La Belgique/02
Jamais la politique européenne n’entreprit une tâche difficile avec moins de confiance et plus de succès qu’en 1830. Entre les grands pouvoirs appelés à fixer le sort du monde, rien de commun ni dans l’origine, ni dans les doctrines, ni dans les personnes : aucun principe de droit public universellement admis ; les uns partant de la souveraineté du peuple et de la volonté nationale ; les autres de la suprême autorité des rois et des traités qui la consacrent dogmatiquement. À cette diplomatie dont les membres se trouvent face à face en état de suspicion et presque d’hostilité, à ce congrès que le bruit des révolutions menace de dissoudre d’heure en heure, la Providence jette la question la plus inflammable par elle-même, la plus ardue par ses détails, la plus propre à échapper aux négociateurs, par la mobilité de l’une des parties aussi bien que par l’obstination de l’autre.
Et pourtant, cette diplomatie livrée d’abord à tant d’hésitations, qui proclamait le principe de non-intervention pour l’abandonner le lendemain, dont l’action prenait tantôt le caractère d’une médiation amicale, tantôt celui d’un arbitrage coërcitif, tant elle était embarrassée pour se définir elle-même ; cette conférence de Londres, réunie sur l’invitation expresse du roi des Pays-Bas pour aviser au maintien des traités de 1815, et que le congrès belge, de son côté, ne considérait que comme exerçant une mission de pure philantropie, a fini par constituer souverainement une nation, lui traçant des frontières et interdisant à l’ennemi de la franchir ! puis, pour prix de son admission dans la famille des peuples, elle l’obligea à choisir un chef qui pût se mettre en harmonie avec le système général de l’Europe ; elle trancha en dernier ressort, malgré les protestations des uns et les réserves des autres, toutes les controverses d’intérêt, toutes les difficultés commerciales ; elle s’est enfin proclamée, au nom du salut de tous, suprême pouvoir constituant et modérateur.
Indépendamment des passions politiques qui entravaient à chaque instant le cours de ces transactions, et des augustes amitiés qui répugnaient à imposer des décisions sévères, jamais dissolution de communauté, traitée dans l’étude d’un procureur d’après la distinction des acquêts et conquêts, ne fourmilla de plus de difficultés. C’était à défier les plus valeureux procéduriers, les plus intrépides liquidateurs. Comment fixer l’apport de chacune des parties ? À quelle époque remonter, puisque la Belgique n’avait pas d’existence propre lorsque l’union fut consommée ? Quel droit appliquer pour les acquisitions faites en commun, pour les dédommagemens réclamés par la Hollande, à raison des sacrifices faits par celle-ci dans le but d’amener une union dont elle cessait de recueillir le bénéfice ?
En 1814, les provinces belges formaient huit départemens français et rien de plus. Ces pays, conquis comme le reste de l’empire, n’avaient ni unité antérieure, ni dynastie nationale, ni délimitation régulièrement reconnue dans le droit public de l’Europe. Cet état de choses durait depuis 1794. De cette dernière époque à 1810, plusieurs transactions étaient intervenues entre la république batave et la France. Celle-ci avait acquis la Flandre zélandaise, toutes les enclaves et possessions hollandaises sur la Meuse, avec Maëstricht et Venloo, divers territoires dans le Brabant méridional et dans la Gueldre. La Belgique indépendante pouvait-elle revendiquer, du chef de la France, tout ou partie de ces acquisitions, réunies pendant vingt années à ses départemens, et administrées, avec eux ? Lui était-il interdit de réclamer le bénéfice de la contiguité de territoire et du désenclavement, principes proclamés par l’Europe elle-même ? Était-ce à elle ou bien à la Hollande qu’il appartenait d’exercer le droit de postliminii ?
En remontant à l’époque où commencèrent les grandes perturbations européennes, les Pays-Bas autrichiens se présentaient, il est vrai, avec une délimitation précise : mais la Hollande pouvait-elle la consacrer ? la Belgique elle-même consentirait-elle à ce que les choses fussent remises sur le pied de 1790 ?
Si l’Autriche possédait alors les provinces belgiques, le Luxembourg et la plus grande partie du Limbourg, le pays de Liége était sous la souveraineté du prince-évêque, qu’il exerçait également sur la moitié de la ville de Maëstricht. Or, aucun titre légal, si ce n’est le vœu révolutionnaire qui n’en tenait pas lieu pour l’Europe, n’avait attribué les états de Liége à la Belgique. Quel droit pouvait-elle également prétendre, en partant de l’état de possession de 1790, aux districts détachés de la France avec Philippeville et Marienbourg, que le congrès de Vienne, dans un intérêt de défense européenne, avait réunis, en 1815, au royaume des Pays-Bas ? Enfin, si l’on remontait aux temps de la domination autrichienne pour y chercher des titres, ne devait-on pas aussi faire revivre les servitudes, que l’Espagne et l’Autriche avaient établies sur le sol belge au profit de la Hollande ? Le traité de Munster, avait prononcé la clôture de l’Escaut ; il imposait à tout navire, venant de la haute mer, l’obligation de décharger à l’embouchure du fleuve, et les cargaisons devaient être transportées en Allemagne ou en Flandre par navires hollandais à l’exclusion de tous autres. La Belgique de 1830 subirait-elle encore cette loi sous laquelle elle s’était courbée pendant deux siècles ? Était-elle en mesure de réclamer l’application des principes du nouveau droit maritime proclamé à Vienne, et triompherait-elle jamais des résistances de la Hollande, que l’Europe n’avait pu vaincre après quinze années de négociations assidues ?
De plus graves difficultés s’élevaient. Quoique le congrès de Bruxelles arguât de l’incontestable nationalité belge du Luxembourg, de ses vœux, de la part prise par lui à la révolution de septembre, les puissances signataires des actes de 1814 et 1815 ne pouvaient oublier que, lors de la conquête de l’empire, le grand-duché, détaché des provinces belges, avait été donné postérieurement par elles, à titre de souveraineté particulière, au roi des Pays-Bas, en remplacement des quatre principautés nassauriennes cédées à la Prusse. Si ce prince avait plus tard, par un simple arrêté, réuni le grand-duché aux provinces méridionales, un tel acte, irrégulier par lui-même, ne pouvait lier les cours signataires, et ne changeait en rien le titre en vertu duquel le Luxembourg avait été primitivement possédé. Ce pays était donc dans une situation tout exceptionnelle vis-à-vis du roi Guillaume, des agnats de sa maison, et de la confédération germanique dont il faisait partie. Enfin, dans le Luxembourg même, se trouvait enclavé l’ancien duché de Bouillon qui, avant 1790, appartenait à la maison de ce nom. Les prétentions de ses membres revivraient-elles ? en quelles mains ces droits étaient-ils passés ?
La révolution belge, logique comme toutes les révolutions, repoussait péremptoirement toutes ces distinctions. Elle professait en principe que la participation donnée aux actes du congrès national par les députés du Luxembourg ; aussi bien que par ceux du Limbourg, constituait un titre qui annulait tous les autres. Mais, quelle que soit la valeur du principe de nationalité, quel que puisse être son avenir, il était primé dans le droit public européen par l’autorité des faits et des conventions politiques, et ces faits créaient des titres incontestables à qui pouvait les invoquer.
Des difficultés analogues se présentaient relativement au partage de la dette. Sur les 27,772,275 florins de rente annuelle affectés par les derniers budgets du royaume des Pays-Bas au paiement de l’intérêt de la dette, une somme de 10,100,000 florins représentait seule celui de la dette commune créée pendant la réunion. Pour cette partie, une proportion naturelle se présentait au prorata des contributions acquittées par les deux grandes divisions du royaume, et un calcul établi sur les trois dernières années de la réunion fixait la part de la Belgique aux seize trente-unième. Mais comment statuer pour le reste ? Fallait-il ne mettre à la charge du nouvel état que la dette ancienne des Pays-Bas et la dette dite austro-belge ? Celle-ci se trouvait dans un très faible rapport avec la masse de la dette hollandaise, et il était douteux que le crédit de la Hollande, gravement affecté par la séparation des provinces belges, pût supporter une telle charge sans succomber. Y aurait-il justice, d’ailleurs, à l’imposer à ce pays, alors que sa position politique était si violemment changée, qu’il n’était réintégré dans aucune de ses possessions coloniales, et que l’Europe lui interdisait l’emploi des armes, ce premier attribut d’une souveraineté indépendante ? Ne fallait-il pas que la Belgique acquît à titre onéreux l’usage des eaux intermédiaires et du transit vers l’Allemagne qu’elle réclamait comme condition d’existence ? Pouvait-elle passer de la situation de fonds servant, qui avait été si long-temps la sienne, à celle de fonds dominant, sans payer cet avantage par une participation quelconque au lourd fardeau de la dette hollandaise ?
