II.[1]
LES DIAMANS DE LA COURONNE. —
L’INTERVENTION DU GOUVERNEMENT DE VERSAILLES.

VI. — jacobins et socialistes.

Le 26 mars, les urnes furent déposées dans les sections ; on avait encore à cette époque, malgré tous les déboires supportés, un tel besoin de conciliation, que plus d’un honnête homme alla voter, dans l’espoir promptement déçu que Paris, secouant le poids de toutes ses ivresses, aurait assez de bon sens pour faire des choix raisonnables. On ne fut pas lent à reconnaître que l’on s’était cruellement abusé, et que derrière de prétendues revendications de franchises municipales se cachait la volonté mal dissimulée de s’emparer du gouvernement de la France tout entière. Quelques candidats d’esprit modéré, élus malgré tout, s’aperçurent à temps de la faute qu’ils avaient commise, reculèrent à la pensée d’être associés, pour si peu que ce fût, à cette criminelle mascarade, et donnèrent leur démission. Des élections complémentaires, faites le 16 avril, pourvurent au remplacement des démissionnaires, et donnèrent à la commune sa constitution définitive. Ce qui domina dans la commune, c’est la bêtise, au sens originel du mot, c’est-à-dire ce qui rend l’homme semblable à la bête. Paris, le vrai Paris, celui qui pense, qui travaille et qui aime son pays, ne connaissait pas ceux qui allaient devenir ses maîtres ; leurs noms n’avaient aucune signification, et cependant ils avaient déjà été prononcés devant lui lors des élections législatives du 8 février, que M. de Bismarck avait rendues plus libres que l’on n’aurait voulu ; la fusion des comités républicains, démocrates, socialistes les avait, sur affiche rouge, proposés au choix des électeurs, qui ne s’en étaient point souciés. Aujourd’hui la tourbe des fédérés grisés dans les cabarets les poussait au pouvoir, et les élus se donnaient pour les représentans de Paris ; « comme si un égout était la Seine, » disait Camille Desmoulins en parlant d’Hébert.

Lorsqu’ils discutaient contre les maires qu’ils chassaient des mairies, ou contre les administrateurs dont ils voulaient spolier les administrations, ils disaient volontiers et orgueilleusement : « Nous sommes la force ! » Mais non, pas même ; ils étaient la violence, ce qui n’est pas la même chose. En effet, la commune a été violente, forcément violente, parce qu’elle était impuissante et qu’elle le savait. Lorsqu’elle essaie de rassurer la population parisienne, lorsqu’elle lui fait des promesses, lorsqu’elle la flatte jusqu’à l’abjection, elle ne croit pas un mot de ce qu’elle dit : « Citoyens, vous êtes maîtres de vos destinées ; forte de votre appui, la représentation que vous venez d’établir va réparer les désastres causés par le pouvoir déchu. L’industrie compromise, le travail suspendu, les transactions commerciales paralysées vont recevoir une impulsion vigoureuse. » Partir de là pour arriver logiquement au massacre des otages et à l’incendie de Paris, c’est dépasser la mesure permise à toute rhétorique, mais c’est prouver que dans la caverne de l’Hôtel de Ville il y avait plus d’un petit journaliste, « tous de personnalité excessive, » a dit M. Lissagaray, qui les connaît bien et pour cause. Cette proclamation est du 29 mars, c’est par elle que Paris apprit qu’il avait un gouvernement ; deux jours après, un appel à la délation lui expliquait comment il serait gouverné : « La plupart des services publics étant désorganisés à la suite des manœuvres du gouvernement de Versailles, les gardes nationaux sont priés d’adresser par lettres, à la police municipale, tous les renseignemens pouvant intéresser la commission de sûreté générale. Le chef de la police municipale, A. Dupont. » J’ai intentionnellement rapproché ces deux proclamations, car elles indiquent très nettement les deux courans qui divisaient alors la commune et qui la divisèrent jusqu’à l’heure de son effondrement. L’un est celui que dirige la minorité, l’autre entraîne la majorité.

Les soixante-dix-neuf personnages qui, à la veille même de leur défaite, siégeaient à l’Hôtel de Ville et y légiféraient à tort et à travers, se divisaient en deux groupes principaux : d’un côté les jacobins, de l’autre les socialistes qui aimaient à se nommer les économistes. Les premiers, au nombre de cinquante-sept et formant une forte majorité qui eût fini par se désagréger, si on lui en eût laissé le temps, représentaient trois partis bien distincts : les jacobins, à la tête desquels Delescluze était placé par droit d’ancienneté, voulaient exercer le pouvoir à l’aide d’un comité de salut public ; les blanquistes, — Vaillant, Eudes, Protot, Ranvier, — qui rêvaient de donner la dictature à celui qu’ils appelaient familièrement le vieux, à Blanqui, que ses nombreuses condamnations, toutes méritées, élevaient au rang de pontife-martyr dans ce monde-là ; enfin, les hébertistes, enfans perdus de la révolte à tout prix ; le crapuleux Rigault, le torve Ferré, le bossu Vésinier, qui se réjouissaient à l’idée que l’instant était peut-être venu de saccager toute civilisation. Ce parti grouillait depuis longtemps dans les bas-fonds des brasseries du quartier latin et des cabarets de Belleville. Sous le règne de Louis-Philippe, un ouvrier nommé Constant Hilbey avait chanté Marat ; en 1865, Alphonse Rougeat l’avait célébré en deux volumes ; un an auparavant, un futur membre de la commune, malade, riche et phtisique, G. Tridon, avait bâclé une brochure boursouflée sur le père Duchesne : « Plus que les héros de musée taillés sur le patron officiel et vêtus à la grecque, plus que ces mannequins placés pour nous mettre en fuite dans le champ de l’idée, plus que ce ramas d’eunuques que l’on nous montre pour des hommes, je vous aime et vous glorifie, ô grands damnés de l’histoire[2]. » C’est d’Hébert et de ses complices qu’il s’agit. Si Paris s’est sottement laissé surprendre par la commune, il faut du moins reconnaître que les avertissemens ne lui ont pas manqué. L’idéal de ces hommes paraît avoir été d’égaler, de surpasser peut-être les septembriseurs de 1792, les fous furieux de la ligue, les tueurs de la Saint-Barthélemy, les Bourguignons de 1418 et les maillotins de 1382.

La minorité, composée de vingt-deux membres qui parfois luttèrent, non sans courage, contre l’oppression de la majorité, était, en grande partie, empruntée aux adhérens de l’Internationale, auxquels s’étaient mêlés des rêvasseurs habitués à prendre leurs chimères pour des idées. Ce petit groupe était beaucoup plus divisé que le premier : communistes, communahstes, mutuellistes, débris des sectes socialistes qui firent parler d’elles à la fin de la restauration et après la révolution de juillet, disciples abusés do Proudhon, inventeurs d’escargots sympathiques, comme Allix ; créateurs de la religion fusonienne et enfans du règne de Dieu, comme Babick ; « capitalistes fraternitaires, » comme Charles lîeslay ; peintres infatués de leur génie, comme Courbet. Il y avait de tout dans cette étroite chapelle où les cultes de la revendication sociale s’étaient donné rendez-vous ; j’y trouve un réfractaire, Jules Vallès, un écrivain de talent, Yermorel, un homme intelligent, Andiieu ; j’y vois aussi Jourde et Varlin. Dans la majorité, il y eut du grabuge lorsque l’on s’aperçut que l’un de ses membres, qui se faisait appeler Blanchet, se nommait en réalité Pourille, avait été agent de police, capucin et banqueroutier, et lorsque l’on découvrit les lettres par lesquelles Émile Clément s’offrait à servir la police secrète de l’empire. Si l’on eût bien cherché, m’est avis que l’on eût fait d’autres trouvailles analogues. Il n’y eut rien de semblable dans la minorité, car les méchans bruits qui ont couru sur Vermorel et sur Vallès paraissent ne reposer sur rien de sérieux. Tous, quoique diiïérant sur les moyens à employer, visaient au même but : rendre l’état propriétaire, par voie de confiscation, de toutes les grandes institutions de crédit, des chemins de fer, des compagnies d’assurance ; le faire le fabricant et le pourvoyeur universel ; monopoliser par lui la vente des denrées de nécessité première, comme on a monopolisé la vente des tabacs, abolir l’héritage et supprimer les impôts. Pour ces novateurs peu pratiques, les établissemens financiers devaient être non-seulement ménagés, mais protégés, car ils comptaient bien en faire le pivot de leur système économique, lorsqu’ils seraient devenus les chefs du gouvernemeni ; c’est à cela, en bonne partie, qu’il faut attribuer le salut de la Banque, du Crédit foncier, du Crédit mobilier, des compagnies d’assurance, car la majorité, se réservant la direction politique et militaire de la commune, avait, par une sorte de compensation consentie, abandonné la direction financière à la minorité, qui prétendait sur cet objet pouvoir appliquer des idées nouvelles. Aussi, lorsque la commune, se distribuant le travail gouvernemental, se divisa en commissions, elle prit sa commission des finances presque exclusivement dans la minorité ; elle y ajouta Félix Pyat, sorte de putois de lettres qui, n’appartenant à aucun groupe, se glissait partout, afin de faire le plus de mal possible.

L’homme important de cette commission fut Jourde que la commune maintint au poste de délégué aux finances dont le comité central l’avait pourvu. Plusieurs fois, et pour des causes qui sont à son honneur, il donna sa démission, qui ne fut jamais acceptée. En effet, les gens de l’Hôtel de Ville étaient si particulièrement ignorans en toute matière qu’ils le considéraient comme possédant seul les aptitudes spéciales qui font les bons financiers : or, nous le répétons avec certitude, Jourde comptait bien, établissait rapidement une balance, n’ignorait rien de ce qui constitue le doit et l’avoir, il tenait essentiellement à l’irréprochable régularité de ses écritures, mais il eût été absolument incapable de manœuvrer un budget et d’imaginer des combinaisons financières. Malgré cela, il était le Turgot de la commune, qui ne s’en montrait pas moins fière que lui et qui ne voulut jamais s’en séparer ; jusqu’aux dernières heures, il resta donc en communication avec la Banque de France. Celle-ci, sans vouloir entrer en lutte, s’était mise sur la réserve ; elle n’était point sur le pied de guerre ; mais la paix armée qu’elle pratiquait prouvait qu’au besoin elle saurait résister. Se renfermant dans la lettre même de ses statuts, elle avait déclaré dès le 24 mars qu’elle cesserait de centraliser les recettes de l’octroi pour le compte de la ville de Paris, comme elle avait l’habitude courtoise de le faire. Elle pouvait en effet subir les lors de la révolte, puisqu’elle n’était pas en situation de s’y soustraire, mais il ne lui convenait pas de la reconnaître, de la légitimer en quelque sorte, en percevant pour elle les fonds dont elle s’emparait et en lui ouvrant ainsi un compte courant. Il n’y a nulle hésitation à cet égard dans la délibération des régens qui fut signifiée au délégué. Cette décision justifiée répondait à la note que voici : « La perception des octrois sera effectuée comme par le passé. Les mesures les plus énergiques seront prises contre les employés de ce service qui n’accompliraient pas leurs versemens par voie administrative à la délégation des finances. Signé : Varlin, Fr. Jourde. » Les menaces eurent peu d’effet, et l’octroi ne produisit que des sommes insignifiantes tant qu’il ne fut pas attribué (2 avril) à la haute direction de Bonnin dit Volpénil, qui excellait à confondre les revenus de son administration avec les siens.

