La Bataille des Trente/Les diverses phases du combat

III

les diverses phases du combat.


Avant l’évènement final — c’est-à-dire l’écrasement des Anglais, — la bataille des Trente se développa en quatre phases successives, nettement indiquées et bien caractérisées dans le poème, pour peu qu’on sache le lire et le comprendre. Toutefois pour avoir une vue exacte du théâtre de l’évènement et de la situation des partis au début du combat, il faut recourir à Froissart qui en donne un plan très précis et très exact.

« Quand le jour fut venu dit-il, les trente compagnons Brandebourch (ou Bembro) ouïrent messe[1] puis se firent armer et s’en allèrent en la place où la bataille devoit estre. Et descendirent tous à pied, et deffendirent à tous ceux qui là estoient que nul ne s’entremit d’eux pour chose ni pour meschef qu’il vit avoir à ses compagnons[2]. »

Par les mots « tous ceux qui là estoient » il faut entendre les curieux en grand nombre venus de Josselin, de Ploërmel, de tous les lieux d’alentour pour contempler ce combat, et auxquels les Anglais interdirent expressément d’intervenir dans la bataille, quoi qu’il pût arriver. Froissart continue : « Cil trente compagnons, que nous appellerons Englois à ceste besongne, attendirent longuement les autres que nous appellerons François — Quand les trente François furent venus, ils descendirent à pied et firent à leurs commandement dessusdit[3]. »

« Leurs compagnons, » c’était les amis, les voisins, les compatriotes venus avec eux pour être témoins du combat, dans lequel les Français (c’est-à-dire Bretons) leur défendirent formellement de s’entremettre, comme les Anglais l’avaient fait à ceux de leur parti venus pour le même motif.

« Et quand ils furent l’un devant l’autre (ajoute Froissart), ils parlementèrent un petit ensemble tous soixante[4]  ; puis se retrairent[5] arrière les uns d’une part et les autres d’autre. Et firent toutes leurs gens traire[6] au dessus de la place[7] bien loin. »

Quand Froissart nous montre les deux troupes en face l’une de l’autre, engageant entre elles un colloque, il s’accorde très bien avec le poème, qui, on l’a vu, nous en fait connaître l’objet, c’est-à-dire la proposition faite par Bembro d’ajourner la bataille[8]. — « Toutes leurs gens » dont parle ici Froissart, ce sont les gens de service qui accompagnaient les combattants, les palefreniers pour garder les chevaux, les écuyers servants et les hérauts d’armes pour tenir haut les bannières des chevaliers, les valets portant des vivres, des rafraîchissements, les mires (les médecins pour soigner les blessés), etc.

Au milieu d’une vaste lande ou pacage, qu’on appelle dans le poème « le pré herbu[9], » et qui à ce moment de l’année devait être couvert tout au plus d’une herbe courte et rase, il faut se représenter, pour point central, le chêne de Mi-Voie, non pas vêtu d’une verte et opulente frondaison, comme l’en gratifient tous les tableaux et gravures de la bataille des Trente, mais tordant vers le ciel ses longs bras noirs, ses ramures grisâtres, ses branches nues et rugueuses, car ce n’est pas l’habitude des chênes de Bretagne d’être couverts de feuilles le 26 Mars.

Près de cet arbre, formant en face l’une de l’autre deux lignes plus ou moins régulières, les deux troupes de combattants. En arrière de chacune d’elles, séparés d’elles par un large espace, les chevaux, les hérauts, les gens de service de chaque parti. Plus loin encore en arrière, figurant un vaste cercle, la foule des spectateurs accourus de tous les coins du pays pour contempler cette grande lutte ; et bien qu’il y eût dans cette foule une grande vivacité d’émotions, de profondes oppositions de races de partis et de sentiments, aucune collision, aucun trouble ne s’y produisit, car il y avait trêve alors, nous l’avons dit, entre les belligérants ; mais cette trêve, selon les usages du temps, ne mettait nul obstacle aux combats particuliers par défi et cartel, comme celui de Mi-Voie.

