La Bataille de Guise Saint-Quentin 23-30 aout 1914/01

La Bataille de Guise Saint-Quentin 23-30 aout 1914
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 34-79).
II  ►
LA BATAILLE
DE
GUISE SAINT-QUENTIN
[28-30 AOÛT 1914)

I


I

La bataille de Guise Saint-Quentin, livrée les 28, 29 et 30 août 1914, a été comme le prélude ou l’ouverture de la bataille de la Marne : elle l’annonça et parut, un instant, en présenter l’idée et le dessein. L’émotion ne dura pas ; les notes qui avaient vibré s’assourdirent. Mais, une semaine ne s’était pas écoulée que le drame reprenait et s’achevait par la victoire.

On ne sait guère, de cette bataille, que ce qu’en apprit au public le communiqué du 31 août, 11 heures. A propos de l’ensemble des Opérations dans le Nord, une phrase était glissée incidemment : «… Cependant, une bataille générale a été engagée avant-hier dans la région Ham-Péronne ; cette bataille a été marquée, pour nous, par un succès important sur notre droite où nous avons rejeté la Garde prussienne et le Xe corps dans l’Oise… »

Les mots « sur notre droite » et le mot « l’Oise » désignaient, — un peu vaguement, — la région Guise Saint-Quentin ; les mots « Ham » et « Péronne » révélaient une pensée du grand État-major désireux de signaler à l’opinion qu’il manœuvrait sur le flanc des armées ennemies. En effet, le jour même où il attaquait l’armée Bülow à Guise Saint-Quentin, Joffre jetait l’armée Maunoury, nouvellement créée, au-devant de l’armée von Klück sur la Somme, à Proyart : et c’était, certainement, pour lui, l’opération principale. Mais il avait des raisons pour ne pas insister : l’allusion ne fut comprise que de quelques initiés. Sans essayer de percer la pensée de l’État-major, l’opinion accepta l’affaire de Guise comme heureuse pour nos armes et d’un bon augure : c’était la première fois qu’on obtenait un succès dans l’Ouest, et cela remontait le cœur.

En réalité, la bataille de Guise Saint-Quentin (qui s’appellerait beaucoup plus exactement la bataille d’Oise-et-Somme) fut tout autre chose qu’un heureux incident tactique, un coup de boutoir habilement assené à l’ennemi et lui causant de lourdes pertes : ce fut le premier acte du grand drame stratégique que le général Joffre avait monté et dont il avait dicté le schéma dans l’Instruction générale du 25 août, 22 heures. L’opération, quoique particulière encore, est déjà de grande envergure ; elle inaugure la défense du territoire français, au lendemain des batailles de Belgique. Si, par suite de circonstances que nous allons exposer, elle ne parvint pas à protéger le massif de Coucy-Saint-Gobain, boulevard de Paris, elle contribua certainement à détourner l’ennemi de la capitale et, par conséquent, à sauver Paris lui-même.

Notre grand Etat-major, ayant repris, rien que par le fait qu’il la livrait, la maîtrise des événements, n’eut plus qu’à attendre l’heure de la bataille de la Marne pour sauver la France.


Les trois termes étroitement liés de cette opération stratégique sont, comme d’ordinaire, le terrain, la manœuvre et l’événement.


I. — LE TERRAIN

Pour un ennemi venant d’Allemagne et occupant la Belgique, la frontière française se présente sous la forme d’une ligne à peu près droite, — sauf la saillie de Givet, — tirée franchement du Nord-Ouest au Sud-Est, depuis Dunkerque jusqu’au Donon.

La nature du terrain divise cette ligne en trois secteurs : un secteur Sud, de Sedan au Donon ; il présente une orographie haute et dense, labourée de cours d’eau, obstruée de montagnes, de collines et de forêts ; le bassin de la Meuse, coulant Sud-Nord, lui fait un formidable fossé. L’ensemble forme un terrain défensif incomparable ; fortifié, comme il l’était, par le génie militaire français, il apparut aux Allemands inexpugnable : il fut le pivot de la résistance française.

Un deuxième secteur va de Sedan à Maubeuge ; ici, au contraire, toutes les portes sont ouvertes : les rivières, les vallées, les routes convergent vers Paris. L’Oise, l’Aisne, la Marne courent vers la capitale : on dirait que le bassin Nord de la Seine vient s’appuyer sur le territoire belge pour faire un pont à l’envahisseur.

Dans le troisième secteur, celui des bassins côtiers, les rivières reprennent, en général, la direction Sud-Nord. La Sambre, l’Escaut, la Somme et leurs affluents seraient à peine des obstacles pour des armées venant de Belgique, mais ni leur importance, ni leur direction générale n’aident à la défense du pays ; l’ennemi qui remonte leur cours marche encore vers Paris.

Le plan allemand s’établit sur ces données géographiques : renonçant à attaquer de front notre puissante défense de l’Est, il n’a d’autre objet que de la tourner ; en raison du nombre de ses troupes et de la masse inouïe de ses artilleries et de ses convois, l’ennemi recherche les chemins larges, nombreux et faciles ; et c’est pourquoi il lance ses armées par tous les points accessibles, pour les réunir seulement, selon le précepte de Moltke, au moment de la bataille. C’est la manœuvre de Schlieffen.

Elle s’adaptait ainsi qu’il suit à la conformation des trois secteurs : l’un des groupes d’armées essaiera de tourner par le Sud-Est, c’est-à-dire par la Trouée de Charmes, le grand obstacle de l’Est ; un autre traversera la Belgique par le Nord de la Meuse pour atteindre le secteur côtier et les vallées de la Sambre, de l’Escaut, de la Somme, en vue de tourner l’obstacle par l’Ouest ; un autre, enfin, chargé de l’attaque centrale, cherchera le joint où la ligne de la Meuse, s’enfonçant en Belgique, laisse une entrée en France par Reims. Il essaiera de se glisser par cette étroite ouverture entre l’Argonne et la forêt des Ardennes.

La tenaille de gauche au Sud des Vosges, la tenaille de droite au Nord de l’Ardenne, la pointe centrale, au Nord de l’Argonne, s’ébranleront d’un même mouvement afin d’arriver à la concentration générale, en Champagne, aux portes de Paris.

Mais la France se défendra : elle se défendra dans l’Est, — et ce sera la bataille de la Trouée de Charmes ; elle se défendra au centre, — et ce sera la bataille de Meuse-et-Aisne (Signy-l’Abbaye) ; elle se défendra à l’Ouest, et ce sera la bataille d’Oise-et-Somme (Guise Saint-Quentin).

Nous avons exposé la bataille de Lorraine ou de la Trouée de Charmes : Castelnau et Dubail ont brisé l’élan de l’ennemi au pied des Vosges[1]. Nous avons dit les batailles du centre : de Langle de Cary, Ruffey, Sarrail se sont jetés au-devant de lui à la coupure de la Meuse et ont protégé Verdun[2]. Nous allons étudier, maintenant, la bataille d’Oise-et-Somme, la bataille de Picardie et des Flandres, d’où dépend l’entrée dans l’Ile-de-France.


Une fois la Belgique franchie, le couloir qui mène à Paris court sur les plateaux et les collines séparant les sources de la Sambre de celles de l’Oise (Nord-Est du département de l’Aisne) et les routes de l’Escaut de celles de la Somme (Nord-Ouest du même département). Sur ces plateaux, s’est établie, en terrain sec, la vieille voie romaine de Bavai à Vermand qui, par la Belgique des Mérovingiens et des Carlovingiens (Tongres, Héristal), vient d’Aix-la-Chapelle et relie l’Allemagne à la France du Nord. Cette, région est éminemment celle de la route, d’où les nombreux « Estrées » qui la jalonnent (strata).

Mais cette route n’est pas la seule. Sur un terrain, moins commode peut-être, mais plus direct, si l’on vise Paris, une « traverse, » un « doublet » s’est ouvert à travers les bois : venant en France par une autre entrée, il frappe à une autre porte : Guise (huis). Ce chemin, après avoir suivi la Meuse jusqu’à Namur et puis la Sambre jusqu’à Charleroi, fait un coude brusque droit au Sud ; il se dérobe à travers les pays plus accidentés des Fagnes et de la verte Thiérache ; partant de Chimay-Marienbourg, il gagne l’Oise, précisément à Guise dont le nom est si caractéristique et, de là, se dirige vers le « blanc paysage français » en suivant quelque temps le cours de la rivière : Guise, Origny, Ribemont, la Fère. La position de la Fère est capitale ; l’ennemi, ici, doit prendre un parti : ou suivre la vallée de l’Oise par Noyon, Compiègne, ou faire un nouveau coude à gauche, pour éviter le dur massif de Saint-Gobain : c’est ce parti que prend le « doublet ; » il se glisse par le pied de la montagne de Laon vers Soissons et gagne la Marne. Caché, au début, sous l’abri des bois, il s’étale ensuite sur les belles et riches plaines du Soissonnais ; ainsi, il tombe à la frontière de la Champagne et de l’Ile-de-France à Fismes (fines), avec ce double avantage d’approcher Paris par Meaux et de séparer la capitale de notre force de l’Est par Épernay et Châlons. C’est la MANŒUVRE DE FISMES. L’ennemi vient de reprendre le chemin après quatre ans. Preuve de l’importance décisive qu’il attache à cette marche par le « raccourci. » En effet, si notre force de l’Est n’a pas été détruite directement, c’est la seule façon de l’annihiler.

Ne considérons que la voie du Sud, le « doublet, » puisque, dans la campagne de 1914, la voie romaine, à la suite des combats de Belgique, a été prise par l’armée anglaise et que, pour celle-ci, la bataille s’est livrée au Cateau.

L’armée française a suivi le chemin de l’Oise et c’est pourquoi ce chemin, qui conduit à Guise, nous intéresse particulièrement. Le chemin de l’Oise n’aborde pas cette rivière vers sa source. En fait, comme l’a très justement établi M. Demangeon, la trouée de l’Oise, fameuse chez les géographes, n’existe pas. L’Oise, jusqu’à Hirson, est un ravin sans route et sans issue. En 1914, les armées l’ont entièrement négligé. C’est seulement à partir de Guise que la route venant de Couvin, entre Fagnes et Thiérache, leur est accessible.

Jadis la bataille pour l’Oise eût duré des mois et se fût accrochée à chaque motte de terrain ; le pays était couvert de petites forteresses, le Nouvion, la Capelle, Guise, Ribemont, où Vauban, après les ingénieurs du moyen âge, avait épuisé ses efforts ; mais, surtout, elle se heurtait aux deux grandes places-refuge de Saint-Quentin et la Fère.

Nous avons dit la raison géographique de la place de la Fère, à la tête du massif de Saint-Gobain. Son nom seul la définit : la Fère (firmitatem) la forteresse. Au débouché des deux routes, celle du Cateau et celle de Guise, la Fère commande l’Oise de l’Ile-de-France.

La position de Saint-Quentin, de caractère plus complexe, est non moins importante. A l’origine, la capitale du Vermandois était Vermand, à la tête de la voie romaine. Mais, à partir de l’ère gallo-romaine, la métropole s’est déplacée : remontant la vallée de la Somme, elle vint s’installer sur la crête entre Escaut, Somme et Oise. L’objectif fut évidemment de se rapprocher, le plus possible, du bassin parisien, sans renoncer cependant au contact avec les autres bassins, tournés vers le Nord, celui de la Somme et celui de l’Escaut. Donc, par la volonté des empereurs, Saint-Quentin (l’Augusta Veromanduorum) est un observatoire qui surveille et protège à la fois tout ce qui vient de Belgique et tout ce qui y va. On voit comment des trois nœuds dépend toute la contrée : c’est Guise, la porte, Saint-Quentin, la crête, et la Fère, la forteresse.

Les temps modernes ont changé les conditions de la défense. Les remparts à la Vauban sont tombés au souffle des artilleries plus puissantes : le sol est resté le seul et véritable rempart. Sur les bords de la Sambre française, sur les bords de l’Escaut, sur les bords de la Somme, s’établiront les organisations appuyées sur les collines et les forêts. Une fois les batailles de Belgique perdues, l’effort de la résistance se portera, d’abord, sur la région boisée qui environne la frontière, Fagnes et Thiérache, forêt de Trélon, forêt de Chimay, forêt du Nouvion, forêt de Saint-Michel. Des travaux de défense avaient été préparés, en effet, par les ordres du général Joffre, dans la Thiérache, autour de Vervins et du Nouvion. Mais la rapidité des événements interdit tout arrêt dans ce couloir. Les artilleries et les convois modernes exigent un champ plus libre, des routes plus nombreuses, des communications plus assurées. De telle sorte que, par la nécessité des choses, le problème de la défense sur la voie Guise Saint-Quentin-la Fère, se transporte un peu plus bas, au flanc même de cette route, dans une région admirablement préparée par la nature et qui la commande comme un formidable bastion, le plateau du Marlois.

