éditions Mermod (p. 65-87).


VI


Et ce fut quelques jours plus tard…

Les premiers arrivés au café avaient été des marchands de bétail, deux ou trois de ces marchands à longues blouses violettes, qui avaient commandé des bouteilles de vin bouché ; après quoi, le plus grand des trois, celui qui avait une moustache noire, ayant repoussé sur sa nuque son chapeau de feutre à bords plats :

— J’aime ça !

Il met ses bras devant lui sur la table : c’était sur la terrasse, c’étaient ces tables peintes en vert ; lui, il va en avant carrément dessus de ses deux bras dans leurs manches larges, tandis que le poignet au contraire serrait étroitement la peau avec sa broderie en fil blanc :

— J’aime que qui vous l’apporte soit de la même qualité que ce qu’on vous apporte, et le servant que le servi.

Trois heures de l’après-midi. Il avait plu le matin. Une petite humidité montait encore avec une légère vapeur entre les pieds des tables dont le bas était tout éclaboussé d’une terre fine qui séchait et devenait blanche en séchant.

— J’aime ça, parce que c’est rare.

Un petit à figure jaune, qui était assis en face du grand qui parlait, hochait la tête pour approuver, tenant les mains sur le corbin de sa canne ; le troisième des trois hommes regardait par-dessus le mur du côté du lac.

— Et c’est rare, extrêmement rare… Comment est-ce qu’il a fait, ce Milliquet, comment est-ce qu’il s’y est pris ?… Il faudrait le lui demander, où est-il ? On ne l’aurait pas cru si malin tout de même…

Trois marchands qui faisaient une tournée dans une voiture légère en pitchpin, attelée d’un petit cheval aux jambes fines qu’ils avaient attaché par la bride devant le café ; et le grand de nouveau :

— Où est-il, ce Milliquet ?

Il tapa sur la table avec le manche de son fouet qu’il a tiré à lui assez difficilement d’entre ses jambes et de dessous sa blouse.

Ce fut la nouvelle servante qui vint (elle était arrivée la veille).

Ce ne fut pas celle qu’il attendait, ce ne fut pas Milliquet non plus ; c’est la nouvelle servante qui est venue, et elle fait son métier qui est de venir quand on l’appelle ; mais le grand :

— Tu es trop petite…

Elle ne semblait pas en effet avoir beaucoup plus de quinze ou seize ans. Elle se prenait les pieds dans son tablier trop long.

— Qu’est-ce que tu fais par ici, toi ? Tu n’as pas été à l’école aujourd’hui ?… Écoute, lui disait l’homme, si tu nous amènes le patron, tu auras cinquante centimes…

Milliquet était dans la cuisine ; il était justement en train de dire à Juliette : « Il ne te faut pourtant pas décourager la clientèle… Tu sais bien que je ne fais pas ce que je veux ici… » quand la petite servante est reparue :

— Monsieur, on vous demande.

Milliquet va sur la terrasse.

— Mes félicitations, disait le grand à la moustache noire, mes félicitations, Milliquet. C’est ce que j’appelle un service soigné.

Il y avait devant lui la bouteille, qui était une bordelaise avec une capsule et une belle étiquette en couleurs représentant un château à tours rondes, avec l’écusson vert et blanc, le nom du vin, la date de l’année.

— Oh ! oui, a dit Milliquet, il a particulièrement convenu à la bouteille, ce vin-là…

Il se tenait debout dans le haut de la table, les bras pendants, la tête de travers, mais on pouvait voir qu’il était flatté :

— Le malheur seulement est qu’il ne m’en reste plus beaucoup.

— Tu en auras bien encore une.

Milliquet se mit à sourire, de son sourire difficile qui découvrait ses dents gâtées :

— Oh ! a-t-il dit, pour vous…

— Seulement, a dit le grand, à bon vin, belle fille. D’où l’as-tu, dis, vieux malin ? Et nous qu’on est des clients sérieux voilà que tu nous envoies une gamine, ou si c’est que tu veux garder l’autre pour toi tout seul ?… Qui est-ce ? et d’où l’as-tu ? Tu vas nous le dire, ou quoi ?