Voilà la scène, voyons le drame.

Première phase du combat.

Après avoir parlementé quelque temps, les deux troupes, Froissart le dit, reculèrent chacune de leur côté, mais en se faisant face, de manière à laisser entre elles un espace libre. « Puis, ajoute Froissart, l’un d’eux fit un signe et tantost[10] se coururent sus et se combatirent fortement tout en un las, et rescouoient[11] bellement l’un l’autre quand ils voyoient leurs compagnons à meschef[12]. »


Ainsi dans ce premier choc entre les deux partis, dans cette première jointe, comme on disait alors, l’ordre donné par Beaumanoir à ses compagnons de combattre en se tenant serrés les uns contre les autres, c’est-à-dire en formant une ligne de bataille, ne fut observé ni par eux ni par leurs adversaires. Pas de ligne de bataille ni de part ni d’autre, puisqu’ils se battirent tout en un tas. En réalité, les deux troupes brûlant d’en venir aux mains coururent rapidement l’une sur l’autre sans garder aucun ordre ; chacun des combattants se rua sur l’adversaire qu’il trouva devant lui sans combiner le moins du monde son action avec celle de ses compagnons ; les deux troupes pénétrèrent ainsi l’une dans l’autre et se livrèrent, au hasard des rencontres, une série assez désordonnée de luttes individuelles. En un mot, cette phase du combat fut une mêlée dans toute la force du terme.


Cette mêlée ne favorisa pas d’abord les Bretons ; deux d’entre eux furent tués : un chevalier, Jean Rousselot ou Rouxelet, et un écuyer, Geofroi Mellon. Trois autres très blessés furent faits prisonniers, dont deux chevaliers, Even Charuel et Caro de Bodégat, et un écuyer, Tristan de Pestivien[13]. D’où une notable infériorité pour les Bretons réduits à vingt-cinq champions contre trente Anglais. « Mais pour ce, dit Froissart ne laissèrent mie les autres de combattre, ains[14] se maintinrent moult vassaument[15] d’une part et d’autre, aussi bien que si tous fussent Rolands et Oliviers… Mais tant se combatirent longuement que tous perdirent force et haleine et pouvoir entièrement. Si leur convint arrester et reposer ; ils se reposèrent par accord, les uns d’une part, les autres d’autre[16]. »

Il y eut une suspension d’armes pour permettre aux combattants épuisés de fatigue de prendre quelque rafraîchissement. Tous en effet allèrent « querre à boire. »

« Chascun en sa boutaille, vin d’Anjou y fut bon. » (Crapelet, p.26).

On a peint les Anglais et les Bretons se mêlant, pendant cette courte trêve, plaisantant, buvant ensemble[17]. Le poème ne dit rien de semblable, et Froissart, on vient de le voir, affirme au contraire que les deux partis se tirèrent chacun à quartier et allèrent se reposer « les uns d’une part, les autres d’autre ». Ce qui était assurément beaucoup plus naturel.

Pendant cette suspension du combat, Beaumanoir arma chevalier, sur sa demande, Geofroi de la Roche, dont un des ancêtres avait pris part à la conquête de Constantinople, et qui promit de soutenir le renom de sa race en frappant rudement sur les Anglais. (Laisse 30, Crapelet p.26).

Deuxième phase.

La courte trêve a pris fin. Les deux partis sont de nouveau en face l’un de l’autre.

Cette deuxième phase du combat commence, comme la première, par un dialogue. Exalté sans doute par les fumées capiteuses du vin d’Anjou, plus encore peut-être par l’échec partiel des Bretons où il voit déjà l’accomplissement des prophéties de Merlin, Bembro lance à Beaumanoir des bravades et d’inconvenantes plaisanteries :

Rends-toi tost, Beaumanoir, je ne t’occirai mie ;
Mais je ferai de toi un présent à m’amie,
Car je lui ai promis, ne lui mentirai mie,
Qu’aujourd’huy te mettrai en sa chambre jolie.

