La Beauté des machines, à propos du Salon de l’automobile
Cet automne, une féerie nouvelle a paru sur les bords de la Seine. Un joyau radieux a été posé sur le voile noir des nuits parisiennes et il brillait d’un tel éclat que, si l’on se fût trouvé dans une autre saison, les plantes trompées eussent poussé plus vite et les oiseaux chanté le retour du soleil. Les foules, qui ont des instincts de papillon, se jetaient vers cette lumière, avec une densité de criquets en migration. A l’heure où le jour vient de s’éteindre, on regardait se lever, vers l’ouest, cette aurore d’artifice et on avait le vague sentiment d’un mystère nouveau près de s’accomplir. De loin, dans le brouillard, il semblait que le rayon tombé du haut de la tour Eiffel, elle-même invisible, fécondât les Champs-Elysées, comme une semence de lumière et y fît jaillir, peu à peu, toute une cité de feu. Il y a, dans les contes de fées, des histoires de jeunes filles tiraillées entre des puissances perverses et bénévoles, qui, vilaines à faire peur tout le jour, deviennent la nuit des beautés, parées de gemmes éblouissantes. C’est justement l’histoire de notre Paris moderne et de ses architectures. Pendant le jour, le Grand Palais et ses groupes de statues désespérées, le pont Alexandre et ses superfluités ornementales ne gagnent rien assurément aux poteaux sans noblesse et aux pylônes sans dignité qui annoncent par leur aspect lamentable de figurans de théâtre, chargés de bijoux faux, chacune de nos réjouissances publiques. Et la porte d’or des Invalides ne semble plus, sous le soleil, que l’insigne éclatant et trop neuf de quelque ordre étranger destiné à éblouir les soirées officielles. Mais quand venait la nuit, ces profils oiseux ou irritans fondaient dans un embrasement d’apothéose. On ne distinguait plus ni pont, ni groupes de bronze, ni statues : seulement une courbe colossale et des larves de tout cela, frôlées par la bleuâtre caresse des projecteurs, s’agitant dans l’ombre et tirant de leur mystère quelque grandeur. Tout prenait une autre figure. Les lions enguirlandés du pont Alexandre sortaient de l’ombre presque comme en sortent les fauves, et les chevaux stylites qu’un sort malchanceux a juchés sur le haut des pylônes, avaient cessé de caracoler comme des bêtes de cirque soulevées par la chambrière du clown pour battre des ailes, cinglés par le rayon des réflecteurs électriques, comme des chimères d’or. Du diamant pulvérisé flottait dans l’air. Des rubis et des saphirs liquéfiés se diluaient dans l’eau. La Seine, où glissent les bateaux noirs avec leurs trois rubis et leur émeraude, avait peine à charrier les illusoires topazes que lui jetaient à poignées les girandoles. Sous les colonnades, des lumières mercurielles simulaient une profondeur glauque d’algues marines, tandis que toute la hauteur du dôme central était envahie par un plumetis d’étincelles et un filigrane de feu. Et, par là-dessus, dans le ciel violacé, jusque sur les toits assombris des quartiers populaires où rêvent les pauvres poètes, un puissant réflecteur faisait tournoyer sa blême épée en un déclic rapide d’éclipsés et d’éclairs.
Qu’annonçait donc cette apothéose ? Que fêtaient ces cent mille auréoles ? Quelle naissance de prince ou quelle victoire de peuple ou quel miracle de foi ? Hélas ! nous savons trop pourquoi la France d’aujourd’hui ne fête plus ces sortes de choses. Ce n’était l’apothéose que d’une mécanique.
En cette mécanique, à vrai dire, s’incarne le rêve de notre âge, comme le rêve des autres s’incarna dans le palais ou dans la cathédrale. L’idée qui domina les hommes, aux époques passées, fût de nidifier et de s’enraciner, de se murer en d’immenses demeures et d’immenses tombeaux, — en des mausolées d’Hadrien ou en des Versailles, — pour être bien sûrs de ne jamais bouger de la terre natale ou élue, et pour que tout passant fût obligé de prendre garde à la place occupée sur un point du globe par le potentat, vivant ou mort. L’idée qui nous domine est de nous évader au contraire et bien qu’on construise encore par nécessité, on ne construit guère plus par plaisir, ni par orgueil, tandis que l’orgueil des puissans de ce monde tient aujourd’hui dans l’exercice de ce privilège des dieux : l’ubiquité.
A la machine qui nous donne un semblable pouvoir et nous libère de si vieilles chaînes, nous sommes tentés d’attribuer des mérites sans nombre. Et les philosophes, troublés par l’auréole qu’elle rayonne à la fois dans nos âmes et dans notre nuit, se demandent s’il n’y a pas en elle, outre l’utilité, quelque beauté méconnue. Ils craignent d’avoir été injustes. Ils tremblent de traiter la Machine comme le grand siècle traitait le gothique et le grand Roi les Téniers. Ils éprouvent cette peur, commune en esthétique comme ailleurs, de ne point paraître assez « avancés. » Comment une chose qui répond à un tel besoin, excite un tel enthousiasme et fait, pour se montrer, de telles dépenses d’éclairage, ne serait-elle pas belle ? Si nous n’admirons les œuvres qu’en raison de leur adaptation à nos besoins et à leur milieu, comment celle-ci, qui est si merveilleusement adaptée aux besoins et aux rêves de notre vie moderne, ne serait-elle pas admirable ? Ne serait-ce pas l’habitude qui nous rendrait insensible à sa grâce nouvelle ?