Tel était l’inextricable réseau de difficultés qui enlaçait la conférence. Espérer le dénouer autrement qu’en le tranchant, était une illusion qui ne pouvait manquer d’être bientôt comprise. La première venue de ces questions, celle de l’Escaut et des eaux intermédiaires, par exemple, eût exigé, pour être résolue par une médiation régulière, de longs travaux de la part des négociateurs, en même temps qu’un désir sincère de s’accorder chez les parties. Or, la diplomatie de ce temps-là se faisait au bruit du réveil de la Pologne, durant les agitations de l’Italie et de la Péninsule espagnole. Les courriers partaient entre deux émeutes ; le drapeau rouge et le drapeau blanc, simultanément déployés sur notre sol, venaient rendre plus intraitables les prétentions que la conférence s’efforçait vainement de concilier.
La Belgique, de son côté, avait la foi fanfaronne d’une révolution qui se trompe de date, et qui demande aux passions une sanction qu’elle ne peut recevoir que des intérêts. La Hollande méprisait son adversaire, et croyait représenter à elle seule l’ordre européen et la cause des traités. On était si affectueux pour elle ; en imposant des sacrifices pour le présent, on laissait entrevoir pour l’avenir tant de vagues espérances, qu’il était naturel qu’on ne prît pas d’abord fort au sérieux à La Haye les rigoureuses prescriptions des protocoles. La conférence elle-même ignorait à quel titre elle agissait, quelles seraient les limites de son action ; et nul doute que si, en janvier 1831, elle avait pu prévoir le siége d’Anvers, elle se fût gardée de s’engager à ce point. Qu’on n’oublie pas qu’à l’époque où M. Sébastiani déclarait que « la conférence était une médiation, et que l’intention du gouvernement du roi était qu’elle ne perdît jamais ce caractère, » les ambassadeurs, sans tenir compte des protestations réitérées des envoyés néerlandais, qui n’avaient pouvoir de conclure qu’un armistice à bref délai, imposaient l’armistice indéfini « comme un engagement envers les grandes puissances. »
C’est le propre des œuvres importantes de n’être dues, à proprement parler, à personne, et de sortir comme d’elles-mêmes du sein d’une situation compliquée. Les grands pouvoirs qui se réunirent en conférence, bien plus avec le désir de voir se développer les évènemens que dans l’espérance de les dominer ; les princes qui souvent désavouèrent du fond du cœur, et autrement peut-être, leurs ministres officiels, ne supposaient pas qu’ils arriveraient à consacrer pacifiquement la base d’un droit public européen, dont la question belge fut à la fois le prélude et la pierre de touche.
Il s’est effectivement dégagé des complications de notre temps, un fait de plus en plus éclatant et moins contesté. Il reste établi qu’au-dessus des théories inflexibles des partis, des intérêts nécessairement égoïstes des cabinets, plane un droit plus éminemment social, qui peut imposer, même par la force, des transactions et des sacrifices à tous. Ce fait appartient aujourd’hui à la civilisation européenne, c’est le gage de son avenir.
La Belgique, pendant le cours de ces négociations, qu’interrompit une défaite, fut loin de grandir dans l’opinion du monde. Son inexpérience de la vie politique, ce manque de sérieux qui caractérise les peuples longtemps abaissés, ces torches révolutionnaires agitées par des pygmées, et qu’il suffisait d’un peu d’eau pour éteindre, l’ensemble enfin d’une situation prise à faux dans le principe, et qui ne se rectifia que par l’ascendant lentement établi de quelques hommes supérieurs, lui enleva toute force propre ; et après la campagne du prince d’Orange, la France qui l’avait sauvée, stipula seule pour elle.
Reconnaissons toutefois que, dans l’abandon où l’opinion publique sembla laisser alors la cause belge, il y avait quelque injustice. Au milieu de la désorganisation des finances et de l’armée, n’ayant pour faire face à l’ennemi que des masses de gardes civiques et quelques régimens dont les cadres d’officiers avaient été remplis par tous les héros de comptoir qui quittaient l’aune pour l’épée, un pays attaqué par les armes, les intrigues et l’or de la Hollande, et dont les plus chauds alliés méditaient parfois le démembrement, ne pouvait vraiment préparer une défense sérieuse. Son gouvernement était alors dans la pire des situations : le sentiment révolutionnaire avait perdu son essor, comprimé qu’il avait été par la diplomatie, et la force régulière destinée à lui survivre n’était pas encore organisée. Sous le rapport de l’influence extérieure, la position n’était pas moins déplorable. Le parti propagandiste en Belgique unissait au danger de ses principes le ridicule de son impuissance. Le parti qui gouverne aujourd’hui, et qui, malgré tout ce qui lui manque, est le seul qui puisse faire refleurir une sorte de nationalité belge, le parti des vieilles mœurs et des croyances populaires, était alors trop ignorant des affaires, trop géométriquement dévoué à ses récentes théories libérales, pour pouvoir se présenter avec avantage devant l’Europe.
Heureusement que l’autre nuance de l’union vint fournir à la révolution belge des agens tels qu’il en faut quand on est faible et qu’on a besoin des forts ; hommes d’expérience et de ressource, plus habiles que passionnés, plus éclairés que convaincus ; sorte de gens qui ne fondent ni l’avenir des nations ni celui des dynasties, mais qui sont toujours utiles, souvent indispensables aux unes et aux autres ; ces hommes que le barreau et la rédaction des journaux politiques avaient préparés pour la tribune, étaient pour la plupart, par la modération de leur caractère et la nature de leur esprit, accessibles à toutes les idées d’ordre légal, de droit historique et conventionnel ; enfin, l’obscurité dont les évènemens les avaient fait sortir pour élever leur subite fortune les attachait par les plus forts de tous les liens à la cause pour laquelle ils s’étaient compromis autant que personne. Ils étaient à ce double titre les seuls intermédiaires entre l’Europe et la révolution, les seuls qui pussent avoir action sur l’une et sur l’autre. C’est à ces hommes que la Belgique doit son existence politique ; leur nom restera toujours inscrit aux fondemens de l’édifice. Si en Belgique comme en France le parti révolutionnaire provoqua le mouvement, il échappa vite dans les deux pays aux mains de ses premiers moteurs. Chez nous le pouvoir est passé à la bourgeoisie industrielle, en Belgique aux propriétaires qu’on ne saurait mieux désigner que sous le nom de parti catholique et municipal. Une phase intermédiaire a séparé ces deux termes : le parti des hommes politiques a servi de transition ; lui seul a imprimé sa forme à la révolution, et lui a procuré le baptême européen.
Je n’ai pas le projet de retracer les négociations compliquées qui précédèrent le traité du 15 novembre 1831, lequel fixa le sort de la Belgique relativement à l’Europe, et la convention du 21 mai 1833, qui détermina sa position actuelle par rapport à la Hollande. Ce serait s’imposer la tâche de refaire le beau livre de M. Nothomb, et un excellent travail sur les protocoles de Londres par un jeune publiciste français[1]. Il suffit de rappeler qu’elles se divisent en trois périodes principales : les bases de séparation du 27 janvier 1831, les dix-huit articles du 26 juin ; enfin, les vingt-quatre articles du 14 octobre, convertis en traité définitif le 15 novembre de la même année. À chacune de ces périodes, les négociations reçoivent la couleur que leur impriment les circonstances et l’influence dominante, et l’on voit la conférence de Londres affermissant sa marche, apercevant plus distinctement son but, passer de simples propositions officieuses à la menace de mesures coërcitives, que deux des puissances signataires se chargent enfin d’appliquer. Nous esquisserons rapidement ce que d’autres ont si bien développé.
Les bases de séparation consacraient en faveur de la Belgique le principe de l’indépendance ; mais les conditions en étaient fixées d’une manière désastreuse pour elle. Toutes les questions territoriales étaient résolues contre le nouvel état ; on repoussait, sans même les discuter, ses prétentions sur le Luxembourg ; le statu quo territorial de 1790 était consacré en faveur de la Hollande : elle seule devait bénéficier du droit de postliminii à l’égard de la rive gauche de l’Escaut et de la Flandre zélandaise, de Maëstricht et des enclaves du Limbourg. Le fardeau de la dette, sans distinction d’origine, devait être supporté par la Belgique dans la proportion de seize trente-unièmes, terme représentatif de la part contributive acquittée par la totalité des provinces méridionales de l’ancien royaume des Pays-Bas, et qu’on maintenait contre le nouvel état si considérablement amoindri. En compensation de cette charge, la Belgique devait être admise sur le même pied que la Hollande au commerce des colonies ; la liberté de l’Escaut et l’usage des eaux intermédiaires entre ce fleuve et le Rhin lui étaient garantis selon les principes du traité de Vienne. Ainsi, les hautes puissances promettaient aux Belges ce qu’elles n’obtenaient pas pour elles-mêmes depuis 1815, et la Belgique recevait à Batavia, sous le bon plaisir de la Hollande, la compensation d’un avantage plus que précaire qu’elle devait acquitter en deniers comptans.