(Laisse 30. Crap., p. 27).

Beaumanoir ainsi provoqué lui répond gravement :

— Jette le dé, Bembro, ne t’épargne pas. Le sort va te frapper, ta mort est proche ! (Laisse 30. Crap, p. 27-28).

Au même instant, indigné des insultes de Bembro, un écuyer breton, Alain de Keranrais, lui crie :

— Comment, vil glouton, tu te flattes de faire prisonnier un homme comme Beaumanoir ! Eh bien, moi je te défie en son nom, tu vas sentir à l’instant la pointe de ma lance.

Il lui en porte en même temps un coup en plein visage, la lance pénètre sous le crâne, Bembro s’abat lourdement. Pendant que ses compagnons se jettent sur Keranrais, le chef anglais d’un effort désespéré se relève et cherche son adversaire ; il trouve devant lui Geofroi du Bois, qui lui lance à tour de bras sa hache d’armes dans la poitrine. Bembro tombe mort. Du Bois triomphant s’écrie :

— Beaumanoir, mon cher cousin germain que Dieu garde ! où es-tu ? Te voilà vengé. (Laisse 31, Crapelet, p. 28).

Cette mort imprévue et si soudaine jette dans les deux partis une telle émotion que la bataille s’interrompt quelques instants. Les Bretons célèbrent par des cris de joie la mort de Bembro ; Beaumanoir impassible les fait taire :

— Laissez celui-là, dit-il, allez aux autres et combattez fort ! le moment en est venu. (Ibid.).

Et en effet les Anglais, après quelques instants de consternation et d’affolement, reprennent leur sang-froid et se groupent autour d’un nouveau chef, l’aventurier Crokart.

Troisième phase

Ce Crokart, Allemand de nation, était le type du soldat de fortune, « un vaillant voleur » dit d’Argentré. D’abord page ou laquais d’un mein herr de Hollande ; son maître mort, il vint chercher fortune à la guerre de Bretagne et entra dans la bande ou compagnie d’un seigneur anglais qui ne tarda pas à être tué ; les compagnons qui formaient cette bande, charmés de l’audace et de l’impudence de Crokart, le prirent pour chef. Alors il fit de beaux exploits de brigand-routier, surprenant, pillant maisons, bourgs, châteaux, qu’il revendait à gros prix aux propriétaires, si bien qu’il fut bientôt riche de 60,000 écus sans compter une écurie de « vingt ou trente bons coursiers et doubles roncins[18] ». Le roi de France voulut l’acheter, promettant de le faire chevalier, de le marier richement, de lui donner « 2,000 livres par an » (100,000 fr, valeur actuelle). Il refusa, préférant pour le plaisir et le profit garder son métier de « vaillant voleur[19] ».

Bembro, enflé d’arrogance, esprit rêveur et extravagant, avait mis toute sa confiance dans les prophéties de Merlin. Crokart était un autre homme ; en s’adressant à sa troupe, il ne se gêne pas pour se moquer du défunt :

— Seigneurs, dit-il, vous voyez comme Bembro, qui nous a amenés ici, nous manque juste au moment du danger. Tous ses livres de Merlin « que il a tant amés, » il n’en a pas tiré deux deniers. Voyez-le, il gît goule bée, « étendu tout à plat sur ce pré. » (ms. Didot). Quant à vous, bons Anglais, je vous en prie, agissez en hommes de cœur. Tenez vous estroitement serrés l’un contre l’autre, et que quiconque vous attaque tombe mort ou blessé. — Tous les Anglais exécutent rapidement cet ordre (Laisse 32, Crapelet, p. 29).