Depuis plusieurs années, nous voyons dans les thèses des esthéticiens, en France et à l’étranger, s’insinuer ce plaidoyer d’abord timide, ensuite plus assuré en faveur des engins de l’industrie moderne. Grâce aux confusions les plus étranges sur les choses dont on parle ou les sentimens qu’on analyse, il menace d’acquérir une apparente consistance. Puisque la protestation instinctive de notre goût ne suffit pas pour nous le faire écarter et qu’à cet instinct on oppose des argumens de raison raisonnante, voyons donc ce que valent ces raisons. De quoi au juste, dans la machine, veut-on parler ? Quelles sont les différences entre l’impression que nous en recevons et celle que nous donne une œuvre d’art ? A quoi tient le pittoresque de telles machines anciennes et pourquoi faut-il craindre que les machines nouvelles n’aient jamais de beauté ? Il suffit de poser la question pour la résoudre.
Mais il faut la bien poser. Quand on parle de la « beauté des machines, » il ne saurait être question que de nos machines domestiques : celles qui sont en contact avec nous, qui nous rendent des services immédiats, journaliers et visibles, qui nous frôlent, qu’on caresse, qui jappent, qui ronronnent autour de nous et parfois nous incommodent de leurs lubies. Comme nous ne voyons pas les autres, quels que soient les services qu’elles nous rendent, il nous est bien indifférent qu’elles soient ou non gracieuses. Qui s’est jamais soucié de la laideur d’une fraiseuse ou d’un gazogène ? Le problème se pose donc seulement à propos de ces machines, — peu nombreuses comme espèces, mais innombrables comme individus, — qui s’insinuent dans le décor de notre existence journalière, et, par leurs mille, apparitions répétées, nous obligent à réfléchir sur notre souffrance de la laideur qu’elles exaspèrent ou, d’aventure, si elle la charme, sur notre sensation de la beauté. Or, parmi elles, en effet, nulle ne joue plus souvent ce rôle que l’Automobile.
Le second point est de savoir, quand on parle d’un automobile, de quoi l’on parle : de son dedans ou de son dehors, de ses organes internes, que l’œil n’aperçoit que comme il aperçoit ceux de l’homme, dans le cas d’une opération, ou bien de sa silhouette visible. Car ce sont deux choses fort différentes et l’une n’influe sur l’autre que dans une mesure très limitée. Sur le châssis qu’on veut, on pose la carrosserie qu’on préfère. Les plus grandes différences qui soient dans la construction interne d’un automobile, dans la transmission, dans la suspension, dans les engrenages, ne se révèlent par aucune ligne décisive au dehors. La seule retouche nécessaire que la science ajoute à la silhouette d’une voiture, lorsque cette voiture est automobile, c’est le « capot. » Et la forme du « capot » ou sa silhouette, n’est point modifiée par les différences profondes des organes qu’il dissimule. C’est une carapace qui se pose sur tout ce qu’on veut. Il s’évase et s’arrondit comme une bouche ouverte en O si le radiateur est placé devant le moteur : il s’infléchit et se recourbe comme un bec si le radiateur est placé derrière le moteur ou au-dessous et, dans ce dernier cas, comme le bec de l’ornithorynque. Voilà le seul point de dissemblance nécessaire. Tout le reste n’est que fantaisie.
Ne parlons donc pas de la beauté ou de la laideur de ces organes internes que nous ne voyons pas et qui ne se révèlent à nous par rien dans l’automobile, non plus que nous ne parlons des viscères ou des ganglions du corps humain quand une statue ou un athlète nous inspire un sentiment d’admiration.
