La Banque de France et la reprise des paiements en espèces/01

La Banque de France et la reprise des paiements en espèces
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 709-721).
II  ►

LA


BANQUE DE FRANCE


ET LA


REPRISE DES PAIEMENS EN ESPECES.




M. le ministre des finances a tout récemment proposé à l’assemblée nationale une mesure que je crois prématurée, et qui, en tout cas, ne me paraît pas entourée des précautions ni des garanties nécessaires. Il a demandé l’autorisation, pour la Banque de France, de reprendre ses paiemens en espèces, qu’un décret du gouvernement provisoire avait suspendus. C’est la liberté de la circulation monétaire qu’il s’agit de rétablir, en levant l’interdit qui la frappe depuis le mois de mars 1848, et en effaçant les dernières traces du régime financier inauguré, sous la pression des désordres intérieurs par les dictateurs de cette déplorable époque.

J’écris à deux cents lieues des faits ainsi que des discussions. Je n’ai pas sous les yeux les documens auxquels se réfère le projet de loi, et j’en suis réduit aux ressources incertaines autant que bornées de la mémoire. L’urgence ayant été prise en considération par l’assemblée, ces réflexions ne seront vraisemblablement livrées à la publicité qu’après le vote de la loi ; elles perdront ainsi le caractère d’opportunité qui fait le principal mérite de la critique la mieux dirigée dans les matières politiques. Enfin, après l’accueil qu’a reçu le projet à la Bourse, et au milieu du mouvement ascendant qui a été imprimé aux fonds publics, mes observations pourront ressembler, malgré moi, à une sorte de protestation contre la confiance qui tend à renaître. En présence de ces désavantages que j’ai mesurés, si je ne crois pas devoir m’arrêter, on ne m’accusera pas, je l’espère, de présomption, et l’on voudra bien considérer qu’après tant de fautes commises et dans l’état où sont encore aujourd’hui nos finances, c’est le devoir de tous, du plus humble comme du plus illustre, de travailler sans relâche à éclairer au moins autant qu’à rassurer les esprits.

Le décret qui donna un cours forcé aux billets de la Banque de France fut légitime au même titre que celui qui établit l’impôt des quarante-cinq centimes. La révolution de février étant donnée avec cette annihilation soudaine et complète des valeurs mobilières, avec cette défiance universelle et profonde qui avait envahi le domaine du crédit, il n’y avait pas d’autre moyen de rétablir un peu de sécurité et de conserver dans les caisses de la Banque, qui sont le grand réservoir du numéraire, les espèces dont le trésor avait besoin. Du 26 février au 15 mars, la Banque remboursa 110 millions. Ce jour-là, elle n’avait plus, pour faire face aux demandes du trésor et des particuliers qui assiégeaient ses guichets, qu’une réserve métallique de 122 millions, et elle devait encore 45 millions à l’état, 81 millions aux déposans divers par comptes courans, enfin les billets mis en circulation jusqu’à concurrence de 264 millions, ensemble 390 millions. Ajoutez que les effets de commerce escomptés par la Banque ne représentaient plus en grande partie que des valeurs mortes ; un moment, les effets en souffrance dépassèrent 84 millions de francs.

Pendant que les échéances des obligations commerciales étaient prorogées, que le trésor cessait de rembourser les sommes déposées dans les caisses d’épargne, et qu’il laissait protester, pour ainsi dire, sur ses propres bons la signature de l’état, la Banque ne pouvait pas continuer seule à remplir les engagemens qu’elle avait contractés : le naufrage du trésor devait entraîner, un jour plus tôt, un jour plus tard, celui de toutes les puissances financières. Le crédit de la Banque avait mieux résisté que celui de l’état ; pour maintenir ce qui en restait, il ne fallait pas cependant resserrer pour elle les liens que l’on était contraint de relâcher pour tout le monde.