Par suite de cette manœuvre, le combat change de face. Jusqu’ici c’était une mêlée, une série de duels et de luttes par petits groupes, sans ordre ni plan. Désormais, c’est un combat régulier. Les vingt-neuf champions anglais étroitement serrés coude à coude, brandissant devant eux leurs longues piques, forment une ligne de bataille impénétrable, contre laquelle les Bretons lancent et redoublent leurs attaques sans pouvoir la briser ; ils n’y gagnent que des blessures. Les Anglais reprennent courage et chantent déjà leur victoire :

— Vengeons, vengeons Bembro, notre loyal ami ! Tuons-les tous ! n’épargnons rien, la journée sera à nous avant le soleil couchant (Laisse 33, Crap., p. 30).

De son côté le bataillon breton s’est renforcé des trois prisonniers de Bembro — Charuel, Bodegat et Pestivien, — qui délivrés par la mort du chef anglais viennent reprendre leur rang dans la troupe de Beaumanoir et se jettent vaillamment sur les Anglais (Laisse 32, Crap., p. 29). Néanmoins Beaumanoir est plein d’angoisse :

— Si nous ne rompons pas leur ligne, dit-il, honte et malheur sur nous !

Cependant les Bretons s’avisent que cette ligne, formant une muraille de fer énergiquement défendue par les piques et les haches des Anglais, si elle est infrangible quand on l’attaque de face, a cependant deux points faibles, très vulnérables, ses deux extrémités. Pendant que Beaumanoir avec quelques-uns des siens continue l’attaque au centre, les autres Bretons se portent sur les deux bouts de la ligne anglaise, que les compagnons de Crokart s’efforcent de défendre avec fureur ; le combat devient là si ardent et si terrible que le cliquetis des armes, les cris de douleur et de fureur des combattants s’entendent à une lieue loin[20].

Dans cet assaut, la bande de Crokart finit par avoir le dessous ; quatre de ses champions (deux Anglais, un Allemand et le Breton d’Ardaine) sont tués. Les Bretons achètent chèrement ce succès : l’un d’eux, Geofroi Poulart, est couché sur le pré « tout dormant » ; presque tous, lardés par les piques anglaises, ont de grandes plaques de sang sur leurs armures et sous leurs pieds la terre est toute rouge de sang (Laisses 33, 34, Crapelet, p. 30). Beaumanoir lui-même gravement blessé, et qui fidèle à la loi du Carême a jeûné ce jour-là, mourant de faim, de fatigue et de soif par la perte de son sang, demande à boire et provoque l’héroïque réponse de Du Bois :

Bois ton sang, Beaumanoir, la soif te passera ! (Laisse 34, Crapelet, p. 31).

Réponse qui fait bondir Beaumanoir et le jette plus ardent que jamais sur les Anglais.


Quatrième phase.
le triomphe des bretons


Crokart, voyant le défaut de sa première manœuvre, la rectifie, la complète ; il ordonne aux deux extrémités de sa ligne de bataille de se réunir en se recourbant l’une vers l’autre, toujours faisant face à l’ennemi, de façon à former ce qu’on appelait alors un hérisson ou moncel, c’est-à-dire un bataillon carré, véritable tour vivante dont les murs, faits de combattants soudés ensemble, sont hérissés de haches, de piques, de faucharts, etc. Ce que le poème des Trente exprime très bien quand il dit :

Là furent les Englois tretoux en un moncel…
Tous sont en un moncel, com si fussent liés :
Homme n’entre sur eulx ne soit mort ou bleciés (vers 414, 514-515).

Les Bretons se lancent intrépidement sur ce moncel, ils n’y gagnent que des horions. Les Anglais se défendent avec une énergie farouche :


Cil[21] combatoit d’un mail[22] qui pesoit bien le marc
De cent livres d’acier…
Cil qu’il atteint à coup dessus son hasterel[23]
Jamais ne mangera de miche ne de gastel[24].