Enfin, ce sentiment même, ne le confondons pas avec tel autre qui n’a rien de commun avec lui, comme celui de l’utile, par exemple, ou du confortable. L’objet utile est un serviteur, le Beau est un maître. La satisfaction et même la gratitude que nous pouvons éprouver en voyant l’un estime chose ; l’enthousiasme désintéressé, l’intensité et la plénitude de vie que nous ressentons à la vue du Beau est une autre chose. Et comme on ne peut mesurer ou même reconnaître la Beauté qu’à la nature du sentiment qu’elle nous inspire, c’est à ce sentiment désintéressé, qui n’a rien à faire avec l’utile que nous reconnaîtrons si l’automobile est « beau. »
Or, si nous considérons sa fonction nécessaire et ses formes rigoureusement dictées par le calcul, que voyons-nous ? Une collection de grosses bouteilles ou de bidons grisâtres, reliées les unes aux autres et enchevêtrées d’un étincelant macaroni d’acier ou de cuivre. L’ingénieur considère cet organisme avec plaisir et parfois avec tendresse. C’est son enfant. Il le trouve « beau, » et l’impropriété du terme peut nous donner le change sur l’analogie de l’impression. Mais il regarderait du même œil attendri une ligne de signes algébriques qui lui montrerait, sous forme d’équation, la solution d’un problème difficile. C’est le signe visible qu’une difficulté a été vaincue. La jouissance qu’il éprouve est tout intellectuelle : il pourrait l’éprouver sans que ses sens perçoivent rien, grâce à une description raisonnée, et si l’organisme d’acier lui paraît « beau, » c’est dans le même sens que la solution lui paraît « élégante, » c’est-à-dire parce qu’il résout le problème posé ou rend le service voulu avec le minimum d’efforts, de frottemens, de pertes et qu’il vit le plus longtemps de sa vie propre sans une intervention de l’homme. N’ayant, pas d’autre mot pour exprimer son admiration, il dit : « Cette machine est belle, » sans le moins du monde songer à confronter l’impression qu’il en ressent avec l’émotion que lui donne un frissonnant paysage ou une fière statue, — non plus qu’un économiste ne songe à quelque spectacle maritime lorsque, étudiant la situation du trésor, il vient à parler de la « dette flottante ! » II » ne faut point tirer avantage de ces métaphores pour construire des systèmes esthétiques où les impressions les plus diverses et les facultés les plus dissemblables de notre nature sont brouillées avec sérénité. Parce que tel dira : « J’aime les petits pois, » et tel autre : « J’aime la Vénus de Milo, » ou : « J’aime la solitude, » ou : « J’aime Molière, » faut-il conclure que voici partout exprimé un sentiment de même nature que celui de Tristan pour Yseult ? Ou ne faut-il pas dire que les esthéticiens ont singulièrement abusé de la pauvreté du vocabulaire sentimental pour voir de la beauté là où nous ne ressentons que l’utilité, l’ingéniosité, l’intelligence, et pour conclure à l’analogie profonde des choses en partant d’un simple jeu de mots ? Si l’on veut bien considérer, non plus l’emploi abusif des synonymes, mais ce qu’ils veulent dire, on trouvera que la distance entre nos impressions devant une belle statue et une « belle » machine est telle, qu’on ne peut non seulement pas les confondre, mais même point les rapprocher.
Mais il y a quelque chose de plus. Il ne suffit pas de dire que l’ingénieur et le passant, quand ils parlent de la « beauté » d’une machine, n’entendent pas ce mot de beauté dans le même sens. Il faut dire aussi qu’ils n’entendent point dans le même sens le mot machine ou du moins que, dans la machine, ils n’envisagent pas le même point. Quand le savant parle d’une belle machine, il pense à son moteur intime et caché. Et nous, nous pensons à sa forme générale et visible. Il pense à l’exactitude et à l’économie de son agencement intérieur, à l’art avec lequel ses organes intimes et profonds ont été conçus et ajustés, de manière à ne pas peiner, à ne pas frotter, à ne pas se coincer, à l’élégante solution qu’ont reçue les problèmes : — toutes choses qui ne se voient pas, car la machine les dissimule en son for intérieur, mais dont la description technique suffit à donner une idée complète, sans que le sens de la vue soit intéressé. Quand nous disons qu’une machine est belle, c’est d’un tout autre aspect que nous parlons : c’est de sa forme extérieure, de son galbe apparent, des plans de sa surface et des silhouettes de son profil, — toutes choses dont, au contraire des premières, la description, si habile qu’elle soit, ne peut donner qu’une idée vague, tandis que la vue nous en révèle, d’un seul coup, la beauté. Dans le premier cas, ce qu’on appelle « beau » est ce qu’on ne voit pas, et ce dont un initié peut se faire l’idée la plus juste sans le voir. Dans le second, c’est ce qu’on voit sans initiation aucune, mais ce qu’on ne peut ressentir sans l’avoir vu. Dans un exemple, c’est, par l’intermédiaire de l’intelligence, une impression et une joie toutes rationnelles que nous cause sa beauté prétendue ; dans le second, c’est par le canal des sens une impression heureuse ou malheureuse de notre sensibilité même, — c’est-à-dire purement esthétique. On ne saurait, ainsi, du mot de l’ingénieur : « Une belle machine, » tirer le moindre argument en faveur de ce qu’on appelle communément la beauté.
