La Banque de France et la crise monétaire

La Banque de France et la crise monétaire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 682-698).
LA
BANOUE DE FRANCE
ET
LA CRISE MONETAIRE

En étudiant tous les élémens qui ont concouru à la défense du pays pendant la malheureuse guerre que nous venons de subir, on trouve qu’aucun pour ainsi dire n’a donné les résultats qu’on attendait. L’armée a été mal commandée, l’intendance mal préparée, le matériel insuffisant; les chemins de fer eux-mêmes n’ont pas rendu tous les services qu’on pouvait espérer[1]. Partout il y a eu des vices d’organisation dont on s’est aperçu trop tard ; une seule institution a été à la hauteur des circonstances, c’est la Banque de France. Cet établissement a joué un rôle considérable pendant la guerre, il a supporté à lui seul presque toutes les charges financières. Il a dû avancer successivement à l’état 1 milliard 350 millions, prêter son concours à différens établissemens de crédit qui eussent été fort embarrassés sans cette assistance, et il a pu malgré cela continuer encore ses opérations d’escompte sur une échelle assez large. La circulation fiduciaire, portée, grâce au cours forcé, à environ 2 milliards avec une encaisse de 500 millions, a toujours été acceptée au pair, même au milieu de nos désastres; elle n’a commencé à perdre 1 1/2 ou 2 pour 100 que depuis très peu de temps, lorsqu’elle s’est élevée à 2 milliards 300 millions, et qu’on a eu des besoins particuliers de numéraire pour l’envoyer au dehors. On n’aurait jamais osé compter sur un pareil succès. En 1866, lorsque l’Autriche fut obligée pour soutenir sa guerre contre la Prusse d’emprunter 300 millions de florins en papier à la Banque de Vienne, ce papier perdit immédiatement 30 pour 100, et cependant la circulation non couverte par des métaux précieux ne dépassa guère 1 milliard; elle est encore à peu près à ce chiffre, et l’agio sur l’or se maintient à 15 pour 100. En Italie, après l’établissement du cours forcé, les billets perdirent aussitôt 8 ou 10 pour 100, bien que les avances faites à l’état par les banques de ce pays n’excédassent pas 450 millions, et que la circulation fiduciaire fût limitée à 750. Aujourd’hui encore, malgré la situation relativement favorable de la péninsule, la dépréciation du papier est toujours de 5 à 6 pour 100. Chez nous, près de 1 milliard 800 millions de billets circulent sans être couverts par une réserve métallique, nous sommes au lendemain des plus grands désastres qui aient jamais affligé un peuple, nous avons 3 milliards l/2 encore à payer aux Prussiens, de nombreuses indemnités à régler à l’intérieur, et cette circulation si excessive ne perd, je le répète, que 1 1/2 ou 2 pour 100 par rapport à l’or, tant est grande la confiance qu’inspire notre principal établissement financier. En présence de ce résultat, on ne peut s’empêcher de faire un retour sur le passé, et de se demander ce qui serait arrivé si on avait écouté les réclamations de ceux qui se plaignaient du monopole de cet établissement, et qui auraient voulu lui susciter une concurrence dans la fameuse banque de Savoie. Que serait devenue cette concurrence pendant les événemens, si elle avait vécu jusque-là, ce qui est douteux, et que serait devenu avec elle le crédit de la Banque de France, qui elle-même aurait eu à souffrir de la déconfiture de sa rivale? Notre pays eût été évidemment livré à une catastrophe financière épouvantable.

Ce n’est pas seulement la banque de Savoie, dans les mains où elle se serait trouvée, qui aurait mis en péril le crédit de la France, c’eût été la pluralité même des banques d’émission. Si ce principe eût été appliqué, personne n’oserait soutenir que nous aurions traversé la crise comme nous l’avons fait. Avec du papier de circulation qui aurait eu des origines diverses, la confiance du public n’eût pas été aussi grande, il n’en aurait pas accepté pour une somme aussi considérable, et la Banque de France n’aurait pas pu prêter à l’état le même concours, sans compter les faillites qui auraient atteint quelques-uns des établissemens particuliers. Le monopole de la Banque de France est donc sorti à son honneur de la crise que nous venons de traverser. On pourra discuter encore en théorie sur la liberté des banques d’émission; mais personne ne sera tenté désormais d’en faire l’application dans notre pays. Ce point est désormais parfaitement jugé; ce qui ne l’est pas, ce sont les nouvelles questions qu’on soulève à propos de notre principal établissement financier. En faisant des avances à l’état jusqu’à concurrence de 1 milliard 350 millions et en continuant ses autres opérations, la Banque de France a été amenée à une circulation de 2 milliards 300 millions avec une encaisse qui ne dépasse guère 600 millions; elle touche à la limite de 2 milliards 400 millions qui a été fixée par la loi à son émission. Quand elle y sera, et même avant qu’elle y arrive, — pour ne pas commencer à prendre des précautions quand les embarras seront plus sérieux, — que fera-t-elle, que pourra-t-elle faire? C’est maintenant la principale question qui est posée; elle est d’autant plus grave que l’état s’est réservé de demander encore à la Banque de France, d’ici au 1er janvier, une nouvelle avance de 200 millions, — que d’autre part le commerce a de grands besoins, qu’il a chômé longtemps, et qu’il lui faut aujourd’hui pour reprendre son activité beaucoup de capitaux. Qui les lui donnera? La circulation fiduciaire à 2 milliards 300 millions se tient presque au pair avec la monnaie métallique, c’est un miracle. Ne va-t-elle pas, si on dépasse la limite légale, se déprécier dans une proportion plus forte que ne paraîtrait le comporter l’augmentation d’émission? Et, si elle se déprécie sensiblement, quel trouble peut en résulter? Telle est, répétons-le, la principale question; toutes les autres sont renfermées dans celle-ci. Nous les examinerons successivement lorsque nous aurons élucidé le premier point, qui est de savoir si dans les circonstances on peut franchir sans péril la limite de 2 milliards 400 millions assignée à notre circulation fiduciaire.