Un autre

…combattait d’un fauchart
Qui tailloit d’un costé, crochu fut d’autre part.
Devant fut amouré[25] trop plus que n’est un dart ;
Cil qu’il atteint, à coup l’âme du corps lui part[26].

En face de ce bloc terrible sur lequel on ne pouvait mordre, mais qui mordait et navrait ceux qui l’attaquaient ou l’approchaient de trop près. Jean de Beaumanoir était consterné :

Moult grant deul a de voir devant lui tel jouel[27]

Geofroi du Bois s’efforce de rassurer le chef et de relever son espoir :

— Pourquoi donc désespérer, noble sire ? N’avez pas encore avec vous tous vos chevaliers, Charuel, La Marche, Arrel, Tinténiac le preux, Raguenel, Rochefort, Geofroi de la Roche [il eût dû aussi se nommer lui-même]. Tous sont prêts à combattre avec autant de force et de vaillance que des jeunes gens : ils sont bien capables de venir à bout des Anglais. (Laisse 35, Crapelet, p. 32).

Beaumanoir demeure fort anxieux. Car si l’on ne parvient pas à enfoncer le bataillon carré de Crokart, il est aisé de prévoir ce qui va arriver. Les Bretons vont s’acharner dans cette lutte et, exaspérés, s’exposer de plus en plus aux coups des Anglais ; les plus braves d’entre eux finiront par être tués ou mis hors de combat, leur bataillon décimé, démoralisé, très affaibli. Alors les Anglais, qui tassés dans leur moncel comme dans une forteresse, sont beaucoup moins exposés aux coups et se fatiguent bien moins que les Bretons, les Anglais voyant leurs adversaires découragés, abattus, réduits de moitié, fondront sur eux tout à coup et les mettront en déroute.

Beaumanoir envisageait d’un œil morne cette triste perspective, quand il voit à l’improviste un de ses compagnons quitter le combat et encore un des plus braves, Guillaume de Montauban ! Le chef lui crie indigné :

— … « Amy Guillaume, qu’est-ce que vous pensez ?
Comme faux et mauvais courant vous en allez !
À vous et à vos hoirs vous sera reprouchiez. » —
Quand Guillaume l’entend, an ris en a jetté.

Il ne se contente pas de rire ce fuyard Guillaume, il répond :

Besoingnez, Beaumanoir, franc chevalier membrez[28],
Car bien besoingnerai, ce sont tous mes pensés,

Ainsi parlant, il saute sur le dos de son cheval, le presse de l’éperon avec tant de vigueur

Que le sanc tout vermeil en chaït sur le pré[29],


et le précipite sur le terrible rempart des piques anglaises, pendant que lui-même frappe sur les Anglais à grands coups de lance. Manœuvre des plus téméraires, dans laquelle, si on l’eût tentée au commencement de la bataille contre des adversaires en possession de toutes leurs forces, cheval et cavalier auraient infailliblement péri, percés et transpercés. Contre des ennemis affaiblis par la fatigue d’une longue et terrible lutte, c’était encore un coup de folle bravoure, qui avait une chance sur cent de réussir.

Il réussit.

Montauban et son vaillant coursier, traversant une première fois le bataillon anglais, renversent sept ennemis, puis revenant sur leur pas et traçant dans cette masse un second sillon, ils en écrasent trois autres. En même temps tous les Bretons se précipitent dans la trouée et se jettent sur leurs adversaires. Sous ce choc quatre ou cinq de ces derniers sont encore tués. Knolles et Galverly qui s’obstinent à résister ont la mort sur la tête ; enfin ils se résignent à se rendre. On ne parle point de Crokart : il dut se rendre aussi, car il ne mourut que plus tard, assez piteusement ; un de ses trente doubles roncins le jeta dans un fossé et lui cassa le cou[30].