Gardons-nous, enfin, de confondre l’émotion esthétique qui est désintéressée avec l’idée de l’utilité et la joie due à la vue du bon outil, la gratitude envers lui, la vision des grands spectacles ou des fortes sensations qu’il nous procurera. Ne confondons pas la beauté du serviteur avec la beauté du service rendu. On admire, passant sur l’horizon, la fine voilure d’un bateau sur lequel on ne devra jamais partir, le vol d’un pétrel qu’on ne songe pas à capter. Mais si, par hasard, on se découvre quelque joie à la vue d’un automobile, c’est qu’en le regardant, on aperçoit autre chose. La promesse d’une vie nouvelle est dans son capot ; chacun de ses cylindres vaut le don d’une partie du monde. Les couleurs de ses cuivres, de son bronze ou de son acier sont celles de la terre conquise et des races traversées. Son toit est le toit mouvant qui convient sous tous les cieux : c’est la roulotte idéale rêvée depuis des siècles par tout ce qu’il reste d’instinct migrateur dans nos cœurs de sédentaires. Ce grand voile de l’espace qui était entre nous et les pays de rêve, il le déchire. Cette chaîne et ce boulet que nous mettait aux pieds l’attraction physique et morale du sol, il les brise, et, lancés si vite que nous perdons la sensation du contact avec la terre, voici que les champs, les sillons, les villages, les clochers, les montagnes, les hautes maisons ouvrières, révélant à chaque fenêtre une vie immobile ou un monotone labeur, les ménagères sur le pas de leur porte, les foules endimanchées sur les places, les flèches des cathédrales et les cheminées des usines, les charrues lentes et les troupeaux pétrifiés, les fleuves qui descendent des montagnes, et les forêts profondes qui y montent et s’étendent sur elles « comme l’ombre de Dieu », tout cela se dresse, se déplie, se renverse, se replie et s’entasse derrière nous, horizon par horizon, comme les pages immenses d’un livre d’images que nous feuilletons sans même avoir la peine de les tourner. Ne cueillir des choses qu’une promesse ou qu’un éclair, de l’heure qui sonne au vieux clocher déjà disparu qu’une vibration, de la futaie déjà passée qu’une feuille, des visages qu’un sourire inachevé ou qu’une grimace suspendue, être dans le mystère des mondes inconnus qu’on-traverse le mystère de l’inconnu qui passe, quel rêve ! L’enchantement est tel que nous ne pouvons songer au monstre qui nous porte sur son dos. A l’arrivée, seulement, quand il est au repos, et que nous le considérons en lui-même avec cette belle indépendance du cœur que ne donne pas seulement l’ingratitude, mais le goût, si nous le regardons et si nous sommes sincères, nous dirons : « Qu’il est laid ! »
Faut-il en accuser seulement notre surprise devant la nouveauté de ces voitures sans chevaux, poussant devant elles un gros mortier prêt à faire feu, et compter sur l’habitude pour nous réconcilier avec elles ? Défions-nous, disent les esthéticiens, de notre premier mouvement ! Voyez combien de formes, de styles, d’atours, de modes, d’œuvres d’art enfin, choquèrent d’abord au plus haut point par leur nouveauté, puis se sont imposées par l’accoutumance et sont devenues même des modèles qu’on n’a pas cessé de vénérer ! C’est, là, un fait d’expérience constante, qui doit nous faire beaucoup hésiter avant de proclamer la laideur d’une chose qui nous déplaît. Peut-être est-ce justement là le signe qu’elle nous plaira fort un jour… Puisque le monde s’est si souvent trompé à l’apparition d’une forme qui dérangeait sa conception de la beauté et qui devait, par la suite, s’imposer à lui comme « belle, » nous ne devons pas en croire le témoignage de nos sens irrités, car ce qui les irrite ce n’est peut-être point que la machine soit laide, mais c’est qu’elle est inaccoutumée.
Ceux qui parlent ainsi font une confusion évidente. Ils confondent l’irritation ou l’ennui que nous cause une « laideur » avec le « choc » que nous ressentons à une nouveauté. Or celui-ci s’amortit peu à peu à mesure que s’éloigne la cause qui le détermine et que la forme d’abord nouvelle le devient moins, puis ne l’est plus du tout. Dû seulement à la fraîcheur de l’impression, il disparaît avec elle. La douleur causée par la laideur, au contraire, s’aggrave et se fortifie de plus en plus de toutes les expériences subies, à mesure que le temps s’écoule, et elle ne devient que plus profonde.
Ainsi, le chapeau dit « haut de forme, » qui est bien pour nous tous le comble de la laideur, ne nous « choque » plus, et si au milieu d’une assemblée de gens surmontés de cet inexcusable agrément, nous voyions, tout d’un coup, paraître un quidam portant le feutre de Descartes ou du Poussin, nous serions un peu choqués. Pourtant, il n’y a aucun doute que ce fût là une coiffure infiniment plus belle, mais ce n’est point à la beauté que nous penserions alors, ni à l’ampleur des lignes, ni à l’harmonie des plans : c’est à la correction et à l’usage. Car ce que nous cherchons dans l’élégance du costume, ce n’est pas la « beauté, » mais la « correction » qui est une des formes de la politesse, et qui n’a rien à voir, non plus, avec l’adaptation pratique aux nécessités de la vie. Ce « quelque chose de sombre et surnaturel, » que nous portons sur le chef et qui ne nous choque pas, ne s’accommode, en fait, d’aucune des exigences de notre vie moderne, tandis que le large feutre, qui nous choque, s’y ajusterait fort bien. D’où il suit que telle chose peut nous choquer, que nous trouvons belle et même pratique, et qu’alors l’accoutumance, en nous libérant du choc de l’inaccoutumé, ne fera que confirmer notre impression de sa beauté.
