La Bavolette/01
LA BAVOLETTE.
PREMIÈRE PARTIE.
I.
Peu de temps après la mort du roi Louis XIII, il y avait au village de Saint-Mai nié une pauvre paysanne dont une méchante masure, une vache et quelques poules composaient tout le bien. On l’appelait dame Simonne. Au point du jour, elle allait vendre du lait à la porte SaintAntoine, et revenait travailler jusqu’au soir pour gagner le juste nécessaire. Souvent elle prenait encore sur le temps du sommeil pour sauver à grands coups d’aiguille les débris de son trousseau. A force de courage et d’industrie, elle aurait pu joindre les deux bouts de l’année, si son mari n’eùtapporté dans le ménage plus de désordre que de profit. Maître Simon faisait des corbeilles d’osier qu’un marchand de Paris lui achetait ; mais il en allait boire régulièrement le produit, et ne rentrait à la maison que les poches vides et l’estomac plein pour quereller sa femme ; c’est pourquoi le chagrin et la misère avaient flétri le visage de dame Simonne plutôt que les années. L’unique consolation que le ciel eût donnée a cette paysanne était un enfant frais et charmant, d’un esprit précoce et du meilleur naturel du monde. C’était pour sa fille qu’elle veillait et travaillait assidûment. Dieu seul, qui sait le compte des peines et soucis des mères, pourrait dire à quel prix celle-ci vint à bout d’élever son enfant. Quoi qu’il en soit, la petite Claudine poussa comme une plante vivace en dépit des privations. Elle atteignit sans accident sa douzième année, et, avant qu’on eût songé à la remarquer, elle était déjà la plus jolie fille de son village.
Le curé de Saint-Mandé, en lui enseignant le catéchisme, s’aperçut que Claudine avait une intelligence et des instincts au-dessus de son âge et de sa condition. Elle embarrassait le bonhomme par ses questions et l’étonnait par ses réponses. Elle semblait deviner ce qu’il lui voulait apprendre, et ajoutait des réflexions aux leçons qu’il lui donnait, en sorte que dame Simonne trouvait la récompense de ses soins et le soulagement de ses maux dans les éloges et les bénédictions du curé. Claudine témoignait à sa mère plus de respect et d’affection que n’ont accoutumé de faire les enfans de la campagne, dont la vie laborieuse éteint souvent tous les sentimens. Au rebours de la plupart des paysannes, qui ne voient dans leur progéniture que des bras à employer, Simonne ménageait les forces de sa fille et no la quittait presque point. La petite jeunesse de Claudine échappait ainsi à ces deux écueils du corps et de l’esprit, l’excès de fatigue et le défaut de surveillance.
Un’jour d’hiver que sa mère l’avait laissée au logis pour ne point l’exposer au mauvais temps, Claudine entendit une troupe de cavaliers passer au galop sur la route. Elle se mit à la fenêtre et vit un seigneur petit de taille accompagné de trente gentilshommes au moins qui paraissaient être à lui, car ils le suivaient à distance. Ils étaient tous jeunes, richement équipés, coiffés de larges chapeaux dont les plumes volaient au vent, et ils voyageaient à franc étrier. Tout à coup la sangle de l’un des chevaux se rompit, la selle tourna, et le cavalier tomba dans la boue. La bande entière s’arrêta et mit pied à terre, bormis le seigneur, qui demeura sur son cheval. On s’empressait autour du cavalier démonté. Celui-ci riait de sa mésaventure, mais on voyait, à sa pâleur et au tremblement de ses mains, que la chute avait été rude. Il s’apprêtait à sauter sur le cheval d’un laquais de la suite, lorsqu’il aperçut devant lui une petite paysanne qui lui présentait d’une maiu un verre d’eau et de l’autre une serviette pour essuyer la boue dont il était couvert.
— Je n’ai que faire de cela, dit le gentilhomme. Il ne faut point retarder son altesse pour si peu de chose.
— Rien ne presse, dit le seigneur que l’on traitait d’altesse ; nous n’avons pas d’ennemi à surprendre. Buvez cette eau, monsieur de Bue, et prenez le temps de vous remettre de la secousse. Vous vous êtes fait mal.
Tandis que M. de Bue nettoyait à la hâte ses habits, le grand seigneur, en manœuvrant son cheval, se vint mettre devant Claudine et lui demanda son âge, son nom, si elle avait des parens, à quel métier ils gagnaient leur vie, ce qu’on vendait une pinte de lait et une douzaine d’oeufs, comme si tous ces détails l’eussent fort intéressé. La petite fille répondait avec assurance et simplicité. Le seigneur, touché de sa gentillesse, lui dit d’un air où la bonté se mêlait à la brusquerie :
— Je veux faire quelque chose pour toi. Que désires-tu1 ? Parle vite. Point de bavardages inutiles.
— Ce que je désire ? répondit Claudine. Je ne suis point en peine de le trouver. Il me faudrait quatre écus, non pas pour moi, mais pour mon père.
— Et pourquoi, reprit l’altesse, cette somme de quatre écus ?
— Parce que monsieur de l’impôt doit venir demain et que nous n’avons pas de quoi le payer.
L’altesse tira de sa poche un louis d’or et le mit dans la main de Claudine en lui disant d’un ton sévère :
— Cette pièce vaut le double de la somme que tu demandes. Demain, quand je retournerai à Paris, tu me rendras douze livres.
— Je n’y manquerai point, monseigneur.
Le prince avait déjà lancé son cheval au galop et s’éloignait suivi de ses gentilshommes. Claudine demeura long-temps plongée dans la contemplation du louis d’or ; elle en admira la face où l’on voyait le portrait du feu roi ; elle fit le signe de la croix pour se remettre de son émotion, et rentra toute pensive dans sa cabane. Au retour des champs, dame Simonne apprit avec bien de la surprise l’aventure de sa fille. Il en fallut recommencer deux fois le récit. La mère couvrit de bénédictions le bienfaiteur inconnu, et se perdit en conjectures pour découvrir qui ce pouvait être. Comme elle était peu versée dans l’état de la famille royale et de la cour, elle ne sut à quel nom fixer son esprit, mais elle se promit de payer le percepteur des impôts et de rendre au généreux seigneur les douze livres de surplus. Quanta maître Simon, il fut résolu qu’on ne lui dirait rien de cette rencontre.
Par malheur, des enfans qui jouaient sur le bord de la route avaient vu de loin la chute du cavalier, les secours apportés par Claudine et le geste remarquable du chef de la troupe fouillant dans sa poche et donnant une récompense à la petite fille. Ces enfans trouvèrent maître Simon battant les murs le long de l’avenue, et n’eurent rien de plus pressé que de lui raconter l’aventure de sa fille, si bien qu’en rentrant au logis, le maudit homme, instruit de ce qu’on lui voulait cacher, ne manqua pas d’interroger, de crier à tue-tête, et de lever le bâton, jusqu’à ce qu’il eût saisi le louis d’or, à quoi il attachait au fond plus d’importance qu’à la confession de la vérité. Ce fut le tour de la mère à crier comme une aigle, quand elle vit la plus grosse somme qu’elle eût jamais possédée tomber dans les mains de son mari, c’est-à-dire prendre le plus court chemin du cabaret. À force d’éloquence, elle fit comprendre à maître Simon que, si elle ne payait l’impôt, les gens du roi lui vendraient ses meubles. Pour avoir la paix, le mari consentit à changer le louis d’or. Il donna douze livres à sa femme et s’empara du reste en déclarant qu’il n’en lâcherait pas une obole. À ces mots, la petite Claudine fondit en larmes et se jeta aux genoux de son père.
— Au nom de la sainte Vierge, lui dit-elle, laissez-moi cet argent qui ne m’appartient pas. J’ai promis de le remettre fidèlement au seigneur de ce matin. Le retenir serait un vol et un péché. Voulez-vous déshonorer votre fille et vous-même ?
— Tu es une sotte, répondit le père. Crois-tu que ce prince attende après douze livres ? En te commandant de lui remettre la moitié de son louis, il a fait une plaisanterie, et, si tu t’avisais de lui porter son argent, ses gentilshommes et lui se moqueraient de toi. Qu’on ne m’en parle plus ; je garde les douze livres ; c’est une affaire qui n’incommodera point ma conscience.
Claudine voulut insister, mais le père lui ordonna de se taire et se jeta sur son lit. où il s’endormit du lourd sommeil des ivrognes. La petite fille ne ferma point les yeux de toute la nuit. Il lui semblait qu’elle mourrait de honte, si le jeune seigneur venait à passer sans la trouver au bord du chemin. Pour soulager son cœur, elle résolut de consulter son curé. Elle se leva doucement au point du jour, sortit de la maison sans réveiller ses parens, et courut tout émue au presbytère. Le curé prit d’abord la chose en riant. Il ne parut point comprendre la gravité des scrupules de l’enfant, et commença par dire qu’il n’y avait point d’apparence qu’un prince voulût marchander son aumône, à quoi Claudine répondit avec vivacité qu’il ne lui appartenait pas de juger si le prince avait ou non parlé sérieusement, que ce prince n’avait donné que la moitié du louis d’or, qu’elle s’était engagée à lui remettre le surplus, et qu’elle lui devait tenir parole. Le curé, entendant cela, devint confus. Il posa sa main sur les cheveux blonds de Claudine en murmurant tout bas :
— Mon Dieu, disait-il, depuis trente ans j’étudie votre loi, et je la trouve gravée plus avant dans le cœur d’un enfant que dans le mien.
Le bonhomme prit ensuite sa canne et son chapeau et se rendit au logis de maître Simon. Tandis que sa femme travaillait à l’étable, l’ivrogne ronflait encore. Au bruit que fit le curé, il ouvrit des yeux hébétés en demandant ce qu’on lui voulait.
— Je viens, lui répondit le vieillard, pour vous empêcher de commettre une méchante action.
Maître Simon eut quelque peine à se rappeler l’aventure de la veille ; mais, si les fumées du vin avaient embrouillé ses souvenirs, l’engourdissement du réveil, la faiblesse qui suit un excès et l’embarras de sa langue ne lui laissèrent point de défense contre les argumens de son Tome v. 28 curé. Moitié par surprise et moitié par respect, il consentit à rendre les douze livres sans trop savoir ce qu’il faisait. Le curé prit l’argent, et, le donnant à Claudine :
— Ma fille, lui dit-il, remplissez vos engagemens. Ces quatre écus vous seront comptés là-haut.