Le roi Guillaume accepta avec empressement les bases de séparation ; le congrès belge les repoussa avec violence. L’un comprit que la fortune ne saurait guère lui donner mieux, l’autre que le malheur ne pourrait lui imposer pis.
Du jour où l’Europe se fut entendue pour arrêter ces bases, la révolution belge se trouva sinon fixée d’une manière définitive, du moins contenue dans son essor. Durant les premiers momens d’hésitation et d’incertitude, cette révolution eut pu oser bien plus peut-être qu’elle n’a fait. Elle se fût alors étendue dans la Flandre zélandaise, se fût emparée de Maëstricht sans provoquer une intervention étrangère, et sa position militaire et politique devenait alors toute différente, car personne n’ignore que l’obligation de conserver Maëstricht à la Hollande a seule déterminé le morcellement du Limbourg. Du moment où l’Europe se saisissait des questions qui, d’abord, avaient été livrées à la force et à l’audace, une phase nouvelle commençait. En révolution, l’instant où l’on peut tout est souvent proche de celui où l’on ne peut plus rien.
Mais si la Belgique avait perdu sa puissance révolutionnaire, elle commençait à se recommander à un autre titre, auprès de la diplomatie, et le prestige ne disparut que lors de l’expédition du prince d’Orange. Le refus fait par la France d’accepter la couronne offerte à M. le duc de Nemours avait rassuré l’Europe ; elle désirait vivement faciliter l’élection du prince de Saxe-Cobourg, candidat unique, également agréable à l’Angleterre et à l’Allemagne, et auquel un mariage inspirerait bientôt des sympathies françaises. L’horizon s’éclaircissait d’ailleurs en France, Casimir Périer rassurait l’Europe, et avait droit de lui faire payer une sécurité dont on lui était redevable ; en Belgique, les deux ministères du régent avaient agrandi l’importance du parti politique ; enfin, la révolution, sans avoir encore perdu sa foi en elle-même, consentait à étudier les questions qu’elle avait d’abord tranchées avec une despotique hauteur. C’était l’instant le plus favorable pour fixer le sort de ce pays.
On comprit à Bruxelles qu’un pas immense serait fait si l’on parvenait à séparer la question luxembourgeoise, en offrant de la vider moyennant des indemnités pécuniaires. On renonça à faire valoir des prétentions insoutenables en droit sur la Flandre des États, territoire appartenant à la Hollande depuis le traité de Munster, et dont cette puissance s’était remise en possession dès 1813, à la chute de l’empire français. Ce pays ne s’était pas même associé à la révolution de septembre ; et la convenance de l’attribuer à la Belgique comme garantie indispensable de sa sûreté, de la liberté de sa navigation sur l’Escaut, et de l’écoulement des eaux des Flandres, ne suffisait pas pour autoriser une spoliation évidente. On se résigna donc à remplacer par des stipulations diplomatiques les garanties territoriales auxquelles la victoire seule eût pu donner droit de prétendre.
Enfin, en argumentant de la lettre des bases de séparation[2], on fit habilement revivre, au profit de la Belgique déclarée cessionnaire de tout ce qui n’appartenait pas en 1790 à la république des Provinces-Unies, les vieux droits exercés par l’empereur, le roi de Prusse, l’évêque de Liége et autres princes, sur grand nombre de villes et villages du Limbourg, de la Gueldre et du Brabant septentrional. C’était ainsi que la Belgique se serait trouvée rigoureusement conduite à revendiquer, par exemple, la part de souveraineté exercée, en 1790, dans le marquisat et la ville de Berg-op-Zoom par l’électeur Palatin.
Jamais rusé procureur, enterré dans les liasses d’un long procès, n’avait trouvé un meilleur thème de chicanes. La guerre était portée sur le terrain ennemi ; et, le principe admis, des compensations réglées par arbitrage assuraient à la Belgique la presque totalité du Limbourg. Enfin, relativement à la dette, les puissances avaient fini par comprendre que cet état ne pouvait payer d’un prix exorbitant des avantages commerciaux impossibles à maintenir contre la malveillance du gouvernement néerlandais, et qui, d’ailleurs, étaient moins essentiels qu’on ne le supposait généralement à son existence et à sa prospérité commerciales. Il importait donc de faire substituer au principe du partage de la dette intégrale, celui de la division d’après son origine.
La Belgique, profitant des avantages que lui donnaient en ce moment une position moins agitée et l’élection du prince Léopold, obtint alors des conditions que d’autres circonstances devaient bientôt modifier. La plupart des principes posés par ses négociateurs à Londres, MM. Devaux et Nothomb, furent consacrés ; on réserva la question du Luxembourg pour une transaction ultérieure, et le statu quo dans cette province fut maintenu au profit de la Belgique[3]. On reconnut formellement les droits du nouveau royaume à la part de souveraineté exercée par l’évêque de Liége dans Maëstricht. C’était lui assurer implicitement la possession de cette place au moyen de l’échange des enclaves respectives. On garantit aux Belges la liberté de la navigation sur l’Escaut et les eaux intermédiaires ainsi que l’usage des canaux de Gand à Terneuse et du Zuid-Willems-Waart, construits pendant l’existence du royaume des Pays-Bas ; enfin, il fut établi que le partage de la dette aurait lieu de manière à faire retomber sur chacun des deux pays la totalité de celle qui lui appartenait avant la réunion.
La signature des dix-huit articles intervertit soudain tous les rôles. La Hollande, qui avait accepté les bases de séparation, rejeta cet acte ; la Belgique, qui avait repoussé les protocoles de janvier, adhéra à ceux de juin ; et la conférence se trouva placée entre deux projets également formulés par elle et contraires dans plusieurs de leurs dispositions, projets dont chaque partie avait également droit d’arguer contre son adversaire. C’était pour les représentans des cinq puissances une de ces situations fausses auxquelles il n’est pas donné d’échapper lorsqu’on subit l’influence des circonstances sans être en mesure de les dominer.
Les bases de séparation avaient sanctionné les prétentions de la Hollande ; les dix-huit articles consacraient presque toutes celles de la Belgique. Les vingt-quatre articles, délibérés et rédigés sous le coup des importans évènemens survenus en août, furent un terme moyen entre ces deux actes, et comme une transaction imposée pour échapper aux embarras qu’on s’était créés soi-même. Si ce traité consacra de nouveau les principes des dix-huit articles, ce fut en les interprétant dans le sens rigoureux des bases de séparation. C’était faire comprendre à la Belgique qu’elle avait été vaincue, à la Hollande qu’on ne lui permettrait pas de renouveler sa victoire. Le traité du 15 novembre, passé entre les cinq puissances et le roi Léopold, est l’acte qui détermine d’une manière irrévocable les conditions de la vie politique pour la nouvelle monarchie ; il doit donc être apprécié sous ses principaux rapports.
Ce traité prouva que l’Europe jouait un jeu sérieux ; et, en stipulant implicitement l’emploi de mesures coërcitives contre le roi Guillaume, il donna le gage le moins équivoque à la paix du monde. Sous ce point de vue, cette convention a donc une haute importance historique, aussi bien que comme proclamation d’un droit suprême européen. Mais lorsqu’on la considère en elle-même, dans ses dispositions spéciales, elle porte au plus haut degré l’empreinte de tous les embarras du temps, et elle se présente, on doit le reconnaître, avec le caractère d’une transaction provisoire et sans avenir.
Ce traité statue sur trois objets principaux : il règle souverainement et sans appel l’état territorial, le partage de la dette, la liberté des communications de la Belgique avec la mer et avec l’Allemagne.
On sait que la conférence, joignant les questions du Luxembourg et du Limbourg, résolut l’une et l’autre par le morcellement de ces deux provinces. Le Luxembourg wallon resta à la Belgique, le Luxembourg allemand fut déclaré souveraineté particulière de la maison de Nassau, pour être possédé par elle comme état de la confédération germanique (art. 2). Dans le Limbourg, la Hollande s’étendit sur les deux rives de la Meuse et domina son cours. Sur la rive droite, on joignit aux anciennes enclaves hollandaises tout le terrain compris entre ce fleuve et la frontière prussienne à l’est, la province de Liége au midi et la Gueldre hollandaise au nord. C’était créer un territoire pour Maëstricht.