Les établissemens de crédit doivent être assez fortement constitués pour résister aux crises périodiques de l’industrie et du commerce ; mais comment les mettre à l’abri des commotions que déterminent les changemens politiques, comment les construire à l’épreuve de l’anarchie ou de la guerre, des révolutions ou des invasions ? En 1797, la banque d’Angleterre n’échappa aux conséquences de la lutte européenne, dans laquelle l’Angleterre elle-même était engagée, qu’en suspendant le remboursement de ses billets. La Banque de France eût succombé en 1848 sans la déclaration du cours forcé qui fit de ses billets une monnaie légale. Grace à cette mesure, que le gouvernement provisoire prit en temps opportun, une crise monétaire ne fut pas ajoutée à la crise commerciale et au bouleversement politique. Les billets de la Banque ayant conservé ou recouvré leur valeur, il n’y eut pas de dépréciation dans la mesure commune des échanges, ni par suite dans les fortunes. Le niveau des billets restant le même que celui de l’argent, la confiance publique put s’attacher à ce point d’arrêt, le seul qui demeurât inébranlable au milieu du tourbillon révolutionnaire de nos désastres et de nos folies.

La suspension des paiemens en espèces s’accomplit au reste, je le reconnais, avec certaines garanties de prudence. Le gouvernement provisoire, d’accord avec le conseil de la Banque, fixa une limite raisonnable à l’émission des billets. Instruit par l’expérience de ses prédécesseurs en révolution, il n’essaya pas de combler, en inondant le pays d’assignats, le vide que la défiance générale avait fait dans ses caisses. Il comprit que l’état ne créait pas des valeurs à volonté, que le niveau de la circulation était donné par le mouvement des affaires, et que multiplier à profusion le papier de banque, c’était, dans une proportion égale, le déprécier et l’avilir. Après avoir agité un moment le chiffre de 500 millions, il porta le maximum de la circulation à 452 millions, se réservant de le modifier selon les circonstances. Au moment ù ce maximum fut déterminé, ’la circulation de la Banque de France et des banques départementales n’excédait pas 360 millions. On laissa donc à l’accroissement qu’elle pouvait prendre une marge d’environ 100 millions. Chacun sait qu’avec le ralentissement des transactions et avec les alarmes qui paralysaient l’industrie, il fallut près de deux ans pour l’atteindre.

Quant à l’effet direct de la mesure, il surpassa les espérances les plus hardies. Après quelques oscillations, qui étaient l’inévitable résultat de l’étonnement et de l’inquiétude, les billets de la Banque de France reprirent le pair et ne tardèrent pas même à obtenir sur l’argent une légère prime ; l’émigration de la monnaie métallique s’arrêta comme par enchantement ; les espèces, sortant de terre pour ainsi dire, refilèrent vers les caisses de la Banque. Les billets, qui n’avaient pas cours hors de la banlieue de Paris et des comptoirs, se répandirent jusque dans les hameaux les plus reculés, et devinrent bientôt aussi familiers au petit commerçant, au petit Propriétaire, au journalier qu’au banquier et au capitaliste. Cette monnaie, imposée d’autorité, fut promptement une monnaie recherchée. Dans un pays où l’or ne sert pas, comme en Angleterre, d’étalon à la valeur, n’entre pas dans les paiemens, et reste à l’état de marchandise, les coupures de 100 fr. avaient une utilité incontestable ; le commerce n’en obtint jamais assez à son gré. Dès les derniers mois de 1849, la Banque, voyant sa circulation se rapprocher de la limite légale, refusait des billets à ceux qui lui en demandaient, et les obligeait à recevoir des espèces. Le cours forcé des billets n’était plus qu’une formule comminatoire. La pratique commerciale avait renversé les termes du décret : la Banque donnait une sorte de cours forcé aux espèces. Il fallut, pour rendre possibles les opérations du commerce, élever la limite des émissions à 525 millions.

Cette marge nouvelle se trouve déjà trop étroite, puisque la circulation des billets émis par la Banque excède aujourd’hui 510 millions, et que le mouvement d’expansion tend continuellement à. s’accroître. En moins de huit mois et sous l’influence d’une reprise déjà sensible dans les affaires, la Banque a livré au public une quantité additionnelle de billets à peu près égale aux sommes dont la circulation s’était augmentée dans une époque de stagnation et d’inquiétude, depuis le mois de mars 1848 jusqu’au mois de décembre 1849.

Quel parti devaient prendre les pouvoirs publics en face d’une situation vraiment nouvelle en France ? Fallait-il, pour maintenir le cours forcé et avec l’obligation de pourvoir aux besoins du commerce, élever encore une fois le maximum imposé aux émissions ? ou bien convenait-il plutôt de décharger le gouvernement de ces fonctions extraordinaires de régulateur du crédit, dont les circonstances l’avaient investi, et de rendre à la circulation toute sa liberté, en autorisant la Banque à reprendre ses paiemens en espèces ? Telle est la question que M. le ministre des finances vient de poser à l’assemblée nationale, en l’invitant par son exemple à incliner du côté de la liberté et à abroger le décret du 16 mars 1848.

