La Belgique, l’Escaut et le Rhin

La Belgique, l’Escaut et le Rhin
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 146-164).
LA BELGIQUE, L’ESCAUT ET LE RHIN


I

La Belgique n’a pas eu beaucoup à se louer des décisions de la Conférence de la paix. Sans doute elle va récupérer, — après plébiscite toutefois, — les petits territoires de Moresnet, Eupen, Malmédy, mais elle a échoué dans ses justes revendications à l’égard de la liberté de la navigation dans l’Escaut, de la restitution de la rive gauche de l’estuaire de ce fleuve et de celle de la poche surprenante que fait, au Nord et au Sud de Maëstricht, le long de la Meuse, le Limbourg dit « hollandais, » depuis 1839.

Justes revendications, certes ! Qui donc d’un peu averti ne sait pour quels motifs le nouveau royaume, que la vieille Europe et l’Angleterre, en particulier, jugeaient « indésirable, » subit en 1839 un traitement si rigoureux quand il s’agit de tracer ses frontières ? On ne peut donc s’étonner des espérances qu’avaient conçues les Belges, forts de ce qu’ils considéraient comme leur droit, forts, aussi, des services rendus à la grande cause des Alliés, lorsque s’était réunie la Conférence de la paix.

Ces espérances ont été déçues. La décision du 4 juin 1919 a laissé les choses en l’état, pour ce qui concerne le tracé des limites entre Belgique et Hollande. C’est à peine si, dans le projet de convention élaboré par les représentants des deux pays, — conformément à l’invitation de la Conférence, — quelques améliorations sont prévues, pour le régime des eaux où s’enchevêtrent, toujours au détriment de la Belgique, les deux souverainetés.

Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt d’entrer dans quelques détails sur les péripéties de la négociation en cours, qui aboutirait au refus positif d’assurer la pleine sécurité de la Belgique et au refus mitigé de satisfaire à ses intérêts économiques, si le Parlement de Bruxelles consentait à ratifier le projet de traité.

C’est le 11 février 1919 que les représentants de la Belgique exposèrent la demande de révision des traités de 1839 devant le Conseil suprême interallié, à Paris. Le 26 février, le Conseil saisissait « la Commission des affaires belges » de l’étude de cette révision. Dans les premiers jours de mars, le rapport de la commission était soumis au Conseil qui, le 8 mars, en adopta les conclusions à l’unanimité.

Voici l’essentiel des dites conclusions :

« Les traités de 1839 doivent être révisés dans l’ensemble de leurs clauses, à la demande commune des Puissances, qui estiment nécessaire cette révision… Le but de cette révision est, conformément à l’objet de la Société des Nations, de libérer la Belgique de la limitation de Souveraineté qui lui a été imposée par les traités de 1839 et de supprimer, tant pour elle que pour la paix générale, les risques et inconvénients divers résultant de ces traités. »

Il était difficile de donner plus complète satisfaction aux aspirations de la Nation belge. C’est ce que, dès le 12 mars, le président du Conseil constatait devant la Chambre par une déclaration qui fut accueillie par des applaudissements prolongés : « le 12 mars 1839, il y a aujourd’hui exactement quatre-vingts ans, disait-il en terminant, cette enceinte accueillait les paroles d’adieu des élus des provinces belges que l’exécution des traités des XXIV articles allait séparer de la Belgique. (Mouvement.) C’est avec émotion que la Chambre saluera cette coïncidence. »

Pendant quelques semaines, la joie fut grande chez nos Alliés de Belgique. Seuls, peut-être, les membres du gouvernement et les personnes qui étaient au courant de ce qui se passait à Paris, sentirent-ils combien ces espoirs étaient précaires, lorsqu’on apprit dans les cercles pour lesquels la censure n’existait pas que le Conseil suprême écartait du projet de traité de paix les articles adoptés par la Commission des frontières occidentales de l’Allemagne qui réservaient le sort des territoires de Clèves et de la Gueldre, ainsi que celui des Bouches de l’Ems, afin que l’acquisition de ces territoires pût servir de compensation à la Hollande.

Arrêtons-nous un moment sur ce point.

Il pouvait, tout d’abord, paraître surprenant que l’accueil réservé aux revendications belges dépendit du sort éventuel des territoires prussiens que la géographie et l’ethnographie, — et même l’histoire, à quelques égards, — rattachent il est vrai, aux provinces de la Gueldre hollandaise, de Drenthe et de Groningue. Cette préoccupation de donner au royaume néerlandais une compensation à la rétrocession des territoires incontestablement belges de la rive gauche de l’Escaut et du Limbourg semblait à bon droit d’autant plus étonnante que les Alliés n’avaient pas eu à se louer de la Hollande, au cours de la grande guerre et que l’excessive durée de celle-ci pouvait être attribuée, pour une part, au zèle avec lequel les Hollandais avaient ravitaillé l’Allemagne, en dépit de tous les « contingentements » possibles.

L’Entente ne pouvait non plus avoir oublié les véritables violations de neutralité résultant, d’abord, du libre passage donné dans les fleuves et canaux hollandais aux chalands qui apportaient d’Allemagne, sur les fronts des Flandres et de l’Artois, les sables et graviers indispensables à la consolidation des tranchées de nos ennemis ; ensuite de l’autorisation accordée, en octobre 1918, aux colonnes allemandes en retraite de traverser avec armes et bagages, — voitures de butin comprises, — justement cette « poche » du Limbourg dit hollandais dont j’ai parlé tout à l’heure.

Insistons-y, parce que c’est un point essentiel dans la question qui nous occupe : le fait de lier, en faveur de la Hollande, deux ordres d’idées aussi différents que les revendications belges contre les stipulations défiantes du traité de 1839 et la « compensation » territoriale empruntée à l’Allemagne pour indemniser les bénéficiaires de l’injustice commise, il y a 80 ans, ne peut s’expliquer que par le désir secret de rejeter la demande de nos Alliés.