Parce que Milliquet avait pris un air sévère, et n’a pas répondu tout de suite et même ne paraissait pas vouloir répondre (c’est qu’on a sa dignité) : — puis, comme il s’agissait, en effet, de bons clients, et qu’il ne fallait pas les trop mécontenter :

— C’est ma nièce…

— Ta nièce ?

— Oui, la fille de mon frère.

Il parlait froidement et avec une espèce de supériorité, comme quelqu’un qui sait le prix de ce qu’il a ; puis il s’est mis pourtant à raconter l’histoire (continuant d’être flatté quand même à l’idée qu’il avait encore toute cette histoire à raconter et qu’il allait avoir cet autre bénéfice de s’être conduit en bon frère).

— Ah ! disait le grand noir, et puis peut-être qu’elle est riche ; veinard ! Elle vient d’Amérique, tu dis, le pays des dollars ! Ah ! veinard de veinard…

Mais Milliquet secouait la tête ; c’était là une autre question.

Un samedi après-midi, vers les trois heures, sur la terrasse, avant que le monde qui ne vient que plus tard soit là ; et, au-dessus de la tête de Milliquet, à une branche plus grosse que la cuisse, pendait tout juste une des premières feuilles pas encore bien dépliée, faisant penser à une patte de canard.

À ce moment, l’homme à la moustache noire leva le poing :

— Ça ne fait rien. Ta nièce ou pas, c’est elle qu’on veut…

Son poing s’est abattu sur la table :

— Et pourquoi pas ? Pourquoi pas, après tout ? Une autre bouteille et ta nièce, sans quoi on file… Combien est-ce qu’on te doit ?…

Il a fait le geste d’aller prendre son porte-monnaie dans sa poche.

Elle a bien été forcée de venir. Elle était donc venue (ou revenue). Et voilà que sur la terrasse (Milliquet n’y était plus) :

— Mademoiselle, on a encore une place dans la voiture ; elle est pour vous…

Le Savoyard justement passait devant la terrasse, il y passait pour la seconde fois ; il s’arrête, il regarde par-dessus le mur, il a écouté, il s’en va.

— Il y a quatre places dans la voiture, on n’est que trois, on vous emmène.

C’était le grand.

— On aurait une belle chambre pour vous, une chambre au midi avec deux fenêtres… Deux fenêtres et une armoire à glace… En attendant, à votre santé.

Il buvait verre sur verre :

— Vous ne trinquez pas avec nous, Mademoiselle… Non ?…

Mais alors il a commencé à ne plus bien trouver ses mots, comme quand on est gêné ; les autres ne disaient plus rien ; on les entend qui se lèvent.

Le grand suit, on entend encore :

— Tant pis, ce sera pour une autre fois.

Et, pendant que les petits sabots du cheval pressé de partir grinçaient sur le pavé, elle, elle court à Milliquet, elle lui a tendu les pièces et une coupure :

— À présent, êtes-vous content ?

Elle a dit encore :

— C’est bien le compte ?

Puis, courant toujours, elle est montée dans sa chambre ; — et c’est un moment après que le Savoyard était arrivé.

Les choses ont été ainsi qu’à peine les marchands de bétail avaient-ils disparu au tournant de la rue, le Savoyard, lui, est paru ou reparu ; et c’est qu’on tourne autour de la beauté. C’est sur la terre, et on n’a pas assez de voir sur la terre. On y est gourmand, on y a faim. Le Savoyard est reparu ; il avait été s’installer sur la terrasse, il avait commandé un demi-litre. Il but son demi-litre ; ensuite il avait été acheter des cigarettes à la boutique, il revint avec le paquet qu’il pose devant lui sur la table, et n’avait ainsi qu’à puiser dedans, allumant sa nouvelle cigarette à celle qu’il avait à la bouche.

Cette fois-ci, il ne buvait pas, et Milliquet soucieux de ses intérêts avait commencé, sans en avoir l’air, à tourner autour de lui, quand le Savoyard l’appelle, disant :

— J’ai soif. Où est votre nièce ?… Oui, votre nièce… Mademoiselle Juliette. Envoyez-la moi pour la commande…

Milliquet lui avait tourné le dos.

