nous rendrait cette nationalité suspecte, ni des alliances qui la placeraient en hostilité ouverte vis-à-vis de nous. Les Flandres, qui l’auront arrêté à temps sur la pente d’une fausse politique, sauront an besoin le pousser dans cette autre voie. Les questions d’existence passent avant les questions de nationalité, et, si ces provinces étaient réduites à opter entre la perte du débouché français et une réunion territoriale avec la France, leur première réponse pourrait bien être l’insurrection. Le vrai danger, le seul danger qui puisse menacer l’intégrité nationale de la Belgique est donc dans un système d’alliances qui n’aurait pas l’union douanière franco-belge pour point de départ ou pour but.

On a parlé d’efforts que faisait la Prusse pour ameuter contre nous, dans les Flandres, les susceptibilités de l’esprit de race, qu’elle espère, de son côté, se rattacher par les souvenirs de l’antique communauté germanique. Ces efforts sont réels. Ainsi, à l’avènement de M. Rogier, qui, Wallon lui-même, se trouve n’avoir, je l’ai dit, pour collègues que des Wallons et un Français naturalisé, plusieurs feuilles allemandes, entr’autres la Gazette de Dusseldorf, l’Observateur rhénan, la Gazette d’Elberfeld, se sont bruyamment apitoyées sur l’envahissement des Fransquillons, sobriquet injurieux appliqué par les Flamands aux Wallons, et par les Wallons aux Français. En Belgique, le Vlaemsche Belgie, fondé vers 1844 par M. d’Arnim, alors ministre de Prusse à Bruxelles, et le Broederhand, petite revue également patronée par la Prusse, secondent cette tactique en prêchant, l’une la fusion des intérêts commerciaux, l’autre la fusion des langues entre les Flandres et le Zollverein. M. d’Arnim lui-même a écrit une brochure très remarquable[7] pour établir à sa manière que les Flandres n’ont d’affinité morale et matérielle qu’avec l’Allemagne, et qu’elles sont foncièrement antipathiques à l’alliance française, désirée tout au plus par la petite minorité wallone, ce qui était, par parenthèse, une double contre-vérité. Aux raisonnemens se mêlent les agaceries. Un jour, c’est quelque littérateur flamand que sa majesté prussienne fait complimenter par M. de Humboldt ; un autre jour, un pompeux arrêté enjoignant à la bibliothèque royale de Berlin de former un fonds pour l’étude de la littérature flamande. Pas un faible, pas une nuance de l’esprit local qui échappe à cette propagande minutieuse et continue. La musique est aussi de la partie. Un splendide festival appelait en 1846 à Cologne les sociétés philharmoniques de Belgique, et les frères de Flandre ont dû s’y débattre, quatre ou cinq jours durant, contre toutes sortes de séductions. Devises insinuantes, emblèmes entrelacés, toasts brûlans à la patrie commune, le roi des Belges proclamé bon Allemand au choc enthousiaste des verres, le Rhin mariant son nom à celui de l’Escaut dans un chœur de cinquante mille voix, tout trahissait à chaque pas des préoccupations passablement étrangères au but officiel de la fête, et la présence évidemment calculée d’une députation du Holstein, accourue là comme à un rendez-vous de race pour protester contre l’arrêt qui a exclu ce duché de la famille germanique, traduisait assez clairement la pensée secrète des ordonnateurs.

