La Banque de France et la Banque d'Angleterre

La Banque de France et la Banque d'Angleterre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 588-623).
LA
BANQUE DE FRANCE
ET
LA BANQUE D’ANGLETERRE

SOLIDARITÉ DES DEUX ÉTABLISSEMENS

Il y a en économie politique des questions qui sont particulièrement à l’étude, ce sont celles qui touchent au crédit. On est à peu près fixé aujourd’hui sur le mérite de la liberté ou de la protection appliquée à l’échange des produits industriels et commerciaux : on peut discuter encore sur des questions d’opportunité, sur les étapes à parcourir avant d’arriver à la liberté complète; mais on ne discute plus sur le principe lui-même, on reconnaît que la liberté commerciale est utile, que c’est la loi de l’avenir et l’idéal qu’on doit s’efforcer d’atteindre plus ou moins vite. Et pourquoi en est-il ainsi? Parce que la question est sortie du domaine de la théorie pour entrer dans celui des faits. Tant que l’Angleterre a été la seule grande puissance à pratiquer la liberté commerciale, on a pu croire qu’elle avait des intérêts différens de ceux des autres nations, et qu’en raison de l’état avancé de son industrie, des capitaux énormes qu’elle possédait, elle pouvait se trouver bien d’un régime qui ruinerait les autres; mais l’expérience s’est étendue, l’Angleterre n’est plus seule à pratiquer la liberté commerciale. Nous aussi nous avons tenté l’épreuve depuis cinq ou six ans, et les résultats qui ont été obtenus, bien que contestés encore sur certains points, sont de nature à dessiller les yeux des partisans les plus absolus du système contraire. Aussi toutes les nations, encouragées par cet exemple, se sont-elles mises à réduire leurs tarifs de douane par des traités de commerce ou autrement. Voilà une question jugée, sur laquelle il n’y a plus à discuter, excepté sur des points de détail.

Il en est de même d’une autre question très importante qui concerne les chemins de fer. On ne discute plus sur l’exécution et l’exploitation par l’état de ces moyens de locomotion. On ne discute pas davantage sur l’utilité qu’il peut y avoir à concentrer les réseaux qu’on avait eu autrefois l’idée de fractionner. Tout le monde reconnaît que l’exécution et l’exploitation des chemins de fer par l’état est un mauvais système, fort coûteux et peu productif, et quant à la concentration des réseaux, on a reconnu aussi qu’elle valait mieux que le système contraire. Avec le fractionnement, on était arrivé en 1852, après dix ou douze ans d’exécution, à faire à peu près 3,000 kilomètres de chemins de fer, tandis qu’avec la concentration on en a fait depuis, dans un laps de temps égal, au moins trois fois autant.

Je sais bien que la première période a été traversée par une révolution, et que les ressources dont on disposait alors n’étaient pas comparables à celles qu’on a eues plus tard. Il n’en est pas moins vrai que le système de la concentration qui a triomphé en 1852 a été une idée heureuse, et que c’est à ce système qu’on doit principalement d’avoir pu pousser avec tant d’activité l’exécution de notre réseau en y dépensant 3 ou 400 millions par an. Si nos chemins de fer sont exploités avec tant de sollicitude pour le voyageur et tant d’intelligence pour les intérêts commerciaux, c’est également la conséquence de la concentration des réseaux. Les grandes compagnies ont, pour accomplir leur mission, des moyens que n’auraient pas eus les petites, et cet avantage se traduit pour le public en plus de sécurité et plus de rapidité. On peut discuter encore sur des questions accessoires, sur les moyens à employer pour donner plus de comfortable aux voyageurs, plus de facilités au commerce: on ne discute plus sur les questions principales qui nous embarrassaient jadis. Personne ne voudrait revenir à l’exécution et à l’exploitation des chemins de fer par l’état, personne ne demanderait le fractionnement des réseaux. Ce sont des questions sur lesquelles l’expérience a prononcé, tout le monde se soumet.