C’était pourtant ainsi que le Conseil suprême, — au sein duquel, depuis le 8 mars, s’était produit un revirement qui reste inexpliqué, — envisageait désormais cette affaire. En effet, il écartait nettement du libellé du traité de paix les articles présentés par la Commission des frontières occidentales de l’Allemagne, comme je le disais plus haut, et la représentation belge ne se méprenait pas sur la signification de ce refus : « C’était, porte un document que j’ai sous les yeux, écarter virtuellement toute rétrocession de territoire hollandais à la Belgique. »

Sur ces entrefaites, le 9 mai, fut institué par le Conseil suprême un « Comité des ministres des Affaires étrangères » que l’on chargea d’entendre les ministres des Affaires étrangères de Hollande et de Belgique

Le ministre belge, M. Hymans, crut devoir, en exposant le programme de son gouvernement, laisser de côté, momentanément du moins, toute revendication précise, et résuma son exposé en deux questions et quatre propositions.

Voici les deux questions :

« 1° La ligne de la Meuse étant la première ligne de défense de la Belgique, peut-elle être efficacement défendue et tenue dans l’état territorial établi par les traités de 1839, qui ont notamment mis dans les mains de la Hollande la ville de Maëstricht ? »

« 2° La ligne de l’Escaut étant la ligne principale de la défense de la Belgique, cette ligne, naturellement forte, peut-elle être efficacement tenue sans que la Belgique puisse appuyer cette défense sur tout le cours du fleuve ? »

Répondons négativement à ces questions.

Une agression sur cette partie de sa frontière ne peut venir à la Belgique que de la part de la Hollande ou de celle de l’Allemagne. Ne parlons pas d’une agression hollandaise. N’envisageons que la supposition, d’une réalisation beaucoup plus probable, d’une attaque allemande analogue à celle qui s’est produite aux premiers jours d’août 1914.

Or, dans ce cas, il ne peut y avoir l’ombre d’un doute sur le succès initial de l’opération allemande. La’ raison, connue de tous les militaires instruits, est aussi simple que péremptoire : c’est que le plan de défense de la Hollande contre l’Allemagne ne comporte que celle du noyau central du pays, c’est-à-dire la partie occidentale de la Gueldre (couverte par les inondations de l’Yssel, depuis son origine, au Leck, jusqu’à son embouchure dans le Zuyderzée) et les deux provinces de Hollande, couvertes par le système défensif dit d’Utrecht, qui comprend, avec deux nouvelles lignes d’eau s’appuyant au Zuyderzée et au Waal[1], les forts d’Utrecht, plus un certain nombre d’ouvrages détachés et de têtes de pont fortifiées. Mais les points les plus rapprochés de ce système restent à 60 kilomètres de l’estuaire de l’Escaut et à plus de 100 kilomètres de Maëstricht. Encore faut-il ajouter qu’aussi bien Maëstricht que l’estuaire de l’Escaut sont, par rapport au système défensif en question, dans une position tout à fait excentrique.

Affirmons-le : dans le cas d’agression allemande empruntant, par exemple, le territoire et les voies ferrées du Limbourg[2] au Nord de Maëstricht, la Hollande serait incapable d’empêcher les colonnes ennemies d’atteindre le territoire belge.

Dès lors, la conclusion s’impose. La sécurité de la Belgique n’est pas assurée ; elle l’est d’autant moins que la Société des Nations n’est pas encore constituée de manière à prévenir une agression et que l’alliance entre l’Amérique, l’Angleterre, la Belgique et la France, contre une Allemagne relapse, n’est pas conclue, toute négociation à ce sujet se trouvant arrêtée du fait des États-Unis.

Voyons maintenant les quatre propositions de M. Hymans[3] :

« 1re  proposition, relative à festuaire de l’Escaut et aux problèmes connexes.

a) Laisser à la Belgique le libre accès à la mer par l’Escaut occidental (estuaire) ainsi que sur toutes ses dépendances, notamment le canal et le chemin de fer de Gand à Terneuzen[4] ; b) faire reconnaître par la Hollande la nécessité pour la Belgique d’appuyer la défense de son territoire à tout le cours du-bas Escaut ; c) donner à la Belgique la gestion des écluses servant à l’écoulement des eaux des Flandres ; d) accorder aux pêcheurs belges de Bouchaute le redressement de leurs griefs. »

« 2e proposition relative aux eaux intermédiaires entre l’Escaut occidental et le Bas-Rhin :

Créer à frais communs, en substitution des voies prévues par le traité de 1839, un canal à grande section Anvers-Moerdijk. »

« 3e proposition, relative au Limbourg hollandais :

Etablir dans ce Limbourg un régime qui garantira la Belgique contre les dangers résultant, pour sa sécurité, de la configuration de ce territoire et qui lui assurera la sauvegarde de ses intérêts économiques, compromis par les clauses des traités de 1839. »

« 4e proposition, relative à Bois-le-Duc :

Conclure un arrangement mettant fin aux inconvénients résultant de l’enchevêtrement actuel des deux territoires belge et néerlandais. »

Le 4 juin, le Comité des ministres des Affaires étrangères adoptait la résolution suivante, qui instituait un quatrième organisme pour l’examen de la demande de révision, et qui fixait à cet examen des limites de nature à annuler l’effet des conclusions admises par le Conseil suprême, le 8 mars 1919 :

« Les Puissances, ayant reconnu nécessaire la révision des traités de 1839, confient à une Commission, comprenant les représentants des États-Unis d’Amérique, de l’Empire britannique, de la France, de l’Italie, du Japon, de la Belgique, de la Hollande, le soin d’étudier les mesures devant résulter de celle révision et de leur soumettre des propositions n’impliquant ni transfert de souveraineté territoriale, ni création de servitudes internationales. La Commission invitera la Belgique et la Hollande à présenter des formules communes en ce qui concerne les voies navigables en s’inspirant des principes généraux adoptés par la Conférence de la paix. »

Il faut méditer les termes de cette résolution du 4 juin, mais d’ailleurs sans grand espoir de les comprendre, ni surtout sans rechercher dans quel esprit ces termes ont pu être arrêtés. On n’arrive pas à concevoir comment la nécessité, reconnue exprès sèment dans le préambule du document que je viens de transcrire, de la révision des traités de 1839, conduit immédiatement le rédacteur à proclamer, en fait, l’intangibilité de ce traité, puisqu’on ne devra proposer ni transfert de souveraineté, ni création de servitudes internationales.