Sur la rive gauche, on tira une ligne en partant du point le plus méridional du Brabant hollandais, pour aboutir à la Meuse entre Wessem et Stevenswaardt. Tout ce qui se trouva au nord de cette ligne fut attribué à la Hollande. La Belgique ne conserva le reste du Limbourg ainsi démembré qu’en perdant Maëstricht, érigé au sein même de son territoire en poste avancé de la Hollande (art. 4) ; Maëstricht, doublement redoutable comme clé de la Meuse et comme place de guerre, et sans lequel l’indépendance de ce pays ne peut exister que sous l’incessante protection de l’Europe. La part du nouvel état dans la dette fut fixée, sans distinction d’origine, à 8,400,000 florins de rente annuelle, dont le capital devait être transféré, à partir du 1er juillet 1832, du débet de la Hollande au débet de la Belgique (art. 13). Les dispositions de l’acte général du congrès de Vienne, relatives à la libre navigation, furent appliquées aux fleuves et rivières qui traversent les deux états, aussi bien qu’aux canaux et aux eaux intermédiaires entre l’Escaut et le Rhin (art. 9). Enfin, pour compenser, par une servitude au profit de la Belgique, les sacrifices qui lui étaient imposés, on lui maintenait la liberté de ses communications commerciales avec l’Allemagne par les villes hollandaises de Maëstricht et de Sittard. Le gouvernement belge était de plus autorisé à construire à ses frais une route nouvelle, ou à creuser un canal sur le territoire hollandais jusqu’aux frontières prussiennes (art. 12).
Telles sont les dispositions principales de l’acte le plus important qui ait été signé par les grandes puissances depuis le traité de Vienne. Sans nier que la conférence ait résolu le moins mal possible des questions qu’il s’agissait surtout de trancher vite, il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour se convaincre que ces arrangemens n’ont pas plus de bases rationnelles que de chances de durée. On ne saurait prendre au sérieux ce petit duché de Luxembourg, formé de la partie la plus sauvage de cette province, état d’environ 60,000 habitans, sans commerce, sans industrie, enclavé entre la Belgique et la France, et privé de débouchés vers l’une et vers l’autre ; genre de souverainetés qu’on respecte encore quand elles existent, mais qu’on ne crée plus, grace au ciel ; objet d’échange et de compensation, que le roi Guillaume essaierait sans nul doute de troquer contre des districts de la Gueldre ou du pays de Clèves, si la France permettait jamais, ce qu’à Dieu ne plaise ! que les avant-postes prussiens passassent la Meuse pour s’étendre sur ses frontières, jusqu’à Rodanges, en face de Longwy.
Ne cherchons pas dans le morcellement du Luxembourg une pensée politique : prenons cette combinaison pour ce qu’elle est, pour un expédient qui permettra de gagner quelques années. La situation de la Belgique n’est pas mieux fixée ; et quelle que puisse être sa modération ; il ne lui sera pas donné de s’asseoir jamais dans les limites qui lui sont faites, comme dans une situation définitive. Conçoit-on ce pays dans sa neutralité perpétuelle, incapable d’acquisitions et de conquêtes, ne cherchant pas même, par la possession de Maëstricht, à s’assurer la rive gauche de la Meuse ? Comprend-on bien un état neutre, ayant sur son territoire une place formidable avec un rayon de 1,200 toises (art. 4), qu’il devra faire constamment surveiller par un camp de quinze mille hommes ? Sur l’Escaut, la position n’est pas moins précaire, les difficultés ne sont pas moins graves. Par le Limbourg, la Hollande peut envahir la Belgique ; elle peut l’inonder par la Flandre ; elle dispose à son choix de l’eau et du feu. Les deux rives de l’Escaut lui appartiennent, comme les deux rives de la Meuse. Les Belges, sont sous une perpétuelle menace de blocus maritime et militaire ; il leur faut, pour se défendre, mieux que des protocoles. Si la première condition d’existence d’un état neutre est une complète sécurité de position et d’entour, qu’on juge de ce que vaut la neutralité-perpétuelle imposée à la Belgique par le traité du 15 novembre ! (art. 7). Ce pays est contraint de choisir entre l’alliance de la France et celle de la Prusse. Décider qu’il n’en formera aucune, est une manière par trop étrange de trancher la difficulté.
Ces observations n’ont pas pour but de reprocher ses décisions à la conférence ; elles tendent bien moins encore à blâmer l’adhésion que la Belgique y a donnée. La première condition pour les peuples, c’est d’être ; la seconde, c’est de se développer graduellement selon les lois de leur nature. Ce peuple, placé entre une restauration et un partage, devait accepter toutes les conditions imposées par la diplomatie pour entrer au nombre des nations. Mais ses développemens ultérieurs seront son œuvre, à lui seul il appartient de résoudre le problème de son avenir.
Un jour viendra où il y aura une place à prendre en Europe ; il faut qu’il s’en empare ou qu’il disparaisse. Point de milieu pour cet état : avant vingt ans, la Belgique sera réunie à la France, et il sera démontré que la nationalité belge est une chimère ; ou la Belgique, liée d’intérêts avec nous, et grandissant à nos côtés, faisant dans un but européen ce qu’il nous serait interdit de faire nous-mêmes, se sera étendue sur le Rhin, en profitant, sans les provoquer, de bouleversemens inévitables.
Quelle influence exerceront sur l’état territorial de l’ouest les grands évènements qui se préparent en Orient, immense révolution pour laquelle on dirait que le monde recueille silencieusement toutes ses forces et toutes ses pensées ? Nul ne saurait le dire. Mais alors même qu’il est impossible d’indiquer ce qui doit être, il est souvent possible de signaler ce qui ne sera plus. Que l’Allemagne tende à se recomposer par grandes masses ; que ses trente-quatre souverainetés, subdivisées en infiniment petits, selon le droit de succession princière, soient destinées à connaître enfin la dignité de la vie publique, qui ne se développe que dans les états de quelque importance, c’est ce dont il est impossible de douter. On ignore l’heure, on ne sait rien du mode ; mais on ne peut contester la tendance, à moins d’avoir des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre. L’Allemagne féodale de la bulle d’or engendra l’Allemagne moderne du traité de Westphalie ; celle-ci contenait en germe les sécularisations de Lunéville, qui ont préparé les médiatisations de Vienne. L’union commerciale est une transition où l’irrésistible puissance des idées et des intérêts précipite les peuples, et les princes même, dont elle accélère la destinée. Le moment viendra sans doute où la Prusse, refaisant la carte de l’Allemagne, et trouvant ailleurs d’amples compensations, abandonnera cette tête factice, séparée de son corps long et mince par un collier d’imperceptibles souverainetés, que le moindre souffle de sa poitrine dissiperait, si elle pouvait seulement respirer à l’aise. La Bavière, cédant à la même impulsion, cherchera autre part que sur le Rhin les larges développemens que lui garde l’avenir. Cet horizon est confus, d’épais nuages le dérobent ; et, selon la volonté de la Providence et la sagesse des peuples, les grandes eaux qu’ils recèlent couleront en une pluie douce et féconde ou en désastreux orages.
La France reprendra-t-elle alors ce qu’on nomme ses frontières naturelles ? Ira-t-elle jusqu’à ce Rhin, fleuve sacré qu’on dit lui appartenir de droit divin, quoiqu’il coule en pleine Allemagne, et que notre langue ne soit pas comprise sur ses bords ? Qu’est-ce que des frontières naturelles ? Sommes-nous, depuis la division de l’empire de Charlemagne, dans un état contre nature ? La France de Napoléon était-elle plus naturelle que la France actuelle ? Où s’arrêter en fait de frontières naturelles ? Pourquoi la Meuse ne formerait-elle pas notre barrière à plus juste titre que le Rhin ? Pourquoi le Rhin plutôt que l’Elbe ? Si le vieux père Rhin, cette grande artère de la nationalité germanique, pour parler avec Goërres, est la limite nécessaire de la France, auquel de ses trois bras principaux devra-t-elle s’arrêter ? Lui faudra-t-il faire disparaître la Hollande et recommencer Napoléon ?
Je ne crois pas, pour mon compte, que le drapeau de la France, ce dieu terme de ses frontières, doive y demeurer à tout jamais immobile. Dans cet avenir, dont on se trouve quelquefois conduit à envisager les éventualités si incertaines, je pense que les unes pourront reculer, que d’autres seront infailliblement rectifiées ; mais je vois surtout grandir l’influence de ma patrie à mesure que se fixeront ses destinées politiques, et qu’elle comprendra mieux le rôle de modération et de haut arbitrage qui semble se préparer pour elle. On peut supposer, ce me semble, sans manquer de patriotisme, que la France ne sera pas seule appelée à profiter des changemens que subiraient, par exemple, les pays limitrophes du Rhin. Alors, si la Belgique existe encore, et qu’elle vive d’une vie qui lui soit propre ; si un gouvernement habile a tendu le ressort de l’esprit public, aujourd’hui relâché, et qu’en satisfaisant aux intérêts moraux et matériels, il ait rendu ce peuple confiant dans sa nationalité et disposé à la défendre ; si la Belgique a jeté en Europe les racines qui lui manquent encore, l’heureuse combinaison d’un état respectable entre la France et l’Allemagne pourrait se réaliser avec des principes de cohésion et de durée, qui manquaient à l’œuvre du congrès de Vienne.