Il n’en est pas de même en matière de crédit : ici toutes les questions sont neuves. Non pas que l’idée de crédit et l’usage qu’on en fait soient d’invention récente : il y a longtemps que l’on connaît le billet à ordre; il y a longtemps encore que la lettre de change est en usage comme moyen de remettre de l’argent d’une place sur une autre. Il y a longtemps enfin que des établissemens privilégiés ou non se sont formés, ayant pour mission d’escompter les billets de commerce payables à échéance et de les remplacer par des billets payables au porteur, ce qui a constitué la circulation fiduciaire proprement dite; mais toutes ces opérations connues et pratiquées depuis longtemps ne sortaient pas d’un cadre très restreint, partant elles faisaient naître peu de difficultés et donnaient lieu à peu de questions. Il n’en est pas de même aujourd’hui : le crédit occupe dans les relations modernes une place si importante qu’il peut être considéré comme le grand levier qui met en mouvement l’activité industrielle et commerciale du monde entier. Pour donner une idée de l’extension qu’il a prise, nous n’avons qu’à consulter le chiffre des opérations de la Banque de France il y a trente-six ans et aujourd’hui. Jusqu’en 1830, la Banque de France n’avait pas une circulation de billets au porteur dépassant 200 millions, et le chiffre de son portefeuille n’atteignait pas 150 millions. En 1848, après la fusion des banques départementales, le chiffre des billets n’était encore que de 343 millions, et le portefeuille de 232. Aujourd’hui le portefeuille est en moyenne de 700 millions, et le chiffre des billets au porteur dépasse 900 millions, : encore la Banque de France était-elle autrefois le seul établissement public ou à peu près qui fît des opérations de crédit. Aujourd’hui elle a des concurrens nombreux et à peu près partout. A Paris, c’est le Comptoir d’escompte, la Société du crédit industriel et commercial, la Société générale, le Crédit foncier, la Caisse des dépôts et comptes courans, sans parler d’une multitude d’autres établissemens particuliers; en province, ce sont aussi dans la plupart des villes des comptoirs d’escompte, et dans les principales des sociétés de crédit à l’instar de celles de Paris. On pourrait dire, en restant au-dessous de la vérité, qu’on escompte aujourd’hui autant de milliards qu’on escomptait de centaines de millions il y a seulement trente ans. Il n’est donc pas étonnant qu’avec un développement semblable le crédit soulève aujourd’hui des questions inconnues autrefois.

Si maintenant on veut chercher les causes qui ont donné lieu à cet immense développement des affaires, on les trouvera dans les chemins de fer et les mines d’or. Les chemins de fer ont commencé par multiplier les rapports des individus entre eux, par procurer des débouchés nouveaux aux marchandises, puis sont arrivées les mines d’or, qui ont fourni l’instrument d’échange aux transactions devenues plus nombreuses, et enfin, quand le cadre s’est trouvé élargi par l’action simultanée de ces deux premiers agens de la fortune publique, le crédit est intervenu à son tour pour l’élargir encore et décupler les forces productrices des deux autres. Les chemins de fer, les mines d’or et le crédit, voilà les trois agens qui ont porté la fortune publique au degré où nous la voyons aujourd’hui. L’action en a été tellement liée qu’il est impossible de les séparer l’un de l’autre. Si l’on fait abstraction des chemins de fer, comme il n’y a pas d’accroissement dans les communications, ni de débouchés nouveaux pour les marchandises, l’or fourni par les mines devient bien vite trop abondant, et il se déprécie, ainsi qu’on pouvait le craindre au premier abord. Si c’est l’or au contraire qui fait défaut, les chemins de fer ne produisent plus toute leur utilité; ils ont beau multiplier les relations et ouvrir de nouveaux débouchés, le développement des transactions se trouve arrêté par l’insuffisance de l’instrument d’échange nécessaire. Non-seulement les chemins de fer ne produisent plus leur utilité, mais ils ne se seraient pas construits dans la proportion que nous avons vue sans le concours des mines d’or. Enfin, si le crédit ne s’était pas joint aux deux premiers pour en augmenter la puissance, on n’aurait pas eu ces merveilles de transformation économique auxquelles nous assistons depuis quinze ou seize ans.

Pour bien comprendre le rôle qu’a joué le crédit dans ce laps de temps et l’influence qu’il a exercée, il suffit de rapprocher le développement des affaires de l’augmentation des métaux précieux. Cette augmentation a pu être de 4 à 5 milliards, qui sont venus s’ajouter à un stock métallique qu’on évaluait déjà pour l’Europe, avant la découverte des mines, à 20 milliards. L’accroissement serait donc d’un cinquième, et pendant ce temps, pour ne parler que de l’Angleterre et de la France, les affaires ont plus que triplé. Le commerce extérieur de l’Angleterre, qui en 1847 était de 148 millions de livres sterling, dépassera un demi-milliard de livres sterling en 1866, et celui de la France a passé, du chiffre de 2 milliards 614 millions en 1847, à celui de plus de 7 milliards en 1865. Sans doute les chemins de fer, par leurs transports rapides, ont pu donner une utilité plus grande à tous ces métaux précieux tant anciens que nouveaux; mais, quelle que soit la part que l’on veuille faire à cet accroissement d’utilité, elle n’expliquera jamais l’augmentation du triple, qui a eu lieu dans les affaires depuis quinze ou seize ans. Il a fallu trouver ailleurs un auxiliaire puissant à joindre aux chemins de fer et aux mines d’or, et cet auxiliaire a été le crédit.

Maintenant le crédit lui-même n’aurait pas pris une telle importance sans les chemins de fer et les mines d’or. Il ne faut pas oublier que toute transaction commerciale doit se régler par le paiement d’une certaine somme en métaux précieux. On peut suppléer à ce paiement effectif par des engagemens de payer, par des billets à vue ou à terme, ce qui constitue une opération de crédit; mais ces engagemens, quels qu’ils soient, doivent toujours être proportionnés aux moyens qu’on a de les acquitter. Or les chemins de fer, en facilitant la circulation du numéraire, les mines d’or, qui en ont augmenté la masse, ont par cela même donné plus de latitude pour développer le crédit. C’est comme une pyramide qui peut s’élever d’autant plus haut que la base est plus large.