À peine le bon vieillard eut-il fait vingt pas hors de la maison, que le dormeur éveillé, reprenant ses esprits, se mit en fureur. Il comprit d’autant mieux ce qui s’était passé, que Claudine, ne voulant point mentir, lui confessa tout ce qu’il voulut savoir. Maître Simon redemanda les douze livres avec des cris épouvantables, en menaçant sa fille de la rouer de coups ; mais, tandis qu’il s’habillait, Claudine s’enfuit et courut au presbytère, se souciant peu d’être battue, pourvu qu’elle sauvât son honneur d’un si grand péril. Elle se tint dans un grenier, regardant avec constance si le seigneur et son escorte retournaient à Paris. Enfin, vers deux heures après midi, ses yeux de douze ans distinguèrent une troupe de cavaliers qui sortait du bois de Vincennes. En reconnaissant les armes qui brillaient et les panaches qui flottaient au vent, elle se mit à battre des mains.
—> Les voici ! monsieur le curé, dit-elle ; voici le prince qui revient à la tète de son armée tout exprès pour recevoir l’argent que je lui dois. Quel bonheur de pouvoir le lui rendre !
La petite fille courut se planter au milieu de la route. Le prince arrêta son cheval, et l’escorte entière fit une halte.
— C’est toi, Claudine, dit le seigneur ; tu viens chercher des nouvelles du gentilhomme blessé. Il va bien, ma mie. Nous te remercions de ta civilité.
— Monseigneur, répondit la petite fille, j’avoue que je ne songeais point au gentilhomme blessé. Je ne pensais qu’à vous rendre les douze livres que je vous dois. Elles m’ont donné bien du chagrin.
— Comment cela* ? demanda le prince.
— Mon père les voulait garder, reprit Claudine ; il assurait (pie votre altesse s’était divertie en me commandant de lui rapporter la moitié «lu louis d’or. Si M. le curé ne s’en fût mêlé, j’aurais manqué à ma parole, et votre altesse m’aurait soupçonnée d’infidélité. Heureusement j’ai pu ressaisir ces quatre écus. Reprenez-les, monseigneur, afin que je dorme en repos.
Le prince fixa un regard énergique et perçant sur les yeux bleus de la jeune fille, comme s’il eût voulu lui pénétrer au fond de l’ame. Il tira lentement de sa poche une grosse bourse remplie d’or, et puis, comme s’il se fût ravisé, il remit la bourse dans son haut-de-chausse.
— Tu as bien fait, dit-il après un moment de silence, de me rapporter fidèlement mon argent. Il ne faut jamais manquer à payer ce qu’on doit ni à tenir ce qu’on a promis. Carde ton honnêteté, ta bonne réputation avant toutes choses, et si quelqu’un te les voulait ravir, ou si la misère t’exposait à les perdre, viens me trouver. Tu auras en moi un défenseur et un ami. Je suis le duc d’Enghien. Souviens-toi de mon nom. Adieu, Claudine.
Après le départ du prince, la jeune fille, assise au bord de la route, réfléchissait aux paroles qu’elle venait d’entendre. Son aventure lui paraissait ressembler à ces contes où l’on voit souvent des génies revêtir des formes humaines pour donner aux enfans des leçons de morale, ou pour exercer une heureuse influence sur leur destinée. Avec le goût du premier âge pour le merveilleux, Claudine se demandait si cette altesse au galop, répandant des avis et des louis, n’était pas un personnage surnaturel. Elle eut soin de se bien graver dans la mémoire le nom du prince, et se rendit à la maison dans le dessein de consulter sa mère. Maître Simon, dont la colère n’était point passée, commença par interroger sa fille avant de la battre. Lorsqu’il apprit la conclusion de l’histoire du louis d’or et le nom du seigneur, il déposa le bâton dont il s’était armé, car le duc d’Enghien ne lui était point inconnu, et l’on s’entretenait alors jusque dans les cabarets de la victoire de Rocroy. Simon se mit donc à rêver aux moyens de tirer parti de la protection d’un prince si puissant. De son côté, dame Simonne bâtissait des châteaux en Espagne, et, dans l’instant même où ces châteaux imaginaires s’élevaient un peu bien haut, Claudine se promettait au fond de son cœur de n’avoir recours au prince que dans la dernière détresse, ainsi qu’il le lui avait recommandé.
A compter de ce jour, maître Simon traita sa fille avec plus de douceur et lui témoigna le respect des âmes basses pour les gens de qui elles peuvent espérer quelque avantage. Du reste, il ne fitqu’ivrogner, comme auparavant, et se vanter des bontés et de l’amitié extrême dont le premier prince du sang honorait sa personne.
Les choses en étaient à ce point, lorsqu’un matin un carrosse s’arrêta devant la chétive masure. On vit descendre de ce carrosse une demoiselle que dame Simonne prit tout d’abord pour une princesse, et à laquelle la pauvre paysanne répondit si sottement par excès d’émotion, que la demoiselle en éclata de rire.
— Ne vous troublez point, bonne femme, dit l’inconnue, et ne vous fatiguez pas à me faire tant de révérences. Je vous suis envoyée par Mme de Boutteville. Vous avez une petite fille de qui son altesse le duc d’Enghien a remarqué la gentillesse. Ma maîtresse et ses enfans ont l’envie de voir votre Claudine. Je viens vous prier de me la confier pour un jour seulement. Je l’emmènerai dans ce carrosse et je vous la rendrai ce soir quand ces dames auront passé leur fantaisie. Elle se divertira en compagnie d’autres enfans, et vous rapportera sans doute des nippes ou de l’argent. Mettez-lui donc sa robe des dimanches, et lui lavez le visage et les mains. Je vous y aiderai ; ce sera l’affaire d’un moment.
Dame Simonne n’osa s’opposer au désir de l’étrangère, qu’elle reconnut enfin pour une femme de chambre de bonne maison. Le nom du protecteur de sa fille, le prestige du carrosse, des grands laquais et du cocher, ne lui laissèrent pas la force d’élever des objections. Elle tira de l’armoire une petite robe de laine brune, et se dépêcha d’habiller Claudine. La femme de chambre voulut poser elle-même sur la tête de l’enfant le bonnet de toile bise appelée bavolet ; elle y ajouta un ruban rose qu’elle ôta de sa coiffure, et trouva Claudine si jolie dans ses habits de paysanne, qu’elle lui promit une pluie de gâteaux et de caresses. Lorsqu’elle fut remontée dans le carrosse avec l’enfant, la demoiselle donna l’ordre aux laquais d’aller à l’hôtel, et les quatre chevaux partirent au grand trot. Dame Simonne, debout sur le seuil de la porte, suivit du regard cette lourde machine qui emportait son unique bien, et puis elle rentra dans sa maisonnette en soupirant.
II.
En aucun lieu de la terre on ne disait de si jolies choses qu’à l’hôtel Rambouillet. Le salon de la marquise était, comme chacun sait, le rendez-vous des beaux-esprits de la cour et de la ville, d’où vient que ce salon était appelé le pays de conversation. Il y avait une grâce ou une profondeur incomparables dans les propos de ces messieurs et de ces dames, selon le sujet des entretiens. La vicomtesse d’Auchy, qui avait commenté les pères de l’église, feignait de savoir le latin, et Mme de Rambouillet le savait naturellement sans l’avoir appris. M’e Paulet et la princesse de Condé, les plus belles personnes de leur temps, et que Henri IV avait aimées toutes deux, n’avaient point leurs pareilles pour dénicher ces termes gaulois qu’elles appelaient de méchans mots. Toutes ces dames enrichissaient le vocabulaire des précieuses d’une quantité de périphrases et de tours ingénieux. On s’inclinait devant les arrêts de ce tribunal, et l’autorité des noms et du lieu était si grande, qu’on se serait fait lapider, si on les eût traités de sornettes. Cela dura jusqu’en 1659. L’on vit alors un comédien tourner sf outrageusement en ridicule le monde précieux, que le prodigieux élan du bien-dire en fut arrêté court, au moment où il n’y avait bientôt plus dans notre langue une seule chose que l’on appelât par son nom.
Un soir, la réunion était peu nombreuse chez Mme de Rambouillet. Les plus intimes habitués de l’hôtel étaient convoqués pour une causerie familière. On avait choisi, dès la veille, un sujet de conversation, car on ne se laissait point prendre au dépourvu. Il s’agissait de dis serter sur la clémence. Chacun s’était mis en mesure d’improviser sur cette riche matière, en y songeant d’avance. Quelques-uns avaient écrit des notes dans leurs portefeuilles, afin de ne point oublier leurs réflexions. Je n’entreprendrai pas de rapporter ici les choses sublimes qui furent récitées dans ce huis-clos du temple d’Arthénice. On y parla de la clémence de telle sorte que, si un libraire eût imprimé un juste volume de ces grands propos, il n’eût jamais été possible aux beaux esprits à venir de trouver rien de neuf sur cette matière. Le poète Gombauld parla de cette vertu chez les anciens et cita force exemples, tels que ceux d’Alexandre et de Titus. Voiture rencontra les plus délicates nuances et les mots les plus piquans ; Des Iveteaux s’éleva aux plus hautes considérations ; M. de Montausier se montra homme de grand cœur et philosophe. La marquise de Rambouillet loua fort Louis XII d’avoir oublié les injures qu’il avait reçues étant duc d’Orléans, et la princesse de Condé prouva que les rois, régnant par droit divin, se devaient tenir pour obligés à la clémence, afin que cette vertu répondit en eux à la miséricorde divine que la religion nous montre infinie, d’où les plus grands criminels sont autorisés à ne jamais désespérer de trouver grâce.