Pendant vingt ans, les provinces rhénanes ont reçu comme la Belgique l’action des idées françaises ; elles en sont restées empreintes sans devenir cependant plus françaises que cette contrée elle-même. Ces populations sont profondément religieuses ; le catholicisme rencontre sur le Rhin les mêmes obstacles que le roi Guillaume regrette peut-être aujourd’hui de lui avoir imprudemment suscités. Ces affinités sont puissantes ; les relations commerciales qui s’établissent entre Anvers et Cologne ne le seront pas moins. Bien des vieux souvenirs pourraient se réveiller, bien des convenances nouvelles viendraient à coup sûr les sanctionner ; et un jour venant, l’Europe et l’Allemagne elle-même pourraient bien se féliciter de ce qui leur inspirerait aujourd’hui de justes inquiétudes.
Je comprends qu’un vieil état s’arrête et rétrograde après avoir parachevé son œuvre. Le Portugal et l’Espagne, la Saxe, le Danemark, la Suède, sont dans ce cas ; de bien plus grandes puissances luttent vainement aujourd’hui contre le mouvement européen qui tend à les abaisser ; mais je ne saurais concevoir une nation née d’hier, prenant au sérieux sa neutralité perpétuelle, quoiqu’il lui faille, même après un arrangement avec la Hollande, entretenir une armée nombreuse, et renonçant à l’espoir de recueillir en aucun cas le fruit de sa prudence et de son courage. Quelle que pût être la régularité apparente de sa vie politique, je me dirais qu’un tel peuple est sans avenir. Quels que fussent, au contraire, les embarras de son premier établissement, si je découvrais au nouvel état une mission importante, je ne désespérerais pas de ses destinées, parce que je les associerais à l’idée qu’il représente.
Il y a peu de poésie à voir des grenadiers bavarois montant la garde aux propylées d’Athènes, et les turpitudes de bandits exploités par des intrigans dégoûtent parfois les plus fervens philhellènes ; et pourtant je crois fermement à l’avenir de ce royaume de Grèce, parce qu’il a derrière lui l’empire caduc des Ottomans au partage duquel il est d’avance convié. La Belgique aussi exprime quelque chose ; elle n’est pas jetée dans le monde sans principe et sans but. À la paix de Westphalie, le duché de Prusse, fief de la Pologne aussi bien que la Courlande, était obscur et inconnu comme elle. Mais les intérêts nouveaux de l’Allemagne avaient besoin de se grouper ; les princes de Brandebourg comprirent leur rôle et surent le remplir. Leur pauvre électorat héréditaire, agrandi de la Poméranie, de la Silésie, d’une partie de la Pologne et de la Saxe, devint, au bout d’un siècle, une monarchie puissante. Des princes éminens firent de la Prusse le pivot de l’équilibre dans l’Empire. La Belgique peut devenir celui de l’équilibre entre la France et l’Allemagne ; mais il lui faut pour cela une habileté et une prudence bien rares chez les peuples.
La première condition prescrite à ce pays après sa révolution, c’était d’inspirer confiance à l’Europe. L’acte important qui suivit, après dix-huit mois de négociations infructueuses avec la Hollande, la ratification donnée par le gouvernement belge au traité du 15 novembre, établit combien cette confiance lui serait profitable.
Le roi Guillaume n’avait pas plus fléchi devant les instances de ses hauts alliés que devant le canon d’Anvers. Cependant l’espoir de voir éclater la guerre européenne s’éloignait chaque jour ; il fallait donc se résigner aux faits sans paraître céder sur les principes ; il fallait, pour toutes les éventualités, se réserver ces droits que la Hollande avait appris de l’Espagne à conserver sans espoir. Sous l’impression de ce double besoin fut signée à Londres, entre le ministre néerlandais et les plénipotentiaires de France et d’Angleterre, la convention du 21 mai 1833[4].
Les dispositions principales de cet acte consacrent, avec la cessation indéfinie des hostilités, le maintien du statu quo territorial jusqu’au traité définitif. Une telle disposition donne à la Belgique une situation provisoire beaucoup meilleure que celle qu’elle est destinée à conserver, puisqu’elle occupe tout le Luxembourg, et qu’elle exerce en ce moment dans le Limbourg, à Venloo et à Ruremonde, tous les droits de la souveraineté, tandis que la Hollande ne tient sur le territoire belge que les forts de Liefkenshoeck et de Lillo. Si pour arriver à un tel résultat, la Belgique a joué de bonheur, il est difficile de trouver que la Hollande ait payé d’habileté.
Peut-être est-il à regretter, pour le nouvel état, que l’effet prolongé de cette convention maintienne des intérêts belges et sans doute aussi des espérances dans des provinces dont le sort est définitivement fixé par le traité du 15 novembre. L’exécution de ses dispositions en ce qui touche aux arrangemens territoriaux et au paiement de la dette dont la Belgique est aujourd’hui dispensée, sera vraisemblablement pour le ministère le signal d’une crise très sérieuse. Les Belges commencent à s’accoutumer à vivre sur le provisoire comme s’il devait être définitif. Ils comptent trop sur l’obstination du roi Guillaume, auquel ils souhaitent longue vie aussi sincèrement que ses plus fidèles sujets de la vieille Néerlande.
Si le gouvernement et la législature acceptèrent des conditions rigoureuses, ils comprirent que la Belgique, commandée sur l’Escaut et sur la Meuse, ne formerait jamais une nation tant que sa vie commerciale resterait à la merci d’un arrêté du roi de Hollande. C’est pour échapper à un état aussi précaire, qui l’eût empêché, malgré les avantages de sa situation, d’organiser sur de larges bases le commerce de transit, cette vieille source de richesses pour les villes anséatiques, que fut conçue l’entreprise hardie du chemin de fer d’Anvers à Cologne par Liége, aujourd’hui en pleine exécution.
Il y a dans ce courage et cette promptitude de résignation quelque chose d’honorable dont un plus grand pays n’eut peut-être pas été capable aux mauvais jours. L’opinion publique s’est avidement saisie de cette pensée, les capitalistes s’y sont associés, les chambres l’ont revêtue de la sanction légale ; elle est passée de la théorie à une réalisation immédiate déjà fort avancée. Il est pénible d’avouer que pendant que l’on prépare lentement à l’une des barrières de Paris un chemin de fer pour amuser les femmes en guise de montagnes russes, la législature belge a voté les fonds d’une route qui embrasse l’ensemble du royaume dans toutes ses directions, et dont le tracé met en communication ses principales villes entre elles et avec sa capitale, leur ouvre des débouchés avec l’Escaut et la mer du nord par Anvers, Gand, Bruges et Ostende, avec la Prusse par Liége et Verviers, avec la France par le Hainaut.
Cette combinaison est trop importante en ce qui touche les rapports politiques et commerciaux de la Belgique avec l’Allemagne, pour que nous ne nous y arrêtions pas.
Une communication directe entre l’Escaut et le Rhin par les pays de Liége et d’Aix-la-Chapelle avait toujours été considérée comme une condition essentielle de la prospérité des Pays-Bas. Anvers et Cologne avaient fleuri ensemble et l’un par l’autre ; ils avaient succombé tous deux sous les entraves que la Hollande, à peine admise au rang des nations, sut imposer à l’Allemagne déchirée par la guerre de trente ans. Quelques villes s’étant arrogé le droit d’imposer les navires qui traversaient leur territoire, et l’empire ayant protesté par ses armées, les états-généraux formulèrent en doctrine de droit public ce qui n’avait été d’abord qu’un acte de violence. La ruine des plus florissantes cités de l’Allemagne fut la conséquence de cette faiblesse.
Napoléon, ce despote européen qui jetait à tous les vents des germes de liberté, proclama le premier, dans la convention de 1804, le droit égal de tous les états riverains à la navigation rhénane, il déclara en même temps la franchise du port de Cologne.
Depuis la paix et les arrangemens de 1815, les relations commerciales entre Anvers et cette ville, malgré la lenteur des communications existantes, se sont élevées dans une progression chaque jour plus rapide. Rotterdam et Amsterdam, au contraire, qui expédiaient l’un et l’autre à Cologne en 1823 environ 10,400 tonneaux de marchandises, n’en envoyaient plus en 1827 que 7,500 et 8,400. Les choses en étaient à ce point lors de la dissolution du royaume des Pays-Bas, qu’Anvers, qui n’avait expédié, en 1823, que 1,968 tonneaux, avait élevé successivement son tonnage, en 1830, jusqu’au 1er septembre seulement, à plus de 12,000 tonneaux[5].
