La Batellerie cambodgienne du VIIIe au XIIIe siècle


LA BATELLERIE CAMBODGIENNE

DU VIIIe AU XIIIe siècle DE NOTRE ÈRE



I. — UNE JONQUE CHINOISE FIGURÉE SUR UN BAS-RELIEF DU BAYON (ANGKOR THOM).

Nous avons observé deux types d’embarcations cambodgiennes, sur tous les bas-reliefs des monuments de Banteai-Chma, d’Angkor-Thom et d’Angkor-Vat. Le premier, plus ou moins relevé aux deux extrémités, décrit, en profil, une courbe à corde très allongée (fig. 1,6). Le deuxième présente une proue et une poupe nettement perpendiculaires à la surface de l’eau (fig. 2). Ce dernier, dessiné une ou deux fois au Bayon, a complètement disparu de nos jours. L’adjonction de voiles ou d’une cabine n’entraîne aucune modification à ces données, pas plus sur les bas-reliefs que dans les sampans modernes. Étudier la forme et les qualités nautiques de la pirogue de trois mètres, c’est étudier celles de la jonque de voyage ou de gala dont seule la longueur du tronc d’arbre, dans lequel elles ont été creusées, détermine les proportions.

L’examen des bas reliefs et celui des jonques actuelles suffisent, en effet, à nous convaincre que les Cambodgiens connurent seulement la barque monoxyle, sculptée dans des arbres. Les textes chinois le confirment : « On fait des bateaux qui ont huit à neuf tchang[1]. On les taille en largeur de six ou sept pieds. L’avant et l’arrière sont comme la tête et la queue d’un poisson[2]. » L’expression « on les taille » signifie bien qu’ils n’étaient pas confectionnés avec des planches jointes (fait mentionné d’ailleurs par Tchaou Ta-Kouan, huit siècles plus tard). Nos figures 3 et 7 attestent enfin que de tout temps les Cambodgiens donnèrent à leurs embarcations l’aspect d’un animal marin ou mythique, monstre ou oiseau.

Je n’ai trouvé nulle part, dans les monuments, le roof en demi-cercle des embarcations modernes, principe de la cabine centrale et semblable à celui des charrettes. Mais à défaut des bas-reliefs, le texte de Tchaou Ta-Kouan nous certifie qu’il était en usage, ce que je crois : « Ils recouvrent les barques de feuilles de Kiao maintenues par des lattes d’aréquier » (traduction Pelliot).

La navigation fluviale, au Cambodge, telle qu’elle pouvait se pratiquer jadis, n’a jamais nécessité d’ancre. Les embarcations grandes ou petites devaient à leur quille ronde et à leur infime tirant d’eau la facilité d’aborder partout. Enfin, pour les mêmes raisons de construction, une simple rame libre ou fixée à l’arrière par le pilote tenait lieu de gouvernail. Sur l’immense déroulement des bas-reliefs, la centaine de jonques représentées sont sans exception dépourvues d’ancre et de gouvernail. Il en est de même des sampans modernes.

Nous pouvons donc établir, sans que la pierre, les textes ni les coutumes modernes nous démentent, les caractères de la batellerie cambodgienne ancienne : construction monoxyle, cabine centrale, ni ancre, ni gouvernail.

II

Dans les sculptures, toutes ces embarcations voguent sur des rivières poissonneuses, sur des lacs et même sur les bassins sacrées des temples (Bayon, face sud). La plus petite est guidée par un pagayeur assis à l’arrière (fig. 1, Banteai-Chma). Ailleurs, un lanceur d’épervier est posté à l’avant (Bayon). À Banteai-Chma, deux hommes transportent une nasse qu’ils vont jeter en un lieu favorable. D’après les proportions ; ces petits sampans mesuraient de deux à quatre mètres de longueur.


Figures 1-6.


Vient ensuite un délicieux esquif à cabine centrale (fig. 2, Bayon). Il est conduit par deux princesses tiarées, tandis qu’une troisième se prélasse sous une toiture élégante soutenue par des colonnettes légères. Cette embarcation agrandie devient la somptueuse jonque d’Angkor Vat (angle sud-ouest, fig. 6), dont la cabine est ornée de pendeloques, de fleurs et de rideaux, conduite par dix rameurs, et enfin la barque à voiles du Bayon (fig. 5).