A mi-chemin entre Guise et la Fère, juste en face du coude de l’Oise prenant sa direction vers le Sud, à Origny-Sainte-Benoîte, un quadrilatère déterminé par Guise, Vervins, Marle, Ribemont, dessine une magnifique terrasse qui, tantôt, tombe à pic, tantôt s’allonge en pentes douces vers la vallée de l’Oise. Cette terrasse est traversée, de part en part, par deux routes qui se croisent : la route de Vervins à Saint-Quentin et la route de Guise à Marle ; elles se coupent aux abords de Sains-Richaumont. Ce massif est d’une altitude moyenne de 100 à 120 mètres. Ses vues sont admirables sur le cours de la rivière. Par l’Est, il domine Vervins et l’entrée de l’Oise ; par le Nord, il domine Guise ; par l’Ouest, il domine Saint-Quentin, et, par le Sud-Ouest, la Fère. Au point de vue géographique, la bataille pour Guise Saint-Quentin-la Fère doit s’engager au pied de ce bastion.


II. — LA MANŒUVRE

Mais on ne se bat pas uniquement sur des données géographiques : voyons, maintenant, pour quelles raisons militaires Joffre, choisissant l’heure et le lieu, accroche la bataille ici.

Ces raisons dépendent des marches et des opérations accomplies par les deux armées adverses depuis la bataille de la Sambre.

A la suite de la double défaite de Charleroi et de Mons, les deux chefs des années alliées, French et Lanrezac, avaient donné l’ordre de la retraite, et leurs décisions avaient été approuvées et étendues à tout le front français par l’Instruction du 23 août. Joffre avait décidé de donner du champ à ses troupes pour leur permettre de reprendre haleine et de recevoir des renforts, et pour se donner à lui-même le temps de manœuvrer.

Mais il avait gardé la ferme résolution de ressaisir, au plus tôt, l’initiative : l’ordre de retraite n’était, dans sa pensée, que la préparation d’une nouvelle et prochaine offensive. Cette conception s’était traduite, dans l’Instruction, par le paragraphe Ier, qui domine et mène tous les autres : « La manœuvre offensive projetée n’ayant pu être exécutée, les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer, à notre gauche, par la jonction des 4e et 5e armées, de l’armée anglaise et de forces nouvelles prélevées dans la région de l’Est, une masse capable de reprendre l’offensive, pendant que les autres armées contiendront, le temps nécessaire, les efforts de l’ennemi… »

CARTE POUR LA MANŒUVRE D’ENVELOPPEMENT

L’Instruction générale avait, d’ailleurs, prévu l’éventualité de combats en retour ou en coups de boutoir : « Le mouvement sera couvert par des arrière gardes laissées sur les coupures favorables du terrain, de façon à utiliser tous les obstacles pour arrêter, par des contre-attaques, courtes et violentes, dont l’élément principal sera l’artillerie, la marche de l’ennemi ou tout au moins la retarder. »

Enfin, l’Instruction générale avait, dans ses paragraphes 7 et 8, indiqué le projet d’une contre-attaque générale en direction de Bapaume-le-Catelet-Bohain-la-Fère, contre-attaque qui serait engagée dès que le général en chef jugerait les conditions favorables.

Sur ces données les deux armées alliées, l’armée anglaise et la 5e armée (armée Lanrezac), se replient dans une direction générale Sud-Ouest qui les rapproche de Paris, non seulement pour protéger la capitale, mais pour gagner les positions d’où l’offensive pourra se déclencher.

Telle est la volonté du haut commandement français.

Mais on n’est pas seul à la guerre, et il faut aussi tenir compte de la volonté de l’ennemi. L’ennemi, malgré les succès obtenus par lui sur la Sambre, a été trop éprouvé pour prendre la poursuite et pour se faire l’illusion de croire qu’il puisse, par une simple galopade, anéantir les armées ennemies. Il est donc obligé de manœuvrer, lui aussi. Après avoir soufflé, il s’en tient au plan élaboré par le grand État-major.

Sur un point seulement, ce plan est modifié : originairement, il visait l’occupation immédiate des ports et de la côte (Dunkerque et peut-être Calais). L’initiative prise par Joffre en attaquant sur la Sambre et la présence de l’armée d’Amade ont mis le général von Moltke dans la nécessité de renoncer, pour le moment, à cet élargissement de son action vers les rivages de la Manche. Entraîné dans le sillage des armées qui sont devant lui, il ne peut se relâcher un instant de la tâche qu’elles lui imposent. Aussi, persuadé qu’il peut les atteindre et leur porter le coup fatal, il se décide à tout sacrifier pour arriver à déborder l’aile gauche de ces armées et à saisir, notamment, l’armée britannique, qui tient celle aile, dans un large mouvement tournant. S’il réussit, il bousculera l’armée French sur l’armée Lanrezac de façon à faire, du tout, une masse confuse, et il tombera sur elles, toutes forces réunies, à l’heure qu’il jugera opportune. Ce programme est indiqué, par le communiqué allemand du 27 août, qui le considère déjà comme en partie réalisé : « L’armée du général von Klück a culbuté l’armée anglaise près de Maubeuge, par un mouvement tournant… »

D’ailleurs, les faits parlent. Aussitôt le résultat heureux de sa première rencontre avec l’armée anglaise obtenu à Mons, von Klück poursuit la manœuvre à vaste envergure qui doit le porter, d’abord, sur le flanc de l’armée britannique dans la région de Cambrai. Cette tâche sera surtout l’œuvre de la cavalerie. Le corps de cavalerie von der Marwitz, qui devait préalablement opérer sur les bords de la mer, est ramené vers le Sud : il prend l’extrême droite, l’aile marchante. Le IIe corps (von Lissingen) marche à l’alignement et tourne avec lui ; les autres corps de l’armée von Klück emboîtent le pas et ils sont suivis par ceux de l’armée von Bülow, tous marchant face au Sud-Ouest et presque face à l’Ouest, tous s’étirant sur une ligne oblique pour se retourner finalement sur le flanc de l’ennemi.

Telle est la fameuse conception « géniale » ; elle est inscrite sur le sol même par le pas des régiments.

Rien qu’à cet aperçu général, on voit comment la conception allemande va se heurter à la conception de Joffre.

Joffre, ayant lu dans le jeu de ses adversaires, oppose contre-manœuvre à manœuvre ; on prétend tomber sur son flanc ; il prépare l’intervention d’une armée nouvelle destinée à tomber sur le flanc qu’on va lui présenter.

Von Klück croit qu’il n’a pas d’ennemi devant lui, et il fonce. Joffre lui ménage une surprise, et il attend.

Mais, pour que la conception française puisse se réaliser, trois conditions sont nécessaires : 1° il faut que la ligne du front, à laquelle se heurteront les gros de l’ennemi, reste intacte et sans lacune ; 2° que la masse de manœuvre soit prête à temps, et 3° que la clef du système de l’Oise, la Fère, soit encore entre nos mains.


Ces données générales une fois précisées, il y a lieu de suivre les opérations et les marches qui ont amené les armées sur le terrain.

Puisque l’armée britannique, formant l’aile gauche de l’armée alliée, est particulièrement visée par la conception allemande, et puisque, d’autre part, dans la conception du haut commandement français, cette armée doit former le centre de la masse de manœuvre, ce sont les opérations de cette armée qui importent le plus : selon que l’armée britannique se sera laissé déborder par l’armée von Klück ou qu’elle aura échappé, selon qu’elle sera ou non en position à l’heure des rencontres décisives, l’une ou l’autre des manœuvres réussira ou échouera.

La situation du maréchal French est vraiment des plus critiques : il s’en est expliqué lui-même avec une parfaite loyauté. Il-n’a qu’une pensée, d’ailleurs profondément juste, c’est de conserver à l’Angleterre l’armée, l’unique armée qui peut permettre à cette puissance d’en encadrer d’autres et de continuer à prendre part à la lutte. Ce qu’il craint par-dessus tout, c’est de se laisser prendre à un piège de l’ennemi qui l’attarderait sur une position où il courrait le risque d’être cerné. Voici ses propres paroles : « Les essais réitérés de l’ennemi pour tourner mon flanc me prouvaient son intention de m’acculer à cette place (il s’agissait alors de Maubeuge) pour m’y cerner. Je sentis qu’il n’y aurait pas un moment à perdre pour me retirer sur d’autres positions… Considérant la retraite ininterrompue des Français à ma droite, mon flanc gauche exposé, la tendance de l’ennemi (IIe corps) à m’envelopper et, plus que tout, l’épuisement de mes troupes, je me décidai à faire encore un grand effort pour continuer ma retraite jusqu’à ce que je pusse mettre entre mes troupes et l’ennemi un obstacle important comme la Somme ou l’Oise et leur accorder, avec un peu de repos, la facilité de se réorganiser. Les ordres furent donc envoyés aux chefs de corps de poursuivre leur retraite aussitôt que possible, vers la ligne générale Vermand-Saint-Quentin-Ribemont. »

French sentait von der Marwitz et von Klück sur ses talons ; il se savait hors d’état de résister à une attaque puissante. Donc, avant tout, échapper : le vieux soldat d’Afrique voulait avoir de l’espace devant lui.

L’exécution de ce projet fut réalisée en deux temps : une période de combats où, malgré sa hâte, l’armée anglaise fut encore rejointe par de puissantes avant-gardes ou même des corps allemands et dut livrer bataille, à Landrecies et au Cateau, pour se dégager ; et une période de marches où les troupes, une fois hors de contact, continuèrent à progresser droit devant elles pour se mettre à l’abri et se reconstituer.

Aussitôt après Mons, le maréchal French, pour échappera l’attraction de Maubeuge, avait donné l’ordre de retraite par le Cateau ; il adoptait ainsi la voie classique, la voie romaine. Mais, un obstacle se présentait, c’était la forêt de Mormal, à cheval sur cette voie. Quel parti prendre ? La longer à l’Est, la traverser de part en part, ou la longer à l’Ouest ? L’ordre général fut donné de prendre, autant que possible, à l’Ouest de la forêt. Mais, pour éviter l’encombrement, le Ier corps qui, sous les ordres du général Douglas Haig, formait la droite, s’engagea à l’Est. La retraite anglaise se produisit, ainsi, en forme de fourche et ses deux corps se trouvaient, dès lors, séparés.

L’ennemi tenta de profiter de cette circonstance favorable. Il détacha ses avant-gardes à la poursuite du Ier corps avec mission de saisir les ponts de Landrecies avant qu’il n’y fût arrivé. Douglas Haig livre un vigoureux combat d’arrière-garde ; il se tire d’affaire, mais non sans être contraint de se porter encore plus à l’Est, si bien que, le 27, il se trouve rejeté vers Boué-Etreux, c’est-à-dire sur l’Oise supérieure, tandis que l’autre corps anglais, le IIe, commandé par Smith Dorrien, marchait franchement vers l’Ouest en suivant la vieille voie romaine par le Cateau.

Le commandement allemand, tout en poussant Douglas Haig sur les lignes de Lanrezac et en produisant ainsi cette première confusion sur laquelle il comptait, ne perdait pas de vue Smith Dorrien ; c’était son principal objectif. Celui-ci pourrait-il échapper à la manœuvre qui allait lui tomber sur le flanc à Cambrai ?…

Smith Dorrien entraînait dans une retraite éperdue son corps d’armée épuisé ; il sentait l’ennemi qui le pressait dans le dos, mais il en devinait un autre qui, sur le point de le dépasser, menaçait de lui barrer la route. Ses soldats n’en pouvaient plus. Il ne crut pas possible de marcher plus longtemps, et il préféra livrer bataille. Malgré les ordres formels de French, et malgré l’état de lassitude de sa troupe, ou plutôt à cause de cette lassitude, il s’arrêta sur la route de Cambrai au Cateau. Le sanglier faisait ferme.

Cette vigoureuse initiative le sauva. Il faut ajouter que Joffre lui avait envoyé un secours éminemment opportun : le corps de cavalerie Sordet et les divisions de réserve et territoriales du général d’Amade, chargés de couvrir sa gauche, arrivèrent juste au moment où l’ennemi tombait sur celle-ci. Si bien que, quand les corps de von Klück se présentèrent sur la route de Cambrai, ils y trouvèrent, non pas Smith Dorrien en déroute, mais les forces françaises l’attendant de pied ferme et Smith Dorrien, lui-même, décidé à ne pas rompre d’une semelle. Après une dure matinée de combat, Smith Dorrien se décrocha face à l’ennemi. Les Anglais l’appellent « l’héroïque Ney » de cette retraite[3].

Pour les Allemands, la première manœuvre du mouvement tournant était manquée. Non seulement le corps de Smith Dorrien s’était dégagé, mais, en plus, il fallait compter, désormais, avec l’arrivée des divisions françaises sur la ligne d’opération en prolongement du front britannique.

Von Klück fut surpris : il ne pouvait pas admettre qu’un adversaire dont tous les renseignements et les communiqués annonçaient l’anéantissement, pût lui résister. Il pensa que le plus simple, pour en finir, était d’allonger encore sa propre manœuvre à l’Ouest. Nous dirons, tout à l’heure, dans quelles conditions.