Mais, au rebours, il peut advenir que telle chose que nous trouvions laide nous choque de moins en moins, non qu’elle cesse de nous paraître telle, mais parce qu’elle nous le paraît depuis très longtemps. Les yeux s’habituent à la laideur, comme le corps aux infirmités et, après le premier signe de la douleur ou de la décrépitude, qui le « choque » extrêmement, le vieillard ressent, de moins en moins, sa disgrâce et sa diminution. Mais celles-ci sont-elles moindres qu’au premier jour ? Et devons-nous les porter à l’actif de l’humanité parce que l’humanité, à la longue, s’y résigne ? On s’habitue à voir passer des automobiles, depuis la fin du XIXe siècle, comme à la fin du XVIIIe, on s’habituait à voir passer des charrettes de condamnés. Et de même que les premières guillotinades furent celles qui « choquèrent » le plus, de même fûmes-nous plus « choqués » par les premières machines à pétrole que nous vîmes il y a dix ans, et nous résignons-nous, aujourd’hui, à l’inévitable. Mais n’allons pas confondre la résignation, qui est un sentiment tout passif, avec l’admiration ! Ne prenons pas notre douleur esthétique pour un préjugé que le temps transformera, peu à peu, en un émerveillement ! Nous nous habituerons, sans doute, à la silhouette de l’automobile, comme nous sommes habitués à celles du « haut-de-forme, » du « fiacre, » de « l’habit noir » et de tant d’autres déconforts esthétiques dont Delacroix disait : « Il y a des lignes qui sont des monstres ! » mais pas plus que nous ne trouvons beaux, malgré notre accoutumance, ces monstres quasi centenaires et familiers, les années ne nous feront trouver à la machine moderne la moindre apparence de beauté.
Et pourquoi ? Pourquoi, quand tant de machines surannées : le moulin à vent ou à eau, le rouet, le navire à voiles, étaient une bénédiction dans un paysage ou sur un seuil, les machines modernes sont-elles si laides ? À cela, les philosophes proposent deux explications. C’est, dit Sully Prudhomme, qu’elles ne révèlent pas leurs « moteurs » et qu’elles ne représentent plus aux yeux, ni même ne signifient clairement à notre esprit, la force qui les anime : le vent pour le moulin ou le navire, la main de l’homme pour d’autres machines anciennes ou d’anciens outils. À quoi d’autres philosophes, comme Guyau, répondent que les machines les plus « représentatives de leur moteur » ne sont pas nécessairement les plus belles, car elles sont embarrassées de mille rouages saugrenus ; et il semble bien que l’aspect des premiers engins exposés dans la « rétrospective » de l’automobile leur donne raison.
Mais, comme il arrive le plus souvent en matière de discussion esthétique, les uns et les autres ne parlent pas précisément de la même chose. Sully Prudhomme, quand il compare les anciennes machines aux nouvelles, entend parler des anciennes machines à moteur naturel : un élément de la nature ou la main de l’homme, et, en disant que plus la machine les rappelle ou les représente, et plus elle est belle, il a rigoureusement raison. Quand Guyau lui répond que les anciennes machines ne valent pas esthétiquement les nouvelles et que chaque progrès, qui se fait dans leur mécanisme, en les faisant ressembler davantage à un être qui se meut de lui-même, ajoute à sa beauté, il entend parler des machines à moteur artificiel ; vapeur, électricité, et dans ces limites, il a aussi rigoureusement raison. Mais sa comparaison ne vaut qu’entre les machines modernes. Entre celles-ci et les anciennes, la comparaison de Sully Prudhomme garde toute sa force, et le grand trait qui les sépare est bien que les modernes ne sont pas « représentatives de leur moteur, » tandis que les anciennes l’étaient. Si donc on trouve le vieux moulin de Constable, le bateau à voiles de Turner, le métier à tisser du Pinturicchio, le rouet et le dévidoir de Chardin plus gracieux que les engins modernes, — et c’est là l’opinion de tout le monde, — il faut convenir que les machines gagnent, lorsqu’elles sont mises en œuvre par un moteur naturel, à être représentatives de leur moteur. Mais si l’on considère, — et c’est également là l’opinion de tout le monde, — que la machine animée par une force artificielle est encore plus vilaine quand elle montre ses rouages que lorsqu’elle les cache, il faut en conclure ceci : il n’est pas vrai que, dans toute machine, la beauté tienne à la visibilité des membres et à la représentation des moteurs. Ce n’était point parce qu’elle était représentative de son moteur que la machine ancienne était belle, et ce n’est point parce qu’elle ne l’est pas que la machine nouvelle est sans beauté ; mais c’est parce que l’une s’adaptait à un moteur esthétique, puisqu’il était naturel, — et la nature ne fait pas de fautes, — et que l’autre est animée par un moteur purement artificiel qu’il vaut mieux cacher le plus possible, car, n’ayant plus rien de la nature, il n’a plus rien de la beauté.
Patience ! nous disent d’autres esthéticiens : il la recouvrera pour peu qu’on le laisse faire. La machine moderne est à l’âge ingrat, — l’âge de l’évolution, par où ont passé tous les organismes vivans. Au début, il y a eu la phase de la « simplicité, » celle où l’adaptation restreinte au but élémentaire est parfaite. Plus tard, il y aura la phase de la « complexité harmonique, » celle où le but supérieur sera rempli par des moyens peu apparens et parfaitement mesurés. L’évolution qui s’accomplit conduit donc la machine, par un défilé difficile, vers un bel avenir esthétique.