Parmi les questions qu’a fait naître le développement du crédit s’est trouvée tout naturellement en première ligne celle des moyens à employer pour suppléer à l’usage de la monnaie métallique, qui malgré l’abondance des mines d’or devient de plus en plus insuffisante par rapport aux progrès des affaires. On s’est demandé si le billet au porteur était bien le meilleur de ces moyens, à quelles conditions il présentait toutes les garanties désirables, par qui il devait être émis, et enfin comment les établissemens de crédit pouvaient lutter contre les crises, lorsqu’elles se présentaient. Nous avons déjà ici même traité la plupart de ces questions, nous ne voulons pas y revenir. Une enquête est ouverte par le gouvernement depuis deux ans pour en préparer la solution; mais, avant que la commission qui dirige cette enquête formule ses conclusions, il nous a paru utile d’éclairer à l’aide des faits qui se sont accomplis cette année quelques-unes de ces questions, celles qui sont particulièrement à l’étude. Nous voudrions par exemple examiner : 1° quel a été au point de vue des faits nouveaux le meilleur système de crédit, de celui qui régit la Banque d’Angleterre en vertu de l’act de 1844, ou de celui qui régit notre propre Banque; 2° comment, malgré la solidarité qui existe entre les banques principales et notamment entre celles de l’Angleterre et de la France, on a pu voir cette année pendant plusieurs mois un écart de 5 à 6 pour 100 dans le taux de l’intérêt entre les deux pays, sans que le pays qui avait l’intérêt le plus bas eût à en souffrir et vît diminuer ses ressources.


I.

On a souvent dit, en parlant des institutions des peuples, que chacun avait celles qui lui convenaient le mieux, qui étaient le plus conformes à ses mœurs et à ses traditions, et qu’il n’existait pas à cet égard de règle absolue. Si cela est vrai des institutions politiques, ce que je n’examine pas, cela est plus vrai encore de certaines applications du crédit. Il y a tel système de crédit qui peut être bon pour un pays et qui ne le serait pas au même degré pour un autre, parce que les conditions sont différentes. Ainsi le fameux act de 1844 qui régit en Angleterre la circulation des billets au porteur a sa raison d’être en Angleterre, tandis qu’il ne l’aurait pas au même degré en France. En Angleterre, la banque principale n’est pas un rouage de crédit ordinaire, ce n’est pas elle qui fournit au commerce la plus grande partie des ressources dont il a besoin; elle est comme une espèce de réserve organisée pour les circonstances extraordinaires. En temps ordinaire, le commerce s’alimente auprès des établissemens d’escompte, des joint-stock-banks, qui disposent à cet effet de ressources beaucoup plus considérables que la Banque d’Angleterre. Le portefeuille de celle-ci comprenant ce qu’on appelle the other securities ne dépasse guère 20 millions de livres sterling. C’est à peu près en tout temps le chiffre du portefeuille de the London and Westminster Bank, de the Union, de the Joint-Stock, et si on Réunit les huit principales joint-stock-banks de Londres, les avances faites par elles au commerce sont presque quadruples de celles de la Banque d’Angleterre. Il en est de même pour les dépôts. Ils sont en temps ordinaire à la Banque d’Angleterre d’environ 13 à 14 millions de livres sterling ou 350 millions de francs. The London and Westminster Bank à elle seule en a toujours autant, et les huit principales banques réunies en ont cinq ou six fois plus. La Banque d’Angleterre n’a donc qu’un rôle fort accessoire dans la dispensation du crédit, et on peut la soumettre à un régime exceptionnel et sévère sans que le commerce en souffre beaucoup. Cela se passe pour ainsi dire au-dessus-de sa tête, dans une région où il a peu d’accès. C’est pourquoi on a pu appliquer à la Banque d’Angleterre le régime de l’act de 1844; mais, introduit chez nous et appliqué à la Banque de France, qui joue un rôle incessant dans les relations du commerce et escompte une grande partie de son papier, ce régime aurait les effets les plus fâcheux. A chaque instant, pour défendre son encaisse et le maintenir à la limite prescrite, la Banque serait obligée d’imposer au commerce les restrictions les plus dures; elle élèverait notamment le taux de l’escompte beaucoup plus haut et beaucoup plus souvent qu’elle ne le fait aujourd’hui.