La Banque, en refusant d’aller chaque matin relever à toutes les barrières le produit de la veille, évitait le danger de faire circuler ses voitures dans Paris, au milieu de fédérés curieux qui n’auraient demandé qu’à regarder ce qu’il y avait dedans. La Banque se préoccupait beaucoup de son portefeuille, c’est-à-dire de la masse d’effets escomptés ou prorogés qui représentait pour elle une avance de plus de 900 millions : elle eût voulu l’expédier hors de Paris, afin de se mettre à l’abri des recherches ; après avoir examiné tous les moyens que lui suggérait la sagacité des régens et des chefs de service, elle fut obligée de reconnaître que le transport seul de ces richesses constituait un danger et exposait à des risques qu’il était plus sage d’éviter. On fut en repos pendant trois jours. La fin du second million consenti avait été soldée le 24 mars ; on ne se croyait pas quitte de toute réquisition, mais on fut satisfait de passer les journées du 25 et du 20 sans avoir à discuter avec les délégués aux finances. L’embellie ne dura pas longtemps. Le 27, dans la soirée, le marquis de Plœuc reçut la lettre suivante :

« Monsieur le gouverneur de la Banque de France, nos services ne pouvant être définitivement organisés avant le 29 mars, il est de la plus haute importance que notre service des finances ne soit pas interrompu demain mardi. En conséquence nous vous prions de vouloir bien tenir à notre disposition pour demain mardi la somme de 500,000 francs qui nous est indispensable. Le, remboursement de cette avance pourrait s’effectuer dans un bref délai, grâce aux ressources dont nous allons disposer. Agréez l’assurance de notre considération la plus distinguée. Les délégués aux finances : Fr. lourde, E. Varlin. — Nous attendons une réponse à cette lettre avant dix heures du matin, la somme demandée devant servir aux besoins de notre caisse à partir de onze heures du matin. » — Ce fut la répétition exacte de ce que déjà nous avons raconté. M. Mignot alla au ministère des finances s’informer à quel usage les 500,000 francs « empruntés » devaient servir. — À la solde de la garde nationale, pour le compte de la ville de Paris. — Après approbation du conseil des régens, la somme est mise à la disposition des délégués ; elle fut touchée par le caissier, G. Durand, le 28 mars, le jour même où, sur la place de l’Hôtel de Ville, au milieu des étendards rouges déployés, à travers les cris, les chants du départ, les marseillaises et toutes les farandoles révolutionnaires usitées en pareils cas, on acclamait la commune, qui s’installait officiellement après quelques discours que l’on n’entendit pas. Il faut croire que l’installation du nouveau gouvernement n’avait pas fait rentrer beaucoup de monnaie divisionnaire à Paris, car le citoyen Durand insista près de M. Mignot pour qu’une bonne partie des 500,000 francs fût payée en billets de 5 francs émis en vertu d’une décision du conseil général de la Banque, en date du 1er  décembre 1870.

Le soir même, le marquis de Plœuc, lisant dans un journal le nom des membres de la commune, remarqua celui de Charles Beslay, car il connaissait le personnage. M. de Plœuc est de Quimper, Charles Beslay était de Dinan ; Bretons tous deux, ils étaient « pays ». Au moment où Paris allait être investi, lorsqu’on y eut attiré les gardes mobiles de la vieille Armorique qui savaient bien peu le français, on avait formé un comité breton, afin de fournir à ces jeunes gens les secours matériels et moraux dont ils se sentiraient privés au milieu d’une population presque étrangère. Dans une réunion tenue à cet effet place des Vosges, le marquis de Plœuc et Charles Beslay avaient échangé des observations un peu vives, et, sans se dire précisément de gros mots, s’étaient adressé des répliques peu aimables que justifiait sans doute la divergence d’opinions des deux interlocuteurs. Malgré l’opposition de Charles Beslay, le marquis de Plœuc avait été élu président du comité breton. Après le combat de Champigny, Beslay écrivit à M. de Plœuc pour lui demander de s’intéresser à M. Hovius, son neveu, qui avait été blessé et porté à l’ambulance bretonne. M. de Plœuc avait répondu à Beslay et, n’en ayant plus entendu parler, croyait que toute relation était terminée entre eux ; il fut donc très surpris lorsque, dans la matinée du 29 mars, on lui annonça : Le citoyen Beslay, membre de la commune.

Charles Beslay vint-il à la Banque de son propre mouvement, y fut-il envoyé par les délégués aux finances, c’est là un point douteux qu’il est bien difficile d’éclaircir. Il est probable que Beslay entendit quelque membre de la commune dire : — Si la Banque refuse l’argent dont nous avons besoin, nous l’occuperons militairement et nous viderons ses caisses. — Animé d’un bon sentiment et comprenant le danger d’une telle exécution financière, il se proposa en quelque sorte comme intermédiaire, et fut accepté. Bslay avait alors soixante-seize ans ; petit, très alerte, malgré son âge, d’une activité un peu fébrile, il ressemblait à un quaker qui aurait été soldat ; apparence que ne démentait pas l’incomparable expression de douceur répandue sur toute sa physionomie. Il semblait légèrement embarrassé en entrant chez M. de Plœuc, et ses premières paroles cherchèrent à donner le change sur le but de sa visite, car il remercia le sous-gouverneur de l’intérêt dont M. Hovius blessé avait été entouré à l’ambulance bretonne. M. de Plœuc répondit quelques mots de politesse banale et attendit, car il n’était point dupe du désintéressement, trop apparent pour être sincère, de cette visite. Beslay n’était pas homme à dissimuler longtemps sa pensée, il la laissa brusquement échapper en disant : — Je sors du ministère des finances, on y est fort irrité contre vous ; on rencontre en vous un mauvais vouloir déguisé que l’on est résolu à ne point tolérer ; j’ai cru devoir vous en prévenir, afin d’éviter une collision qui pourrait être redoutable et mettre en péril l’existence même de la Banque. — Le marquis de Plœuc répondit aussitôt : — Pour arriver jusqu’à mon cabinet, vous avez traversé nos cours et nos couloirs, vous avez pu reconnaître que nous sommes sous les armes ; j’ai des hommes, j’ai des munitions, je me défendrai. — M. de Plœuc avait parlé avec animation ; Beslay répliqua : — La ! la ! il n’est pas question de mettre le feu à la soute aux poudres ; mais rien n’empêche la commune d’installer ici un gouverneur. — Nous ne le supporterons jamais, reprit M. de Plœuc ; notre livre des comptes courans est pour ainsi dire l’acte de confession du commerce, de la finance et de l’industrie, c’est un secret que sous peine de forfaiture nous ne pouvons livrer à personne. — Charles Beslay se taisait, et M. de Plœuc, calmant l’émotion dont il avait été saisi, se demandait si de cet adversaire il ne convenait pas de tenter de faire un allié qui pût l’aider à sauver la Banque.

Après quelques instans de silence, le marquis de Plœuc reprit : — Les autorités qui dirigent la iJanque existent, elles ne peuvent être ni déplacées ni remplacées ; le gouverneur est à Versailles, mais je suis sous-gouverneur et je remplis, de mon mieux, le devoir qui m’est imposé. Nous ne pouvons déserter le poste où nous sommes ; la Banque a des relations avec la ville de Paris, avec l’état et avec les particuliers. J’admettrais, jusqu’à un certain point, que la commune nommât près de la Banque une sorte de commissaire civil, comme il en existe près des chemins de fer, afin de s’assurer que nous ne manquons pas à nos statuts et que nous exécutons scrupuleusement les engagemens pris par nous vis-à-vis de l’état ou vis-à-vis de la ville ; mais c’est là seulement ce que nous pourrions tolérer : toute prétention pour connaître les comptes courans, les dépôts d’objets précieux, les dépôts de titres, les avances faites sur dépôts, serait invariablement repoussée par nous, car, je vous le répète, c’est là un secret, le secret même du crédit, qu’il nous est absolument interdit de divulguer. — Beslay ne disait rien ; il avait pris les pincettes et tisonnait machinalement. — Voyons, monsieur Beslay, reprit M. de Plœuc avec une sorte de bonhomie émue, est-ce que ce rôle n’a rien qui vous tente ? Vous n’êtes point un homme d’aventure, vous, je le sais, vous avez été un grand industriel, vous avez été député ; quoique je ne partage aucune de vos opinions, j’ai toujours rendu hommage à l’honorabilité de votre caractère ; vous n’ignorez pas ce que c’est que la Banque, vous n’ignorez pas que son écroulement serait un désastre sans pareil pour le crédit du monde entier ; aidez-moi, aidez-nous à sauver l’honneur financier de la France, devenez notre associé dans une mesure et faites comprendre à vos collègues de la commune que toucher violemment à la Banque, c’est produire la ruine universelle. Dès que nos Iwllets seraient sortis de nos mains, ce ne seraient plus que des chiffons de papier bons à vendre au tas, vous le savez bien. — Ghailes Beslay se leva et dit : — Je ferai de mon mieux.

Dans la journée du 30 mars, le marquis de Plœuc avait reçu une lettre écrite par le ministre des finances : — « Je ne saurais insister trop vivement, au nom du gouvernement de la républiqiue française siégeant à Versailles, pour que le conseil de régence de la Banque continue à délibérer à Paris sur toutes les questions que la situation exceptionnelle et anormale de Paris commande. La direction des affaires de la Banque est confiée aux régens, et nous ne saurions trop insister pour qu’ils continuent leur mission en présence des exigences inadmissibles qui peuvent se présenter de la part des comités révolutionnaires de la capitale. Le gouvernement saura gré aux régens de tous leurs elTorls et de toutes les mesures conservatrices qu’ils pourront prendre. Pouyer-Quertier. » — Le soir, vers neuf heures, M. de Plœuc causait de cette lettre dans son cabinet avec M. Davillier, l’un des régens, et avec M. de Benque, secrétaire du conseil, lorsque Charles Beslay se fit annoncer. — Je suis délégué de la commune près la Banque de France, dit-il, voici ma nomination. — Il remit un papier à M. de Plœuc. — J’accepte sans contestation, dit le sous-gouverneur ; mais il est bien entendu que votre rôle de surveillance est strictement limité à nos rapports avec la ville et avec l’état ; vous vous engagez à ne jamais demander communication de nos comptes courans ni de nos dépôts. — Je m’y engage, répondit Beslay ; mais, de votre côté, vous vous engagez à ne jamais envoyer d’argent à Versailles, comme vous ne vous êtes guère gêné pour le faire depuis le 18 mars. — Le marquis de Plœuc s’inclina et échangea une poignée de main avec Charles Beslay. — La commune venait d’entrer à la Banque ; il importe de dire par quel homme elle s’y faisait représenter[3].

VII. — charles beslay.

Au bon temps de ma jeunesse et de mes voyages, un jour que j’étais sur les bords de la Mer-Rouge avec des Arabes Ababdehs, je vis venir vers moi un homme qui marchait à reculons. Cet homme, déjà vieux, était atteint d’un des plus curieux cas d’ataxie locomotrice que j’aie vus, et il était nerveusement obligé détourner le dos aux objets vers lesquels il voulait se diriger. Les Arabes racontaient qu’un soir, dans le désert, près de la route qui va vers Bérénice, il avait rencontré Schîtan le lapidé, le diable, que celui-ci lui avait soufflé au visage et que depuis cette époque le malheureux « ne pouvait plus aller qu’à l’envers. » Cette histoire est celle de Charles Beslay ; un jour, il a rencontré Proudhon, et depuis ce temps il a été à l’envers. Il était bien réellement frappé d’ataxie mentale ; mais sa moralité était restée intacte, comme un fer sans paille, rigide et bien forgé. Son délire n’était que partiel ; il divaguait, il est vrai, sur toute question se rapportant k l’économie financière et à la politique, mais sur tout autre point il raisonnait juste et avec une grande fermeté de bon sens. Il était riche, ou pour mieux dire il l’avait été par lui-même et par ses alliances ; mais, quoique la ruine l’eût visité, il croyait l’être encore, de bonne foi, et le disait. Appartenant à une très bonne famille des Côtes-du-iNord, fils d’un député conservateur, il était systématiquement de l’opposition, quoiqu’il eût refusé de se laisser nommer commissaire-général par Ledru-Rollin et qu’il eût été, en 1848, élu représentant du peuple par 90,000 voix qui le placèrent en tête de la liste « réactionnaire » de son département.

