La Bataille de France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 798-853).
LA BATAILLE DE FRANCE
(21 mars — 11 novembre 1918)

I


« Vous avez gagné la plus grande bataille de l’histoire. » (Ordre du jour du maréchal Foch du 12 novembre 1918.


I. — LA BATAILLE

« La plus grande bataille de l’histoire, » proclamait le chef au moment où elle se terminait. Nul n’était tenté de le démentir alors, le vaincu l’était moins que personne, qui en consentant une capitulation sans précédent dans l’Histoire, donnait à la gigantesque lutte l’épilogue attendu.

Tout fut grand en ce tournoi, d’une grandeur que jusque là aucune des plus illustres batailles n’avait atteinte : les circonstances où il s’engageait, corps à corps terrible après une guerre sans trêve de quarante-quatre mois ; l’arène où il s’allait livrer, des dunes de la Mer du Nord à la vallée de la Moselle, front de cent lieues où le feu ne s’éteindra point ; les forces jetées dans la mêlée, six millions d’hommes appartenant à six nations ; les moyens mis en œuvre, résultats de quatre ans d’inventions et de perfectionnements en l’art d’écraser l’adversaire ; la longueur et le nombre des passes d’armes qui, se succédant d’abord, bientôt s’enchevêtrant, ne furent finalement plus qu’une furieuse ruée contre un ennemi jusqu’au bout opiniâtre ; la passion surhumaine que non seulement les deux partis, mais encore les spectateurs frémissants, — le monde remué aux moelles, — y apportèrent ; l’enjeu de la lutte qui était, après une guerre sans merci, l’extrême du triomphe ou de la défaite, oui, tout fut d’une grandeur insolite. Mais on put voir que si grand que soit un événement, il y a quelque chose de plus grand encore : l’âme d’un chef, car à la taille de l’événement, on allait mesurer celle de l’homme qui, appuyé sur d’admirables soldats, le maîtrisa et le conduisit.

Du 21 mars, 4 heures 10, — où sur le front des 3e et 5e armées britanniques commença le trommelfeuer préparatoire à la formidable attaque allemande, — au 11 novembre, 11 heures, — où la capitulation ayant été signée par les représentants de l’Allemagne, le feu, sur un front tout entier en marche, cessa de la Belgique à la Lorraine, la bataille aura, sans notable interruption, duré 235 jours. Elle aura tenu entre les dernières neiges d’un hiver et les premières d’un autre.

Après s’être, au gré de l’assaillant allemand, déplacée de la Picardie aux Flandres, aux plateaux de l’Aisne, aux hauteurs de l’Oise, à la plaine de Champagne, aux rives de la Marne, la lutte s’était élargie, quand, saisissant soudain l’initiative des opérations, un grand chef français avait entendu arracher la décision à un ennemi encore redoutable qu’il pressait de toutes parts. Le champ de bataille s’était alors étendu du centre du front, qui était la région d’entre Marne et Aisne, à toutes ses parties ; de la Mer du Nord aux rives de la Meuse (et les champs de Moselle allaient s’allumer), le feu courut, cernant un ennemi bientôt aux abois. Ce front, si longtemps désespérément stable, s’était mis en mouvement, enserrant en un cercle tous les jours plus menaçant, l’adversaire déconfit en plus de vingt rencontres.

Alors, — et c’est ce qui achève de donner à cette bataille de France son caractère de grandeur, — il apparut qu’en quelques semaines, Foch et ses armées remontaient le cours de l’histoire.

La Bataille de France semble une synthèse tout d’abord de l’énorme guerre à laquelle elle allait mettre fin. Tous les noms qui, depuis 1914, avaient successivement rempli nos communiqués, ceux de la Marne et ceux des Flandres de 1914, ceux d’Artois et ceux de Champagne de 1915, ceux de Verdun et ceux de la Somme de 1916, ceux de l’Aisne et ceux de l’Oise de 1917, on les vit reparaître ; mais les caractères en parurent changés : car ceux qui, à force de trainer en tant de communiqués, avaient presque lassé l’attention, apparaissaient maintenant illuminés par la victoire en marche qui bientôt les semait derrière elle. Ainsi, de la forêt d’Houthulst à la hernie de Saint-Mihiel, des villages de la Somme aux bois de l’Argonne, des collines d’Artois aux rives de la Suippe, Foch, poussant en avant ses armées ivres d’une joie sacrée, les jetait vers ces plaines de Belgique, et bientôt ces champs de Lorraine qui avaient vu nos premiers échecs : car, ayant rompu le cercle fatal, nos armées couraient à Anvers, Liège, Mons, Charleroi, Arlon, Virton, Morhange. Et tandis que la guerre de 1914 ainsi se refaisait, les soldats de Gouraud, chassant les Allemands de Sedan, semblaient y déchirer la capitulation qui, le 2 septembre 1870, avait préparé notre ruine.

Et quand l’épilogue de ce drame énorme eut été la rentrée en Alsace et Lorraine de la France acclamée, la réapparition dans la vallée de la Sarre des arrière-neveux de Vauban, la réinstallation sur le Rhin du drapeau de 1792, il parut bien que la bataille qui, du fond de l’abime où paraissaient nous plonger nos défaites du 21 mars et du 27 mai, nous avait portés à nos frontières naturelles reconquises, achevait de revêtir, par cette magnifique apothéose, le caractère que l’histoire lui reconnaîtra et que Foch, dès le 12 novembre, proclamait devant ses troupes. C’est « la plus grande bataille de l’histoire. »


On ne raconte point, au lendemain du jour où elle s’est terminée, pareille lutte en ses détails. Pendant sept mois et demi, six millions d’hommes s’affrontèrent ; ils s’affrontèrent sur un champ de bataille de 400 kilomètres ; cent combats se livrèrent ; à parler juste, cette bataille de 235 jours est une suite, puis un agrégat de batailles. Ce fut un fourmillement d’armées. Il s’en faut qu’on puisse aujourd’hui entrer dans le détail de ces actions ; beaucoup sont encore mal connues. Si, cédant à la tentation d’aller chercher, à côté du cerveau du chef, l’âme du combattant, on entreprenait de descendre jusqu’à l’action de tel bataillon engagé, ou même de tel régiment, ou même de telle division, on s’exposerait, — dans le désir d’être juste, — à être injuste, car le bilan n’est pas encore fait, que seuls, peut-être, nos petits-enfants pourront établir. Et puis il faut, pour savoir quelles difficultés furent vaincues par tel ou au contraire aplanies devant lui, connaître mieux que nous ne le pouvons aujourd’hui, les desseins conçus, les ordres reçus, les fautes commises, les sentiments éprouvés de l’autre côté de la barricade : pour raconter une bataille, il faut savoir où en étaient, à tel et tel moment de la lutte, les nerfs, les muscles et le cœur des deux lutteurs. On ne peut avoir sur l’ennemi, — ou peu s’en faut, — pour l’heure, que des renseignements. Avant d’écrire l’histoire de la mêlée, il faudra qu’on ait remplacé ces renseignements par des précisions.

Mais la bataille de 1918 ne fut pas une mêlée confuse. De grands stratèges, de part et d’autre, la dirigèrent. De grandes pensées s’y appliquèrent. De grands desseins tentèrent de se réaliser. Vue de haut, la lutte prend bien promptement l’aspect d’un duel très serré entre deux armées, deux états-majors, deux chefs : duel savant où l’on ne rompit souvent que pour mieux parer, où l’on se tâta longtemps pour se toucher à l’endroit sensible, où la feinte prépara la botte et où, soudain, l’on vit l’un des maîtres, par une série ininterrompue d’assauts, acculer l’autre et le tenir sous le poignard de miséricorde. A travers cette forêt de fusils, de mitrailleuses, de canons, on sent deux lames qui se croisent. Et ce sont simplement les phases de ce duel que l’on peut essayer de reconstituer. Parlons bref : il ne s’agit que de dégager les grandes lignes de la bataille. Un historien doit jusqu’à nouvel ordre s’interdire tout autre dessein parce qu’il n’y a présentement que les grandes lignes qui puissent se tracer sans crainte d’erreur.

En ces grandes passes, ce qui, dans la main du grand chef, constitue par excellence l’instrument, c’est l’unité Armée. Lorsqu’essayant de reconstituer la bataille de la Marne de 1914, je ne prétendais déjà en établir que les grandes lignes, ce sont les Armées que j’ai presque exclusivement voulu voir manœuvrer. Sous un Joffre, un Galliéni, un Maunoury, un French, un Franchet d’Esperey, un Foch, un Langle de Cary, un Sarrail sont les seuls acteurs que j’aie entendu mettre en scène. Il en sera de même aujourd’hui. Seulement ce ne sont plus six armées qui, de notre côté, sont engagées, mais quatorze ; le théâtre ne tient plus entre Sentis et Verdun, il s’étend à toute la France du Nord-Est, de la Mer à la Meuse ; l’action n’a pas duré six jours, mais sept mois. Et même en se tenant sur les sommets, il faudra demander à qui lira cette série d’articles une attention un peu soutenue. Et pour que cette attention lui soit rendue un peu moins difficile, il importe de situer tout d’abord la bataille dans l’espace et le temps, dire au préalable, à grands traits, quel était le champ de bataille et en quelles circonstances s’allait engager l’action, quels étaient les forces en présence et les desseins des états-majors. Les faits qui suivront en paraîtront, je l’espère, un peu plus clairs.


II. — LE CHAMP DE BATAILLE

A la fin de 1917, le front dessinait, de Nieuport à la frontière suisse, une série de grandes lignes brisées, si présentes encore au lecteur, que je suis autorisé à ne les évoquer que très brièvement. Des dunes de la mer du Nord au saillant d’Ypres, la petite armée belge tenait, depuis quatre ans, derrière le talus historique du chemin de fer de Nieuport à Dixmude et le canal de l’Yser. Ypres, plus au Sud, tenu par nos alliés britanniques, était le centre d’un saillant qui, à travers diverses vicissitudes, s’était maintenu comme une sorte de bastion avancé de la courtine qui, de Dunkerque à Calais, couvrait le littoral.


Les troupes britanniques, dans l’été de 1917, avaient, au prix de lourdes pertes, en reconquérant les crêtes à l’Est d’Ypres, « donné de l’air » à cette place forte improvisée. Mais elles n’avaient pu faire plus. C’est que, en face de cette partie du front, les Allemands avaient, eux aussi, transformé en forteresse cette forêt d’Houthulst qui suffisait à gêner toute offensive partant du front adverse. Si, assis sur les crêtes du Nord et de l’Est d’Ypres et, au Sud, sur la ligne des Monts, l’Anglais semblait interdire l’accès des ports du Pas-de-Calais, l’Allemand, de son côté, paraissait, — après l’assaut finalement vain de 1917, — enlever aux Alliés tout espoir de ramener par les armes le roi Albert non seulement à Bruxelles, mais même à Gand. L’arène que depuis des siècles offre cette plaine de Flandre aux armées de l’Europe, — je renvoie à ce que j’en ai écrit ailleurs [1], — semblait décidément fermée aux armées alliées. Il paraît bien que, forts de la plus récente épreuve, les Allemands se trouvaient, de ce fait, rassurés sur le flanc droit de leur dispositif occidental. A la vérité, l’Etat-major britannique pouvait également se croire assuré de couvrir contre toute attaque les abords du détroit ; je me rappelle quelle impression de force m’avait, en 1917, laissé le mont Kemmel, dominant la plaine flamande de ses cent coudées. Au Sud, la Lys formait fossé et, depuis août 1917, les Anglais la tenaient derechef jusqu’à Warneton.

Cette rivière pouvait cependant être pour l’Allemand un couloir tentant vers le Pas-de-Calais. Si, ayant fait crouler la ligne entre Warneton et La Bassée par un coup droit sur Armentières, il s’engageait dans la vallée, le bastion d’Ypres, pris à revers, paraissait devoir crouler ; et rien ne semblait, dès lors, couvrir Cassel, Hazebrouck, Aire et, plus en arrière, les villes de la côte. En revanche, si les Alliés étaient en mesure de s’engager en forces sur la Lys en aval de Warneton, vers Wervicq et Courtrai, la forte agglomération de Lille-Tourcoing-Roubaix, depuis 1914 entre les mains de l’Allemand, devait être par lui abandonnée, et, par ailleurs, la route de Gand ouverte. D’où l’intérêt de cette partie du front, théâtre, depuis quatre ans, de tant de combats et où nous verrons, presque aux deux périodes extrêmes de notre grande bataille, — avril et octobre, — du fait des Allemands, puis du nôtre, le feu se rallumer.

Du Sud de la Bassée aux environs d’Arras, le front tenu par les Anglais semblait préservé de toute mésaventure. Nous avions, en mai et septembre 1915, puis nos alliés britanniques en 1917, payé de flots de sang la conquête des crêtes qui couvraient Arras au Nord et à l’Est, Pour nous, cette partie du front pouvait être un tremplin d’où s’élancer, pour menacer, à Douai et à Cambrai, deux nœuds importants de communications ; la récente attaque des Anglais sur Cambrai avait, de ce côté, alerté l’ennemi.

C’était moins l’Artois que la Picardie que celui-ci couvait d’un regard de proie. Nous l’avions, en 1916, chassé du pays de la Somme et il avait dû, devant la menace d’une redoutable attaque sur ses flancs, achever, en mars 1917, d’évacuer la poche où il était engagé. Il avait alors reculé son front de façon très notable vers l’Est, entre Marcoing et La Fère. Mais il avait installé sa défense sur cette redoutable position Hindenburg que je serai amené à décrire et qui, sans cesse fortifiée et refortifiée depuis un an, lui paraissait interdire au plus audacieux adversaire l’approche de la haute vallée de l’Oise ; grosso modo (il en sera plus tard reparlé), la position était, en cette partie du front, parallèle à la route de Cambrai à La Fère par le Catelet et Saint-Quentin. C’était, cette « ligne Hindenburg, » baptisée de tous les noms de la mythologie wagnérienne, de Siegfried à Wotan, l’inviolable barrière qui, de loin, interdisait à toute offensive alliée les approches même du massif d’Ardennes. Il paraissait d’ailleurs à l’Etat-major allemand impossible que pareille offensive pût jamais atteindre pareil objectif. Derrière la ligne Hindenburg, c’était, en effet, sur une profondeur de plus de 150 kilomètres, une suite d’obstacles naturels qui, utilisés par le génie allemand (j’y reviendrai à la veille du grand assaut de septembre 1918), semblaient bien devoir constituer d’infranchissables obstacles ; rivières, hauteurs, forêts, des limites de la Picardie aux premières pentes ardennaises, se multiplient et se magnifient ; nous le verrons mieux en suivant plus tard, vers le massif d’Ardennes, nos troupes victorieuses ; chaque obstacle abattu ou franchi marquera un important succès. Mais dans les premiers jours de 1918, l’Allemand nous voit si peu engagés dans ce dédale que, tout au contraire, nous l’allons dire sous peu, il médite de faire de la « ligne Hindenburg » non plus une défense formidable, mais un tremplin d’où bondir sur nos lignes entre Somme et Oise.

Le massif de Saint-Gobain où se coudait la ligne, était, entre La Fère, Laon et Anisy-le-Château, le bastion d’angle du mur, qu’en 1917, nous avions pu investir sans le faire sauter. Nous étions alors parvenus à nous rendre maîtres des plateaux entre Aisne et Ailette et, de ce fait, approcher Laon : l’Aisne avait cessé d’être le fossé de cette première enceinte qui rendait, avant avril 1917, inaccessible cette montagne de Laon, une des clés de voûte du système allemand. Le flanc ennemi en restait pressé et c’était menace constante. Ces plateaux de l’Aisne constituent, — j’ai essayé de le démontrer ici [2], — le mur principal élevé par la nature en avant de l’He de France : qui s’en est rendu maître, menace ou couvre la capitale. Nous avions réoccupé le mur ; il était essentiel aux Allemands, pour investir derechef, et de loin, Paris, de le ressaisir ; mais muni de troupes solides et nombreuses, un tel mur semblait inattaquable. On comprend que les Allemands aient pensé le tourner à l’Ouest en mars, avant que de l’enlever, démuni par les circonstances, en mai 1918. A la vérité, ils le pouvaient aussi tourner vers l’Est ; l’échec de nos attaques d’avril 1917 au Nord de Reims laissait l’adversaire maître de la trouée de Juvincourt ; à l’Est de Craonne, Reims, resté sous son feu et presque sous sa main, pouvait, semblait-il, être assez facilement emporté ; mais derrière, se dressait, autre défense lointaine de l’Ile de France, la montagne de Reims que nous avions ressaisie au soir de la Marne. Par ailleurs, la prise du massif de Moronvillers, plus à l’Est, par la 4e armée française en avril-mai 1917, nous avait assuré une position redoutable à qui essaierait de forcer l’Ile de France par le Nord-Est. On était autorisé à penser, aux premiers jours de 1918, que, décidés à l’offensive, les Allemands la déclencheraient dans cette région. Ils n’y songeront qu’à l’été de 1918.