Il y a encore un autre fait à considérer, c’est la différence du stock métallique des deux pays. Quand on veut juger de la nécessité pour un établissement financier d’avoir une réserve métallique plus ou moins forte par rapport à sa circulation fiduciaire, il ne faut pas seulement considérer cet établissement en lui-même et les bases sur lesquelles il repose, il faut examiner encore ce qui peut exister de numéraire dans le pays; s’il en existe beaucoup, l’établissement financier pourra laisser descendre son encaisse beaucoup plus bas que s’il en existe peu; il aura, dans les momens critiques, pour se procurer ce qui lui manque, des moyens plus faciles que s’il est obligé de faire appel au numéraire étranger; il lui suffira souvent d’élever le taux de l’escompte pour attirera lui les ressources inactives du pays ou celles qui n’ont pas un emploi rigoureux, tandis que, s’il est obligé de faire appel au numéraire étranger, il ne peut l’obtenir, soit directement, qu’en offrant une prime plus ou moins élevée, ce qui en attire encore fort peu, soit indirectement par la voie des échanges, qu’en imposant des sacrifices, en obligeant à vendre des marchandises au-dessous du cours. C’est là le cas en Angleterre : dans ce pays, le stock métallique est très peu considérable, on l’évalue à 1,500 millions, et il a son emploi à tous les momens, sans qu’il soit facile de l’en détourner. Aussi n’y a-t-il pas de pays où le change varie plus souvent qu’en Angleterre; on y est constamment sous la dépendance du numéraire étranger. Il importe donc que la banque principale ne se laisse pas dégarnir trop vite de ses métaux précieux, parce qu’elle aurait de la peine à les remplacer, et l’act de 1844, qui a pour but de défendre l’encaisse de la Banque d’Angleterre, est une conséquence de l’infériorité du stock métallique, infériorité qui a ses avantages à certains points de vue, mais qui a aussi de grands inconvéniens lorsque les momens de crise arrivent.

En France, nous avons un stock métallique qu’on évalue à 5 milliards, et quand notre banque principale a un encaisse de 400 millions, ce qui est l’encaisse ordinaire, elle ne possède guère encore que la douzième partie de la circulation métallique, tandis que le même encaisse de 400 millions à la Banque d’Angleterre représente le quart de la circulation métallique de tout le pays. On comprend que les raisons d’agir soient différentes, et que nous ne nous préoccupions pas au même degré que nos voisins de la diminution de l’encaisse métallique à la banque principale. En Angleterre, une simple exportation de 2 à 300 millions de numéraire pour payer des acquisitions extraordinaires en céréales ou en coton suffit pour déterminer une crise et pour obliger le pays à faire appel au numéraire étranger, tandis que chez nous, s’il n’y a rien de dérangé du reste dans notre équilibre commercial, nous pouvons exporter 2 ou 300 millions sans trouble aucun. Nous en avons fait l’expérience trois années de suite, en 1854, 1855 et 1856. Ainsi, tant parce que la Banque d’Angleterre ne joue pas dans le pays le même rôle que la Banque de France chez nous, n’intervient pas aussi activement dans les relations quotidiennes du commerce, que parce qu’il y a une grande différence dans le stock métallique des deux pays, on peut appliquer en Angleterre un régime qui ne conviendrait pas en France. Maintenant ce régime lui-même a-t-il parfaitement réussi en Angleterre, est-il le meilleur qu’on puisse désirer pour une banque d’émission? Voilà la question que nous voulons examiner en principe.

Jusqu’en 1844, toutes les crises qui avaient eu lieu en Angleterre depuis le commencement du siècle et même auparavant semblaient avoir eu pour cause un abus de la circulation fiduciaire. De 1800 à 1813 et 1814, pendant la période de la suspension des paiemens, le nombre des banques s’était considérablement accru, et comme le droit d’émission était libre, beaucoup de ces banques en avaient abusé : on en avait vu offrir des primes pour le placement de leurs billets; la Banque d’Angleterre elle-même, ayant à pourvoir aux énormes subsides qu’on payait sur le continent, avait été obligée d’augmenter sa propre circulation. Il en résulta pour tout ce papier une dépréciation qui s’éleva jusqu’à 25 0/0. — La crise qui eut lieu en fit disparaître une grande partie, ce qui aida singulièrement à la reprise des paiemens en 1819; mais après cette reprise les abus de la circulation fiduciaire, qu’on n’avait rien fait pour empêcher, recommencèrent et prirent une certaine gravité en 1825 et en 1826. Les banques locales augmentèrent leur émission pour favoriser les spéculations de toute nature qui avaient lieu à cette époque. La Banque d’Angleterre agit de même, obéissant à l’entraînement général, et n’ayant pas d’ailleurs à cette époque des idées très nettes sur les moyens de prévenir les embarras financiers. Au mois de février 1826, elle se trouvait avec un encaisse de 2 millions 1/2 de liv. sterl. pour répondre de 25 millions 1/2 de liv. sterl. de billets au porteur. La situation était des plus graves, et il s’ensuivit une crise qui amena, comme en 1815 et 1816, des désastres épouvantables.