Il avait tenté bien des choses dans la vie, les grandes entreprises industrielles, le journalisme, la banque, la politique ; il avait toujours oscillé et vagué entre des conceptions contradictoires et crut très sincèrement avoir découvert le prophète qui le mènerait au salut, lorsqu’il eut fait, vers 1848, la connaissance de Proudhon. Celui-ci, qui malgré son grand talent et sa forte cervelle n’était qu’un paysan ambitieux de renommée, se souciant fort médiocrement des formes gouvernementales, discourant sur les réformes plutôt que réformateur, méprisant sans contrainte tous les partis, dont il apercevait d’abord la vacuité, exclusivement proudhonniste et développant jusqu’à l’hypertrophie son orgueilleuse personnalité, celui-ci fut ravi de compter parmi ses disciples un homme important, et déjà connu dans la politique. Il choya « le père Beslay, » comme il l’appelait familièrement, lui adressait des lettres, en faisait son confident, son confesseur, disait-il, son factotum, et son banquier, lorsque l’on avait à créer quelque journal destiné à bientôt disparaître, ou quelque Banque du peuple forcément réservée à la faillite. Pour Proudhon, qui fut un incomparable acrobate de la contradiction, Charles Beslay était un chef de claque d’autant plus précieux qu’il était naïf et convaincu. Lorsque Proudhon dansait, sans balancier, sur la corde raide du syllogisme, lorsqu’il faisait des sauts de carpe économistes et passait à travers le cerceau de la science sociale, le père Beslay ne se sentait pas d’aise, applaudissait en conscience, et, s’il le fallait, dénouait prestement les cordons de sa bourse. Il ne s’apercevait pas que cet apôtre de la démolition universelle changeait d’opinion perpétuellement et qu’il se dupait lui-même à ses propres raisonnemens, sorte de Narcisse socialiste qui s’adorait tellement qu’il s’enivrait de volupté au seul bruit de ses paroles. Le père Beslay, la bouche bée, regardait, écoutait, admirait, sans même remarquer que la prédication du jour détruisait souvent celle de la veille ; il crut, avec sincérité, s’être approprié la doctrine d’un maître, alors qu’il ne s’était rempli que des incohérences d’un rhéteur extraordinairement agile, mais sans puissance créatrice, qui était à un véritable réformateur ce qu’un virtuose serait à un compositeur de musique. Dès lors Beslay entra dans le rêve et crut qu’il suffisait de quelques décrets pour modifier instantanément toutes les relations économiques qui régissent les rapports de la société avec elle-même et des peuples entre eux.

Ces conceptions de réformation sociale qui s’imposent à certains esprits faux avec la claire évidence d’un théorème mathématique ont entraîné bien des hommes jusqu’au crime, nous l’avons vu pendant la commune, mais elles ne firent point dévier Charles Beslay des principes de probité sur lesquels sa vie s’appuya toujours. Les Hindous, qui sont de grands faiseurs d’apologues, racontent que l’on trouve parfois sur les bords du Ganga-Godavery une graine inconnue mêlée aux sables du rivage ; selon qu’elle est jetée dans une terre bonne ou mauvaise, elle produit une fleur sans parfum ou un fruit empoisonné. Il en est ainsi de la semence intellectuelle des hommes qui, tombée dans certains cerveaux, donne parfois naissance à des théories dont l’application est redoutable. Le maître de Charles Beslay, Proudhon, avait compris cela de bonne heure ; d’avance il avait répudié les conséquences de bien des prémisses qu’il avait Imposées ; lui aussi, ne voulant pas que la société fût jugée et condamnée d’après les lois qu’il essayait de formuler, il s’était « lavé les mains, » et dans un jour de clairvoyance il avait écrit :

« La révolution sociale ne pourrait aboutir qu’à un immense cataclysme dont l’effet immédiat serait de stériliser la terre, d’enfermer la société dans une camisole de force, et, s’il était possible qu’un pareil état de choses se prolongeât seulement quelques semaines, de faire périr par une famine inopinée trois ou quatre millions d’hommes. Quand le gouvernement sera sans ressources ; quand le pays sera sans production et sans commerce ; quand Paris, affamé, bloqué par les départemens ne payant plus, n’expédiant plus, restera sans arrivages ; quand les ouvriers, démoralisés par la politique des clubs et le chômage des ateliers, chercheront à vivre n’importe comment ; quand l’état requerra l’argenterie et les bijoux des citoyens pour les envoyer à la monnaie ; quand les perquisitions domiciliaires seront l’unique mode de recouvremens des contributions ;… quand la première gerbe aura été pillée, la première maison forcée, la première église profanée, la première torche allumée ; quand le premier sang aura été répandu ; quand la première tête sera tombée ; quand l’abomination de la désolation sera par toute la France ! oh ! alors vous saurez ce que c’est qu’une révolution sociale ; une multitude déchaînée, armée, ivre de vengeance et de fureur ; des piques, dus haches, des sabres nus, des couperets et des marteaux ; la cité morne et silencieuse ; la police aux foyers des familles, les opinions suspectées, les paroles écoutées, les larmes observées, les soupirs comptés, le silence épié ; l’espionnage et les dénonciations ; les réquisitions inexorables, les emprunts forcés et progressifs, le papier-monnaie déprécié ; la guerre civile et l’étranger sur la frontière ; les proconsulats impitoyables, le comité de salut public, un comité suprême au cœur d’airain ; voilà les fruits de la révolution dite démocratique et sociale. Je répudie de toutes mes forces le socialisme, impuissant, immoral, propre seulement à faire des dupes et des escrocs ! Je le déclare, en présence de cette propagande souterraine, de ce sensualisme éhonté, de cette littérature fangeuse, de cette mendicité, de cette hébétude d’esprit et de cœur qui commence à gagner une partie des travailleurs. Je suis pur des folies socialistes !.. »

Ces folies socialistes si minutieusement prédites par Proudhon et dont la commune nous a infligé la honte, Charles Beslay ne s’y associa pas, et cependant les rêveries dont il nourrissait son esprit devaient nécessairement y aboutir ; mais il croyait, — dirai-je le mot ? — niaisement que l’on peut bouleverser une civilisation de fond en comble, sans produire ni désordre, ni douleur. Il était d’une bonne foi imperturbable, il ressemblait à ces trois moines d’un couvent des bords de l’Eiiphrate qui sont partis pour découvrir l’endroit où le soleil se lève ; la légende alFirme que depuis quinze cents ans ils marchent les yeux fixés devant eux, soutenus par une croyance querienn’apuébranler. Beslay était ainsi, et c’est pour cela qu’il repiésente une forme de révolutionnaire très intéressante à étudier. Ce qui l’a éloigné de toute violence, ce qui en a fait, dans plus d’un cas et surtout dans celui de la Banque, un instrument de salut, c’est qu’il était doué d’une bonté inconqxirable. Il était impossible de ne pas l’aimer, ont dit tous ceux qui l’ont connu ; c’était un simple, comme Allix, comme Babick ; tous trois eussent composé un triumvirat animé d’intentions excellentes, mais funestes. Beslay avait une bonté sans limite, sans critique, véritablement extraordinaire et tout à fait intempestive ; un(3 bonté délirante, diraient les aliénistes. Toute sa vie, il a été dupe, dupe des inventeurs, des intrigans, « des victimes du cléricalisme et de la monarchie ; » dupe de ceux qui se moquaient de lui, dupe de ceux qui l’exploitaient. Pourvu qu’on lui demandât, il donnait ; pourvu que l’on parvînt à l’attendrir, et tout l’attendrissait, il fouillait dans sa poche et livrait les clés de sa caisse. À ce métier parfaitement désintéressé, il a perdu plus d’une fortune ; il ne sortait d’une ruine que pour tomber dans une autre ; ses combinaisons n’avaient guère d’autre but que le bonheur de l’humanité ; il voulait les mettre en pratique, commanditer la félicité universelle, et il arrivait souvent à la faillite. Dcati miséricordes ! Si l’intention est réputée pour le fait, le père Beslay fut héroïquement vertueux.

Malgré son âge, malgré de sérieuses infirmités, il avait conservé une sorte d’excès de jeunesse qui l’entraînait à des actions qu’un mobile très honorable empêchait à peine d’être excessives. Ainsi, en 1870, à la première nouvelle de nos défaites, il s’engagea dans le 26e de ligne, qui était en garnison à Metz, et, muni de sa feuille de route, voyageant par étapes, il s’en va le sac au dos, sans réfléchir qu’un homme de soixante-quinze ans est un embarras et non pas un secours pour une armée. Après Sedan, il signe mie adresse dont la naïveté mériterait un autre nom : « À la démocratie socialiste de la nation allemande. Proclamons : la liberté, l’égalité, la fraternité des peuples ; par notre alliance, fondons les États-Unis d’Europe. Vive la république universelle ! » Il rentra à Paris avant l’investissement ; pendant la période du siège, il écrit, il parle, il afliche ; il s’agite dans son propre vide, il fait des phrases et désarme tout le monde par son incomparable bonhomie. Dans les maladroits, les ambitieux trop pressés, dans les criminels même, il ne voit que des persécutés ; il ne sait refuser son nom à aucune sottise collective ; après la journée du 31 octobre, il proteste : contre les auteurs de ce forfait ? Non pas ; « contre l’incroyable violation de la liberté individuelle commise par les membres du gouvernement de la défense nationale en arrêtant, au mépris du droit et de la foi jurée, les républicains ayant pris part au mouvement patriotique du 31 octobre[4]. »

Il se présenta aux élections législatives du 8 février, et dans sa proclamation adressée aux travailleurs, aux petits industriels, aux petits commerçans, aux boutiquiers, il dit : « J’ai soixante-seize ans et malheureusement j’ai encore trop de vie, car je crains d’assister à la destruction finale de mon pays. » — Il put reconnaître depuis que ses amis de la commune ont, sans hésiter, fait ce qu’ils ont pu pour réaliser ses craintes. Il les a répudiés avec horreur ; comme son maître Proudhon, il a dit aussi son nescio vos ; il a écrit : « Je déclare bien hautement que je n’accepte, ni de près ni de loin, aucune solidarité avec les hommes qui ont brûlé Paris et fusillé les otages. » Mais il les avait suivis, sinon précédés, comme un aveugle enveloppé des nuages de ses propres rêvasseries, qui ne sait où il va et qui prend des flammes de pétrole pour le soleil. Pour la commune, composée d’un ramassis de vauriens altérés, ignorans, percés au coude, bouflis de vanité, rongés d’envie et sots, un tel homme, qui passait pour riche, ancien ami de Proudhon, ayant siégé dans nos assemblées parlementaires, était une recrue qu’il ne fallait pas négliger d’acquérir. Aux élections du 26 mars, Ch. Beslay fut nommé dans le VIe arrondissement par 3,714 voix sur 9,4909 votans et 24,807 électeurs inscrits. U était le doyen des membres de la commune, et en cette qualité il présida la première séance. Son discours d’ouverture est, pour qui a étudié l’homme, d’une sincérité irréprochable : « C’est par la liberté complète de la commune que la république va s’enraciner chez nous. La république de 93 était un soldat… la république de 1871 est un travailleur qui a surtout besoin de liberté pour fonder la paix. Paix et travail ! voilà notre avenir, voilà la certitude de notre revanche et de notre régénération sociale, et ainsi comprise, la république peut encore faire de la France le soutien des faibles, la protection des travailleurs, l’espérance des opprimés dans le monde et le fondement de la république universelle… Le pays et le gouvernement seront heureux et fiers d’applaudir à cette révolution si grande et si simple, et qui sera la plus féconde révolution de notre histoire. » On peut assurer, sans manquer à la vérité, que Ch. Beslay était de bonne foi et qu’il voyait dans l’installation de la commune l’avènement du bonheur du genre humain ; mais, pendant qu’il débitait gravement ces naïvetés qui prouvent un esprit radicalement dénué de sens politique, il est probable que Ferré, Ranvier, Rigault et consorts souriaient avec commisération. Ch. Beslay, en effet, n’était point « à la hauteur des circonstances, » il l’avait démontré déjà en faisant de grands efforts pour obtenir la liberté du général Chanzy ; il devait le démontrer encore en essayant d’arracher Gustave Chaudey aux griffes de Raoul Rigault ; mais l’ami de Dacosta tint bon et ne lâcha pas sa proie. Pendant toute la durée de la commune, quels que fussent les événemens dont on s’attristait, il resta immuable dans son optimisme, semblable à un yoghi des Indes qui se regarde le nombril et y voit son dieu. Quand la bataille se rapprochait de Paris, quand on emprisonnait à tort et à travers les magistrats, les prêtres, les sœurs de charité, les gendarmes, quand on forçait la porte des hôtels particuliers pour les mettre au pillage, quand on dévalisait les églises, le père Beslay hochait la tête, en disant : — C’est vrai ! on va un peu loin ; ce n’est qu’un moment à passer, et vous verrez après comme on sera heureux. — Faudrait-il donc, lui demandait un de ses interlocuteurs, faire comme les Hébreux et traverser la Mer-Rouge pour entrer dans la terre promise ? — Non, non, répondait l’incorrigible utopiste ; nous resterons sur le bord, je connais bien le peuple de Paris : il aime à faire un peu de bruit, j’en conviens, mais il est incapable de commettre une violence. Vous verrez, vous verrez ; avant deux mois, toute la France sera avec nous, et dans moins d’un an l’Europe entière, convertie par l’exemple de notre prospérité, aura proclamé la république. — Le jour où il causait ainsi avec un des hauts fonctionnaires de la Banque, il était souffrant et il demanda discrètement s’il pouvait faire venir un bain dans son cabinet. — Certainement, lui répondit-on ; prenez un bain, monsieur Beslay ; prenez même des douches, si vous voulez. — Il se mit à rire : — Vous me croyez fou ? Eh bien, je ne le suis pas, et je gage avec vous que l’avenir, un avenir très prochain, me donnera raison. — Tel était l’homme auquel la commune confiait le sort de la Banque de France. Il était convaincu que cet incomparable instrument de crédit serait utilisé pour le pliis grand bonheur de tous par l’état modèle qu’il apercevait au milieu de ses songeries et qui devait nécessairement sortir du trouble momentané que Paris traversait. On peut affirmer avec toute certitude que le 30 mars 1871, lorsque Charles Beslay se présenta muni de sa commission auprès du marquis de Plœuc, il était résolu à tout faire pour assurer le salut et le fonctionnement de la Banque. Il en devenait et en resta le protecteur. Il y eut peut-être quelque orgueil en cela. Toute sa vie, il avait rêvé d’être à la tête d’un grand établissement de crédit, car, à l’instar de lourde, il se croyait un excellent financier parce qu’il était un bon comptable, et il ne se sentait pas de joie d’être délégué, seul délégué à la Banque, et de saisir ainsi l’objet de sa plus haute ambition. La Banque devenait donc sa chose, et il sut, dans une circonstance grave, la défendre avec l’énergie d’un potentat qui ne veut point se laisser détrôner.