III

Des embarcations de combat ont souvent été figurées par les sculpteurs. Nous sommes alors en présence de longues pirogues, creusées dans des arbres gigantesques. Actuellement, les jonques de course mesurent jusqu’à 45 mètres de longueur et sont poussées par cinquante rameurs que leurs efforts cadencés lancent à des vitesses incroyables.

Les mesures de prudence étaient prises pour mettre les pagayeurs à l’abri des flèches. Certaines embarcations sont à hauts bords, d’autres pourvues d’une lisse ajoutée qui semble être de rotin tressé comme certains boucliers. Les têtes seules des rameurs dépassent alors et les rames sortent par des sabords (fig. 3 et 4).


Fig. 7. — Jonque de gala de S. M. Sisowath. Construction moderne (proue et poupe).


Ces pirogues légères, rapides, basses sur les eaux, transportaient, outre les pagayeurs, des guerriers prêts aux abordages ; elles sont souvent, à l’avant, munies de deux éperons (fig. 3). Je vois là deux fortes lames tranchantes, redoutables pour les abordages, plutôt que des ornements qui eussent été trop exposés aux chocs et inutiles et qu’on devrait d’ailleurs retrouver dans les jonques de promenade, où ils ne figurent au contraire jamais.


Fig. 8. — Embarcation figurée sur les bas-reliefs du Bayon (Angkor Thom).


Connaissant désormais l’aspect et les variétés de la batellerie cambodgienne à l’époque des monuments et en trouvant confirmation dans celle de nos jours, notre surprise sera grande de découvrir au Bayon (face sud), et uniquement là, un imposant vaisseau fait de planches assemblées, pourvu d’un étambot, d’une poupe surélevée et évidée, surmonté d’une cabine arrière et muni d’une ancre et d’un gouvernail (fig. 8). Ces caractères sont non seulement tous étrangers à ce que nous connaissons au Cambodge, mais ils correspondent à ceux des grandes jonques chinoises qui cinglent jusqu’à Singapoore et Java, calant, lorsqu’elles sont chargées, 2 et 3 mètres d’eau, et qui remontent périodiquement le Mékong aux hautes eaux jusqu’au Tonlé Sap et à Battambang (fig. 9).

Étant donné les dénivellements de 4 à 10 mètres des fleuves et des lacs du Cambodge, les méandres multiples des cours d’eau qu’il faut souvent suivre sous des frondaisons, seuls les sampans à cabine centrale des bas-reliefs, qui ne calent jamais plus de 45 centimètres, répondent aux exigences de la navigation indigène. Mais les Chinois qui tenaient, comme ils le tiennent encore, tout le commerce de cette région, avaient absolument besoin, pour franchir les mers et transporter leurs marchandises, de telles embarcations. Ils arrivaient au Cambodge au moment des hautes eaux, circulaient dans les lacs (région d’Angkor), écoulaient leur chargement, en reprenaient un nouveau pour repartir dans leur pays avant l’époque des basses eaux, où toute circulation devient impossible au-dessus de Kompong Chnang.


Fig. 9. - Jonque chinoise en cale sèche (Cambodge).


Tchaou Ta Kouan, parlant de la cire produite par le Cambodge, écrit au xiie siècle : « Chaque bateau peut en recevoir de 2 à 3,000 gâteaux, un grand gâteau pèse de 20 à 40 livres ; un petit, pas moins de 18 à 19 livres ». La livre étant de 592 grammes, en prenant les chiffres moyens d’après ceux qu’indique notre voyageur, nous trouvons qu’un chargement de bateau était d’environ 2,500 kilogrammes. Or, ce poids est celui que reçoivent couramment les jonques chinoises modernes, semblables à celles des bas-reliefs et des documents, non seulement par la forme, mais encore d’égale capacité.

Le sculpteur cambodgien à qui incomba la tâche de figurer sur son bas-relief ce navire étranger fut assez perplexe et s’exprima confusément. Il manque un bras au treuil ; l’ancre constituée par une masse pesante destinée à s’enfoncer dans la vase, est pourvue d’un anneau qui tend à l’en empêcher, le gouvernail est à l’envers. Sans les indications d’un autre ordre, qui nous ont permis de considérer comme étranger cet unique vaisseau figurant sur les bas-reliefs, ces détails purement techniques n’auraient pas manqué d’éveiller notre attention.

George Groslier.

  1. Tchang = 10 pieds chinois.
  2. Histoire des Ts’i Méridionaux (479-501).