Quant au dernier paragraphe, où ce rédacteur, après avoir mis à néant les espérances de la Belgique, recommande à la Commission nouvellement instaurée de « s’inspirer des principes généraux de la Conférence de la paix, » il est difficile de ne pas y découvrir une subtile ironie, qui, on le pense bien, fut médiocrement goûtée chez nos Alliés.

Leur mécontentement éclata surtout lorsque le ministère belge crut nécessaire, en raison même des sentiments qui se manifestaient dans les milieux de la Conférence à l’égard de ses demandes, de se refuser à recevoir les délégations du Limbourg dit hollandais qui, à Bruxelles, aussi bien qu’à Paris, venaient protester contre la « résolution du 4 juin » et demander que la population de la province cédée en 1839, put exprimer librement ses aspirations dans un plébiscite.

Le 11 juin, à la séance de la Chambre où M. Hymans avait rendu compte de la pénible situation faite à la Belgique, M. Désirée, le député bien connu, s’était fait l’écho des plaintes de la délégation limbourgeoise et avait demandé, lui aussi, un plébiscite. M. Hymans ne jugea pas à propos de répondre. Un peu plus tard, le ministre s’opposait même à ce que la Commission des Affaires étrangères de la Chambre reçût une députation des plus hautes autorités du Limbourg, chargée de donner à la Commission des documents et détails confidentiels sur les sentiments de la province contestée.

Nous n’avons pas à juger ici l’attitude que le gouvernement de Bruxelles pensa devoir conserver dans ces délicates circonstances. Il est clair que les hommes d’État dirigeants sont tenus à plus de réserve que les peuples et même que les représentants élus de ceux-ci. D’ailleurs, M. Hymans était en droit de faire remarquer que des manifestations dont on ne pouvait calculer exactement la portée, seraient de nature à nuire à la Belgique auprès de la Conférence, alors qu’il avait, par la voie diplomatique, fait connaître au Conseil suprême que, pour le gouvernement belge, la résolution du 4 juin « n’empêchait pas la décision du 8 mars de ce Conseil suprême de dominer la situa-lion, et que ledit gouvernement n’acceptait la résolution dont il s’agit que sous cetlo réserve expresse. »

En attendant les effets de cette déclaration, le cabinet de Bruxelles désignait deux délégués, MM. Orts et Segers, qui avaient la charge de présenter à la Commission dite des XIV, instituée par le Comité des ministres des affaires étrangères, les « formules » belges que réclamait le dernier paragraphe de la résolution du 4 juin. Ce programme, qualifié de « minimum indispensable, » fut soumis à la Commission des XIV au cours du mois d’août.

Malheureusement, encouragée dans sa résistance aux demandes de la Belgique par l’attitude nouvelle des milieux de la Conférence, la Hollande ne se prêtait pas du tout à l’examen du minimum indispensable. Elle prétendait s’en tenir, dans les pourparlers relatifs à l’établissement des « formules communes, » à l’étude de l’éventuelle suppression des entraves apportées à la navigation belge par les clauses fluviales de 1839[5].

Ce qu’il y a de certain, c’est que le cabinet de Bruxelles, tout en persistant dans ses réserves générales, consentit à s’associer à la rédaction d’un projet de traité avec la Hollande, au sujet duquel M. Hymans s’exprimait ainsi, dans la séance de la Chambre du 23 décembre 1919 : « Deux négociations parallèles sont engagées. L’une porte sur les questions fluviales, le régime de l’Escaut et le canal Gand-Terneuzen, ainsi que les communications d’Anvers avec l’hinterland du Rhin et de la Meuse. L’autre porte sur les questions de défense et de sécurité. Les négociations relatives aux questions fluviales sont en bonne voie et me font espérer que nous obtiendrons des améliorations appréciables du régime de 1839. »

Le silence du ministre sur le résultat des négociations relatives à la défense et à la sécurité de la Belgique était significatif. On en jugea ainsi dans tout le pays comme à la Chambre. Du moins se plaisait-on à supposer que, sur le terrain économique, les négociateurs belges avaient eu pleine satisfaction en ce qui touche les points essentiels, tels que l’entrée en possession du canal de Gand à Terneuzen, la création de canaux et écluses nécessaires à l’écoulement des eaux de la Flandre, le contrôle de la Belgique sur les travaux et la gestion du canal de la Meuse dans la traversée de Maastricht, la gestion du canal projeté d’Anvers au Rhin et celle des chemins de fer qui doivent être établis dans la poche du Limbourg dit hollandais pour les besoins de la Belgique.

Aussi la déception, — les Belges parlent, cette fois, d’indignation, — fut-elle vive quand on apprit qu’il ne fallait même pas compter sur la réalisation de ces derniers espoirs. Et aussitôt un mouvement se produisit dans tout le royaume pour obtenir des pouvoirs élus qu’ils se refusassent à ratifier le projet de traité. On peut dire que c’est ce mouvement qui a conduit à la « suspension des négociations avec la Hollande » que le journal officieux la Nation belge annonce à la date du 20 mai en ajoutant que « c’est devant l’intransigeance du gouverne-mont de la Haye[6] » que celui de Bruxelles se décide à laisser les choses en l’état, — étant toujours bien entendu que ses réserves subsistent, intégrales, au sujet de la méconnaissance de l’esprit et des termes de la décision du Conseil suprême (celle du 8 mars 1919) par les divers comités et commissions qui ont eu à s’occuper du litige hollando-belge.