MTMO la princesse allait dire encore furieusement de jolies choses, lorsqu’elle fut interrompue par l’arrivée de M. le duc son fils, qui avait à lui parler. Le duc d’Enghien, à peine âgé de vingt-deux ans, uniquement occupé de guerre et doué d’une activité incroyable, se sentait peu de goût pour les dissertations précieuses. Cependant, après avoir dit tout bas à sa mère ce qu’il lui voulait communiquer, il prit part à la conversation. Pour divertir ce jeune prince par des propos légers, à la portée de son âge, la marquise n’insista plus sur le sujet convenu d’avance. Elle consentit à parler d’autres vertus que la clémence, par exemple du courage et de la magnanimité. Finalement on en vint à citer des traits de générosité de toutes sortes. Mme de Rambouillet raconta l’historiette d’un valet qui était parti pour le Maroc afin de tirer de captivité son maître, prisonnier d’un pirate barbaresque. Ce récit, plus attachant que vraisemblable, fut fort applaudi. Voiture, pour louer la marquise en feignant de la vouloir critiquer, déclara qu’un serviteur si dévoué ne se trouverait point dans tout le domestique du royaume, et que l’ingénieux narrateur avait dû puiser cette anecdote dans sa riche imagination. M"10 de Rambouillet s’en défendit faiblement. Tandis qu’elle faisait assaut de badinage avec Voiture, M. le duc prit la parole :
— Le trait de vertu cité par M"" la marquise, dit-il, est le plus beau du monde. Il n’y manque, à mon sens, qu’une chose à laquelle j’attache du prix dans une historiette, c’est le nom de chaque personnage, la date de l’anecdote et les circonstances précises qui donnent an récit la netteté d’une histoire véritable. Puisque vous êtes de loisir ce soir et que je vous vois en humeur de disserter, je vous en puis fournir à tous un sujet, en vous racontant un trait de vertu qui n’est point une fable. Je l’ai vu de mes yeux aujourd’hui même. L’héroïne est une petite fille de douze ans appelée Claudine, qui demeure au village de Saint-Mandé.
M. le duc raconta l’historiette du louis d’or. Lorsqu’il en vint à dire comment Claudine avait pris au sérieux l’ordre de rapporter les douze livres, et toutes les peines qu’elle avait eues à remplir fidèlement sa promesse, il s’interrompit, et, se tournant vers les dames :
— Que pensez-vous, leur dit-il, que j’aie fait en cette rencontre, ou plutôt qu’auriez-vous fait à ma place ?
M"" la princesse n’hésita point à dire qu’elle eût donné tout de suite dix autres louis d’or à la jeune fille. La marquise assura qu’elle eût pris l’enfant dans son carrosse pour le mener à Paris et l’arracher à sa misérable condition. M"0 Paulet aurait souhaité que cette jeune fille reçût une pension. La vicomtesse d’Auchy lui aurait voulu enseigner elle-même le latin.
— Eh bien ! reprit le jeune prince en souriant, je pensai tout autrement, et je ne fis rien de tout cela. Ma première envie fut de jeter à l’enfant une bourse remplie d’or ; mais je songeai aussitôt qu’une récompense apprendrait à Claudine le mérite et la rareté de son action. C’eût été détruire l’innocence et la simplicité de son ame en lui montrant le monde si méchant et si corrompu que la probité y passe pour une merveille. Je me reprocherais à cette heure d’avoir porté dans son esprit ce fatal trait de lumière. Cette honnêteté naturelle sera déflorée par l’expérience, il est vrai ; mais le plus tard sera le mieux, selon moi, et, s’il arrive qu’elle se fixe par un long séjour dans ce cœur enfantin, j’aurai rendu à la petite Claudine un plus grand service en n’ayant pas l’air surpris de sa vertu que si je lui eusse ouvert les mines du Pérou. J’ai donc remis ma bourse dans ma poche, et j’ai poussé la cruauté jusqu’à reprendre les douze livres que j’avais pourtant données tacitement.
Les belles dames de l’hôtel Rambouillet trouvèrent en effet le procédé du prince d’une cruauté horrible ; mais, à force de disserter, elles tombèrent d’accord sur la justesse des scrupules de M. le duc. La marquise se creusa fort l’esprit pour chercher des moyens mystérieux de faire du bien à la jeune paysanne, sans lui dire de quelle main ni pour quelle raison ce bien la venait chercher dans son village. On imagina plusieurs expédiens fort habilement ménagés ; mais le lendemain les précieuses et leurs amis avaient à préparer pour la suivante séance de beaux discours sur la vengeance, sur la piété filiale ou sur quelque autre sujet, et, comme ces conversations méditées n’offraient point de rapprochement avec Claudine, on l’oublia.
Il faut savoir que M. le duc avait épousé, deux ans auparavant, M’e de Brézé, nièce du feu cardinal ministre, et si jeune qu’elle jouait encore à la poupée. Chez cette princesse venaient beaucoup d’enfans et de jeunes filles, entre autres M"* de Boutteville, fille du fameux batailleur, et qui fut plus tard Uae de Chàtillon, l’une des plus aimables personnes de son siècle. Elle avait alors seize ans approchant. M.m’ la princesse étant Montmorency, de même que les Boutteville, tous ces enfans étaient cousins et cousines par alliance ou autrement. Un jour, le duc d’Enghien, en rentrant chez lui, surprit ce petit monde jouant à des jeux innocens. Il se mit de la partie, et, comme il y prenait plaisir, il s’avisa de dire en riant que les beaux esprits de l’hôtel Bambouillet, avec leurs raffinemens, l’avaient moins diverti que la main-chaude et le colin-maillard. Il en vint naturellement à raconter sa visite dans le salon d’Arthénice et l’aventure qui avait fourni matière aux discours de ces dames. M’e de Boutteville, qui avait autant de cœur que d’esprit, se prit incontinent d’une belle passion pour Claudine ; au lieu de se borner, comme les précieuses, à de vaines suppositions, elle voulut voir l’héroïne de l’historiette. Elle importuna M"" de Boutteville avec l’ardeur de son âge, jusqu’à ce qu’on eût envoyé une femme de chambre chercher la petite paysanne au village de SaintMandé. C’est ainsi que Claudine lit son entrée dans ce grand monde.
Les promesses de la femme de chambre à dame Simonne ne manquèrent point de se vérifier. On caressa fort Claudine ; on admira son air naïf, sa bonne mine, ses yeux intelligens, et par-dessus tout son bavolet de toile bise, qui lui allait à merveille. M"" de Boutteville se sentit une furieuse envie de se coiffer de ce bavolet. Quand elle l’eut sur sa tète, elle voulut aussi essayer la robe de laine, la gorgerette de fil rouge, et puis les bas bleus et jusqu’aux souliers à lacets. L’idée vint ensuite à la duchesse d’Enghien d’habiller la petite paysanne en fille de qualité. Pour cela, on fouilla dans les armoires. Parmi ses robes de l’an passé, M"" la duchesse en trouva une en soie de Naples et presque neuve. Claudine, grande et précoce comme elle était, se trouva de taille à mettre les habits d’une personne plus âgée qu’elle, grâce à la science des habilleuses et aux épingles dont elle fut bardée. On lui accommoda les cheveux au goût du jour ; on la couvrit de rubans ; on lui prêta des souliers de satin, et, quand elle eut le bras nu jusqu’au coude, les doigts enfermés dans des mitaines et l’éventail à la main, on s’aperçut que sa beauté n’avait point de rivale.
— Gageons, dit Mme de Boutteville à sa fille, que vous n’oseriez point aller en public sous ce costume de bavolet te. Vous y seriez éclipsée, ma chère Angélique, et ce serait une leçon profitable que de voir cette petite paysanne remarquée de tout le monde, tandis que nul ne prendrait garde à vous.
— Partons à l’instant, répondit la jeune fille avec impétuosité. Vous me faites injure, madame, en pensant que je serais mortifiée du triomphe de Claudine ; au contraire, j’en serais ravie, et je m’amuserais prodigieusement à voir nos amis détourner les yeux sans me reconnaître. Allons à la place Royale, je vous en prie ; c’est l’heure où l’on s’y promène. Mon frère mènera Claudine à son bras, et je les suivrai de loin avec ma gouvernante.
Le petit Boutteville, plus jeune que sa sœur, accepta la proposition avec joie. Toute la compagnie applaudit fort à ce projet. On fit la leçon à la gouvernante et l’on se rendit à la place Royale. Les violons de Monsieur y jouaient sous les arbres la plus douce musique du monde. Quantité de dames s’y reposaient. Les jeunes cavaliers passaient devant elles, le manteau sur l’épaule, la rapière au côté, balayant le sable avec les plumes de leurs chapeaux en saluant à chaque pas, riant du haut de leur tête et formant des groupes où l’on s’entretenait du retour de Monsieur à la cour, des débuts de sa fille, la grande Mademoiselle, et des affaires d’Allemagne, le tout assaisonné d’épigrammes contre les ministres. Le chevalier de Grammont s’y trouvait, qui préludait à ses succès de conversation et de galanterie. Pour les yeux d’une paysanne, ce spectacle était éblouissant ; aussi Claudine éprouvait-elle un plaisir et une ivresse qu’elle n’avait osé concevoir, pas même en rêve. Il lui semblait qu’une fée l’avait transformée, d’un coup de baguette, en fille de condition, et, pour peu qu’elle regardât ses habits magnifiques, le souvenir de sa masure, de son père ivrogne et de son enfance misérable s’effaçait de son esprit, tant les sensations ont de force dans l’âge tendre ! La bonté, les larmes et les soins de sa mère résistaient pourtant à l’étourdissement, et le visage doux et flétri de dame Simonne était la seule image qui surnageât dans le passé de Claudine.
Au bout de vingt pas, M"" de Boutteville et le duc d’Enghien trouvèrent des gens de connaissance près desquels ils allèrent s’asseoir en faisant signe aux enfans de poursuivre leur promenade. Avec ses quinze ans, le petit Boutteville avait l’air d’un nain auprès de la belle fille qu’il menait à son bras. Il était laid et mal bâti ; mais, sous ses traits grossiers, on commençait à démêler l’énergie de son caractère. Il se tenait aussi fièrement que s’il eût été plus haut de deux coudées, et il affectait de parler gravement avec une civilité respectueuse à sa compagne. Claudine, droite comme un cierge, marchait d’un pas dégagé sans être trop embarrassée de ses jupes longues, et montrait en souriant deux rangées de perles qui relevaient l’éclat de ses joues colorées comme des pèches. MUo de Boutteville observait de loin et se cachait le visage dans un gros mouchoir de couleur, lorsqu’elle rencontrait une personne qui la pouvait reconnaître sous son déguisement. Enfin, les trois enfans jouèrent si bien leurs personnages, que les passans y furent pris, les uns en s’écartant pour faire place à la demoiselle inconnue, les autres en ne daignant pas abaisser leurs regards jusqu’au bavolet de la fausse paysanne.
Le tour de la place Royale n’était point achevé, lorsque M"0 de Boutteville entendit quatre gentilshommes, dont était M. de Gandale, demander d’où venait ce joli minois promené par le petit Boutteville. Trois de ces messieurs confessèrent qu’ils voyaient cette jeune fille pour la première fois ; mais M. de Candale se serait cru déshonoré s’il n’eût pu dire le nom d’une personne de qualité :
— Je la connais parfaitement, s’écria-t-il sans hésiter, et je m’étonne que vous ne deviniez point qui ce doit être.