Telle chose était d’autant plus probable, que la possession des Monts de Champagne devait, à l’heure où, à notre tour, l’offensive nous serait permise et peut-être imposée, favoriser une nouvelle offensive de Champagne. De ce côté, nous étions, depuis nos attaques de septembre 1913, en face du fossé creusé par la Py, derrière lequel l’Arnes, puis la Retourne constituent des lignes d’eau parallèles, tandis que plus à l’Est la Dormoise en dessine une autre. Il n’en va pas moins que le vieux plan de 1915, la marche d’armées en direction de Vouziers et de Rethel, pouvait ressusciter de ses cendres. Ainsi l’Ardenne était-elle abordable par le Sud, si la « ligne Hindenburg » nous paraissait constituer à l’ouest du massif un mur inviolable — et la « Ligne » ainsi tournée. L’opération eût été relativement facile, si nous n’eussions été, depuis quatre ans, dans la région meusienne, par l’occupation du nord de l’Argonne par l’ennemi, d’une part, et, de l’autre, par l’existence du saillant de Saint-Mihiel, entravés dans nos gestes.

En résumé, — et il fallait bien tracer cette esquisse avant tout exposé des faits, — le front de France, tel qu’il se présentait dans les premiers jours de 1918, offrait aux deux Armées opposées de très grandes chances d’opérations heureuses. Sans doute, l’Allemand, des dunes flamandes aux rives de la Meuse, entamait si profondément la France du Nord-Est que, bien plus facilement qu’en août 1914, il se pouvait porter vers le Bassin Parisien ou le Pas-de-Calais ; depuis près de quatre ans, la frontière, si l’on peut dire, entre l’Allemagne et la France était de telle façon avancée, que l’Allemand, en certains points, se trouvait à moins de trente lieues de Paris. Sans doute aussi avait-il dû, pendant les trois années qui avaient suivi sa défaite sur la Marne, abandonner de notables morceaux de terrain et nos opérations de la Somme et de l’Aisne avaient-elles notamment éloigné la menace, pendant de si longs mois, suspendue sur Paris. Par ailleurs, la dernière bataille des Flandres semblait avoir décidément fermé à l’Allemand l’accès de la mer, tandis que le camp de Verdun, reconstitué en son intégrité, de l’automne de 1915 à l’été de 1917, le contenait à l’est de l’énorme champ de bataille. De ce fait, les Alliés avaient recouvré, des collines d’Ypres aux Hauts de Meuse, en passant par les hauteurs de la Somme, les plateaux de l’Aisne et les « Monts » de Champagne, non seulement une forte ligne de défense, mais des positions excellentes pour le jour où l’offensive générale serait par eux reprise.

Mais une position, si elle vaut beaucoup par elle-même, n’a cependant qu’une valeur toujours relative. Que signifie une place forte sans défenseurs ? La géographie n’est qu’un des facteurs de l’histoire. La condition de la victoire et la cause de la défaite ne sont pas exclusivement dans l’excellence des positions, elles dépendent avant tout du génie du chef, mais, pour une grande partie, résident dans la force des effectifs, à la condition de donner au mot force tout son sens ; j’entends son acception morale comme son acception matérielle. Le problème se résolvait donc en une question tout à la fois de forces matérielles et de forces morales. Et c’est pourquoi, ayant, pour l’intelligence des grands événements qui vont se dérouler, ébauché rapidement l’aspect du champ de bataille, il nous faut parler des circonstances où s’allait engager la lutte.

Retenons simplement que, suivant que les forces de l’un ou de l’autre belligérant, utilisées par la science stratégique des grands chefs, rompraient le front de l’adversaire, chacun des deux partis était en position de mettre le vaincu dans la situation la plus périlleuse. Car si les Alliés étaient, le cercle étant rompu, contraints de combattre le dos à la mer ou le dos à Paris, — je reviendrai sur ces points, — et ainsi gênés dans la parade stratégique par les plus angoissantes préoccupations, en revanche, la forme enveloppante du front leur permettait éventuellement contre l’ennemi ébranlé, chassé de ses lignes récentes ou anciennes, la plus belle manœuvre que stratège eût eu à concevoir et à mener à bien ; car maîtres des couloirs convergents de l’Escaut, de l’Oise, de la Meuse et de la Moselle, ils pouvaient, en y engageant leurs armées, ramener l’ennemi à ce massif d’Ardennes qu’il ne pourrait alors défendre qu’au risque d’un effroyable désastre. Il fallait, pour que ce rêve, caressé depuis 1914, se réalisât, que le grand chef, audacieux et averti tout à la fois, se trouvât dans l’heure même où le renversement des situations lui permettrait d’utiliser jusqu’à leur extrême rendement forces nouvelles et nouveaux moyens.


III. — LES ADVERSAIRES

Forces et moyens semblaient, dans les premiers jours de 1918, incontestablement supérieurs du côté de notre adversaire. Un événement, d’une incalculable portée, venait de se produire, qui l’autorisait à reporter sur le front occidental la presque totalité de ses forces combattantes et de son redoutable matériel. Le 20 décembre 1917, avait été signé, à Brest-Litovsk, entre les représentants de la Révolution russe et ceux de l’Empire allemand, un armistice qui, le 9 février, s’allait transformer en traité de paix. Notre première alliée nous abandonnait. Sans attendre que la Russie rouge, — d’ailleurs précédée par l’Ukraine elle-même, — capitulât à Brest-Litovsk, l’Allemagne avait commencé à transférer sur le front de France ses divisions de Russie ; les premiers transports s’étaient faits en novembre. Ils se précipitèrent en décembre et janvier ; en février, plus de la moitié de l’armée allemande de Russie avait rallié le front occidental. De novembre 1917 à avril 1918, 64 divisions allaient ainsi venir grossir l’armée impériale de France déjà forte de 141 divisions. De ce fait, la supériorité numérique passait à nos ennemis sur les forces alliées qui à ces 205 divisions n’en pouvaient opposer que 177. Par ailleurs, toutes les ressources matérielles accumulées sur le front de Russie allaient, transportées sur le nôtre, augmenter l’effet déjà redoutable de ce nouvel afflux de forces.

L’armée française supportait depuis trois ans et demi le poids principal de la guerre ; ses pertes avaient été immenses ; il devenait difficile de les réparer, et la crise des cadres aggravait celle des effectifs. Nous comptions 99 divisions sur le front, mais ce front à défendre était de 560 kilomètres. L’armée britannique venait de s’user en partie dans la pénible bataille des Flandres de 1917 ; elle occupait avec 60 divisions (dont deux portugaises), un front de 200 kilomètres. Douze divisions belges en tenaient un de 8 lieues.

Depuis quelques mois, à la vérité, les armées alliées se grossissaient de régiments américains. A l’heure où la révolution, se déchaînant à Petrograd, allait avoir pour conséquence presque immédiate l’affaissement du front russe, nous avions acquis un nouvel allié ; les États-Unis, après tant d’hésitations, s’étaient, le 3 février 1917, décidés à entrer dans la lice à nos côtés. Le 12 juin 1917, le général Pershing avait débarqué en France avec quelques régiments et, depuis cette date, chaque semaine, les bateaux de l’Union déversaient sur notre sol personnel et matériel. A la veille de l’attaque allemande, quatre divisions étaient en France et l’on pouvait prévoir que, les transports s’accélérant, une armée américaine forte d’un million d’hommes serait, avant l’hiver de 1918-1919, engagée dans les combats. Mais en serait-on encore à se battre dans l’hiver de 1918-1919 ?

L’Allemagne ne le pensait point. Elle était en droit d’envisager l’année 1918 comme la plus favorable à une action heureusement décisive. Les Russes nous abandonnaient ; les Américains à peine arrivaient. L’Allemagne a toujours eu une tendance à sous-estimer l’adversaire : outre qu’elle pensait troubler par les attaques de ses sous-marins les « arrivages de Yankees, » ceux-ci ne constitueraient point, matériellement parlant, avant l’été de 1918, un appoint sérieux, et cet appoint resterait longtemps de qualité inférieure : elle accueillait par des ricanements ces bataillons de « marchands de porc salé » qui osaient se venir mesurer avec l’ » incomparable Feldgrau. » En fait, elle était autorisée à tenir l’aide américaine pour négligeable, — militairement parlant, — avant l’automne 1918. Or elle pensait en avoir alors fini depuis longtemps.

L’infériorité du nombre semblait lui livrer l’adversaire.


Elle comptait sans l’âme du soldat qui, depuis le premier jour, n’avait pas faibli. Elevé au commandement suprême de l’armée française à l’heure où un nuage paraissait assombrir les cœurs, le général Pétain avait mis tous ses soins à refaire le moral de ses troupes ; cœur frémissant lui-même sous une apparence froide, esprit sagace servi par un clair regard, il avait mieux fait que comprendre la situation, il l’avait sentie : il avait entendu que le raffermissement de la discipline fût assuré par le rassérènement des âmes ; des offensives heureuses, soigneusement préparées et menées avec ce mélange de prudence et de fermeté qui le caractérisent, en août au Nord de Verdun, en octobre sur le Chemin des Dames, avaient rendu à nos hommes l’impression qu’on pouvait toujours « avoir le Boche ; » une véritable entreprise de restauration morale avait, d’autre part, donné de si heureux résultats que jamais peut-être le soldat français n’avait montré une âme plus haute, une conscience plus nette de son devoir, un esprit de sacrifice plus complet, et, par surcroit, une bonne humeur plus alerte au service d’une bonne cause. C’était une arme bien trempée que Pétain avait en main et si l’on mesurait une armée à la qualité plus qu’à la quantité, nous n’avions jamais été si riches.

De son côté, sous le chef tenace et résolu qu’était le maréchal Douglas Haig, le soldat anglais s’était singulièrement fait depuis deux ans. Dédaigneux du péril, solide et opiniâtre, il était devenu combattant redoutable : moins personnellement débrouillard que son frère d’armes français, il se montrait d’une solidité magnifique ; à la condition d’être conduit, il était prêt à aller où le chef le conduirait, à y rester ou à y revenir et c’était dès lors bien affaire de commandement que ces beaux bataillons tinssent ou ne tinssent pas ; — d’ailleurs, lorsque ses chefs le jetaient à l’assaut, capable, nous le verrons du reste, des plus singuliers exploits.

Les Américains allaient, eux aussi, faire preuve des plus belles qualités combatives ; mais leur eussent-ils rendu justice, nos ennemis étaient, je le répète, autorisés à ne considérer comme ennemis pour l’heure redoutables que les Français et les Britanniques.

Il ne les redoutaient pas extrêmement. En tout cas, ils pensaient les vaincre et même les écraser à coup sûr. L’Allemagne, un instant troublée, après le suprême échec de l’entreprise de Verdun, avait, depuis la chute de la Russie, retrouvé toute son altière férocité. Celle-ci s’était, de monstrueuse façon, trahie à Brest-Litovsk. Le maréchal von Hindenburg, imposé à l’Empereur par une popularité inouïe, était devenu, le 3 septembre 1916, chef d’Etat-major général et sous le couvert de cette popularité tous les jours grossissante, l’Etat-major était devenu le vrai maître de l’Etat. En ce gros et grand homme à la tête puissante et quelque peu brutale, à la carrure massive et robuste, d’ailleurs solide et beau soldat, l’Allemagne se reconnaissait, l’Allemagne bismarckienne, amoureuse de la force. Le Gouvernement avait, en fait, abdiqué entre les mains de l’Etat-major. Celui-ci promettait la victoire et, pour gage de cette promesse, étalait les « incomparables campagnes » des années passées ; la Belgique « punie, » la France foulée, la Serbie écrasée, la Roumanie « châtiée, » la Russie écroulée ; l’Angleterre serait maintenant chassée des mers par les sous-marins ; la France, qui n’avait pu briser le cercle de fer où Hindenburg avait enfermé ses armées, allait connaître le pire destin ; l’Anglais rejeté à la mer, le Français isolé demanderait grâce. Le pangermanisme se déchaînait derechef, plus impudent, plus brutal que jamais, prétentieux jusqu’à l’extravagance. L’âme du moindre savetier saxon, du plus petit paysan poméranien s’en trouvait momentanément exaltée jusqu’au lyrisme. Une vague d’orgueil soulevait, recouvrait, submergeait tout.

Telle disposition jetait l’armée germanique à la fournaise dans une mentalité de vainqueur. Et la nation presque tout entière partageait cet état d’âme. Mais cette mentalité cachait à la nation elle-même, à l’armée elle-même, ce qui était au fond de l’âme de l’Allemagne : une sorte de « désespoir » dans l’assurance de vaincre. Ce qu’on espérait de la victoire, dans une sorte d’angoisse, ce n’était plus, au premier chef, la gloire ; ce n’était plus, au premier rang, le profit : c’était la paix, la paix ardemment, passionnément désirée. Plus qu’en aucun pays, on avait, en Allemagne, faim et soif de la paix ; on l’avait promise solennellement chaque année, pour Pâques, pour la Toussaint, pour Noël ; on l’avait crue, à chaque échéance, d’autant plus sûre que Wolff accumulait les nouvelles triomphales, voilant les revers, grossissant les succès, enflant les victoires. Cette fois, c’était chose certaine, il fallait que chacun « serrât les dents, » suivant l’expression que j’ai retrouvée en tant de lettres allemandes de ce début de 1918. Ç’allait être, en mars, « la vraie bataille, » mais les « Français et les Anglais allaient recevoir une telle raclée que leur grande gueule ne s’ouvrirait plus » (Sattrum, 12 décembre 1917). On se rassurait en s’exagérant les chances ; elles étaient telles qu’il ne faudrait pas un mois pour que tout croulât devant le Feldgrau : « Les cloches de Pâques sonneront la Paix, » disait le kronprinz de Prusse à ses soldats. Mais un doute subsistait malgré tout : on allait à la victoire comme à un abîme ; il fallait en finir. « Quand, — écrit-on de Berlin le 2 février 1918, — quand commencera-t-elle, l’offensive désespérée ? » C’est l’esprit de maintes lettres.

Qui n’aperçoit dans ce mot révélateur le danger caché ? Le moral, si surexcité qu’il soit, survivra-t-il au premier échec, même s’il n’est simplement que l’arrêt de cette offensive « désespérée ? » Nous verrons la déception qui soudain met, dès avril, l’âme de l’Allemagne en détresse, sans que la victoire du 27 mai parvienne à la relever. Que sera-ce à l’heure où commenceront les grandes défaites ? Tandis que, en mars, en mai, après les deux terribles coups portés sur la Somme et sur l’Aisne, la nation française, d’ailleurs guidée dans les voies droites par ses chefs, un Raymond Poincaré, un Georges Clemenceau, tiendra ferme dans le plus effroyable péril, on verra, moins de trois mois après, la nation allemande, et l’armée même, fléchir, puis défaillir devant la seule menace d’un désastre, devant la seule perspective d’une invasion. Lorsque, le 21 mars, se déclenche l’offensive allemande, la force morale des deux partis en présence, en dépit de l’exaltation des guerriers allemands, n’est point égale, mais, tout au contraire des forces matérielles, c’est dans notre camp qu’est la supériorité.


IV. — LA STRATÉGIE ET LA TACTIQUE DE LUDENDORFF

Une telle situation ne se pouvait dénoncer dans les premiers jours. En ce début de bataille, la supériorité matérielle était trop considérable pour ne point prévaloir. Elle se fortifiait pour l’heure de la tactique adoptée par les chefs allemands, la tactique de la surprise brutale, et d’une faute immense commise par notre coalition, l’absence de commandement unique.