Où la beauté pourrait-elle trouver place parmi les hommes, comment trouverait-elle place parmi eux ? — il avait mis ses habits du dimanche, il avait une casquette à carreaux, il avait un col, une cravate, un veston, un gilet, une ceinture rouge (du même rouge que sa cravate) ; il voit passer la petite servante, il l’appelle.

Il a sorti de l’argent de sa poche de gilet, et plein sa main de pièces qu’il lui montre :

— Allez me la chercher ; ça, c’est pour vous si elle vient…

— Si vous croyez qu’elle va venir comme ça.

Elle s’amusait.

— Cachez seulement votre argent, disait-elle, parce que je ne pense pas qu’elle redescende… En tout cas, si elle voulait, il n’y aurait pas besoin d’argent pour la faire venir ; et si elle ne veut pas…

Le Savoyard était parti, puis était reparu vers les sept ou huit heures.

Des lampes électriques étaient fixées à des lattes entre les branches des platanes. Par les beaux soirs d’été, quand l’air est doux, la clientèle se tenait volontiers sur la terrasse, et Milliquet n’avait alors qu’à tourner le commutateur (avec le seul désagrément des moucherons, des papillons de nuit, et des phalènes, sans compter les moustiques, mais ce n’est guère que plus tard dans la saison qu’ils deviennent gênants). Il y avait, ce soir-là, beaucoup de monde sur la terrasse : Alexis le dragon entre autres et quelques-uns de ses amis ; on y était comme dans une boîte aux parois de verre, un verre d’un bleu sombre, on y était comme derrière des panneaux de verre à travers lesquels le lac et le ciel éclairaient doucement.

Tout à coup, il a semblé que les parois de la boîte faisaient explosion avec une grande lueur. Au lieu des parois de verre bleu, c’étaient des panneaux de nuit pas transparents qui étaient retombés autour de vous, cachant le lac, le ciel et la montagne, comme si on était maintenant à l’intérieur d’une maison. Les lampes électriques venaient de s’allumer. On a été comme dans une chambre sous les lampes, ne sachant plus ce qui se passait au dehors, sauf quand une petite vague venait avec une espèce de soupir : han ! comme quand on fend un tronc ou comme quand l’ouvrier boulanger fait son pain ; comme quand on abat la hache sur le coin de fer, ou on lève des deux bras au-dessus de sa tête la boule de pâte.

Rien que le lac par moment, à part quoi le monde extérieur était tout entier disparu. Celui d’ici alors prenait toute l’importance.

Ce petit monde carré avec les tables, trois murs de nuit ; et à cause du changement d’échelle, il semble avoir énormément grandi : trois murs et ces cinq ou six tables, et ceux qui se tenaient assis autour des tables, Milliquet allant et venant, Marguerite la petite servante allant et venant, puis on voit Milliquet qui lui parle.

On voyait les couleurs ; on voyait bien les mains, les épaules, le dessus des têtes avec des chapeaux de feutre, des chapeaux de paille, des casquettes ; il y avait là douze ou quinze personnes ; on voyait que le Savoyard n’était pas là, puis que le Savoyard est revenu.

C’était un peu après que le patron avait parlé à Marguerite, et maintenant elle non plus n’était pas là, de sorte que Milliquet avait beaucoup à faire, passant continuellement de la salle à boire à la terrasse. Marguerite avait vite grimpé ces deux étages (pendant qu’on a entendu la porte de Mme Milliquet s’ouvrir et rester ouverte)…

Elle avait heurté.

— Le patron vous fait dire de descendre.

— Non.

— Et il y a aussi le Savoyard qui a demandé après vous. Je lui ai dit que vous ne vouliez pas venir…

La petite Marguerite avait heurté, elle avait dit tout bas : « Mademoiselle, c’est moi », elle était entrée. On voyait que la grande valise de cuir avait été ouverte et, plus loin, derrière les croisées, que les contrevents de bois plein étaient fermés. La petite Marguerite était d’abord restée debout sur le pas de la porte dans sa robe noire à pois blancs ; tout à coup :

— Oh ! Mademoiselle…

Elle reprend :

— C’est qu’ils sont toute une bande en bas qui vous attendent…

Elle montrait les contrevents derrière lesquels c’était, en effet, comme quand on frappe des cailloux l’un contre l’autre, et c’était comme un bruit de vent. On entendait un gros rire, on entendait qu’on appelait Milliquet, on entendait donner un coup de poing sur la table.