Mais, quand on lui demanda le nom, il chercha, maugréa contre sa mémoire infidèle, jura qu’il ne connaissait autre et promit de se le rappeler avant la fin de la promenade. Le duc d’Enghien, qui entendit cela, mit M. de Candale au défi de lui dire le nom, et, en le voyant courir d’un groupe à l’autre pour s’enquérir de ce maudit nom sans le pouvoir découvrir, M. le duc se tenait les flancs de plaisir. Pendant ce temps-là, le petit Boutteville et Claudine s’arrêtèrent devant un tas de sable où jouaient des enfans. Tout près d’eux se trouva un gros militaire dont le ventre, sortant d’une cuirasse, retombait jusque dans ses bottes évasées. Son baudrier dessinait une large zone sur le globe de sa personne, et son hausse-col lui montait aux oreilles. Ce vieux militaire portait l’habit de major du régiment de Royal-Italien. Il regarda du coin de l’œil les deux enfans debout auprès de lui, et salua le jeune Boutteville d’un air obséquieux. Il appela ensuite un garçon de quinze ans plongé dans le sable jusqu’aux chevilles et qui se divertissait de tout son cœur.
— Mon fils Thomas, dit le major, n’avez-vous point de honte de jouer avec des enfans ? Venez çà ; présentez vos respects à M. de Montmorency-Boutteville et à cette belle demoiselle.
Le fils Thomas, encore essoufflé de ses jeux, obéit aux ordres de son père avec la gaucherie mêlée de franchise d’un écolier qui ne sait point son monde.
— Vous ne serez pas souvent, reprit le père, en si bonne compagnie, car vous allez mener avec moi la vie des camps et manger le pain du soldat. Profitez donc de l’occasion. Faites votre cour à cette aimable demoiselle. Allons, mon fils Thomas, soyez galant, mordieu ! A votre âge, je ne m’endormais point sur la paille ou sur le pré sans rêver à quelque jeune fille. Ce n’est pas que je vous autorise à élever si haut vos prétentions que de faire le soupirant auprès d’une personne comme mademoiselle ; mais au moins faut-il témoigner que l’on sent l’honneur de fréquenter avec des gens de qualité. Sans cela, on ne vous croirait point gentilhomme.
Et le major tâcha d’adoucir sa voix de stentor, pour ajouter en regardant Claudine :
— Souffrez, belle demoiselle, que je sollicite pour mon fils Thomas l’avantage de se déclarer votre serviteur. Il se nomme Des Riviez. Je suis Jacques Des Riviez, major au nouveau régiment de Mazarin, levé par décret du 27 mars 164.2, aux frais du grand ministre qui gouverne aujourd’hui la France (1).
Claudine allait sans doute répondre qu’elle n’était point demoiselle, mais bien une pauvre paysanne de Saint-Mandé, lorsque le petit Boutteville lui serra le bras et lui fit signe de poursuivre une comédie qui commençait si bien.
— Ma foi, dit le fils Thomas, je ne sais trop ce que c’est que d’être votre serviteur, mademoiselle ; mais, si vous m’en accordez le titre, je m’en tiendrai pour fort honoré.
— Puisque monsieur votre père le désire, répondit Claudine, je vous accepte volontiers pour mon serviteur, à condition que tout ceci ne sera qu’un badinage.
— Monsieur Thomas Des Riviez, dit BoutteviUe, vous allez sur mes brisées, car je suis plus ancien que vous en date ; mais il n’importe : je consens que vous fassiez votre cour à mademoiselle, afin qu’elle puisse compter deux serviteurs au lieu d’un.
— Bon, cela, dit le père ; voilà prendre galamment une rivalité. Mon fils Thomas se peut donc flatter de faire amitié avec vous, monsieur de Bouttevilleî
— Assurément, monsieur.
—11 se souviendra de cette heureuse journée. On en parlera en mon château des Riviez, car j’écrirai la relation de cette rencontrée ma femme. Je pourrai dire à mon colonel, M. le marquis d’Anizy, que mon fils Thomas et moi sommes amis de M. de BoutteviUe.
C’était là le fond de la pensée du major, mais, en bon courtisan, il s’empressa d’ajouter :
—Et tous deux serviteurs de mademoiselle de…
— Claudine Simon, dit BoutteviUe.
Le major s’inclina d’un air pénétré, persuadé qu’il entendait un nom illustre.
— Mon fils Thomas, reprit-il, demandez à baiser la main de mademoiselle.
(1) Le régiment de Mazarin ou Royal-Italien devint régiment d’Orléans en 1600, et enfin le 27e d’infanterie en 1666.
L’écolier déposa un gros baiser sur les gants parfumés de la jeune fille.
— Pour cette fois, s’écria le père, vous êtes engagés tous deux. N’allez point me renier mon fils, mademoiselle.
— Ne craignez rien, répondit Claudine, jusqu’à ce qu’il me renie lui-même.
— Mordieu ! reprit le major, je lui couperais les oreilles plutôt que de souffrir une pareille félonie.
M"1 de Boutteville, qui écoutait cette conversation et observait ce manège, courut en avertir sa mère et le duc d’Enghien. Le prince ne se sentit pas d’aise ; il voulut aussi jouer son rôle dans ce divertissement, et il s’avança vers le major, en feignant de le reconnaître :
— Eh ! lui dit-il, n’est-ce point M. Des Riviez que je vois ? Je vous salue, major ; vous êtes du régiment de Royal-Italien. Ce garçon est sans doute votre fils Thomas, que vous destinez à la carrière des armes.
— Quoi ! s’écria le major, votre altesse nous connaît !
— Je connais tous les braves militaires et leur lignée. Votre fils Thomas est un galantin, à ce qu’il me paraît. Ne l’ai-je point vu baiser la main de M11" Claudine ? Il a raison de débuter de bonne heure. Une balle impériale peut briser le fil de ses amours.
— Votre altesse est d’une bonté qui me confond, reprit Des Riviez. Mademoiselle accepte en effet mon garçon pour son serviteur, mais sans porter atteinte aux droits plus anciens de M. de Boutteville.
— Fort bien, dit le prince. Boutteville était inscrit le premier. Eh bien ! puisque la demoiselle a deux galans, il faut deux maîtresses à votre fils Thomas. Je lui en veux bâiller une de ma main.
— Il la prendra sur votre parole, monseigneur, et les yeux fermés.
— Venez donc, Angélique, reprit le duc d’Enghien, je vous ai trouvé un amoureux dans le régiment de Mazarin. Monsieur Des Riviez, voici la seconde maîtresse de votre fils Thomas. Ce n’est qu’une simple bavolet te, mais elle a sous son bavolet toutes sortes de vertus et de l’esprit comme un démon. L’amitié d’une grande demoiselle sera utile à votre fils Thomas ; il est juste qu’en revanche il accorde sa protection à une pauvre fille. En votre qualité de père, vous ferez du bien à ma protégée, n’est-ce pas, Des Riviez ?
— Monseigneur, répondit le major en balbutiant, l’honneur que votre altesse daigne me faire… Sans aucun doute, je voudrais pouvoir… Nous ne sommes point riches, monseigneur…
— Point riches, interrompit le duc, mais ambitieux et passablement courtisans. Fi ! Des Riviez, pour un militaire, cela n’est guère généreux. Vous imaginez-vous par hasard qu’on vise à votre bourse et qu’on vous demande l’aumône ? Puisque je protège cette bavolet te, elle n’a pas besoin de vous. Je plaisantais, monsieur, et je mettais votre noblesse d’ame à l’épreuve. Et se tournant vers MUo de Boutteville, le prince ajouta :
— Je vois bien que ce galant chevalier vous accepte pour dame, parce qu’il n’ose me refuser, ma pauvre Angélique.
— N’insistez point, monsieur le duc, dit la fausse bavolet te ; ce badinage est assez mortifiant pour moi ; je me souviendrai de cet affront, monsieur Thomas.
— Ne pleurez pas, reprit le duc d’Enghien, je vous trouverai un autre amoureux.
— Hélas ! dit Angélique en feignant de pleurer, c’était celui-là que j’aurais souhaité.
— Voilà qui est sérieux alors, murmura le prince. Monsieur Des Riviez, accommodons-nous : voulez-vous fiancer votre fils ? Je me charge de lui.
Le major fit une grimace de possédé.
— Monseigneur, dit-il, ce serait pousser la plaisanterie un peu bien loin.
— Considérez, mon cher, que de ces deux jeunes filles, l’une est de telle qualité que votre garçon ne saurait prétendre à sa main ; l’autre, à la vérité, est d’une condition au-dessous de la vôtre, mais, en se mariant, on élève sa femme jusqu’à soi. Si messire Thomas déroge à la haute naissance des Riviez, je l’en récompenserai quelque jour. Qu’il choisisse donc entre les deux jeunes filles. S’il prend l’une, ce ne peut être qu’une plaisanterie ; s’il se détermine en faveur de l’autre, ce sera tout de bon, et j’en ferai mon affaire.
— Tenons-nous où nous sommes, monseigneur, et que le badinage commencé demeure badinage.
— C’est votre dernier mot ?
— Le dernier, monseigneur, bien décidément.
— Comme il vous plaira, reprit M. le duc. Je vais donc vous expliquer l’énigme. Cette jeune fille, habillée en bavolet te et qui a essuyé vos mépris, est ma cousine, Angélique de Montmorency-Boutteville. Cette autre, vêtue en personne de qualité, est une petite paysanne du village de Saint-Mandé. Sa mère vend du lait à la porte Saint-Antoine. Ma femme, qui joue encore à la poupée, s’est amusée ce matin avec d’autres enfans à tous ces déguisemens. C’est donc d’une véritable bavolet te que votre fils se déclare le serviteur ; mais il est entendu que ceci est une plaisanterie, et que vous m’avez assez mal fait votre cour. Adieu, major.
Des Riviez, les yeux ronds et la bouche ouverte, se tira la barbe d’un air qui signifiait : o J’ai commis une bévue en voulant jouer de finesse. Le prince s’est moqué de moi, et je perds sa protection, que je pensais conquérir. »
Le duc d’Enghien, enchanté de sa mystification, ne manqua point de l’aller raconter aux promeneurs. Il se donna aussi le passe-temps de railler M. de Candale sur sa prétention de tout connaître, en sorte qu’au bout d’un moment on ne parlait que des deux jeunes filles et de leur travestissement. Les uns s’avisèrent tout à coup de la gentillesse de M’e de Boutteville sous son bonnet de toile bise, les autres admiraient le bon air de la paysanne. Claudine se vit encore fêtée par une foule de dames et de seigneurs inconnus, et puis, l’engouement et la curiosité s’éteignant, on ne fit plus attention à elle. Thomas Des Riviez, qui la guettait de loin, vint l’aborder.