L’armée allemande avait un chef nominal, le maréchal de Hindenburg dont j’ai essayé d’esquisser, plus haut, la forte physionomie ; mais sous ce chef plus prestigieux que génial, elle était en réalité dans la main de fer du quartier-maitre général de Ludendorff.

Quelques années avant la guerre, le jeune colonel jouait déjà dans l’Etat-major un rôle important. Elevé à l’école de Bernhardi, cet officier de fer était un pangermaniste surexcité. Le Deutschland über alles le possédait et le soulevait. Officier distingué, il débordait dès lors de son rôle et poussant aux grandes audaces, conseillait la politique ; lorsque, le 10 mars 1913, un rapport anonyme était parvenu au Haut Commandement où étaient suggérés — au nom du droit de l’Allemagne à tout oser — les plus magnifiques attentats, violation de la Belgique, soulèvement de l’Islam, préparation de la révolution russe, chacun avait su qu’il était l’œuvre du brillant chef de section au Grand Etat-major général. Ce rapport dénote une grande envergure dans l’esprit d’entreprise, une absence rare de scrupules, une sorte d’illuminisme appuyé sur la brutalité, et, par ailleurs, une psychologie des peuples assez rudimentaire. De ce jour, notre service des renseignements avait signalé le jeune colonel comme à surveiller. On dit que ses qualités militaires et son fanatisme pangermanique avaient amené ses chefs à fermer les yeux sur des frasques de joueur, conséquences d’un tempérament effréné. Au physique, la physionomie-type d’un beau soldat prussien, la figure longue, aux méplats accusés, l’œil clair, dur, insolent, le front intelligent et osseux, et sous la moustache courte, la bouche en coup de sabre du vieux Moltke, toute contractée par un immense orgueil. Au moral en effet un orgueil incommensurable, cet orgueil qui peut être merveilleux atout ou fatal défaut, suivant le cas, et sera l’un et l’autre pour cet homme-là.

Chef d’Etat-major, en Russie, d’Hindenburg, — qu’il semble avoir inventé, — il paraît avoir été le vrai inspirateur de toutes les manœuvres dont la patrie reconnaissante faisait mérite au vieux chef. Il a suivi celui-ci, en 1916, à l’Etat-major général dont il est devenu le vrai chef, celui de l’Armée, celui de la Nation, car il y a du dictateur chez ce soldat. Dès le début de 1918, l’Allemagne reconnaissante appelle Hindenburg et Ludendorff les Dioscures — les jumeaux. — En réalité Ludendorff a la barre en main.

Il est assez difficile encore de juger du rôle qu’il a joué. Il semble bien, cependant, que, des plans stratégiques aux méthodes tactiques, tout soit issu de ce cerveau, d’autant que stratégie et tactique allaient se révéler parentes, et l’une et l’autre si conformes au caractère du quartier-maître général, incommode, très capable et très confiant en sa capacité, rude et roide, que l’on est autorisé dès aujourd’hui à lui en attribuer la paternité. Elles s’inspiraient l’une et l’autre de la manœuvre du coup de poing.

Celle-ci est assez simple : le maximum de forces et d’effets sur un point donné, puis, la déchirure très largement produite, le rabattement à droite ou à gauche, ou, si les circonstances s’y prêtent, le rabattement à droite et à gauche. Ludendorff ne parait pas avoir su ou pu changer de plan stratégique ni de méthode tactique, même lorsqu’après mai 1918, il sut stratégie et tactique pénétrées par son adversaire et par conséquent exposées à la parade. C’est le genre prussien ; les stratèges d’outre-Rhin qui, nous l’avons trop souvent appris à nos dépens, peuvent être de redoutables adversaires, ont presque toujours présenté le même défaut : ils manquent de souplesse ou tout au moins de rapidité dans les conceptions nouvelles qu’à tout instant impose la guerre. Le Prussien d’Iéna fut en grande partie battu parce que, nourri de la méthode frédéricienne, il n’avait point su s’adapter, même après son échec de 1792, à la méthode de combat qu’avaient inaugurée les soldats de la Révolution et que Bonaparte avait portée à la perfection. Et je ne sais ce qu’un Moltke lui-même eût donné, en 1870, en face d’un Foch. La manœuvre apparaît tout d’abord à un cerveau prussien tenir dans le coup brutal ; s’il frappe un point faible, si, ayant porté son coup, il trouve une armée facile à démonter et un adversaire incapable de parer le second coup en manœuvrant, la méthode se justifie ; mais si l’adversaire sait se dérober au second coup, s’effacer soudain pour que celui-ci tombe dans le vide, rebondir à la riposte, se jeter sur le flanc du lutteur déjà fatigué, l’environner de manœuvres, l’étourdir de combinaisons et l’assaillir de toute part, le géant prussien, incapable de modifier en quelques jours sa lourde méthode, chancelle et hésite ; s’il recule, fût-ce d’une semelle, il est perdu, car il ne sait pas, lui, le jeu de l’escrime, mais seulement celui du coup de poing ; et que vaut un poing en face d’une épée qui cherche partout le défaut ?

Ce serait méconnaître cependant un Ludendorff que de voir en lui simplement un brutal éminent. Son éminence réside en l’audace qui, chez lui, double la brutalité. On lui reproche aujourd’hui, — on se rappelle la lettre de Scheidemann, — d’avoir été « un aventureux. » Il est réputé « aventureux » parce que « l’aventure » a mal tourné, mais il est certain qu’il était un oseur. S’il s’engageait, fort, nous l’avons vu, d’une supériorité d’effectifs et de moyens qui justifiait son audace, celle-ci n’en restait pas moins fort grande ; cette supériorité, en effet, n’était que momentanée ; si la bataille se prolongeant au delà d’un, de deux, de trois mois, la résistance de l’ennemi avait pour conséquences des pertes analogues à celles que l’armée allemande avait connues devant Verdun, l’Allemagne voyait fondre ses réserves ; et si l’adversaire, d’autre part, avait su, en ces trois mois, ménager ses réserves à lui, les avait pu grossir d’un appoint qui, en l’espèce, pouvait, — l’Amérique accélérant ses envois d’hommes, — être sinon exactement calculé, du moins parfaitement prévu, si, pressant encore ses fabrications d’armes et de munitions, cet adversaire acquérait, en cours de bataille, l’égalité, puis la supériorité des moyens, les victoires à la Pyrrhus du début acheminaient le vainqueur à une effroyable déconfiture.

Or, si Ludendorff pouvait ignorer ou sous-estimer l’aide américaine, s’il était autorisé à croire Français et Anglais, plus qu’ils ne l’étaient, sur les boulets, il devait être mieux renseigné sur sa propre armée ; il savait que, jetant la totalité de ses 205 divisions contre nos 177, il jouait là le va-tout de l’Allemagne qui, ne pouvant compter sur ses Alliés pour la renforcer notablement, allait engager, dès 1918, sa plus jeune classe après laquelle il faudrait appeler qui ? des enfants de 18 et 17 ans. Mais Ludendorff était joueur, — on sait qu’il l’est en effet et qu’il lui en a coûté jadis, — et, joueur, comptait sur la fortune. Il comptait aussi sur sa tactique, ce qui excuse une stratégie audacieuse.


Le plan était d’attaquer au point le plus faible de l’ennemi avec le maximum de force. Ce maximum de force, un Ludendorff ne le demande pas seulement à de gros effectifs et à un matériel magnifique ; il le demande surtout à la surprise. Et il faut bien s’arrêter à cette tactique puisque, seule, elle explique les événements qui marquent la première phase de la bataille, et fait très bien comprendre de quelle façon, pénétrée par nos chefs et la parade trouvée, elle échouera finalement. Pour la faire connaître, le mieux est de s’en rapporter à celui-là même qui, après trois mois d’expérience, en aura précisément trouvé la parade.

« La méthode d’attaque allemande, écrira, le 16 juin, le général Foch à ses lieutenants, est caractérisée par la surprise, la violence, la rapidité de l’exécution, la manœuvre, la profondeur de la pénétration cherchée.

I. — La surprise est obtenue par la brièveté de la préparation d’artillerie (3 à 4 heures) et par la mise en place, au dernier moment, des unités d’attaque, les marches d’approche de ces unités étant effectuées de nuit et par voie de terre.

Jusqu’à la nuit qui précède l’attaque, rien n’est donc changé à l’apparence habituelle du front ; le calme y règne ; les unités en ligne sont les mêmes.

L’attaque a toujours lieu au point du jour, l’infanterie étant précédée d’un barrage comprenant une forte proportion d’obus fumigènes ; par l’effet d’un nuage ainsi produit, nos fantassins et même nos artilleurs n’aperçoivent l’ennemi que quand il est à quelques mètres d’eux.

II. — La violence est réalisée par l’intensité du bombardement, tous les calibres et toutes les espèces d’obus étant employés simultanément sur une profondeur de 4 à 5 kilomètres, et par l’attaque en masse de l’infanterie qui, pendant la préparation d’artillerie, se rassemble à 2 ou 300 mètres des premières lignes à enlever.

Dès qu’elle a enlevé la première position, elle s’échelonne en profondeur, se détend, les unités de tête se portent au plus vite sur les objectifs successifs qui leur ont été désignés, n’ayant à se préoccuper ni de la protection de leurs flancs, ni du nettoyage de leurs arrières qui sont assurés par d’autres unités.

La désignation d’objectifs successifs n’implique aucun temps d’arrêt sur ces objectifs qui jalonnent simplement la direction à suivre.

III. — Pendant son mouvement en avant, l’infanterie est protégée d’abord par le barrage roulant d’artillerie, puis par l’artillerie et les minenwerfer d’accompagnement. Elle fait d’ailleurs un large usage de ses propres feux et surtout de ses mitrailleuses légères.

Si une unité d’infanterie se heurte à une résistance qu’elle ne peut vaincre par ses propres moyens, elle s’arrête et est immédiatement dépassée par les unités qui l’encadrent, celles-ci étant chargées de faire tomber, en le débordant, le point d’appui qui reste.

IV. — Les Allemands affectent généralement leurs meilleures unités à la partie centrale du front d’attaque, de manière à se donner toutes les chances de produire, dans cette partie centrale, une progression rapide et profonde.

La manœuvre consiste ensuite à élargir rapidement la brèche ainsi faite, puis à attaquer sur les flancs de cette brèche.

L’attaque de front est d’ailleurs poursuivie en même temps que se développent les attaques de flanc.

V. — La profondeur de pénétration est obtenue par la marche rapide et résolue des troupes sur des objectifs déterminés à l’avance et situés à grande distance. Elle a pour effet de désorganiser promptement une défense qui n’est pas entièrement constituée, en lui enlevant, dans ces objectifs, les points essentiels de son organisation… »

Nous avons là un admirable résumé — sans aucune lacune — de la tactique qui, le 21 mars, va se révéler, se confirmera en Flandre en avril, sur le Chemin des Dames en mai, pour échouer en partie sur les collines de l’Oise en juin et presque totalement en juillet, la parade ayant alors été trouvée, sur le front de Champagne.

Qu’elle dût nous surprendre, rien de plus compréhensible.

Depuis trois ans, la guerre de siège avait paru abolir le facteur surprise et rendre par ailleurs en partie inefficace le facteur manœuvre : les travaux préalables qu’exige la préparation d’une attaque à grand renfort de matériel sur un front bastionné où elle se devait déclencher, signalaient à l’adversaire la région où il devait porter ses réserves et, si ces travaux n’avaient suffi à le fixer à ce sujet, la « préparation d’artillerie, » langue parfois de trois, six et même huit jours, était propre à lui indiquer très précisément le point menacé. Par ailleurs, la facilité que l’aviation avait donnée aux états-majors de surveiller les allées et venues des troupes adverses paraissait avoir achevé d’abolir la possibilité du secret.

Les Allemands avaient pu, au cours de ce colossal Kriegspiel qu’avait été la manœuvre de Riga, expérimenter la méthode sur laquelle ils comptaient maintenant. Cette opération avait été « la répétition générale » faite, sans grands risques, devant l’armée russe en mauvais arroi, de la manœuvre qu’on allait tenter, et la preuve en est que le chef choisi pour l’exécuter tout d’abord sur le front d’occident était celui-là même qui l’avait conduite en Russie, ce von Hutier, spécialiste du coup de poing rapide et du défoncement par surprise. Le secret assuré par les marches de nuit ou sous couvert des bois, par l’interdiction de toute correspondance postale et par l’ignorance où les officiers les plus haut gradés étaient laissés jusqu’au bout du point à attaquer, la préparation d’artillerie serait effroyable, mais courte et destinée, — par l’emploi des obus toxiques, lacrymogènes et stupéfiants, — à paralyser les défenseurs plus qu’à écraser le terrain, car on comptait avancer vite et pour ce, il fallait renoncer à se créer à soi-même, en défonçant le sol, les difficultés que venaient de connaître, lors de leur avance en Flandre, nos Alliés anglais. Ainsi tomberait la première ligne et nous savons, par la note de l’homme le mieux informé qui fût, ce qui suivrait. L’essentiel était que, par l’incessant afflux des forces fraîches, la brutalité restât constamment égale à elle-même. Ainsi l’Einbruch (enfoncement) serait transformé en Durchbruch (rupture). Et c’est alors que la stratégie, — après la tactique, — se révélerait.


Cette stratégie relève, je l’ai dit, de la même mentalité que la tactique que nous venons de définir. Elle n’a aucun rapport avec la manœuvre telle que des cerveaux ingénieux la peuvent concevoir et telle que le colonel Foch l’avait si nettement définie [3]. Point de mouvements savants, d’attaques de flanc, de feintes et de diversions en cours de bataille, d’opérations convergentes ou parallèles simultanées. Non ! une série de formidables coups et de rabattements. Si le coup n’a pas donné tout son effet, un second coup, toujours isolé, sur un autre point du front, un troisième si le second n’a pas rendu, un quatrième ailleurs, un cinquième ailleurs encore. C’est évidemment la stratégie de Ludendorff ; il ne la modifiera pas et si, l’offensive passant à l’adversaire, il voit celui-ci manœuvrer cette fois ses armées, l’attaquer sur ses flancs, l’assaillir en trois, quatre et cinq points du front à la fois, le bousculer sans arrêt et le menacer d’encerclement, il perdra pied, incapable de faire front à une manœuvre qui lui est si étrangère et, de découragement, sera le premier à solliciter, à imposer la demande d’armistice.

Qu’en frappant à la soudure des armées française et britannique, — le front de la Somme à l’Oise, — il ait, en mars, entendu avant toutes choses dissocier les deux armées alliées, les séparer, rejeter les Anglais à droite, les Français, s’ils intervenaient, à gauche, cela n’est pas douteux. Il est non moins douteux que, primitivement, si la manœuvre réussissait, on dût l’exploiter en direction de la mer. Si, la première ligne enfoncée, lâ ligne Noyon-Guiscard-Ham-Péronne tombait à son tour, puis la ligne Lassigny-Roye-Chaulnes, puis la ligne Montdidier-Rozières-Braye-Albert, Amiens était menacé et, avec la ville, l’un des nœuds de communication Capitaux, disons le mot, le nœud capital par où la France se liait à l’Angleterre. Une seconde opération conduirait à Abbeville. Si, par hasard, on était arrêté entre Montdidier et Amiens, on menacerait par un second coup, une autre partie du Pas-de-Calais, Calais, Boulogne, et ce sera le coup sur le front de la Lys. Si les armées françaises ont pu intervenir, garder leur liaison avec les britanniques, il faudra, momentanément, renoncer à la mer, aller occuper les Français ou les épuiser sur un autre point, — et ce sera l’attaque du Chemin des Dames. C’est là que déviera la manœuvre allemande : pour avoir réussi au delà de toute espérance, la formidable attaque dépassera son but de grosse diversion. La Nach Paris qui a, en août 1914, scandé et soutenu la marche des armées impériales, reviendra à trop de lèvres. Le kronprinz de Prusse fera prévaloir contre la vraie manœuvre, — celle de Ludendorff, — le rêve dynastique, le rêve de gloire : la prise de Paris, après celle de Châlons, de Reims, de Compiègne et s’enfoncera dans le destin. Alors s’étant enferré lui-même, s’étant engagé dans la poche profonde, l’ayant encore approfondie, — je reviendrai sur chacun de ces événements, — il y sera soudain saisi par la main de Foch et, le 18 juillet, la fortune changera de cours — et ce sera le renversement de la bataille.