— J’ai peur, continuait-elle, que le patron ne monte, parce qu’il a dit que, si vous ne veniez pas, il monterait…

Puis elle a de nouveau tout oublié :

— Oh ! comme c’est beau ! Qu’est-ce que c’est ?

Montrant les choses qui avaient été tirées de la valise, et éparses autour de la valise sur le lit :

— C’est des choses de chez vous ?…

Mais on l’appelait dans l’escalier. Et vite :

— Je remonterai, Mademoiselle… Je viendrai vous dire ce qui se passe…

Elle redescendait déjà quatre à quatre et la porte de Mme Milliquet se refermait.

Cependant, là en bas, sur la terrasse, ils regardent tous vers ce second étage. Ils regardaient de la terrasse et par les vides que laissaient entre elles les branches des platanes, ces deux fenêtres qui se touchaient dans le milieu de l’angle, sous le faîte même du toit. On regardait là-haut, parce qu’on savait qu’elle était là (quelques-uns du moins qui savaient), mais on voyait que les contrevents étaient tirés. Marguerite venait de redescendre. Et Milliquet allait l’aborder quand il a été appelé lui-même par sa femme, comme Marguerite entend encore et Marguerite entend ensuite le bruit d’une discussion dans l’escalier ; mais là-haut toujours rien ne bouge, tandis que Marguerite était venue sur la terrasse où elle voit le Savoyard dans un coin tourner vers elle ses yeux brillants sous la visière de sa casquette. Le Savoyard lui fait signe qu’il n’a rien à boire, puis s’accoude sans rien dire et met ses mains sous son menton. Il devait être dix heures.

Elle lui avait dit : « Que prenez-vous ? » il n’avait rien répondu.

Elle lui apporte au hasard trois décis de petit vieux, n’ayant pas eu le temps d’attendre qu’il fût d’humeur à se décider, les pose avec un verre devant lui ; et elle rentrait en courant quand elle est attrapée par le bras ; c’était Milliquet, la figure défaite (pendant qu’une porte bat au premier).

— Dépêchez-vous d’aller servir, et puis écoutez-moi bien : si, cette fois, elle ne descend pas, vous lui direz que je monte… Si elle n’est pas là dans cinq minutes. Et que ça ne se passera pas cette fois-ci comme les autres.

Il l’avait tirée dans un coin et lui parlait de tout près en levant le doigt :

— Elle aura beau s’enfermer à clé ; j’enfonce la porte. Je lui fais honte devant le monde.

Marguerite était remontée en courant.

De nouveau, elle fait dans le panneau de la porte, avec les ongles, un tout petit bruit de souris ; elle disait : « Mademoiselle, on peut entrer ? » La clé tourne dans la serrure.

— Mademoiselle, Mademoiselle, il va venir ! Il m’a dit qu’il vous donnait cinq minutes…

Elle s’est tue. Juliette lui tournait le dos.

— Mademoiselle, Mademoiselle, croyez-moi, vous feriez mieux de vous coucher, je lui dirais que vous êtes malade ; peut-être qu’il n’oserait pas…

Mais elle se tait de nouveau.

Et :

— Oh ! comme c’est beau ! c’est à vous ? Et ça vient de votre pays ? Qu’est-ce que c’est ? c’est un peigne ? Et ces petites boules rouges, c’est du corail ? En quoi est-ce que c’est, ce peigne ? Ah ! du cuivre doré…

Elle avançait la main, puis la ramenait chaque fois contre elle ; ensuite on la voit qui est là les mains croisées sur son tablier trop long, les yeux qui brillent, l’air d’une toute petite fille et d’une vieille femme à la fois, dans l’espèce de grand silence qui s’est fait ; — Juliette continuant à lui tourner le dos, Juliette debout pendant ce temps devant son miroir :

— Oh ! les drôles de boucles d’oreilles, est-ce que vous allez les mettre ?… Oh ! mettez-les.