Cependant, Douglas Haig, commandant le Ier corps anglais, faisait un effort inouï pour rejoindre le gros de l’armée. Nous l’avons laissé sur la haute Oise, à Etreux-Boué : de ce côté, il était serré de près par l’autre armée allemande, l’armée Bülow. Quel que fût le risque de l’opération, il se décida à descendre le cours de l’Oise sous le feu de l’ennemi. Non sans de pénibles sacrifices, il réussit et, le 29 août, toute l’armée britannique était rassemblée à la Fère. French la passait en revue, décimée mais non détruite ; il accordait à ses soldats un jour de repos derrière l’Oise, mais avec le dessein arrêté de ne pas s’exposer de nouveau à de tels risques et de reprendre la retraite, à marches forcées, dès le lendemain. Il se retirerait sur l’Aisne d’abord, puis sur la Marne, et même sur la Seine, s’il le fallait… Mais il ne ramènerait ses troupes au combat que quand elles seraient refaites et en état de se mesurer avec l’ennemi.

Von Klück avait repris sa manœuvre d’enveloppement, mais en tenant compte, cette fois, de l’élément nouveau que la manœuvre de Joffre lui opposait. Le corps de cavalerie du général Sordet, les divisions territoriales du général d’Amade renforcées par deux divisions de réserve, la 61e (général Virvaire) et la 62e (général Ganeval), ayant allongé, à sa droite, la ligne de front de l’ennemi, il résolut de les englober dans son mouvement tournant : par un nouveau bond vers l’Ouest, il se précipita de Cambrai sur Péronne, en direction d’Amiens et Montdidier. Mais Joffre avait, à son tour, préparé dans le plus grand secret une autre riposte : et, quand l’armée von Klück se présenta sur la Somme, elle trouva dans cette région, à Proyart, des divisions de l’active auxquelles, certes, elle ne s’attendait pas : c’était l’armée Maunoury qui, à peine constituée, entrait en ligne. Les carnets de route allemands constatent la surprise et l’émotion : « Pour la première fois (note aussitôt l’intelligent officier Kietzmann) nos troupes se sont trouvées, aujourd’hui, en présence de troupes françaises de l’active, opérant devant nous, sur un front étendu et qui avaient pour mission d’arrêter notre marche, en utilisant merveilleusement le terrain. » C’est l’apparition du 7e corps venu des Vosges.

On peut s’imaginer les pensées qui, à ce coup, traversent l’esprit du général allemand ; son armée s’est allongée indéfiniment vers l’Ouest ; elle s’allonge encore et elle s’amincit en se distendant. Or, voilà qu’une barrière imprévue se dresse devant elle… D’où viennent ces troupes ? Que sont-elles ? Quelles sont les raisons de leur présence et les projets de l’adversaire ? (Ne pas oublier que Paris est derrière, avec son inquiétant mystère.) Faut-il passer outre, et pousser toujours plus loin la manœuvre d’encerclement ?

Et voici qu’une autre difficulté plus grave encore et plus complexe surgit. L’armée Bülow qui, jusqu’ici, a accompagné l’armée von Klück et l’a soutenue dans sa marche vers l’Ouest, qui a la garde de ses communications et qui fait toute sa sécurité vers l’Est, l’armée Bülow est obligée de s’arrêter soudain : elle est attaquée, elle aussi, en pleine marche et, bien loin d’apporter du secours, elle en réclame : la bataille de Guise Saint-Quentin va commencer.


Revenons à l’armée Bülow ; car c’est elle et la 5e armée française (général Lanrezac) qui vont se trouver, maintenant, sur le devant de la scène.

L’armée britannique ayant adopté, pour sa retraite, la voie romaine, la route de Bavai-le-Cateau-Vermand, il ne restait à l’armée Lanrezac qu’une route pour rentrer en France, le « raccourci » de l’Oise, le « doublet. » Un instant même, sur cette route, l’armée française avait rencontré, comme nous l’avons dit, le corps de Douglas Haig. Il y eut là un moment de terrible confusion et qui ne fut pas sans conséquences sur les événements ultérieurs. Quoi qu’il en soit, l’armée française, quittant le champ de bataille entre Maubeuge et la Meuse, s’engagea dans la trouée de Couvin et, sans être sérieusement poursuivie, elle se trouva en trois jours sur une ligne Avesnes-Saint-Michel, sa gauche donnant la main au Ve corps anglais qui se battait à Landrecies et sa droite vers Maubert-Fontaine et Rimogne aux corps de cavalerie de l’armée de Langle de Cary (4e division et 9e division) chargés de faire la liaison. L’armée est donc sur la haute Oise, le 27 ; elle passe la rivière pour s’en abriter et se met à défiler sur la rive Sud, en direction de Ribemont et de la Fère avec l’intention, selon les termes de l’Instruction générale du 25, de se replier sur une ligne Laon-Saint-Erme pour y préparer la contre-offensive.

Elle est tranquille pour sa droite, puisque l’armée de Langle de Cary, qui livre en ce moment les belles batailles de la Meuse et de Signy-l’Abbaye, la prolonge de ce côté ; elle est tranquille pour sa gauche, puisque l’armée britannique est regroupée sur la ligne de la Fère. Mais la situation pourrait être tout autre, si l’armée britannique, se décrochant plus encore vers le Sud, dessinait, en quelque sorte, une poche qui attirerait inévitablement la manœuvre ennemie.

L’armée Lanrezac était suivie par l’armée Bülow, comme l’armée britannique était suivie par l’armée von Klück : les deux armées allemandes, d’une part, les deux armées alliées, d’autre part, glissaient d’un même mouvement vers le Sud-Ouest, séparées seulement par l’étroite vallée de l’Oise, se surveillant la main sur la gâchette du fusil, se hâtant à qui arriverait la première pour surprendre l’autre au but. Cependant, dans cette course, l’armée allemande de tête, l’armée von Klück, entraînée par sa volonté d’aller plus loin encore, pour tourner les forces françaises nouvellement apparues, s’allongeait outre mesure ; elle se distendait, au risque de briser le lien qui la rattachait à l’armée Bülow. Au point de jonction, la liaison devenait de plus en plus lâche, de plus en plus ténue. Mais, de l’autre côté, l’armée britannique, qui avait, elle aussi, pris la tête, était dans un état d’épuisement tel que son chef ne croyait plus pouvoir la maintenir sur la ligne de front.

Ainsi, une fissure commence à se produire entre les deux armées allemandes, au moment même où une poche commence à se produire entre les deux armées alliées ; et cela juste autour de cette position de Saint-Quentin-la Fère qui est, géographiquement et militairement, le but que les deux armées se proposent.

Bülow a certainement le sentiment du danger qu’il court : car, il prend ses mesures à la fois pour combler la fissure et pour pénétrer dans la poche en voie de s’ouvrir devant lui. Il appelle, da toutes parts, les forces dont il peut disposer pour les porter en hâte sur sa droite au point menacé ; nous verrons ces troupes arrivant, hors d’haleine, et jetées successivement dans la bataille…

Mais Joffre n’a pas une vue moins claire de ce qui se passe ; et, à son tour, il prépare la manœuvre qui doit lui rendre la maîtrise de la situation. Sa première pensée est de sauver l’armée britannique et sa deuxième pensée, d’ailleurs connexe, est de maintenir cette armée en ligne. Il sait que, par ses ordres, l’armée Maunoury est sur les flancs de l’armée von Klück et empochera celle-ci de se rabattre sur l’armée von Bülow et de lui venir en aide ; il sait que l’armée Lanrezac est bien en mains et qu’après une belle retraite, elle brûle de réparer l’événement de Charleroi : son projet, à lui, est donc de foncer sur la fissure du front ennemi pour empêcher la poche de se produire dans son propre front.

A l’abri derrière l’Oise, l’armée Lanrezac se développe sur le puissant plateau du Marlois qui domine la rive adverse. C’est l’heure de lui demander un effort, un sacrifice. Sur la ligne Guise Saint-Quentin-la Fère, il faut tomber sur l’ennemi avant que celui-ci ait le temps d’accomplir son dessein.

Dès le 27 au matin, le général Joffre fait savoir au général Lanrezac qu’il considère l’offensive, projetée d’ailleurs par la 5e armée, comme indispensable. Il décide que la oe armée portera sa gauche, le lendemain 28, entre l’Oise et Saint-Quentin pour attaquer les forces ennemies marchant contre l’armée anglaise. Le général Lanrezac a toute la journée du 27 pour se préparer. En même temps, c’est-à-dire le 27 août au matin, le général Joffre prévient le maréchal French qu’il donne l’ordre à la 5e armée d’exécuter, à la hauteur de Guise-Vervins, une vigoureuse attaque sur les forces ennemies qui suivent l’armée britannique, de façon à dégager celle-ci ; d’autre part, à la gauche de cette même armée, le corps de cavalerie du général Sordet la protégera contre toute action débordante de l’ennemi. Dans ces conditions, la présence de l’armée anglaise sur la ligne de la Fère contribuera au succès d’une manœuvre combinée sur le front de la Somme, en même temps que sur le front de l’Oise.

Les mesures ont été prises dans la journée du 27 ; le 28 au matin, le général Joffre s’est transporté au Quartier Général du général Lanrezac, à Marle, et il lui a donné, par écrit, l’ordre d’attaquer sans perdre une minute. L’objectif principal est la ligne Saint-Quentin-la Fère, puisqu’il s’agit d’abord de dégager l’armée anglaise et, en second lieu, de combiner l’action de la 5e armée avec celle du général Maunoury. Cependant, le général Lanrezac n’est pas sans inquiétude pour sa droite : il craint que l’armée Bülow ne débouche un peu plus haut, sur l’Oise, vers Ribemont ou Guise. Il est donc convenu qu’il prendra ses dispositions pour se protéger fortement de ce côté.

Le général Joffre se transporte alors au Quartier Général du général French : il a gardé, jusqu’à cette heure, l’espoir que l’armée britannique lui apportera un concours quelconque, ne fût-ce que par sa présence autour de la Fère. Mais le maréchal French ne peut que lui montrer ses troupes exténuées. Leur état exige au moins un jour de repos. Elles ne pourraient intervenir utilement que si les circonstances devenaient plus favorables.

Joffre s’incline ; mais il ne change rien à ses ordres : car, s’il n’attaque pas, il e.t attaqué. Déjà, on a perdu la journée du 28, et les Allemands ont passé l’Oise au pont de Guise. Avec ou sans les Anglais, on marchera dès le lendemain 20, à l’aube.


Voyons, maintenant, quelle est la ligne de bataille dans les deux camps, à cette veillée des armes, la nuit du 28 au 29. Le front est l’aboutissant de la marche des corps : déterminons-le par la marche des corps, et, d’abord, dans le camp français, puisque c’est lui qui, en raison du mouvement de la retraite, est arrivé le premier sur le terrain.

Après la bataille de Charleroi, le défilé vers la France s’est fait dans l’ordre suivant.

A gauche, le corps de cavalerie du général Sordet ayant été porté dans la région de Péronne, laisse, en flanc-garde de la 5e armée, le 4e groupe des divisions de réserve composé de deux divisions, la 53e (général Perruchon) et la 69e (général Legros). Le groupe est commandé par le général Valabrègue. Il prend la tête et se remet en marche pour la trouée de Couvin et l’Oise, par Prisches. Malheureusement, au cours du défilé, les divisions de réserve rencontrent le 1er corps anglais (Douglas Haig) dans la région d’Étreux-Guise ; il s’ensuit une confusion extrême, et les deux divisions sont obligées de passer l’Oise en amont de Guise. Ainsi, elles se trouvent rejetées sur les routes au pied du plateau du Marlois qu’elles occupent au lieu de les laisser au 18e corps. Ce retard aura des suites sur tout le développement de la bataille. Quoi qu’il en soit, le groupe des divisions de réserve ne quille plus le Ier corps anglais ; il se colle à lui en quelque sorte, défile sur ses pas et, après avoir passé l’Oise à Flavigny, Montceau-sur-Oise, Romery, Proisy, tout en restant à l’abri de la rivière, il se hâte vers la Fère. Le 28 au soir, il bivouaque à Surfontaine-Renansart, sur les hauteurs qui dominent à la fois Saint-Quentin et la Fère. Le corps, cependant, n’est pas au complet. Il a laissé sa cavalerie en arrière vers Puisieux pour coopérer à l’action du 1er corps et en outre, une des brigades de la 53e division, la brigade Journée, a reçu l’ordre de détacher les forces nécessaires pour garder les ponts de l’Oise à Guise, à Flavigny, a Neuvillette, à Origny, jusqu’à ce que les autres corps de la 5e armée, arrivant successivement, aient fait la relève.