La leçon profita un peu, on s’en servit pour supprimer les billets de 1 livre sterling, que toutes les banques avaient le droit d’émettre et qui avaient fort contribué à la disparition du numéraire; on augmenta le nombre des associés qui pourraient fonder une banque d’émission : — ce nombre avait été, en vertu d’une loi de 1708, limité à 6; on crut, en l’augmentant, trouver plus de garanties; — enfin on réserva à la Banque d’Angleterre seule le droit d’émission dans un rayon de 65 milles de Londres. Ces précautions ne suffirent pas : après quelques années de prudence et de sagesse, les nouvelles banques fondées en vertu de la loi de 1825 et qui prirent le nom de joint-stock-banks se mirent à leur tour à étendre leur circulation sans se préoccuper du change, qui devint bientôt défavorable à l’Angleterre. Au contraire, à mesure que l’argent s’en allait et qu’un vide se produisait dans la circulation, les joint-stock-banks s’empressaient de le remplir par l’émission de nouveaux billets, et quand la Banque d’Angleterre, revenue à de meilleurs principes, faisait des efforts pour restreindre sa propre circulation et arrêter le progrès de l’émigration des espèces, les banques locales en profitaient pour augmenter la leur. La Banque d’Angleterre en arriva encore à n’avoir plus en 1839 que 2 millions 400,000 liv. st. d’encaisse pour répondre de 18 millions de livres sterling de billets au porteur. Cette situation d’un encaisse trop faible pour garantir une circulation fiduciaire trop forte s’est prolongée à des degrés différens jusqu’au milieu de l’année 1842.

On fit alors une enquête pour chercher les causes du mal. Partout on signala les abus de la circulation fiduciaire comme une de ces causes et la principale. Aussi, quand plus tard il s’agit d’y porter remède, on ne fut frappé que d’une chose, de la nécessité de mettre avant tout fin à ces abus. On chercha par l’act de 184 à donner à la circulation fiduciaire toute garantie et en même temps à l’empêcher de trop s’étendre, de façon que, lorsque le change serait contraire, elle ne fût plus un obstacle au rétablissement de l’équilibre. On voulut qu’au-delà d’un certain chiffre elle ne pût varier que comme varierait la monnaie métallique elle-même. Pour cela, on réduisit à 14 millions 1/2 de livres sterling pour la Banque d’Angleterre et à 16 millions pour toutes les autres banques du royaume-uni, y compris l’Irlande et l’Ecosse, la circulation qui pourrait se passer de réserve métallique et ne s’appuierait que sur des valeurs du gouvernement. — Depuis, la limite a été étendue, elle est aujourd’hui pour la Banque d’Angleterre d’environ 15 millions de livres sterling ou 375 millions de francs par suite de la suppression de plusieurs banques locales. Au-dessus de ce chiffre, toute émission de billets doit avoir sa représentation exacte en numéraire, et comme le chiffre qui peut se passer de représentation métallique est un minimum au-dessous duquel on n’est pas descendu depuis longtemps, on en conclut qu’à ces conditions la circulation fiduciaire est parfaitement assurée, qu’elle se garde d’elle-même, et qu’en outre, lorsque le change est contraire, elle n’empêche plus les espèces métalliques de rentrer.

Pour faciliter les opérations, on a divisé la Banque en deux départemens, celui de l’émission et celui de la banque proprement dite, départemens qui sont indépendans l’un de l’autre. Jusqu’à concurrence de 15 millions de livres sterling, le département de l’émission délivre à celui de la banque des billets sur dépôts de valeurs du gouvernement. Au-delà il ne lui en délivre plus que contre espèces, de sorte que, quand le département de la banque a épuisé la réserve qu’il possède en billets, il n’a plus pour s’en procurer d’autres que les moyens par lesquels il se procurerait des espèces. Il est donc obligé d’aviser sous peine de suspendre ses opérations, et il avise en élevant le taux de l’escompte, en augmentant le prix de l’argent, ce qui a pour effet inévitable de le faire rentrer plus ou moins vite. Au point de vue de la sécurité du billet au porteur et des obstacles créés aux abus de la circulation fiduciaire, l’act de 1844 a parfaitement réussi; mais ce n’étaient là que des points secondaires, ou plutôt que des moyens d’arriver à un résultat beaucoup plus essentiel, qui était de prévenir le retour des crises commerciales, comme l’a déclaré lui-même le promoteur de cet act, sir Robert Peel. Or il est curieux de voir comment les faits ont répondu à l’attente.