V. — LA MARCHE DE LA BATAILLE

Mais, au début de mars, Ludendorff semble le maître du destin. Il sait où il attaquera ; il sait qu’il enfoncera parce que lui, l’unique chef, derrière le large masque d’Hindenburg, va se trouver en face de deux armées et de deux chefs. Voilà peut-être où est sa plus grande force, sa plus grande chance » tant il est vrai que, dans la guerre, la victoire est le plus souvent faite de la faute d’un adversaire. Et voilà, partant, où Ludendorff est justifié de s’être cru à coup sûr vainqueur.

« La situation très spéciale des armées alliées en France, a-t-on déjà écrit <ref> Voir : X... La Bataille de France, dans la Revue du 15 juillet 1918. J’userai assez largement, en ce premier article, de cette étude très détaillée de la bataille de mars, que j’ai des raisons personnelles de croire bien informée. <ref>, favorisait les desseins de l’Etat-major allemand. On sait que, sans parler du secteur relativement fort restreint confié aux vaillantes troupes belges, ce front était tenu par deux armées distinctes, — deux grands quartiers généraux, certes liés par une entente cordiale dans l’Entente cordiale, mais absolument indépendants l’un de l’autre, régissaient les opérations du front occidental. De la mer du Nord à Barisis-au-Bois (au pied du massif de Saint-Gobain), l’armée britannique occupait, depuis quelque mois, une partie importante du front de Finance, tandis que de cette petite localité à l’Alsace, les Français continuaient à en tenir la plus grande partie, mais le parlage de la ligne s’était réglé de telle façon que celle-ci en devenait quelque peu vulnérable ; outre que l’unité de commandement, réclamée par de bons esprits, à qui l’événement allait, de si éclatante façon, donner raison, n’avait pu être finalement établie, l’entente avait abouti moins à un concordat nouveau qu’au maintien d’un statu quo un peu brutal : chaque armée s’en tiendrait si rigoureusement à la zone qu’elle couvrait que les divisions mises en réserve en vue d’une attaque possible par l’une et l’autre des deux nations ne pouvaient stationner, les françaises dans la zone arrière anglaise, les anglaises dans la zone arrière française. Aucun chef suprême n’ayant, par ailleurs, qualité pour donner d’ordres aux deux États-majors, ceux-ci avaient la libre disposition de leurs réserves et, encore que l’un et l’autre fussent résolus, le cas échéant, à se secourir, l’ennemi pouvait espérer qu’une telle situation, en cas d’une attaque brutale suivie d’un prompt succès sur l’un et l’autre points du front, compliquerait encore les mesures susceptibles d’y parer. Enfin, si unies que fussent les deux armées, elles n’en étaient pas moins juxtaposées et il n’est point besoin de s’appeler Hindenburg pour savoir que le point de soudure est plus qu’aucun autre point vulnérable, où s’accolent deux grandes armées indépendantes l’une de l’autre, obéissant à des chefs différents, ne parlant pas la même langue, ne possédant point le même esprit et, en dépit de la relative unification des règles de combat, ne pratiquant pas les mêmes méthodes. »

Ni unité de commandement, ni, conséquemment, amalgame des forces : partant, gêne dans l’emploi des réserves de l’Entente aux endroits utiles, en face d’un commandement unique allemand. Voilà peut-être ce qu’il y avait de plus grave dans la situation. Qu’on me permette de dire que nous étions nombreux en France à prévoir la nocivité de cet ordre dispersé et à en demander la fin. Mais les tentatives faites à la fin de 1917 pour y porter remède avaient échoué et Ludendorff était, en conséquence, parfaitement autorisé à croire qu’à toutes les infériorités qu’il nous connaissait, celle-là s’ajoutait, — la pire peut-être. Son tort fut de ne pas admettre qu’on y pourrait si promptement remédier et que l’homme surgirait au moment où la nécessité imposerait impérieusement la fonction.


Nous verrons l’homme surgir et d’une main si prompte s’emparer de la barre. Alors nous dirons ce qu’était Foch, ses principes, la façon dont il les devait appliquer dans l’énorme bataille. J’ai hâte, après ce préambule nécessaire, de passer aux faits.

Ils se groupent en cinq grands chapitres,

La première phase de la bataille est constituée par les offensives allemandes jusqu’au 15 juillet : offensive de la Somme du 21 mars, offensive des Flandres du 8 avril, offensive de l’Aisne du 27 mai, offensive de l’Oise du 9 juin.

La seconde bataille de la Marne — 15 juillet-6 août — constitue une seconde phase, celle où, ayant en partie repoussé la cinquième attaque exécutée par les Allemands à l’Est et à l’Ouest de Reims, nous passons à l’offensive de flanc, le 18 juillet, et parvenons à rejeter l’ennemi de la Marne sur la Veste.

Alors commence la troisième phase, — le 8 août, — par l’offensive prise par les armées Franco-britanniques dans la région de la Somme et de l’Oise, qui, s’élargissant de semaine en semaine jusqu’à englober six armées, aboutit à ramener l’ennemi à son point de départ du 21 mars devant la ligne Hindenburg, le 18 septembre, cependant que, chassés de l’énorme poche creusée au printemps, les Allemands sont contraints de replier leur ligne sur maints points du front et que l’armée américaine, les expulsant du saillant de Saint-Mihiel, va rendre à nos armées toute liberté d’action de la Suippe à la Moselle. Ainsi se trouvera exécuté le plan que nous aurons vu Foch exposer à ses lieutenants dès le 24 juillet.

Le 26 septembre commence, avec l’attaque par les Alliés de la fameuse ligne « Hindenburg, » la quatrième phase, prévue depuis des semaines par Foch et déjà inscrite dans son inoubliable directive du 3 septembre. Tandis que la ligne Hindenburg est entamée et, vers le 5 octobre, sera rompue de toute part, l’ennemi, défoncé à son centre, a été attaqué sur ses deux ailes, à sa droite en Flandre par le groupe d’armées Franco-anglo-belges aux ordres du roi Albert, entre la Suippe et la Meuse, à sa gauche, par les armées françaises et américaines. On voit se dessiner nettement le plan d’enveloppement que Foch va préciser dans sa directive du 19 octobre.

A cette date, tout s’ébranle, à la voix du chef ; c’est l’attaque concentrique de toutes les armées, si menaçante dès ses débuts que déjà l’ennemi parle d’armistice. Foch talonne ses troupes le 27 octobre, car il entend bien que cet armistice ne soit qu’une capitulation. Alors le cercle des armées se resserre, les armées convergeant toutes vers la région d’Ardennes. Déjà se prépare l’attaque à l’Est de la Moselle, destinée à élargir encore la magnifique opération d’encerclement, tandis que le groupe d’armées des Flandres, ayant atteint la frontière de Hollande, menace le flanc droit de l’ennemi. Celui-ci vient solliciter l’armistice qui se signe le 11 novembre à l’heure même où, de toutes parts, nos soldats, raflant matériel énorme et nombreux prisonniers, et achevant de libérer le territoire de France, sentent passer le souffle de la Victoire à laquelle, dans les jours de revers extrêmes, ils n’ont cessé d’avoir foi.

Ainsi les armées alliées auront en moins de huit mois, au milieu d’une série d’épreuves inouïes et au prix d’un effort prodigieux, passé des revers les plus angoissants à la plus magnifique victoire. Ce ne sera ni effet du hasard, ni rencontre de circonstances. Rarement campagne aura été à ce point conduite. Et c’est bien ce qui rend si particulièrement passionnantes la marche et l’issue de la bataille qui, s’engageant dans le désordre, née de notre anarchie, le 21 mars, sera en voie de s’achever, comme la plus grandiose manœuvre qui se fût vue, le 11 novembre 1918.


VI. — L’OFFENSIVE ALLEMANDE DU 21 MARS

Le 21 mars, à quatre heures quarante, sur les 90 kilomètres qui s’étendent de la Scarpe au Nord à l’Oise au Sud, une canonnade d’une violence insolite éclatait sur le front allemand ; elle s’enfla d’heure en heure durant cinq heures ; à neuf heures dix, l’infanterie se jeta à l’assaut ; déjà, traversant, à la faveur du brouillard, le no man’s land, elle était parvenue à quelques mètres des lignes anglaises.

C’était le .début de la grande bataille de France. Les armées Marwitz et Hutier, — IIe et XVIIIe armées allemandes, — se jetaient sur les armées Byng et Gough, 3e et 5e armées britannique.[4].

Le front d’attaque s’étondait exactement, pour l’armée Marwitz, de Fontaine-lès-Croisilles (Nord de Croisilles) à Demicourt (Ouest de Marcoing) ; celui de Hutier, — près de trois fois plus large, — de Demicourt à Fargniers (Ouest de La Fère). Contre les 4 divisions de Byng, Marwitz lançait 10 divisions ; mais l’énorme armée était celle de Hatier, 27 divisions lancées contre les 10 de l’armée Gough.

Derrière les positions anglaises, nous savons quels objectifs visaient les assaillants : on espérait en quelques jours déchirer par un maître coup le front britannique, et Hatier, opérant avec les forces considérables que je viens de dire, bousculerait la droite de Gough de telle façon que, la rejetant de Fargniers sur Chauny, puis au delà de la ligne de Noyon-Ham, il la séparerait violemment de la gauche française. Forçant ainsi, sur un front de 90 kilomètres, les lignes de Picardie, élargissant l’attaque au Nord en direction d’Arras et Bapaume, au Sud en direction de Chauny et Noyon, les Allemands espéraient atteindre la ligne Breteuil-Amiens-Doullens, après s’être rendus maîtres des vallées de l’Ancre, de la Somme et de l’Oise. Nous savons qu’au delà de cet objectif déjà lointain, ils comptaient, — ce serait sans doute l’affaire d’une seconde offensive, — atteindre la mer dans la région d’Abbeville ; un flanc défensif rapidement organisé sur les collines de la rive gauche de l’Oise, du Sud de Chauny au Sud de Lassigny, le massif de Boulogne-Orvillers et la région au Sud de Montdidier, empêcherait les Français de troubler cette seconde opération. L’essentiel pour l’heure était de rejeter les Anglais vers le Nord-Ouest, dans le Santerre ; ainsi se creuserait entre les armées alliées un trou où, d’Amiens à Maignelay-Montdidier, l’énorme armée Hutier s’engouffrerait. Puis le rabattement à droite achèverait, Amiens étant enlevé et peut-être Arras, la déconfiture de l’armée britannique.

Nos alliés attendaient l’attaque, ayant créé trois positions successives à des distances considérables l’une de l’autre, mais ils la redoutaient plus au Nord qu’au Sud ; le maréchal Haig écrit qu’il s’attendait à « recevoir la plus puissante attaque ennemie entre la Sensée et la route de Bapaume-Cambrai, » par conséquent sur le front Byng. Le Sud de la ligne, — droite de l’armée Gough, — semblait devoir être couvert par les marais de l’Oise ; on ne l’avait donc que très légèrement gardé. Or, le temps ayant été dans les premières semaines de mars exceptionnellement sec, les terrains marécageux s’étaient rapidement solidifiés : or, 6 divisions allemandes étaient, dans cette région peu défendue, lâchées contre une seule division britannique. Disons d’ailleurs que 64 divisions allemandes allaient être, du premier jour de la bataille, jetées dans la bataille. « Ce nombre, ajoute sans plus le maréchal Haig, dépassait considérablement le total des divisions britanniques en France. »


CARTE POUR SUIVRE L’OFFENSIVE ALLEMANDE DU 21 MARS



L’armée Gough, sur sa droite, allait combattre un contre six.

Il en résulta que nos alliés opposèrent une résistance inégale. L’armée Byng accueillit l’ennemi avec une telle résolution, qu’à peine fut-elle ébranlée, encore que les soldats combattissent un contre trois. En fin de journée, c’est tout juste si les Allemands avaient pu, entre Fontaine-lès-Croisilles et Demicourt, conquérir les premières positions et une bien légère poche se trouvait creusée, de ce fait, au Nord de la ligne attaquée.

Mais, au Sud, l’armée Gough, après avoir vaillamment disputé les premières lignes, avait cédé sous la poussée. Le brouillard s’était fait complice de l’ennemi. Jusqu’à treize heures, il avait empêché de voir à 50 mètres devant soi. « Les mitrailleuses et pièces avancées disposées pour balayer cette zone de leurs feux, écrit le maréchal Haig, furent presque entièrement réduites à l’impuissance. Aussi les détachements qui tenaient les positions d’avant-postes furent submergés ou entourés et bien souvent avant d’avoir pu se rendre compte de l’attaque ennemie. » Ces détachements assaillis à l’improviste se défendirent avec une bravoure si magnifique que le chef n’hésite pas à déclarer que cette résistance, prolongée dans les conditions où elle se produisait, « peut être comptée parmi les actions les plus héroïques de l’histoire de l’armée britannique. »

Mais c’étaient des résistances isolées peu propres à arrêter, à plus forte raison à briser l’assaut. Dès midi, la prise de Roussoy (Sud-Ouest de Catelet) entamait déjà la deuxième position. L’ennemi poussait dans cette déchirure qui s’agrandissait, atteignait sur 3 lieues de front, 6 à 8 kilomètres de profondeur. Le Vergnier et Epehy furent âprement disputés, mais finalement perdus. Aidée là encore par l’assèchement des marais, l’infanterie allemande avait, cependant, franchi l’Oise et le canal au Nord de la Fère et au Sud de Saint-Quentin et pénétré dans la zone entre Essigny et Benay, en direction de Ham et par conséquent de la Somme. De toute part, la position de bataille était entamée ; elle croulait bientôt et le Ilot en submergeait les débris.

Reculant de la ligne Epehy (Ouest de Catelet) Holnon-Liez-Fargniers, les soldats de Gough ne se pouvaient fixer. Dès le 21, Gough avait décidé de replier sa droite (le 3e corps) derrière le canal Crozat, ce qui impliquait le retrait de la droite du 18e corps sur la ligne du canal de la Somme. Les ponts furent, sur les deux barrières d’eau, trop hâtivement détruits pour qu’elles en restassent longtemps infranchissables.

Dès le 22, au matin, le brouillard étant derechef fort épais, la lutte reprit avec une violence accrue. L’ennemi franchit le canal Crozet et, après une lutte des plus âpres, enleva Tergnier. Le centre de Gough reculant encore dans la région de Templeux-le-Guérard, la droite et la gauche étaient également enfoncées. A l’Ouest de Saint-Quentin, une furieuse bataille se livrait. Une attaque virulente de l’ennemi entre Villeveque et Bonely amenait le refoulement de nos Alliés sur Pœuilly. L’ennemi avait créé une brèche ; il l’agrandit en poussant à la rive Sud de l’Omignon ; s’y engouffrant, — suivant la méthode Ludendorff, — les bataillons ennemis enlevaient, vers Vaux et Beauvois, la troisième position après laquelle il se fallait battre en rase campagne. La ligne Ham-Péronne était ainsi, après quarante-huit heures de combats, déjà directement menacée. Le pis était que les réserves de l’armée Gough étaient épuisées. Le général crut donc devoir retirer son armée sur la position formant tête de pont à l’Est de la Somme. Le 18e corps se repliant sur la Somme au Sud de Voyennes (Nord de Ham), le 19e s’efforcerait de défendre la grande tête de pont de Péronne. Quelques heures après, on y devait déjà renoncer.

L’armée Byng continuant à faire bonne contenance dans la région de Croisilles, la 5e avait en réalité perdu pied. L’avance allemande était telle, le 22, que Chauny, Noyon, Roye, Nesle, Chaulnes étant menacés, Péronne et Ham tombaient entre les mains de l’ennemi. La droite de Gough semblait dissociée ; la vaillance même avec laquelle elle avait vainement essayé de résilier, avait eu pour conséquence une rupture de toutes les liaisons : les divisions se cherchaient, les ordres de l’armée ne leur parvenaient plus. La ligne Chauny-Noyon-Lassigny risquait maintenant d’être rapidement perdue, et c’était le chemin de Paris ouvert, c’était en tous cas la liaison rompue entre la droite britannique et la gauche des armées françaises.

Il fallait de toute nécessité que celles-ci intervinssent.