I.

En tout temps, il y a des gens qui se préoccupent peu de la monnaie métallique comme garantie de la circulation fiduciaire; ils prétendent que celle-ci, ayant été émise contre des valeurs sérieuses telles que du papier de commerce ou des bons du trésor, s’il s’agit d’avances faites à l’état, n’a pas besoin d’autre garantie. La monnaie métallique, suivant eux, est plutôt un embarras qu’un avantage à cause du prix qu’elle coûte à entretenir et des difficultés qu’on éprouve à se la procurer à certains momens; on aurait tout profit à s’en passer. Ce sont les mêmes gens qui mobiliseraient volontiers les immeubles, la terre, les maisons, et les représenteraient par du papier en circulation, qui feraient de même pour les valeurs mobilières. Ils se figurent qu’en multipliant ainsi les instrumens d’échange on éviterait les crises monétaires, et que le capital serait toujours abondant et à bon marché. C’était la théorie de Law, qui déclarait qu’il fallait proportionner les moyens de circulation aux besoins de l’activité sociale, et que tout le problème était là pour échapper aux embarras financiers, pour donner aux affaires tout le développement qu’elles peuvent avoir. Le célèbre financier écossais, malgré la chute de son système, a laissé des héritiers; il y a toujours des personnes aux yeux desquelles le papier-monnaie produit un certain mirage. Nous ne croyons pas qu’il soit utile de discuter ici de pareilles idées et de démontrer le danger du papier-monnaie, la cause est gagnée en faveur des véritables principes; seulement il y a lieu d’examiner si, dans les circonstances présentes et vu la gravité des besoins, on ne devrait pas exceptionnellement franchir la limite des 2 milliards 400 millions, quel que fût du reste l’état de l’encaisse. Ceux qui sont de cette opinion font le raisonnement suivant : les affaires exigent un instrument de circulation suffisant; le numéraire manque, soit parce qu’il en est déjà sorti une grande quantité, soit parce qu’il se cache : il faut pourvoir à cette disette. On s’étonne, continuent-ils, que les 2 milliards 300 millions de billets aujourd’hui en circulation ne soient pas sensiblement dépréciés malgré une encaisse métallique très disproportionnée; cela tient au besoin que l’on en a et aux garanties sur lesquelles ils reposent : tant que ce besoin subsistera et que les garanties ne seront pas affaiblies, on n’a pas à craindre de dépréciation. Ceux qui raisonnent ainsi pourraient ajouter encore qu’il y a toujours au sein du pays un grand stock métallique; il n’a été que faiblement diminué par les exportations qui ont eu lieu; on serait donc tenté de comparer la situation à celle de 1848, où tout à coup, par suite d’une panique, les espèces monnayées ayant disparu de la circulation, on dut adopter le cours forcé des billets. L’or et l’argent firent alors une prime considérable; mais bientôt, quand on vit qu’au fond la réserve métallique n’avait pas quitté le pays, on commença de se rassurer, la panique cessa, et la circulation fiduciaire revint au pair. Ce précédent ajoute en effet beaucoup à l’illusion qu’on se fait sur la situation actuelle. Il est très vrai qu’en 1848, après un premier moment de panique, les billets en circulation ne furent plus dépréciés : au bout de très peu de temps, on les préféra même à la monnaie métallique. Cependant, on oublie que cette faveur dont ils jouirent se manifesta surtout lorsque les métaux précieux revinrent à la Banque de France : la conviction s’établit alors qu’on pourrait reprendre les paiemens en espèces quand on le voudrait. En 1848, les métaux précieux se sont cachés un moment parce qu’on avait peur de la révolution; mais ils existaient toujours en même quantité. Aujourd’hui le numéraire se cache ou plutôt se tient en réserve, non parce qu’il a peur, mais parce qu’étant particulièrement recherché pour les paiemens qui sont encore à faire, il n’est pas pressé de se produire sur le marché, comme toute marchandise qui doit être bientôt plus demandée qu’offerte. Enfin en 1848 la liante de l’émission avec cours forcé avait été fixée à 550 millions, et elle ne fut pas dépassée, bien que les circonstances s’y fussent mieux prêtées qu’aujourd’hui. On n’était pas en face de grands besoins pour l’extérieur; de plus les exportations considérables de marchandises qui avaient lieu ne tardèrent point à faire rentrer beaucoup de numéraire. À cette heure, les métaux précieux s’en vont de diverses manières, d’abord pour payer l’indemnité de guerre, puis pour régler nos acquisitions de céréales au dehors, car la disette s’est jointe à tous les autres maux, enfin par des placemens que des personnes prudentes jugent à propos de faire à l’étranger. La situation est donc toute différente. Sans doute la réserve métallique, bien qu’entamée, est encore très considérable dans le pays : les renseignemens officiels disent qu’il ne serait pas sorti jusqu’à ce jour plus de 200 millions d’espèces monnayées françaises pour payer les l,475 millions qu’ont déjà reçus nos ennemis, y compris la rançon de la capitale. Ce chiffre est trop modéré, car tout n’a pas passé sous les yeux de l’administration; portons-le à 400 millions. D’autre part, il résulte du relevé des douanes depuis vingt ans et de diverses indications très précises que nous avions au moins avant la guerre 5 milliards 1/2 de numéraire; si on suppose qu’il en soit sorti pour 1 milliard depuis cette époque, ce qui dépasse toutes les probabilités, il nous en resterait encore pour à milliards 1/2. C’est beaucoup assurément, on peut même trouver que c’est trop, car l’Angleterre fait plus d’affaires que nous avec un stock métallique qui n’est guère supérieur à 2 milliards; mais nous n’avons pas les habitudes de nos voisins, nous ne sommes pas encore familiarisés avec les viremens et les paiemens par compensation : en attendant, il nous faut beaucoup de numéraire pour nos transactions. Ce qui prouve que les 5 milliards 1/2 de métaux précieux que nous possédions avant la guerre excédaient de très peu nos besoins, c’est qu’ils restaient, et ne s’en allaient pas au dehors. Or, avec la facilité des transports qui existe aujourd’hui, les réservoirs métalliques des divers pays sont en parfaite communication les uns avec les autres : ceux qui sont trop pleins débordent sur ceux qui le sont moins, et il s’établit partout un niveau général en rapport avec les besoins. Si donc nous gardions les 5 milliards 1/2, c’est qu’ils nous étaient nécessaires, sauf la part qui reste à l’état flottant et qui s’amasse dans les banques; c’est celle-là qui constitue l’élément disponible de la circulation, et c’est sur elle que se mesure le plus ou moins d’abondance des métaux précieux. Les 1,300 millions d’espèces métalliques qui se trouvaient en réserve à la Banque de France l’année dernière contre une circulation fiduciaire d’environ 1,400 millions indiquaient évidemment qu’il y avait abondance. Il n’en est plus de même à présent; la faiblesse relative de l’encaisse par rapport aux billets, la prime de l’or, la difficulté extrême qu’on éprouve à se procurer du numéraire sous une forme quelconque, tout cela prouve que nous n’avons plus trop d’espèces monnayées, et que ce qui en reste est indispensable. « Mais, dit-on, elles ne circulent pas, elles se cachent, il faut bien les remplacer par un autre instrument d’échange. » C’est la raison que l’on donne toujours lorsqu’on veut émettre du papier-monnaie. On se figure que, si ce papier est nécessaire à la circulation, et s’il a été émis contre des garanties sérieuses, il ne peut pas se déprécier ; cependant l’expérience démontre qu’il se déprécie, et que la dépréciation augmente à mesure de l’émission, quelles que soient les nécessités. C’est ce qui est arrivé chez nous avec les assignats sous la première révolution, ce qui a eu lieu en Angleterre pendant la suspension des paiemens en 1797, ce qui s’est reproduit dernièrement aux États-Unis, en Russie, en Autriche, en Italie, partout où règne le cours forcé; dans tous ces pays, le papier-monnaie n’a pourtant été émis que pour répondre aux besoins les plus pressans, et il avait la garantie de l’état. Pourquoi se dépréciait-il? Parce qu’il est faux de dire que le papier puise sa valeur dans le besoin qu’on en a.