Et il n’y avait dans la chambre qu’un mauvais petit miroir à cadre de métal peint en faux-bois ; il n’y avait d’autre lumière que celle qui était au plafond ; le miroir se trouvait entre les deux fenêtres ; elle devait se pencher par-dessus la table de toilette et devait approcher son visage tout contre la glace ; n’importe, elle allait quand même, elle allait avec ses doigts sur ses lèvres, elle allait avec une houppe sur ses joues :

— Chez nous, on se fait belle le soir. Vous viendrez voir comment les femmes chez nous sont habillées. Dans un moment…

Et allait de nouveau, tournant le dos à Marguerite ; puis voilà qu’à ce même instant la musique de l’accordéon s’est fait entendre.

Le grand bruit avait beau durer sur la terrasse, les petites notes claires le perçaient de partout. On les avait entendu naître dans le lointain, elles se rapprochent rapidement ; elle, elle s’était arrêtée dans le mouvement de ses mains :

— C’est lui ! c’est lui ! Ah ! je pensais bien qu’il viendrait. Je ne sais pas ce qui me le faisait croire, mais j’en étais sûre…

Et elle repart, elle prend la houppe, elle se la passe sur sa figure ; elle dit à Marguerite : « À présent, donnez-moi le peigne, » pendant qu’elle levait les bras, oh ! c’est qu’elle est toute changée et on ne la reconnaît pas ; — nouant sur sa nuque ses cheveux tombés :

— Vous m’apporterez le châle, le grand châle à fleurs…

— Oh ! Mademoiselle est-ce que vous voulez descendre ?

— Bien sûr, puisqu’il y a la musique.

— Et votre oncle ?

Juliette éclate de rire.

Et maintenant l’accordéon était juste sous les fenêtres :

— Parce que je savais bien, disait Juliette, qu’il viendrait, alors il faut que je me dépêche ; vite Marguerite, s’il vous plaît, le peigne… Et puis le châle, comme dans mon pays…

Et alors, sur la terrasse, les voix se taisent l’une après l’autre ; tout s’était tu, le vent s’est tu, même les vagues qui se taisent ; il n’y a plus eu que le bel air de danse qui s’est mis à tourner tout seul. Il s’est suspendu un instant, alors on n’a plus respiré ; puis de nouveau, ces grands accords ont éclaté l’un par dessus l’autre…

Mais, à ce moment, une table tombe ; une voix :

— Arrêtez-le ! arrêtez-le !… Il devient fou…

Et tout à coup l’accordéon, lui aussi, s’était tu.

Il avait dit à ses camarades de chantier :

— Je ne travaille pas aujourd’hui… Avertissez le patron de ma part qu’il ne lui faut pas compter sur moi.

Ses camarades étaient partis comme chaque matin pour la gravière, lui avait été se laver à la fontaine, il s’était rasé ; puis avait été prendre dans le placard ses habits du dimanche, une chemise propre, un col, une cravate. C’était dans une maison près de la gare où ses camarades et lui logeaient ; là, il s’habille tranquillement. Il avait un complet tout neuf, un veston pincé à la taille ; il avait cherché aussi à se faire une raie, mais il avait les cheveux trop frisés et emmêlés, alors il a enfoncé sa casquette dessus et, faisant venir la visière en avant, il les a fait venir en avant sur son front où ils dépassaient la visière.