VII. — L’INTERVENTION FRANÇAISE

Dès le 21, Pétain avait alerté ses réserves. Dans l’hypothèse de l’attaque, le Grand Quartier Général français avait préparé plusieurs plans d’intervention. A toutes fins utiles, des divisions avaient été, au Sud de Compiègne, mises en réserve, sous les ordres du général Pellé, commandant le 5e corps, tandis qu’un état-major d’armée, — celui de la 3e année (Humbertl), — et un état-major de groupe d’armées (Fayolle), placés hors du front, étaient prêts à prendre la direction d’une bataille française sur l’Oise. Le général Debeney, commandant la 1re armée à Toul, avait été prévenu qu’il aurait éventuellement à abandonner son secteur en d’autres mains, et des services rapides de transports étaient prêts à fonctionner, destinés à porter aux points utiles les divisions enlevées, suivant les hypothèses d’attaque envisagées, sur tel ou tel point du front de l’Est. C’est ainsi qu’en quelques heures, on allait voir apparaître sur la ligne de bataille les casques bleus de France et, que, en quelques jours, vingt divisions françaises viendraient, de Noyon à Amiens, relever ou remplacer nos Alliés épuisés. La seule surprise fut qu’il fallût intervenir si vite et dans des conditions si désavantageuses.

Pétain s’était, dès les premières heures, entendu avec Douglas Haig sur l’opportunité d’une intervention précipitée, — fût-elle de fortune. Les trois divisions de Pelle étaient jetées vers la région Noyon-Chauny, tandis que la 125e, gauche de la 6e armée française, était avisée qu’elle se devait tenir prête à renforcer le 5e corps britannique, droite de Gough, avant que celui-ci ne fût complètement hors de combat. Le général Humbert, sur la laconique dépêche : « Réalisez hypothèse A, » allait porter son Quartier Général à Montdidier et prendre en main le commandement des forces françaises.

Les ordres avaient été expédiés le 21, au soir. Pellé, arrivant à Noyon, le 22, y trouvait la situation si empirée qu’elle exigeait l’intervention, dans la journée même, des troupes françaises. La 123e division, qui était à pied-d’œuvre, était poussée vers Chauny et, le 23, les trois divisions de Pellé débarquant, quelque peu démunies de leur artillerie, se jetaient courageusement entre le canal Crozat, franchi par les Allemands, et les bois de Prières, de Genlis et de l’Hôpital. Les troupes, lancées à la hâte dans une mêlée assez confuse, pouvaient retarder l’inondation, non l’endiguer. Le 23, au soir, elles se ballaient du Sud de Tergnier au Nord de Guiscard, mais avec le seul dessein d’enrayer pour quelques heures les progrès de l’ennemi. Humbert, en prenant le commandement, donnait l’ordre de tenir à tout prix. On précipitait, cependant, d’autres divisions vers la ligne de bataille, — incertaine. Elles formeraient bientôt l’armée dont l’état-major était déjà au travail.

Le général Humbert, soldat énergique et opiniâtre, combatif et agressif, — c’est l’bomme de Mondement, — paraissait envisager d’un œil parfaitement calme une situation cependant si compromise. La 5e armée britannique continuait à rompre et à se replier dans la direction Nord-Ouest, où la poussait Hutier. La ceinture d’eau, qui couvrait encore le 22 la région, était tout entière aux mains de l’ennemi : le canal Crozat, le canal de la Somme jusqu’à Ham. Si les renforts arrivent, si Humbert, qui, pour défendre l’Oise, a un excellent bras droit, Pellé, a maintenant, pour disputer la trouée de Montdidier, son bras gauche, le général Robillot, les troupes arrivent fort démunies. Mais partout, de Fayolle qui, — attendant Debeney et son armée, — prend, avec la sérénité souriante qui lui est coutumière, le commandement suprême des 3e et 1re armées, aux plus modestes soldats, la consigne courait : tenir, tenir.

En fait, « tenir, » pour l’heure, voulait dire : « Ne céder qu’à toute extrémité, » car il était difficile de prendre un pied solide sur un terrain si ébranlé. Mais tandis que les troupes de Pellé défendraient le massif boisé de la Cave et de Beaugies qui couvre Noyon, une ligne de défense s’organiserait en arrière sur les collines de l’Oise, interdirait à l’invasion ce massif de Thiescourt, — la « Petite Suisse, » — des bastions, de l’Ile-de-France, et ainsi endiguerait en direction de Paris le raz de marée allemand. Dès le 24, tout en s’acharnant à fermer à l’ennemi l’accès de Noyon et de Lassigny, — qu’il savait cependant d’avance perdus, — le général Pelle paraissait sûr d’opposer une résistance sans défaillance au Sud de ces cités.

A sa gauche, à la vérité, la situation était plus mauvaise. Le 5e corps britannique avait cédé, au Nord, sur la ligne de la Somme que l’ennemi avait franchie à Béthencourt, Pargny et Epinancourt ; le flot allemand allait déferler vers la ligne Roye-Chaulnes-Lassigny, en direction de Montdidier. Robillot est, par Humbert, jeté au-devant du flot, car un trou s’est produit là, vers Nesle, dans la ligne anglaise : un régiment français y est précipité et l’ennemi arrêté. Mais la bataille restait confuse, incertaine, tissu dont à tout instant la maille se rompait, mêlée où il fallait sans cesse aveugler une voie d’eau, fût-ce, faute d’infanterie, avec des groupements de fortune, groupes de cyclistes, éléments de cavalerie et jusqu’avec les escadrilles d’avions appelées ainsi à un rôle tout nouveau.

La « Semaine sainte » commençait ; elle allait être la semaine du salut, mais après quel calvaire ! Pellé, après avoir retardé deux jours le Ilot allemand, était acculé à Noyon ; le 25, la ville fut abandonnée ; les bois de la Cave et de l’Hôpital enfin emportés par l’ennemi, la position n’était plus tenable. Mais passant avec ses divisions à travers la ville en flammes, le commandant du 5e corps installait sa défense sur les collines du Sud, du Mont Renaud au Plémont. La droite de l’armée Humbert était assise enfin et les plus furieuses attaques ne l’ébranleraient pas.

A gauche, la situation était moins assurée, — il s’en fallait. De la région de Roye à celle de Guiscard, rien ne permettait aux troupes françaises si hâtivement débarquées de s’accrocher pour tenir. L’Allemand, ayant franchi la Somme, se trouvait maintenant dans une poche énorme où aucun obstacle naturel ne pouvait être utilisé contre lui jusqu’au petit cours d’eau qu’est l’Avre inférieure et au médiocre massif de Boulogne-Ia-Grasse. Autour de Nesle, on ne se battait que pour enrayer la marche trop rapide de l’ennemi. Par surcroit, la droite de la 5e armée britannique maintenant appuyait vers le Santerre. Il nous fallait boucher le vide qui, de ce fait, se produisait de Roye à Lassigny en avant de Montdidier, Or les divisions françaises étirées sur un front énorme, étaient sans cesse exposées à se rompre sous les attaques de l’ennemi dont l’énergie, décuplée par le succès, ne semblait guère décroître. Rien de plus angoissant que cette heure du 25 au soir ; si Montdidier était pris et la trouée agrandie, c’était sur l’Ile-de-France une menace redoutable. C’est ce soir-là qu’Humbert lançait à ses troupes l’appel qui est resté célèbre : « Vous défendez le cœur de la France. »


Les troupes s’épuisaient vite à des combats mal engagés. L’important était de mettre de l’ordre dans toute cette bataille entre Oise et Somme en attendant qu’on en mit, par une grande résolution, dans toute cette bataille de France commençante. Tandis qu’à Doullens, l’unité de commandement allait, nous l’allons voir, s’instituer ou tout au moins s’ébaucher, au Grand Quartier général français, Pétain organisait la défense sur le terrain que, du Sud de Noyon à Moreuil, la relève de nos alliés par les troupes françaises livrait à son activité. Debeney arrivait à Maignelay : Fayolle allait, de ce fait, avoir ses deux armées, « La mission du G. A. R. (groupe des armées de réserve) est d’assurer et de rétablir la situation au Sud du parallèle de Péronne sur la ligne Péronne-Noyon... La Ire armée (Debeney) ou prolongera la gauche de la 3e armée pour la relier à la droite britannique si celle-ci continue à tenir, ou renforcera et étayera la 3e armée, soit en occupant à l’avance les positions de repli, soit en contre-attaquant. » C’étaient les premiers ordres partis de Compiègne. Le 26, une instruction très ferme définit le rôle de Fayolle : « La première mission du G. A. R. est de fermer aux Allemands la route de Paris et de couvrir Amiens. La direction d’Amiens sera couverte au Nord de la Somme par les armées britanniques aux ordres du maréchal Haig qui tiendra à tout prix la ligne Bray-sur-Somme-Albert ; au Sud de la Somme, par le G. A. R. sous vos ordres, en maintenant la liaison avec les forces du maréchal Haig à Bray et avec le G. A. N. (groupe d’armées du Nord-Franchet d’Esperey) sur l’Oise. » — et tandis que les ordres se succédaient brefs et nets, Pétain faisait appel au soldat : « Cramponnez-vous au terrain ! Tenez ferme ! Les camarades arrivent. »

Ils arrivaient d’Alsace, de Lorraine, de Champagne, grossissant l’armée Humbert, constituant l’armée Debeney. Et le 26, l’Allemand se heurtait à la droite d’Humbert et était arrêté. Si, à gauche, Roye devait être abandonné après des combats héroïques, on parvenait à tenir sur l’Avre.

Mais, fatalement, cette ligne encore faible devait céder, car Pellé repoussant, le 27, tous les assauts au Sud de Noyon et de Lassigny, le flot, rencontrant là une digue, devait naturellement refluer plus à l’Ouest. Il roulait vers Montdidier ; nos hommes, le 27, combattirent en ce jour, un contre six. Ils défendirent les bois de Tilloloy et de Marquivillers avec un acharnement qui ne fut point perdu : l’ennemi allait arriver à Montdidier, mais hors de souffle et saigné aux quatre veines, et, derrière Montdidier, l’armée de Debeney se soudant enfin à l’armée Humbert, la brèche se fermerait.

Debeney en effet avait enfin son armée ; il était venu remplir l’espace que le repli da 18e corps britannique laissait entre la région de Montdidier et celle de Moreuil. Le ruisseau des Trois Doms coulant du Sud au Nord, de Montdidier à Hamel, l’Avre, se coudant vers le Nord et courant vers Moreuil, constitueraient le cas échéant une ligne de défense ; mais Debeney entendait qu’on se battit en avant et poussait ses divisions. Cet ancien professeur de l’Ecole de Guerre, nous le verrons se révéler un des premiers manœuvriers de notre armée. Pour l’heure, cet homme, fortement charpente, à la figure pensive et un peu tourmentée, est rempli d’une énergie empreinte d’âpreté. Il la communiquera à ses divisionnaires : « Tenir comme des teignes, » criera l’un d’eux à ses colonels. Debeney contresignerait le mot, d’ailleurs inspiré de ses ordres.

La liaison a été tout d’abord, le 27, assurée avec les Anglais. Les circonstances imposant cet amalgame qu’on nous refusait depuis longtemps, le 18e corps britannique est même un instant mis sous les ordres de Debeney. Celui-ci prend ainsi le commandement de toutes les troupes couvrant Amiens jusqu’à la Somme. Mais, à sa droite, la prise de Montdidier a creusé un trou. Debeney le signale à Fayolle avec une raideur qui laisse deviner son angoisse : « Il y a un trou de 15 kilomètres entre les deux armées où il n’y a personne. Je demande au général Fayolle de faire prendre des troupes et de les faire porter au Nord du Ployron pour s’opposer au moins au passage de la cavalerie. » Au Nord, l’ennemi gagnait si rapidement, qu’un officier de l’état-major Débeney, envoyé en reconnaissance à Davenescourt, tomba dans un parti allemand. On se battait partout, ne reculant qu’après avoir infligé à l’adversaire des pertes qui le retardaient dans sa marche vers Amiens comme il avait été, trois jours avant, retardé dans sa marche sur Noyon. Fayolle avait expédié des troupes dans la région du Sud-Ouest de Montdidier. La défense de cette partie du champ de bataille s’asseyait. Et il était temps, car une ruée allemande se préparait pour le 28, destinée à tout emporter.

Au Nord, les troupes de la 5e armée britannique n’avaient cessé de se replier depuis le 23 au soir. « Les divisions et brigades, écrit le maréchal Haig, avaient, dans les fréquents replis, perdu contact entre elles el, sous la pression de l’ennemi, le mouvement de retraite continuait. » Le 24, dans la matinée, les Allemands avaient atteint Saillisel, Rancourt et Clery et on avait dû, après avoir évacué Bertincourt, replier le 3e corps. Ce repli se faisait à la vérité sans aucune panique. « Les unités, écrit le grand chef, se repliaient froidement quand elles se voyaient tournées et menacées d’être coupées, mais en bien des endroits, elles livraient des combats furieux et toutes les fois que l’ennemi tentait une attaque de front, le repoussaient avec pertes. » Une brèche s’étant produite près de Combles, on avait dû abandonner la ligne Combles-Bapaume et se replier sur la ligne générale Barentin-Le Sars-Grevillers-Ervillers. La Somme ayant été franchie par l’ennemi, celui-ci, le 24 encore, avait rompu la liaison entre deux divisions et élargi la brèche à Pargny. Le 25 mars, c’était l’Ancre qui était franchie par les Allemands. La droite du 4e corps, refoulée, ayant dû abandonner Grevillers et, d’autre part, les troupes ayant entre Grevillers et Montauban perdu toute liaison, s’étaient repliées sur la rivière, élargissant la brèche entre le 5e et le 4e corps. L’ennemi menaçant le flanc du 4e corps, gauche de Gough, Byng qui venait de prendre le commandement de toutes les troupes au Nord de la Somme, dut faire encore replier celles-ci vers la ligne de l’Ancre. Mais déjà la rivière était franchie par les Allemands au Nord de Miraumont : le 4e corps se repliait alors vers la ligne Bucquoy-Ablainzeville, tandis qu’à droite, le reste des divisions gagnait la ligne Bray-sur-Somme-Albert. Au Sud de la Somme, une nouvelle brèche s’étant ouverte entre le 18e et le 19e corps, l’ennemi était entré à Nesle ; les Allemands ayant franchi le canal de Libermont, le 19e corps avait été refoulé en direction de Chaulnes. La situation étant devenue mauvaise au Sud de Barleux, il fallait encore ramener les troupes sur la ligne générale Hattencourt-Estrées-Frise. Elles étaient à ce point épuisées et les réserves nulles, qu’il fallait former un détachement de fortune, le détachement Carrey, dernière réserve, hasardeuse réserve, derrière les malheureux soldats de Gough repliée sur la ligne Le Quesnoy-Rosières et Proyart, se reliant aux soldats de Byng à Bray-sur-Somme. Et, le 26, on avait dû encore abandonner, entre Ancre et Somme, presque tout le champ de bataille de 1916 et Albert, précieux nœud de communications. Nos alliés alors s’arrêtaient. L’étude de cette retraite permettra de mettre en lumière l’héroïsme déployé par ces soldats désencadrés, sans cosse isolés, sans cesse tournés, assaillis par des forces écrasantes et qui essayèrent de faire front, par une valeur magnifique, à la fortune adverse.

Il n’en allait pas moins que c’était une poche de près de 50 kilomètres qui, de repli en repli, s’était, depuis le 21, creusée, où 30 divisions allemandes déchaînées attaquaient furieusement, cherchant partout les trous, les agrandissant, élargissant leurs gains, profitant de tous les défauts et, s’acharnant particulièrement sur les troupes britanniques ; celles-ci semblaient avoir à ce point perdu pied que le maréchal Haig lui-même, songeant à un autre repli, estimait qu’Amiens ne pouvait être sauvé qu’en « concentrant immédiatement à cheval sur la Somme... au moins 30 divisions françaises ; » quant à l’armée britannique, elle continuerait à se retirer « couvrant les ports du Pas-de-Calais. » « Tout délai, dans la décision relative au plan ci-dessus, ajoutait-il, peut rendre la situation critique. »


VIII. — LA CONFÉRENCE DE DOULLENS

Elle était extrêmement critique. La bataille durait depuis sept jours ; plus que la force de la nouvelle tactique allemande, elle faisait éclater aux yeux de tous l’effroyable tort que causait aux armées alliées l’absence de commandement unique. C’était parce que l’armée britannique n’était, le 21 mars, que juxtaposée à l’armée française que, d’un maitre coup, Hutier avait pu s’enfoncer vers Noyon. C’était parce que les ordres étaient alors partis du Grand Quartier de Montreuil, comme du Grand Quartier de Compiègne, que, en dépit de l’accord établi par le téléphone entre Haig et Pétain, la bataille avait trois jours si dangereusement flotté. Il avait fallu des trésors d’énergie et d’ingéniosité pour que, dix fois brisée, la liaison se rétablit entre la droite de Gough et la gauche française ; le 26, elle était encore mal assurée.