Après le groupe des divisions de réserve, le 18e corps (général de Mas-Latrie) a pris position. Ce corps a à sa disposition une belle division d’Afrique, la 38e (général Muleau). Il est composé lui-même de deux divisions, la 35e et la 30e. Il a retraité de Charleroi à Avesnes et d’Avesnes sur l’Oise par Buironfosse. Le 27, par une pluie battante, les trois divisions ont franchi l’Oise entre Erloy et Proisy Romery, et, à la suite du groupe des divisions de réserve, elles vont occuper, comme première étape sur la rive Sud, le plateau du Marlois, quartier général à Sains-Richaumont. Le 28, le corps ayant reçu l’ordre de se préparer pour la bataille face à l’Ouest, direction de Saint-Quentin, descendra un peu plus au Sud vers Ribemont et il bivouaquera le 28 au soir, la 35e division à Villers-le-Sec, avant-garde à Ribemont, la 30e division à Pleine-Selve, avant-garde à Courjumelles, et la 38e division (général Muteau), à la Ferlé-Chevrésis, avant-garde à Montceau-le-Neuf.

Cependant, un incident, qui va décider en partie du sort de la journée du lendemain, se produit dans la marche du corps, le 28 au soir. Au moment où il passe en face de Guise, les ponts de Guise, défendus seulement, comme nous venons de le dire, par deux bataillons de la brigade Journée, sont attaqués. La 35e division, qui est à proximité, tombe sur l’ennemi de le Hérie-la-Vieuville et le contient. Mais ce combat la retarde : elle n’arrivera à son cantonnement que dans la matinée du lendemain, quand la bataille sera engagée. La prise des ponts de Guise, le retard de la 35e division eurent des conséquences sur lesquelles nous reviendrons tout à l’heure. Quoi qu’il en soit, le 18e corps, très fatigué, est, le 28 au soir, au cantonnement, au Sud de Ribemont.

Le 3e corps (général Sauret) était le voisin du 18e corps à la bataille de Charleroi. En échelon, il le suit dans la retraite. Le corps a franchi la frontière française, le 25 août ; la retraite s’est poursuivie par la zone Fourmies-Buironfosse. Le 3e corps a passé l’Oise entre Guise et Etréaupont. Il progresse sur la rive gauche, le 27, et, pour l’attaque du lendemain, il occupe, par ordre, les pentes du plateau du Marlois, avec pour centre Courjumelles. Le corps a ses deux divisions, la 5e (général Verrier) et la 6e (général Bloch) ; il a reçu, en renfort, une division d’Afrique, la 37e (général Comby). Par une disposition très sage du général Lanrezac, qui craint le débouché de l’ennemi sur sa droite, le corps est articulé, une face vers Origny-Sainte-Benoîte, une face vers Guise, disposition qui commence à dessiner une forme angulaire pour l’ensemble de l’armée. La pointe de l’armée est donc ici, et elle est dirigée vers Mont-d’Origny. On a appris, le 28 au soir, que le général Sauret était remplacé par le général Hache.

Le 10e corps (général Defforges) avait, avec le 3e corps, subi le poids principal de la bataille de Charleroi. Battant en retraite, il s’était engagé franchement dans le couloir de Couvin et s’était dirigé sur la Capelle en s’allongeant, à sa gauche, vers Hirson. Ainsi, on était sur l’Oise. Le 10e corps était tiraillé, si j’ose dire, entre deux ordres de services : d’une part, il avait à maintenir ses liaisons, à gauche, avec la 4e armée (armée de Langle de Cary) pour éviter qu’une rupture du front ne se produisît, de ce côté, vers Maubert-Fontaine ; d’autre part, il devait rester à son rang dans la 5e armée. Après des marches pénibles, le tout finit par se tasser et, le 28 au soir, le 10e corps occupait les emplacements assignés, à l’Est des plateaux du Marlois : la 20e division à gauche, à Rougeries-la-Vallée-aux-Bleds-le-Sourd, en liaison, à gauche, avec le 3e corps par Sains-Richaumont, la Indivision à droite à Voulpaix-Vervins-Fontaine-les-Vervins, en liaison avec la 51e division de réserve et la 4e division de cavalerie qui formaient flanc-garde.

Mais, avant d’en venir à la disposition particulière de l’extrême droite de la ligne de bataille, il faut signaler la sage précaution prise par le général Lanrezac.

A la bataille de Charleroi, un de ses corps n’avait pas donné : c’était le 1er corps. Ayant simplement refoulé l’armée von Hausen aux engagements d’Hastières, il avait défilé intact, les yeux dans les yeux de cette armée von Hausen qu’il avait contenue. Le 1er corps est commandé par le général Franchet d’Esperey ; la 1re division sous les ordres du général Gallet, puis du général de Fonclare, a pour brigadiers les généraux Marjoulet et Sauret : la 2e division, commandée par le général Deligny, a pour brigadiers le général Duplessis et le colonel Pétain qui, avec la 4e brigade, tient l’extrême droite et qui recevra les étoiles, au cours de la retraite, à Tavaux-Pontséricourt. Le 1er corps est une troupe d’élite admirablement commandée.

Le général Lanrezac a conçu le dessein de se servir de lui pour donner à sa manœuvre la solidité et l’allant de l’heure décisive. C’est pourquoi, au lieu de laisser ce corps à la place que celui-ci occupait à droite de l’armée, il le ramène vers le centre. La force principale du 1er corps, 1re division général Deligny, arrivée le 28 au soir, à Tavaux, après une longue marche, reçoit l’ordre de se porter, le lendemain, dès la première heure, entre le 3e et le 10e corps, en deuxième ligne, pour consolider la forme angulaire qu’a prise le front de bataille d’après les dispositions du général Lanrezac. La 2e division est maintenue en réserve d’armée en haut des plateaux du Marlois, à Housset. Cependant une demi brigade, commandée par le général Mangin (148e d’infanterie) est transportée par la voie ferrée à Versigny près de la Fère, pour soutenir l’offensive de ce côté, au cas où l’armée britannique ne pourrait pas intervenir.

Pour achever sa ligne et maintenir ses communications avec la 4e armée, le général Lanrezac peut disposer encore, on vient de le voir, du deux divisions placées à son extrême droite : c’est, d’abord, la 4e division de cavalerie : il l’établit en décrochement entre Etréaupont et Vervins pour prendre de flanc, le cas échéant, un ennemi franchissant l’Oise ; et c’est, enfin, la 51e division de réserve (division Bouttegourd) ; elle viendra occuper Gercy, à l’articulation de ce décrochement, de façon à seconder l’ensemble du mouvement. Des patrouilles de cavalerie battent l’estrade et relient la 5e armée avec la 4e armée jusqu’à Mnubert-Fontaine.

En résumé, l’armée Lanrezac, abritée derrière l’Oise depuis le 27 au matin, a pris ses dispositions pour attaquer, le 29 à l’aube, l’armée Bülow qui se masse sur l’autre rive. Sa droite est à Vervins, sa gauche à Versigny, à proximité de la Fère. Le centre de sa position est sur les plateaux du Marlois en face d’Origny-Sainte-Benoîte. Sa ligne d’attaque est dirigée sur Saint-Quentin. Elle a pris une disposition angulaire dont la pointe est dirigée vers Origny de façon à se protéger à droite, au cas où l’ennemi déboucherait de Guise à Etréaupont sur la haute Oise. La 5e armée garde toute la ligne de l’Oise depuis Hirson-Etréaupont jusqu’à la Fère, sauf à Guise où les Allemands ont enlevé les ponts le 28 au soir.


Voici, maintenant, la ligne de bataille allemande.

L’armée Bülow, marchant à la suite de l’armée von Klück, a suivi l’armée britannique et l’armée Lanrezac dans la direction de la Fère. La liaison avait été maintenue très étroitement avec l’armée von Klück après la bataille de Charleroi. Mais celui-ci, ayant besoin de troupes nouvelles pour allonger à sa droite son mouvement vers l’Ouest, a ordonné à son IVe corps actif (von Arnim), qui faisait sa liaison, de se porter sur Montdidier. Ainsi une fissure tend à se produire entre la 1re et la 2e armée. Von Bülow la comble du mieux qu’il peut. En premier lieu, il emprunte à l’armée de von Klück une division du IXe corps, la 17e, qui va maintenir la liaison, à partir du 29, en rétrogradant sur Saint-Quentin.

Von Bülow lui-même est entré à Saint-Quentin. Il y établit son quartier général, le 28 ; le prince Eitel-Frédéric est près de lui. Autour du Quartier Général, un seul corps, le VIIe corps actif ; certainement von Bülow est en l’air. Ce corps, déployé de la route de la Fère à la route de Guise, garde avec ses deux divisions, la 13e et la 14e, les faubourgs de Saint-Quentin, à l’Est et au Sud-Est. Il est en liaison, à sa gauche, avec le Xe corps actif (von Emmich). Ce corps a également deux divisions, la 19e et la 20e ; venant de la Capelle, il avance sur la route de Guise à Mont-d’Origny et Origny, tendant la main vers Saint-Quentin par Homblières.

A gauche encore, se trouve le corps de la Garde (général von Plattemberg). Il marche derrière le Xe corps et il semble bien que les deux soient en liaison à Guise dont ils ont enlevé les ponts, le 28 au soir. Mais la Garde, qui est un corps d’élite avec des cadres et des effectifs puissants, malgré les lourdes épreuves qu’il a subies, lors de la bataille de Charleroi, à Auvelais Arsimont, s’étend sur la rive droite jusqu’à Etréaupont. Son action du 28, à Guise, lui a fourni l’avantage d’une tête de pont sur la rive Sud, avantage qu’il partage avec le Xe corps.

En arrière du corps de la Garde, se trouve, jusqu’au 28, le Xe corps de réserve. Mais von Bülow a le sentiment que le péril pour lui est surtout en avant, à l’endroit de la fissure. Il enlève donc son Xe corps de réserve et il le jette, par une marche prodigieuse de 70 kilomètres, a sa propre droite, à Neuville-Saint-Amand, pour de là gagner Montescourt et la route de la Fère. C’est un des plus grands efforts militaires qu’un chef ait jamais pu concevoir et obtenir de ses soldats et, entre parenthèses, cela prouve l’entraînement inouï auquel les troupes allemandes avaient été soumises avant la guerre. Le Xe corps de réserve arrive fourbu devant Saint-Quentin, mais il arrive.

Von Bülow ne se trouve pas encore satisfait de cette précaution. Pour la défense de Saint-Quentin et pour la manœuvre qu’il projette sur la Fère, il a appelé encore, comme nous l’avons dit, la XVIIe division qu’il emprunte à von Klück et qui, dans la journée du 29, se rapproche de lui et traverse Saint-Quentin.

Et ce n’est pas tout encore : il donne l’ordre à toute sa cavalerie de se porter sur le même point. C’est le fameux corps de Richthofen comprenant la division de cavalerie de la Garde, corps qui opérait, jusque-là, sur la Meuse. Richthofen accourt et, après deux jours de marche, il débouche sur Saint-Quentin, le 28 ; il sera sur l’Oise pour la bataille du 29.

En résumé, Bülow est surpris en pleine marche vers l’Ouest, dispersé sur la rive droite de l’Oise et sur la route de Guise à Saint-Quentin. Mais la journée du 28 lui accorde quelque répit ; il en profite pour se masser et se resserrer. Arrêtant certains corps, pressant la marche des autres, il se renforce au cours même de la bataille ; il hésite encore à attaquer sur la Fère ; car il ne sait si l’armée britannique, maintenant regroupée, tiendra sur ce point ; mais il a pris l’initiative à Guise dès le 28 au soir et menace ainsi, de flanc, l’offensive de la 5e armée, quand celle-ci se prépare à déboucher sur Saint-Quentin.


La route de Vervins à Saint-Quentin et le cours de l’Oise, de Guise à Vendeuil, font comme les deux branches d’un X qui se croisent à Origny. Dans les combats qui vont s’engager sur la partie Ouest de l’X, l’armée française part de la rivière pour s’emparer de la route aux approches de Saint-Quentin. Dans les combats qui vont se livrer sur la partie Est de l’X, l’armée allemande s’appuie sur la rivière pour s’emparer de la route qui vient de Vervins. Le succès de ce mouvement de bascule donnera le sens profond de la bataille : si la bascule penche au Sud-Ouest, les Allemands glissent sur la Fère et prennent la route de Paris : si la bascule remonte au Nord-Est, l’armée française coupe Bülow de ses communications et le rejette sur von Klück. Ajoutez que von Klück, en tête de tout le mouvement, est, à ce moment même, aux prises avec Maunoury à Proyart.


III. — L’ÉVÉNEMENT

Si l’on en croit les récits d’origine allemande, le général de Bülow eut l’initiative à la bataille de Guise Saint-Quentin. Précipitant sa marche en avant, il entendait forcer l’Oise et couper les communications de l’armée Lanrezac et de l’armée britannique. Or, nous savons que cette bataille fut due incontestablement à l’initiative du général Joffre. Les ordres étaient donnés dès le 27 au matin.

Sur un seul point, Bülow eut, en apparence du moins, l’initiative. La marche de ses corps porta à l’improviste deux de ceux-ci sur Guise, dès le 28 à midi, tandis que deux bataillons de réserve français seulement les gardaient, ce même après-midi. Ainsi la bataille s’engagea inopinément ; et l’offensive française se trouva, jusqu’à un certain point, handicapée, de ce côté, au moment même où elle allait se produire. On comprend l’insistance que Joffre avait mise à réclamer l’attaque avant que l’ennemi fut arrivé, en tout cas, avant qu’il eût élargi sa tête de pont.