En principe, et à ne considérer que le train régulier des affaires, l’existence du cours forcé est toujours un mal. Les billets d’une banque n’ont de valeur que par leur convertibilité en espèces, car que signifie la promesse de payer à vue et au porteur, si lorsque le porteur se présente le paiement lui est refusé ? L’expansion des billets a deux élémens : la richesse de la population qui en fait son principal moyen d’échange, et le crédit de la banque qui les émet. Plus un peuple est riche et plus il échange ; plus il échange, et plus il est conduit à employer le papier de banque de préférence à l’argent. Le crédit d’une banque s’étend en raison directe de la sagesse de ses opérations et de la solidité de la constitution qu’elle se donne. La banque d’Angleterre, dont le privilège n’embrasse qu’un rayon de soixante milles autour de Londres, voit ses billets acceptés comme monnaie dans tout le royaume ; elle sert de base aux établissemens de crédit dont l’Irlande et l’Ecosse sont dotées.

Supposez le public libre de choisir entre les banques : il acceptera de préférence les billets de celle qui lui offrira les plus solides garanties, et, si aucune banque ne le rassure, il refusera leur papier pour se retrancher dans la circulation purement métallique. Que fait donc l’état quand il oblige le public à recevoir tels ou tels billets au même titre que l’argent ? Il supprime le libre arbitre des individus dans les choses qui touchent de plus près à la sécurité des transactions et à l’intérêt des fortunes. Il place les mauvaises banques sur le même pied que les bonnes, fait tort à celles-ci, avantage celles-là ; pour tout dire, il substitue au crédit de ces établissemens l’autorité, c’est-à-dire, en matière de finance, le crédit de l’état.

Il suit de là que l’on n’abroge pas le cours forcé aussi aisément qu’on l’a établi. L’état ne peut pas retirer sa garantie, à la faveur de laquelle l’usage des billets a pris une extension auparavant inconnue ; sans veiller à ce que les banques qui recouvrent leur liberté fournissent au public des garanties équivalentes. Que sert de déclarer les billets remboursables à présentation, si la banque n’a pas les ressources nécessaires pour les rembourser dans toutes les circonstances ? C’est surtout en matière de finances qu’il y a le plus grand danger à faire des lois autre chose que l’expression des réalités.

Le gouvernement avait décrété le cours forcé des billets dans l’intérêt du trésor au moins autant que dans l’intérêt de la Banque de France ; il avait voulu faire de la Banque un instrument de crédit pour l’état lui-même, un supplément au service de la dette flottante, une machine à emprunt. Un emprunt de 50 millions sans intérêt fut d’abord le prix du décret qui suspendait les paiemens en espèces. Plus tard, au moyen d’un traité ratifié par l’assemblée nationale, un emprunt de 150 millions, portant 4 pour 100 d’intérêt avec compte réciproque et remboursable à échéances fixes, fut ouvert au trésor par la Banque, qui s’engagea ainsi à prêter à l’état ce qu’elle possédait et ce qui ne lui appartenait pas, l’argent d’autrui avec le sien propre.

J’en appelle au souvenir des commissions qui ont eu à examiner successivement le budget et la situation de nos finances : qui a jamais cru dans l’assemblée nationale que l’on pût raisonnablement abroger le cours forcé, tant que la Banque de France resterait dans les liens de l’état ? Quel était l’argument principal des financiers qui voulaient que l’état ouvrît un emprunt en 1850, pour soulager la dette flottante ? Ne disaient-ils pas, sans être contredits dans l’assemblée, que le trésor devait rembourser à la Banque les sommes qu’elle lui avait prêtées, afin de la mettre en situation de reprendre ses paiemens ? Eh bien ! voilà ce que je reproche à la loi de ne pas faire. Elle replace la Banque en présence de ses obligations normales, sans lui restituer ses moyens d’action, elle déclare les billets de la Banque remboursables, et elle retient dans les mains de l’état le capital destiné à faire face à ces engagemens, tous les jours exigibles. À la vérité, M. le ministre des finances réduit à 75 millions, le prêt qui avait été consenti pour 150 ; mais, avec cette atténuation, le trésor devra encore une somme de 125 millions, somme supérieure de 17 millions au capital intégral de la Banque de France. J’ajoute qu’en même temps l’état recouvre la liberté de disposer des forêts qu’il avait données en garantie à la Banque, et qui, par ce gage matériel de la dette, fortifiaient le crédit du créancier.