Le marquis de Plœuc, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, préférant Beslay à tout autre, puisqu’il n’avait pu repousser l’intrusion de la commune à l’hôtel de La Vrillière, et désirant le garder sous ses yeux, afin de pouvoir le surveiller plus facilement, lui proposa de prendre logement à la Banque et d’occuper l’appartement de M. Cuvier, le sous-gouverneur retenu en province pour affaires de service. Beslay refusa ; il demeurait alors rue du Cherche-Midi, et se contenta de demander qu’on lui réservât à la Banque même un cabinet où il pourrait venir travailler. M. de Plœuc l’installa dans un cabinet voisin du sien et put mettre immédiatement son bon vouloir et sa confiance à l’épreuve. Le gouvernement de Versailles, ne se rendant évidemment pas compte des dangers auxquels la Banque de France était exposée à Paris, continuait à tirer des mandats que le caissier central acquittait avec mille précautions, mais qui pouvaient attirer des complications redoutables ; en outre, on avait pris vis-à-vis de Charles Beslay une sorte d’engagement de cesser toute relation avec « la réaction monarchique. » La réaction monarclii(|ue, c’était le gouvernement régulier qui se préparait à tenter un eiïort désespéré pour sauver la république que la commune était en train d’étrangler. Il y avait donc là un état de choses plein de périls auquel le maïquis de Plœuc voulut mettre fin, après avoir pris l’avis du conseil des régens. Les correspondances, très surveillées, pouvaient être saisies et créer de nouveaux inconvéniens ; il résolut d’aller lui-même à Versailles s’en expliquer avec M. Thiers, et dans ce dessein il demanda un laisser-passer à Beslay, qui l’obtint immédiatement de Raoul Rigault[5].

Le 2 avril, pendant que l’on inaugurait dans l’avenue de Courbevoie cette série de combats qui devaient durer cinquante-sept jours consécutifs, M. de Plœuc arrivait à Versailles et obtenait une audience de M. Thiers. Celui-ci était dans une ignorance absolue de ce qui se passait à la Banque ; le bilan lui en avait cependant été remis, mais il l’avait lu superficiellement ou ne l’avait pas lu du tout, car il croyait que l’encaisse ne formait qu’une somme de 7 millions ; on était loin de compte, les valeurs renfermées à l’hôtel de La Vrillière à cette date représentaient environ 3 milliards. M. Thiers fut à la fois surpris et découragé en apprenant la vérité. Lorsque M. de Plœuc lui demanda, aussitôt que les murs de Paris seraient foicés, d’envoyer un régiment au pas de course pour occuper la Banque, il répondit avec tristesse : — Nous n’en sommes pas là ! mais il comprit la nécessité de suspendre tout envoi de mandat et promit que, sous ce rapport du moms, il veillerait à ce que la Banque fût protégée. M. de Plœuc avait agi en temps utile, car le soir même, lorsqu’il revenait à Paris, il se rencontra en wagon avec M. X. qui était porteur d’un mandat de 60, 000 francs, payables à vue sur la Banque.

Le lendemain, le marquis de Plœuc fut très étonné et un peu effrayé d’apprendre que l’un des régens de la Banque, M. Denière, avait été arrêté la veille et n’avait point encore été relâché. Il courut prévenir Charles Beslay. — Vous connaissez notre constitution, lui dit-il ; je ne puis rien faire sans le conseil des régens : si on les emprisonne, il me sera impossible de ne pas repousser les réquisitions de la commune ; cela est très clair, pas de régens, pas d’argent ; allons faire délivrer M. Denière. Charles Beslay s’empressa de suivre M. de Plœuc, tout en disant : « Ça ne peut être qu’un malentendu. » M. Denière en effet avait été arrêté et voici dans quelles circonstances. La veille, jour du dimanche des Rameaux, vers onze heures du matin, il avait passé près de la place Vendôme où le 150e bataillon de fédérés se massait avant de se diriger vers Courbevoie. Parmi les officiers qui s’ingéniaient à faire mettre leurs hommes en rang, M. Denière en avait remarqué un d’assez bonne tournure, sur la tunique duquel brillaient la médaille d’Italie et la croix de la Légion d’honneur ; il n’avait pu réprimer un mouvement de surprise, et, avec une chaleur de cœur que la prudence aurait dû attiédir, il lui dit : — Comment ? vous, un soldat décoré, vous allez combattre contre le drapeau de votre pays, contre le drapeau à l’ombre duquel vous avez bravement seri ! — L’officier ne répondit pas et se contenta de lever les épaules avec quelque découragement[6]. M. Denière s’éloigna et continua sa route par la rue Saint-Honoré : il était parvenu près de l’Assomption, lorsqu’il entendit courir derrière lui ; il se retourna et fut immédiatement arrêté par une dizaine de fédérés lancés à sa poursuite. On le conduisit place Vendôme dans l’hôtel où était établi l’état-major de la garde nationale. Là, on lui fit déposer son argent, sa montre, et o.i l’enferma dans une sorte de poste servant de dépôt. L’officier, portant les insignes de chef de bataillon, qui fit les formalités de l’écrou, était un homme d’un certain âge, vigoureux, grisonnant, à la boutonnière duquel envoyait un large ruban rouge. Sur ce ruban, M. Denière distinguait quelques traits noirs qui ressemblaient à de l’écriture ; il concentra toute son attention et lut : Société de tempérance. Ces mots étaient fort imprudens et nous permettraient facilement, si cela en valait la peine, de dire quel était l’homme qui s’affublait de cette étrange décoration. M. Denière passa la journée et la nuit dans ce réduit désagréable ; il y fut témoin d’un fait qui mérite d’être raconté ; la pièce où les prisonniers étaient placés n’avait que des dimensions restreintes, et, pour en faciliter l’aération, on en laissait la porte ouverte ; deux soldats fédérés la gardaient. L’un, fort jeune, dit à son camarade bien plus âgé que lui : — Qui es-tu, toi ? es-tu vengeur, franc-tireur, garibaldien ou enfant perdu ? — L’autre répondit : — Je ne suis rien de tout cela ; je suis ouvrier, et lorsque la journée de travail a pris fin, j’aime à rentrer chez moi et à lire mon journal après avoir dîné avec ma femme.

— Cinq minutes après, il était arrêté et écroué : Propos séditieux. Dans la matinée du 3 avril, M. Denière put, moyennant bon « pourboire, » faire prévenir le marquis de Plœuc, qui accourut avec Charges lieslay. Celui-ci n’était pas content, il se fit assez vivement reconnaître du commandant de poste décoré de l’ordre de la tempérance et exigea la mise en liberté immédiate de M. Denière. On se confondit en excuses devant le doyen de la commune et l’on s’empressa de lui obéir, car il avait donné ses ordres avec un ton qui n’admettait pas de réplique. Il était alors midi. Quelques heures plus tard, il est fort possible que le dénoûment eût été moins rapide. Ce jour-là en effet, le général Henry devait être fait prisonnier, Duval et Flourens allaient être tués ; la commune, exaspérée de sa défaite, se préparait à systématiser ce régime de terreur qu’elle avait jusqu’alors laissé exercer selon les fantaisies particulières de ses représentans ; l’heure des otages était sur le point de sonner, et M. Denière, régent de la Banque de France, homme considérable dans son industrie, aurait bien pu passer de la place Vendôme au dépôt, du dépôt à Mazas, et de Mazas à la Grande-Roquette où plus d’un détenu est mort.

VIII. — les diamans de la couronne.

Dans cette circonstance, Charles Beslay avait agi avec spontanéité, on n’avait point eu besoin de faire appel à ses bons sentimens ; l’arrestation de M. Denière l’avait irrité parce qu’elle était arbitraire et aussi, il faut de dire, parce qu’elle avait atteint un des régens de la Banque ; or il n’est point douteux qu’il ne s’en regardât comme le chef, en quelque sorte comme le dictateur. Toucher aux choses ou aux fonctionnaires de la Banque, sans l’avoir consulté, c’était usurper sur son pouvoir ; il était décidé à ne point le tolérer, et ne le toléra pas. On le vit bien à la même date, dans les premiers jours d’avril, à propos d’une question d’ordre intérieur qui pouvait amener d’insupportables complications. Depuis le 25 mars, depuis que l’amiral Saisset, contraint par les circonstances, avait licencié les gardes nationaux réunis autour de lui, le poste extérieur de la Banque n’avait point été occupé ; on se contentait de faire des factions et des rondes à l’intérieur. Le comité de l’arrondissement, dont une délégation siégeait au Palais-Royal, trouva l’occasion bonne pour envoyer quelques fédérés à la Banque et fit demander pourquoi le poste restait vide. Beslay, consulté, déclara vertement que les employés de la Banque, organisés militairement, suffisaient à garder l’établissement tout entier, et le commandant Bernard fut chargé d’aller s’entendre à ce sujet avec la délégation du comité. M. Bernard fut fort habile ; il écouta toutes les objections qui lui furent faites, y répondit très doucement et finit par dire : — Nous sommes organisés selon le vœu de la loi, et en gardant nous-mêmes la Banque, à laquelle nous appartenons, nous nous conformons strictement au décret du 2 septembre 1792. Ce fut de l’hébreu pour les interlocuteurs du commandant Bernard, qui leur offrit gravement le document que voici : « 2 septembre 1792 : L’assemblée nationale décrète que tous les secrétaires, commis des bureaux de l’assemblée nationale, ceux des ministères et autres administrations publiques, seront tenus, dans les dangers de la patrie et aux signaux d’alarme, de se rendre sur-le-champ dans leurs bureaux qui deviennent pour eux le poste du citoyen. » C’est Eugène Duclerc qui, ministre des finances en IShS, avait exhumé ce décret, dont la Banque avait le bon esprit de se servir au moment opportun. Il n’y avait rien à répliquer ; le texte de la loi était formel et la date, — 2 septembre 1792, — date des massacres dans les prisons, le rendait sacré à des gens qui ne devaient point reculer devant le pétrole allumé et devant regorgement de la rue Haxo. Séance tenante, il fut convenu que les trois compagnies de la Eanque seraient divisées en cinq, de façon à former un bataillon complet ; que le mot d’ordre serait remis chaque soir au commandant et que le poste de la rue de La Vrillière serait réoccupé et gardé militairement par les employés. C’est tout ce que l’on désirait, et le commandant Bernard put rentrer à la Banque en disant : « Bataille gagnée. » Il eut soin cependant de ne mettre entre les mains des hommes qui étaient de service au poste extérieur que des fusils à percussion, afin de laisser ignorer au public et surtout à la commune que la Banque possédait une bonne réserve de fusils Chassepot et de fusils à tabatière.