Le papier-monnaie est un instrument de crédit comme un autre, plus perfectionné, si l’on veut, plus répandu; mais c’est toujours une promesse de paiement qui doit se réaliser en une marchandise d’une valeur réelle, appréciée de tout le monde, à tous les momens, et ayant cours sur tous les marchés. Il n’y a que les métaux précieux qui soient dans ces conditions; aussi ont-ils été choisis comme instrumens d’échange et pour être les équivalens de tous les produits. On aura beau s’ingénier de toutes les manières, on ne fera pas que le papier remplace complètement le métal. Il peut le suppléer momentanément, aider à l’économiser; mais le numéraire doit toujours se trouver au bout des transactions, car seul il a force libératoire et constitue le paiement définitif. Avec du papier-monnaie garanti par l’état ou par des établissemens de crédit très solides, ou peut avoir une valeur excellente; on n’a pas un instrument de libération absolu, on ne peut pas s’en servir au dehors, et à l’intérieur, avec le cours forcé, il ne circule au pair que si on a l’espérance qu’à une date assez prochaine on pourra l’échanger contre des espèces métalliques. Si cette espérance n’existe pas, le papier-monnaie perd sa valeur. Il la perd d’abord parce qu’il a une circulation restreinte et ne peut traverser la frontière, ce qui est déjà une grande cause d’infériorité vis-à-vis du numéraire, ensuite parce que les garanties sur lesquelles il repose sont en définitive essentiellement variables. Bonnes aujourd’hui, elles peuvent ne plus l’être demain, si on augmente beaucoup l’émission et si l’état succombe sous le poids de ses charges. On a quelquefois conseillé de remplacer le numéraire par du papier portant intérêt, en supposant que celui-ci serait admis de préférence ; c’était une pure chimère. Ce papier, si avantageux qu’il pût être, ne donnerait toujours pas la faculté de l’échanger contre des espèces; or tout est là. À ce compte, on pourrait tout aussi bien faire circuler comme instrumens d’échange des obligations de chemins de fer ou toute autre valeur industrielle.


II.

Ceci dit, voyons quel pourrait être aujourd’hui l’inconvénient chez nous de dépasser la limite des 2 milliards 400 millions assignée par la loi à l’émission des billets de la Banque de France. Ces billets, arrivés au chiffre de 2 milliards 300 millions, circulent encore, avons-nous dit, à peu près au pair; cela tient à ce que, indépendamment des 60O millions dans les caisses de la Banque, il y a une grosse réserve métallique dans le pays, qui pourra nous aider à reprendre bien vite nos paiemens aussitôt que nous serons sortis des difficultés actuelles. C’est cette confiance plus que toute autre chose qui permet à la circulation fiduciaire de se répandre sans trop de défaveur, avec une simple perte de 1 ½ ou 2 pour 100; mais elle est à sa limite extrême, cette perte l’indique. Si on dépasse les 2 milliards 400 millions, on ne peut pas prévoir ce qui arrivera. La confiance peut se trouver altérée de deux manières : d’abord par l’augmentation de l’émission, qui reculera d’autant le moment où l’on pourra reprendre les paiemens en espèces, ensuite parce qu’on ne verra plus de bornes à l’émission du papier-monnaie, le législateur étant toujours le maître de l’accroître, s’il le juge à propos. L’effet moral serait pire que l’effet matériel, et, comme le premier joue un très grand rôle en matière de crédit, on peut, avec une simple augmentation de 500 à 600 millions de billets, amener une dépréciation de 10 pour 100, ce qui serait désastreux. C’est un miracle, je le répète, que notre circulation, déjà si élevée, soit aujourd’hui encore à peu près au pair. Tenons-nous-y, et ne demandons pas plus, car nous pourrions tout compromettre à force de trop oser.