La bataille était devenue, du côté des Alliés, une bataille Franco-anglaise. Elle allait continuer. Amiens était menacé, dont Debeney couvrait les approches Sud-Est, Gough les approches Nord-Est. Or Amiens perdu, c’était une terrible aventure. Et Amiens pris, la bataille pouvait continuer encore en direction d’Abbeville ; mais avoir les furieuses attaques contre les collines de l’Oise, avoir se précipiter vers la trouée de Montdidier les masses allemandes, d’aucuns en arrivaient à penser que, tentés par l’occasion, les Allemands pourraient bien céder à l’attraction magnétique de Paris. En revanche, il n’était pas impossible que s’il était arrêté sur le chemin d’Abbeville, sur le chemin de Paris, l’ennemi portât brusquement ses attaques sur un autre point du front anglais, sur le front des Flandres, par exemple. Que son attaque visât l’armée française ou l’armée britannique, Paris ou la mer, c’était affaire de l’Entente entière, et suivant un cas ou l’autre, — ou un autre encore, — les réserves françaises ou britanniques devaient être rapidement portées sur le point menacé. Qui réglerait, qui coordonnerait, qui dirigerait ces opérations ? Ce ne pouvait être encore deux états-majors, deux chefs. Ceux-ci, dans le moment présent, pouvaient si bien avoir des préoccupations différentes, qu’ils en concevaient précisément de divergentes, l’un pensant, avant tout à couvrir le détroit et l’autre Paris. Qui, en cas de conflit, les départagerait ?

Le 26 mars, le général Pétain partait pour Doullens où il comptait se rencontrer avec le maréchal Haig. Le président Poincaré qui, dans cette redoutable crise, comme dans les précédentes, préconisait les résolutions d’État, y courut, accompagné de l’infatigable Georges Clemenceau, président du Conseil, du ministre Loucheur et du général Foch, tous résolus à faire prévaloir enfin la seule mesure qui put, en cette minute d’extrême péril, sauver la situation. Ils y rencontrèrent, outre les deux généraux en chef, lord Milner, ministre de la guerre de l’Empire. Il n’est pas encore permis de rapporter ici les termes où s’engagea et se poursuivit l’entretien. L’histoire dira quels services rendirent, à cette heure, la claire intelligence et la parole si pleine d’autorité du Président de la République, la communicative ardeur de Georges Clemenceau, la fermeté d’esprit et la largeur de vues du général Foch, l’abnégation résolue du général Pétain, l’esprit de conciliation généreuse qui, de la part de lord Milner et du maréchal Haig, facilita toutes choses.

La nécessité, à la vérité, était encore plus éloquente que les hommes ; elle imposait impérieusement l’institution d’un Commandant en chef des troupes alliées ; si des préjugés fatals continuaient à prévaloir quelque temps, au moins fallait-il, à défaut d’un généralissime, un coordinateur supérieur. Un nom s’imposa. Nul n’avait oublié avec quel mélange d’énergie, d’ingéniosité, de clairvoyance et de cordialité le général Foch avait, dans la bataille des Flandres de 1914, su jouer entre les armées française, anglaise et belge ce rôle de coordinateur.

A deux heures de l’après-midi, — heure solennelle dans L’histoire de cette guerre, — MM. Clemenceau et Milner, au nom de leurs gouvernements respectifs, et du cordial consentement des deux généraux en chef, signaient l’ordre suivant : « Le général Foch est chargé par les gouvernements britannique et français, de coordonner l’action des armées alliées sur le front ouest. Il s’entendra à cet effet avec les généraux en chef qui sont invités à lui fournir tous les renseignements nécessaires. »

Ce n’était encore qu’une mission bien limitée et mal précisée. Elle ne vaudrait que par l’activité que son titulaire déploierait à la remplir, que par la façon dont, à défaut d’une autorité mal définie, il imposerait son action. Jamais il ne fut plus vrai de dire que l’homme ferait la fonction. Mais c’était parce qu’on connaissait l’homme, qu’on pouvait dès cette heure attendre beaucoup de ce qui n’était encore qu’un compromis avec la nécessité.

Nous aurons à revenir sur la manière dont Foch, — l’affaire actuelle liquidée, — concevra la bataille dont elle n’est que le prélude tragique. Mais son rôle va prendre immédiatement un tel relief et, par la suite, sa personnalité être si constamment au premier plan des événements, — disons mieux, — elle va à ce point devenir l’âme des événements, qu’il faut bien s’arrêter ici, même en plein drame, pour dire ce qu’était l’homme et parlant quelle portée donnait à son entrée en scène cette puissante et si originale personnalité.


IX. — FOCH

Un Ferdinand Foch n’était point de ceux que la guerre avait révélés. Bien avant qu’elle éclatât, il était, tout au moins dans les milieux militaires, revêtu d’un légitime prestige. En matière d’art stratégique, l’ancien professeur d’histoire militaire, de stratégie et de tactique appliquée, l’ancien commandant de l’École de guerre, l’auteur des deux célèbres traités De la conduite de la guerre, des Principes de la guerre était, par tous ses anciens chefs, camarades et élèves, désigné comme devant jouer dans la guerre future un rôle éminent. La politique l’avait retardé, mais n’avait pu longtemps prévaloir contre une autorité peu discutable. Lorsque, le 20 août 1913, il avait reçu le commandement du 20e corps, à Nancy, chacun s’était senti rassuré à savoir à la place qu’il fallait, l’homme qu’il fallait. Beaucoup déjà l’eussent dès cette heure placé plus haut. Les circonstances allaient l’y porter.

Ce n’était cependant pas un pontife que ce maître : disons mieux, il en était franchement l’opposé. Ce qui a toujours frappé ceux qui l’ont approché, c’est cette rondeur ironique dont s’enveloppe une volonté de fer. Ce Pyrénéen n’a gardé du Midi, — car il n’est point parleur, — qu’une finesse mordante qui a résisté aux heures les plus assombrissantes ; il accueillera les grands revers de la guerre avec cette tranquillité d’esprit, avec ce même sourire narquois et ce plissement des paupières dont jadis il saluait ses propres disgrâces et où tient le vers du fabuliste « Mais attendons la fini » Il ne se frappe point, pas plus qu’il ne s’emballe, — force est d’employer les mots familiers pour peindre un homme si peu solennel ; mais s’il ne se frappe ni ne s’emballe, ce n’est point philosophie, c’est foi dans des principes mûrement acquis. Il a des principes ; il en a fait un livre ; ils sont fermes, clairs, assis ; assis sur quoi ? Sur le bon sens et la culture.

C’est une intelligence acérée ; je ne crois point qu’il y ait chez lui excès d’imagination, mais un magnifique sens critique, — dans l’acception la plus féconde du mot ; — car plus qu’homme du monde, il sait apercevoir dans les plans qu’on lui propose le meilleur, c’est-à-dire en apparence le plus simple ; c’est qu’à ses yeux, comme à ceux de son grand maître, Napoléon, la stratégie est « art simple et tout d’exécution ; » « affaire de bon sens, » dit Foch. L’important est que le bon sens soit garé de toute défaillance par le sang-froid. Or, s’il a le sang chaud en son privé, il possède sur le champ de bataille un parfait sang-froid. Au surplus, ce champ de bataille, il le considère comme le principal conseiller ; il écrit quelque part : « Le commandement… illuminé par la vite du champ de bataille. » Il n’est pas de champ de bataille, si étendu qu’il fût, qui ne l’ait ainsi « illuminé. » Mais il est « illuminé » sans être un instant aveuglé par cette forte lumière. Il garde à travers les grandes crises l’air d’un chimiste qui, connaissant ses formules, voit avec un intérêt particulier, mais sans aucun étonnement, ces formules se concrétiser en phénomènes au fond de sa cornue ou de son éprouvette. Il se pose nettement la question. Il a raconté comment Verdy du Vernois s’est, sur le champ de bataille de Nachod, écrié : « Au diable l’histoire et les principes ! Après tout, de quoi s’agit-il ? » Il a adopté la formule. « De quoi s’agit-il ? » se dit-il à lui-même, et la vérité sort de ses voiles parce qu’il la déshabille de son œil gris si perçant.

Mais tout de même, il a commencé, comme Verdy du Vernois, par consulter l’histoire et les principes. Car c’est, à ses yeux, la source de la science. Peu d’officiers se sont donné une culture si forte et tout à la fois si étendue. A causer avec lui, on a l’impression d’un enragé liseur, mais d’un liseur qui fait sienne toute chose lue et a, depuis le collège, « fait marcher son cerveau. » Il n’y a pas d’homme en France qui, à l’heure présente, connaisse mieux « ses auteurs, » de Frédéric à Napoléon et de Clausevitz à de Bracke, mais s’il cite imperturbablement sa correspondance de l’Empereur, il étend beaucoup plus loin sa science et connaît la politique autant que la mathématique. Pourquoi ? Parce que la culture est la condition essentielle de l’envergure et qu’en élargissant sa science, on élargit ses pensées. Un Foch voit clair et vite parce qu’il a beaucoup vu, beaucoup lu et beaucoup retenu. « La réalité du champ de bataille, a-t-il écrit, est qu’on n’y étudie pas : simplement on fait ce que l’on peut avec ce que l’on sait. Dès lors pour y pouvoir un peu, il faut savoir beaucoup et bien. » Avant que le champ de bataille s’ouvrit, il savait « beaucoup et bien. »

D’ailleurs point de pédantisme militaire ; pour développer ses facultés, il y faut l’exercice ; sans doute faut-il « avoir fait ses humanités militaires, » mais, ajoute-il, « étudié et résolu des cas concrets. » Toujours le : De quoi s’agit-il ?

Par dessus tout cela et pour « l’animer, » — un mot qu’il aime employer parce qu’il est lui-même toute vie et toute animation, — une volonté, une conscience, une foi.

« Victoire égale... volonté. » — « La victoire va toujours à ceux qui la méritent par la plus grande force de volonté. » — « Une bataille gagnée, c’est une bataille où l’on ne veut pas s’avouer vaincu. » La volonté, elle est dans la mâchoire qui alourdit, mais renforce d’énergie cette forte tête, dans la voûte du front, le sourcil contrario ; le reste de la physionomie est tout intelligence ; mais la volonté y a mis une marque qui, à Certaines heures, couvre tout. Elle est capable de tout à ces heures où elle se bande et, par exemple, d’imposer à lui-même un travail surhumain, une activité inlassable, des efforts prodigieux. Il la fait pas-er jusque dans sa parole et, de l’interlocuteur d’abord récalcitrant, il obtient tout parce qu’il veut.

La conscience parait aussi forte : elle l’ait le chef, j’entends la conscience exacte des responsabilités de sa charge. « Ce sont les généraux et non pas les soldats qui gagnent les batailles, a écrit le colonel Foch... un général battu est un chef disqualifié. » Si le chef est conscient de cette vérité, il lui faut accepter avec l’honneur toute la charge. « Ces décisions, il faut les prendre avant qu’elles soient imposées, ces responsabilités, il faut aller au-devant d’elles... » Ce qu’il professe, il le pratique : il est de ces « natures supérieures avides de responsabilités » dont il a parlé ailleurs. Le chef prend ses responsabilités ; il ne se croit point tenu pour cela de se murer dans ses plans. « Commander n’a jamais voulu dire être mystérieux, mais bien communiquer au moins aux exécutants en son ordre immédiat la pensée qui anime la direction. » Aussi bien entend-il ne se point enfermer dans un cénacle. L’action personnelle lui a toujours paru la condition essentielle du commandement, il y est revenu dix fois. « L’action personnelle qui, pour se manifester, réclame le tempérament du chef (don de la nature), l’aptitude au commandement, la puissance d’entrainement que l’école ne fournit pas, » il l’a plus qu’aucun chef mise en pratique. Depuis 1914, il a toujours donné et, pendant la bataille de sept mois qui se va dérouler, il donnera à ses subordonnés l’impression de sa présence réelle derrière eux. « Que dirait-on, a-t-il encore écrit, d’un chef d’orchestre qui, après avoir indiqué le morceau à jouer se tiendrait au loin derrière son orchestre, abandonnant aux exécutants le soin de partir et de s’accorder quand et comment ils l’entendraient ? « Il veut que ses exécutants aient les yeux fixés sur le chef d’orchestre ; il veut que leur regard soit confiant, bienveillant, cordial. Il fait tenir la discipline non dans une soumission aux vues, mais dans une cordiale entente : « Qu’on entre franchement dans la pensée, dans les vues du chef qui a ordonné et qu’on prenne tous les moyens humainement praticables pour lui donner satisfaction. » Cette conscience s’adresse aux consciences. La victoire ne peut être faite que de l’accord.

Enfin une foi. Il a parlé un jour des croyants. « Ceux-là sont heureux qui sont nés croyants, mais ils sont rares… » Il est de ces « rares » « heureux ». Il a la foi. Il croit à une force supérieure, il croit aux forces morales, il croit à la guerre, il croit au génie, il croit à la France. En un mot, il croit. En 1870, il a essayé, à dix-neuf ans, de se battre, n’a pu qu’endosser l’uniforme sans aller au feu ; il est entré à l’École polytechnique avec l’idée fixe qu’il appartenait à sa génération de laver la honte ; pas un instant, cette foi n’a failli ; il attendra cinquante ans ; il a la même foi, à soixante-six ans qu’à vingt. Il a foi surtout dans le soldat français, il l’aime, il l’admire. « Nous avons un combattant, un soldat incontestablement supérieur à celui d’Outre-Vosges par ses qualités de race : activité, intelligence, entrain, impressionnabilité, dévouement, sentiment national. « Il compte sur lui avant tout — à une condition, c’est qu’on ait cultivé son moral : Victoire égale supériorité morale chez le vainqueur, dépression morale chez le vaincu. » Sa bataille de 1918 sera tout entière un acte de foi dans la supériorité finale des forces morales, un acte de foi dans le soldat français, un acte de foi dans la fortune du pays. Peut-être sa foi a-t-elle été chercher plus haut encore son appui.