Cette thèse, soutenue avec une pénétrante sagacité par M. Maurice Griveau, est séduisante comme toutes les thèses optimistes et, d’ailleurs, elle explique bien les diverses étapes des types animaux vers la Beauté. Mais peut-on l’appliquer à la machine ? Voilà le point. Jusqu’à un certain moment, la comparaison tient bon. Quand on parcourt un « musée » d’anciennes machines, on croit être dans un « Muséum » d’histoire naturelle au milieu d’espèces animales préhistoriques. L’homme, en construisant l’ « automate, » a tâtonné comme semble, en construisant l’homme, avoir tâtonné la Nature. Ces machines à vapeur qui datent de cent ans, ou à explosion qui datent seulement de quelques années, ont des figures contemporaines des machérodes ou des plésiosaures. Des milliers d’années semblent avoir coulé entre ces poussiéreux fossiles à pattes gigantesques et à ventres ballonnés et nos « élégans » automobiles, si dociles, si souples, si « bien pris dans leur taille. » Les humoristes qui cherchaient, dès 1842, à se figurer ce que serait un siècle après eux la locomotion sur route, dessinaient des mécaniques bien plus vilaines encore que les nôtres. Une curieuse planche en couleurs de Schoeller, exposée au Salon de l’Automobile et intitulée Dampfwagen und Dampfpferde im jahre 1943 im Prater in Wien, montre des haridelles de fer pourvues de roues immenses et d’une chaudière énorme, produisant des nuages de fumée. Le jour où le moteur à explosion paraît, la chaudière tombe et, peu à peu, la silhouette se simplifie.
Combien, pareillement, la locomotive de la première moitié du siècle, cette bossue qui tendait innocemment vers le ciel son interminable col, était loin de la « compound » à coupe-vent, râblée, cossue, qui ne s’avance qu’en se rengorgeant comme une matrone de Rubens ou une négresse de Tiepolo ? La phase d’« évolution » fut donc très vilaine, mais que sera la phase de « complexité harmonique ? » Nous voyons bien par où les machines primitives ressemblent aux primitives espèces animales mal dégrossies et insuffisamment adaptées, mais voyons-nous que nos machines perfectionnées et quasi définitives en leur forme apparente se rapprochent beaucoup des espèces supérieures ?
Regardons, d’abord, les machines les plus délicates, c’est-à-dire les machines-outils, les machines qui sont des bras et même des mains. Leur adaptation est parfaite, leur adresse merveilleuse : elles saisissent, élèvent, enroulent, ajustent, fixent, comme jamais ne put le faire le doigt le plus agile de la dentellière de Burano ou de l’horloger de Cluses. Mais plus elles sont merveilleuses, plus elles nous inspirent d’horreur. L’apparence de la vie qui est en elles, à mesure qu’elle excite davantage notre curiosité, glace notre faculté de sympathie et d’admiration, parce que cette vie se rapproche trop de la nôtre pour n’avoir pas de visage. Ces êtres sans yeux, sans oreilles, sans épiderme, sans spontanéité, incapables d’erreur, sont des monstres. Ces roues, ces disques dentelés qui tournent les uns dans le sens du moulin à eau, les autres dans le sens des tables tournantes, ces engrenages, ces râteliers horribles montrant toutes leurs dents qui se crochent, ces tubes sautillant comme des pantins, ces pieuvres mécaniques tout en pinces préhensiles et en tentacules vermiformes, si nous les voyions agir dans les profondeurs vitreuses de la mer ou dans le jour équivoque des aquariums, nous paraîtraient quelque chose comme des variétés monstrueuses de méduses ou de siphonophores. Ce dernier état de la plus merveilleuse mécanique, de ces automates que l’homme inventa jadis pour se divertir et qu’il invente aujourd’hui pour travailler à sa place, est-ce là de la beauté ?