La limite des 2 milliards 400 millions doit être considérée comme infranchissable ; mais comment faire pour s’y renfermer? Parmi les moyens indiqués on rencontre beaucoup d’illusions et de chimères. Le premier de ces moyens est d’obliger l’état à contracter un emprunt plus ou moins fort pour rembourser la Banque de France d’une partie des avances qu’elle lui a faites. On suppose que, si cet emprunt était de 6 à 700 millions, et qu’il rentrât en billets, ce qui serait le plus probable, la circulation fiduciaire, étant diminuée d’autant, ne tarderait pas à retrouver le pair; les espèces métalliques reparaîtraient alors sur le marché, et la crise monétaire se trouverait conjurée sans qu’on eût recours à des mesures rigoureuses, comme l’élévation du taux de l’escompte. Ce moyen est un peu spécieux et surprend beaucoup d’esprits. Il est regrettable en effet que la Banque de France ait été amenée à faire des avances considérables à l’état, et qu’elle se soit ainsi écartée du but de son institution, qui est de servir avant tout les intérêts du commerce; mais pouvait-elle faire autrement? En Italie, en Autriche, il y avait aussi des établissemens financiers chargés d’émettre des billets au porteur et qui avaient une destination purement commerciale; cela ne les a point empêchés, au moment des guerres que ces pays ont eu à soutenir, de faire des avances à l’état et de voir leur crédit confondu avec celui du gouvernement. De même encore aux États-Unis. Dans ce pays, où pourtant les attributions du pouvoir sont très restreintes et la liberté des institutions privées fort respectée, les banques particulières n’ont pu conserver leur indépendance; il a fallu que leur crédit fût mêlé à celui de l’état, et ce sont les besoins de l’état qui, pendant la guerre de sécession, ont primé tous les autres. La Banque de France s’est trouvée dans la même nécessité; c’est en vain qu’elle aurait refusé le cours forcé et cherché à défendre son encaisse métallique, on la lui aurait prise malgré tout. Si le gouvernement n’avait pas eu à sa disposition les billets de cet établissement, il en aurait émis lui-même, comme on l’a fait aux États-Unis, en Autriche, en Italie, comme beaucoup de gens le conseillaient, et alors, avec la dictature de M. Gambetta et le peu de scrupule qu’on mettait à toutes choses, nous serions retombés sous le régime des assignats. Dieu sait ce qu’il en serait résulté! Il n’y a donc pas à reprocher à la Banque de France d’avoir, dans les circonstances que nous avons traversées, fait des avances considérables à l’état; elle ne pouvait pas s’en dispenser. En agissant comme elle l’a fait, elle a contribué à sauver le crédit de notre pays; cela vaut bien quelques écarts de principe, et peut excuser les rigueurs qu’elle est obligée en conséquence d’imposer au commerce. Ce qui a été fait était commandé par la situation; il s’agit maintenant de savoir si on peut le défaire précipitamment et rendre à la Banque son indépendance en lui remboursant une grosse partie de ce qu’on lui doit.

Deux points sont à considérer : 1er l’état peut-il opérer ce remboursement sans trop de dommage? 2° quelle serait l’efficacité de la mesure dans le cas où elle serait facilement exécutable? Sur le premier point, il n’est pas douteux que l’état s’imposerait un grand sacrifice en remboursant aujourd’hui à la Banque 600 ou 700 millions; il devrait les emprunter au public, et on ne lui prêterait pas à moins de 5 1/2 pour 100, soit pour 600 millions de capital 33 millions d’arrérages annuels. Pour la même somme, il paie aujourd’hui à la Banque, à raison de 3 pour 100, 18 millions; il n’en paiera bientôt plus que 6, peut-être moins encore. La différence serait de 27 millions, elle vaut la peine qu’on y réfléchisse. Ajoutons qu’un emprunt de 600 millions dans le moment présent, après ceux qui ont déjà eu lieu et lorsque notre crédit commence à se relever, serait une chose fort malencontreuse et qui pèserait singulièrement sur le marché. On ne devrait y songer que s’il n’y avait pas d’autre moyen de mettre fin à une crise qui en paralysant les affaires empêcherait, suivant l’expression du dernier rapport de la commission du budget, « le capital national de se reconstituer. » C’est le second point à éclaircir.

Les 2 milliards 400 millions de billets de la Banque de France qui sont déjà en circulation ou qui peuvent y être bientôt suffisent à peine, puisqu’un certain nombre de personnes demandent qu’on en émette davantage. Si l’état par un emprunt en fait rentrer tout à coup pour 600 millions, qu’il rend à la Banque, la circulation active sera diminuée en conséquence. L’or et l’argent ne reparaîtront pas pour cela même sur le marché, la cause qui les en tient éloignés subsistera toujours, et en attendant il y aura 600 millions de billets de moins pour les échanges. Le commerce en éprouvera une gêne considérable; il viendra donc les redemander très vite à la Banque, qui ne pourra pas les retenir, même en recourant à des mesures beaucoup plus rigoureuses que celles qu’on voudrait éviter aujourd’hui, et en vue desquelles on conseille l’emprunt. Les 600 millions de billets rentreront dans la circulation avec une dette annuelle de 27 millions de plus pour l’état, avec un poids nouveau mis sur le crédit public, et après des restrictions de toute nature qu’on aura dû imposer au commerce et à l’industrie. Voilà l’effet que peut produire le remboursement immédiat de la Banque de France par l’état. Ceux qui ont imaginé ce moyen de sortir d’embarras n’ont vu que la superficie des choses. Sans doute il n’est pas bon que le gouvernement reste indéfiniment avec une dette de 1,350 millions vis-à-vis de la Banque; mais il s’est engagé lui-même à la rembourser en sept ans, à raison de 200 millions par an. Qu’il remplisse cet engagement, et tous les intérêts seront satisfaits.