II

Cette méconnaissance de l’esprit et des termes de la décision du Conseil suprême est-elle réelle ? Ou plutôt, ne serait-on pas autorisé, justement par ce désaccord apparent, à penser que, dans l’intervalle qui s’est écoulé entre le 8 mars 1919 et le moment où le Conseil suprême a écarté toute idée de cession de territoire par l’Allemagne à la Hollande, un revirement très marqué s’est produit, — comme je l’ai dit plus haut, — dans l’esprit du triumvirat qui exerçait alors sur les allaires du monde une maîtrise sans conteste ?

C’est, évidemment, ce qu’il n’est pas possible d’affirmer ; mais il est permis d’avancer qu’il la réflexion et eu toute indépendance d’esprit, ce revirement apparaît comme très probable. J’ai dit plus haut que les motifs en restaient inconnus. Nous en sommes donc réduits aux conjectures, mais à des conjectures qui ne laissent pas d’avoir quelque fondement.

Parlons du fait positif du refus opposé par le Conseil suprême à la proposition de la commission des frontières occidentales de l’Allemagne d’indemniser le gouvernement néerlandais, — dans le cas de rétrocession à la Belgique de la Flandre zélandaise et du Limbourg dit hollandais, — en détachant du Reich la portion de la Gueldre qui fait saillie dans la direction de Nimègue et l’étroite bande de territoire qui court entre l’Ems et la frontière des provinces de Drenthe et de Groningue.

Il y a là, manifestement, la preuve, en ce qui concerne le Conseil suprême, de la préoccupation de faire à l’Allemagne vaincue, après la guerre suscitée par elle, le moins de mal possible ou, si l’on préfère, de lui imposer le minimum admissible de réparations. Cet état d’esprit était né chez nos Alliés dès l’armistice, et même auparavant, suivant toute apparence, en somme, dès le moment on la victoire de l’Entente était devenue certaine et où, par conséquent, il y avait lieu, au sentiment des Anglais traditionalistes, de se préoccuper, comme il y a cent ans, d’établir une juste balance de forces entre l’Allemagne et la France.

Nous sommes renseignés aujourd’hui sur ce point. Les incidents qui se sont produits depuis trois mois, et qui ont pu faire craindre une légère altération de nos amicaux rapports avec la Grande-Bretagne, ont conduit une bonne partie de la grande presse anglaise, — celle qui nous soutenait, non sans courage, contre M. Lloyd George lui-même, — à reconnaître l’existence dans certains milieux politiques, économiques et religieux (sans parler, bien entendu, des « travaillistes » germanophiles), d’une mentalité nouvelle, faite de bienveillance apitoyée à l’égard de l’adversaire terrassé… de l’adversaire, surtout, dont la puissance navale était anéantie, pourrions-nous ajouter, nous Français, qui n’avons pas la satisfaction d’en pouvoir dire autant de la puissance terrestre de l’Allemagne.

Et sans doute, dans le cas qui nous occupe, les puristes du droit des Nations, adversaires de ces transferts arbitraires de souveraineté dont on usait si librement jusqu’ici en Europe, — et aussi en Amérique, comme il serait aisé de le prouver, — à la suite de chaque guerre, ne durent pas manquer d’observer qu’on ne pouvait violer sitôt l’un des « quatorze articles » en disposant des populations des quelques kilomètres carrés dont il s’agit sans les consulter sur un changement de nationalité qu’elles ne réclamaient pas, — ouvertement, du moins[7]. Il n’est assurément pas téméraire d’admettre que tel fut l’un des points de l’argumentation de M. le président Wilson, s’il y eut discussion au sein du Conseil suprême. Mais cet argument se retournait, dans cette affaire, contre la Hollande. Nous avons vu qu’il existe de bien fortes présomptions en faveur du désir des « cédés » de 1839 d’être rattachés de nouveau à la Belgique.

Pensa-t-on que la réparation d’une injustice qui durait depuis quatre-vingts ans n’était plus suffisamment justifiée et qu’il y avait prescription ? Mais, pour la restitution de la Posnanie à la Pologne, n’était-on pas dans le même cas ? A la vérité, le Conseil suprême, quels que pussent être les sentiments intimes de deux de ses membres à l’égard des Polonais, se trouvait engagé dans la voie de la restauration de l’ancienne république de l’Aigle blanc par les déclarations des trois empires co-partageants eux-mêmes ; et d’ailleurs, dès le 7 novembre 1918, les Posnaniens s’étaient soulevés victorieusement.

Quoi qu’il en soit ; tout en écartant, s’il la jugeait incompatible avec ses principes directeurs, l’idée de la compensation germano-hollandaise, le Conseil suprême pouvait déclarer qu’il n’en était pas moins attaché aux termes des conclusions qu’il avait adoptées à l’unanimité, répétons-le, le 8 mars 1919, conclusions qui tendaient à « libérer la Belgique de la limitation de souveraineté qui lui a été imposée par les traités de 1839… » Cette déclaration eût certainement suffi pour incliner le conseil des ministres des Affaires étrangères et la commission des XIV à des propositions favorables à la cause belge.

Je faisais allusion tout à l’heure à l’état d’esprit de certains milieux politiques et religieux chez nos Alliés et Associés, état d’esprit qui ne les disposait pas, dès l’année dernière, et ne les dispose pas davantage en ce moment en faveur de la Belgique, ni d’ailleurs, à certains égards, en faveur de la France, qu’ils aperçoivent toujours derrière la Belgique.