— Mademoiselle, lui dit-il, vous me feriez une injustice, si vous pensiez que je vous ai recherchée pour vos beaux habits. Je vous aimerais autant bavolet te que grande dame. Vous m’avez accepté pour serviteur avec l’approbation de mon père et celle de M. le duc ; je le suis sérieusement. Je m’y engage de nouveau, et je vous demande un peu d’amitié en échange de mon dévouement et de mon respect.
— Vous savez qui je suis ? dit Claudine.
— Je le sais, et je ne changerai point de sentiment lorsque vous changerez de robe. Vous êtes la plus jolie et la plus aimable fille que j’aie rencontrée. Je veux être votre fiancé, s’il est possible, et vous épouser quand vous serez plus grande et que j’aurai gagné mes éperons à l’armée. Si la proposition vous convient, donnez-moi la main en gage de votre foi.
— De tout mon cœur, répondit Claudine. Recevez ma parole : nous serons mari et femme, et, en vous attendant, je prierai Dieu qu’il vous protège à la guerre.
Thomas Des Riviez pressa la main de la jeune fille d’un air solennel et s’enfuit en courant. À quelques pas de là était assise sous les arbres une dame d’une beauté incomparable. Sur ses habits, on ne lui voyait des pieds à la tête que des dentelles et des perles. Cette dame fit signe à Claudine d’approcher, et lui dit d’une voix douce et harmonieuse comme le gazouillement d’une fauvette :
— Mon enfant, ces gens-là vont faire de vous la fille la plus malheureuse du monde. Ils s’amusent de vous comme d’un jouet. Ils vous régaleront de crèmes et de fruits, et n’oublieront qu’une chose, de vous donner le nécessaire pour retourner avec moins de peine dans votre maison. Demain, M. le duc ira au camp, MTM" de Boutteville à son château, ses enfans à d’autres jeux, et vous retomberez dans votre village, où vous retrouverez votre pauvreté plus amère qu’auparavant. Je n’ai point ma bourse sur moi. Prenez ce bracelet. Vous direz à votre mère de l’aller vend re chez maître Cambrai, orfèvre au Pont-au-Change. Cela vaut quelque argent.
— Madame, répondit Claudine, je garderai plutôt ce bijou comme un souvenir de vos bontés. Il me portera bonheur.
— Non, mon enfant, vendez-le. C’est la vertu qui porte bonheur, et je sais que Dieu vous a donné ce trésor-là. Continuez à vivre honnêtement.
— Au moins, reprit Claudine étonnée du ton singulier de la dame, vous plaît-il me dire à qui je dois un si riche présent ?
— Quel besoin avez-vous de savoir mon nom ? Je préfère que vous l’ignoriez. Regardez-moi bien seulement, et, si vous tombiez dans quelque détresse, venez me chercher sous ces arbres. Si je ne meurs pas avant cela, vous me trouverez ici. Mettez le bracelet dans votre poche, et ne parlez de ceci à personne.
L’air mystérieux, la beauté de la dame, sa magnifique parure et sa générosité produisirent sur l’esprit de Claudine une vive impression. Elle obéit au commandement de l’inconnue, lui fit une révérence et s’éloigna, persuadée qu’elle avait eu commerce avec une princesse.
Pour terminer dignement la partie de plaisir, Mme de Boutteville emmena chez elle les enfans, écoliers et jeunes filles, qui voulurent accompagner Claudine. On leur servit un cadeau, comme on appelait alors une collation, et le héros de Rocroi en daigna manger sa part. Quand la nuit vint, la bande se dispersa. Claudine reprit ses habits de paysanne, et redevint bavolet te. On lui donna tout ce qu’elle put porter de fruits et de friandises. Elle glissa furtivement le bracelet de perles fines dans la pochette de son jupon. Le duc d’Eughien, la voyant chargée des restes du cadeau, dit à M’"" de Boutteville :
— Vous me l’avez gâtée, ma cousine. Cette petite fille va s’imaginer que, pour avoir été honnête une fois en sa vie, on mérite toutes sortes de chères et d’honneurs. Encore une bonne action, et quel sera son étonnement de ne point se voir appelée à la cour !
Claudine, entendant cela, rougit jusqu’aux oreilles.
— Monsieur le duc, dit-elle avec vivacité, me croyez-vous donc une ingrate ? Comment ai-je eu le malheur de vous donner une si méchante opinion de moi ? Je n’avais fait que mon devoir, et je le ferai encore à l’avenir, sans souhaiter d’autre récompense que le souvenir de vos bontés.
— Ma foi, j’en tiens, s’écria le prince. Cette petite en sait plus long que moi. Adieu, ma mie ; je vois bien que mes conseils sont inutiles. C’est moi qui t’en demanderai, s’il arrive que mes yeux ne distinguent pas clairement le chemin de l’honneur. Va, n’oublie point que nous sommes une paire d’amis tous deux.
Le duc d’Enghien souleva la jeune fille entre ses bras et la pressa contre sa poitrine avec tant d’impétuosité, que les fruits et les gâteaux roulèrent sur le pavé. Le carrosse était prêt et la femme de chambre attendait. Il faisait nuit noire quand l’équipage s’arrêta au village de Saint-Mandé devant une masure sans fenêtre. L’ombre d’une femme se dessinait sur la porte éclairée par la lueur d’une chandelle. Claudine sentit deux mains chercher ses mains. Elle se jeta dans les bras de sa mère, et au bout d’une heure, la petite bavolet te, couchée sur son grabat, entre des murs lézardés et de misérables ustensiles, témoins éloquens de sa pauvreté, prenait cette journée pour un songe charmant, et le retour pour un affreux réveil. Sa douleur allait éclater, quand le sommeil la surprit si brusquement, que la première larme s’arrêta comme une goutte de rosée au bord de ses paupières.
III.
En s’amusant de la bavolette comme d’un jouet, le duc d’Enghien et Mme de Boutteville l’avaient rendue la plus malheureuse fille du monde, ainsi que l’avait dit le dame mystérieuse. L’une des plus antiques chansons de l’Italie est celle où les pauvres gens ont mis cette vieille vérité, qu’il n’est pas de tourment plus cruel que de se rappeler son heureux temps dans la misère. En ces pays-là, les voix de ceux qui souffrent ont souvent répété cette chanson, et il n’y a pas d’apparence qu’elle y soit de si tôt oubliée.
Quatre ans s’étaient écoulés depuis les événemens qu’on a vus au précédent chapitre, et le souvenir du seul beau jour que Claudine eût encore eu ne lui sortait point de l’esprit. Au milieu des soins du ménage et des travaux qu’elle partageait avec sa mère, elle ne cessait de rêver à ce paradis dont elle n’avait connu les délices que pour les regretter. Le coup d’œil éblouissant de la place Royale avec ses belles dames et ses cavaliers galans, le cadeau de Mme de Boutteville avec les têtes blondes des enfans et les éclats de leur joie, formaient comme une galerie de tableaux que la musique des violons de Monsieur assaisonnait d’un charme enivrant. Lorsque sa besogne était finie, Claudine, assise sous un vieux pommier, s’abîmait dans ses pensées durant des heures entières. Sa mémoire lui rappelait, comme un miroir fidèle, chaque détail de son grand jour de fête. En songeant aux dernières paroles de M. le duc et au baiser dont il l’avait honorée, elle croyait sentir encore contre sa poitrine les Ixmcles d’acier, les aiguillettes, le baudrier, et autour de sa taille les bras robustes du jeune guerrier de Rocroy. Parmi toutes ces images, celle de la princesse mystérieuse et celle de Thomas Des Riviez venaient ajouter aux souvenirs l’espérance d’un avenir meilleur.
Dans le sentiment du juste et de l’honnête que le ciel lui avait gravé au fond du cœur, Claudine découvrait un motif puissant de se rattacher au monde qu’elle n’avait fait qu’entrevoir. Elle avait reconnu à n’en point douter que ce monde-là était meilleur que le sien. Les gens de loisir y pratiquaient le bien, les autres parlaient d’honneur, de gloire, de vertu, mots sublimes qu’on ne prononçait point chez les paysans, hormis au sermon du curé. Ces dames de l’hôtel Rambouillet, qui dissertaient jusque fort avant dans la nuit sur la générosité ou la clémence, étaient au-dessus des humaines faiblesses, et la seule pensée d’une chose condamnable leur devait donner des syncopes. Par conséquent elles vivaient sans reproche et leurs maris de même, autrement elles ne les auraient point épousés. À la cour et à la ville, on ne faisait évidemment que se chérir, se dévouer les uns aux autres, s’unir contre le malheur, mettre sa personne et sa fortune au service de ses amis. L’ingratitude, l’orgueil et la cruauté y étaient ignorés, et, si quelqu’un se fût rendu coupable d’un grand péché, on l’aurait sans doute expulsé de la compagnie. Lorsque, par un retour naturel vers les gens qui l’entouraient, Claudine observait leurs manières rudes, le peu de facilité de leurs mœurs, l’humeur silencieuse que leur donnait le travail incessant, leur passage subit des champs à la table et de la table au lit, souvent sans prendre, par excès de fatigue, le loisir d’embrasser leur femme et leurs enfans ; lorsqu’elle voyait les uns ivrognes, comme son père, les autres intéressés, d’autres encore frappant sans pitié des bêtes de somme, elle pensait être parmi des barbares livrés aux vices de la nature, tandis que le monde des gens de cour n’était évidemment que vertus, mœurs parfaites, culture du cœur et de l’esprit.
En souhaitant de quitter son village, Claudine croyait donc aspirer au bien plus encore qu’au bonheur. Pour toutes ces raisons, elle fréquentait ses voisins le moins possible, sans pourtant leur témoigner ni fierté ni aversion. Lorsqu’elle eut seize ans accomplis, sa beauté donna dans les yeux de plusieurs garçons. Elle fut demandée en mariage, mais elle déclara qu’elle avait d’autres desseins. Maître Simon, qui considérait Claudine comme une personne de condition, n’osa murmurer, et les questions pressantes de dame Simonne sur les desseins de sa fille n’obtinrent pour toute réponse que des caresses. Les garçons impatiens d’avoir femme et ménage trouvèrent d’autres partis, et ne se tinrent pas pour offensés d’un refus. On pensa bonnement dans le village que Claudine voulait demeurer fille, et l’on ne songea point à contrarier son inclination.