La loi ajourne à l’année 1852 le remboursement des 75 millions. La logique commandait de laisser subsister jusque-là le cours forcé. L’échéance de ce régime devait être la même que celle de la dette contractée par le gouvernement. Il fallait libérer du même coup le trésor et la Banque ; c’était la seule, combinaison qu’avouât la raison d’état et qui se trouvât conforme à la justice. Veut-on savoir quelle va être la situation de la Banque après l’adoption de la loi ? Il suffit d’analyser avec un peu d’intelligence les comptes-rendus qu’elle publie dans le Moniteur toutes les semaines. Voici les résultats que présente celui du 25 juillet dernier.

Les billets au porteur en circulation à cette époque s’élevaient à la somme de 507,800,875 francs. En y ajoutant les billets à ordre et les récépissés payables à vue, on trouve un total de 517 millions. Les sommes déposées en compte courant, tant par le trésor que par les particuliers, figuraient dans le passif pour environ 145 millions. Voilà donc une dette de 663 millions incessamment exigible. En regard, il faut placer l’encaisse métallique, qui s’élève heureusement aujourd’hui à 450 millions, et qui serait la seule ressource immédiatement disponible, — puis le portefeuille, qui renferme des valeurs à une échéance prochaine pour la somme de 126 millions, lesquels avec les avances sur lingots ou sur effets publics, avances à terme fixe, représentent à peu près 150 millions. Je ne dirai, je pense, rien de trop en supposant que, dans cette somme, les prêts renouvelés par la Banque de trimestre en trimestre, et que les emprunteurs seraient hors d’état de rembourser à l’échéance, comptent pour environ 50 millions, ce qui réduit à 550 millions au total les ressources immédiatement ou prochainement réalisables. Il ne faut pas oublier que l’état n’a jusqu’ici prélevé que 50 millions sur l’emprunt ramené au chiffre de 75. La Banque a donc encore 25 millions à prêter, dont elle disposera, soit en les retranchant de la réserve métallique, soit par une émission supplémentaire de billets. Supposons, pour rendre le calcul plus commode, que les ressources réalisables descendent à 525 millions : la différence est de 138 millions entre le passif exigible tous les jours et l’actif plus ou moins disponible.

Je sais bien que la Banque a des rentes dont le capital nominal représente 65 millions ; mais d’abord on ne vend pas des rentes pour un capital de 65 millions sans déprimer le marché ni sans s’exposer à des pertes. La Banque ne rencontrera pas toujours des acheteurs à l’étranger, un empereur de Russie apparaissant à point nommé pour la tirer d’embarras. Ensuite, et en supposant ces rentes réalisées, la différence entre le passif exigible et l’actif réalisable resterait encore de 73 millions. Je ne veux rien exagérer, et je suis loin de présenter cette situation comme alarmante. Le public, ayant éprouvé la solidité de la Banque, ne se précipitera pas en masse vers ses guichets pour demander, par centaines de millions, l’échange de ses billets contre des espèces. La Banque de France est à cette heure, sans même en excepter la banque d’Angleterre, le plus grand réservoir, de métaux précieux ; il faudrait, pour l’épuiser, bien du temps et une panique bien extraordinaire. De plus, les billets sont entrés dans la circulation comme un élément indispensable des échanges ; il n’y a pas de force humaine qui puisse les en expulser tous à la fois.

Cependant, à ne prendre que le côté moral des choses, le crédit de la Banque peut souffrir de la situation qu’on lui fait Ce crédit est fondé jusqu’à un certain point sur l’indépendance qu’on lui suppose Le public ne s’accoutumera jamais à l’idée de voir le capital de la Banque de France absorbé et au-delà par les besoins de l’état. Aucun établissement de crédit ne peut prêter à la fois au gouvernement et au commerce, faire le double service de la dette flottante et de l’escompte. La banque d’Angleterre, qui a prêté à l’état les deux tiers de son capital et qui convertit le reste en bons de l’Échiquier, ne rend que de très rares services au commerce de la Cité ; elle donne à peine, pour quelques rares transactions, le taux de l’escompte, qui est la profession d’établissemens spéciaux. La Banque de France, au contraire, est principalement une banque d’escompte ; si l’on veut qu’elle ne perde pas ce caractère et qu’elle continue à rendre les services qui l’ont recommandée depuis son origine au monde commercial, il faut se hâter de mettre un terme au régime exceptionnel qui l’a convertie en une sorte d’annexe et de dépendance du trésor.