Combat des ponts de Guise, le 28. — La défense de l’Oise, pour l’après-midi du 28, avait été organisée ainsi qu’il suit : d’une façon générale, elle était confiée aux divisions de réserve du général Valabrègue, qui, arrivées les premières sur le terrain, devaient, tout en gagnant l’emplacement qui leur était assigné en face de Saint-Quentin (Surfontaine), laisser certains de leurs éléments dans les fonds d’Oise pour permettre aux autres corps de déboucher et de prendre leur place au fur et à mesure.

Le général Perruchon, commandant la 53e division de réserve, avait confié spécialement cette mission à la 106e brigade (général Journée). Deux bataillons étaient aux passages de Guise et Flavigny avec ordre de tenir à tout prix ; le 48e bataillon de chasseurs, mis à la disposition du général Perruchon, gardait l’Oise en aval de Longchamps : un régiment à Mont-d’Origny avec un groupe d’artillerie à la cote 120 au Sud d’Origny-Sainte-Benoîte ; un bataillon à Ribemont ; deux bataillons aux ponts de Châtillon-Mézières et Alaincourt. C’était peu de chose pour tenir une si longue étendue de rivière contre les corps allemands qui arrivaient. Mais on supposait que le 18e corps, le 3e corps et le 10e corps se présenteraient à temps.

Nous avons dit les retards, à peu près inévitables, qui s’étaient produits dans la marche de ces corps, un instant embouteillés par la retraite du 1er corps anglais.

La brigade Journée, un peu abandonnée à elle-même, remplit, du mieux qu’elle put, sa mission. « Le brave Journée, très dur pour lui-même, d’un dévouement sans limites, s’est multiplié » dit un rapport. Attaquée partout, sa brigade tint partout, sauf, pourtant, sur un point, le plus important, — Guise.

Par toutes les voies, soit du Nord, soit de l’Est, les troupes allemandes venant de Wassigny et de Landrecies à la suite du 1er corps anglais, venant du Nouvion et de Leschelle à la suite des divisions de réserve françaises, venant d’Étréaupont et de la Capelle à la suite des 18e et 3e corps français, se concentraient sur Guise dans la matinée du 28. Les deux bataillons de réserve du général Journée, l’un au pont de Flavigny, l’autre au pont de Guise, un bataillon de chasseurs au pont de Long-champs, subirent vaillamment l’assaut de l’armée ennemie arrivant en forces toujours accrues : la lutte se prolongea tout l’après-midi. Vers trois heures, le pont de Flavigny, qui déborde Guise, est attaqué par de nouveaux régiments ennemis. Dans la nuit, Guise succombe.

L’incident était grave. Cependant, comme nous l’avons dit, l’effet stratégique fut compris rapidement et la riposte immédiate.

La vallée de Guise se heurte, comme nous l’avons indiqué, aux premières pentes du Marlois. C’est de là que descend la contre-partie. La 33e division (du 18e corps), qui défilait à proximité, sur le plateau du Marlois, s’arrête, se retourne et contient l’ennemi au débouché de Guise et de la vallée de l’Oise. En somme, l’ennemi fut refoulé ; mais il restait maître des ponts : la bataille rebondira là-dessus, le lendemain matin.

Disons tout de suite que, malgré cet échec, le général Journée n’a pas laissé se disloquer sa brigade. Le lendemain 29, il reprend en mains ses bataillons éprouvés ; tantôt marchant, tantôt combattant, traversant, dans toute sa largeur, le champ de bataille, il les ramènera le long de la rivière ; il se bat à Jonqueuse ; il se bat à Origny et finit par rejoindre sa propre division (la 53e division de réserve) à Renansart-Surfontaine, où il reçoit, du général Perruchon qui le croyait perdu, l’accueil que l’on devine.

Cette odyssée s’était accomplie dans un pays en feu : car, sur toute la contrée, la bataille était déchaînée, le 29.


Derniers ordres pour la bataille. — L’ordre d’attaquer avait été donné à tous les corps en ligne pour l’aube du 29. Mais, d’ores et déjà, s’étaient/intercalés pendant la nuit, entre ces ordres et leur exécution, les deux faits qui modifient, à la dernière heure, les dispositions du 28.

D’une part, le général Lanrezac, en dictant ses ordres, avait cru pouvoir escompter un certain concours de l’armée britannique et c’est pourquoi il y avait inscrit cette donnée sous la forme suivante : « Le 1er corps anglais, débouchant de la ligne des forts Nord de la Fère à cinq heures du matin, marchera vers la partie Sud de Saint-Quentin, sa droite suivant la grande route de la Fère à Saint-Quentin. »

Dans la nuit du 28 au 29, à vingt-deux heures, on téléphonait encore du corps anglais que la cavalerie et l’artillerie se présenteraient sur la ligne des forts Nord de la Fère, mais l’infanterie seulement à midi. Et, tout à coup, le 29, à deux heures du matin, le corps anglais faisait savoir que, d’après les ordres de l’armée, il lui était impossible d’intervenir.

Le général Lanrezac se trouvait donc dans la nécessité de prendre, à la dernière minute, de nouvelles dispositions pour l’offensive sur Saint Quentin. Il décide que, pour combler le vide, les fractions disponibles des divisions Valabrègue (qui forment seules maintenant sa gauche) agiront entre la Fère et Saint-Quentin. Elles auront pour mission principale de flanquer, à gauche, le 18e corps, avec ordre, si les choses vont bien, de franchir l’Oise vers Hamégicourt et Berthenicourt et d’occuper la grande route Saint-Quentin-la Fère au Sud de Saint-Quentin, vers, Essigny-le-Grand.

Il faut bien reconnaître que cette nécessité où se trouve le général Lanrezac de distendre le front de sa propre armée à l’Ouest altère gravement sa manœuvre, puisque, sur l’un des nœuds de la bataille, son offensive est, non seulement affaiblie, mais « en l’air » ; or, c’est justement sur ce point que le haut commandement allemand va jeter toutes les troupes dont il peut disposer.

L’autre fait, qui s’est produit pendant la nuit, est l’enlèvement des ponts de Guise par les troupes ennemies. Ce fait a une autre conséquence presque immédiate. On apprend que l’ennemi, se massant de plus en plus, occupe la rive droite de l’Oise sur tout le parcours entre Guise et Etréaupont et qu’il se prépare à forcer la rivière. Dès l’aube, le 10e corps, qui surveille cette région, sera attaqué violemment, tandis qu’il se prépare à attaquer lui-même.

Ainsi, la bataille qui s’engage à gauche, face à l’Ouest, selon la volonté formelle du grand Quartier Général, se trouve, en même temps, accrochée à droite, et c’est un juste objet de préoccupation pour le général Lanrezac. Pour parer à cet événement, il fortifie encore cette forme angulaire qu’il a donnée à son front de bataille et prend une mesure qui va la consolider singulièrement.


La bataille du 29. — l’offensive sur Saint-Quentin. — La bataille de Guise Saint-Quentin se divise donc, nettement, en deux parties, selon que l’on considère l’une ou l’autre face de la forme angulaire : la bataille à gauche, en direction de Saint-Quentin, la bataille à droite, face à Guise-Etréaupont. Le sommet de l’angle vise sensiblement Fontaine-Notre-Dame, c’est-à-dire les sources de la Somme à Fonsommes ; il s’agit, en fait, de franchir la crête et de rejeter l’armée de Bülow dans Saint-Quentin, et sur la Somme ; ne pas oublier que l’armée du général Maunoury attaque l’armée von Klück, ce même jour, plus bas sur la Somme, à Proyart.

La force d’attaque sur Saint-Quentin se composait des corps suivants, dont nous avons indiqué les emplacements : 1° à gauche, le 4e groupe des divisions de réserve sur l’Oise, entre Vendeuil-Séry-lès-Mézières ; 2° au centre, le 18e corps, sur les pentes du Marlois (Villers-le-Sec-Parpeville) ; 3° à droite, le 3° corps, en face de Guise (Courjumelles-Bcrlaignemont-le Hérie) ; ce corps est à la tête de l’angle et relie la bataille pour Saint-Quentin à la bataille pour Guise.

Le 18e corps (général de Mas-Latrie) prend la pointe ; il est appuyé, à droite, par le 3e corps (général Hache) et, à gauche, par le groupe des divisions de réserve (général Valabrègue).

Le 18e corps était à peu près intact, car il avait à peine donné à Charleroi, mais il était très fatigué en raison des difficultés de la marche en retraite et notamment, comme nous l’avons dit, par les à-coups de la journée du 28. Pour une mission aussi difficile, la composition de la masse d’attaque, de ce côté, était un peu faible : ajoutons que, dans les corps, on comptait encore, le 29 au matin, non seulement sur la présence, mais sur l’action d’une partie, au moins, de l’armée britannique, attaquant Saint-Quentin par le Sud.

Le 18e corps avait reçu l’ordre d’attaquer dès l’aube de la
CARTE POUR LA BATAILLE DE GUISE SAINT-QUENTIN.
journée du 29. Sa ligne d’attaque était déterminée par le secteur de l’Oise entre Mont-d’Origny et la sucrerie de Senercy, en amont de Séry-lès-Mézières : Le développement de l’offensive se présentait dans les conditions suivantes : partant des plateaux de Parpeville-Pleine-Selve-Villers-le-Sec (cote 143-145), ! elle devait s’avancer vers la ligne de chemin de fer de Saint-Quentin à Guise et vers la rivière en suivant les ondulations de terrain qui descendent vers la vallée aux ponts de Séry-lès-Mézières, Sissy, Ribemont, Origny-Sainte-Benoîte ; elle devait ensuite franchir la vallée à travers les prairies, les jardins et les marais, d’ailleurs praticables à cette époque de l’année, puis remonter, de l’autre côté de la rivière, vers les abords de Saint-Quentin, où elle retrouverait une nouvelle zone de plateaux et de terres arables autour de Neuville-Saint-Amand, Itancourt, Urvillers : tels étaient les premiers objectifs. Si on les emportait, on devait se jeter sur Homblières et Marcy, et, ainsi, en cas de succès, on rejetait sur la ville les divisions de von Bülow. Au début de la journée, le 18e corps compte encore sur le concours de l’armée britannique ; en effet, un détachement de la cavalerie du corps (10e hussards avec des canons) a ordre de chercher la liaison avec la droite anglaise, par Itancourt. C’est seulement à sept heures trente que l’ordre arrive de faire un changement de un quart à gauche, pour prendre Saint-Quentin non plus seulement par le Nord, mais par le Sud-Est, en commun avec les divisions de réserve ; cela veut dire que les Anglais n’interviendront pas. L’armée française est obligée de se couvrir plus à gauche. Ce déplacement va donner, soudain, une très grande importance à la position d’Urvillers.

En somme, le corps a deux bonds à accomplir : 1° franchir l’Oise ; 2° se rendre maître des plateaux, au plus près possible de Saint-Quentin.

Le 18e corps, qui n’a pris nul repos de la nuit, s’ébranle à six heures, avec deux divisions en première ligne : la 36e division à gauche, direction Homblières ; la 38e division adroite, direction générale Marcy, par la cote 120 (N.-E. de Sissy). La 35e division, qui a été retardée dans sa marche vers Guise, comme nous l’avons dit ci-dessus, est en réserve et se portera sur la ligne du combat, selon les besoins, au fur et à mesure qu’elle arrivera : elle doit se rassembler à Parpeville.

Du haut de Villers-le-Sec, l’artillerie lourde seconde l’offensive et canon ne au loin, de l’autre côté de la rivière, les villages occupés par l’ennemi.

En quelques minutes, les troupes des deux divisions de tête ont descendu dans la vallée ; elles la traversent et abordent les hauteurs de la rive droite. À six heures trente, le 18e corps occupe les premiers objectifs assignés, les troupes grimpent les pentes de la rive droite en débouchant de Ribemont, Sissy, Châtillon-sur-Oise, Séry-lès-Mézières et Mézières-sur-Oise ; elles tiennent admirablement leurs contacts.

À huit heures cinq, les objectifs indiqués pour le deuxième bond sont atteints. Toutes les hauteurs de la rive droite sont occupées. L’artillerie divisionnaire, avec ses batteries de 75, a suivi le mouvement et couronné ces mêmes hauteurs en prenant ses vues sur Saint-Quentin et la route de Guise.

En soutien, la 35e division arrive elle-même sur le terrain à neuf heures trente ; on voit ses bataillons compacts déboucher de Parpeville-Pleine-Selve pour caler toute la manœuvre.

Succès ! L’ennemi cède partout. Sur les plateaux, Itancourt, Neuville-Saint-Amand sont abordés. L’aile gauche du 18e corps est à la ferme Lorival, juste à égale distance de la route de Guise et de la route de la Fère.

Mais, ici, les troupes ont une grande désillusion. On leur avait annoncé l’arrivée des forces britanniques. Elles les attendent des heures. Et rien ne se présente. La liaison de cavalerie s’est étendue vers la route de la Fère et n’a pas trouvé une patrouille britannique. « Les Anglais n’arrivent pas !… » Le colonel du 49e est sur cette position de Lorival, les yeux tournés vers l’Ouest, et il ne voit rien. Il n’est pas encore prévenu du grand changement qui vient de se produire dans les ordres.