Ces naïfs essais d’embauchage national ne méritent du reste d’être notés qu’à titre de curiosité politique. Il suffit de remonter à l’origine du mouvement flamand pour comprendre que la Prusse aurait plus d’intérêt à l’amortir qu’à le raviver. Ce n’est pas le radicalisme belge, comme on l’a dit à tort, qui a songé le premier à exploiter la langue flamande. Le clergé a ici tous les honneurs de l’invention. Ce qui a pu autoriser cette confusion, c’est que le clergé, intéressé à affaiblir le gouvernement, cette centralisation rivale de la sienne, et à faire donner la prépondérance électorale aux paysans qui lui étaient dévoués, colora momentanément, en 1830-31, ses prétentions d’un vernis radical. Plus tard seulement, quand les masques tombèrent et que l’absolutisme théocratique se dressa seul sur les théories républicaines des abbés du congrès, le radicalisme proprement dit, désormais isolé, apparut avec une individualité distincte sur le terrain où ceux-ci l’avaient entraîné ; mais son rôle n’y a été que très court et très secondaire. Les petites pièces populaires du cabaretier-poète Jacob Kats, dont la verve inculte et joviale s’inspirait encore bien moins de l’abstraction républicaine que de la grosse bière nationale écumant au fond du pot de grès, sont à peu près les seuls manifestes flamands que le radicalisme ait laissés. Les hommes pratiques du libéralisme, soit constitutionnel, soit extrême, avaient tout d’abord compris qu’en retenant les Flandres dans l’impasse d’un idiome où les idées les plus élémentaires du siècle étaient encore à traduire, ils serviraient les calculs du clergé. Aussi le petit nombre de livres et de journaux publiés en flamand sont-ils presque tous sortis des presses ecclésiastiques. Un moment, vers 1839, un jeune écrivain anversois, M. Henri Conscience, sembla vouloir continuer, dans ses Contes flamands, sous une forme plus littéraire, la tradition démagogique de Jacob Kats ; mais le clergé eut bientôt attiré M. Conscience dans son orbite, et les Contes flamands, soigneusement revus et expurgés, sont aujourd’hui l’objet favori des réclames épiscopales. La propagande flamande était donc, dès le début, essentiellement catholique, c’est-à-dire aussi hostile à la Prusse qu’à la France et aux Pays-Bas. Si quelques libéraux rêvaient, à l’issue de la révolution, des alliances universelles, si d’autres tendaient à chercher en Allemagne un contre-poids à l’influence française, ce que le clergé voulait, lui, ne l’oublions pas, c’est la séquestration continentale de la Belgique. L’idiome flamand, que parlent les trois quarts de la population, était destiné, en dépit de ses affinités néerlandaises et tudesques, à opérer le vide autour du nouveau Paraguay, et ces affinités même s’y prêtaient, en évoquant la plus inexorable des jalousies, la jalousie de famille. Le Flamand pur sang se borne à ne pas comprendre le français, mais il exècre le hollandais, témoin la récente levée de boucliers de l'aa belge contre l’aa des Pays-Bas, que d’imprudens bourgmestres de village avaient laissé se glisser dans quelques actes communaux. La Prusse serait plus mal venue encore à revendiquer le droit de fraternité pour son idiome, bien autrement hétérodoxe, aux yeux des Flamands, que le hollandais. Sous la guerre de voyelles que les Flandres ont vouée à la Hollande, on n’aurait pas de peine, sans doute, à retrouver la trace de griefs plus sérieux ; mais des griefs de même nature pèsent sur la Prusse, que repoussent, comme allemande, les souvenirs encore vivaces de l’insurrection de 1788, ce 1830 anticipé, et, comme protestante, les griefs religieux d’où cette dernière révolution est sortie. La Prusse a même pris un moment à tâche de raviver cette double hostilité. La nationalité belge n’a pas eu en Europe d’adversaire plus défiant jusqu’au jour où les nécessités politiques et commerciales nées du Zollverein ont dirigé l’ambition de cette puissance vers la possession pacifique du port d’Anvers.