Les banques sont instituées pour les prêts à courte échéance. Sans cela, elles n’offriraient aucune sécurité aux preneurs des billets qu’elles mettent en circulation. Tous les établissemens de ce genre qui se sont engagés dans des opérations à long terme, soit en traitant avec l’état, soit en traitant avec les entrepreneurs d’industrie ou avec les possesseurs du sol n’ont pas tardé à succomber. Les annales financières de l’Angleterre, de la Belgique et des États-Unis sont pleines de ces tristes exemples. N’allons pas y ajouter un naufrage de plus. En ce moment, rien n’est plus anormal que la situation de la Banque de France. Son Capital, depuis qu’elle est réunie aux banques départementales, s’élève a 108 millions de francs, dont plus de 7 millions sont représentés par des immeubles et 65 millions par des rentes sur l’état. Sur les 36 millions qui demeurent libres, plusieurs doivent être passés en profits et pertes ; le reste fournit tout au plus un point d’appui aux 125 millions que l’état emprunte à la Banque de France, en sorte que pas un centime de ce capital ne sert en réalité de garantie contre les demandes possibles de remboursement, en face d’une circulation qui dépasse 500 millions.

On a prétendu que les garanties étaient surabondantes, puisque la Banque avait accumulé dans ses caves 450 millions en numéraire ; mais ce numéraire n’est pas sa propriété. Ceux qui l’ont déposé en compte courant n’en avaient pas l’emploi, les affaires restant inactives. Que la grande industrie reprenne ses opérations ; que les transactions du commerce, au lieu de se faire au comptant, se fassent à terme ; que la Banque, qui n’a plus qu’un maigre portefeuille de 125 à 130 millions, revienne à sa moyenne habituelle de 250 à 300 millions, et l’on verra les espèces s’écouler rapidement par les mêmes canaux qui les ont amenées. À la première reprise de l’escompte, le niveau de l’encaisse métallique baissera, et il ne faudra pas s’en plaindre. Le danger ne pourrait naître que dans le cas d’une crise politique et commerciale que je suis loin d’annoncer, que je ne prévois pas, mais à l’abri de laquelle on doit toujours placer les établissemens de crédit. Toutefois le rapport de l’encaisse métallique à la circulation est destiné à se modifier promptement et largement par la seule influence du développement des affaires. Le trop plein du réservoir se videra infailliblement à vue d’œil ; on ne tardera pas à voir une différence de 150 à 200 millions entre la réserve en numéraire et la circulation de la Banque. Si les 450 millions sont un argument, l’argument n’a qu’une valeur de transition et de circonstance.

Non-seulement la prudence conseillait de ne pas lever les restrictions tutélaires du cours forcé avant que le trésor se fût libéré envers la Banque de France, mais il fallait encore exiger que la Banque ne reprît la liberté et l’élasticité de ses mouvemens qu’après avoir augmenté son capital, de manière à le mettre en rapport avec l’étendue de ses émissions. La banque d’Angleterre, avec un capital de 14,553,000 livres sterling et avec une réserve de 3,149,011 livres sterling, au total 17,702,011 livres sterling (446,975,777 francs), avait en circulation, le 13 juillet dernier, une somme de billets égale à 20,274,020 livres sterlng (511,919,005 francs), à laquelle on peut ajouter les billets à ordre pour 1,331,619 livres sterling (33,623,581 francs), au total 545 millions de francs. Ainsi la circulation, parvenue à son maximum, excédait à peine d’un cinquième le capital de la banque. En même temps, la banque d’Angleterre avait un encaisse métallique d’environ 16 millions sterling, plus de 400 millions de francs. La Banque de France elle-même, avant l’année 1848, avec, un capital d’environ 80 millions, ne poussait pas ses émissions au-delà de 280 millions, et ce régime n’était pas tellement sûr, que sa constitution n’ait fléchi quelquefois sous le fardeau des circonstances. Cependant, en tenant la proportion pour bonne, aujourd’hui que la circulation s’est accrue et que cet accroissement a pris un caractère permanent, avec 525 millions de billets émis, la. Banque devrait avoir un capital de 150 millions. C’est donc une ressource supplémentaire d’au moins 40 à 50 millions qu’il fallait l’obliger, avant de lever le cours forcé, à demander à ses actionnaires.