Lee bruits publics entretenaient la bavolet te de ses amis de cour. Pendant la campagne d’Allemagne, il n’y avait point de jour où l’on n’apprît quelque victoire du duc d’Enghien, le nom de quelque ville assiégée et presque aussitôt prise. Spire, Philipsbourg, Mayence, s’étaient rendues au jeune prince. Le petit Boutteville avait fait ses premières armes auprès de son cousin, et l’on disait qu’il s’était bien conduit. Si l’on ne parlait point de Thomas Des Riviez, c’est qu’il ne portait pas un nom si fameux ; mais assurément il avait dû se battre aussi bien que les autres pour l’amour de sa fiancée. La bataille de Northngue et ses graves conséquences portèrent si haut la gloire du duc d’Engbien, que la France entière couvrit ce prince de bénédictions. Il y eut des réjouissances publiques, et Claudine, au fond de son aine, en était aussi aise que si on l’eût élue reine de Pologne, comme M’e de Nevers. L’échec de son héros devant Lérida lui fut sensible et la rendit triste durant un mois ; mais d’autres succès la consolèrent. Elle comprit que les amours et leurs sermens passaient après les devoirs de la guerre, et elle ne s’étonna pas trop des lenteurs de son ami à venir réclamer la foi promise. En un mot, la bavolet te était dans ces conditions où les filles se mettent si volontiers, et qui consistent à dépenser pour une idée fixe leurs plus belles années et la fleur de leurs sentimens. On commençait à s’émouvoir des querelles entre la cour et le parlement. La fronde rie allait éclater. Le village de Saint-Mandé, accablé d’impôts, faisait des vœux pour les magistrats courageux qui prétendaient mettre un terme aux abus. Claudine penchait pour le parti de la reine, sans en rien dire, de peur d’être appelée mazarine. Un matin, l’on vit, sur la route de Saint-Mandé, un grand mouvement de troupes. Un détachement de dragons sorti de Vincennes occupait l’avenue. Les paysans laissèrent leurs travaux pour s’enquérir des nouvelles, et on leur apprit que Paris était tout hérissé de barricades. La cour pliait bagages pour fuir une population en fureur. La journée du 26 août 1648 répandait d’un bout à l’autre de la France l’agitation dont Paris donnait le signal. Claudine, se glissant parmi les curieux, s’approcha d’un vieux dragon placé en vedette, le pistolet au poing.
— Monsieur, lui dit-elle, savez-vous ce que fait le régiment de RoyalItalien, et en quel pays il est à cette heure ?
— Je l’ai laissé, répondit le dragon, au siège d’Ypres, il y a trois mois. À cette heure, il bat les Espagnols sous les murs de Lens ; mais il va revenir, car le blocus de Paris est résolu. Est-ce que vous avez un parent dans ce régiment ?
— Un ami, dit Claudine en baissant les yeux.
— J’entends : un amoureux. Peut-on savoir comme il se nomme ?
— Thomas Des Riviez.
— Oui dà ! mais c’est un officier. Je le connais. La belle, vous prenez vos amoureux parmi les gentilshommes. On sait ce que cela veut dire. Et vous portez un méchant bavolet de toile ? Votre galant ne vous paie donc guère pour être sa maîtresse ?
Tome v. 29
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— Nous sommes fiancés, monsieur, s’écria Claudine avec indignation. Je l’attends pour l’épouser.
— C’est-à-dire qu’il vous a promis mariage. Encore une fille enjôlée. Ils n’en font pas d’autres.
La bavolet te s’enfuit épouvantée par les regards et les cyniques paroles de ce soldat.
— Voilà bien ces hommes de sac et de corde, pensait-elle. Ils ne croient à rien d’honnête.
Cependant l’armée de M. le prince arriva sous, les murs de Paris. Le blocus commença, et Claudine apprit, un beau jour, que le Royal-Italien était campé depuis deux mois tout près d’elle, au bourg de Charonne. À cette étrange découverte, un nuage lui passa devaut les yeux ;, mais sa foi robuste ne fut qu’à peine ébranlée. Il fallait que, dans les escarmouches contre les rebelles, Thomas eût reçu quelque blessure, peut-être mortelle. Sans prendre conseil de personne, la bavolet te partit incontinent à travers la plaine inondée de soldats et de maraudeurs. Elle gagna Montreuil, afin d’éviter les lieux inhabités, et redescendit vers Charonne. À l’entrée du bourg, un factionnaire l’interrogea. Comme l’armée royale manquait de vivres, un panier que Claudine avait au bras, et dans lequel étaient quelques provisions, lui servit de prétexte pour franchir les lignes du camp. Sur la place du marché, elle reconnut un piquet de mousquetaires portant les revers bleus du Royal-Italien. Elle s’avança résolument, et demanda où était un gentilhomme nommé Des Riviez.
— C’est notre lieutenant, lui répondit-on. Tirez la clochette de cette maison, et vous le trouverez là-haut.
Claudine sonna. Un mousquetaire ouvrit la porte.
— Annoncez à votre lieutenant, dit-elle, que Claudine Simon, après l’avoir attendu pendant cinq ans, le vient trouver pour lui parler du jour où elle eut l’honneur de le voir en présence de Mme de Boutteville.
Au bout de cinq illimités, le mousquetaire revint appeler la bavolet te et l’introduisit dans une chambre d’où sortirent deux officiers pour la laisser en tête à tète avec Des Riviez. Ce n’était plus l’écolier timide et gauche d’autrefois. Un duvet noir colorait ses lèvres, et le soleil avait basané ses joues. L’uniforme et les mœurs militaires l’avaient transformé à son avantage ; mais Claudine éprouva un serrement de cœur en lui voyant dans les yeux un certain air dur qu’elle ne lui connaissait point. De son côté, le lieutenant trouva la bavolet te fort embellie, en sorte qu’ils commencèrent par se regarder sans dire mot. Claudine n’augura rien de bon de ce silence ; elle s’attendait à un accueil tout dilièrent. À la fin cependant, Thomas se leva et courut à elle avec empressement.
— Qu’il est bien à vous d’être venue, ma chère ! dit-il en lui prenant les mains. Je gage que vous m’accusiez déjà de vous oublier. Je n’ai pourtant songé qu’à-vous depuis cinq ans, et je saurai vous prouver que mes sentimens n’ont point varié. Vous êtes mes premières amours.
— En avez-vous donc eu d’autres ? demanda Claudine.
— Non, sur ma vie ! répondit le lieutenant. Vous serez les premières et les dernières. Ne vous ai-je pas promis fidélité ? Mais vous, comment avez-vous observé la foi jurée ?
Claudine raconta qu’elle avait refusé plus d’un parti, malgré les remontrances de sa mèVe. Elle allait faire quelques plaintes du long retard et du silence de son ami, lorsque Thomas l’interrompit et lui parla des maux, des fatigues et des dangers de la guerre. En l’écoutant, la bavolet te changeait de visage. Elle se félicitait tout bas d’avoir su contenir ses reproches, dont l’injustice et la cruauté l’auraient remplie de confusion.
— Ne pensons plus à nos ennuis passés, ma chère ame, reprit le lieutenant. Nous voilà réunis, et c’est assez. Occupons-nous des moyens de nous voir souvent, et profitons de la liberté que nous offre le voisinage, car qui sait où la guerre me peut conduire demain ?
— Nos épreuves ne sont-elles pas finies, dit Claudine, et n’est-il pas temps de nous marier ?
— Je le voudrais, assurément, répondit Thomas, le ciel m’en est témoin ; mais il faut l’autorisation de mon colonel, le marquis d’Anisy, et l’on ne se marié pas en campagne. Attendons que la paix soit signée. Hélas ! mon père voudra-t-il que je vous épouse ? Je frémis en songeant à la colère où il se va mettre, si je lui parle de vous. Je suis gentilhomme, chère Claudine, et mille obstacles s’élèvent entre nous.
— Monsieur le prince les renversera.
— Mon régiment appartient à M. le cardinal, et non pas au prince de Condé. Prenons patience, ma chère ame, et nous verrons la fin de nos peines. Il suffit que vous m’aimiez. Donnez-m’en l’assurance, et j’aurai plus de courage à supporter les lenteurs et les contradictions.
En parlant ainsi, le lieutenant pressait la taille fine de la jeune fille et baisait amoureusement les tresses de cheveux blonds qui sortaient du bavolet. Comme il s’animait à ce jeu-là, Claudine se dégagea de ses bras.
— Monsieur, lui dit-elle, j’ai plus besoin que vous de courage et de consolations.
— Eh ! quoi, s’écria Thomas, vous repoussez les témoignages de ma tendresse ?
— Non, mon ami, répondit Claudine, je repousse des libertés que votre fiancée ne doit point souffrir pour être digne de vous. Si je ne vous aimais point, serais-je à cette place ?
Le lieutenant ne manqua pas de se plaindre, comme si on l’eût que
r relié, pour amener une réconciliation avec l’accessoire obligé des embrassemens. Tout à coup ses yeux prirent une expression approchant de la violence plutôt que de la tendresse. Il saisit la jeune fille avec force et l’attira sur ses genoux. Claudine poussa un cri d’effroi. Deux lèvres agitées par une étrange convulsion lui fermèrent la bouche. Elle sentit une main se glisser sous sa gorgerette. Dans cette extrémité, Claudine, n’écoutant plus que la pudeur aux abois, frappa le lieutenant au visage à poing fermé si rudement, qu’il lâcha prise. Ils se regardèrent tous deux en palpitant, l’un de rage, et l’autre d’horreur, comme ces héros d’Homère qui suspendent leurs coups pour mieux combattre après.
— Mille démons ! s’écria Thomas ivre de colère, une jolie fille ne sort pas de la chambre d’un mousquetaire mazarin comme elle y est entrée. Mes camarades se moqueraient de moi. J’y veux perdre mon nom et mon grade, si je ne vous mets à la raison.
Le lieutenant s’apprêtait à recommencer la lutte ; mais Claudine lui lança un regard où perçaient l’indignation et le mépris, et, sautant d’un bond jusqu’à la porte, elle l’ouvrit et disparut.