On a proposé aussi, à peu près dans le même ordre d’idées, l’augmentation du capital de la Banque; on suppose que, si elle avait lieu, elle aurait deux avantages : d’abord de fournir à notre principal établissement financier de nouvelles ressources avec lesquelles il pourrait continuer ses opérations d’escompte sans élever le taux de l’intérêt, ensuite de donner une garantie supplémentaire à la circulation fiduciaire, ce qui permettrait de l’étendre encore. Examinons la valeur de ce nouveau moyen. La Banque ne peut augmenter son capital qu’en prenant sur les ressources disponibles du pays. Si elle le double par exemple et qu’elle demande 182 millions de plus à ses actionnaires ou au public, ils lui rentreront en billets comme pour l’emprunt par l’état, et les effets seront les mêmes; elle sera toujours obligée de les rendre au plus vite à la circulation, qui en aura besoin. Ce sera un virement pur et simple, et qui pourra entraîner quelques troubles économiques, car on ne déplace pas tout à coup 182 millions sans qu’il y paraisse. « Mais, dira-t-on, cette augmentation du capital aura tout au moins pour effet d’accroître les garanties que présente la Banque de France, et d’empêcher peut-être la dépréciation des billets. » Il y a longtemps que cette idée d’augmenter le capital de la Banque pour donner plus de garantie aux opérations de cet établissement a été mise en avant, et toutes les fois qu’on a voulu l’examiner sérieusement on a trouvé qu’elle ne reposait sur rien. Qui doute aujourd’hui de la solvabilité parfaite de la Banque de France malgré l’étendue de ses engagemens? Les billets qu’elle a en circulation ont été créés soit en échange de valeurs commerciales parfaitement sûres et à échéance très courte, soit contre des bons du trésor pour des avances faites à l’état : ce sont des garanties de premier ordre que personne ne suspecte. Si on ajoute que derrière elles se trouvent encore les 182 millions du capital social, indépendamment de toutes les réserves, il n’est pas un esprit sérieux qui puisse déclarer que ce n’est pas suffisant. Si la circulation fiduciaire perd aujourd’hui 1 1/2 ou 2 pour 100, ce n’est point parce que les garanties sont douteuses, c’est tout simplement parce qu’on n’a pas la possibilité de les changer sur l’heure contre des espèces métalliques. On triplerait, on quadruplerait le capital de la Banque, on le mettrait même au niveau des billets au porteur, que la situation ne serait pas changée, ceux-ci perdraient toujours 1 1/2 ou 2 pour 100; ils perdraient peut-être plus, parce que les prélèvemens qu’on aurait opérés sans nécessité aucune sur les ressources disponibles augmenteraient la crise, et feraient que le numéraire serait plus recherché, comme il arrive toujours dans les momens difficiles. Par conséquent il faut écarter cette idée qu’on donnerait plus de fixité à la valeur de la circulation fiduciaire en augmentant le capital de la Banque; c’est le contraire qui arriverait plutôt, surtout si on profitait de cette augmentation pour accroître encore le nombre des billets : on verrait ces billets se déprécier quand même.


III.

Il y a un principe qui doit guider les sociétés dans l’emploi de leur capital, c’est de le répartir le mieux possible et de ne pas l’accumuler là où cela n’est pas nécessaire. Un gros capital est inutile pour une banque; elle doit avoir celui qui est jugé indispensable pour servir de garantie, rien de plus. Ce n’est pas avec son fonds social qu’elle fait ses opérations; sa mission est tout autre. Elle doit recueillir les ressources disponibles et les faire fructifier, soit par des escomptes au commerce, soit autrement, mais toujours de façon qu’elle puisse les réaliser très promptement. C’est là sa grande utilité; son propre capital est destiné seulement à parer aux inexactitudes dans les rentrées et à couvrir les fautes qui pourraient être commises dans l’administration. Il n’a pas besoin d’être engagé; il vaut mieux qu’il ne le soit pas, car il reste alors complètement en réserve comme garantie supplémentaire. Cette théorie est si profondément vraie, qu’elle est mise en pratique partout dans les pays commerçans. En Angleterre, la plupart des établissemens de crédit ont un capital insignifiant à côté de leurs opérations. Celui de The London and Westminster bank, la plus considérable de celles qui existent au-delà du détroit, et qui fait plus d’affaires à elle seule que la Banque d’Angleterre, est de 50 millions de francs (il n’était naguère que de 25) contre 550 à 600 millions de dépôts et d’acceptations. The Union bank en a un de 37 millions 1/2 contre près de 400 millions d’engagemens; celui de la Banque nationale en Belgique est de 25 millions contre 515 millions de responsabilités diverses. Dans tous ces exemples, le capital représente à peine le dixième des engagemens; c’est la proportion qu’on trouve encore chez notre principal établissement financier. Le capital de la Banque de France, avec toutes les réserves et les immeubles, peut être évalué à 280 ou 300 millions; les billets au porteur joints aux dépôts montent à 2 milliards 800 millions, et il s’agit ici d’une situation tout exceptionnelle, qui est destinée à se modifier bientôt par la diminution du passif. Il est vrai que la Banque d’Angleterre a un capital supérieur à celui de la Banque de France, mais il est entre les mains de l’état, et, s’il a été augmenté successivement, ce n’est point parce qu’on le jugeait insuffisant pour les opérations qu’il devait garantir, c’est parce que le gouvernement avait besoin d’argent, et qu’il trouvait commode de prendre d’abord celui de la Banque à des conditions meilleures que celles qu’il aurait obtenues en empruntant au public. En France, un de nos grands établissemens, le Crédit foncier, possède 90 millions de capital, dont 45 seulement de versés, et il a pour 1 milliard 300 millions d’obligations en circulation. De deux choses l’une : ou les opérations que font tous ces établissemens sont très solides, parfaitement régulières, alors le capital social n’est qu’une garantie accessoire, il n’est pas nécessaire qu’il soit considérable, — ou les opérations sont mal combinées, extrêmement aléatoires, alors il n’y a pas de capital qui puisse les garantir absolument. Supposez un moment que les obligations émises par le Crédit foncier ne reposent sur rien de sérieux, ce n’est pas 45 ou 90 millions qu’il faudrait à cette institution pour en assurer le remboursement, c’est une somme correspondante à celle des obligations en cours, et encore devrait-elle ne pas être employée et rester à l’état de dépôt, car l’emploi pourrait lui faire courir des risques. Supposons aussi que la Banque de France ait émis ses 2 milliards 400 millions de billets sans avoir de contre-valeurs sérieuses d’une réalisation facile et assez prompte; quel capital serait nécessaire pour que ces billets pussent circuler au pair, et que le remboursement en fût certain ? Le triple et le quadruple de celui qui existe aujourd’hui serait loin de suffire.