On a cherché à. poser, pour la constitution des établissemens de crédit, des règles que l’expérience a condamnées comme décidément insuffisantes. On a dit qu’une banque devait avoir une réserve en numéraire égale au tiers de ses émissions, et il s’est trouvé que la banque d’Angleterre, en gardant une réserve égale aux trois cinquièmes ou à la moitié de ses émissions, a couru des périls qu’une assistance étrangère lui a permis seule de conjurer. La Banque de France elle-même, qui gardait habituellement une distance moindre encore entre sa réserve en numéraire et sa circulation, n’a-t-elle.pas vu sa sécurité compromise et son crédit ébranlé par une soudaine et formidable exportation d’argent dans la dernière crise des subsistances ? Ce prétendu principe, en ce qui touche la proportion du numéraire à la circulation, n’a donc jamais été appliqué par les deux plus puissans établissemens de crédit que renferme le monde civilisé, et il faut s’en féliciter, car si la Banque de France ou la banque d’Angleterre avaient réduit leur réserve métallique au tiers de leurs émissions, loin de faire digue contre les tempêtes périodiques du commerce et de l’industrie, elles eussent succombé à la plus légère pression de la défiance publique. La banque d’Angleterre en particulier eût été constituée en banqueroute dix fois au moins depuis qu’elle a repris ses paiemens.

Une autre règle, que l’on n’a pas manqué de mettre en avant toutes les fois que l’on touchait, avant février 1848, à la constitution des banques départementales, consistait à dire que la circulation des billets, réunie aux sommes déposées en compte courant, ne devait jamais représenter pour une banque plus du quadruple de son capital. Cette maxime financière exprime une prévision que l’on peut considérer comme très rationnelle ; mais l’expérience, de ce côté de l’Atlantique, n’en a pas vérifié encore la solidité. On remarquera toutefois, à l’avantage de la banque d’Angleterre, que la somme de sa circulation, jointe aux comptes courans ou dépôts divers, s’élevait, le 13 juillet dernier, à 38 millions, et que son capital, placé en regard de ce passif exigible, figurait la proportion de 45 pour 100. La même opération appliquée au compte-rendu de la Banque de France, à la date du 25 juillet, présente des résultats bien différens. Contre un capital de 108 millions elle compte un passif exigible de 657 millions, ce qui fait que son capital, au lieu du quart, n’offre plus que la proportion du sixième.

On le voit, suivant les règles déjà surannées d’une science à l’état d’ébauche, aussi bien qu’en ayant égard aux considérations qui dérivent de la nature même du crédit, la Banque de France, le jour où la circulation redeviendra libre, ne peut pas rentrer purement et simplement dans ses anciens statuts. Ces statuts, en effet, partent d’un capital qui a toujours été, qui est plus que jamais insuffisant, pour lui ouvrir le champ d’une circulation sans limites. Tous les autres établissemens de crédit en Europe voient leurs facultés d’expansion bornées par la loi. La banque d’Angleterre, par exemple, au-delà de 14 millions sterling, n’a le droit d’émettre des billets que pour les échanger contre des espèces. La Banque de France seule est investie d’un arbitraire absolu ; elle n’est tenue à aucune obligation, et ne relève que de sa propre sagesse. On lui donne plus que les institutions n’accordent aux pouvoirs publics, aux délégués et aux représentans du souverain ; c’est la charger d’une responsabilité qui dépasse les forces humaines.

La Banque de France aurait pu, à la rigueur, offrir comme une garantie sa gestion, qui a été marquée au coin de la prudence depuis près d’un demi-siècle, si on l’eût replacée dans les conditions où s’exerçait son action, et se développait son crédit avant la révolution de février ; mais n’oublions pas que la Banque partageait alors le privilège de la circulation avec un certain nombre de banques départementales dont chacune avait son indépendance et sa sphère exclusive, et dont quelques-unes avaient pris une importance qui témoignait de leur vitalité. La concurrence de ces établissemens lui servait de frein en même temps que d’aiguillon. L’influence qu’exerçaient malgré elle sur ses opérations les fautes d’autrui l’obligeait à veiller avec plus de soin sur sa propre conduite. Aujourd’hui que cette limite de la concurrence n’existe plus, que la Banque agit sans contrôle, quelle est seule dotée et armée du privilège de battre monnaie de papier, ne faut-il pas que l’état intervienne, et que la sagesse précaire de la Banque soit dominée par la sagesse de la loi ?