Il fumait des cigarettes. Il a ouvert la fenêtre. Il a demandé par la fenêtre à la femme chez qui il prenait pension s’il ne pourrait pas manger la soupe un peu plus tôt que d’ordinaire. Il avait mangé la soupe, il était sorti sitôt après. Il avait traversé la grande route. Il avait été se coucher sous un arbre non loin de la grande route où passaient toujours les automobiles, roulant avec leurs capots qui jetaient des feux et leurs brise-bise qui vous tiraient dessus comme quand la flamme sort du canon d’une carabine. Elles aboyaient, elles toussaient, elles hurlaient longuement comme quand un chien de garde s’ennuie. Elles roulaient sur la route grasse sans faire aucune poussière, toussaient, sifflaient, aboyaient, se croisant ou bien se doublant, disparues derrière une haie, reparues : dix, quinze vingt, — parce qu’il avait pris sa montre, s’amusant à les compter. Il cracha entre ses genoux. Puis il se lève et, ayant suivi la route, il a rejoint la Bourdonnette non loin du grand viaduc de pierre sur lequel passent les trains et il s’est mis à la descendre, ce qui l’a amené près de la gravière où ses camarades venaient de se mettre au travail. Il les regardait travailler d’en bas en leur faisant des signes, dans ses beaux habits du dimanche, tandis qu’eux là-haut, sur leurs marches d’escalier, derrière les cribles, étaient nus jusqu’à la ceinture ou avaient des maillots sans manches : c’est une grande différence. Salut, là-haut ! On le voyait. Où est-ce qu’il va comme ça, ce Ravinet ? « Oh ! disait-on, il est un peu fou. Et il y a des jours où il vaut mieux ne pas trop avoir l’air de s’occuper de lui, sinon ça pourrait mal tourner, » alors ils ont levé là-haut les bras, ou recommencent à enfoncer la lame de la pelle au ras du sol sous l’amas des petits cailloux et du sable, pendant que Ravinet est reparti et il descendait donc la Bourdonnette, où il voit sous les vernes Bolomey le pêcheur de truites avec ses bottes de caoutchouc. Bolomey, lui, remontait la Bourdonnette. Les deux hommes sont passés non loin l’un de l’autre sans rien se dire. On arrivait ensuite à l’endroit où les berges se rapprochent et là, le volume de l’eau se resserrant, elle devient plus profonde et tombe de petit étage en petit étage par des cascades que les truites remontent d’un coup de queue ; c’est pourquoi Bolomey pêchait de préférence en amont, avec ses hautes bottes de caoutchouc et son panier plat, suspendu dans son dos à une courroie ; — mais, moi, je me fous de la pêche ; ils m’embêtent, ces pêcheurs. Il fumait des cigarettes, les mains dans les poches. L’eau faisait un bruit de tambour tout en cédant à son mouvement en avant. Et puis, un peu plus loin, elle devient toute tranquille et lisse, tandis qu’elle s’élargit : c’est là que les roseaux commencent, et il y a des petites îles de gravier dans le milieu de son lit qui s’envase. Là, Ravinet a tourné à droite.

Justement Perrin le charpentier venait d’arriver devant chez Rouge avec un chargement de poutres. Ravinet s’approche en ralentissant de plus en plus le pas comme s’il se méfiait. Il voit que c’est cette nouvelle construction, cette rallonge que Rouge a faite à sa bâtisse : « Ah ! il bâtit, se disait-il ; pourquoi est-ce qu’il bâtit, celui-là ? » Et « celui-là » c’était Rouge qu’on voyait qui était en train de mesurer avec un mètre de poche les pièces de bois déjà déchargées, tout en consultant un carnet ; il n’a pas vu le Savoyard ; c’est seulement le bruit des pas sur les galets qui lui fait lever la tête. L’autre s’était arrêté, la cigarette au coin de la bouche.

Il a dit :

— Alors vous bâtissez ?

— Ça se voit, il me semble, dit Rouge.

— C’est pour vous ?

Le Savoyard s’est mis à ricaner drôlement, pendant que Rouge, dans sa surprise, ne trouve d’abord rien à dire ; puis :

— Dites donc, vous ! ça vous regarde ?… Si vous vous mêliez de vos affaires…

Seulement voilà que Ravinet, ayant craché de nouveau, s’en allait et il ne se montrait déjà plus que de dos ; — c’est alors qu’ayant continué à longer la rive il était arrivé devant chez Milliquet comme par hasard, puis a voulu entrer, puis a vu par dessus le mur de la terrasse les trois marchands de bétail.

Il avait été faire un tour dans le village, il était revenu un moment plus tard.

De nouveau, il n’est pas entré. Et où la beauté pourrait-elle trouver place parmi nous quand elle est ainsi poursuivie ? parce qu’il était entré enfin, on se le rappelle, il avait été s’installer sur la terrasse, il avait commandé un demi-litre que Milliquet lui apporta.

Il but son demi-litre.

Il a été acheter des cigarettes à la boutique, il revint avec son paquet qu’il pose debout sur la table devant lui ; et puis il avait dit à Milliquet :

— Où est votre nièce ?