Telle quelle, c’est une âme d’un mêlai peu ordinaire que celle-là. Et elle était maîtresse du corps. Si Turenne morigène sa « carcasse, » Foch, sans aucun scrupule, la surmène. Je l’ai ailleurs montré faisant, dans la bataille des Flandres de 1914, l’apprentissage de ce rôle de coordinateur qui va s’étendre et se magnifier, se muer en commandement suprême. Tout Foch tient dans ce tableau et c’est pourquoi je n’ai pas de scrupule à en détacher quelques traits :

« Il avait peu d’effectifs, il y suppléa par des combinaisons. Car il est d’esprit ingénieux — et puis il a, à soixante-cinq ans, l’activité d’un jeune capitaine. Ce diable d’homme eut bientôt le don d’ubiquité. On le trouvait partout, usant ses pneus et la route, mais ne paraissant guère s’user. Courant d’un quartier général à un autre, de « chez Castelnau » « chez d’Urbal, » de « chez Maud’huy, » « chez French, » regardant, interrogeant, comprenant, reprenant des plans, en faisant un avec les morceaux d’un autre, toujours prêt à boucher les voies d’eau, rendant spontanément, à l’heure critique, à l’allié en mauvais arroi, le service qu’il fallait, grandissant tous les jours en autorité, se faisant entendre des généraux, ses subordonnés, la veille encore ses supérieurs, du maréchal anglais, du souverain belge, il ne conseillait pas seulement, il persuadait — et il persuadait parce que, devant sa démonstration un peu brusque, l’allié n’apercevait pas seulement une forte pensée, un cerveau ingénieux, mais une âme cordiale, désintéressée, tout entière vouée à la grande entreprise commune. » Reprenant ce portrait en 1917, j’ajoutais : « Ainsi est-il resté à Paris trois ans de guerre. Il n’a rien de solennel ni de composé ; il reste vif, presque pétulant. Sa pensée continue à s’exprimer en termes imprévus, en paroles pittoresques ; elle continue surtout à se poser sur tout, à tout envelopper. Le geste reste sa grande ressource.. Ce n’est pas un type à la Tite Live ; il ne discourt point suivant les règles. Tout parle en lui, le front, l’œil, les rides, les mains, mais la bouche ne laisse échapper que des mots par fusées, et cependant il persuade en démontrant. Lorsqu’on lui aura donné le bâton de maréchal, il s’en servira pour dessiner, à grands gestes, un plan sur l’horizon. »

Il n’a pas encore en mars 1918 son bâton de maréchal, mais il a dans les mains le sort du monde, car c’est ce qui se débat en ce tournoi final. La grandeur écrasante de ce rôle, pas un instant, ne saurait l’écraser. Il reste exactement l’homme que j’ai essayé de peindre en 1914 ; la bataille de France de 1918, c’est la bataille des Flandres, magnifiée : un ennemi — supérieur en nombre — à maintenir jusqu’à ce qu’on le puisse assaillir et refouler, des alliés à mettre d’accord en leur donnant avant tout l’impression du but commun à atteindre, des ressources à inventer, des troupes à transporter brusquement d’un point à un autre, des trous à boucher en une heure, des trésors d’ingéniosité au service des grands principes immuables. Seulement l’ennemi n’est plus une armée, mais treize ; le théâtre n’est plus la Flandre, mais la France ; les alliés ne sont plus trois, mais cinq ; les armées à manœuvrer ne sont plus quatre, mais quatorze. Tout est changé, Foch seul reste le même.

Un principe domine sa stratégie : point de batailles de lignes, « forme inférieure si nous la comparons à la bataille manœuvre qui fait appel à la haute action du généralissime, à l’aptitude manœuvrière, à l’emploi judicieux et combiné, à la valeur de toutes les forces, tendant à la concentration des efforts et des masses sur un point choisi, épargnant pour cela partout ailleurs ; qui reste jusqu’au bout une combinaison, — due à ce commandement, — de combats différents par leur intensité, mais orientés tous dans un même sens, pour produire une résultante finale ; l’action voulue, résolue et soudaine de masses agissant en surprise. »

En ces lignes de 1897 tient toute sa bataille de 1918.

La bataille manœuvre — partant, l’offensive. La bataille défensive, il faut bien la subir parfois, il ne s’y faut point résigner. « C’est le duel dans lequel un des combattants ne fait que parer. L’idée ne viendrait à personne que, par ce jeu, il put avoir raison de son ennemi. Au contraire, et malgré la plus grande habileté, il s’expose tôt ou tard, à être atteint, à succomber sous un des coups de celui-ci, même le plus faible. » Conséquence : subir parfois la bataille défensive, mais « toute bataille défensive devra..., se terminer par une action offensive, une riposte, une contre-attaque victorieuse — ou il n’y a pas de résultats. » Quant à ceux qui croient « remporter la victoire sans bataille ». il les accueillait, dès 1897, d’un haussement d’épaules.

Il se faut battre pour être vainqueur. Il ne se faut point battre éperdument. « Infléchir les opérations à la demande des circonstances qui se révèlent à chaque pas pour faire progresser sa stratégie de résultat en résultat d’un pas lent et sûr, mais toujours dans la direction visée, vers l’objectif assigné à tous les efforts, à la suite de l’examen préalable de la situation générale, militaire et politique. » D’autre part, ne se laisser hypnotiser par aucune courte vue : « ne pas morceler la défense du pays et celle de Paris, des côtes, du Cotentin, de la Provence, etc. ; car la sécurité de tous ces points résultera de la réunion des forces sur un point central d’où elles pourront agir offensivement contre l’armée d’invasion... » Et puis attaquer. « En stratégie comme en tactique, on attaque. » « Mais, ajoute-t-il, l’attaque n’est pas simple ; elle s’accompagne constamment d’une manœuvre visant en stratégie la ligne de communication de l’adversaire, en tactique l’enveloppement d’une aile ennemie pour la détruire. » Et, dès 1897 encore, il a prévu qu’il faudrait faire un long crédit à la manœuvre, car la guerre moderne transforme « la bataille manœuvre de l’époque napoléonienne en bataille opération de plusieurs jours. » Mais, au fond, c’est le même génie qu’il y faut appliquer : Si vous êtes réduits à la défense, préparez, cependant, l’attaque ; vous êtes les plus faibles, raison de plus ; la manœuvre est l’arme du faible et vous ne pouvez manœuvrer qu’en prenant l’initiative, donc l’offensive. Pour être à tout instant prêt à ressaisir cette initiative, se faire des réserves ; pour ce, même attaqué, même menacé, même déconfit, « économiser les forces » pour la riposte, car c’est « grâce à l’économie des forces qu’il (le chef) peut quand il le veut déclencher l’attaque décisive. » À cette attaque il faut « appliquer la masse, donc la faire et la réserver. » Car « la réserve, c’est la massue… soigneusement entretenue pour exécuter le seul acte de la bataille dont on attend un résultat, l’attaque décisive ; c’est la réserve ménagée avec la plus absolue parcimonie pour que l’outil soit aussi fort, le coup aussi violent que possible. »

La difficulté est que l’on ne peut « manœuvrer a priori contre un ennemi libre de ses mouvements. » Donc « commencer par le saisir. » Cette condition préalable réalisée, on a l’occasion de placer une Manœuvre à coup sûr, à effet certain. « Donc, conclut-il ailleurs, vigueur, rapidité, violence, exclusion de tout temps d’arrêt prolongé et pour cela poussée rapide de troupes par derrière pour entraîner celles en avant. » Car « pour décider l’ennemi à battre en retraite, il faut l’achever en marchant sur lui ; pour conquérir la position, pour prendre sa place, il faut y aller. »

On a déjà sans doute vu des théoriciens exposer excellemment les principes de l’art qu’ils ont étudié ; on a vu aussi des praticiens exécuter, sans principes affichés, un chef-d’œuvre. Mais qu’il ait été donné à un maître de l’art de démontrer à la face du monde le bien fondé de ses principes, d’appliquer en un cas concret, — unique dans le fastes, — les formules enseignées dans la chaire de l’École et de remporter, par la simple mis en action de sa théorie, la plus grande victoire de l’histoire, voilà qui a de quoi passionner les témoins du duel.

Et nous allons voir que ce cas singulier et magnifique est celui de Foch. Quand il prend, le 26 mars 1918, les rênes — jusque-là un peu flottantes et éparses — du commandement, c’est d’une main singulièrement préparée ; si elle ne tremble pas, c’est qu’une intelligence grave s’appuie sur des principes mûris et une volonté d’acier sur une foi absolue dans la victoire, — si chacun s’efforce de la mériter.


X. — LES PREMIERS ORDRES DE FOCH

Un tel homme et dans de telles circonstances n’attend pas une heure pour se poser le : De quoi s’agit-il ? se mettre en face de la situation, la juger, essayer de la maîtriser. Au fait, il la peut juger d’autant plus rapidement qu’à peine il a besoin de s’initier à quelques détails ; il la connaît, car ce n’est pas au fond de la retraite qu’en l’est allé chercher. Chef d’état-major général, vrai inspirateur des délibérations du Conseil interallié de Versailles, instruit mieux que personne du fort et du faible de chacun, il a entre les mains les éléments d’information générale ; la promptitude d’esprit dont, en tant de circonstances, il a donné la preuve, achève de l’habiliter, en quelques heures, à écouler, comprendre, juger, conseiller, diriger. Les instructions de Pétain du 24, la note de Haig du 25, lui indiquent nettement la façon dont les deux grands chefs conçoivent la situation : Haig entend avant tout, mû par un légitime souci, couvrir les ports du Pas-de-Calais, seuil de l’Angleterre ; Pétain, tout un insistant sur la nécessité de maintenir la liaison avec l’armée britannique, est — non moins légitimement — soucieux de « maintenir solide l’armature de l’ensemble des armées françaises, » de ne pas laisser couper ses armées engagées du reste de nos forces. Or, les deux idées s’excluent : il les faut concilier. Si les armées britanniques continuent à se replier au Nord-Ouest d’Amiens, Debeney se devra étirer démesurément à sa gauche et si les Français couvrent seuls Amiens, ce sera en risquant de faire craquer leur ligne au Sud de Montdidier. Un Foch cherche immédiatement la solution simple : pour le moment, tenir où chacun se trouve ; les troupes françaises et britanniques couvriront Amiens ; pour ce, les troupes engagées seront maintenues sur Place à tout prix ; sous cette protection, les troupes envoyées en renfort achèveront leurs débarquements et seront employées d’abord à consolider la 5e armée britannique, ensuite (voici où, pour la première fois, apparaît ce qui sera le constant souci de Foch pendant quatre mois), à constituer une « masse de manœuvre » dans des conditions à préciser. Ce qui, ayant tout, importe, c’est que l’on ne lâche plus de terrain : « Il n’y a plus un mètre du sol de France à perdre, » écrit-il, le 27, à Pétain qui est plus qu’homme du monde prêt à l’entendre. Il faut arrêter l’ennemi « là où il est. » « Pour cela organiser rapidement un front défensif solide et préparer en arrière des réserves de manœuvre puissantes en prélevant résolument sur tout le front. » Les troupes engagées doivent donc s’organiser pour tenir à tout prix et durer sur place.

C’est ce que, depuis vingt-quatre heures, se fiant plus à son action personnelle qu’aux meilleures plumes, il est allé lui-même rappeler à chacun ; car voici le Foch des Flandres qui reparait ; qu’on ne dise point qu’il a trois années, — et quelles années ! — de plus ; l’existence de ce sexagénaire va, pendant sept mois et plus, tenir du prodige. Sachant, dès que son alter ego, le général Weygand, est installé à son Quartier Général, qu’il peut sans crainte s’en évader, on le verra courir les quartiers généraux, les postes de commandement, reparaître une heure à son propre quartier général, en repartir pour Paris, soudain paraître dans les Flandres, soudain en Champagne, et plus la bataille avancera, plus on lui devra attribuer le don d’ubiquité. Et comme il a raison ! Persuasif à sa manière, faisant accepter la sévérité de certaines critiques ou la rigueur de certains ordres par le ton familier, cordial, un peu goguenard, au besoin par le geste expressif dont il les souligne, il ne laisse jamais derrière lui un interlocuteur que convaincu.

Ainsi a-t-il, dès le 26, une heure après son investiture, couru à Dury où il a vu Gough et l’a enfin fixé, en lui mettant, si l’on peut dire, les deux mains sur les épaules, — très énergiquement : « 19e corps. Tenir à tout prix sur le front La Neuville-les-Braye-Chignolles-Rosières-en-Santerre-Rouvroy-en-Santerre ; — 18e corps. Tenir à tout prix sur le front Rouvroy-en-Santerre-Guerbigny. » Attendre la relève avant que de reculer un homme, que de se replier d’un pas. À Dury, il a vu également le chef d’état-major de Fayolle, le général Barthélémy. Il lui a remis une courte note d’un style pressant : « Maintenir à tout prix au Sud de la Somme la position actuellement occupée par la 5e armée britannique de La Neuville-lès-Braye à Rouvroy et à Guerbigny. Soutenir, puis relever le plus tôt possible la 5e armée britannique au Sud de la Somme… » Après avoir téléphoné à Debeney l’instruction sur la conduite à tenir, il se décide à l’aller rejoindre à Maignelay : « Tenir à tout prix où il se trouve, en se reliant aux Anglais vers Rouvroy. » Il a reparu à Paris à 10 heures du soir, adressé de là à Pétain la lettre où il lui transmet « les idées dont il poursuit l’application le long de sa route, » est reparti pour Clermont où il a vu Humbert et Fayolle : la consigne, — toujours la même, — tenir où on est, s’y organiser solidement, exiger des troupes le maximum d’efforts, y engager la responsabilité des chefs. On relèvera le 18e corps britannique au Sud de la Somme pour qu’il aille, au Nord, étayer le 19e, qui ainsi sera fixé. À midi, il est de nouveau à Dury où il faut encore immobiliser Gough : le général Wesple, qui commande le groupement de gauche de la 1re armée française, assurera la liaison, étalera la gaucho britannique, mais Gough y coopérera. Et de « chez Gough » il court à Beauquesne « chez Byng » qui, lui, n’a qu’à persister dans son attitude, car depuis six jours, il n’a pas reculé de deux kilomètres et tient bon.

Voici le chef rentré à Dury ; il y apprend la chute de Montdidier, repart pour Clermont afin d’être à portée des événements, y reçoit, le 28, Pétain et Fayolle, expédie à Haig avis que, la bataille de Montdidier retenant la droite de Debeney, il faut encore que Gough maintienne, le temps nécessaire, au Sud de la Somme, le 18e corps. Il voit Clemenceau, dont il obtient que soient rappelés d’Italie l’état-major et quelques divisions de la 10e armée française, voit Pershing qui lui vient offrir le concours immédiat des divisions américaines. Il se rend à Abbeville où il reçoit le maréchal Haig : « Entrevue des plus faciles, naturelle, cordiale. » « Nous sommes en pleine bataille, a-t-il dit au maréchal, l’ennemi est arrêté, mais peut renouveler ses entreprises. Nous n’avons : 1o qu’à maintenir là où elles sont les troupes engagées, coûte que coûte, sans songer à relever les grandes unités (telles que la 5e armée), mais à les reconstituer sur place ; 2o à réunir nos réserves en arrière à mesure qu’elles arrivent. » Haig a accepté ces principes, remercié pour le renvoi à la 5e armée des éléments anglais restés mêlés, sur l’Oise, à la 3e armée française. Le programme adopté a été : « 1o arrêter l’ennemi de l’Oise à Arras… ; 2o rassembler les réserves en arrière des troupes aussi engagées que possible… »

Enfin, l’infatigable général rentre à Beauvais où il installe provisoirement son quartier général. En trois jours, il a vu « tout son monde, » confessé les uns, encouragé les autres, grondé sans brutalité et loué sans excès, tarabusté et encouragé, — au demeurant fortifié chacun, tant il met de belle assurance jusque dans les craintes exprimées let de bonhomie cordiale dans les critiques, — parfois vertes, — formulées.

Il ne pouvait cependant que préparer les gens à finir le moins mal possible une bataille mal engagée et aux trois quarts perdue. Si, pour le 31 mars, l’ennemi était tenu en respect sur l’Oise, la trouée de Montdidier reformée en arrière de la ville, la ligne de l’Avre maintenue, le Santerre conservé par les Anglais, Amiens sauvé, — on devait s’estimer heureux,


XI. — L’OFFENSIVE ARRÊTÉE

Sur le front de l’Oise, nous le savons, l’ennemi avait été le 27, arrêté ; du Mont Renaud au Plémont, le général Pellé l’avait tenu en échec, et si Montdidier avait, à la gauche de l’armée Humbert, succombé, des barrages de fortune, bientôt fortifiés sur l’intervention de Debeney, aveuglaient tant bien que mal la voie. Déjà Humbert, dont la nature est essentiellement agressive, préparait, pour le 28, une contre-offensive : Robillot était chargé de contre-attaquer sur Orvillers-Sorel et Boulogne-la-Grasse ; si cette réaction ne donnait point tous les résultats attendus, elle affirmait assez évidemment notre vitalité pour que l’ennemi en restât décontenancé.

Entre Montdidier et Moreuil, Debeney supportait au contraire un assaut sans précédent. Il semble qu’à la nouvelle de la prise de Montdidier, toute l’armée de von Hutier ait reflué vers la région que celui-ci était autorisé à croire ouverte ; un curieux graphique montre les divisions allemandes en route pour les directions opposées, en direction d’Amiens, de Doullens et même d’Arras, rebroussant soudain chemin en infléchissant leur route pour s’aller toutes ruer sur le front de Montdidier à Hangest-en-Santerre : quatorze divisions sont ainsi jetées, vrai torrent qui va tenter de submerger les troupes de Debemy. Celui-ci compte bien qu’on aura, derrière l’Avre, une excellente ligne de repli, mais il écrit : « Il ne peut être question de passer sur la rive gauche de l’Avre. » Le plateau en avant de la rivière doit être tenu aussi longtemps que possible.