Regardons maintenant les engins qui sont des jambes. Regardons aussi ceux qui sont des dos, des bals ou des portefaix : les véhicules. Tapis à terre, tout en tête et en dos comme les crustacés, avec leurs gros yeux brandis au bout de leurs antennes, pour explorer la route, écarquillés sur leurs jambes courtes et rondes, arrondissant aussi leur bouche en nid d’abeilles, entrouvrant sur le côté leurs branchies, tremblotant, sifflotant, haletant, — tels ils fourmillaient, ces derniers soirs, dans la région du Grand Palais. On eût dit des monstres en liberté, tournant autour de la cage lumineuse où étaient enfermés leurs frères immobiles et les appelant de leur cri rauque, comme les vols d’oiseaux sauvages appellent leurs frères domestiques à partir avec eux. Sans doute il se dégage de ces lourds organismes une forte impression de vie. La fuite d’un énorme coléoptère d’acier, glissant et bondissant au long des routes, plongeant dans les vallées, grimpant sur le dos des collines, virant et voletant avec la joie d’un dauphin parmi les crêtes des flots ; cette masse se déplaçant avec aisance et sans trouble apparent, sans moteur agité, tout animée d’une intense force intérieure : voilà bien un spectacle plus émouvant-que les joujoux à vapeur figurés dans les gravures anglaises de 1830 ! Mais cette émotion, de quelle nature est-elle ? Ce corps sans membres, qui route comme de la matière animée ; ce mouvement sans gestes, qui a quelque chose d’effrayant et de souple à la fois, comme l’ondulation du serpent ; cette soudaineté de l’apparition et de l’évanouissement dans l’invisible, tout ce qui eût signifié à des peuples primitifs la présence d’une force surnaturelle, de quelles espèces dans la nature, inférieures ou supérieures, est-ce donc là le privilège ? Rien de ce qui est beau ne le possède. Nous ne le trouvons ni chez l’homme, ni chez le cheval, ni chez l’oiseau. C’est au plus bas de l’échelle des formes et de la vie qu’on le rencontre. Dans son état le plus perfectionné, l’engin automobile se ramasse et s’incurve selon le galbe d’un bousier. Et c’est avec un recul de terreur ou une tension de curiosité, mais non avec l’extase de l’admiration, que les foules rurales regardent passer, le ventre collé au ras des routes, plus prompts que des fusées, ces prodigieux gastéropodes…
La machine serait-elle donc encore dans une phase transitoire ? Peut-être ; mais le caractère de ses formes actuelles ne fera que s’accentuer. Plus une machine se perfectionne, plus ses rouages intimes deviennent complexes et, si l’on veut, pittoresques par le détail ; mais plus ils se renferment et se tassent, se recroquevillent et se dissimulent à l’intérieur du mécanisme et moins ils influent sur sa forme extérieure, sur son enveloppe ou, pour ainsi dire, sa carapace. De plus en plus, la machine, au total, ressemble, non à son « moteur, » mais à sa « destination, » selon une loi posée par Sully Prudhomme et à laquelle on ne trouve pas, dans toutes les inventions humaines, un seul démenti. En effet, plus l’automobile s’est perfectionné, moins il a ressemblé à une chaudière ou à un cylindre, et plus il a ressemblé à un landau. Plus le navire s’est perfectionné, moins il a ressemblé à un oiseau, et plus il a ressemblé à un confortable hôtel. Les organes dans une mécanique savante sont peut-être plus complexes que dans une mécanique primitive, mais ils sont moins apparens. Le moulin à vapeur contient peut-être plus de « dentelles » et plus d’ailes que le moulin à vent, mais cette dentelle est tout intérieure, et ses ailes sont toutes repliées et minuscules, en « ailettes, » et ne servent plus de rien à la signification esthétique de l’engin. Dans son évolution définitive, le monstre mécanique ramène à lui toutes ses antennes, réduit et rentre ses pattes visibles, se ramasse tout entier dans sa coquille de fer, et cette coquille n’a pas nécessairement les éclatantes couleurs qui sauvent, dans la nature, la forme du scarabée ou du bupreste. Le triomphe de la belle machine, au point de vue scientifique, et par conséquent son aboutissement final, le jour où sera parfaite cette « complexité harmonique » dont nous parlent les philosophes, c’est bien effectivement la forme du scarabée ou du hanneton.
Ce n’est pas que le volume total de l’automobile diminue avec le progrès : il augmente au contraire ; mais ce qui augmente, dans ce volume, n’est point quelque chose de propre à la machine ; ce n’est ni son moteur, ni ses membres, c’est seulement ce qu’on pourrait appeler sa « défroque. » Ainsi, des trois choses qui donnent à un véhicule son aspect, c’est-à-dire les membres ou organes qui communiquent avec l’extérieur : dans l’automobile, les roues, le radiateur, le volant ; ensuite la carapace destinée à protéger les organes délicats : — dans l’automobile le « capot ; » — enfin, le bût ou la carrosserie, tout ce qui est membres ou organes apparens n’a cessé de diminuer tandis que tout ce qui est carapace ou bât ne cessait de grandir. Il suit, de là, que, tout en se manifestant comme une plus grosse machine, le mécanisme de l’automobile parvient à se dissimuler.