Quelques-uns de mes lecteurs seront peut-être surpris qu’à l’épithète de politique j’aie accolé celle de religieux. Si délicate que soit la question qui se présente ici, on me pardonnera de croire qu’il soit possible de la traiter avec la plus sincère objectivité.

Or, quand on observe avec quelque attention, quelque réflexion aussi, ce qui se passe depuis dix-huit mois, il est difficile de se soustraire à la pensée que cette paix si laborieusement édifiée et d’ailleurs si incertaine encore, dans son fond, que cette paix, dis-je, qualifiée déjà de « paix anglo-saxonne, » mériterait à beaucoup d’égards le nom de paix protestante. Et, de ce point de vue, on découvre les raisons de bien des décisions prises, soit par le Consul suprême, soit par les origines qui dépendaient immédiatement de ce groupa très resserré de hauts personnages. Je n’insiste pas davantage sur cette suggestion qui, peut-être, choquerait quelques Français, que leurs habitudes d’esprit inclinent à éviter certains sujets réservés d’ordinaire à l’intime conscience individuelle, alors même qu’ils ne se sentent pas fondamentalement hostiles à la confession religieuse qui est celle de beaucoup de leurs compatriotes, en tout cas de l’énorme majorité des populations belges. Malheureusement, — malheureusement, parce qu’il résulte pour nous de cet état de choses une infériorité réelle dans le débat de nos intérêts politiques[8], — une telle « mentalité, » faite souvent d’un sentiment de pudeur discrète, louable en soi, n’est point du tout celle des autres peuples, ni des hommes d’Etat qui les dirigent, ni, en particulier, des hommes d’Etat appartenant aux diverses confessions protestantes. Bien mieux, il est aisé de reconnaître, pour peu que l’on puisse pénétrer dans certains cercles qui exercent une grande influence « à côté, » qu’un bon nombre d’importants business men ne laissent pas d’être sensibles aux sympathies et antipathies de l’ordre confessionnel.

Quoi qu’il en soit, s’il est seulement permis de croire que les préoccupations dont je viens de parler ne furent pas étrangères au revirement d’opinion qui est à la base du différend officiel hollando-belge, il paraît certain qu’une des raisons invoquées par les dirigeants néerlandais en faveur du maintien des stipulations territoriales du traité de 1839 fut justement empruntée à la statistique religieuse des « provinces cédées » à cette époque par la Belgique et où l’on compte un assez grand nombre de protestants, tandis qu’il n’en existe pour ainsi dire pas dans les provinces du royaume actuel.

Il est à peine besoin de dire, — on sait combien tous ces problèmes sont complexes, — que les arguments de l’ordre spirituel n’eussent peut-être pas été suffisants pour déterminer des négociateurs aussi « pratiques » que ceux de nos amis d’Angleterre. Je n’ai pas beaucoup parlé jusqu’ici du côté purement politique de la question, convaincu que le lecteur sait fort bien, après dix-huit mois de discussions sur les objectifs divers que poursuivent les Puissances engagées dans le conflit de 1914 à 1918, que la Grande-Bretagne, brusquement ressaisie de craintes analogues à celles qu’elle éprouvait, il y a à peine un siècle, ne pouvait se montrer favorable à l’idée de desserrer les entraves qu’elle avait elle-même imposées à l’Etat belge, cet État restant toujours suspect de complaisance, spontanée ou non, pour la France.

N’en disons pas davantage. Il est des sujets sur lesquels il vaut mieux ne pas s’appesantir.

Mais il y a autre chose ; et là nous changeons de point de vue, nous envisageons des intérêts économiques immédiats, pressants : il y a la question du pétrole, dont j’ai déjà signalé ici l’importance capitale pour l’Angleterre elle-même, — la grande puissance charbonnière ! — Et l’opinion belge aperçoit nettement dans la partialité de nos Alliés d’outre-Manche en faveur de la Hollande l’intérêt qu’ils attachent à se ménager la bienveillance de la Nation qui détient les inépuisables sources de combustible liquide de la Malaisie et qui ; au demeurant, a des concessions de régions pétrolifères en Mésopotamie, antérieures à la dernière guerre[9]. Et il faut avouer que les événements qui se passent en ce moment même au Sud du Caucase et au Nord de la Perse sont bien faits pour convaincre les dirigeants de l’Empire britannique de l’impérieuse nécessité de se concilier les bonnes grâces du très puissant trust hollandais dont les entreprises s’étendent jusqu’au Mexique et à l’Amérique du Sud, en passant par la Roumanie et bientôt sans doute par l’Ukraine et la Galicie.


III

Mais il est temps d’examiner où se trouve, dans le litige hollando-belge, l’intérêt français, que nous n’avons pas plus le droit d’oublier que celui de la pure justice.

Voyons d’abord notre intérêt militaire.

Que nous le découvrions, cet intérêt, et très évident, dans la rétrocession de la poche du Limbourg et de la place de Maëstricht à la Belgique, c’est ce dont on ne peut douter quand on jette les yeux sur une carte et aussi qu’on se souvient de ce qui s’est [tassé au début et au cours de la dernière guerre.

On sait que le large mouvement enveloppant de la droite des masses allemandes débuta, le 4 août, par la tentative de franchissement de la Meuse au pont de Visé, qui n’est qu’à trois kilomètres du fond de la « poche » limbourguoise. Il ne semble pas que l’assaillant ait emprunté, cette fois, les routes du territoire néerlandais. En tout cas, et de son propre aveu — tout récemment exprimé dans des publications militaires car en Allemagne on parle couramment de la prochaine guerre de revanche, — l’ampleur du mouvement qui nous occupe se trouva réduite par la « couverture » que fournissait au Limbourg belge cette région neutre du Limbourg hollandais. Il est aisé de se rendre compte, par l’examen des voies ferrées et des routes qui viennent de la région rhénane comprise entre Cologne et Dusseldorf-Crefeld, que les Allemands eussent apparu beaucoup plus tôt devant Bruxelles et qu’ils auraient été bien moins gênés par la résistance de Liège, qui n’est qu’à 16 kilomètres du fond de la poche, s’ils avaient pu franchir la Meuse sur toute la partie de son cours comprise entre Maëstricht et Roërmonde, c’est-à-dire précisément en usant des voies d’accès du territoire qui fait l’objet du litige actuel. Aussi n’hésitent-ils pas à déclarer que la prochaine fois, il ne se mettront pas plus en peine de respecter la neutralité hollandaise, au prime début des opérations, qu’ils ne l’ont fait, en 191.4, de la neutralité belge. Et cela d’autant mieux que la première n’est pas garantie par les Puissances, — Russie comprise, — comme l’était la seconde.