Non-seulement le bataillon de la Banque était maintenu dans son très important privilège de se garder lui-même, mais, grâce à l’entregent des officiers et à la conduite diplomatique du commandant Bernard, on vivait en très bonne intelligence avec le bataillon sédentaire cantonné au Palais-Boyal, et dont le chef s’appelait Marigot. Les relations étaient si cordiales que l’on se fit « des politesses » et qu’avec l’autorisation du marquis de Plœuc le bataillon de la Banque invita le bataillon du Palais-Boyal à déjeuner. On « fraternisa » à la buvette que l’administration a fait établir dans les sous-sols, ce qui permet aux employés d’être nourris abondamment et à prix réduit. On se quitta bons amis en échangeant force poignées de main et en se disant au revoir. Le commandant Marigot ne se tenait pas d’aise, il avait le vin chevaleresque et disait : — Si jamais on vous attaque, venez me chercher, j’arriverai avec mon bataillon, et vous verrez ce que je sais faire ! — Ce n’était point un méchant homme, mais il aimait à « rigoler, » c’était son mot, et ça l’a mené loin. Il n’était pas fort délicat, sans doute, car il avait été condamné à deux ans de prison pour abus de confiance ; de plus, c’était un déserteur ; au 18 mars, il était détenu à la Petite-Roquette, transformée en prison militaire. Au lieu d’une condamnation capitale à laquelle il devait s’attendre, car il y avait droit, il fut, comme tous ses compagnons de captivité, mis en liberté par ordre de Raoul Rigault et promptement élu chef de bataillon. Il s’installa dans les grands appartemens du Palais-Royal, s’y trouva bien, et y menait une existence qui ne lui semblait point déplaisante. Depuis qu’il avait déjeuné à la Banque, il y revenait souvent voir ceux qu’il appelait ses amis. Un jour qu’il causait avec un employé, celui-ci, voyant sa bonne humeur qui paraissait inaltérable, fut attristé de tant d’insouciance et ne put s’empêcher de lui dire : — Vous êtes-vous parfois demandé comment tout cela finirait ? Marigot devint grave : puis, faisant claquer ses doigts et levant le bras avec ce geste qui signifie : je m’en moque, il répondit : « Vous avez raison, ça finira mal, je m’en doute bien ; mais, ma foi, je suis philosophe ; j’habite un palais, j’ai ma loge à la Comédie-Française, où tout le monde est aimable avec moi ; le prince Napoléon avait de fines bouteilles dans sa cave, j’ai du vin et de l’eau-de-vie tout mon soûl, je ne sors qu’en voiture, je suis commandant, on me présente les armes quand je passe, j’ai des bonnes amies comme un vrai sultan ; qu’est-ce que ça durera ? je l’ignore, un mois, deux mois, trois mois ? Je sais bien qu’il y a un conseil de guerre au bout et qu’on me récurera la cervelle avec du plomb ; je n’aurai pas à me plaindre, ça vaut bien ça, car j’aurai rudement rigolé. » Il y en eut plus d’un comme celui-là dans la commune ; c’est le fait de bien des criminels : deux mois de bombance et le bagne après ! Une fois Marigot, descendant d’une Victoria, entra dans la Banque et demanda un des officiers du bataillon pour affaire de service ; on chercha l’officier, on ne le trouva pas. Marigot, impatienté d’attendre, dit alors gravement : « Je lui inflige trois jours de salle de police, ça lui apprendra à n’être pas là quand je viens le chercher pour aller boire un bock. » Il suivait assidûment les représentations de la Comédie-Française, tout en avouant qu’il ne s’y amusait guère. Il disait au directeur : « Toutes ces pièces-là, ça n’est pas assez corsé ; vous devriez reprendre le Naufrage de la Méduse. » Un soir qu’il venait d’entendre les Femmes savantes, il dit à « la dame » qui l’accompagnait : « Est-ce assez bête, hein ? eh bien, c’est la littérature de l’empire, ça fait pitié ! » Ses opinions littéraires ne l’empêchaient point d’être serviable ; lorsque la Banque n’avait pas reçu le mot d’ordre, il le donnait volontiers entre deux a chopes. » On en a gardé bon souvenir rue de La Vrillière, et lorsque l’on en parle, on dit : Ce pauvre Marigot !

La Banque vivait à peu près tranquille, à la condition de subir les réquisitions que lourde et Varlin ne lui ménageaient pas, lorsqu’elle fut mise en alerte pour un objet qu’elle ne soupçonnait guère. Le ministre des finances avait si rapidement opéré sa retraite, le 18 mars, qu’il avait abandonné, nous l’avons déjà dit, une somme importante dans les caisses, et qu’il avait oublié d’emporter certains documens que l’on aurait dû à tout prk soustraire aux investigations du comité révolutionnaire qui venait de s’emparer de Paris. Parmi ces documens, il en était plusieurs qui étaient relatifs aux diamans de la couronne ; ils furent découverts, lus, commentés, mal compris, et valurent à la Banque de France une algarade dont elle se souviendra longtemps. Le 13 avril, comme l’on venait d’apprendre que l’un des régens, M. Pillet-Will, était mort à Bruxelles, où il avait dû se réfugier pour éviter l’arrestation dont la commune l’avait menacé, M. Mignot, caissier principal, ayant charge du dépôt des objets précieux, vit entrer dans son cabinet Jourde, Varlin, Amouroux, accompagnés de Charles Beslay, qui paraissait fort animé. — Nous venons réclamer lajemise immédiate des diamans de la couronne. — Nous ne les avons pas, répondit M. Mignot, nous ne les avons jamais eus. — Tous les délégués se mirent à parler à la fois avec violence et menaces. — Vous les avez, nous le savons, nous en avons la preuve entre les mains : nous prenez-vous pour des imbéciles ? — Le plus violent était Amouroux, qui, nommé secrétaire de la commune depuis deux jours, représentait le gouvernement central et affirmait par, sa seule présence que l’affaire était grave. M. Mignot, avec la loyauté d’un honnête homme dont, en tout cas, la parole doit suffire, faisait face à l’orage sans se décontenancer et se contentait de répéter : — Je ne puis vous remettre ce que je n’ai pas ; je ne sais où sont les diamans de la couronne, mais je suis certain qu’ils ne sont point ici. — En présence de cette résistance où les délégués s’obstinaient à voir de la mauvaise foi, ils déclarèrent qu’ils voulaient visiter eux-mêmes, tout de suite, les dépôts de diamans faits par les particuliers, car ils étaient certains d’y découvrir les diamans de la couronne. C’était exiger de M. Mignot qu’il livrât le secret de la Banque ; le dépôt des pierreries était caché et muré ; il refusa net, il ne pouvait agir sans ordres. Les délégués, furieux, se retirèrent : — Soit ! vous entendrez parler de nous ! — M. Mignot courut prévenir le marquis de Plœuc, qui fut fort surpris. On interrogea M. Marsaud, M. Ghazal, M. de Benque, nul ne savait rien des diamans de la couronne, et il eût été impossible de les introduire, de les déposer dans la Banque sans qu’au moins un de ces hauts fonctionnaires en ait eu connaissance. — Pendant la discussion, pour ne dire plus, qu’il avait eu à supporter, M. Mignot avait entendu un de ses interlocuteurs crier : — Nous vous dirons même où ils sont ; vous avez voulu les descendre dans votre puits ; la corde a cassé, et parce qu’ils sont au fond de votre puits vous vous imaginez que nous ne pourrons les découvrir. — Il n’y a pas de puits à la Banque, et M. Mignot avait compris que cet homme, si particulièrement bien renseigné, voulait parler de l’escalier très étroit qui donne accès aux caves. Tout ceci était évidemment le fait d’une erreur, mais les délégués avaient eu un tel accent de sincérité, une telle raideur d’affirmation que tout était à redouter. Abusés par un document mal interprété, ils pouvaient exiger qu’on leur livrât l’entrée des caisses, des caves, des dépôts, des serres aux titres, arriver en force, s’établir en maîtres dans la Banque, et alors que serait-il advenu ? Il n’y avait pas à argumenter avec eux ; il n’y avait pas à essayer de leur faire comprendre qu’ils avaient la prétention de représenter la ville et non pas l’état, que les diamans de la couronne appartenaient à l’état et non pas à la ville, que par conséquent ils n’avaient aucun droit d’en exiger la remise. C’eût été peine perdue, et les hommes auxquels le salut de la Banque incombait étaient trop intelligens pour faire de la logomachie avec des énergumènes. Il leur paraissait dur d’avoir déjà fait tant de sacrifices pour éviter à la Banque une intrusion trop violente et de se sentir menacés, plus sérieusement qu’on ne l’avait jamais été, pour un fait qui ne pouvait être que le résultat d’une fausse interprétation. On était fort inquiet.

On l’eût été bien plus encore si l’on avait su ce qui se passait. Jourde, Varlin, Amouroux, Beslay, s’étaient rendus à l’Hôtel de Ville, près de la commission executive. Amouroux avait demandé que des forces suffisantes fussent immédiatement dirigées sur la Banque, qu’elle fût occupée militairement, que des recherches minutieuses y fussent opérées, jusqu’à ce que l’on eût mis la main sur les diamans de la couronne. Nul n’avait le droit de se soustraire à l’autorité légitime. Or l’autorité légitime, c’était la commune librement élue par le peuple de Paris ; l’attitude de la Banque était manifestement hostile et réactionnaire, elle était infectée de monarchisme ; cela mécontentait la partie républicaine de la population. La Banque n’avait pas le droit, sous de futiles prétextes, de se soustraire à l’action des lois ; elle refusait d’obtempérer aux ordres régulièrement transmis par les délégués ; tant pis pour elle, il fallait profiter de la circonstance pour s’y installer. Varlin approuvait, Jourde ne disait mot ; Beslay prit la parole et fut écouté. Il affirma qu’il n’y avait pas à douter de la loyauté des fonctionnaires de la Banque et qu’il ne pouvait admettre qu’on eût voulu le tromper ; toutes les preuves sont contre la Banque, il le reconnaît, et cependant il se peut que tout ceci ne soit que le résultat d’un malentendu. Avant d’user envers elle des moyens de rigueur que l’on sera toujours à même d’employer, il demande à être autorisé cà faire seul une démarche courtoise près de M. de Plœuc et il se fait fort, de la sorte, d’obtenir à l’amiable la remise des diamans de la couronne ; mais, comme il ne veut pas qu’on lui oppose de nouvelles dénégations, qu’il est indispensable pour lui de parler preuves en main, il prie la commission executive de lui confier les procès-verbaux constatant le dépôt des diamans. Si la Banque persiste dans son refus, la commune avisera. La motion de Charles Beslay fut adoptée ; une lettre fut rédigée d’un commun accord par laquelle les délégués aux finances étaient invités à remettre au citoyen Beslay les fameux procès-verbaux qui avaient amené la contestation. Il est expressément dit que c’est Charles Beslay qui s’oppose à l’emploi des moyens violens ; on comprend qu’il a su faire prévaloir son opinion, car cette lettre, signée de Delescluze et de Tridon, dit en terminant : « La commission vous prie de ne voir dans cette invitation que le désir de ménager les rapports de la commune et d’un établissement financier qui nous a été et nous sera encore utile. » Ce jour-là, si l’on n’eût écouté Beslay à l’Hôtel de Yille, c’en était peut-être fait de la Banque.