Mais voici que le commandement traduit ce changement, pour les divisions, par une modification soudaine dans la manœuvre. Au lieu de continuer à se porter vers le Nord pour couper la ligne de Guise, celles-ci s’étendront au Sud-Ouest, vers Urvillers, de façon à consolider l’offensive des divisions de réserve sur la route de la Fère. Car la mission des divisions de réserve est modifiée également : au lieu de se borner à soutenir le 18e corps, elles auront à procéder elles-mêmes à l’attaque sur Saint-Quentin.

Le 18e corps opère le mouvement de conversion à gauche qui lui est ordonné. Il est dix heures du matin. Par un soleil ardent, le soldat montre déjà des signes de fatigue. Heureusement, la 35e division, qui débouche de l’Oise, apporte à l’offensive une vigueur renouvelée. Sur le plateau, la 36e division prend pour objectif Neuville-Saint-Amand et la 38e division Mesnil-Saint-Laurent. La masse formidable s’avance sur Homblières. Homblières, Marcy qui commandent la ligne de Saint-Quentin à Guise sont atteints.

D’autre part, vers Itancourt, la liaison s’est accomplie avec le groupe des divisions de réserve qui, sortant de ses lignes, a passé l’Oise et s’est avancé sur Urvillers.


Offensive des divisions de réserve, le 29 avant midi. — : Selon les premières instructions, le groupe des divisions de réserve n’avait pas un rôle de première ligne dès le début de la bataille. Dans la disposition en forme d’angle, adoptée par le commandement, ces divisions se présentaient en échelons refusés, à gauche du 18e corps, avec un triple objet : caler ce corps à l’Ouest, garder les liaisons avec l’armée britannique vers la Fère, protéger la route de la Fère à Saint-Quentin. L’action décisive des divisions de réserve, descendant de la cote de Surfontaine, ne devait se produire que comme coup de massue final sur Saint-Quentin. On les ménageait pour cet objet.

Jusqu’à dix heures du matin, les divisions se reposent (sauf la brigade Journée qui, comme nous l’avons dit, revient de Guise et est accrochée à la défense des ponts). La 69e division de réserve (général Legros), occupant la droite, couvre le 18e corps contre toute attaque venant de gauche. Elle surveille, à cet effet, les ponts d’Hamégicourt. Mais, à neuf heures et demie, le général Valabrègue est prévenu qu’il n’y a plus lieu d’attendre l’armée britannique et il reçoit l’ordre d’attaquer immédiatement Saint-Quentin par le Sud. Donc, le 4e groupe de divisions de réserve doit, avec toutes ses forces disponibles, franchir l’Oise, à son tour. Outre l’artillerie divisionnaire, il est appuyé par trois groupes d’artillerie lourde mis à sa disposition.

La brigade Néraud, de la 69e division de réserve (général Legros), passera l’Oise aux ponts d’Hamégicourt, Berthenicourt, et se portera sur Urvillers pour tendre immédiatement la main au 18e corps sur Itancourt. D’autre part, cette même division gardera ses communications avec la route de la Fère par Essigny-le-Grand. La 53e division de réserve opérera plus au Sud et, après avoir franchi l’Oise, occupera la région Benay-Cerizy. Une brigade de la 69e division, la brigade Rousseau, passe l’Oise à Berthenicourt et se tient en réserve à la forme Puisieux pour se porter, selon les besoins, soit au Nord vers Urvillers-Itancourt en vue de soutenir la liaison avec le 18e corps, soit au Sud, vers Benay-Cerizy, pour protéger la route de la Fère.

Ces ordres sont donnés à dix heures et doivent s’exécuter immédiatement. Il est facile de se rendre compte, dès maintenant, que le nœud de la bataille pour Saint-Quentin va se transporter à Itancourt-Urvillers.

En effet, les avions et les renseignements ont averti l’état-major allemand. Il est rejeté dans la ville si la double attaque, l’une par le Sud (Urvillers-Essigny-le-Grand), l’autre par l’Est (Marcy-Homblières-Mesnil-Saint-Laurent), réussit. Coincé à la fois par le faubourg de Guise et par le faubourg de la Fère, il ne lui resterait plus d’autre ressource que de se jeter sur la route de Vermand-Ham, pour rejoindre von Klück en se trouvant séparé des trois corps de droite, ou de battre en retraite vers Cambrai en laissant von Klück exposé à l’enveloppement.

C’est l’heure critique.

L’anxiété du commandement allemand s’accroît de minute en minute.

En effet, à onze heures du matin, la 69e division de réserve (général Legros) a franchi l’Oise ; elle débouche à gauche du 18e corps, elle atteint Urvillers et Essigny-le-Grand. Les autres éléments des divisions de réserve se développent sur le terrain selon les ordres donnés. Les ponts de l’Oise (Vendeuil, Hamégicourt et Moy, Alaincourt, Berthenicourt) sont couverts de troupes qui gagnent les emplacements assignés. La canonnade devient de plus en plus violente ; elle se rapproche de la ville sur tout le front Est-Sud-Est-Sud.

Il est midi.

L’ordre arrive à la 53e division de réserve (général Perruchon) de franchir l’Oise, à son tour, pour prolonger la gauche de la 09e division (général Legros) vers Hinacourt-Benay. L’artillerie de cette division (colonel Massenet) doit passer aussi de l’autre côté de la rivière et se porter, au-delà de Moy, vers Cerizy, pour seconder le mouvement d’enveloppement sur Saint-Quentin.

Le général Legros, commandant la 69e division, prend la direction du mouvement. Se tenant fortement en liaison avec le 18e corps par Berthenicourt et Mézières-sur-Oise, il débouche au-delà de la rivière et marche sur Urvillers et Essigny-le-Grand. Il atteint Urvillers, puis Essigny-le-Grand. En liaison avec le 18e corps à Itancourt, il accomplit ainsi le mouvement d’encerclement sur Saint-Quentin : cinq kilomètres au plus séparent les premières lignes des faubourgs de la ville.

Mais von Bülow commence à réagir. les troupes de son VIIe corps se défendent énergiquement sur Urvillers. Urvillers est perdu, puis repris. Le combat s’acharne en ce point. L’artillerie lourde allemande canonne les soldats du général Legros qui réclament, à leur tour, l’appui du canon. Bülow sent un moment de fléchissement de la ligne ennemie. Il concentre sur Urvillers tous les feux de l’artillerie dont il peut disposer. La situation devient intenable.

Le général Valabrègue, en attendant que sa 53e division puisse intervenir, réclame l’appui du 18e corps sur sa droite : « Tout l’appui que vous pourrez me donner à Urvillers, fait-il dire au général de Mas-Latrie, consolidera les résultats à atteindre en commun par le 18e corps et le 4e groupe de divisions de réserve. » Et, en effet, c’est à Urvillers que se trouve, maintenant, la clef de Saint-Quentin.

Mais le 18e corps était-il en mesure de répondre à l’appel des divisions de réserve ? Avait-il gardé la liberté de ses mouvements en direction de Saint-Quentin ?… Cette liberté d’action ne dépendait pas uniquement de lui : elle dépendait aussi du succès de l’offensive d’appui que son voisin de droite, le 3e corps, avait ordre d’opérer pour dégager la route de (luise vers Ribemont-Mont-d’Origny. Si le 18ecorps n’était pas couvert à droite, il lui devenait évidemment impossible de s’étendre à gauche et de répondre à l’appel des divisions de réserve.


Offensive du 3e corps avant midi. — Le 3e corps qui, dans la disposition en angle, venait un peu en seconde ligne pour appuyer le 18e corps, devait se porter sur le secteur de l’Oise compris entre Ribemont et Macquigny. Mais la disposition des lieux est telle qu’une offensive accomplie dans ce secteur, face à l’Ouest, a pour inconvénient de laisser Guise en arrière et de se décrocher, en quelque sorte, de cette ville. Or, Guise et la boucle de l’Oise ayant été occupés par l’ennemi dès la veille au soir, offrent à l’ennemi les avantages d’une tête de pont : ainsi, il peut prendre à revers une armée se détachant de l’Oise et s’approchant trop rapidement de Saint-Quentin.

Les conséquences de cette disposition vont se faire sentir surtout au 3e corps ; car c’est lui qui, tout en appuyant l’offensive sur Saint-Quentin par sa gauche, doit, par sa droite, faire face à la boucle de l’Oise. Il est obligé de passer l’Oise, de la rive gauche à la rive droite, devant un ennemi qui a lui-même passé la rivière de la rive droite à la rive gauche et qui ne peut manquer, s’il le voit bouger, de s’accrocher à son flanc.

Pour le 29 au matin, le général Hache a pris ses dispositions ainsi qu’il suit : le corps se préparera à passer l’Oise, dès l’aube, avec direction d’attaque vers l’Ouest. Son but principal est de soutenir et de seconder l’offensive du 18e corps.

La 6e division, partant de Courjumelles, passera l’Oise à 9 heures 30, entre Origny-Sainte-Benoîte et Bernot, de façon à se porter, de Thenelles, vers l’Arbre des Saints et ultérieurement, s’il y a lieu, vers les sources de la Somme.

La 5e division (général Bloch), partant des hauteurs de Bertaignemont, passera l’Oise entre Bernot et Macquigny, c’est-à-dire juste à l’entrée de la boucle de Guise. Mais elle surveillera avec la plus grande attention les débouchés de Guise vers la ferme de Bertaignemont et tiendra en flanc-garde deux régiments chargés de contenir la pression de l’ennemi.

Comme la 37e division (division d’Afrique, général Comby) n’est pas encore arrivée sur le terrain, elle consolidera la manœuvre dès son arrivée et, selon les circonstances, appuiera le flanc-garde ou soutiendra l’offensive.

Mais c’est ici qu’apparaît l’avantage pour l’ennemi de l’initiative qu’il a prise dès la veille. La ville de Guise et la rive gauche étant occupées, il a été à même d’élargir et de fortifier sa tête de pont pendant la nuit et, tandis que les divisions du 3e corps s’attardent un peu, il les attaque résolument au pied des plateaux du Marlois, c’est-à-dire vers la ferme de Bertaignemont sur les hauteurs, à 4 kilomètres au Sud de Guise.

Les abords du plateau de Bertaignemont sont occupés par le 36e d’infanterie qui, surpris, cède du terrain entraînant dans son mouvement le 239e. Et ce recul s’opère de telle sorte que la 5e division, qui le subit, est obligée de s’adosser à la 6e division et de combattre face au Nord dans les bois de Bertaignemont, tandis que sa voisine, la 6e division, a pour ordre de combattre face à l’Ouest, pour appuyer le 18e corps. C’est le point précis où la bataille pour Saint-Quentin s’articule (et assez mal, comme on le voit) à la bataille pour Guise.

Il est onze heures.

En raison de l’échec infligé à la brigade de la 5e division qui regarde Guise et la boucle de Guise vers Macquigny, cette division est dans l’impossibilité de se rassembler pour passer l’Oise.

Cependant la 6e division, qui tient la gauche, n’a pas renoncé à marcher sur Origny, où le 18e corps l’attend. Laissant les soutiens nécessaires pour protéger l’artillerie du corps à Cour-jumelles, elle descend des plateaux, se porte en direction générale de Jonqueuse, tandis que la 5e division garde la ligne de flanc, dans le petit bois, à 1 500 mètres Nord de Landifay.

Heureusement, à ce moment critique, la 37e division (troupes d’Afrique) débouche sur le champ de bataille : elle a ordre de jeter, immédiatement, une de ses brigades par Saint-Remy pour reprendre la ferme de Bertaignemont. D’autre part, la 6e division a forcé les ponts à Origny-Sainte-Benoîte et elle se développe sur la rive droite. Elle seconde ainsi le mouvement du 18e corps en direction de Marcy-Homblières. Mais, sur ce terrain très dur, le progrès ne peut se faire que difficilement. Et le général Hache est toujours inquiet pour sa droite.

Le général, ayant toutes ses ressources en mains, se résout alors à faire un effort pour maîtriser l’ennemi. Il prend le parti de se retourner, pour en finir avec les éléments du Xe corps allemand débouchant de Guise : laissant donc seulement quelques éléments de la 6e division sur la rive droite, il forme une masse d’attaque avec ses deux divisions et les jette simultanément sur la cote 136 qui domine Jonqueuse et Macquigny et sur la ferme de Bertaignemont. En un mot, il se retourne, de lui-même et momentanément, de Saint-Quentin sur Guise.

Il est midi trente. On comprend, maintenant, qu’à cette même heure, le 18e corps, dans son offensive sur Saint-Quentin et au moment où le groupe des divisions de réserve lui demande du secours à l’Ouest, se sente mal appuyé à l’Est. Quelques bataillons seulement et de l’artillerie du 3e corps sur la rive droite, au lieu du corps tout entier. Sa propre offensive, loin de pouvoir se développer, est arrêtée.