Milliquet lui tourne le dos, lui : « Ah ! c’est comme ça ! »

Et à la petite servante : « Allez me la chercher ! » mais la petite servante a ri. « Ah ! c’est comme ça !… » Il avait été boire dans le café qui est près de la station du chemin de fer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On entendait des voix sous la fenêtre :

— Moi, je voyais bien qu’il avait ouvert son couteau ; il y avait un moment déjà que je le guettais… Mais qu’est-ce qu’il fallait faire ?

— Bien sûr.

— On ne pouvait pas savoir, on peut toujours avoir quelque chose à couper, par exemple un ongle trop long, une verrue, un lacet de soulier…

— Bien sûr.

— D’ailleurs remarque bien que ce n’est pas tellement à l’homme qu’à l’instrument qu’il en voulait. L’homme, le Savoyard ne l’a pas touché…

— Oh ! ça…

— Non, je te dis, il ne l’a pas touché.

— Parce qu’on ne l’a pas laissé faire. Heureusement qu’Alexis était là…

Elle écoute là-haut, dans sa chambre. Plus rien. Il y avait seulement ces voix sur la terrasse.

Elle écoute de nouveau ; il y avait aussi, à l’intérieur de la maison, cette autre voix, toujours la même, et monotone, sans accent, continuelle, intarissable, comme quand on a tourné un robinet :

— Eh bien, à présent, tu es content, ah ! tu as bien réussi, ah ! tu peux te féliciter. Imbécile ! tu as ce que tu cherchais, voilà qu’on s’assassine chez toi, ça va te faire une bonne réputation… Ah ! tu avais bien de quoi faire le fier quand tu me disais : « Cent francs aujourd’hui, » et puis tu me disais : « Cent-vingt francs. » Ah ! imbécile, parce que demain ce sera zéro franc et après-demain zéro franc, si ça continue comme ça et si tout continue à venir en bas par ici ; ah ! tu te trouves bien d’avoir fait à ta tête, tu es content… Cette traînée, cette fille des rues, cette on ne sait pas quoi, cette on n’ose pas dire…

Et on devait fuir devant la voix, dans l’escalier, mais la voix suivait à mesure.

Derrière la fenêtre, elle écoute toujours.

— … Oh ! il n’y a rien à craindre, disait-on sur la terrasse, le grand Alexis le surveille. Ils sont trois ou quatre qui ont l’œil sur lui. Il ne bougera plus. Et puis il a reçu son compte.

Une porte à ce moment, s’est fermée, la voix de Mme Milliquet s’est tue ; Juliette voit que personne ne s’occupe d’elle. La petite Marguerite était descendue dès le commencement de la scène, la laissant seule ; on ne la verra pas sortir. Et puis tant pis si on l’arrête ; elle se débattra, elle passera quand même. Et, en effet, elle a passé. D’ailleurs elle n’a pas été arrêtée. Elle se glisse le long de la ruelle, comme l’autre fois ; elle a passé par-dessus la terrasse. Et lui, en la voyant entrer, n’a fait de nouveau que lever la tête, étant assis devant l’établi, son instrument sur les genoux.

On voyait que le coup de couteau avait été donné en travers du soufflet, de sorte que la fente allait de pli en pli ; lui, délicatement, comme le chirurgien, allait avec ses doigts le long de la partie blessée dont il rapprochait les deux bords.

Il a secoué la tête. Est-ce qu’il l’avait seulement vue entrer ?

Puis il semble bien que oui, quand même, parce qu’il disait :

— Il n’y a point de place pour moi ici…

Aussitôt il a repris :

— Pour vous non plus…

Elle voulait dire quelque chose. Elle s’est avancée vers lui, mais il lui a fait signe de se taire, comme quand il y a quelqu’un de bien malade dans la chambre et que le médecin défend de parler.