« Simple fanfaronnade, dira-t-on peut-être ; et d’ailleurs les Hollandais ne se laisseraient pas faire plus que les Belges… »

Fanfarons, certes, les Allemands le sont ; mais c’est qu’ils ne peuvent se tenir d’annoncer à l’avance, ne fût-ce que pour étaler leur science stratégique et la profondeur de leurs desseins, le « schéma » des grandes opérations auxquelles ils se sont réellement résolus. Nous étions, en 1914, avisés de leurs projets par leurs propres indiscrétions, autant que par des préparatifs qu’il est toujours difficile de dissimuler aux regards pénétrants d’observateurs dévoués. Nous étions avisés ; mais nous doutions. Nous n’admettions pas, surtout, ce dédoublement des corps actifs de chacune des armées ennemies mises en ligne, qui devait changer à notre détriment la balance des forces.

Ne faisons donc pas fi d’indications qui, d’ailleurs, répondent à des conceptions générales tout à fait justes. Les Allemands avaient, en août 1914, aussitôt connue la détermination anglaise, le plus grand intérêt à étendre rapidement leur droite jusqu’au Pas-de-Calais. Ils le sentaient bien et n’en furent empêchés que par le retard causé par les particularités de l’ordre géographique que je signalais tout à l’heure et aussi par la généreuse résistance des Belges, de ceux de Liège, d’abord et surtout, mais aussi de ceux qui tenaient les lignes de la Geele et de la Dyle, l’armée de campagne. Les Hollandais, dans le cas que nous étudions, en feraient-ils de même ? Défendraient-ils leur Limbourg et barreraient-ils les chemins de la Meuse à l’envahisseur ?

Non. Et tout simplement parce qu’ils ne le pourraient pas.

Répétons encore, car c’est décisif, que le système militaire de la Néerlande est depuis longtemps fondé sur la défense exclusive d’un noyau central comprenant les deux provinces de Hollande et d’Utrecht, ainsi qu’une partie de la Gueldre. C’est Utrecht qui est le réduit de la triple enceinte fournie par les lignes d’eau et inondations de l’Yssel, de l’Eem et du Wecht. Or, de ce grand camp retranché à Maëstricht, il y a 120 kilomètres ! Quant à la « forteresse » de Maëstricht elle-même, il est superflu d’en parler. Sa résistance durerait moins que celle de Namur. Or, elle commande le meilleur passage de la Meuse…

Voilà donc pour le Limbourg, véritable brèche ouverte au Nord-Est de la Belgique et, donc, au Nord du dispositif général de la défense française, dont la défense belge n’est que l’avancée.

Un mot, maintenant, de l’Escaut, d’Anvers et de la défense maritime de la Belgique. Anvers, l’admirable port et la capitale économique du royaume est, comme Hambourg, comme Rouen, comme Bordeaux, fort enfoncé dans les terres. Il y a au moins une centaine de kilomètres, — 60 mille marins, environ, — entre ses quais et le débouché des passes de l’Escaut dans la mer du Nord. Eh bien ! sur ces 100 kilomètres, 80 appartiennent à la Hollande.

Supposons que les traités de 1815 aient donné à l’Espagne le littoral landais jusqu’à la Gironde, et au-delà, de manière à faire de l’estuaire garonnais l’exclusive propriété de nos voisins du Sud-Ouest, et nous n’aurons encore qu’une imparfaite idée de l’extraordinaire situation faite à la Belgique par le traité de 1839, car enfin, si important que Bordeaux soit pour nous, Anvers l’emporte en ce qui touche les intérêts de nos amis.

Comment l’Angleterre put-elle imposer, et comment la France, — qui venait de libérer du joug hollandais la forteresse même d’Anvers, — put-elle accepter une solution aussi partiale et inique d’une question infiniment simple : « A-t-on le droit d’obliger la Belgique de respirer par une bouche étrangère ? »

Pour expliquer cette inexplicable absurdité politique et économique, il faudrait une longue étude des passions, des préjugés et aussi, en ce qui nous concerne, des étranges faiblesses des hommes d’Etat de cette époque un peu lointaine. N’essayons pas de l’entreprendre. Nous aurions assez à faire déjà, — je n’ai pu qu’effleurer ce sujet qui m’eût aisément entraîné hors du cadre de cet article, — d’expliquer comment les « redresseurs de torts » de 1919 ont pu laisser subsister en juin après les avoir nettement reconnus en mars, ceux dont souffre un peuple qui s’est sacrifié, en 1914, pour le droit et la liberté, qui a été jusqu’au bout leur vaillant et fidèle allié et qui comptait sur leur justice, sinon sur leur reconnaissance.

L’affaire de la passe de Wielingen est venue, tout récemment, à la fois compliquer le conflit hollando-belge et l’expliquer, en ce sens que s’y montre bien à plein la « mentalité » des dirigeants hollandais et de ceux sur l’appui de qui, visiblement, ils comptent pour maintenir, pour aggraver même sur un point, les stipulations de 1839.