Envisagé à ses deux aspects, comme expression de l’engouement de race et comme expédient de parti, le mouvement flamand résumait donc des tendances essentiellement antipathiques à la Prusse, et que le temps a plutôt fortifiées qu’affaiblies. L’intérêt commercial a en déjà en partie raison des répugnances soulevées en Flandre contre la Hollande et la France ; mais ce même intérêt a tout au contraire agrandi la distance qui séparait les Flamands des Prussiens. Les districts maritimes des Flandres ont à reprocher de plus qu’autrefois à la Prusse l’envahissement des ports belges, et les districts liniers, la double atteinte que leur ont portée depuis dix ans, d’une part, les obstacles mis par le cabinet de Berlin à l’agrandissement du débouché français, d’autre part, la concurrence graduelle dont sont venues les frapper, jusque sur le marché belge, les toiles à la main de Silésie[8]. Quelques chants, quelques toasts échangés, sur les lords du Rhin, entre un amphitryon généreux et des hôtes en gaieté, et dont la moindre kermesse de nos départemens frontières nous fournirait au besoin le pendant, sont un faible contrepoids à la gravité urgente, immédiate de ces faits. Le réveillon humanitaire de Cologne, qui a coûté de si profondes combinaisons à la Prusse, prouve tout au plus une chose : c’est que la Belgique boit volontiers de tous les vins. Aussi bien que l’esprit flamand, la pensée politique qui l’évoqua après 1830 a puisé dans des faits postérieurs un nouveau degré d’hostilité contre la Prusse. Les hommes d’état catholiques ne sauraient en effet pardonner au cabinet de Berlin d’avoir détruit en quinze jours, par ses représailles de 1844, les deux bases, commerciale et maritime, du système d’isolement européen qu’ils avaient mis treize ans à édifier. En supposant d’ailleurs qu’un intérêt encore inaperçu de tactique les portât à répondre plus tard aux cajoleries de la Prusse, ils n’auraient aucune chance d’entraîner à leur suite l’esprit flamand, qui s’est désormais tourné vers le parti libéral. Il vient de se passer, à cet égard, un fait très significatif. La plus importante des Sociélés de rhétorique flamande, espèces d’académies locales où s’élabore cet esprit, l’Olyftak d’Anvers, a exclu dernièrement de son sein, comme hostiles au libéralisme, trois de ses principaux écrivains, et de ce nombre était M. Conscience, encore enivré de l’encens royal que venait de lui offrir sa majesté prussienne. La propagande teuto-flamande repose en résumé sur un double contre-sens ; elle a pris pour point d’appui deux intérêts qui la repoussent et qui se repoussent entre eux. Ce n’est pas tout ; elle aliène au Zollverein le seul auxiliaire qu’il eût en Belgique : le libéralisme wallon.

Les libéraux wallons, par une conséquence naturelle des préjugés et des fausses craintes qui leur ont fait repousser, pendant dix-sept ans, l’alliance française, affichaient jusqu’ici une propension marquée vers l’alliance prussienne. Les intérêts locaux favorisaient à quelques égards cette tendance. Sans repousser la France, qui est leur principal débouché, les deux plus importantes industries wallones, la métallurgie et les houilles, fondaient certaines espérances sur le marché rhénan. C’est même par déférence pour la première de ces industries qu’a été conclu le traité belge-prussien du 1er septembre 1844. La Prusse pouvait se ménager là une diversion favorable à ses desseins ; elle ne l’a pas compris. En exhumant contre le nouveau cabinet le vocabulaire injurieux de l’ancien parti catholique flamand, la Prusse a blessé et gratuitement blessé les Wallons dans leurs susceptibilités politiques et dans leurs susceptibilités de race, et voilà qu’aujourd’hui, comme si elle avait pris à tâche de ne pas laisser le moindre prétexte à leur bienveillance, elle surtaxe les houilles belges à l’entrée du Zollverein[9]. Ces deux mécomptes coup sur coup sont de nature à calmer la teutomanie des wallons. En somme, le gouvernement prussien, qui se vante de germaniser la Belgique, s’est visiblement calomnié ; l’union douanière franco-belge n’a pas d’auxiliaire plus utile. Il brisait, il y a trois ans, l’obstacle théorique, et il aplanit aujourd’hui l’obstacle vivant, qui se dressaient, depuis 1831, entre le marché belge et le marché français.