L’évolution de la machine moderne se dessine donc clairement à nos yeux. Nous voyons maintenant d : où elle vient et où elle va. Dans son premier état, dans ses instinctifs tâtonnemens pour l’existence et pour la marche, la machine, avec ses grandes roues, avec ses béquilles, avec ses organes apparens, imite davantage les gestes apparens de l’homme ou des espèces supérieures : le cheval, l’oiseau, et très peu leur organisme intérieur. Dans son dernier état de perfection, quand son existence est assurée et sa marche facile, la machine imite infiniment mieux l’organisme intérieur de l’homme et des espèces supérieures, et n’imite plus du tout leurs membres apparens. Elle nous frappe donc, au début, par ses analogies maladroites avec les mouvemens des espèces supérieures et nous intrigue ensuite par sa véritable analogie avec les espèces inférieures. Elle commence par être la caricature du cheval et de l’oiseau, et finit par être le portrait du coléoptère. Elle commence par vouloir marcher comme l’homme ou voler comme l’oiseau, et elle boite et bat de l’aile : et puis, en désespoir de cause, elle renonce à singer les espèces supérieures, elle s’assimile aux espèces inférieures de la vie animale : elle rampe, et, dès lors, elle est sauvée ; c’est seulement quand elle se met à ramper qu’elle va comme le vent…
Elle est sauvée au point de vue de l’Utile, mais elle est perdue au point de vue de l’Esthétique. Et c’est pourquoi on ne saurait fonder sur ses progrès aucun espoir de beauté. Plus elle avance dans la voie de la perfection mécanique, plus elle se fait informe, et le terme suprême du progrès pour elle est de dépouiller l’aspect d’un oiseau ou d’un cheval manqué pour revêtir celui d’un parfait bousier. Le bousier, il est vrai, n’est pas laid dans la nature, mais c’est que la nature le peint des plus riches couleurs. Toutes les fois qu’un de ses produits est informe ou d’une forme épaisse et disgracieuse, elle l’éclaboussé de teintes éclatantes et merveilleusement fondues. Les carapaces ne sont pour elle que des couvercles ou des boîtiers à décorer et à polir. La machine moderne, réduite à ses surfaces et à ses membres nécessaires, pourrait aussi servir de support à des œuvres d’art, mais n’est pas une œuvre d’art elle-même. On peut peindre le capot de l’automobile, ou l’incruster de métaux splendides, mais ce ne sera plus la machine qui sera belle : ce sera ce qu’on peindra dessus. Ainsi de tous les engins et les outils. Le projecteur n’est pas beau, mais il permet une chose de beauté qui est le rayon. L’objectif n’est pas beau, mais il permet une chose de beauté qui est l’épreuve. L’automobile n’est pas beau, mais il permet une chose de beauté qui est le voyage. Il s’accommoderait, aussi, sans doute, de l’ornement purement fantaisiste qu’on lui ajouterait.
Une opinion fort à la mode chez les esthéticiens modernes est que, pour atteindre le beau, l’artiste décorateur doit suivre l’indication donnée par la structure même de l’engin. Il n’y a qu’un malheur : c’est qu’arrivé à son point actuel de perfection, l’engin n’en donne plus. Sur un châssis quelconque d’automobile, vous pouvez mettre les formes du véhicule qu’il vous plaira. Pour recouvrir son moteur, vous pouvez infléchir à votre guise les lignes de votre « capot. » La partie intangible et nécessaire de l’organisme est réduite à fort peu de chose : son aspect visible peut être réduit à rien. Il est vain d’attendre de l’ingénieur des exigences ou des thèmes qui guident l’artiste. L’ingénieur se dérobe à cette tâche. Sa vanité est de ne rien nous imposer. Son triomphe est de disparaître. A l’artiste il laisse toute liberté pour déployer ses fantaisies décoratives et si cet artiste était un Caffieri ou un Boulle, il profiterait avec joie de la liberté qui lui est laissée. Ce serait pour notre joie aussi à nous. Les décorateurs de notre temps sont-ils tout à fait incapables de ces fantaisies heureuses ? Il vaut mieux sans doute qu’ils s’abstiennent et laissent les destinées esthétiques de l’hippogriffe moderne entre les mains prudentes des carrossiers. Mais c’est une pitoyable défaite que de demander à la Science une indication de formes qu’elle se flatte justement de ne plus nous fournir. Elle fait merveilleusement son œuvre : à l’Art de faire la sienne.
Elle fait de la vie moderne une féerie où disparaissent comme par enchantement les objets sur lesquels on comptait le plus pour servir de prétexte, d’excuse ou de fondement aux arts esclaves, aux arts dits « appliqués. » Car la première condition d’existence pour un art appliqué est d’avoir quelque chose à quoi il s’applique. Or pendant que nos décorateurs cherchent laborieusement comment imaginer une décoration « logique » à la cheminée moderne, le chauffage à l’air chaud supprime la cheminée. Pendant qu’ils s’évertuent à dessiner la forme « logique » de lustre qui convient à nos salons, l’électricité nous dispense du lustre. Ce qui serait logique serait de ne pas décorer ce qui n’existe pas. Il est inutile, dorénavant, que l’architecte militaire invente de belles lignes de fortifications, car d’un coup de baguette la Science a fait rentrer les forts sous terre. Par la même occasion elle y fuit rouler des véhicules qu’on voyait autrefois en plein jour et plonge sous l’eau les plus redoutables bateaux de guerre. Tout son effort paraît être de cacher ses moyens pour ne plus montrer que ses résultats. Son idéal semble être l’invisible, qui est, par définition, sinon laid, du moins « inesthétique. » Elle peut dire avec plus de vérité que l’empereur Frédéric Barberousse :
- Mes pas sont dans tous les chemins…
mais son visage n’est nulle part. Elle se dérobe de plus en plus à l’éducation de notre œil et au décor de notre vie. De plus en plus, elle offre à l’art pur, à l’imagination humaine le talisman et le moyen de se libérer de toute contrainte et de se livrer à toutes leurs fantaisies. Si elle ne leur dicte plus aucun thème, elle leur permet toutes les improvisations : il faut seulement que l’art les réalise. La machine peut souvent être un moyen, — elle ne sera plus jamais un objet, — de beauté.
ROBERT DE LA SIZERANNE.