Quant aux autres champions anglais, à commencer par les plus huppés, messire Jean Plesauton, Ridèle le Gaillard, Helcoq son frère, Rippefort le Vaillant, Richard d’Islande le Fier, sans oublier Hucheton Clarnaban et son fauchart, Thomas Belifort et sa masse d’armes de cent livres, tous malgré leurs fanfaronades s’avouèrent vaincus, demandèrent quartier et suivirent en prisonniers leurs vainqueurs, quand ceux-ci rentrèrent triomphalement, le soir, à Josselin.

Les Bretons dans cette journée ne perdirent, semble-t-il, que trois des leurs : le chevalier Jean Rousselet, les écuyers Geofroi Mellon (ou Moëlon) et Geofroi Poulart. Du côté des Anglais il y aurait eu, selon Froissait, une douzaine de morts. Des survivants de l’un et de l’autre parti, pas un qui ne fût couvert de blessures, beaucoup navrés de plaies énormes. Une quinzaine d’années plus tard, Froissart vit un des trente Bretons de Mi-Voie, Even Charuel, à la table du roi de France Charles V : « Il avait, dit-il, le viaire si détaillé et si découpé (le visage si tailladé et si déchiqueté) qu’il monstroit que la besogne fut bien combatue… Et pour ce qu’il avoit esté l’un des Trente, on l’honoroit sur tous les autres[31]. »

Froissart, en effet, écho fidèle de l’opinion de ses contemporains, ne ménage pas son admiration à la grande lutte de Mi-Voie : c’est à ses yeux « un moult, haut, un moult merveilleux fait d’armes, qu’on ne doit mie oublier, mès le doit on mettre avant, pour tous bacheliers encoragier et exemplier[32]. »

Telle fut la bataille des Trente.

Au milieu des défaites de la France, entre le désastre de Créci (1346) et celui de Poitiers (1356), cet exploit merveilleux éclate comme dans un ciel noir d’orages un coup de soleil vainqueur. Il illumine le nom breton d’une auréole de gloire que cinq siècles n’ont point ternie. Aujourd’hui encore, quand devant la pyramide de Mi-Voie un régiment passe, les clairons sonnent, les tambours battent, le drapeau s’incline, officiers et soldats présentent les armes.

Tous saluent ce sol sacré, qui a bu le sang des héros — qui a porté la lutte sublime, terrible, des Trente immortels champions de l’humanité et de la justice, de l’honneur militaire et national de la Bretagne et de la France.

Le peuple des campagnes bretonnes n’a point oublié non plus ceux qui versèrent là pour sa défense le plus pur de leur sang. Vers l’an 1840, un aveugle nommé Guillarm Ar Foll, de Plounevez-Quintin paroisse bretonnante de la haute Cornouaille[33], psalmodiait une vieille chanson bretonne dite Stourm an Tregont (la Bataille des Trente). M. de la Villemarqué passant par là d’aventure la recueillit et en fit quelques années après, l’un des ornements de son beau recueil de poésies bretonnes, le Barzas-Breiz. En voici quelques couplets. D’abord, la prière des trente Bretons au patron des guerriers de la Bretagne, saint Cado :

« Seigneur saint Cado, notre patron, donnez-nous force et courage, afin qu’aujourd’hui nous vainquions les ennemis de la Bretagne.

« Si nous revenons du combat, nous vous ferons don d’une ceinture et d’une cotte d’or, d’une épée et d’un manteau bleu comme le ciel.

« Et chacun dira en vous regardant, ô seigneur saint Cado béni : Au paradis, comme sur terre, saint Cado n’a pas son pareil ! »

En quelques traits énergiques, voici la bataille :

Depuis le petit point du jour ils combattirent jusqu’à midi ; depuis midi jusqu’à la nuit ils combattirent les Anglais.