L’essentiel pour un établissement de crédit, ce n’est pas d’avoir un capital plus ou moins fort, c’est de faire toujours des opérations parfaitement régulières. Les 1,300 millions d’obligations du Crédit foncier trouvent faveur auprès du public et sont cotées à des taux avantageux parce qu’on sait qu’elles ont été émises contre une somme pareille de prêts hypothécaires et communaux très solides, que les annuités de ces prêts servent à payer les intérêts des obligations et à en amortir le capital; alors on s’inquiète peu du fonds social de la compagnie. Il en est de même pour la Banque de France. Oserait-on soutenir que c’est sur l’importance du capital de cet établissement que repose la foi qu’inspirent les billets au porteur, et que ceux-ci gagneraient en sécurité, si le capital était augmenté? Il y a quelques années, lors du renouvellement du privilège de la Banque de France, on l’a obligée de doubler son ancien fonds et de le porter à 182 millions; cela n’a point empêché bientôt après les crises de 1863 et de 1864 de se produire, il a fallu pour les conjurer recourir aux mesures les plus rigoureuses. Il est vrai que l’état avait imposé le placement en rentes du nouveau capital; mais celui-ci eût été disponible, que les effets eussent été les mêmes. Quand les crises surgissent, elles ne tiennent pas à 100 millions de plus ou de moins dans la caisse d’une banque; elles attestent que, pour des causes diverses, on a trop dépassé la limite des ressources disponibles, et qu’il faut tendre à s’en rapprocher. En pareil cas, l’augmentation du capital de la Banque de France ne peut être d’aucune utilité; si elle est immobilisée en rente comme en 1857, elle ne sert pas pour les opérations d’escompte, et, si elle est disponible, elle est bien vite absorbée : c’est un verre d’eau pour éteindre un incendie. Quand la crise est passée, le nouveau capital devient un embarras et s’ajoute aux sommes improductives qui s’amassent dans les caisses de la Banque. On l’a vu à la veille de la guerre, où la réserve métallique était de 1 milliard 300 millions contre une circulation fiduciaire de 1 milliard 400 millions. Nous admettons pourtant qu’on ait dû augmenter le capital de la Banque en 1857 à cause des développemens prodigieux qu’avaient pris les affaires de cet établissement depuis un certain nombre d’années; mais il est aujourd’hui parfaitement suffisant, et dans tous les cas ce n’est pas au milieu d’une crise qu’il faudrait l’augmenter.

On conseille encore à la Banque de France d’acheter des métaux précieux au dehors, de disputer par exemple aux spéculateurs ceux qui arrivent chaque semaine ou chaque mois, à Liverpool ou ailleurs, des placers de la Californie et de l’Australie. On suppose qu’on n’aurait pas à redouter ce qui a eu lieu il y a quelques années, où la Banque payait des primes considérables pour du numéraire qui lui était repris le lendemain par ceux-là mêmes qui le lui avaient vendu. Grâce au cours forcé, une fois entré dans ses caisses, il pourrait n’en pas sortir, et alors il aurait deux utilités : d’abord de satisfaire les besoins exceptionnels qui pourraient se présenter, ceux de l’état surtout, ensuite, en augmentant le rapport de l’encaisse métallique à la circulation fiduciaire, de permettre à celle-ci de s’étendre. Ce sont toujours les mêmes illusions. La Banque de France ne pourrait payer les métaux précieux qu’elle achèterait à Liverpool ou ailleurs qu’avec des traites sur l’étranger. Ces traites lui seraient fournies par des banquiers qui les créeraient tout exprès, et qui, pour en couvrir leurs correspondans, seraient obligés d’envoyer des métaux précieux au dehors; ils rechercheraient donc ceux-ci plus que jamais, la prime de l’or monterait, et l’appât de cette prime en ferait sortir du pays une quantité plus considérable. On ne reprendrait pas directement à la Banque ce qu’on lui aurait vendu, mais on le retirerait du pays, et le résultat serait le même, s’il n’était pire. Pour payer ces traites, la Banque aurait en effet commencé par faire une nouvelle émission de papier-monnaie, c’est-à-dire par augmenter les risques de la dépréciation.