Charles Beslay, muni des procès-verbaux accusateurs, se rendit chez M. de Plœuc ; son premier mot fut dur : — Vous m’avez trompé. — M. de Plœuc riposta : — Jamais, j’ai toujours joué cartes sur table avec vous, comme cela avait été convenu ; je n’ai aucun intérêt à n’être pas sincère avec vous, vous le savez bien ! — Alors commença entre eux une discussion sur le dépôt fait à la Banque des diamans de la couronne : affirmation d’une part, dénégation de l’autre. Les deux Bretons, fort entêtés, ne démordaient point : — Ils y sont. — Ils n’y sont pas. — Je sais qu’ils y sont. — Je sais qu’ils n’y sont pas. — L’altercation aurait pu durer longtemps, car chacun de ces deux hommes parfaitement honnêtes savait bien que son interlocuteur ne cherchait pas à l’abuser, mais instinctivement ils sentaient qu’il y avait un point douteux qui obscurcissait la vérité. Beslay pouvait avoir quelque patience, car la commission executive, soupçonneuse, ne croyant pas au succès de la démarche tentée, lui avait remis des ordres d’arrestation concernant individuellement MM.  de Plœuc, Marsaud, Chazal, Mignot, de Benque et tous les régens présens à Paris ; il avait été laissé libre d’en faire usage, s’il le croyait nécessaire. Sûr d’arracher par la force ce qu’il était décidé à ne devoir qu’à la persuasion, Beslay se calma et. écouta avec déférence toutes les explications que le marquis de Plœuc s’efforçait de lui donner. — La bonne foi du sous-gouverneur était évidente, elle parlait avec un accent auquel Beslay ne pouvait se méprendre ; comme pour rassurer sa propre conviction, qui commençait à s’ébranler, il interrompit M. de Plœuc en lui disant : — Tout cela serait fort bien si je n’avais en poche la preuve que les diamans de la couronne sont ici ; j’admets que vous l’ignoriez, mais je suis certain que le dépôt a été fait, et je vais vous en convaincre. — Alors, à la stupéfaction de M. de Plœuc, il lui montra deux procèsverbaux en original, l’un daté du mercredi 10 août 1870, constatant que les diamans de la couronne ont été déposés « dans la resserre principale à deux clés de lacaisse centrale du trésor public ; » le second, dans lequel Charles Ceslay, articulant lentement et appuyant sur chaque mot, lut : « D’une décision prise cejourd’hui, 30 août 1870, par le conseil des ministres réunis au palais des Tuileries sous la présidence de S. M. l’impératrice, il résulte que, pour parer aux éventualités de la guerre, il convient de transférer le colis ci-dessus indiqué à la Banque de France, qui prendra pour la sûreté et la conservation de ce dépôt les soins et les précautions qu’elle prend pour la sûreté et la conservation de son encaisse. En exécution de cette décision, nous, maréchal Vaillant, ministre de la maison de l’empereur, assisté du trésorier de la cassette de sa majesté et d’un des joailliers de la couronne, avons retiré de la resserre du trésor public, pour en faire la remise au gouverneur de la Banque, la caisse dont la description précède, et nous avons reconnu que les cachets apposés sont intacts. — Nous, ministre des finances, assisté du caissier payeur central du trésor public et du contrôleur central, avons reconnu également l’intégrité des cachets* — Et nous, Rouland, sénateur, gouverneur de la Banque de France, avons reçu ladite caisse garnie des cachets ci-dessus indiqués et, recevant ce dépôt, nous avons déclaré et déclarons que nous prendrons pour sa conservation et sa sûreté les soins et précautions que nous prenons pour les valeurs de la Banque, entendant d’ailleurs ne répondre en aucune façon des événemens de force majeure, tels que cas de guerre. » — Charles Beslay s’arrêta : — Est-ce clair ? dit-il. — Puis, mettant le doigt sur chaque signature et les montrant au marquis de Plœuc : — Voyez, le ministre de la maison de l’empereur. Vaillant ; — le trésorier de sa cassette, Ch. Thélin ; — le joaillier de la couronne, Alfred Bapst ; — le ministre des finances, Magne ; — le caissier central du trésor public, Thomas ; — le contrôleur central, A. Tourneur ; — le gouverneur de la Banque de France, Rouland, — Rouland, c’est sa signature, vous la reconnaissez. S’il a reçu les diamans de la couronne au nom de la Banque, c’est à la Banque que sont les diamans de la couronne, ce procésverbal en est la preuve absolue ; qu’avez-vous à répondre à cela ? — Rien, dit M. de Plœuc, sinon que les diamans ne sont pas ici ; je vous l’affîrme sur l’honneur. » On fit appeler M. Marsaud, M. Mignot, M. Chazal ; on leur donna lecture de ce document, qui semblait ne laisser aucun doute sur la réalité du dépôt réclamé ; aucun d’eux, ni le secrétaire-général, ni le contrôleur, ni le caissier principal, ne put fournir une explication satisfaisante ; chacun se contenta de déclarer que les diamans n’étaient point à la Banque[7].

On était fort embarrassé. Il y avait là un problème dont la solution échappait. M. Marsaud prit le procès-verbal, le relut très attentivement ; il fit remarquer qu’il était spécifié que la Banque prendrait pour ce dépôt le soin qu’elle prend pour la conservation de son encaisse ; plus loin le gouverneur déclare qu’il prendra les mêmes précautions que pour les valeurs de la Banque. — Eh bien ? dit Beslay. — Eh bien, répondit M. Marsaud avec son fin sourire, l’encaisse et les valeurs de la Banque ont été emportées loin de Paris à la fin d’août et dans les premiers jours de septembre ; il est fort probable que les diamans de la couronne ont suivi la même route ; le gouverneur se sera directement arrangé avec les ministres, et nous n’en aurons rien su. — Charles Beslay, qui ne demandait qu’à gagner du temps, auquel une exécution de vive force contre la Banque eût singuhèrement répugné et qui ne pouvait douter de l’irréprochable loyauté de ses contradicteurs, Beslay se sentit ébranlé. M. de Plœuc s’en aperçut : — Il y a, dit-il, un moyen bien simple de savoir la vérité, car il est évident que nous l’ignorons, et que M. Rouland seul la connaît. Faites-nous donner un laisser-passer au nom de M. de Lisa, l’un de nos inspecteurs ; M. de Lisa se rendra sans délai à Versailles, verra M. Rouland, et demain nous saurons exactement à quoi nous en tenir. — Mais, dit Beslay, j’ai promis à la commission exécutive de lui rapporter une réponse aujourd’hui avant quatre heures. — Vous la prierez d’attendre ; un jour de plus ou de moins c’est peu de chose en pareille circonstance. Beslay se leva : — Vous avez raison ; je ne puis, du reste, me figurer que vous vouliez me tromper ; je vais chez Raoul Rigault. — Une heure après M. de Lisa avait son laisser-passer et pouvait partir pour Versailles. Le soir, le conseil-général de la Banque se réunit en séance extraordinaire pour entendre le récit des faits qui s’étaient produits dans la journée ; on rappela alors que déjà cette question des diamans de la couronne avait été soulevée ; que M. de Kératry, préfet de police après le à septembre, avait questionné à cet égard M. Rouland, qui l’avait simplement renvoyé à M. Ernest Picard, ministre des finances ; que les journaux avaient prétendu à cette époque que les diamans étaient à la Banque, et que M. Marsaud avait adressé une rectification qui avait paru dans le Journal officiel du 8 septembre 1870. — Avant de prendre aucune résolution, il convenait d’attendre le retour de M. de Lisa et la réponse de iM. Rouland, mais il était bon de redoubler de précaution et de prudence pour empêcher que, sous un tel prétexte, les dépôts de la JJanque ne fussent visités. Le lendemain M. de Lisa était revenu rapportant une longue lettre de M. Rouland qui contenait toutes les explications désirables. Dans la dernière quinzaine du mois d’août, au moment même où la lîanque préparait l’évacuation de son encaisse métallique, espèces et lingots, M. Rouland avait été mandé près du ministre d’état, qui lui avait proposé de recevoir en dépôt les diamans de la couronne. M. Rouland avait refusé, par ce motif très concluant qu’il s’occupait de faire transporter hors de Paris les valeurs monétaires de la Banque, parce qu’il ne les y croyait plus en sûreté et qu’il ne voulait pas courir les risques qu’entraînerait forcément la garde de tant de pierreries. Le maréchal Vaillant avait alors offert à M. Rouland de mettre à sa disposition, en lieu sûr, un local où il pourrait transférer et abriter ses richesses métalliques, à la condition qu’à ce dépôt il ajouterait celui des diamans de la couronne et que le tout serait surveillé par des garçons de recette mis sous les ordres d’un inspecteur de la Banque. Ce traité avait été conclu ; les diamans, reçus en charge par le gouverneur, étaient partis le 30 août dans les wagons qui emportaient plusieurs millions appartenant à la Banque. Les diamans et les millions étaient restés Là où on les avait déposés, c’est-à-dire à l’arsenal de Brest ; M. Rouland ajoutait en terminant sa lettre : Les membres de la commune ont tout loisir de les envoyer chercher. Ces explications furent transmises à Charles Beslay, qui s’en montra satisfait et dit au marquis de Plœuc : — Je regrette de vous avoir soupçonné. — La commune fut moins contente et estima que tous les membres du gouvernement de Versailles étaient des voleurs.

Cette négociation, que Jourde semble avoir eu l’intention de mener un peu brusquement, car il avait déclaré qu’en dissimulant les diamans de la couronne la Banque faisait acte politique et qu’ainsi elle sortait de la neutralité qu’elle invoquait chaque jour en affirmant qu’elle n’était qu’un établissement financier, cette négociation n’était point restée secrète. On en avait parlé à l’Hôtel de Ville, à la préfecture de police ; on n’ignorait pas que des mandats facultatifs d’arrestation avaient été remis à Beslay, et le bruit avait couru aux environs du cabinet de Raoul Rigault, dans la journée du 19 avril, que les principaux administrateurs de la Banque devaient être appréhendés au corps et incarcérés pendant la nuit. Un fédéré du 124e bataillon, qui était de service à la sûreté générale, entendit ces propos et vint discrètement en donner avis aux intéressés. Les régens furent immédiatement prévenus. MM.  Marsaud, Chazal, de Benque. furent quittes pour aller passer la nuit dehors, M. Mignot resta près de ses caisses ; depuis longtemps M. de Plœuc, dont le premier devoir était de se mettre à l’abri d’une arrestation qui eût pu avoir de terribles conséquences pour la Banque, avait pris l’habitude d’aller coucher dans divers domiciles : on recommanda aux employés de faire bonne garde, la nuit s’écoula sans incident. La nouvelle apportée était-elle réelle ? était-ce une simple rumeur de corps de garde ? était-ce un avis peu scrupuleux qui fut payé plus tard ? y eut-il là un projet sérieux, qui pour une cause ignorée ne fut pas rais à exécution ? |Nos documens ne peuvent nous aider à répondre, et notre doute subsiste.

Depuis l’alerte que les diamans de la couronne avaient value à la Banque, on y vivait assez paisiblement : M. de Plœuc et les régens se réunissaient souvent en conseil, le petit bataillon faisait son service avec dévoûment, on s’étonnait un peu de la lenteur des opérations militaires de Versailles, et l’on attendait avec impatience l’heure de la délivrance. Les relations avec les délégués aux finances étaient tolérables ; Jourde, surmené par une tâche trop pesante pour lui, avait parfois des impatiences que l’on feignait de ne point remarquer ; Varlin, toujours taciturne et poseur, inspirait une vive défiance aux fonctionnaires de la Banque, depuis qu’il avait été surpris cherchant à lire la feuille des comptes courans. Le père Beslay, plus naïf que jamais, se frottait les mains et croyait fermement que la commune était en train de restaurer le paradis terrestre ; une vieille domestique de confiance venait parfois le demander, et lorsqu’on ne le rencontrait pas, elle disait avec l’excessive familiarité des anciens serviteurs : — Où donc est-il, ce vieux fou-là ? — Malgré les trompettes et les tambours, malgré les promenades des fédérés, malgré l’arrêt de tout commerce, le chômage de toute industrie, la stagnation des affaires, la Banque n’avait point fermé ses bureaux ; comme par le passé, elle continuait ses opérations, singulièrement réduites par la misère du temps. Les régens et les censeurs étaient chaque jour à leur poste : quelques rares effets étaient présentés à l’escompte ; par-ci par-là, on encaissait un petit écu ; on avait des loisirs beaucoup plus que d’habitude ; les employés se promenaient dans les cours en fumant leur cigarette ; tout ce grand établissement si actif ordinairement, si plein de santé et d’ardeur, était morne et semblait bâiller d’ennui. Les garçons de recette ne sortaient plus dans les rues avec leur habit gris compromettant. On avait même presque complètement suspendu la recette en ville, depuis qu’un des garçons, se présentant à l’octroi, gouverné par Volpénil, pour toucher le montant d’un effet échu, avait été accueilli par ces mots : — Le premier garçon de la Banque qui osera montrer son nez ici sera immédiatement passé par les armes. — Plus d’une dette fut acquittée de la sorte pendant la commune.