Les coups tombaient aussi rapides que les marteaux sur les enclumes ; aussi gonflé coulait le sang que le ruisseau après l’ondée ;

Aussi déchiquetées étaient les armures que les haillons des mendiants ; aussi sauvages les cris des chevaliers dans la mêlée que la voix de la grande mer…

Enfin, le glorieux triomphe, où reparaît saint Cado :

Il n’eût pas été l’ami des Bretons, celui qui n’eût point applaudi dans la ville de Josselin, en voyant revenir les nôtres vainqueurs, des fleurs de genêts à leurs casques.

Il n’eût pas été l’ami des Bretons, ni des saints de Bretagne non plus, celui qui n’eût pas béni saint Cado, patron des guerriers du pays ;

Celui qui n’eût point admiré, point applaudi, point chanté : « Au paradis comme sur terre, saint Cado n’a point son pareil ![34] »

  1. Le poème des Trente ne parle point de la messe entendue par les Anglais avant leur départ de Ploërmel, les mœurs du temps ne permettent guère de croire qu’ils aient omis cet acte de religion ; mais on ne voit point qu’ils se soient, comme les Bretons, prémunis contre les dangers de la bataille par la confession et la communion.
  2. Froissart, édition Luce, IV, p.112. Nous citons le texte littéralement en nous bornant à rapprocher de la forme moderne l’orthographe de quelques mots.
  3. Id. Ibid. p.112-113.
  4. Puisque, en tout, ils sont soixante, il n’y en avait donc que trente de chaque côté et non trente-un (Froissart, édit. Luce, IV, p. 113).
  5. Se retirèrent
  6. Ils firent retirer leurs gens.
  7. La place où devait avoir lieu le combat.
  8. Ce colloque préliminaire est le sujet de la vignette mise en tête du manuscrit Didot.
  9. Laisses, 18, 22, Crapelet. 21 et 22.
  10. Aussitôt.
  11. Et se secouraient.
  12. En péril.
  13. Voir laisses 27, 28, 30, Crapelet, p.25 et 26. Il y a quelque obscurité dans les laisses 27 et 28, surtout en ce qui touche Tristan de Pentivien, qu’on pourrait croire mort. Mais comme on le retrouve plus loin (laisse 34, Crap, p.29) blessé mais vivant, et que la laisse 30 (Crap. p.26) dit positivement que les Bretons eurent là trois des leurs prisonniers et deux morts, il est clair que Tristan de Pestivien ne fut pas tué en cette rencontre mais seulement blessé et pris.
  14. Mais.
  15. Très vaillamment.
  16. Froissart, édit. Luce, IV, 113.
  17. Pol de Courcy, Combat des Trente, p.11.
  18. Un roncin est parfois un cheval de somme, toujours un cheval de grande taille et de forte encolure.
  19. Voir Froissart, édit. Luce, IV, p. 69-70 ; et d’Argentré, Hist. de Bret., édit. 1618, p. 392.
  20.  « Et commencza bataille et cruelle et pesant,
    Que une lieue entour va tout restondissant. »

    (Ms. Didot, v. 458).

    Le ms. Bigot (Crapelet, p. 30) porte seulement : Un quart de lieue entour, ce qui est peu.

  21. Celui-ci, ou celui.
  22. Maillet, masse d’armes.
  23. Sur la nuque.
  24. Gâteau. Crapelet, p. 21 et 31.
  25. Affilé.
  26. Crapelet, p. 19-20.
  27. « Un tel joyau » (ironiquement), un tel appareil de résistance militaire. Laisse 35, Crapelet, p. 31.
  28. Renommé, illustre,
  29. En jaillit sur le pré. — Ce vers et les six précédents sont pris dans la laisse : 36, Crapelet, p. 32-33.
  30. Froissart-Luce, IV, p. 70.
  31. Froissart-Luce IV, p. 115 et 341.
  32. Id. Ibid. p. 110 et 338.
  33. Aujourd’hui comne du cton de Rostrenen, arr. de Guingamp, Côtes-du-Nord.
  34. Voir La Villemarqué, Barzas-Breiz, édit. I ; p. 313, 325, 327, 327, 331.