Tant que la frayeur lui prêta des ailes, la bavolet te n’eut d’autre sentiment que le plaisir de sauver son honneur d’un si grand péril. Elle traversa la plaine en courant, sans prendre le temps de respirer ; mais, arrivée au logis, elle tomba évanouie sur le seuil de la porte. Dame Simonne était aux champs, en sorte qu’on n’eut point connaissance de l’expédition de Claudine. Lorsqu’elle revint à elle, la pauvre fille essaya de mesurer l’étendue de son malheur. Elle avait vécu pendant cinq années sur une espérance chimérique. Le passé n’était qu’un mensonge, le présent un lamentable débris, et l’avenir un chaos. En promenant ses regards sur le reste du monde, elle n’y voyait pas une branche où se rattacher, et, dans son désespoir, elle souhaitait la mort avec cette passion que le chagrin inspire aux jeunes filles. Elle attendit avec impatience l’heure du coucher, en dissimulant du mieux qu’elle put le désordre de son ame, et, quand elle fut retirée dans sa chambre, elle leva les mains vers le ciel en s’écriant :
— Seigneur, faut-il que vous m’ayez donné pour objet de ma tendresse le seul gentilhomme perfide et déloyal qui fût dans tout l’univers ! Un seul cœur faux et malhonnête s’est trouvé parmi tant de gens vertueux, et c’est à ce monstre que mon amour tombe en partage ! Que votre volonté soit faite ; mais c’est pour en mourir.
Et la pauvre bavolet te noya ses beaux yeux dans un torrent de larmes brûlantes.
IV.
Le héros de Rocroy n’avait point de goût pour la guerre des pots cassés. Le duc de Beaufort, au contraire, n’en savait point faire d’autre, en sorte que, durant le blocus de Paris, les troupes régulières de la reine furent souvent battues par les frondeurs. La porte Saint-Antoine, les alentours de Vincennes et de Charenton étaient le théâtre ordinaire des escarmouches. Il n’y avait guère de jours où Saint-Mandé n’entendît le feu de la mousqueterie. Un jour, M. de Beaufort, s’étant logé dans les terrains de ce village, y établit à la hâte des travaux de défense que l’armée royale voulut enlever. Les habitans, dispersés dans la plaine, voyaient de loin leurs maisons converties en redoutes et percées par les boulets. Les frondeurs, n’ayant point d’artillerie de campagne, ne purent résister long-temps, et cherchèrent un refuge derrière les murailles de Paris.
Après le combat, les paysans, rentrés chez eux, firent d’un seul mot l’inventaire de leurs pertes : tout était détruit ou endommagé dans leur village. Si quelques bestiaux et quelques meubles avaient échappé au désastre, l’occupation des gens de guerre y mit ordre. Afin de préserver Saint-Mandé d’une nouvelle surprise, un détachement royal s’y établit à demeure, mangeant ce qui restait de vivres sans les payer, et traitant le pauvre monde comme on fait en pays conquis. La basse cour et le colombier de dame Simonne y passèrent jusqu’à la dernière volaille. Quant à sa vache, privée de soins, menacée de périr alternativement sous le sabre des mazarins ou le couteau des frondeurs, elle ne résista pas à tant de vicissitudes, et mourut de maladie. Sur ces entrefaites, la paix fut signée au château de Saint-Germain par l’entremise de H. le prince. On s’en réjouit fort à la cour, et l’on s’imagina que tout était fini ; mais le parlement irrité, le peuple de Paris frémissant encore et le paysan ruiné ne voyaient dans cet accommodement qu’une partie remise. Dame Simonne, réduite à l’extrémité, manquant du nécessaire pour recommencer sa petite industrie, s’abandonnait au désespoir. Claudine tira d’une cachette, où elle l’avait enfermé, le bracelet donné par la princesse mystérieuse.
— Ne pleurez point, ma mère, dit-elle. Voici un bijou qui vous sauvera de la misère. Vous le pouvez vendre en toute assurance à maître Cambrai, orfèvre du Pont-au-Change, et, avec le produit, vous achèterez des bestiaux et des meubles.
À la vue d’un joyau si précieux, Simonne se mit à trembler de tous ses membres. Elle admira la monture d’or plus encore que les perles dont elle ignorait le prix. Claudine lui raconta par quelles circonstances ce trésor était tombé entre ses mains, et comment elle s’en pouvait considérer comme légitime possesseur, les paroles qui avaient accompagné le présent ne laissant point de doute à ce sujet. Après une courte délibération, la mère et la fille prirent leurs capuchons de laine, et se rendirent à Paris. Le Pont-au-Change était alors garni de boutiques de changeurs et de joailliers. Claudine, qui savait lire, chercha le nom de maître Cambrai sur les enseignes, et, ne le trouvant point, elle demanda au premier passant où demeurait cet orfèvre. On lui répondit que Cambrai était mort, mais qu’il avait un successeur appelé Labrosse. La boutique de maître Labrosse, l’une des plus belles du Pont-auChange, attirait les regards par un brillant étalage de vaisselle et de bijoux. L’orfèvre, assis au comptoir, essuyait la poussière d’un écrin. Son visage noir et maigre reposait sur son collet de toile empesée, comme une bécasse rôtie dans un plat de porcelaine. Il laissa le petit ballet de plumes qu’il tenait à sa main pour écouter d’un air sombre ce que lui voulaient les deux paysannes.
— Monsieur, lui dit Claudine avec assurance, il y a cinq ans, M"" de Boutteville et ses eni’ans m’ont envoyé chercher à mon village. Ils m’ont donné un cadeau, et j’ai eu l’honneur de m’asseoir à une table où étaient assis des princes et des ducs. On m’a menée ensuite à la place Royale. J’y jouais avec des enfans, lorsqu’une dame, la plus belle et la plus magnifiquement vêtue que j’aie vue de ma vie, irta fait présent de ce bracelet, en me disant de l’aller vendre à maître Cambrai. Je l’ai gardé jusqu’à ce jour ; mais, les gens de guerre ayant dévasté notre village de Saint-Mandé, je viens avec ma mère vous offrir ce bijou et vous prier de m’en remettre le prix, avec quoi nous achèterons une vache, des poules et des meubles, car la princesse inconnue m’a dit que cela valait quelque argent.
L’orfèvre tira d’un étui ses lunettes et se mit à examiner le bracelet d’un air d’attention extrême. Il prit ensuite un vieux registre dont il tourna long-temps les feuillets. À la fin, il posa le doigt sur un article du registre en murmurant des paroles entrecoupées :
— Quelque argent ! disait-il entre ses dents… Je le crois bien, que cela vaut quelque argent ! L’un des chefs-d’œuvre de maître Cambrai entre les mains d’une paysanne de Saint-Mandé ! Onze perles de la plus belle eau ! la garniture émaillée, avec une tète de lèvrette ciselée… C’est bien cela ; je ne me trompe point. Le conte que me fait cette fille est incroyable.
— C’est pourtant la vérité, interrompit Claudine.
— Ce bracelet, reprit l’orfèvre, a été vendu à un-président de la cour des comptes et non pas à une dame.
— En cherchant bien, répondit Claudine, on découvrirait peut-être que ce président avait acheté le bracelet pour le donner à une dame, à moins qu’il ne le portât sur sa robe de magistrat.
— Vous savez apparemment, s’écria maître Labrosse, qui était ce magistrat ? Le président de Chevry, puisque vous le connaissez, donnait beaucoup aux femmes. Elles lui ont coûté les yeux de> la tête, et il ne méprisait point les bavolet tes ; mais ce n’était pas à elles qu’il offrait des bijoux de cette valeur. Il faut donc qu’on lui ait volé ce bracelet.
— Qu’est-ce que toutes ces horreurs ? interrompit Claudine.
— Je vais vous l’apprendre, répondit l’orfèvre, car j’entrevois enfin la vérité. Vous étiez enfant quand M. de Chevry a perdu ce bracelet ; mais votre mère que voici, et qui pâlit en m’écoutant, sait bien comment ce bijou est venu entre ses mains. Le président est mort, et l’on s’imagine aujourd’hui pouvoir dissimuler le larcin. Me prenez-vous pour un sot, avec votre fable de la dame mystérieuse ? Attendez un moment ; je vous ferai connaître tout à l’heure qu’on ne se joue point de moi.
Maître Labrosse appela son premier commis et lui dit quelques mots à l’oreille. Le commis partit en courant et revint bientôt, accompagné de trois exempts de police et d’un homme vêtu de noir. Aux questions qu’on leur adressa, les deux paysannes comprirent qu’elles avaient affaire à la justice. Toute dénuée d’apparence qu’était son histoire de la dame mystérieuse, Claudine la répéta devant le commissaire avec un air d’innocence et de sincérité qui l’aurait peut-être sauvée, si sa mère ne se fût mise à pleurer et jeter les hauts cris. Le trouble de Simonne passa pour un indice suspect. Les réponses imprudentes et mensongères qu’elle fit par frayeur achevèrent de la perdre. Le commissaire donna l’ordre aux exempts d’emmener ces deux femmes.
— Où nous conduisez-vous ? demanda Claudine.
— En prison, répondit un exempt.
Des passans s’étaient assemblés devant la boutique de maître Labrosse, ayant ouï dire qu’on y avait arrêté deux femmes. Une troupe de polissons s’apprêtait à suivre ces voleuses, que la rumeur accusait déjà de toutes sortes de crimes. Un gentilhomme demanda ce que c’était et s’approcha des exempts. Claudine reconnut M. de Bue et courut à lui.
— Monsieur, lui dit-elle, ne vous rappelez-vous point qu’à SaintMandé vous êtes tombé de cheval, il y a cinq ans, et que j’eus l’honneur de vous servir un verre d’eau ?
—Je me le rappelle en effet, répondit M. de Bue. Vous êtes cette gentille bavolet te que M. le prince prit sous sa protection pour lui avoir rendu fidèlement la moitié d’un louis d’or.
— Précisément. De grâce, monsieur, venez à mon aide, et ne me laissez point accuser d’un vol dont je suis incapable.
Le commissaire consentit à rentrer dans la boutique pour procéder à de plus amples informations. Le gentilhomme témoigna de la vérité des assertions de Claudine en tout ce qui touchait à la rencontre avec M. le prince et au cadeau de Mrae de Bouturville ; mais l’affaire du bracelet n’en demeura pas moins obscure, et, si M. de Bue se porta garant de l’innocence de la jeune fille, il déclara qu’il n’exposerait pas un cheveu sur la vertu de la mère. Le registre de maître Cambrai et le nom du président de Chevry augmentèrent la confusion, en présentant de faux indices que l’on prit pour bons. Le commissaire crut agir avec toute l’indulgence possible en laissant aller Claudine et en remettant dame Simonne aux mains des exempts. La mère et la fille s’embrassèrent ; l’une partit toute en larmes pour la prison du petit Châtelet, et l’autre suivit M. de Bue.