Il n’y a plus qu’une banque de circulation dans le pays. En dehors des espèces d’or et d’argent, il n’y a plus qu’un moyen d’échange, qui est le papier de la Banque de France. L’unité monétaire du papier existe aujourd’hui comme l’unité monétaire des espèces, en vertu de la même loi scientifique et comme un dernier terme du progrès en matière de crédit. Sans doute, la révolution de février a été l’occasion déterminante de cette grande innovation financière ; mais, bien avant 1848, les idées et les faits y tendaient. On savait que le privilège conduit au monopole, et que du moment où le pouvoir législatif ne laissait pas dans le droit commun l’émission du papier de banque, du moment où il se réservait de concéder à de certaines conditions ce démembrement du domaine régalien, de la souveraineté, il en viendrait tôt ou tard à reconnaître que la diversité du papier de banque était l’anarchie, et que le seul système qui présentât des garanties contre l’abus ou contre la fraude était l’unité.

En conférant à la Banque de France le monopole des émissions, on a contracté le devoir d’entourer cette opération de toutes les garanties possibles. On a dit au public que ce système était celui qui lui offrirait la plus grande sécurité ; ce n’est pas apparemment pour l’abandonner à la discrétion des intéressés ni aux chances du hasard. Puisque la Banque bat seule monnaie, puisqu’elle est investie des attributions de l’état à cet égard, qu’elle en ait du moins la puissance. Si l’on eût voulu faire sûrement et largement les choses, un établissement, qui est appelé à répandre sous peu dans le pays une circulation financière de 600 millions aurait senti la nécessité de se constituer un capital de 200 millions.

Je comprends que ceux-là pensent autrement, qui considèrent le capital des banques comme devant servir uniquement de garantie en cas de perte. Si la seule fonction de ce capital consiste à combler le déficit qui peut résulter d’une gestion malheureuse, les 108 millions qui composent l’actif de la Banque de France paraissent plus que suffisans pour cela. Dans le cataclysme commercial qui suivit la proclamation de la république, la somme des effets en souffrance s’éleva un moment à 84 millions ; mais, en fin de compte, quelques millions en représenteront le solde.

Pour réduire le capital des banques à cette humble fonction, il faudrait que les établissemens de crédit pussent opérer avec des capitaux d’emprunt. Ce serait faire la banque à l’américaine, avec le succès en perspective tant que le vent enflerait les voiles, mais aussi avec la certitude d’une catastrophe à la première difficulté que l’on aurait à surmonter. Les choses pourraient aller ainsi tant bien que mal pour une banque d’escompte ; pour une banque de circulation et de prêt, il y a des obligations plus étendues. Outre les éventualités de perte que le capital de celles-ci doit couvrir, il sert encore à leur procurer une grande partie du numéraire qui est tenu en réserve pour faire face aux demandes de remboursement. Les banques de circulation n’ont la certitude de fournir de l’or ou de l’argent aux porteurs de leurs billets pressés de les convertir en espèces que lorsque ces espèces leur appartiennent. Dans les momens difficiles, les déposans par compte courant viennent aussi retirer leurs fonds, et il s’ensuit évidemment que ce n’est pas avec l’argent des comptes courans, avec les capitaux d’emprunt que l’on peut alors rembourser les billets. Or les règles, en cette matière plus qu’en tout autre, sont faites non pour les temps ordinaires, mais pour les époques de crise. Non-seulement une banque de circulation doit avoir un capital considérable, mais la plus grande partie de ce capital doit être convertie en numéraire, rester constamment disponible, servir de levier et de point d’appui dans la direction du crédit.

En résumé, c’est une faute d’abroger le cours forcé des billets avant d’avoir restitué à - a Banque de France les sommes dont l’état reste débiteur envers elle, et sans l’obliger à se constituer un capital nouveau ; mais la mesure a un autre côté faible : je veux parler de la précipitation avec laquelle elle a été conçue et proposée. En Angleterre, quand on voulut faire cesser la suspension des paiemens en espèces, on saisit long-temps à l’avance le parlement d’une question à laquelle tenait le sort de toutes les fortunes. La loi fut rendue en 1819, pour devenir exécutoire en 1823. Ici au contraire, c’est à la fin d’une laborieuse session, lorsque les membres de l’assemblée sont en partie dispersés, au moment où les esprits fatigués se refusent à la discussion et à la lutte, que l’on propose de changer radicalement le régime de la Banque de France. Il faudra passer en une heure, sans transition, sans préparation et presque sans examen, du cours forcé à la liberté illimitée de la circulation. Un acte réparateur se présente ainsi avec le caractère apparent d’un acte révolutionnaire !