Le nouveau bill était à peine en exercice depuis trois ans, qu’en 1847, tant par suite des dépenses considérables qu’avaient entraînées les chemins de fer qu’à cause de la disette des céréales qui nécessitait une certaine exportation de numéraire, on vit éclater une crise des plus violentes. La réserve des billets dans le département de la banque descendit à 2,600,000 livres sterling. L’encaisse métallique fut réduit à 8 millions de livres sterling, et la Banque, alarmée de cette situation et pressée par les besoins de toute nature qui s’adressaient à elle, demanda au gouvernement l’autorisation de suspendre l’act de 1844. L’autorisation fut accordée, la Banque émit 400,000 livres sterling de billets au-delà de la somme fixée par l’act, et la crise fut apaisée. La même chose eut lieu dix ans plus tard, en 1857; il fallut encore, au plus fort de la crise, suspendre l’act de 1844, donner une plus grande latitude à l’émission des billets au porteur, et grâce à cette latitude dont on n’usa pas cette fois, mais dont on était en droit d’user, la Banque put satisfaire aux besoins les plus essentiels, et la crise se calma encore. Enfin une troisième suspension a eu lieu cette année même au mois de mai, lorsque la panique se fut emparée des esprits après la déconfiture d’un certain nombre de maisons de banque, notamment de la maison Overend, Gurney et C° et que la Banque d’Angleterre fut devenue, comme toujours en pareil cas, le dernier refuge du crédit, le seul établissement auquel on pût s’adresser pour avoir assistance. On n’usa pas plus qu’en 1857 de la faculté qui fut donnée par le gouvernement de dépasser la limite fixée à l’émission de la circulation fiduciaire par l’act de 1844, mais on eut besoin de l’effet moral qui en résulta pour dominer la situation.

Maintenant, quant à la violence de ces crises, elle fut aussi grande après l’act qu’auparavant. En 1847, du mois d’août au milieu de septembre, on comptait déjà pour 375 millions de faillites, et quand on vit les réserves de la Banque à peu près épuisées avant la suspension de l’act, personne ne voulut plus escompter de billets, il y eut comme une cessation de la vie commerciale. En 1857, on estime que 1 milliard 1/2 fut perdu dans les faillites, sans parler de l’immense dépréciation de toutes les valeurs et de toutes les marchandises, à laquelle personne n’échappa. Le désastre fut si grand que, dans un meeting qui eut lieu à cette époque, un personnage qui venait d’être témoin des calamités de la guerre de l’Inde compara les souffrances qui résultaient de la crise à ces calamités. Nous sommes encore tout près de la panique du mois de mai dernier, nous en avons vu le sombre tableau, qui a été tracé ici même par un de nos collaborateurs distingués, M. Wolowski[1]. Rien ne peut se comparer à l’émotion que produisit cette panique. Le crédit de l’Angleterre en fut ébranlé jusque dans ses fondemens. Nous n’avons cité là que les crises principales, nous n’avons pas parlé de ces embarras financiers qui depuis bientôt dix ans existent pour ainsi dire à l’état permanent en Angleterre, et qui ont donné à l’argent un prix beaucoup plus élevé que celui qu’il avait autrefois. Il résulte de ces faits que l’act de 1844 n’a eu pour effet ni de conjurer les crises, ni d’en atténuer la violence. Avons-nous besoin d’ajouter qu’il n’a pas été plus heureux au sujet des grandes fluctuations du taux de l’intérêt, qu’il devait aussi prévenir dans l’opinion de ses auteurs. Jusqu’en 1844, le taux de l’intérêt en Angleterre n’avait guère varié, il était resté à peu près fixe à 4 pour 100. Plusieurs causes avaient contribué à le maintenir ainsi : d’abord la législation, qui ne permettait pas de l’élever au-delà de 5 pour 100, législation qui ne fut supprimée qu’en 1839, puis la pratique adoptée par la Banque d’Angleterre. Elle ne s’attachait pas alors, comme l’a déposé dans l’enquête de 1848 M. Morris, un des gouverneurs de cet établissement, à suivre les fluctuations du taux de l’intérêt sur le marché. Lorsque le taux était au-dessous de 4 pour 100, elle n’escomptait plus, et plaçait ses fonds disponibles en consolidés qu’elle revendait plus tard, lorsque le taux s’élevait. De cette façon, n’entrant pas activement dans le mouvement commercial du pays, elle pouvait maintenir une espèce de fixité du taux de l’intérêt.

Cependant cette pratique avait déjà cessé quelque temps avant l’act de 1844, et c’est parce qu’elle avait cessé et qu’on avait été fort ému des grandes variations du taux de l’intérêt qu’avait amenées la dernière crise, qu’on avait cherché dans les dispositions de l’act, — et cela était présenté comme un des principaux bienfaits de la nouvelle organisation, — les moyens d’empêcher le retour de variations aussi brusques et aussi considérables. Or c’est exactement le contraire qui est arrivé. D’abord l’intérêt descendit immédiatement à 2 1/2 et 3 pour 100 pour se relever à 7 et 8 au moment de la crise de 1847; puis il redescendit encore à 2 1/2 et 3, et il s’y tint jusqu’en 1854. A partir de cette époque, il atteignit le taux de 5 pour 100, et quand plus tard on l’abaissa au-dessous, ce fut pour le relever d’autant plus vite et arriver à des taux désastreux, comme ceux de 8 et 10 pour 100. Il ne fut pas rare de voir dans l’espace d’un mois des variations de 2, de 3 et même de 5 pour 100, comme aux approches des crises de 1857 et de 1864. On put remarquer aussi qu’à partir de 1854 le taux de l’escompte, qui jusque-là avait été en Angleterre inférieur à ce qu’il était dans notre pays, comme le taux de l’intérêt en général, s’éleva constamment au-dessus, bien que le taux de l’intérêt continuât à rester au-dessous, ainsi que le témoignent le prix des consolidés et celui de toutes les valeurs à intérêt fixe. Enfin, si depuis quelques années le taux de l’escompte a varié beaucoup plus en France que précédemment, c’est à l’influence de l’Angleterre qu’on le doit, c’est la conséquence de la solidarité financière qui existe entre les deux pays.