La défense des Allemands à Saint-Quentin. — Voyons ce qui s’était produit dans le camp adverse, du côté de Saint-Quentin, et nous dirons ensuite comment les choses s’étaient passées, dans le même camp, du côté de Guise et au-delà.

Nous avons indiqué la pénurie des ressources dont pouvait disposer Bülow dans la soirée du 28 et même dans la matinée du 20, autour de Saint-Quentin. Surpris, il engage la lutte avec son VIIe corps actif et les premières formations du corps de Richthofen, appelées en hâte de son aile gauche. Ces forces insuffisantes plient, nous l’avons vu, sous l’offensive du 18e corps français, et, un peu plus tard, de la 69e division de réserve, depuis Homblières jusqu’à Urvîllers.

Mais nous avons dit aussi que von Bülow n’avait pas laissé sa journée du 28 inemployée. Il avait appelé, de toutes parts, des renforts, et ceux-ci avaient accompli, dans la journée du 28 et dans la nuit du 28 au 29, les marches extraordinaires exposées plus haut.

La XVIIe division, détachée du IXe corps, avait reflué de Vermand sur Saint-Quentin. Il est vrai qu’elle n’arriva dans la ville qu’assez tard dans la soirée ; mais elle est aussitôt jetée sur Homblières, D’ailleurs, son artillerie a pu prendre part à la bataille dès le milieu de la journée, et c’est elle, sans doute, qui, tirant de la route de Vermand, accable de ses projectiles les divisions de réserve essayant de déboucher d’Urvillers, dans la direction de Gauchy.

En outre, l’arrivée de cette force devait permettre de soulager le VIIe corps et de le porter plus à l’Est, dans la direction de Guise, pour consolider la situation vers Homblières.

Un secours plus prompt et plus efficace encore était apporté, dès le 28, par le puissant corps de cavalerie du général Richthofen : ce corps d’élite avait reçu l’ordre de quitter, le 27 au soir, l’aile gauche de l’armée von Bülow et, « par des marches forcées de plus de 40 à 50 kilomètres par jour, » de venir prendre place sur la droite de la même armée pour boucher la fissure qui commençait à se produire entre elle et l’armée von Klück. Il arrivait à temps. En effet, ayant, le 28, bousculé le 10e territorial à Bellenglise et à Harly, il était jeté, le 29, en plein dans la bataille sur Urvillers, et c’est certainement ce corps de cavalerie qui, non sans pertes lourdes, fit, de ce côté, pencher la balance : « Le matin, à onze heures, la division avança sur le champ de bataille. Notre place était excessivement dangereuse. Nous étions sur une plaine de travers sans aucune couverture. En cinq minutes, notre compagnie, avait 5 morts, 43 blessés et 5 manquants. »

Enfin, Bülow reçoit un autre renfort, non moins précieux et qui doit achever son succès : c’est le Xe corps de réserve dont nous avons tracé précédemment l’itinéraire. Ce corps parti de Boue, le 28, a marché dans des conditions de hâle telles qu’il se battait vers Neuville-Saint-Amand, le 29. C’est le plein champ de bataille du côté de Saint-Quentin. Sans perdre une minute, il est porté sur Itancourt, c’est-à-dire au point précis où se trouve l’articulation du 18e corps français et des divisions de réserve et où l’offensive conjuguée fait plier la ligne allemande vers midi.

Nous citerons, sur ce point, un document allemand, le carnet de route du lieutenant Arthur Kutscher, appartenant à ce corps ; car il s’agit du nœud même de la bataille « pour Saint-Quentin. »


29 août. — Vers 7 heures, départ pour Itancourt. Des coups de, canon ; des obus passent en sifflant au-dessus de nos têtes. Partout nervosité… Pas d’ordre pour nous… Attendons. Puis nous recevons notre direction ; le bataillon marche abrité dans les fossés de la route jusqu’à la sortie du village (vers Urvillers). Une compagnie se développe ; les autres restent devant la hauteur. Des obus ! Les gens disent : « Mon lieutenant, il est impossible de rester ici. » Comme nous n’avons pas reçu d’autres ordres, nous restons. L’ordre arrive de se porter à droite, derrière trois meules de paille. J’y conduis la section. Le commandant s’y trouve. Des obus ! Par ordre, nous restons et nous attendons, tandis que deux compagnies se déploient à droite et à gauche. Un obus éclate à gauche, devant moi, et tue 5 hommes, en blesse 7. Ordre de rester. On s’enterre dans la paille et on se disperse le plus possible… Après être demeurés peut-être une heure dans la zone des shrapnells, j’occupe avec 80 hommes environ un chemin creux et un champ de raves pour couvrir le flanc droit. Mais cela va tout autrement à l’aile gauche (vers Itancourt). D’abord, de petits détachements des nôtres, puis de plus grands, reculent sous le feu croissant des fusils et des shrapnells français. A deux heures et demie, le front paraît se modifier. Tandis que nous pénétrons à droite, l’ennemi fait de grands progrès à gauche. Nous observons de grands mouvements de troupes ennemies contre notre position. Notre infanterie abandonne les hauteurs et notre artillerie, obligée de les évacuer, ne peut les réoccuper sous le feu violent de l’ennemi. J’ai l’impression que la situation est très critique. Les lignes françaises s’avancent sur nous. Je vois les officiers français à cheval et les troupes défiler tranquillement par deux pour prendre position. Notre artillerie ne les gêne pas. Elle est sensiblement plus faible… »


Rien ne peut donner, avec plus de réalité et de force, l’impression du succès incontestable de l’offensive française.

Il est intéressant de mettre, en face de ce récit, Celui d’un sergent français appartenant à la division qui fait reculer les Allemands. On comparera les deux manières.

L’écrivain du carnet, André Viénot, est sergent au 251e d’infanterie de réserve, division Legros :


29 matin. — Au centre du village d’Hamégicourt, le général Néraud à cheval (il commande la brigade) cause avec le divisionnaire (général Legros) qui termine ses instructions près de l’auto. Je happe la dernière phrase : « N’engagez rien pour le moment. »

On perçoit le canon à l’Ouest, notre direction de marche. L’ordre arrive de rejoindre le régiment. La montée est longue et rude au sortir du village et les hommes, égrenés sur 300 mètres, la gravissent selon leur pas que ralentit le soleil chaud. Nous avons atteint le rebord de la vallée. La plaine recommence. Le canon nous parvient mieux que dans les fonds. Une grande route plantée d’arbres, celle de Saint-Quentin (route nationale 44 de Cambrai à Châlons-sur-Marne). De tous les côtés, des betteraves (c’est la région de la Guinguette. à proximité d’Urvillers). Un coup de canon clair, sec, net ; un second : une batterie de 75 s’est établie dans un bouquet d’arbres. — « Par salves ! » Quatre flammes d’enfer, offensantes, sortent en même temps des quatre pièces et les quatre sifflements déchirent l’air comme une étoffe. Quelques secondes, l’éclatement lointain. « Qu’est-ce qu’on leur passe là-bas ? » Et ce n’est pas fini ! Il en arrive encore, des artilleurs ! .« Ligne de section par quatre ! » Nous descendons l’autre versant de la crête… Les pièces tirent encore ; et, maintenant, nous voyons sur quoi. On bombarde le village. — « En tirailleurs ! Marche ! »

L’ennemi a dû nous voir, car les obus arrivent. Inopinément sur la crête partent des coups de fusil. Une ligne de tirailleurs se lève, s’arrête, tire encore. C’est la bataille, la vraie bataille. Le capitaine nous renseigne par l’agent de Maison. On doit enlever le village d’Urvillers, à trois kilomètres. Six compagnies allemandes l’occupent. Le soleil est torride. Le combat ronfle en avant de nous. On distingue les éclatements proches. Un obus, deux obus qui nous couvrent de terre. Des balles frappent, des hommes culbutent et poussent une plainte rauque ou tendre, élémentaire…

Qu’entend-on à droite ? Le tambour ? Oui ! Et le clairon ! Sur la route, la clique bat la charge, — « Baïonnette au canon ! » On crie : « Doucement ! ne courez pas ! » Nous avançons sur un rang et la ligne se prolonge, loin à gauche, marquée par l’étincellement des baïonnettes qui piquent obliquement le ciel bleu. Les tambours se pressent ; le rythme est plus vif. — « En avant ! » Et tous les hommes clament : « En avant ! » C’est la grande minute, celle où l’esprit souffle. Un frisson électrique tend mon front, contracte la racine de mes cheveux. Les tambours s’enragent ; le vent chaud perle les notes du clairon :


Ya la goutte à boire, là haut !
Ya la goutte à boire…


Les hommes gueulent. Ils y sont tous : Merda, Rasmont, Girard, tous, transportés ! Il en tombe. Enjambons-les !… On nous arrête. Cette charge semble folle sur un village distant de neuf cents mètres pourvu, sans doute, d’une défense intacte. Des ordres circulent : « Couchez-vous ! faites des abris !… »


L’offensive s’arrête à 900 mètres d’Urvillers. Comparez les deux récits ; ils se raccordent exactement ; nous savons, par le témoignage de Kutscher, qu’au moment où le clairon français sonnait la charge, la défense était loin d’être tranquille de l’autre côté. Ce sont ces minutes qui décident parfois du sort des batailles.

Dans le camp français on ne se rendait pas compte de ce qui se passait dans l’autre camp. A la guerre, et surtout dans cette guerre, on ignore le mal que l’on fait à l’ennemi.


La bataille pour Saint-Quentin l’après-midi du 29. Échec de l’offensive. — Nous sommes au milieu de la journée du 29.

La bataille est en suspens. Comment va-t-elle se décider ?

Il s’agit de suivre, d’abord, la pointe du 18e corps, au moment où la 69e division de réserve demande du secours à gauche vers Urvillers et où le 3e corps, à droite, se détourne de la route de Guise à Saint-Quentin pour repousser le Xe corps actif qui, de Guise même, monte à l’assaut de Bertaignemont-Colonfay.

Deux des divisions du 18e corps ont atteint Homblières et Marcy sur la route de Guise et, de là, attendent le 3e corps ; à gauche, le 18e corps s’est allongé vers Urvillers pour donner la main au groupe des divisions de réserve.

Dans ces conditions, il était bien difficile au général de Mas-Latrie de répondre à l’appel des divisions de réserve arrêtées devant Urvillers. Cependant, il peut encore porter de ce côté une partie de son artillerie divisionnaire. (Ce sont ces va-et-vient de l’offensive que le lieutenant Arthur Kutscher observait de l’autre camp.)

En somme, l’offensive du 18e corps en direction de Saint-Quentin se trouve réduite à une division, la 36e ; celle-ci est en flèche, mal protégée à droite et à gauche. Et c’est le moment où commencent à déboucher sur le champ de bataille, du côté des Allemands, les renforts appelés par von Bülow. Le corps de cavalerie de Richthofen, le Xe corps de réserve, prêtent main-forte à la contre-attaque sur Itancourt-Urvillers et permettent ainsi au VIIe corps actif de s’élargir sur la route de Cuise, vers Homblières et au-delà.

Cependant, l’offensive des divisions de réserve n’a pas dit son dernier mot : la 53e division de réserve (général Perruchon) n’a pas encore donné. Sur l’ordre du général Valabrègue, elle s’ébranle et s’avance, à son tour, pour prêter main-forte à la division Legros.

Vers une heure, le général Legros a fait demander au général Perruchon de le soutenir sur sa gauche et surtout de lui envoyer de l’artillerie. Le général Perruchon allonge le trot de « es batteries qui suivent les passages sinueux de la vallée et passent les petits ponts de l’Oise et du canal en doublant l’infanterie.

L’Oise est franchie. Le bataillon de tête s’élève rapidement sur les pentes du plateau ; la 105e brigade a ordre d’attaquer droit sur Benay-Hinacourt, tandis que les quatre groupes du colonel Massenet avancent, sont mis rapidement en position et font feu de toutes leurs pièces en tirant vers l’Ouest, du haut de la cote 115, à 1 500 mètres, au Nord de Cerizy. (Ce sont ces rafales qui rendent la vie si dure aux Allemands derrière les trois meules à la sortie d’Itancourt.) « Ça marche bien, dit un carnet de route français ; nous sommes en mesure, l’infanterie arrivant, de rétablir la situation à droite. »

L’infanterie, ayant en tête la 236e compagnie (capitaine Jacquet), débouche à l’Ouest de Moy, suit la grand’route de Vendeuil à Cerizy, se dirigeant vers la Guinguette et la Folie (cote 117) qui domine Urvillers. « Les vaillants réservistes, Parisiens et Normands, montent, courent, sac au dos. Braves poilus ! qu’on appelait déjà ainsi au camp d’Auvours au mois de juin ! » On affirme que Benay est occupé.

Le général Legros sera-t-il secouru à temps ? Les batteries continuent à tirer ; la 105e brigade (général de Montangon) est sur le plateau Hinacourt-Benay ; le 205e en échelons à droite. « Les affaires vont bien jusqu’à ce moment. » (16 heures.)