Ne fût-ce qu’à titre de transition, en abrogeant le cours forcé, il eût été sage de laisser subsister le cours légal. Ne pouvait-on pas se borner à déclarer les billets de la Banque remboursables, et fallait-il donc aller jusqu’à dire qu’ils ne seraient plus reçus comme monnaie ? La Banque a maintenant vingt-cinq comptoirs, par lesquels elle occupe et dessert tous les centres commerciaux de quelque importance. Elle offre ainsi les plus grandes facilités à l’échange des billets contre des espèces, ce qui fait qu’il n’y a pas de raison de rompre avec les habitudes qui ont placé ces billets depuis deux ans sur le même rang que les espèces dans la circulation.

Il peut être permis de rechercher pour quelles raisons, dans une mesure de cette gravité, le gouvernement a cru devoir négliger les précautions et les tempéramens qui semblent au premier coup d’œil indispensables. Assurément M. le ministre des finances n’a pas pensé qu’un aussi grand changement s’accomplît sans tiraillemens ni malaise. Ce n’est pas ici un changement de décoration qui s’opère à vue sur la scène politique, sans que l’on ait besoin d’abaisser le rideau. Il faut du temps à la Banque pour passer de la dictature au rôle de ministre officieux de la circulation ; il faut du temps au commerce pour modifier les combinaisons qu’il avait faites en prenant pour point de départ le cours forcé ; entre le moment où le papier de banque était la monnaie obligatoire et celui où il doit redevenir un simple agent de crédit, il faut à l’opinion publique un autre trait d’union que la volonté encore inexpliquée du gouvernement. Ce qui a probablement déterminé M. le ministre des finances, c’est l’espoir d’imprimer, en rendant la Banque a son état normal, une impulsion active aux affaires. Le gouvernement a sans doute pensé qu’il devait, pour relever la confiance générale, montrer lui-même une grande confiance dans l’avenir. L’abrogation du cours forcé procède du même plan qui conduit la politique ministérielle à attacher un peu trop exclusivement ses regards au taux des fonds publics.

Il y a là une sollicitude et un empressement qui ont certes leur côté louable. Si je mêle à l’éloge une part de critique, c’est que le zèle, à mon avis, dans les affaires politiques, ne doit pas aller jusqu’à l’impatience ni jusqu’à devancer l’opportunité. Quoi que l’on puisse faire, la hausse des fonds et l’assurance du gouvernement ne réagiront que médiocrement sur l’état des esprits. Que la politique du gouvernement, au contraire, donne toute sécurite au pays, que les institutions perdent ce caractère d’instabilité que les révolutionnaires de tous les temps et de tous les pays aiment à y attacher, et l’on n’aura pas besoin de se préoccuper de l’état du crédit ni de l’activité du commerce et de l’industrie. Il faut toujours en revenir au mot si profond et si vrai du baron Louis : « Donnez-moi une bonne politique, et je vous donnerai de bonnes finances. »

Le malaise des intérêts ne peut cesser qu’avec la période révolutionnaire. Après la commotion de juillet 1830, qui n’avait fait que déplacer le trône, trois années furent nécessaires à la France pour rentrer dans le calme qui précède et qui amène la prospérité. Il ne faudra pas un intervalle moins long aujourd’hui, après une révolution qui a renversé la monarchie elle-même, pour nous lancer, à travers l’anarchie républicaine, à la recherche de l’inconnu : Sachons donc nous résigner et attendre. Travaillons à déterminer un état meilleur ; mais ne le proclamons pas avant qu’il soit venu. Les gouvernemens ne gagnent pas plus que les individus à se repaître d’illusions, à afficher une grandeur factice ; et, quand ils feraient illusion à leurs contemporains, ils ne parviendraient ni à se tromper eux-mêmes ni à désarmer les jugemens de la postérité.


LEON FAUCHER.


Cauterets, le 8 août 1850.