En définitive, tous ces expédiens que nous venons de discuter se résument en ceci : lorsqu’on n’a pas assez de capital réel, on peut en créer d’artificiels. C’est le fond de la théorie de Law. « Pour que la valeur des choses, disait-il, soit dans des conditions normales, il faut que la somme de monnaie soit constamment en équilibre avec la quantité des marchandises, hypothèse qui ne peut se réaliser que du moment qu’on pourra fournir sur des garanties réelles du numéraire à tous ceux qui en réclameront. Si la monnaie sous forme métallique rend ce desideratum une chimère, rien n’est plus facile que de le remplir sous forme de papier. » On en est toujours là. Que dire encore d’autres moyens tels que le réescompte du portefeuille de la Banque, ou la création par celle-ci de bons à intérêt pour attirer les capitaux? On ne réfléchit pas que les capitaux qu’on aura employés à réescompter le portefeuille de la Banque n’existeront plus pour les fonctions qu’ils accomplissent aujourd’hui et pour lesquelles ils sont probablement très nécessaires. Comment y suppléera-t-on? De même pour ceux qu’attirerait le placement de bons à intérêt, sans compter qu’on modifierait ainsi le caractère d’une institution qui ne doit pas créer d’autre papier que le billet au porteur. On parle comme s’il y avait quelque part des capitaux en réserve qui n’attendent que l’appel de la Banque de France pour se montrer. Il n’y en a pas, ou, s’il y en a, ils tiennent à rester inactifs, et tout ce qu’on tenterait pour modifier la situation ne ferait qu’opérer les déplacemens, qu’apporter des troubles dans les relations.

On a indiqué enfin pour résoudre les difficultés la création et la multiplication de petites coupures. On suppose que, si on avait des billets de 5 francs et un plus grand nombre de ceux de 20 francs, les besoins de la circulation seraient mieux satisfaits avec une somme égale de papier fiduciaire. Les billets de 500 et de 1,000 fr. restent, dit-on, dans les portefeuilles, ne circulent pas et grossissent sans utilité le chiffre du papier émis. Il y a dans cette assertion une part de vérité. Du moment que les métaux précieux disparaissent de la circulation, les petites coupures sont en effet plus utiles que les grosses pour les remplacer; mais il ne faut pas croire que celles-ci rentreraient par cela même à la Banque. Si elles n’y rentrent pas dès aujourd’hui, c’est qu’elles ont leur place dans le mouvement des affaires. Les petits billets qu’on créerait, qu’on a même déjà créés, rendront sans doute les petites transactions plus faciles ; mais ils viendront en grande partie s’ajouter au papier fiduciaire qui existe déjà et en accroître la quantité, là est le péril. Ils feront disparaître aussi la dernière pièce de 5 francs de la circulation. En Italie, en Autriche, il y a de très petites coupures, des billets de 1 florin et de 1 franc. Les transactions sont aisées, grâce à ce moyen, mais le papier perd 15 pour 100 en Autriche, 6 pour 100 en Italie, et on ne voit dans ces pays aucune espèce de monnaie métallique. Il faut donc être très circonspect dans l’usage des petits billets, car c’est un nouveau moyen d’étendre le papier-monnaie.


IV.

Il n’y a que deux procédés efficaces, non pas pour se tirer d’embarras du jour au lendemain, si la crise est sérieuse, mais pour empêcher au moins qu’elle ne s’aggrave, et amener tout doucement une situation meilleure : c’est d’une part le triage des bordereaux qui sont présentés à la Banque pour l’escompte, le rejet de ceux qui ont un caractère de spéculations douteuses, — il doit y en avoir en ce moment beaucoup de ce genre, — et d’autre part, si ce moyen ne suffit pas, l’élévation du taux de l’escompte. Sans doute cette dernière mesure n’est pas très populaire en France, elle soulève toujours beaucoup d’opposition; cependant c’est la seule qui soit adoptée dans les momens difficiles par les grands centres commerciaux, qui connaissent mieux que nous les véritables lois de l’économie financière. Il est arrivé plus d’une fois à la Banque d’Angleterre de porter son escompte à 8 et 10 pour 100; dernièrement encore elle l’a élevé très rapidement de 3 à 5, et les embarras qu’elle commençait à éprouver ont bien vite disparu. « Mais, dira-t-on, les mêmes nécessités subsisteront malgré l’élévation du taux de l’escompte : il faudra toujours payer les Prussiens, régler nos acquisitions de céréales, pourvoir aux besoins du commerce à l’intérieur; cette élévation ne fera que renchérir les capitaux qui sont indispensables. » C’est ainsi qu’on raisonne à toutes les époques de crise. On ne réfléchit pas que, s’il y a crise, c’est qu’on a plus de besoins que de ressources. Est-il étonnant, par exemple, que nous soyons gênés aujourd’hui après la guerre désastreuse qui a eu lieu, les dépenses de toute nature qu’elle a entraînées, et la suspension presque complète pendant dix mois des relations commerciales? Il est bien évident que nous ne pouvons pas avoir les mêmes capitaux disponibles qu’avant la guerre, et, comme les besoins n’ont pas diminué, qu’ils se sont au contraire beaucoup accrus, nos embarras s’expliquent naturellement. C’est en vain qu’on chercherait à se faire illusion sur la situation par l’empressement qu’on a mis à souscrire aux derniers emprunts, par la rapidité avec laquelle s’opèrent les versemens, même avant l’échéance. Les capitaux qui ont souscrit à ces emprunts n’étaient pas le fruit de l’épargne, ni des capitaux réellement disponibles; ils avaient été détournés momentanément d’autres emplois, soustraits au commerce et à l’industrie; aussitôt qu’il y a eu reprise dans les affaires et qu’une certaine activité s’est manifestée dans le pays, ils ont manqué, et on s’est aperçu bien vite que les ressources de la France n’étaient pas inépuisables. Faut-il agir comme si elles l’étaient, et par un renversement des lois économiques ne pas payer plus cher ce qui est plus rare? C’est le rêve de ceux qui ne reculent pas devant l’augmentation du papier-monnaie, et qui voudraient notamment qu’on portât l’émission de la Banque à 3 milliards; mais ce ne peut être le désir des hommes sérieux qui craignent avant tout la dépréciation des billets au porteur.