On comprend dès-lors la haute importance que devait mettre la Belgique à conserver et à étendre, par la création d’un chemin de fer, des relations contre lesquelles la concurrence hollandaise sera manifestement impuissante. Entravé dans le libre usage de la Meuse inférieure et du canal de Maëstricht, repoussé du Rhin par les droits que la convention de Mayence maintient à la Hollande, ce pays se trouvait obligé d’ouvrir au commerce de transit, dont il est appelé à devenir l’entrepôt, une voie directe et rapide.
Entre les seuls projets exécutables, celui de l’achèvement d’un canal d’Anvers à Neus par Venloo, celui d’un chemin de fer par Sittard et le Limbourg hollandais, et le tracé par Malines, Louvain, Tirlemont, Liége et Verviers, pour joindre la frontière prussienne à Eupen, un gouvernement doué de quelque intelligence ne pouvait hésiter. Une disposition du traité du 15 novembre réserve, il est vrai, à la Belgique, le droit d’ouvrir par Sittard ou Venloo une communication directe avec l’Allemagne à travers le territoire hollandais ; mais ce sont là de ces clauses sur lesquelles il y aurait de la démence à fonder l’édifice de la prospérité publique. Il ne pouvait entrer dans l’esprit de personne d’attendre, pour user d’une telle faculté, le bon plaisir et l’autorisation de la Hollande. D’autres motifs d’utilité publique justifiaient, d’ailleurs, le tracé par le centre du royaume, et les dépenses plus considérables que ce plan entraînait nécessairement.
Le pays de Liége manque de débouchés suffisans pour les produits de ses innombrables usines. Dans la Prusse rhénane, les districts d’Eschweiler et de Düren, si riches en minerais et en houillères, les exploitations de lignite de Kerpen et de Frechen sont également dépourvus de communications faciles avec le Rhin et avec la Meuse. Cette direction était donc indiquée par la nature des choses ; et quelles que puissent être les préoccupations du gouvernement prussien, son administration est trop habile et trop paternelle pour refuser son concours à un projet d’un avantage manifeste pour ces provinces, et dont la pensée y a été avidement accueillie.
Rendre aux villes commerçantes du royaume plus que la révolution ne leur a ôté ; unir Anvers à Cologne par un trajet de douze heures[6] ; enlever ainsi à la Hollande le principal avantage de sa situation naturelle, en rectifiant par l’art ce que la configuration du nouvel état offre de défectueux ; enfin recommander la Belgique à l’Europe par l’une de ces entreprises d’avenir à laquelle tout un peuple s’associe, telles furent les considérations développées par le ministère pour triompher des intérêts locaux, hostiles à un tracé qui les laissait en dehors des grandes lignes de circulation.
Les députés du Hainaut protestèrent avec énergie au nom de leur province menacée de perdre un marché important. Les uns contestèrent l’utilité du projet[7], en élevant des doutes sur l’adhésion de la Prusse, et en établissant, objection plus plausible, que le premier effet du prolongement du chemin de fer belge sur le territoire allemand, s’il avait lieu, serait l’établissement par la Hollande d’une route rivale le long du Rhin et de la Meuse pour communiquer de Rotterdam à Cologne. D’autres, pour ne pas perdre de vieilles habitudes, menacèrent du courroux populaire[8], déclarant que si le gouvernement fermait l’oreille aux justes plaintes du Hainaut, cette province se lèverait bientôt tout entière pour lui faire entendre le langage de la force. Mais le Hainaut, plus patriote que son représentant, resta calme, et obtint par amendement des concessions importantes. On dut insérer dans la loi l’engagement de réduire le péage sur les canaux de cette province au taux fixé pour le chemin de fer[9].
La Belgique recueillera en peu d’années les fruits d’une loi destinée à faire entrer ce pays dans des voies où aucune nation ne s’est encore aussi sérieusement engagée. L’imagination humaine n’ose embrasser la conséquence de ces grands changemens. Il semble qu’on assiste, en ce siècle, à l’un de ces grands cataclysmes où toute une création s’abîme, et que nos enfans soient appelés à voir s’élever un monde nouveau dans d’autres conditions d’existence.
Les terrassemens du chemin de fer, auxquels la configuration du sol belge prête de si grandes facilités, sont à peu près terminés jusqu’à Liège ; la route est déjà en pleine activité de Bruxelles à Anvers. Le voyageur assis à la longue file des waggons remorqués par la machine incandescente, voit apparaître comme dans un magique miroir ces vertes et longues pelouses où la Senne, la Dyle et la Nèthe s’enlacent en innombrables canaux. Après Laëken, dont la jolie coupole brille au-dessus des peupliers et des aunes comme celle d’un temple grec dans un bocage, il voit courir devant lui les jolis jardins de Wilvorde ; puis après quelques minutes, à la haute tour de Saint-Rombaut, ornée de ses quatre cadrans d’or, il reconnaît l’épiscopale Malines. En une heure il est à Anvers, parcourant l’immense cathédrale, et ces bassins, souvenir grandiose des gloires et des erreurs de l’empire.
On croit généralement en Europe que le commerce et l’industrie de la Belgique, exclus des colonies hollandaises, ont dû payer de leur prospérité l’indépendance que ce pays s’est acquise. Cette opinion fut aussi la nôtre, jusqu’à ce que des faits nombreux nous eussent montré qu’elle était peu justifiée par l’expérience. Ce résultat de recherches faites sans prévention semble d’autant plus étrange qu’il paraît impossible de le concilier avec la perte d’un immense débouché qu’aucun marché nouveau n’a remplacé pour l’industrie belge. Il s’explique cependant par des raisons dignes d’être prises en considération sérieuse.
Il résulte des états publiés par le Journal du Commerce d’Anvers[10] et l’on peut citer cette feuille avec pleine confiance lorsqu’il s’agit d’un fait favorable à la révolution de 1830, que le mouvement de ce port a été, en 1834 et en 1835, au moins égal à celui de 1828, la plus belle année du royaume des Pays-Bas, et que les arrivages excèdent ceux de 1827 et des années antérieures. Si du nombre des navires on passe à la masse des marchandises importées, on trouvera des résultats à peu près analogues. « À l’exception du café, on peut dire qu’il n’y a pas de diminution sur un seul article, malgré les circonstances politiques, malgré l’interruption partielle de la navigation, et malgré la suppression du transit vers l’Allemagne, tandis qu’il y a augmentation sur les trois articles les plus importans, le coton, le tabac, le sucre, lesquels servent de matière première aux filatures, aux fabriques de tabac et aux raffineries. Quant au café, la consommation ne peut en avoir diminué ; le pays ne perd donc en définitive que le bénéfice qu’aurait procuré le transit. »
Ces faits sont corroborés par la situation du port d’Ostende, où le chiffre de 70,000 tonneaux, qui n’avait jamais été atteint durant l’union de la Belgique et de la Hollande, est constamment dépassé depuis trois ans. Ostende a même compensé, et au-delà, par une augmentation de 20,000 tonneaux, les pertes éprouvées par Anvers pendant les deux premières années de la révolution. Que ne laisse pas espérer une telle situation, quand le transit sur l’Allemagne sera en pleine activité, et que le régime d’entrepôt aura été établi par la législature sur des bases plus larges ?
L’état de l’industrie en Belgique ne dément pas la prospérité du commerce maritime. Si de nombreuses pétitions sont adressées aux deux chambres, si des journaux accueillent toutes les plaintes et les exagèrent, c’est que beaucoup d’intérêts privés et de spéculations financières sont liés à la fortune du roi Guillaume et exercent une haute influence dans la presse ; c’est que, d’ailleurs, la lutte entre la liberté commerciale et la protection tarifaire s’engage aussi très énergiquement chez nos voisins. Elle y donne lieu à une polémique d’autant plus vive, à des manœuvres d’autant plus actives, que la législature n’est pas encore liée à un système, et qu’il s’agit de le fonder.
L’industrie des toiles, la plus importante pour les Flandres, et qui, s’exerçant au foyer domestique, a ses racines dans les vieilles mœurs de ce pays, compte au nombre de ses meilleures années les deux qui viennent de s’écouler. L’importation annuelle de ses produits en France peut être aujourd’hui évaluée à une somme de 20,000,000 fr., sans compter ce que l’interlope fait pénétrer en fraudant le droit[11]. C’est aussi la contrebande qui fait de la fabrication du tabac l’une des plus importantes industries de la Belgique. Nulle part on n’a plus redouté qu’en ce pays l’enquête qui pourrait laisser prévoir une modification au monopole exercé en France sur cette matière. Invité à nous expliquer les motifs d’un aussi vif intérêt : « C’est, nous répondit un représentant, que tant que le régime actuel existera chez vous, nos fabriques de tabac ne sauraient suffire à vous en fournir. »
Liège, cette ville étrange où la féodalité manufacturière des temps modernes s’associe à la féodalité militaire du moyen-âge, où les gothiques clochers se mêlent aux cols élancés des hauts-fourneaux, où l’industrie s’est logée en souveraine au palais même du prince-évêque[12], exporte de nombreuses machines à vapeur, fournit en abondance des armes à tous les gouvernemens qui se défendent, à tous les prétendans qui les attaquent, et prépare jour et nuit ces rails qui vont paver de fer la Belgique. Les sucres raffinés suffisent à peine aux demandes du marché intérieur, et quelques tentatives d’exportation s’opèrent avec succès[13].