IX. — le conseil des régens.

La commune requérait l’argent déposé à la Banque et ne se faisait faute de réquisitionner celui des particuliers. Dans le compte-rendu de la délégation des finances publié au Journal officiel du 4 mai 1871, on trouve quelques indications précieuses qu’il est bon de recueillir, car elles prouvent par quels moyens le gouvernement de l’Hôtel de Ville essayait alors de remplir ses caisses : « Produit de diverses saisies ou réquisitions. — Archevêché (numéraire) 1,308 francs ; communauté de Villers, 250 francs ; numéraire trouvé chez les frères Dosmont et Demore (suivant procès-verbal), 7,370 francs. » C’était, comme on le voit, le régime du vol à main armée, appliqué par des gens qui excellaient à faire sauter les serrures. Ces exécutions prenaient, dans le langage des communards, le nom de visite domiciliaire. On en fit une, le 21 avril, à la Gompao-nie du gaz et l’on y enleva lestement 183, 210 francs 32 centimes. C’était le 208* bataillon qui avait été lui-même chercher ce butin sur l’ennemi, il n’avait certainement point agi sans ordres. Il avait été pour cette conquête mis en mouvement par Raoul Rigault, qui jamais en cas pareil n’avait à lutter contre des scrupules trop étroits. Charles Beslay fut prévenu de ce crime qualifié, il le déplora ; il reconnut que le 208 « bataillon avait dépassé la mesure et que les agens de la commune montraient souvent trop de zèle. Certes l’appréciation était indulgente, mais Charles Çeslay ne s’en tint pas là ; tout ce qui blessait la probité lui était naturellement insupportable. Il alla à la commission executive, s’y mit fort en colère et exigea le remboursement immédiat de la somme volée à la Compagnie du gaz. On fit droit à sa demande, et la Compagnie rentra en possession de son argent.

C’était là une opération d’un nouveau genre auquel lourde ne se serait certainement pas associé, mais il en tenta une près de la Banque qu’il croyait bien régulière et qui ne l’était pas. 11 avait trouvé au ministère des finances un certain nombre de bons du trésor à 3, ù et 5 pour 100 ; c’étaient des titres émis en exécution du décret du 2A juillet 1870, mais qui n’étaient point cotés à la Bourse. Jourde, par une lettre du 21 avi’il, adressée au citoyen Marsaud, demande si la Banque consent à lui avancer 3 millions sur dépôt de bons du trésor représentant la même somme. La réponse du conseil des régens fut très précise : la Banque est liée par ses statuts auxquels, à moins d’être autorisée par un acte législatif, elle ne peut déroger ; l’ordonnance du 15 juin 1834 régit les conditions des avances sur dépôts et titres ; l’article 2 dit expressément que l’avance ne peut excéder les quatre cinquièmes de la valeur, au cours de la Bourse : or les bons du trésor sur lesquels le délégué aux finances demande à emprunter 3 millions ne sont pas cotés à la Bourse ; il n’y a donc pas lieu de suivre une négociation que les statuts de la Banque interdisent même d’entamer. Communication de cette décision est transmise à lourde, qui répond le lendemain par une demande de 2 millions. C’était beaucoup à la fois ; ou fit des observations au père Beslay, qui répondit : — Que voulez-vous ? ils ont besoin d’argent !

La Banque savait bien qu’elle finirait par accorder en fractions successives la grosse somme qu’on exigeait en un seul paiement, mais elle comprit qu’à supporter toutes ces réquisitions elle épuiserait promptement le solde créditeur de la ville de Paris, et que l’heure viendrait peut-être bientôt où elle serait forcée de se découvrir elle-même. Cette situation préoccupait vivement les régens, qui, fidèles au mandat qu’ils avaient reçu de la majorité des actionnaires, continuaient à défendre pied à pied les intérêts qu’on leur avait confiés. Ils ne se réunissaient plus à la Banque ; cela aurait eu des in convenions et peut-être des dangers ; mais ils multipliaient les séances de leur conseil, car il ne se passait guère de jour qu’ils n’eussent à délibérer pour parer à des éventualités menaçantes. Tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, ils s’assemblaient ; M. de Plœuc les présidait et parfois on appelait au conseil les chefs de service dont on avait à consulter l’expérience. Sur tous les procès-verbaux, je retrouve les mêmes signatures, et ce n’est pas sans émotion que je vois toujours celle de M. Durand, leur doyen, un vieillard chétif, malingre, dont la mort a fait élection depuis ces mauvaises heures, mais qui alors, malgré sa débilité, développa un amour du bien, un esprit de justice, une force de résistance, un dévoûment au salut de la Banque qu’il est impossible de ne pas admirer ; ses collègues, M. Denière, M. Fère, M. Davillier, M. Millescamps, l’assistent et n’ont point besoin de soutenir son énergie, qui semble dépasser ses forces. À côté des régens et du sous-gouverneur, dans ces séances qui trouvaient quelque sécurité derrière le huis-clos des habitations particulières, je vois le secrétaire du conseil-général, M. de Benque, tenant la plume, résumant les délibérations d’un style calme et lucide, ne se laissant troubler par rien, ni par les menaces des révoltés, ni par les dangers qui s’accumulent, et résolu comme les autres à faire son devoir jusqu’au bout. C’est là en effet ce qui ressort de l’étude des faits et des documens ; pendant toute cette période véritablement troublante, il n’y eut pas une seule défaillance à l’hôtel de La Vrillière, et, remarque plus importante encore, parmi plus de 800 employés dont la plupart connaissaient le secret de l’encaisse métallique, il n’y eut pas une seule délation, que dis-je ? pas une seule indiscrétion.

D’accord avec le marquis de Plœuc, les régens avaient adopté certaines mesures préservatrices qui avaient été mises à exécution : les clichés servant à la fabrication des billets avaient été mystérieusement transportés à la succursale de Lille ; on avait essayé de détruire une grande quantité de billets ; mais à cette époque on n’avait pas encore pris l’habitude de les réduire en pâte, on les brûlait ; toutes les parcelles de papier consumé voltigeaient dans le quartier et éveillaient chez les fédérés une attention qu’il valait mieux assoupir ; on fut donc obligé de renoncer à ce travail que l’on n’osait accomplir que pendant la nuit. Sur l’injonction de Jourde, on avait amené le pavillon tricolore qui flottait au-dessus de la Banque ; mais, malgré certaines observations que l’on s’obstina à ne point comprendre, on ne le remplaça pas par le drapeau rouge, au grand scandale des « patriotes » de la commune. On avait donc été à la fois très ferme et très prudent ; on avait livré sou à sou, pour ainsi dire, les sommes réquisitionnées, imputables au solde créditeur de la ville de Paris ; mais ce solde s’épuisait ; les deux millions exigés par Jourde devaient y ouvrir une brèche considérable. Ce compte courant allait prendre fin sans pour cela faire cesser les demandes de la commune. La Banque avait-elle le droit, même en présence d’un cas de force majeure, d’abandonner à un comité insurrectionnel des sommes qui représentaient le nantissement d’une partie de ses billets en circulation ? pouvait-elle subir ces nécessités, ou y résister, sans consulter le gouvernement légal et sans en recevoir l’assurance qu’il prendrait à sa charge les réquisitions que l’on aurait encore <à supporter ? La question était sérieuse, et le conseil des régens se réunit dans la soirée du mardi 25 avril pour la résoudre.

De cette délibération très grave, où l’on fut impassible comme si le sort de la Banque n’en avait pu dépendre, où l’on ne s’occupa que de l’application abstraite de la loi fondamentale, sortirent une négociation avec le gouvernement de Versailles et une correspondance avec le ministre des finances qui doivent être connues, car elles prouvent que la conduite des régens, que celle du sous-gouverneur, reçurent en haut lieu une approbation sans réserve. Les réquisitions successives avaient réduit le compte de la ville à la somme de 2,576,860 francs. Charles Beslay avait fait pressentir qu’incessamment des demandes importantes seraient adressées à la Banque. Le conseil, à l’unanimité, éprouve une répugnance profonde à continuer des versemens au-delà du reliquat encore dû à la ville de Paris. Un membre propose de protester publiquement contre l’atteinte qui serait portée au crédit du pays et à la valeur réelle des billets de banque, si des réquisitions nouvelles tentaient de dépasser la limite du chiffre indiqué. Un autre membre déclare que la Banque doit mettre sa responsabilité à couvert et qu’une fois le solde de la ville épuisé, elle ne peut sous aucun prétexte remettre des fonds aux délégués de la commune, à moins d’y être autorisée par le ministre des finances. M. de Lisa, inspecteur, sera donc envoyé à Versailles porteur d’une lettre pour le gouverneur, M. Rouland, qui sera instruit de la décision prise par le conseil de se refuser résolument à subir toute réquisition et qui en conférera avec le ministre. Cette motion fut adoptée ; le marquis de Plœuc écrivit la lettre, et dans la journée du 26 M. de Lisa la porta à Versailles, à l’aide d’un de ses nombreux laisser-passer ; il n’en manquait pas, car il savait où on les vendait.

La lettre du marquis de Plœuc était adressée à M. Rouland ; après avoir expliqué très nettement l’état des choses, elle se terminait ainsi : « Nonobstant le grave danger qu’il y aurait à pouéser la commune à agir par la force et à mettre la main sur la Banque, le conseil refuserait tout nouveau subside, si M. le ministre des finances ne lui envoyait l’autorisation écrite d’agir autrement. Je crois, monsieur le gouverneur, qu’il est de la plus haute importance que M. le ministre des finances ne refuse pas cette autorisation au conseil. Jusqu’ici, grâce à beaucoup de prudence, la Banque a échappé aux désastres qui la menaçaient, il serait fâcheux qu’elle échouât au port. Il faut qu’elle puisse aller jusqu’au bout dans l’intérêt du crédit public en France. » Il y eut quelques pourparlers à Versailles entre M. Rouland et M. Pouyer-Quertier, ministre des finances, et M. de Lisa ne put rentrer à Paris que le 27 : avril. Il rapportait la réponse impatiemment attendue, et le conseil des régens se réunit le vendredi 28, à une heure, pour en recevoir communication. Il était impossible de se méprendre sur la lettre du marquis de Plœuc, elle rendait compte de la situation avec une clarté irréprochable et demandait, en termes fort précis, que le gouvernement acceptât pour son propre compte les sacrifices qui allaient être certainement imposés à la Banque ; aussi la déconvenue, pour ne pas dire l’irritation, du conseil fut excessive, lorsqu’il entendit la lecture suivante, qui dans les circonstances actuelles ressemblait à une mauvaise plaisanterie : « Mon cher gouverneur, je suis de plus en plus préoccupé de la situation de la Banque au milieu des épouvantables événemens de Paris ; je ne saurais donc trop vous recommander toutes les mesures possibles de prudence pour mettre en sûreté et préserver les grands intérêts qui sont confiés à ce grand et utile établissement. Je sais que votre rôle est difficile, mais je suis convaincu que nous n’aurons qu’à approuver tout ce qui aura été fait sous votre inspiration pour sauvegarder le crédit et la confiance dont cette institution jouit à si juste titre. Croyez, mon cher gouverneur, à mes sentimens les plus distingués, Pouyer-Quortier. » Le conseil se demandait, non sans raison, si l’on avait voulu se moquer de lui, car les phrases banales de cette lettre ne signifiaient absolument rien, et semblaient indiquer la volonté latente d’éluder la question posée, qui méritait cependant une réponse compréhensible. Séance tenante, le conseil décida qu’une nouvelle lettre directement adressée au ministre des finances, signée par le sous-gouverneur et par les régens, serait portée le plus tôt possible à Versailles par M. de Lisa. Le secrétaire du conseil. M, de Benque, fut chargé de la rédiger, et l’on s’ajourna au soir même pour la signer après en avoir pris connaissance. Cette lettre est d’une grande fermeté et elle démontre à quel haut degré chacun dans le conseil était animé par le sentiment du devoir.