Supposez que, par suite de l’accroissement de l’émission, le papier fiduciaire perde tout à coup 10 pour 100 ou seulement 5, — et cette supposition n’a rien que de très vraisemblable, — que de troubles apportés dans nos rapports commerciaux, dans la situation de chacun ! Tout renchérira en proportion de la dépréciation. Le commerçant n’osera plus acheter parce qu’il ne saura pas ce qu’il devra payer à l’échéance de ses engagemens; le producteur hésitera pour vendre, ignorant ce qu’il pourra recevoir en échange de ses produits. Le change nous sera défavorable partout, et on verra s’écouler au dehors ce qui nous reste d’espèces métalliques. On nous dira que ce régime, qui existe dans beaucoup de pays, ne les empêche pas de faire des affaires. Cela est vrai, l’activité industrielle n’est jamais complètement suspendue; mais on ne tire pas de cette activité le profit qu’on en aurait avec un instrument d’échange fixe vis-à-vis des autres pays. Les rapports extérieurs souffrent surtout, le numéraire ne rentre pas, et on a des difficultés extrêmes pour sortir du cours forcé. On sait quand on l’adopte, on ignore quand on pourra le quitter. L’Angleterre l’a gardé vingt-deux ans, de 1797 à 1819; l’Autriche le possède depuis autant de temps, l’Italie depuis 1859, et les États-Unis, malgré le développement prodigieux de leur richesse, ne peuvent pas s’en débarrasser aussi promptement qu’ils le voudraient.

On comprend pourtant que, lorsqu’on est réduit à certaines extrémités, on crée du papier-monnaie, — c’est la nécessité où nous avons été pendant la guerre; mais aujourd’hui que nous sommes revenus à une situation normale, que tous nos efforts doivent tendre à réparer les brèches faites à notre crédit, comme à tant d’autres choses, hélas! augmenter encore le papier-monnaie pour éviter l’élévation du taux de l’escompte, ce serait courir vers un danger pour échapper à un inconvénient. Qui se récrie le plus contre l’élévation du taux de l’escompte? Ce sont les spéculateurs de toute nature, ceux qui ne vivent que sur le crédit d’autrui, qui ne cherchent qu’à réaliser un bénéfice dans des opérations douteuses, fût-ce même sur les ruines du pays. Oui, l’élévation du taux de l’escompte gênera ces gens-là, entravera leurs opérations, elle paralysera momentanément aussi la hausse à la Bourse; mais serait-ce un mal? On peut croire qu’on est allé un peu trop vite dans le mouvement de hausse qui s’est produit depuis quelque temps. Il a fait que les étrangers qui avaient souscrit à nos emprunts et nous avaient apporté le concours de leurs capitaux se sont empressés de les retirer en réalisant un bénéfice, ce qui a encore augmenté nos embarras.

Le commerce sans doute n’aime point non plus à payer l’argent cher, il gagne davantage à l’avoir bon marché; mais, placé entre l’élévation du taux de l’escompte et le risque du papier-monnaie déprécié, il n’hésite pas : il préfère la première mesure. Cette élévation en définitive n’a jamais lieu que pour un temps très limité et qui est d’autant plus court qu’elle est plus forte; c’est pour un mois, six semaines au plus. Or, supposez un négociant qui a en portefeuille pour 100,000 francs de billets (nous prenons à dessein un assez gros chiffre) et qui est obligé de les escompter à 10 pour 100 au lieu de 5, ce qui est une grande augmentation; le surplus de frais qu’il devra supporter pendant un mois sera de 500 francs. Est-ce là une différence capable d’arrêter des entreprises sérieuses et d’entraîner la ruine d’une maison de commerce bien établie? Évidemment non; on aimera mieux la supporter que d’avoir pour instrument d’échange un papier déprécié de 10 pour 100 et même de 5. Si maintenant il s’agit de faire escompter pour 10,000 francs ou 5,000 francs de billets, la différence sera seulement de 50 francs et de 25 francs.

Le grand avantage de l’élévation du taux de l’escompte n’est pas seulement d’arrêter les spéculations douteuses, c’est surtout de pouvoir attirer les capitaux étrangers; il y a sur les divers marchés du monde, entre les mains des banquiers, des capitaux prêts à se porter partout où ils trouvent un grand profit joint à une sécurité suffisante. Personne ne doute de la sécurité que présentent nos valeurs ou nos affaires; mais avec le taux de l’escompte à 6 pour 100, qui n’est guère supérieur à celui qui existe dans d’autres pays, on n’est pas tenté de nous envoyer des capitaux, d’autant plus que le bénéfice peut se trouver réduit par les variations du change, lorsqu’on voudra les faire revenir. Offrons, si c’est nécessaire, à ces capitaux étrangers 3 ou 4 pour 100 de plus qu’ailleurs, immédiatement la situation changera : ils viendront escompter notre papier de commerce, acheter nos valeurs, et, pendant qu’ils séjourneront chez nous, les exportations très considérables qui ont lieu, dit-on, en ce moment porteront leurs fruits; elles feront rentrer le numéraire, le change nous redeviendra favorable, et bientôt nous serons en mesure de faire face par nous-mêmes à la situation. Le moment difficile à traverser, c’est celui qui va s’écouler d’ici à la fin de mai, jusqu’à ce que nous ayons payé aux Prussiens les 650 millions qui forment le solde des deux premiers milliards, et réglé toutes nos acquisitions de céréales. Passé ce moment, si nous avons su être prudens, ne rien compromettre de l’avenir, les difficultés s’aplaniront tout naturellement, la situation fiduciaire reviendra probablement au pair, et nous aurons maintenu notre crédit intact sans recourir à l’expédient toujours si dangereux du papier-monnaie.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez l’étude de M. Ch. Lavollée dans la Revue du 15 octobre dernier.