Est-ce à dire que nous rendons l’act de 1844 responsable de ce qu’il n’a pas su empêcher? Non assurément; nous reconnaissons que les crises sont des cas de force majeure, en dehors de l’action du législateur, et que la prudence humaine empêcherait difficilement. Il est par trop évident que la fréquence et la violence de ces crises sont dues avant tout au développement inoui qu’ont pris les affaires en Europe depuis seize ans et particulièrement en Angleterre et en France. Il en est de même des grandes fluctuations du taux de l’intérêt; le capital ne peut pas rester au même prix lorsqu’il ne se multiplie pas en raison des besoins et qu’il est plus demandé qu’offert, ce qui est arrivé depuis seize ans. Toutefois, quelle que soit la part que l’on fasse à cette cause principale, il restera toujours à se demander si l’act de 1844, loin d’atténuer les crises, ne les a pas au contraire aggravées, et s’il n’a pas contribué à amener des paniques là où il n’y aurait eu que des crises. La Banque d’Angleterre, qui dans les momens ordinaires n’a qu’une action modeste sur le crédit, en devient tout à coup la dispensatrice suprême dans les momens de crise, lorsque les ressources sont épuisées partout ailleurs; mais, comme celles qu’elle possède elle-même sont très limitées, et qu’en vertu de l’act de 1844 elle ne peut pas les étendre, chacun a les yeux sur le chapitre qui les indique, et qui, dans le bilan de la Banque, est intitulé « réserve. » Aussitôt qu’on voit cette réserve baisser, l’alarme s’empare de tous les esprits, on sent que le crédit va être suspendu, et avant qu’il en soit ainsi on cherche à s’approvisionner de ressources par tous les moyens possibles. Les uns vont retirer leurs dépôts des banques auxquelles ils les avaient confiés, les autres apportent à l’escompte tout le papier dont ils peuvent disposer, d’autres vendent des valeurs publiques pour se procurer de l’argent, et c’est sur la Banque d’Angleterre que retombe le poids de toutes ces réalisations. Elle est alors livrée aux plus grands embarras. Supposons qu’il n’y ait pas d’act de 1844 et qu’on ne voie pas la limite où devront s’arrêter fatalement les opérations de la Banque, que cette limite dépende de la confiance du public, on ne prendrait plus l’alarme aussi vite, et la plupart de ces réalisations, qui sont l’effet de la panique, n’auraient pas lieu.

On a souvent donné comme une preuve de l’efficacité de l’act de 1844 et de la confiance inspirée par la Banque qu’il régit, que dans ces momens-là les dépôts augmentaient plutôt qu’ils ne diminuaient. Cela est vrai, ils augmentent généralement et ils ont notamment augmenté de 5 millions de livres sterling dans la semaine qui a précédé la dernière crise; mais si les dépôts ont augmenté de 5 millions de livres sterling, les avances que la Banque a eu à faire par l’escompte ou autrement ont augmenté beaucoup plus, elles se sont élevées de 8 millions de livres sterling dans la même semaine. Cela se comprend : les établissemens d’escompte et de banque, pressés par les remboursemens qu’on leur demande de toutes parts, présentent à la Banque d’Angleterre tout le papier dont ils peuvent disposer, et ils y laissent momentanément en dépôt une partie des ressources qu’ils se sont ainsi procurées en attendant des besoins plus urgens. Que faudrait-il pour que ces besoins se manifestassent, et que la Banque d’Angleterre eût à rembourser les dépôts en même temps qu’à faire des avances? Il ne faudrait peut-être qu’une chose, c’est qu’on s’en tînt à l’act de 1844, et que la Banque ne fût pas autorisée à émettre des billets au-delà de la limite posée par lui. La panique alors s’accroissant de l’impossibilité où l’on serait de se procurer des ressources par l’escompte, on en viendrait à demander à la Banque d’Angleterre elle-même le remboursement des dépôts, et il serait curieux de savoir comment ce jour-là, même avec son act de 1844, la Banque s’y prendrait pour répondre à ses engagemens. Au 11 mai dernier, lors de la suspension de l’act, la Banque d’Angleterre avait en réserve 1,200,000 livres sterling pour répondre de 24 millions 1/2 de livres sterling de dépôts, en y comprenant ceux du gouvernement. La Banque de France, qui n’a pas d’act de 1844 pour la protéger, ne s’est jamais trouvée dans une situation aussi critique, avec un écart aussi considérable entre ses ressources et ses engagemens.