Les mines, cette industrie source de toutes les autres, ont éprouvé une crise grave, mais momentanée, par suite du développement exagéré donné avant 1830 à la production métallurgique. Aujourd’hui ces embarras paraissent avoir complètement cessé ; chaque jour de nombreuses autorisations pour l’érection de hauts-fourneaux sont sollicitées et obtenues. La production est plus considérable que jamais, et tout s’écoule à ce point que les adjudications de l’état pour les chemins de fer ne sont quelquefois pas remplies.
La situation prospère des houillères est moins contestable encore[14] ; et l’on peut se reposer sur les besoins croissans de l’industrie en France et le mouvement d’idées qui s’y développe, du soin de créer à ce produit de plus larges débouchés vers nos frontières. Une première et prudente satisfaction a été donnée à cette pensée d’avenir par un ministre éclairé ; mais tout n’est pas fait encore, et la Belgique peut s’en fier à ce qui n’a jamais reculé en France, même devant de grandes calamités, à l’irrésistible entraînement de l’opinion.
Nous portons dans ces recherches un dégagement trop complet de vues systématiques, pour prétendre appliquer à l’industrie cotonnière tout ce qui vient d’être dit de la situation généralement satisfaisante des manufactures et du commerce de ce pays.
Cette industrie, qui, depuis quinze ans, ne produisait guère que des espèces communes pour alimenter le marché de Java, abandonnant sans résistance le marché intérieur à l’Angleterre, a vu soudain toutes ses habitudes contrariées, toutes ses routines rendues impossibles. Il a fallu sortir enfin de son apathie pour lutter contre la production étrangère, en essayant de faire aussi bien qu’elle. Ce coup devait être sensible : il porta spécialement sur la ville de Gand ; et un très grand nombre de fabricans trouva d’abord plus commode d’attendre la restauration promise chaque matin, que de se soumettre aux conditions de l’indépendance nationale. Mais ces espérances, devenant de jour en jour plus incertaines, durent bientôt céder aux impulsions de l’intérêt personnel et au gros bon sens du comptoir. Si quelques fabriques furent fermées, d’autres ne tardèrent pas à s’ouvrir, et le Brabant bénéficia de la mauvaise humeur de la Flandre. On s’attacha à pourvoir le marché belge, si long-temps négligé ; et placés dans des conditions de travail plus favorables que la plupart des producteurs étrangers, à raison du taux de l’intérêt de l’argent et du bas prix de la main-d’œuvre, les fabricans nationaux rendirent chaque jour la concurrence plus rare et plus difficile.
Il résulte des états produits par l’administration des douanes que l’importation en Belgique du coton en laine, restant à l’intérieur et destiné à y recevoir la main-d’œuvre, est aujourd’hui supérieure à ce qu’elle était sous le royaume des Pays-Bas. Les mêmes documens, corroborés par les états officiels du gouvernement britannique, constatent que l’année dernière l’importation anglaise, en tissus de coton, n’est montée qu’à une valeur de 128,475 liv. sterl., tandis qu’elle était, en 1829, d’une somme de 584,184 liv. sterl. pour les provinces méridionales du royaume. Les tableaux des douanes françaises présentent des résultats non moins remarquables. La concurrence étrangère recule donc devant les produits indigènes, à mesure que l’industrie s’attache à reconquérir un terrain qu’elle avait abandonné sans combat.
Ajoutons que, d’après les personnes le plus en mesure de connaître la situation commerciale de la Belgique, et surtout celle de la place d’Anvers, les rapports des fabricans belges avec les colonies de la mer du Sud se rétablissent graduellement sur l’ancien pied, et que presque toutes les maisons néerlandaises opèrent avec cette ville sous pavillon neutre. La Hollande a trop le sens de ses intérêts pour sacrifier à des rancunes politiques des spéculations lucratives. C’est du siége d’une ville hollandaise, de celui de Berg-op-Zoom, je crois, qu’on raconte que les assiégés fabriquaient et vendaient aux assiégeans les boulets destinés à démolir leurs murailles.
La situation de l’industrie en Belgique paraît enfin assez rassurante aux bons esprits de ce pays (et le gouvernement vient, sous plusieurs rapports, de s’associer à cette opinion par la présentation d’un tarif modifié), pour faire repousser, comme inutile et désastreux, le système de haute protection tarifaire, que les fabricans belges réclament en ce moment avec une énergie au moins égale à celle déployée par nos manufacturiers, en demandant le maintien de ce qu’ils considèrent comme un droit acquis.
Or, quelque mal fondées que soient trop souvent les exigences de ces derniers, quelque insoutenables que seraient des prétentions qui voudraient se poser comme éternelles, alors qu’elles ne peuvent, par leur nature, être que transitoires, il est certain que nos industriels sont dans une bien meilleure situation pour réclamer le maintien de la législation protectrice, que les fabricans belges pour en demander l’établissement. La prohibition est la loi de l’industrie, en France, depuis Colbert ; la liberté commerciale est aussi vieille que les Pays-Bas espagnols et autrichiens.
« Hors la toile de Brabant, dit Louis Guichardin dans sa Description des Pays-Bas, ni le prince ni les villes ne peuvent lever aucune gabelle sur quelque marchandise qui arrive au port ou qui en sorte. » Un régime analogue sagement tempéré par des réglemens qui placent le gouvernement de Marie-Thérèse au-dessus des plus éclairés de son temps, dota la Belgique d’une prospérité inexplicable dans son abaissement politique, et sous le coup du blocus maritime imposé à ses ports par la Hollande[15]. Où, d’ailleurs, la liberté commerciale est-elle mieux placée qu’en Belgique ? Quel pays a plus d’intérêt à en faire proclamer le principe ? Où Mons placera-t-il ses houilles, qui sont à la Belgique ce que les vins de Bordeaux sont à la France, source immense de richesses s’ils s’écoulent au dehors, source d’inquiétude et de perturbation si l’étranger les repousse ? Sacrifiera-t-elle sa vieille industrie linière, si profondément nationale, et qui donne aujourd’hui une importation de plus de 20,000,000, aux exigences des filatures de coton, dont la vente, en France, n’atteindra jamais la moitié de cette somme ? Ôtera-t-elle, par un exhaussement de tarif, à l’intéressante population du Luxembourg, l’espérance de voir la France se montrer moins rigoureuse pour l’admission d’un bétail qui fit autrefois sa richesse, et cause aujourd’hui sa profonde misère ?
Une telle méconnaissance de ses propres intérêts est impossible, quelque importance politique qu’on puisse mettre à se concilier l’opinion industrielle, quelque prépondérans que soient les intérêts producteurs et fonciers au sein de la législature belge.
C’est sous un autre point de vue qu’il faut envisager les propositions restrictives de la liberté commerciale, plusieurs fois formulées à la chambre des représentans et dans le sénat. Leur but est moins d’agir sur la Belgique que sur la France ; elles sont à la fois une ouverture et une menace. La France tient, en effet, dans ses mains l’avenir commercial de ce pays comme son avenir politique. Si elle ne rendait pas graduellement plus facile l’admission des fers et des houilles du Hainaut, si elle persistait à opposer une éternelle barrière aux produits si multiples de l’industrie de Gand et de Liége, aux draps de Verviers, qui demande courageusement à la liberté commerciale de guérir les plaies temporaires que le système colonial lui a faites, comment se dissimuler qu’il ne resterait à la Belgique qu’une alternative également déplorable pour elle et pour nous, la chute de son industrie, ou son adhésion au système prussien ?
