La Bataille de Navarin
Après avoir long-temps grondé sur les nuages,
Le tonnerre en éclats a fini les orages ;
Il est allé tomber aux mers de Navarin.
Seul, le morne Croissant régnait dans la nuit sombre ;
Mais le grand jour qui luit le rejette avec l’ombre,
L’Archipel a revu l’azur d’un ciel serein.
Regardez au Levant ! gloire ! les trois puissances
De six ans, dans un jour, ont vengé les offenses ;
Et l’Asie et l’Afrique ont vainement lutté.
Sur ces bords généreux, France, Albion, Russie,
Que j’aime vos drapeaux couvrant d’une ombre amie
L’autel brisé du Christ et de l’humanité !
Les races du prophète ont été foudroyées !
Lis de France, Aigle russe aux ailes déployées,
Léopards, gloire à vous ! vous n’êtes plus rivaux.
Peuples, vous abdiquez une haine vulgaire,
Et, de la politique agrandissant la sphère,
Navarin vous unit pour des destins plus beaux !
Que poussé par les vents, le bruyant incendie,
Portant ses tourbillons et sa flamme hardie
Dans les vastes sapins, monarques des déserts,
De ses bras dévorans les presse et les enlace,
Les sapins ébranlés tombent… l’Aquilon passe,
Et disperse à jamais leurs cendres dans les airs.
Tels les mâts africains, en forêt balancée,
Superbes s’élevaient sur la vague oppressée
Du fardeau menaçant de leurs mille vaisseaux ;
Mais le souffle d’en haut comme un feu les dévore ;
Pour dire leur destin, à peine il reste encore
Quelques débris errans sur le gouffre des eaux.
Navarin ! ton canon bien loin s’est fait entendre !
Quel combat !… Garnerey, ton art doit-il le rendre,
Ou le mien ? Les boulets, messagers de la mort,
Se croisent en sifflant dans leur route terrible,
Le plomb part du mousquet, l’abordage est horrible,
L’acier luit sur le pont, l’airain tonne au sabord.
Embossé sous ses forts d’où la foudre s’élance,
Sur trois rangs l’Osmanli défend la rade immense :
Le marin du Bosphore, aux yeux étincelans,
Mêle ses cris à ceux du fils de l’Arabie,
L’esclave basané des sables de Nubie
Découvre son front noir sous les agrès brûlans.
Les vaisseaux alliés font un assaut d’audace ;
De ce bassin en feu sillonnant la surface,
Leur manœuvre partout trace l’arrêt du sort.
Nos frégates, nos bricks, citadelles aîlées,
Forcent des ennemis les lignes reculées,
Échangeant avec eux et la flamme et la mort.
Par quels nombreux exploits, aux fastes de mémoire,
France, tes fils encore ont signalé ta gloire !
Je vois le Scipion, entouré de brûlots,
À son bord quatre fois éteignant l’incendie
Et foudroyant les forts et la ligne ennemie,
Comme un Vésuve errant, gronder au sein des flots.
Ses mâts rompus, je vois, aux dangers indocile,
Le Breslaw jeter l’ancre et, colosse immobile,
Braver l’airain brûlant et la vague en fureur.
Au milieu du péril je vois voler l’Armide,
Je vois, je vois partout la Syrène intrépide
Déployer sous le feu son pavillon vainqueur.
Là, c’est la barbarie, et l’orgueil et la rage !
Ici, c’est le sang froid, l’honneur et le courage !
L’air de poudre est noirci, le flot de sang est teint ;
Les vaisseaux du Sultan tour-à-tour disparaissent,
Et sous nos prompts boulets qui dans le ciel se pressent,
Étouffé par degrés le feu des forts s’éteint.
Sur l’abyme bientôt un cri vainqueur s’élève…
Istamboul, tu l’entends ! et ton règne s’achève.
Français, Russes, Anglais, tous ont fait leur devoir !
Dans ce jour ont péri les fils de l’arrogance ;
Et la livide Mort, reine du long silence,
Sur leurs débris fûmans vient planer et s’asseoir…
Qu’Ibrahim, regorgé de sang et de pillage,
Vienne, au déclin du jour, sur son coursier sauvage,
Redemander aux mers sa flotte avec orgueil !
Du milieu des débris sort une voix plaintive,
Et la vague et l’écho répètent sur la rive :
Ils sont tous engloutis dans ce mouvant cercueil !
Ô Grecs, pour nous chanter ressuscitez Pindare !
Ou que Kalvos[1] encore anime sa Cythare…
Rendez grâces aux Rois ! Rendez grâces à Dieu,
À Dieu qui, fatigué de vos longues misères,
Au même instant des Rois allumant les tonnerres,
Abyma vos tyrans dans une mer de feu !
Ô Grecs, sur le rivage assemblez vos familles,
Formez la danse antique, et de vos chastes filles
Laissez nos matelots presser la blanche main !
En essuyant vos pleurs, dansez, ô vierges pures,
Et ne frémissez plus à ces cris, ces murmures,
Que le vent de Morée apporte du lointain !
Ces soupirs ne sont point les soupirs de vos frères,
Qu’égorgea sans pitié le bras des janissaires,
Ou Qu’Ibrahim jeta sur des pals meurtriers !
Ces cris ne sont point ceux des Missolonghiotes,
Des martyrs de Chios et des Ipsariotes ;
Dansez, ô Grecs, dansez sous les bois d’oliviers !
Confondez à l’autel, dans vos chants d’espérance,
Les enfans d’Albion, de Russie et de France ;
Leur glaive cette fois ne vous a point trahis.
D’une palme immortelle ils ont paré leur tête ;
Dans ses hymnes de gloire, à son luth le poëte
Avec orgueil enfin peut nommer son pays !
Sombres chantres du Nord, aux monts couverts de neige !
Poëtes d’Albion que la tempête assiège !
Cygnes de ma patrie ! unissez vos concerts,
Chantez ! que votre Muse, en un vol Pindarique,
Déroule à l’avenir cette page héroïque,
Et que Navarin brille aux yeux de l’univers !
Triomphe, Grèce, ô toi que le présent décore
Autant que le passé ! triomphez, vous encore,
Liberté, Croix du ciel, touchante Humanité !
Navarin réunit vos saints droits dans l’histoire.
L’écho de Navarin, comme un grand bruit de gloire,
Retentira long-temps dans la postérité.
- ↑ Kalvos de Zante, poëte lyrique de la Grèce moderne, dont MM. Julien et Pautthier ont fait passer les belles odes dans notre langue.