La passe dont il s’agit, et qui est la meilleure des voies d’accès de l’Escaut à la pleine mer, longe la côte flamande pendant une dizaine de milles, après avoir dépassé le méridien de l’embouchure du ruisseau de Zwind, limite des deux pays dans la Flandre « zélandaise. » Les eaux du Wielingen sont donc purement et indiscutablement belges, à partir de cette borne-frontière.

Indiscutablement… Tel n’est pas l’avis du cabinet de la Haye et voici son argumentation, certes, bien inattendue : « Les Pays-Bas possédaient cette passe antérieurement à 1795 (ceci est déjà contestable, en soi) et les Puissances ayant voulu, par les traités de 1839, détruire l’œuvre de la Révolution française et rétablir la situation antérieure à 1795, la passe de Wielingen doit être considérée comme faisant de nouveau partie des eaux territoriales néerlandaises. »

Une telle thèse ne soutient pas l’examen. Les traités de 1839 ne portent pas un mot qui puisse justifier cette prétendue souveraineté de la Hollande sur le Wielingen : « Au contraire, dit un publiciste français bien informé, M. Georges Détry, la Hollande a reconnu, à plusieurs reprises, au cours du siècle dernier, qu’elle ne réclamait d’aucune manière l’exercice de ce droit de souveraineté… » Mais, bien mieux, « le 15 mai 1917, une barque belge ayant été capturée dans le Wielingen par un chalutier allemand sans qu’un garde-côtes hollandais qui se trouvait à proximité eût cru devoir intervenir, le gouvernement de la Haye justifia son abstention par l’argument péremptoire que la saisie avait eu lieu dans les eaux belges. »

Eaux belges, eaux hollandaises, la distinction n’est pas toujours facile, et les marins savent tous, par expérience, quels litiges peuvent provoquer de telles affaires. Mais c’est une raison de plus pour fixer d’une manière conforme au bon sens la question de- principe dont découle tout le reste : c’est le thalweg de l’Escaut qui doit être, une fois pour toutes, adopté comme frontière des deux royaumes. En tout cas, le méridien du « retranchement » du Zwind doit marquer, — deux balises bien visibles formant alignement pour le navigateur, — la séparation, en ce qui touche le Wielingen, des eaux hollandaises et des eaux belges. Et là encore, l’intérêt français se confond avec l’intérêt de nos Alliés. L’expérience de la dernière guerre montre qu’en l’état présent des choses. Anvers étant fermé par les Hollandais, le ravitaillement immédiat de la Belgique ne pourrait se faire que par Ostende et Zéebrugge et principalement par ce dernier port, parfaitement outillé ad hoc, ainsi que l’avait voulu le roi Léopold. S’il n’est possible d’accéder à Zéebrugge que par les eaux mal délimitées du Wielingen et « si la souveraineté hollandaise devait prévaloir sur cette passe, le seul débouché facile que la Belgique possède sur la pleine mer se trouverait fermé. La Hollande aurait ainsi réussi… à embouteiller le grand port belge du littoral de la mer du Nord, comme elle a déjà embouteillé Anvers. »[10].

Tout aussi directement, en raison de la récupération de l’Alsace, la France se trouve intéressée à l’adoption des propositions belges au sujet du tracé du canal du Rhin à l’Escaut.

C’est encore là une question fort embrouillée par la complexité des intérêts en jeu. Car il ne suffit pas de satisfaire la Hollande, il faut satisfaire Rotterdam, rival d’Anvers[11], favori des Anglais et surtout des Allemands ; il ne suffit pas de satisfaire la Belgique et Anvers, il faut satisfaire aussi l’industrieuse Liège, qui prétend justement avoir le plus commode accès à la mer ; et il faut encore favoriser les régions rhénanes où des industries anciennes veulent vivre, où de nouveaux bassins miniers veulent venir au jour, comme ceux, d’ailleurs, du Limbourg même et de la Campine belge, qui donnent de grandes espérances ; et enfin, pour ce qui nous touche, nous, il faut assurer dans les meilleures conditions de sécurité autant que dans les conditions les plus avantageuses de durée de trajet et de prix de revient de la tonne transportée, le très grand trafic fluvial de nos provinces reconquises.

Or il est clair, sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans le détail d’études techniques, qu’il est de l’intérêt de la Belgique, — et de la France, — que le tracé de la section du canal comprise entre le Rhin et la Meuse soit le plus Sud possible ; que si cette précieuse voie d’eau doit traverser la poche du Limbourg dit hollandais, d’effectives garanties de contrôle soient données à nos Alliés, qui ont les meilleures raisons du monde de mettre on doute la bonne volonté de leurs voisins ; et encore, que si la traversée en question doit faire aboutir le canal en aval de Maastricht, la Meuse elle-même soit canalisée dans son passage au travers de l’enclave de la place forte hollandaise, de telle sorte que la descente des chalands de Liège (et leur accès au canal Rhin-Escaut, c’est-à-dire à Anvers) ne soit pas entravée comme elle l’est aujourd’hui.

Malheureusement, les négociateurs du traité de Versailles, alors qu’ils pouvaient se contenter d’énoncer la nécessité du canal qui nous occupe et d’en décider le creusement, ont cru devoir en fixer l’origine au port rhénan de Ruhrort-Duisbourg, ce qui favorise singulièrement la Hollande et Rotterdam, au détriment de la Belgique et d’Anvers. En effet, outre que, se greffant sur le Rhin si loin au Nord, le canal s’allonge fâcheusement, il coupe presque inévitablement la Meuse à Venloo, très en aval de Maëstricht, de la poche du Limbourg, des régions carbonifères de cette province et de la Campine belge ; mais, de plus, arrivés à Venloo, les chalands rhénans, — ceux de Strasbourg compris, — trouveraient avantage à passer du canal dans la Meuse et à descendre celle-ci jusqu’à Rotterdam.