— Ne perdez point courage, mon enfant, dit le gentilhomme ; si votre mère a sur la conscience quelque péché de jeunesse, ce n’est point une raison pour qu’il vous arrive malheur.
— À Dieu ne plaise que je perde courage ! répondit Claudine. L’innocence de ma mère sera reconnue, puisqu’il y a une justice. Je sais à qui m’adresser pour cela.
—Prenez garde, reprit M. de Bue, de réveiller quelque fâcheux souvenir en cherchant la lumière. Votre mère ne vous a point dit tout ce qu’elle a fait à dix-huit ans. Le feu président de Chevry était un libertin. Je vous ai tirée d’un mauvais pas ; n’en demandez pas davantage.
—Monsieur, répondit Claudine, je confesse que les paysans ont toutes sortes de défauts ; mais il y a encore des gens honnêtes parmi nous. Je vous en ferai convenir, pour peu que vous ayez la bonté de m’aider ; et d’abord conduisez-moi, je vous prie, à la place Boyale, afin que je parle à ma princesse inconnue.
— Ce n’était donc pas, dit M. de Bue, une fable inventée pour disculper votre mère ?.
— Je ne mens jamais, répondit Claudine avec fierté.
— Eh bien ! je vous mènerai où vous voudrez, car je suis curieux de voir la fin de tout ceci.
Il y avait à la place Royale la compagnie accoutumée. Les dames étaient assises, comme à l’ordinaire, sous les arbres, et la grande Mademoiselle y avait amené ses violons. Claudine poussa des soupirs en comparant sa triste situation présente avec les délices qu’elle avait goûtées dans ce lieu le premier jour qu’elle y était venue. Il lui sembla qu’elle ne voyait plus sur les visages des promeneurs la même bienveillance qu’autrefois. Ces sourires qu’on lui avait prodigués étant enfaDt, elle ne les retrouvait plus étant jeune fille. Les uns la regardaient avec dédain, les autres avec une attention plus blessante encore. Elle entendit des jeunes gens se dire entre eux :
— Où diable de Bue a-t-il ramassé cette bavolet te ? Voilà une plaisante idée d’étaler ici cette conquête !
— Elle est, ma foi, charmante ! dit un gentilhomme ; j’en soulagerai volontiers de Bue, lorsqu’il n’en voudra plus.
Ces propos, accompagnés de rires pleins d’insolence, auraient indigné Claudine, si de plus graves pensées ne lui eussent occupé l’esprit. M. de Bue paraissait un peu honteux de la compagnie d’une bavolet te.
— Ma mie, dit-il d’un ton presque railleur, voici la princesse de Montpensier ; ne serait-ce pas votre inconnue1 ?
— Non, répondit Claudine, mon inconnue était plus belle… Mais attendez donc : ne la vois-je pas assise à l’écart dans cette allée ? Je la reconnais à son visage d’ange et à sa riche parure : c’est elle ! c’est la princesse !
Claudine courut à la dame mystérieuse, et lui embrassa les genoux sans pouvoir proférer une parole.
— Relève-toi, ma fille, lui dit la dame avec bonté ; il ne faut point faire de scène devant tous ces indifférens. Tu es malheureuse, puisque je te revois ; mais ne t’ài-je pas promis assistance ? Calme-toi donc, et conte-moi tes chagrins.
La bavolet te entreprit avec volubilité un récit de ses infortunes, souvent interrompu par des pleurs, et dans lequel la dame démêla comme elle put la vérité.
— Tu as commis une imprudence, dit-elle, en attendant cinq ans pour vendre mon bracelet. J’avais donné le mot à Cambrai, et je n’y avais plus songé. Si j’eusse été morte, Dieu sait comment tu aurais échappé à l’infamie ! Je suis donc bonne à quelque chose en ce monde. Suis-moi. Cette journée nous sera heureuse à toutes deux.
M. de Bue s’était approché. Il salua la dame en personne de connaissance.
— Je n’ai guère eu de sagacité, lui dit-il familièrement : j’aurais dû deviner que la princesse adorée de cette bavolet te était la femme la plus prodigue qui fût sur la terre ; mais j’ai découvert qui vous avait donné ce bracelet.
— Le président de Chevry, répondit la dame ; je n’en fais pas mystère. — Allons, Claudine, partons sans différer. — Adieu, de Bue.
— Au revoir, princesse, dit le gentilhomme d’un ton peu respectueux.
La dame fit monter Claudine dans un carrosse magnifique, et donna l’ordre à ses gens de la mener chez maître Labrosse. L’orfèvre vint sur le pas de sa boutique, le bonnet à la main.
— Vous avez pensé être cause d’une injustice et d’un malheur, lui dit l’inconnue. J’avais donné le bracelet du président de Chevry à cette petite fille : où est-il à présent ?
— Au greffe du Chàtelet, répondit l’orfèvre.
— Venez avec moi le chercher.
On se rendit au Châtelet, qui était tout proche du Pont-au-Change. La dame laissa Claudine dans sa voiture, et descendit avec l’orfèvre. Au bout d’une heure, ils revinrent tous deux.
Maître Labrosse, dit l’inconnue en mettant le bracelet au bras de
Claudine, combien estimez-vous ce joyau ?
— Cinq cents pistoles, répondit Labrosse.
Votre méprise me coûtera cher, car, en dédommagement de ses
chagrins, je prétends donner à ma protégée le prix du joyau et le joyau par-dessus le marché. Si plus tard elle vous le rapporte, souvenez-vous, cette fois, qu’il lui appartient bien et dûment.
L’orfèvre se confondit en excuses et rentra dans sa boutique en appelant l’inconnue mademoiselle. Claudine apprit ainsi que la princesse n’était point mariée. Le carrosse passa par une quantité de rues et s’arrêta devant un petit hôtel. Tout y respirait le luxe. Les pieds n’y foulaient que des tapis moelleux. La princesse remit à sa protégée une.grosse bourse remplie d’or. Elle lui fit servir une collation, après quoi elle lui donna des robes de soie, des dentelles et des rubans, en disant qu’on ne pouvait porter un si beau bracelet avec le bavolet de toile et les cotillons de laine.
— Mon enfant, ajouta l’inconnue, j’attends de la compagnie ; emporte cette défroque. Mes gens te vont reconduire à Saint-Mandé. Tu reverras ta mère ce soir. L’ordre d’élargissement sera signé avant la nuit. Sois toujours sage. Embrasse-moi et ne m’oublie pas dans tes prières. Je m’appelle Marie, comme la sainte Vierge.
— Hélas ! mademoiselle, s’écria Claudine, faut-il déjà que je vous perde ? Ne pourriez-vou6 me donner une place parmi vos femmes ? Pour vous voir, je serais volontiers la dernière de vos servantes.
— Impossible ! répondit l’inconnue ; ta place n’est point ici ; reste dans ton village.
La bavolet te couvrit de baisers les mains de sa bienfaitrice et se retira le cœur tout gonflé de soupirs. On la fit monter dans le carrosse à quatre chevaux, et en moins d’une demi-heure elle fut à Saint-Mandé. Maître Simon, occupé à ivrogner depuis le matin, n’était point au logis. Pour passer le temps jusqu’au retour de sa mère, Claudine quitta son bavolet, se para d’une belle robe et compta ses pièces d’or en bénissant mille fois le nom de la princesse Marie. La triste aventure du bracelet finissait de la plus heureuse façon du monde. Quels cris de joie allait pousser dame Simonne à la vue de tant de bien ! En sortant de prison, l’aisance, avec toutes se6 douceurs, l’attendait dans sa masure. Elle allait être la plus riche paysanne de son village. Au milieu de ces agréables pensées, la bavolet te entendit un carrosse s’arrêter devant la maison. Elle ouvrit la porte avec empressement et se trouva en face de M. de Buc. Le gentilhomme avait un air sombre et intimidé tout ensemble.
— Mon enfant, dit-il avec hésitation, vous avez bien fait de vous parer, je viens précisément vous quérir de la part de la princesse.
— Comment cela se peut-il ? répondit Claudine. Je la quitte à l’instant. Je me suis séparée d’elle avec bien des regrets ; mais, avant de retourner chez elle, je désire au moins revoir ma mère.
— Votre mère ne rentrera point d’aujourd’hui, reprit de Bue, et je vous mènerai où elle est, si vous le souhaitez.
— Je ne bougerai d’ici, monsieur.
— Eh bien ! puisqu’il faut tout vous dire, apprenez que je viens vous chercher pour vous mener à Saint-Maur, chez votre protecteur, M. le prince, à qui je suis. Il vous ménage une surprise ; faites semblant de ne vous attendre à rien, car il me gronderait fort de vous avoir avertie.
— Excusez-moi, monsieur ; je ne bougerai point d’ici.
De Bue mordit ses moustaches et fît le tour de la chambre à grands pas. La bavolette, effrayée, le regardait en se demandant tout bas quel intérêt pouvait avoir un si bon gentilhomme à s’abaisser au mensonge. Tout à coup de Bue jetta son chapeau sur la table, et, croisant ses bras :
—Finissons cette comédie, dit-il ; c’est assez jouer l’innocente. Quelles accointances avez-vous avec votre prétendue princesse ? Par qui vous a-t-elle fait donner ces nippes et ce bracelet ? Vous me plaisez ; je vous trouve jolie ; combien vous faut-il ?
— Jésus ! s’écria Claudine en chancelant, que signifie cela ? Vous vous trompez, monsieur. Je n’entends rien à ce langage, ou plutôt je tremble de le trop bien entendre.
— Vous ne voulez point me suivre ? reprit le gentilhomme d’une voix terrible :
— Moins que jamais, monsieur, répondit Claudine.
— Au fait, vous êtes sans doute à trop haut prix pour ma bourse, et je préfère vous enlever ; ce sera plus économique.
M. de Bue siffla comme s’il eût appelé des chiens. Aussitôt trois estaflers qui guettaient à la porte se précipitèrent sur la bavolette, et la saisirent à bras le corps. L’un d’eux s’apprêtait à lui mettre un bâillon sur la bouche, lorsqu’il s’aperçut de l’inutilité de la précaution : la pauvre fille était évanouie. On la porta dans le carrosse, et les chevaux partirent au triple galop.
Paul Db Musset. (La seconde partie au prochain n°.)