Mais les renforts allemands, entrés en ligne, deviennent de plus en plus nombreux et portent leur contre-attaque sur Hinacourt-Urvillers.

Le général Legros ne peut tenir plus longtemps. Après avoir subi de lourdes pertes, il doit abandonner définitivement Urvillers, repris une troisième fois ; il perd la ferme de Puisieux ; il perd la Guinguette, il se demande même s’il pourra tenir sur la rive droite de la rivière. Or, au même moment, le 18e corps (général de Mas-Latrie) fait savoir que, menacé sur sa droite, il est obligé de se replier également au-delà de l’Oise, à Mézières et Châtillon-sur-Oise.

D’autre part, des troupes allemandes (sans doute du Xe corps) apparaissent sur la Fère et y écrasent un de nos bataillons, bataillon Brémont à Ly-Fontaine.

Le général Perruchon sait, d’ailleurs, que les Anglais sont, d’ores et déjà, à un jour de marche en arrière. Il craint d’être tourné. Il ordonne à son artillerie de quitter la hauteur de Cerizy où elle est encore, tirant toujours sur Urvillers, et de repasser l’Oise à Vendeuil et à Hamégicourt.

Cependant, le brave 5e bataillon du 236e, qui avait atteint la Guinguette à 15 heures en repoussant les Allemands, garde sa position, sous les assauts répétés de l’ennemi. Il reste là jusqu’à 19 heures, protégeant la retraite de la 69e division. Les blessés sont évacués sur Moy où fonctionnait encore une ambulance anglaise. Puis, comme les 205e et 319e gardaient la rivière, ce bataillon, très éprouvé, allait bivouaquer à Renansart.

En somme, les divisions de réserve ont perdu le terrain conquis dans la matinée. Mais elles gardent les débouchés de l’Oise depuis Vendeuil, aux portes de la Fère, jusqu’à Berthe-nicourt et maintiennent, en ce dernier point, leurs liaisons avec le 18e corps. La bataille tombe avec la nuit ; l’ennemi ne poursuit pas.

Le lieutenant A. Kutscher nous montre ce qui s’est passé dans le camp allemand, durant cet après-midi si mouvementé :


2 heures. On nous dit que nous devons attendre, tenir à tout prix, le chemin creux (à proximité d’Urvillers en sortant d’Itancourt). Mais la distance est encore trop grande pour tirer utilement. L’artillerie ennemie bombarde fortement la nôtre à l’aile droite (c’est celle qui tire de Cerizy). La nôtre est visiblement inférieure et c’est, en une telle journée, une impression très pénible… Tard, vers six heures, nouveau mouvement à l’aile gauche (c’est-à-dire vers la route de Guise). Nous recevons d’importants renforts d’artillerie et de mitrailleuses. Nous sortons presque de la zone de feu. Devant nous, on n’observe rien de nouveau. A droite, en bas (c’est-à-dire vers la vallée, à la Guinguette), on lutte énergiquement. La partie, qui était presque perdue, change à notre avantage. Du secours nous vient du VIIe corps de l’active (c’était lui qui opérait jusque-là vers Homblières et qui peut maintenant dégarnir la route de Guise).

L’adjudant vient à nous et nous affirme que la situation s’améliore beaucoup. Des officiers d’état-major traversent librement le champ de bataille à cheval pour faire leurs observations. La journée est gagnée ; cependant, nous devons sortir et attendre des ordres. Nous cherchons les autres sections dont nous sommes séparés. Nous enterrons nos morts sous le poirier. On s’efforce de regrouper le régiment dispersé. Après une heure, l’adjudant nous appelle. Le régiment se réunit à l’entrée Est d’Itancourt. Nous abandonnons nos creux et rejoignons ce qui reste de troupes… Les cuisines arrivent. Nous dormons là après avoir avalé une portion de soupe…


Ce récit prouve que, non seulement le Xe corps de réserve n’a pas pris la poursuite mais qu’il n’a même pas abordé les hauteurs qui dominent la rive droite de l’Oise.

Complétons, d’autre part, l’exposé de la journée, du côté français, par les impressions du sergent André Viénot ; il raconte les incidents de la retraite avec une franchise à la fois parisienne et militaire :

Le repli s’échelonne… Une section tire. L’autre monte un peu la pente et tire à son tour. Cet ordre mécanique recompose le caractère : on fait face. Je demande à un sergent : « Sur quoi tire-t-on ? — Tu ne les vois pas, là-bas, entre le petit bois et la route, adroite ? » Mais si, je les vois : les matins ! A mille mètres ! Ils s’abritent derrière les gerbes de paille et s’en servent pour avancer. Ce n’est pas eux qui marchent ; c’est le champ. Nous garnissons la hauteur et tirons sur les moyettes vivantes. Les gradés maintiennent et stimulent leurs hommes, les raccolent : « Rassemblement. Il faut les dégager, les camarades ! Tu dois bien tirer, toi ! » Le capitaine Avelot, un grand centurion, au bon sourire, décoré d’une médaillé coloniale, a pris un fusil et paie d’exemple. De notre butte, nous canardons, par-dessus les arbres de la route, une compagnie qui vient vers nous. « Cessez le feu ! » La clarté diminue. Sous le ciel moins rayonnant, les masses du paysage s’ordonnent. Au loin, les obus renfoncent la couche d’air, inégaux en son. Le capitaine s’adresse à nous. « Je ne sais pas où, est le régiment. Si vous devez être sauvés par quelqu’un, vous le serez par moi. Je vous conseille donc de m’obéir. Ce soir vous ferez encore une longue marche, mais ensuite vous dormirez et mangerez. » J’apprends l’intention du capitaine. Il veut retourner au cantonnement d’hier matin, à Renansart, pour s’y renseigner sur la division, voire même sur le régiment… Nous arrivons à Renansart. Le régiment y est. Nous avons erré la nuit… Marin nous accueille : il connaît les nouvelles. Le grand coup a eu lieu hier. Notre échec ne signifie rien. L’ennemi est repoussé : nous sommes vainqueurs. Les officiers s’entretiennent des pertes : le colonel a été tué sur la route d’un éclat d’obus au crâne. Il a expiré tandis qu’on le transportait. Le commandant Théron a été blessé à la poitrine. Le capitaine Dolbeau ne pourra pas survivre. Un grand nombre d’hommes aussi sont morts ou blessés… Je m’assieds sur un gros tronc à côté de Marin. Il me répète que la journée a été bonne, puisque le régiment a couché deux nuits au même endroit. On savait bien qu’il suffisait de vouloir pour les battre.


Ainsi, dans le désordre d’une retraite, d’ailleurs solidement maintenue, le bruit d’un succès de l’armée française s’était déjà répandu, même dans ces divisions de réserve, les plus éprouvées. Et, en effet, la journée avait pris, sur d’autres points du champ de bataille, une tout autre tournure.

Fin de la journée du 29, au 18e et au 3e corps. — Il suffit, en effet, de suivre la bataille en remontant vers le cours supérieur de l’Oise pour voir les teintes de moins en moins sombres se dégrader au fur et à mesure que l’on se rapproche de Guise.

Nous avons quitté le 18e corps au moment où il s’accroche péniblement entre la route de la Fère (vers Urvillers) et celle de Guise (vers Homblières) pour entourer au plus près Saint-Quentin. La 36e division est en flèche dans cette position difficile, tandis qu’à, gauche, les divisions de réserve commencent à fléchir et qu’à droite, les deux autres divisions du corps, la 35e et la 38e, ne pouvant plus compter sur le 3e corps pour un mouvement au-delà de l’Oise, sont obligées de s’échelonner face à l’Est de façon à parer à l’offensive allemande débouchant de Guise et menaçant de couper les ponts de ce côté.

A 14 heures, la 36e division, la division de flèche, est attaquée par les forces importantes venant du Sud de Saint-Quentin (c’est le Xe corps de réserve qui s’est rendu maître de la route de la Fère et qui débouche sur Urvillers-Itancourt). La 30e division, épuisée, ne peut tenir plus longtemps la ligne de communication entre les deux routes de la Fère et de Guise par Itancourt-Neuville-Saint-Amand-Mesnil-Saint-Laurent-llomblières. Elle se replie lentement et, vers 10 heures trente, elle est obligée de repasser la rivière. Mais elle reste maîtresse des passages à Mézières-sur-Oise, Châtillon-sur-Oise, Sissy.

Ce mouvement entraîne celui de la 38e division (troupes d’Afrique, général Muleau). Ces braves troupes avaient franchi l’Oise à Ribemont ; elles progressaient normalement sur la rive droite, ne rencontrant qu’une faible résistance. Elles restent, le plus longtemps possible, sur ce terrain et se cramponnent aux hauteurs 120-127 qui dominent Sissy et Thenelles. Mais à la nuit, leur position sur la rive droite est trop exposée ; elles sont ramenées sur l’Oise.

Quant à la 35e division, elle n’a pas quitté la région Parpeville-Villers-le-Sec, où elle est arrivée bien tardivement et en assez mauvais ordre après l’engagement du 28, où plusieurs des régiments, notamment le 57e, ont été sérieusement éprouvés. Le 29, elle n’a pris part au combat que dans l’attaque sur Jonqueuse.

De ce côté encore, l’ennemi ne poursuit pas. Les débouchés de l’Oise restent entre nos mains. Si les troupes d’une des divisions ont eu une rude journée, les deux autres divisions, du 18e corps, la 38e et la 35e sont à peu près indemnes. Les unités sont recomposées pendant la nuit et sont en état de reprendre l’offensive le lendemain.

A la droite du 18e corps, le 3e corps (général Hache) est à l’articulation du décrochement si dangereux qui met en péril toute l’opération offensive sur Saint-Quentin si elle n’est pas protégée de ce côté. Le 3e corps a dû faire face à l’Est et même au Nord, sur la rive gauche, pour contenir et refouler toute manœuvre ennemie venant de Guise. Ainsi, il forme, comme nous l’avons indiqué, la pointe de l’angle : un côté étant tourné au Nord-Ouest, celui-ci regarde au Nord-Est.

Cependant l’ennemi, c’est-à-dire le Xe corps, sortant de Guise, s’en prend aux plateaux du Marlois. Il a passé l’Oise aux ponts de Guise et à Flavigny et il se jette à l’assaut de Bertaignemont-Landifay. Le général Hache, sentant le péril d’une telle manœuvre, a fait une masse, de sa 5e division (Bloch) qui a déjà perdu la ferme de Bertaignemont, de sa 6e division (Verrier) qu’il arrête dans son mouvement au-delà de l’Oise, et il emprunte même momentanément au 18e corps le concours de la 35e division. Cette force considérable va être jetée en partie sur Jonqueuse (au nord du plateau) pour prendre de flanc la contre-attaque allemande avec mission de rejeter à la rivière toute force ennemie qui l’a franchie. Les éléments de la 0e division qui ont passé sur la rive droite ne seront rappelés que si leur intervention est reconnue indispensable : ils gardent la route de Guise-Saint-Quentin et protègent toujours la droite du 18e corps.

Le Xe corps allemand et peut-être quelques éléments du corps de la Garde se sont massés entre Audigny (Sud-Est de Guise) et Mont-d’Origny, à cheval sur la route de Guise, centre sur Jonqueuse.

C’est donc un choc direct entre les deux manœuvres, celle qui débouche de l’Oise et celle qui entend l’y rejeter. De part et d’autre, l’objectif central est la colline cote 136, un peu au Nord de Jonqueuse. La bataille est à son plein à partir de 15 heures quarante.

Le général Hache, qui n’a pas quitté Landifay et qui a été, plus d’une fois, exposé, a maintenu le corps par son exemple et son impassibilité sous le feu. La progression de l’ennemi est arrêtée. Mais cela ne suffit pas : il faut le repousser tout à fait, le rejeter dans la rivière. Le général Hache prend son parti… Mais, à partir de ce moment, la manœuvre du 3e corps va se confondre dans la manœuvre plus générale, qui, se produisant en direction de Guise, décidera du succès de la journée.

Ainsi, le rôle du 3e corps nous met en présence de la « bataille pour Guise. »


Avant d’exposer celle-ci dans son ensemble, résumons, en quelques mots, la bataille « pour Saint-Quentin » dans la journée du 29.

Le matin, avant midi, offensive heureuse des corps français avançant jusqu’aux approches de la ville. Dans l’après-midi, par l’arrivée des renforts allemands, Saint-Quentin est dégagé ; les troupes françaises sont ramenées à leur point de départ. Cependant, elles tiennent toujours le cours de l’Oise : sauf, un instant, à Mont-d’Origny, l’ennemi n’a franchi la rivière nulle part, de la Fère jusqu’aux approches de Guise.

Ce n’est donc pas une bataille perdue, de ce côté : or, c’est une bataille gagnée de l’autre.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voir La Bataille de la Trouée de Charmes dans la Revue du 15 novembre 1916.
  2. Voir l’exposé des batailles de la Meuse dans l’Histoire illustrée de la Guerre de 1914, t. VII.
  3. Voir l’exposé de la Manœuvre du Cateau et toute la retraite de l’armée britannique dans l’Histoire illustrée de la Guerre de 1914, t. VII.