Après avoir rappelé les réquisitions déjà supportées, les encouragemens que le ministre avait fait parvenir à la Banque par sa lettre du 30 mars, après avoir fait remarquer que la réponse reçue ne répondait pas, les régens et le sous-gouverneur concluaient en disant : « La menace du péril personnel que court chacun de ses membres (du conseil) en restant ici pour veiller aux graves intérêts qui représentent une notable portion de la fortune de la France est déjà assez grande pour qu’il ne soit pas possible d’y ajouter la responsabilité morale que nous prions le gouvernement d’alléger, en partie du moins, en la partageant avec nous dans la mesure du possible. Les membres du conseil actuellement à Paris pourraient se soustraire à une charge que les événemens actuels rendent presque redoutable ; ils ne le font pas dans l’unique intérêt d’un établissement qui est le soutien et le crédit de tous, de l’état comme des particuliers. Ce dévoùment, monsieur le ministre, mérite quelque encouragement de votre part, et nous ne croyons pas dépasser les bornes d’une demande juste en réclamant de vous un acte exceptionnel, il est vrai, mais que justifie entièrement la position particulière qui nous est faite. » La lettre est signée : « Marquis de Plœuc, sous-gouverneur ; Durand, Henri Davillier, Deniôre, Millescamps, Fère, régens ; seuls membres du conseil présens à Paris. »

Dans la soirée du 30 avril, M. de Lisa était de retour. Il avait eu un long entretien avec le ministre des finances, il en avait reçu une nouvelle lettre d’où il résultait que les désirs exprimés par les régens avaient été favorablement accueillis à Versailles. Le 1er  mai le conseil se réunit en une séance extraordinaire, à laquelle M. de Lisa fut prié d’assister, car il avait à rendre compte de son entrevue avec M. Pouyer-Quertier. La lettre du ministre était un peu plus explicite que la précédente, mais pas beaucoup plus ; elle était évidemment écrite par un homme qui ne voulait compromettre personne, ni lui, ni M. de Lisa, ni les membres du conseil de la Banque. Cette prudence, excessive en tout autre cas, était justifiée par les circonstances. En effet, si M. de Lisa avait été fouillé, en rentrant à Paris, par quelques-uns de ces fédérés qui ne se gênaient guère alors pour visiter les portefeuilles et regarder dans les poches ; si l’on eût trouvé sur lui une note ministérielle approbative, encourageant la Banque à ne se point refuser aux versemens que l’on exigeait d’elle, la commune, promptement instruite, se serait empressée de vider les caisses et les caves de l’hôtel La Vrillière, tout en mettant le messager sous les verrous comme inculpé de relations criminelles avec Versailles. Le ministre eut donc raison d’avoir quelque circonspection dans sa correspondance, mais franchement il en mit trop, et le conseil dut bien peser tous ses mots pour découvrir une approbation tacite dans des phrases aussi vagues que celles-ci : « Nous n’ignorons pas les déplorables difficultés au milieu desquelles vous vous trouvez et le gouvernement reste convaincu qu’en persistant dans la voie modérée que vous avez suivie jusqu’à ce jour, vous rendrez encore à la France et à son crédit tous les services compatibles avec l’état périlleux dans lequel vous vous trouvez et au milieu duquel vous êtes contraints d’agir. Le gouvernement ne saurait donc trop vous encourager à persister dans les moyens employés par vous et qui, loin d’atténuer sa confiance dans votre direction sage et modérée, n’ont fait que la confirmer. »

Comme on le voit, c’était un simple encouragement mêlé à quelques complimens de condoléance ; nul engagement, nulle promesse, et la Banque aurait pu se croire abandonnée à sa propre responsabilité, si M. de Lisa n’avait été expressément chargé d’une communication verbale pour le conseil. Il avait mission de dire que le ministre des finances entendait que l’état prendrait à sa charge les avances que la Banque se verrait contrainte de faire à la commune en dehors des 8, 826, 860 francs formant la totalité du crédit disponible au compte de la ville de Paris, à la date du 18 mars 1871. Ceci était net, c’était un engagement formel consenti par un fonctionnaire de l’état ayant toute qualité pour conclure un contrat ; le sous-gouverneur, les régens, persuadés que jamais on ne pourrait élever d’objection contre la valeur du traité que le ministre des finances venait d’accepter au nom du gouvernement, s’applaudirent d’avoir provoqué cette seconde réponse, et furent satisfaits. Ils allaient pouvoir, sans résister ouvertement à la force, continuer à discuter les demandes d’argent faites à la Banque et sauver celle-ci en entr’ouvrant quelquefois sa bourse pour apaiser les délégués et nourrir les dangereux fainéans déguisés en soldats qui vaguaient dans Paris. L’engagement pris par le ministre des finances et transmis au conseil de la Banque par M. de Lisa était d’autant plus nécessaire que le gouvernement de la commune venait de se modifier et avait installé un comité de salut public. À ce sujet, la Banque, sans même le soupçonner, avait couru un danger réel, car Jourde avait voulu donner sa démission.

À l’Hôtel de Ville, dans la séance du 28 avril, un vieil apothicaire qui n’était point méchant, mais qui rêvait de se modeler sur « les géans de 93, » le citoyen Miot, représentant du XIXe arrondissement à la commune, proposa la motion suivante : « Vu la gravité des circonstances et la nécessité de prendre promptement les mesures les plus radicales et les plus énergiques, la commune décrète : 1o  un comité de salut public sera immédiatement organisé ; 2o  il sera composé de cinq membres nommés par la commune au scrutin individuel ; 3o  les pouvoirs les plus étendus sur toutes les commissions sont donnés à ce comité, « qui ne sera responsable qu’à la commune. » — Le 1er  mai, à l’heure même où le conseil de la Banque recevait les promesses rassurantes du ministre des finances, la commune votait sur l’ensemble du projet et l’adoptait à une majorité de 45 voix contre 23. Ant. Arnaud, Léo Meillet, Gabriel Ranvier, Félix Pyat, Charles Gérardin, étaient nommés membres du comité de salut public. Il y eut des protestations ; au bas des plus raisonnables[8] je trouve les signatures de Jourde, de Beslay, de Varlin, de Vermorel, de Jules Vallès. Dans la séance du 2 mai, François Jourde fit mieux que de protester, il rendit ses comptes et donna sa démission de délégué aux finances. « Je ne puis rien faire, dit-il, je ne puis rien entreprendre, car incontestablement, après votre décret d’hier, le délégué aux finances n’est que le commis du comité de salut public. » — Comme le citoyen Billioray affirmait que le crédit allait renaître et rappelait avec quelque perfidie qu’après le 18 mars la Banque avait donné un million, Jourde répondit : « La Banque de France n’est pas tenue de faire ce qu’elle a fait le 19 mars ; il est du plus grand intérêt pour la commune de ménager et d’aider même cette institution. » Malgré toutes les supplications dont il fut l’objet de la part de ses collègues, Jourde maintint sa démission, répétant à satiété qu’il ne lui convenait pas d’être le commis du comité de salut public, en d’autres termes, qu’il n’acceptait la responsabilité de ses fonctions qu’à la condition d’en avoir l’indépendance. Ce fut bien ainsi que sa retraite fut comprise ; aussi lorsqu’on alla aux voix pour lui donner un successeur, 38 votans sur 44 le renommèrent délégué aux finances. C’était le placer en dehors de l’action du comité de salut public et lui confier en quelque sorte la dictature financière de la commune. Son ambition était satisfaite ; il accepta, fort heureusement pour la Banque qu’il voulait ménager, ainsi qu’il l’avait dit très sincèrement, mais qu’il avait intérêt à ménager, car dans les cas difficiles, lorsque ses caisses étaient vides, lorsque les fédérés, à court d’eau-de-vie, réclamaient leur solde, lorsque la commune, s’inquiétant de la pénurie générale, menaçait de faire des réquisitions partout, Jourde allait rue de La Vrillière, y grappillait, après longues discussions, quelques centaines de mille francs, apparaissait à l’Hôtel de Ville, les poches pleines, comme le sauveur financier de la révolte, et consolidait de la sorte sa situation de délégué aux finances à laquelle il tenait plus qu’il ne voulait bien le dire. Il avait fini par se prendre tout à fait au sérieux, et un jour qu’il se complaisait à expliquer au marquis de Plœuc ses idées sur une nouvelle organisation du Mont-de-Piété, il lâcha ceci : « Je ferai mieux que mes prédécesseurs. » Ses prédécesseurs, c’étaient le baron Louis, M. de Villèle, M. Humann, M. Magne. — Cette foi en lui-même, que l’on pourrait proprement appeler de la vanité, maintint Jourde dans une voie moyenne et l’empêcha de tomber dans des excès où le parti résolument jacobin de la commune aurait voulu l’entraîner ; il résista par orgueil, par conviction, par probité, par tous ces sentimens à la fois sans doute, mais il résista, et s’il n’a pu faire le bien, ce qui était impossible dans une situation si complexe, il a souvent empêché le mal et il n’est que juste de lui en être reconnaissant. Pendant le mois d’avril, il n’a frappé sur la Banque que des réquisitions modérées, mais le mois de mai commence, le comité de salut public, bientôt modifié dans un sens terroriste, vient d’entrer en fonction, l’armée de Versailles pousse ses approches plus rapidement ; le péril va s’accentuer de jour en jour et tous les désastres sont à redouter. La Banque de France parviendra à s’y soustraire, mais à travers des péripéties que nous raconterons bientôt.


  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Les Hébertistes : plainte contre une calomnie de l’histoire, par M. G. Tridon. Paris, 1864.
  3. Charles Beslay a écrit que, lors de sa première visite au marquis de Plœuc, 29 mars, il avait sa commission en poche ; ses souvenirs Pont mal servi. J’ai sous les yeux le texte original de sa nomination, le voici : « Mairie de Paris, cabinet du maire, Paris, le 30 mars 1871. — République française, liberté, égalité, fraternité. — Commune de Paris. — La commune de Paris nomme le citoyen Ch. Beslay en qualité de son délégué à la Banque de France. Les délégués à la commission exécutive : G. Lefrançais, G. Tridon, E. Vaillant, Félix Pyat. »
  4. Cette protestation est signée : Ch. Beslay, ancien représentant du peuple, Kin, monteur en bronze, Edm. Aubert, gazier, Lacord, cuisinier, Florent, mécanicien, Lacipia, étudiant, Chotet. Elle porte la date du 25 novembre 1870.
  5. Le texte du laisser-passer est curieux : « Permis au citoyen Ploouc, gouverneur de la Blanque, d’aller et revenir de Versailles. Paris, le 1e avril 1871. Le délégué civil à l’ex-préfecture de police : Raoul Rigault. » La signature seule est de Raoul Rigault ; le texte est d’une écriture assez rapide, quoique incorrecte.
  6. Cet homme, dont il nous serait facile de dire le nom, était un ancien capitaine de l’armée française. Alsacien, exaspéré de la perte de son pays, il avait cru que la commune, acceptant le programme proclamé par la fédération de la garde nationale, allait recommencer la guerre contre les Allemands. Il fut promptement désabusé ; il s’abstint alors de prendre part à la lutte, et accepta un emploi au palais des Tuileries, où il rendit des services en s’opposant, autant que passible, au pillage des caves et des appartemens.
  7. Les diamans de la couronne, composés de 77,486 pierres pesant ensemble 19,141 karats, ont été évalués, lors du dernier inventaire qui date du 27 janvier 1818, à 20,318,551 fr. 80 cent. Dans cette somme, le régent, dont le poids dépasse 130 karats, est compté pour 12 millions ; on estime qu’aujourd’hui la valeur de ces pierres s’élèverait à une trentaine de millions.
  8. Tout le parti « économiste » protesta : « Les soussignés, considérant qu’ils ont voté contre l’institution dite comité de salut public, dans lequel ils n’ont vu que l’oubli des principes de réformes sociales et sérieuses d’où est sortie la révolution communale du 18 mars, le retour dangereux ou inutile, violent ou inoffensif, d’un passé qui doit nous instruire sans que nous ayons à le plagier, déclarent qu’ils ne présenteront pas de candidats et qu’ils regardent, en ce qui les concerne, l’abstention comme la seule attitude digne, logique et politique. Signé : Ch. Longuet, Lefrançais, Arthur Arnould, Andrieu, Ostyn, Jourde, Mulon, Serraillier, Beslay, Babick, Clémence, Courbet, Gérardin, Langevin, Rastoul, J. Vallès, Varlin. — Vu que nous ne pouvons nommer personne à une institution considérée par nous comme aussi inutile que fatale, nous nous abstenons. Signé ; Avrial, V. Clément, Vermorel, A. Theiss, G. Tridon, Pindy, E. Gérardin. » (Réimpression du Journal officiel de la république française sous la commune, p. 461.)