Qu’on n’argue pas, pour contester cette éventualité, de ce qui vient d’être dit sur la situation actuelle de la fabrique belge, qui ne souffre ni de l’excès de ses produits, ni de l’exiguïté de ses débouchés. L’industrie de ce pays est loin d’être arrivée au complet développement qu’elle ne peut manquer d’atteindre. D’ailleurs, la révolution a créé pour un temps à l’intérieur du royaume bien plus de ressources qu’elle n’en a enlevé ; il a fallu équiper et armer cent mille hommes ; d’immenses travaux publics ont été entrepris ; les hauts-fourneaux et les houillères suffisent à peine pour y répondre ; enfin, le marché national est venu offrir à l’une des principales industries un débouché nouveau. Mais la plupart de ces ressources sont temporaires ; elles disparaîtront bientôt avec cette irritation fébrile et cette activité artificielle qu’entretiennent pour un jour les révolutions. Lorsque le calme se sera fait, la Belgique s’effraiera à juste titre de sa prospérité croissante comme de l’indice même de ses embarras futurs. Alors elle tournera les yeux vers nous, elle parlera à l’intérêt des consommateurs, à la prévoyance des hommes politiques ; aux uns, elle offrira les matières premières à bas prix ; aux autres, un concours indispensable à l’action extérieure de la France. Alors, entre le leurre de la neutralité de la Belgique et son accession à l’alliance allemande, il faudra que notre législature prononce. On peut croire que le progrès des idées économiques, garanti par la modération dont elles viennent de faire preuve[16], aura rendu la transition moins difficile. On ne discute déjà plus le principe de l’abaissement graduel des tarifs, et les plus intrépides défenseurs du système de la production nationale confessent que ce bienfait ne saurait être acheté par des charges, plus onéreuses que ses résultats ne sont profitables. Pour les révolutions nécessaires, le seul art de l’homme d’état est de les préparer, en adoucissant les pentes et en empêchant que tout ne se fasse en un jour. Voici huit ans que l’Angleterre a commencé l’œuvre de la réforme, et la France doit faire pour son régime commercial ce que fait la Grande-Bretagne, pour ses institutions politiques.
La Belgique n’hésiterait jamais, même à des conditions moins favorables, entre notre marché et celui de l’Allemagne, car plusieurs de ses produits les plus importans, rencontreraient dans les qualités similaires, fournies à plus bas prix par la Saxe, une concurrence dangereuse. Mais si, d’un côté, toute espérance était fermée, que de l’autre les avances devinssent d’autant plus vives que la Prusse apercevrait mieux la double portée d’une accession dont le résultat serait de conduire sa ligne de douanes jusque sous les remparts de Lille et de Valenciennes, devrait-on s’étonner que le gouvernement belge finît par oublier des services dont tant de passions s’attachent déjà à éloigner le souvenir ? Jusqu’à ce jour le cabinet de Berlin n’a rien fait pour seconder ce mouvement signalé par trop d’indices[17] ; mais le moment de quitter le deuil de la maison de Nassau est venu, et déjà le ministre prussien à Bruxelles paraît prendre plus au sérieux une position qu’il avait d’abord très cavalièrement dessinée. On ne hasarde rien en prédisant qu’avant peu d’années, l’influence prussienne essaiera de dominer la nôtre à Bruxelles. Cette tentative échouera sans doute ; mais qui peut garantir l’avenir ?
Nous venons d’étudier les conditions d’existence imposées au nouvel état par la diplomatie, et les tentatives à l’aide desquelles il s’efforce d’en neutraliser les inconvéniens et les dangers. Il reste à apprécier la nature et le caractère de ses institutions politiques et administratives.
- ↑ La Belgique et la révolution de juillet, par L. de Bécourt. Paris, 1835.
- ↑ « Art. Ier. Les limites de la Hollande comprennent toutes les terres, places, villes et lieux qui appartenaient à la ci-devant république des Provinces-Unies en l’année 1790.
« Art. 2. La Belgique sera formée de tout le reste des territoires qui avaient reçu la dénomination de royaume des Pays-Bas, sauf le grand-duché de Luxembourg. »
(Annexe au protocole du 27 janvier 1831.) - ↑ Voyez les dix-huit articles, art. 2.
- ↑ Une convention militaire, confirmative des dispositions de celle du 21 mai 1833, en ce qui concerne la libre navigation de la Meuse et les communications avec la forteresse de Maëstricht, fut signée, le 18 novembre de la même année, à Zonhoven, entre des commissaires belges et néerlandais. C’est le premier acte directement intervenu entre les deux peuples.
- ↑ Tableaux de l’entrepôt de Cologne. J.-A. Bocker, Ausstellung, etc.
- ↑ Si les plans conçus ne rencontrent pas d’obstacles imprévus, et que les chemins de fer, si incontestablement utiles pour le transport des voyageurs, puissent s’appliquer au transport des matières premières, ainsi que le croit le gouvernement belge, le trajet sera de seize heures au plus pour les gros waggons chargés des plus lourdes marchandises. Pour faire apprécier les conséquences de cette rapidité de circulation, nous croyons devoir ajouter ici un tableau indicatif des prix du fret et du nombre des jours consacrés à la navigation du Rhin, de Rotterdam à Cologne. Ou remarquera que ce tableau ne comprend pas les péages et droits divers qui, conformément à la convention de Mayence du 31 mars 1831, sont fixés à environ 22 fr. 64 c. en remonte et 14 fr. 36 c. en descente, par tonneau de 1000 kilog.
Par tonneau de 1000 kilog. Par bateau à vapeur à la remonte en 14 jours par alléges remorquéesde 20 à 32 fr. en 8 jours par le waaren-dampschiffe26 38 en 5 jours par le passagier-dampschiffe33 46 à la descente en 11 jours9 21 en 7 jours12 34 en 4 jours13 45 Et par bateau à voile en 13 à 15 jours, excepté en hiver, où la durée du voyage est indéterminée à la remonte19 32 à la descente8,40 17 - ↑ Session de 1834. M. de Puydt.
- ↑ M. Gendebien.
- ↑ En ce moment où l’opinion publique se préoccupe vivement, en France, des questions nombreuses qui se rapportent aux chemins de fer, on y lirait avec fruit les recherches publiées à Bruxelles par MM. les ingénieurs Simons et de Ridder, sur la route dont ils ont fixé le tracé, et les travaux économiques dus à M. de Pouhon. Cet écrivain s’est attaché à concilier le système de concessions à compagnie et celui d’exécution aux frais de l’état, adopté, après une longue discussion, par les chambres belges, en proposant un mode intermédiaire qui pourrait s’appliquer utilement chez nous.
- ↑ Ces états sont reproduits dans un excellent Mémoire sur l’industrie cotonnière en Belgique, par M. E. Perrot, rédacteur de l’Union, et l’un des économistes les plus éclairés de ce pays. Nous lui faisons quelques emprunts, assurés de ne pouvoir puiser à une meilleure source, et de ne trouver jamais pour guide un esprit plus judicieux.
- ↑ Les chiffres suivans, empruntés aux états officiels, pourront faire juger des progrès de l’industrie linière, si menaçante pour l’industrie similaire en France, l’une des plus intéressantes des départemens de l’ouest.
Importations en France. 1831. 12,732,946 fr. 1832. 18,679,077 1833. 20,137,372 - ↑ On connaît en France, par les spirituels articles de M. Nisard, dans la Revue de Paris, l’établissement de Seraing, le plus majestueux, si ce n’est le plus considérable de l’Europe.
- ↑ La prospérité de cette industrie ressort du chiffre énorme de l’importation du sucre brut, qui présente, de 1833 à 1835, une moyenne supérieure à celle de 1827 à 1829.
- ↑ « On compte dans le seul district houiller de Charleroi, dit l’organe placé au centre de cette grande industrie, 82 charbonnages, dont 61 en pleine activité. En 1833, ils fournissaient au commerce une quantité de 493,500 tonneaux de marchandises. Ils donnent aujourd’hui un produit annuel de 778,817 tonneaux, d’une valeur de 6,441,016 fr.
« Malgré cette augmentation dans l’extraction, la production du charbon gras, dans les environs de Charleroi, commence à n’être plus en rapport avec la consommation. »
(Mémorial de la Sambre, 8 juillet 1835.)Une activité également croissante se manifeste dans le district de Mons. L’importation des houilles belges en France a plus que doublé depuis treize ans. Les derniers états officiels dont les résultats soient en ce moment sous nos yeux, l’établissent comme suit :
1821. 251,801,525 kilog. 1829. 435,940,481 1833. 580,073,693 Aucun document ne nous met en mesure d’apprécier encore l’effet des ordonnances du mois d’octobre dernier, dont la conversion en loi a été votée par la chambre élective sur le rapport de sa commission des douanes. La situation créée, aux houilles de Belgique, comparativement aux houilles anglaises, quoique le système
des zônes froisse, sous certains rapports, les intérêts de ce pays, ne permet pas de douter que l’importation en France n’ait augmenté dans une notable proportion. - ↑ M. E. Perret a publié, d’après les documens dépouillés par lui aux archives du royaume, les renseignemens les plus curieux et les plus circonstanciés sur l’administration autrichienne dans les Bays-Bas.
- ↑ Discussion de la loi des douanes. Avril 1836.
- ↑ Plus de cinquante pétitions collectives des fabricans belges, demandant l’accession au système prussien, ont été présentées aux chambres pendant le cours de cette session même, et renvoyées aux ministres compétens.