« Alors, disait Rouge, moi, ce soir-là (il faudrait dire plutôt cette nuit-là, car il devait être minuit passé), j’étais couché depuis longtemps, quand j’entends des pas. J’ai pensé d’abord à des amoureux, parce qu’ils ne se gênent pas trop avec moi quand il leur arrive d’avoir pris du retard dans leurs promenades à deux en forêt. Je n’avais pas été chez Milliquet, parce que Perrin avait apporté la charpente et, comme on était au mois de juin, on avait pu travailler jusqu’à plus de dix heures, Décosterd et moi, à la poser ; puis il nous avait fallu boucher avec des planches l’ouverture qu’on avait percée dans le mur de la cuisine… On avait travaillé jusqu’aux environs de onze heures, et puis où est-ce que j’en étais ? ah ! oui, je m’étais endormi. Et j’ai bien entendu qu’il y avait là deux personnes, ce qui faisait un pas et puis un pas, une espèce de pas et une autre espèce de pas, puis on heurte ; et, moi, je dis : « Qui est-ce ? » mais on ne répond pas tout de suite. J’ai le temps de me lever, d’enfiler mon pantalon, de passer dans la cuisine, parce qu’on ne peut entrer dans la maison que par la cuisine et c’est comme j’arrivais dans la cuisine que j’entends derrière la porte :

— C’est vous, M. Rouge ?

— Bien sûr que c’est moi.

— Oh ! M. Rouge, est-ce que vous pourriez ouvrir ?

Il m’avait semblé reconnaitre la voix ; et alors qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? j’ai ouvert. C’était Maurice Busset. Il faisait de la lune et je vois que c’est Maurice Busset, le jeune Maurice Busset, vous savez, le fils du syndic, et je vois qu’il tient à la main une grosse valise de cuir, tandis qu’il y avait derrière lui une personne qui faisait comme si elle essayait de se cacher. Mais, elle, est-ce qu’elle peut se cacher ? Et puis il y avait son châle qui brillait, un châle de soie, vous comprenez, et il lui brillait sur l’épaule ; oh ! il n’y aurait pas eu besoin de la lune avec elle !… Je lui dis : « Qu’est-ce que vous faites là ?… » « Oh ! Monsieur Rouge, me dit Maurice, est-ce qu’on ne pourrait pas entrer ? je vous expliquerais… » Je dis : « Attendez, » j’allume la lampe, ils entrent. Je dis encore : « Attendez, » je vais fermer la porte à clé. Et alors le petit Maurice m’a mis au courant. Il m’a demandé si elle ne pourrait pas passer la nuit chez moi et loger chez moi quelques jours ; et qu’est-ce qu’il fallait que je fasse ? J’ai dit : « Bien sûr, seulement regardez… C’est dommage, Mademoiselle, vous arrivez deux ou trois jours trop tôt… » Il y avait un tas de débris de plâtre dans le coin de la cuisine et le trou qu’on avait percé dans le mur était mal bouché. « Dommage ! » Elle, elle ne disait toujours rien. C’est seulement quelques jours après que j’ai connu les détails de l’histoire, l’histoire du Savoyard, l’histoire de l’accordéon ; ce qui lui était arrivé, à elle… Et vous comprenez bien : elle avait eu peur pour le bossu… Et c’est pendant qu’elle avait été chez le bossu. Et c’est la mère Milliquet. Elle, elle m’a dit depuis qu’elle avait bien entendu sonner onze heures (et elle savait que c’était l’heure de police), mais, quand elle est arrivée, elle n’a plus trouvé que sa valise. La mère Milliquet l’avait posée devant la porte, avec toutes ses affaires dedans. Elle, elle a eu beau faire le tour de la maison : personne, toutes les lumières étaient éteintes. Et elle n’a pas appelé, vous pensez bien… Elle m’a dit qu’elle avait tout de suite pensé à moi ; le seul empêchement était cette valise, parce qu’elle était lourde. C’est alors que Maurice Busset s’est présenté. Et comment il était là, c’est une autre question, mais enfin il était là… Et la suite, vous la savez… Et qu’est-ce qu’il fallait que je fasse ? Je lui ai dit : « Vous n’avez qu’à rester ici. Ne vous inquiétez de rien, vous êtes chez vous. Du moment qu’ils vous ont chassée… » Ah ! j’ai oublié de vous dire que j’avais heureusement deux matelas. Je n’ai eu qu’à aller m’étendre sur le moins bon des deux dans la cuisine… »