Je finis. Les probabilités et les faits que nous venons de passer en revue sont trop nombreux et trop distincts pour se grouper dans une conclusion précise. De cet ensemble résulte pourtant une donnée qui domine la nouvelle situation. La Belgique sort ou tend à sortir par tous les points de ce cercle d’anomalies où le hasard, l’inexpérience, l’esprit mal entendu d’imitation, l’ont maintenue pendant quinze années. A l’intérieur, les forces légales ne sont plus déclassées. Le parti libéral, si étrangement réduit jusqu’ici à représenter l’opposition systématique, le parti théocratique, qui se servait du pouvoir contre le pouvoir lui-même, la couronne enfin, que des nécessités officielles condamnaient à protéger ses adversaires contre ses amis, sont tous trois rentrés dans la vérité de leur rôle. Une réaction analogue s’accomplit dans le domaine des faits commerciaux. La Belgique se débattait entre deux systèmes douaniers également absurdes, l’un qui l’isolait entièrement de ses voisins an risque de l’affamer, l’autre qui la livrait sans contrepoids à l’alliance exclusive et essentiellement absorbante du Zollverein. Les déceptions douanières d’où sont sortis le traité prussien, le traité hollandais et la convention française ont ruiné de fond en comble le premier de ces systèmes, et la Prusse, par la maladroite naïveté de sa propagande, a porté le dernier coup au second, déjà répudié par les Flandres, c’est-à-dire par la majorité du pays. Le nouveau cabinet a entre les mains les matériaux d’une double reconstruction, et c’est à lui de les utiliser. Qu’il relie dans une communauté puissante et compacte les élémens déjà réconciliés, mais encore épars, du libéralisme ; qu’il donne pour pendant à l’union maritime avec la Prusse et la Hollande l’union douanière avec la France, et il aura fondé l’équilibre politique et l’équilibre commercial. Sa véritable lâche est là et non pas en d’absurdes préoccupations de politique extérieure que rien ne légitime, que rien n’explique même, et qui ne sauraient aboutir qu’à le compromettre au dedans après l’avoir ridiculisé au dehors.


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. Voyez la livraison du 1er octobre 1845.
  2. De 1831 à 1845, le revenu des patentes a plus que doublé. Si l’on remarque, d’une part, que les seules modifications apportées dans cette période au régime des patentes consistent en dégrèvemens ; d’autre part, que les grandes industries, les grandes raisons commerciales sont celles qui tendent le moins à se multiplier, ce qui n’a pas besoin d’explication, et que l’accroissement a dû porter presque exclusivement sur la catégorie des petits patentés, dont il faut un plus grand nombre pour composer la même somme de revenu, on peut induire, sans la moindre exagération, de cet accroissement de revenu, que le nombre des patentés a au moins triplé. Ce fait est hors de toute proportion avec la progression industrielle et commerciale du pays, et donne la mesure des expédiens électoraux du clergé.
  3. Voyez la livraison du 1er décembre 1846.
  4. Il résulte d’une enquête faite en Silésie, vers 1844, que le salaire des tisserands flotte dans cette province entre 35 centimes et 16 centimes par jour, celui du fileur de lin entre 18 et 20 centimes, et celui du fileur d’étoupe entre 25 et 60 centimes par semaine. La misère qui atteint surtout cette dernière classe est inexprimable.
  5. Rapport présenté, en 1846, à la chambre des représentans par M. Desmaisières au nom de la commission chargée d’examiner le projet d’une société d’exportation.
  6. Je prends cette moyenne entre 25 francs, estimation du tarif belge, et 45 francs, estimation du tarif français.
  7. Ein Handelspolitisches Testament. Berlin, 1846.
  8. On a vu plus haut au prix de quelle horrible misère la Silésie était parvenue à organiser cette concurrence. Les toiles à la main de Silésie, plus légères, mais de plus belle apparence et moins coûteuses que celles des Flandres, sont tellement goûtées en Belgique, que les marchands y sont souvent réduits, pour allécher l’acheteur, à donner, comme venant d’Allemagne, des toiles fabriquées dans le pays. Ce fait nous est révélé par les plaintes de la presse belge.
  9. Cette surtaxe est un curieux corollaire du traité de 1844. La Belgique, pour prix de l’abandon de ses ports et de son transit, se trouve maintenant placée en Allemagne sous un régime douanier moins favorable que celui dont elle jouissait avant ce sacrifice.