Le premier choc est terrible. De Mesnil-Saint-Georges (Sud-Ouest de Montdidier) à Hangest, l’ennemi semble d’abord tout emporter ; mais sur toute la ligne nos soldats reprennent ce qui a été perdu. Au Nord, à la vérité, les Allemands occupent Guillaucourt, descendent dans les bois de la valide de la Luce, repoussent les éléments anglas occupant Cayeux, semblent menacer la gauche du groupement Mesple. Et cependant notre ligne est maintenue sur la rive droite de l’Avre.

Et pendant cette journée, les renforts arrivent. Debeney voit vraiment se constituer une armée. Il en dirige sur Moreuil de solides éléments : il a raison, car, le 29, l’Allemand attaque sur ce point. Nous sommes assaillis devant Mézières, les Anglais à Demuin ; Moreuil est menacé, nôtre ligne reportée à l’Avre de ce côté, mais à droite c’est nous qui attaquons sur Framicourt et Courtemanche et, en fin de journée, nous tenons bon. Le moral de la troupe s’en ressentait. Quel souvenir je garde de cet après-midi du Vendredi saint, 29 ! Courant à Amiens, c’était avec une angoisse que dissipait peu à peu te spectacle des troupes allant à la bataille. Dans cette affreuse mêlée, le moral était, du haut en bas, excellent. Le matin, j’avais entendu le général Fayolle dire joyeusement à Mangin, accourant avec son corps d’armée : « Vous voilà ! Eh bien ! nous chanterons donc, après cette terrible semaine sainte, l’Alléluia dans la cathédrale d’Amiens, le jour de Pâques ! »

Pour cela, il fallait que la journée de samedi se passât sans accrocs graves. Or, ce jour-là, 30, ce fut un dernier assaut, terrible et général : le front Humbert, le front Debeney furent également assaillis, caf, semblant donner raison à qui attribuait à l’ennemi le dessein de s’ouvrir les routes de Paris, celui-ci, laissant la bataille s’affaisser au Nord de la Somme, transférait tout son effort sur les deux branches de l’équerre dont le sommet était maintenant au Sud de Montdidier. Sur le front Humbert, c’était contre le Plémont et ses alentours (notamment Plessis de Roye), contre le massif de Boulogne-la-Grasse, contre les positrons au Sud de Montdidier et sur celui de Debeney, de Mesnil-Saint-Georges à Aulvillers, de furieuses attaques. On tint bon : le Plémont brava tous les assauts. (« Ce Plémont de sinistre mémoire — Berüchtigte Berg — contre lequel est venu se briser — zerschellen — l’élan du 30 mars, » devait écrire, quelques semaines après, le général commandant la 2e division bavaroise) ; le parc de Plessis perdu fut repris ; les troupes du général Robillot, ramenées aux lisières de Rouance, d’Orvillers-Sorel, de Burmont, réagirent et barrèrent la route ; du Montehel à Autvillers. à Mesnil-Saint-Georges, à Fontaine-sous-Montdidier, à Grivesnes, à Autvillers, trois, quatre, parfois cinq attaques furent repoussées. Et si on perdait Moreuil, — ce fut l’unique gain notable de la journée pour l’Allemand, — la ligne se reformait derrière l’Avre. Le soir du 30, l’ennemi, que les renseignements représentaient comme « désorganisé par les combats acharnés, » le parut en effet le 31, jour de Pâques. Il n’y eut, ce jour-là, que quelques attaques locales : entré à Grivesnes, l’Allemand en était expulsé ; entré à Hangard, il en est expulsé. En fait, il était muré dans sa conquête.

Lorsque, les 4 et 5 avril, il relançait à l’assaut de ces mêmes points ce qui lui restait de meilleures troupes, notamment le 2e régiment de la Garde, il emportait d’assez maigres gains et était arrêté, — pour toujours, — au pied des hauteurs de la rive gauche de l’Avre.

Ayant, par ailleurs, attaqué en masse, le 28, la crête de Vimy, au Sud-Est d’Arras, il avait vu son assaut écrasé par les soldats britanniques. Et ce 2 avril encore un assaut au Nord de la Somme depuis Dernancourt jusqu’à Bucquoy avait eu le même sort.

Lorsque les 6, 1, 8 avril, on vit qu’il n’attaquait plus, on était autorisé à tenir la grande bataille engagée le 21 mars pour close. Mais dès le 5 avril, Debeney, félicitant ses troupes épuisées de la résistance opposée, avait néanmoins raison d’ajouter : « La grande bataille est commencée. » Car nul ne pouvait douter qu’elle ne se réveillât ailleurs.


XII. — LE BILAN DE LA PREMIÈRE PASSE

Au moment où Foch avait saisi la bataille, il lui était apparu clairement, en dépit de certaines apparences, que, pour le moment, elle ne se livrait plus que « pour Amiens. » Tout son souci avait été, pour l’heure, de couvrir la ville. Le 30 mars, il avait adressé à Pétain et à Haig sa première directive générale : « ... La tâche des armées alliées dans la bataille actuelle reste avant tout d’arrêter l’ennemi, en maintenant une liaison étroite entre les armées britanniques et françaises, notamment par la possession, puis par la libre disposition d’Amiens. »

Les derniers combats, du 30 mars au 5 avril, semblaient avoir réalisé la première partie du plan ; on allait garder la possession d’Amiens. Far là l’ennemi n’avait pu réaliser jusqu’au bout le dessein qu’il formait, lorsque le 21 mars, il lançait contre le front anglais ses divisions : sans doute avait-il pu creuser une poche, profonde en certains points de près de 60 kilomètres, fait tomber les lignes de la Somme, occupé l’énorme plateau entre Somme, Oise et Avre, reporté son front à une lieue d’Arras, à trois lieues d’Amiens ; mais échouant in extremis dans son dessein il n’avait pu occuper, avec Amiens, le nœud de voies de terre, de fer et d’eau qui rendait si précieuse aux deux partis la possession de la grande ville picarde.

Peut-être s’y serait-il résigné s’il avait du moins réalisé ce qui parait avoir été l’objet essentiel de l’attaque, la séparation des deux armées alliées ; après avoir failli dix fois y arriver, il n’y était point parvenu. En poussant au combat divisions sur divisions, une, puis deux armées françaises, le général Pétain avait sans cesse bouché les trous qui, entre Chauny et Guiscard, entre Noyon et Roye, entre Roye et Chaulnes, entre Montdidier et Rosières s’étaient produits entre la gauche française, — sans cesse en mouvement vers le Nord-Est, — et la droite britannique se repliant vers l’Ancre. Lorsque l’intention du maréchal Haig avait paru de reporter nettement toute sa alarmée au Nord de la Somme, un ordre du général Foch, intervenant avec une autre autorité, avait lié les deux armées et, en fin de bataille, elles restaient liées en effet.

Il n’en allait pas moins que les résultats acquis par les assaillants, s’ils n’étaient point ceux qu’ils escomptaient le 21 mars, restaient considérables. L’ennemi avait réalisé vers Montdidier une avance qui le mettait à 80 kilomètres de Paris et à moins de 60 d’Abbeville ; qu’il entendit poursuivre son opération vers le littoral ou, ainsi qu’il paraissait en avoir eu quelque velléité, la diriger sur le bassin parisien, il était en situation de le faire, en face de positions défensives hâtivement organisées et qui, s’il ne perdait pas de temps et répétait l’attaque brutale du 21 mars, pourraient, semblait-il, résister moins encore que la ligne de défense que, ce jour là, il avait si rapidement renversée. S’il n’avait pu emporter ni même encercler Amiens, il tenait sous son feu le nœud de communications que représentait cette ville et notamment la voie ferrée de Paris-Calais. Si donc il déclenchait vers l’Artois, vers la Flandre une nouvelle offensive, si, ayant porté vers le Nord ses attaques, il les reportait brusquement sur le Sud, les mouvements de rocade de nos réserves en étaient singulièrement gênés. L’avance réalisée augmentant le front à défendre de 50 kilomètres, diminuait par là les réserves des Alliés quand déjà l’un d’eux — l’Anglais — sortait de la bataille avec des pertes considérables. Par ailleurs, ces réserves étaient, par la situation créée, nécessairement immobilisées en grande partie pour couvrir Amiens si nettement menacé et la direction de Paris dont les routes devaient être maintenant l’objet d’une constante surveillance. Dorénavant les Alliés combattaient le dos à la mer et à l’Ile-de-France, ramenés à la situation à laquelle avait mis fin la bataille de la Somme de 1916 et même à pire.

Cette situation sollicitait l’attention du général Foch. Nous savons déjà qu’il était dans ses principes que la meilleure défensive réside dans l’offensive. Dans la circonstance, pareille opinion se fortifiait de la nécessité d’abolir le plus promptement possible les pires conséquences de la bataille. Celle-ci n’était pas finie, qu’il envisageait la perspective d’une offensive qui dégagerait Amiens et nous rendrait « la libre disposition » de la voie ferrée. A travers toutes les vicissitudes de la bataille, il gardera cette idée fixe, immuable, inébranlable ; après chaque offensive de l’ennemi, il la remettra à l’étude : se tenir prêt à prendre l’offensive et particulièrement reconquérir la liberté de nos communications avec le Nord.

La première condition était « la constitution de fortes réserves de manœuvre. » Elles seraient à deux fins : car si elles nous rendaient, le cas échéant, capables d’attaquer, elles nous permettraient, au pire, de répondre à l’attaque ennemie où qu’elle se produisît. « Pour constituer cette masse de manœuvre aussi fortement et rapidement que possible, les prélèvements devaient être faits résolument sur les fronts non attaqués. Toutes les mesures devaient être prises en conséquence.

Le 3 avril, — la bataille touchant à sa fin, — il revenait à ces principes dans sa directive 2. Il entendait y préciser le rôle des armées française et britannique pour la suite des opérations. La première devait s’efforcer d’attaquer le plus tôt possible dans la région de Montdidier, en vue d’éloigner l’ennemi de la voie ferrée Saint-Just-Breteuil-Amiens ; la seconde, maintenant une attitude défensive sur le front Albert-Arras, attaquerait de même à cheval sur la Somme, de la Luce à l’Ancre, en vue d’éloigner les Allemands du nœud de chemin de fer d’Amiens. Il était peu discutable « qu’une offensive sur et au Sud de la Somme était la meilleure parade à l’offensive de l’ennemi possible au Nord de cette rivière. »

Supposant alors que les Allemands poursuivraient avant peu leur dessein en direction d’Abbeville, il redoutait en effet une attaque entre Amiens et Arras. Et tout en attirant l’attention du maréchal Haig sur cette éventualité, il continuait à nourrir le projet de prévenir l’événement en attaquant lui-même au Sud. Pour ce, il s’assurait de nouvelles forces. Dès le 28 mars, l’état-major de la 5e armée (général Micheler) avait été retiré du front de Reims que s’étaient partagé les 6e et 4e armées et porté à Méru dans l’Oise où il pouvait devenir le noyau d’une armée nouvelle. Par ailleurs, un autre état-major d’armée, — l’un des plus remarquables sous l’un de nos chefs les plus éminents, — arrivait de bien plus loin : c’était celui de la 10e armée. Ayant quitté Vicence le 31 mars, le général Maistre débarquait à Gournay-en-Bray le 3 avril, à la disposition directe du général Foch. Celui-ci le destinait à former en arrière du front anglais, avec ses divisions, une de ces masses de manœuvre dont l’intervention pourrait immédiatement se produire. Car tous les jours davantage, le général Foch entendait que la conséquence de l’unification du commandement fût la fusion des forces alliées. En toutes circonstances, il recommandait une étroite liaison, mais elle ne pouvait suffire à le contenter.

Son autorité venait d’être confirmée, précisée et augmentée. Sans recevoir encore le titre de général en chef (il ne lui sera accordé que le 14 avril), il se voyait confié non plus un rôle de simple « coordination, » mais la « direction stratégique des opérations militaires. » Sans doute, la conférence de Beauvais du 3 avril laissait-elle à chacun des généraux en chef anglais, français et américain, « dans sa plénitude la conduite tactique de son armée » et « le droit d’en appeler à son gouvernement si, dans son opinion, son armée se trouvait mise en danger par toute instruction du général Foch. » Ces dernières précautions ne pouvaient diminuer sensiblement l’importance de l’acte qui venait de compléter le geste de Doullens.

Et puisque de la terrible épreuve que venait de traverser l’Entente, l’unité de commandement était née, on peut dire que nous n’avions pas payé trop cher un tel résultat. Les bénéfices qui, sous peu, en sortiraient pour les armées alliées et qui iraient en se magnifiant, devaient justifier amplement ceux qui allaient disant : « A quelque chose malheur a été bon. »

Les armées de l’Entente avaient désormais un chef et, quelles épreuves qu’elles dussent connaître encore, elles étaient assurées d’être, dans les mauvais comme dans les beaux jours, conduites. Ludendorff trouvait un adversaire — et de taille.

Je vis à cette époque le général Foch à Beauvais : dans la salle de l’Hôtel de Ville où il était plus campé qu’installé, ce n’était certes pas le mouvement qu’on pouvait s’attendre à trouver autour d’un chef de cette importance. Une poignée d’officiers travaillaient silencieusement sous la direction du général Weygand, — le fidèle chef d’état-major qui, du Grand-Couronné de Nancy, avait partout suivi le Grand Soldat, l’avait de façon précieuse secondé et qui était accouru reprendre près de lui son rôle de bras droit. Aucun apparat : le moindre colonel allemand eût fait dix fois plus de tapage. Le général lui-même, je le retrouvai tel que je l’avais toujours vu, dans sa tenue gris-bleu, roulant sur ses jambes un peu courtes et fortement arquées par l’équitation, sa forte tête aux cheveux courts sabrée de rides et bronzée par la guerre, le regard clair, parfois malicieux sous les paupières plissées, la rude moustache grisonnante jaunie par le tabac et cette bouche qui peut prendre en quelques minutes tant d’expressions diverses, de la plus mâle vigueur à l’ironique bonhomie. Son geste restait prodigieusement prompt, prodigieusement expressif ; sa main, comme à l’ordinaire, tranchait sa propre phrase ou suppléait au propos. Je le trouvai calme et, à sa coutume, un peu narquois, sans aucune morgue. Il me mena à la carte où, en teintes diverses, s’écrivait l’histoire de la bataille finissante. Il m’en expliqua les phases. Et puis : « Voilà ! C’est le passé ! De quoi s’agissait-il ? Arrêter à tout prix. » Et il fit le geste des bras qui s’écartent lentement : soudain la poche se creusa à mes yeux. « Et ensuite tenir ferme. C’est maintenant ! » Et ses deux mains plongèrent énergiquement vers le sol en un geste qui eût arrêté l’Univers. « Et enfin — ce sera pour plus tard — ça ! » Et, ses bras de nouveau ouverts, il rapprocha les poings pour étreindre l’ennemi aventuré. J’ai conté alors le propos. Aujourd’hui, il semble forgé, tant ce devait être « ça ! » un jour, — un peu plus lointain que peut-être on ne le pensait alors.

Déjà, en effet, se confirmant tous les jours davantage dans ses projets de contre-offensive, le grand chef songeait à passer en quelques jours à l’exécution. Haig, sur son ordre, s’abouchait avec Fayolle, afin que fût promptement montée, au sud et à l’Est d’Amiens, la commune offensive de la 1re armée française et de la 5e armée britannique passée aux ordres de l’habile général Rawlinson. Le 8, avril, à Breteuil, cette offensive était décidée et réglée. En revenant de Breteuil, le maréchal Haig apprenait que son front de Flandre avait été attaqué, défoncé, et tout était remis en question.


LOUIS MADELIN.

  1. Voir la Revue du 1er août 1917.
  2. Les Batailles de l’Aisne, Revue du 15 août 1918.
  3. Lieutenant-Colonel Foch. Des principes de la guerre, p. 279-281.
  4. La 5e armée britannique général div. II. de la P. Gough) tenait le front du Sud de Barisis au Nord de Gouzeaucourt (67 kilomètres) avec les 3e, 18e et 19e corps La 3e armée (général Sir J. H. G. Byng), le font du Nord de Gouzeaucourt au Sud de Gavrelle avec les 5e, 19e et 17e corps.