Est-ce là un résultat que nos conférents français aient pu rechercher ? Nous ne saurions le penser. Sans méconnaître, d’une part, le droit qu’ont les Hollandais de défendre leurs intérêts dans cette âpre discussion, de l’autre, le charitable dévouement qu’ont montré leurs institutions philanthropiques à nombre de Français et de Belges, victimes de la guerre, il ne nous est pas possible, — il faut le répéter, quoi qu’il en coûte, — d’oublier de quelle façon le cabinet de La Haye a compris les devoirs de la neutralité et de mettre en balance, dans les résolutions que doit nous inspirer l’intérêt français, la reconnaissance de la charité hollandaise et celle des essentiels services que l’admirable Belgique a rendus, non pas à nous, seulement, mais au monde entier.

Les constatations que j’ai faites au cours de cette trop brève étude, et aussi sans doute ces dernières réflexions, justifieront, j’espère, aux yeux du lecteur, ma conclusion qu’il convient de profiter de l’occasion qui se présente en ce moment pour la France, insuffisamment avertie l’an dernier, de revenir sur les erreurs qu’elle a laissé commettre à l’égard de la Belgique au sein de la Conférence de la paix, ci d’appuyer désormais avec toute son énergie les justes revendications où se confondent les intérêts des deux nations sœurs.


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. Le Leck et le Waal sont deux des branches hollandaises, du delta du Rhin.
  2. Cette hypothèse n’est pas formulée en l’air. Déjà certaines publications de militaires allemands expriment le regret que l’invasion de la Belgique, en 1914, n’ait pas emprunté les voies hollandaises au Nord de Visé et de Maëstricht, et affirment que cette faute ne sera plus commise dans la guerre future. Je reviendrai là-dessus tout à l’heure.
  3. J’en abrège le libellé sans en altérer aucunement le sens. On remarquera d’ailleurs qu’il suffisait de dire, dans le document qui nous occupe : le Thalweg de l’Escaut, depuis la frontière hollando-belge (Doïl-Santoliet) jusqu’à la mer sera la frontière des deux États.
  4. Ce canal, fort important (ainsi que la voie ferrée qui le longe) au point de vue économique, débouche dans l’Escaut au-dessous de la frontière hollando-belge. Il est donc, pour une partie, — 14 kilomètres, — sur le territoire hollandais, servitude fort gênante.
  5. L’exposé de la délégation belge à la commission des XIV fait connaître, par exemple, que pour atteindre l’hinterland meusien d’Anvers, les chalands de ce port doivent emprunter le dernier tronçon du canal hollandais de Bois-le-Duc à Maëstricht et le canal (Meuse canalisée) de Maëstricht à Liège. Ce voyage par l’enclave hollandaise — la banlieue Ouest de Maëstricht est hollandaise, en effet, ce qui complique beaucoup les choses — se hérisse de toute sorte de difficultés. Il faut douze jours pour un bateau isolé, qui veut parcourir un trajet de 155 kilomètres. À la fin de mai 1920, 110 bateaux belges étaient arrêtés à la douane néerlandaise et huit jours étaient nécessaires pour franchir l’enclave de Maëstricht. Sans parler de la longueur des formalités douanières, il faut noter les difficultés et retards provenant des écluses, tunnels, croisements laborieux, halages primitifs, etc.
  6. Cette intransigeance s’applique d’ailleurs aussi au règlement particulier de la question des eaux du Wielingen, dont je parlerai plus loin.
  7. N’oublions pas que, dès novembre et décembre 1918, un vif mouvement séparatiste s’était produit dans le Hanovre, dont fait partie justement le Bourttanger moor, c’est-à-dire la bande de terrain marécageux, stérile et peu habitée qui longe la rire gauche de l’Ems.
  8. A lire, sur ce sujet, l’intéressante étude de M. René Pinon dans la Revue hebdomadaire du 22 mai 1920 : « L’Avenir économique de la Pologne. » Commentant le livre de M. J. Meynard Keynes, — l’avocat anglais de l’Allemagne, — M. R. Pinon cite un passage de cet ouvrage où l’auteur parle des relations de la Pologne « catholique » avec la France, comme il le ferait de celles de la Belgique, catholique aussi, avec cette France dont la politique lui inspire les plus grandes méfiances.
  9. A la fin de mai, un grand journal de Gand s’exprimait ainsi : « Au dire des princes de la finance anglaise et des dirigeants de l’Empire britannique, l’existence de cet empire dépend de ses approvisionnements d’huile, indispensables aux navires, aux automobiles, aux avions. Or, la Grande-Bretagne ne dispose par elle-même que de 2 pour 100 de la production mondiale. Il est vrai que la Mésopotamie est très riche en sources de pétrole ; mais ces sources ne seront mises en pleine valeur que dans cinq ou dix ans. D’ici là, l’Empire risque de souffrir d’une disette d’huile combustible, s’il ne se concilie pas les dispensateurs de ce précieux produit, soit la « Standard Oil company » américaine, soit la « Royal dutch » hollandaise. »
    Mais il convient d’ajouter, — et ceci vient à l’appui de ce que je disais plus haut, — que ta « Standard Oil » tend de plus en plus à ne servir que ses clients purement américains, dont les besoins grandissent tous les jours.
  10. G. Detry, Temps du 27 mai.
  11. Rivalité ancienne, qui remonte au moins au XVe et au XVIe siècle. Dès la fin de celui-ci, le gouvernement des Pays-Bas autrichiens, — amputés des sept provinces hollandaises, — voulait creuser un canal Escaut-Rhin, que l’on entreprit, en effet, en 1626, mais que les Hollandais ruinèrent par la force des armes, pour qu’Anvers ne nuisit pas à Rotterdam. Le traité de Westphalie, — encore un traité « protestant, » mais dont la France d’alors tirait avantage contre la maison d’Autriche. — leur donna raison et même leur attribua momentanément les deux rives de l’Escaut en aval d’Anvers, tout comme le traité de 1839. Éternel jeu de balance des intérêts et des événements !…