On a répété à la décharge de l’act que, si la Banque d’Angleterre en avait déjà demandé trois fois la suspension, elle ne s’était servie qu’une seule fois, en 1847, de la licence qui lui avait été accordée à cet effet, qu’en 1866 comme en 1857 elle n’avait pas eu besoin d’en faire usage. Pourquoi n’en a-t-elle pas fait usage? Parce qu’aussitôt que le public a été informé que la Banque d’Angleterre n’était plus renfermée dans les limites rigoureuses de l’act, qu’elle pouvait, à certaines conditions, étendre sa circulation fiduciaire au gré des besoins, la panique s’est calmée, l’effet moral était produit, on n’avait plus besoin des ressources qu’on ne demandait avec tant d’instances que parce qu’on craignait de n’en pas avoir. Mais cette licence dont on ne se sert pas est précisément la critique la plus sévère qu’on puisse faire de l’act de 1844 ; elle montre que la limite qu’il pose à la circulation fiduciaire est purement arbitraire, sans rapport aucun avec les besoins du public et la disposition des esprits, puisqu’il suffit qu’elle soit écartée pour qu’immédiatement la confiance renaisse et que la crise se calme ; elle prouve encore que les abus de la circulation fiduciaire ne sont pas à craindre, même sans l’act de 1844, puisqu’on ne profite pas de l’autorisation qu’on a de l’augmenter. Enfin les effets désastreux produits à certains momens par cette limitation arbitraire, qui menace de suspendre toute la vie commerciale d’un pays, sont tellement évidens qu’un homme justement célèbre, sir George Cornewall Lewis, dont nous avons déjà plus d’une fois cité l’opinion, disait, en parlant de l’act, qu’il faisait plus de mal en une semaine qu’il ne pouvait faire de bien tout le reste du temps. Cette année encore nous avons eu une singulière démonstration de ce qu’il a d’anormal. Le ministre des affaires étrangères lui-même, lord Clarendon, voulant rassurer les capitaux étrangers et montrer à quoi tenait la violence de la crise, a cru devoir invoquer l’act de 1844 et en expliquer le mécanisme.

Si du moins l’act de 1844 donnait à la circulation fiduciaire la même valeur absolue que possède la réserve métallique, on comprendrait cette dérogation aux véritables principes sur lesquels repose l’émission des billets au porteur; mais il n’en est rien. Il ne faut pas perdre de vue qu’il y a aujourd’hui pour 375 millions de bank-notes qui n’ont aucune représentation métallique, qui sont émises contre pareille somme déposée à la Banque en valeurs publiques et qui ne pourraient pas être remboursées, si par suite d’une panique quelconque elles arrivaient au remboursement. Pourquoi 375 millions et non pas 450 ou 500? Quel est le principe qui dicte cette limitation? Il n’y en a pas. Il a seulement été établi en 1844 que la circulation de la Banque d’Angleterre était rarement descendue au-dessous du chiffre de 14 millions 1/2 de livres sterling ou 362 millions de francs, et que jusqu’à ce chiffre il n’y avait aucun inconvénient à la laisser sans représentation métallique et à la faire reposer sur des valeurs publiques; mais si telle était la limite en 1844, qui nous dit qu’elle doit être la même aujourd’hui, et que le public ne serait pas disposé à s’arranger d’une circulation fiduciaire de 450 à 500 millions sans représentation métallique?

Dans tous les cas, cette circulation ne repose sur aucun principe scientifique; elle ne donne pas la certitude absolue que la circulation fiduciaire équivaut à la circulation métallique, puisqu’il y a toujours 375 millions de billets qui ne sont pas couverts par des espèces et qui ne seraient pas remboursés, si on les présentait au remboursement en même temps. Elle ne laisse pas non plus cette circulation s’étendre jusqu’à la limite qui lui est marquée par la confiance publique, ce qui est la seule règle à suivre en pareille matière. Si on se conforme à cette règle, la circulation fiduciaire sera plus ou moins grande selon les circonstances ; mais elle s’établira toujours de manière à répondre aux besoins réels, tandis qu’avec une limitation arbitraire comme celle qui est établie par l’act, on est en plein empirisme. On dit au public qu’il doit avoir confiance dans la circulation fiduciaire, même sans réserve métallique, jusqu’à concurrence de 375 millions, et on lui défend d’avoir confiance au-delà. Cela ressemble à cette fameuse théorie qui faisait considérer la circulation fiduciaire comme parfaitement assurée lorsqu’elle reposait sur une réserve métallique du tiers. On a vu ce qu’elle valait chez nous en 1848; personne n’y croit plus aujourd’hui. Je comprends mieux, au point de vue des principes, ceux qui disent, et nous en avons vu dans ces derniers temps, que la circulation fiduciaire qui ne repose pas absolument sur des espèces métalliques, écu par écu, est du papier-monnaie ou plutôt de la fausse monnaie, qu’elle tend à troubler les rapports économiques d’un pays en faisant considérer comme signe de la valeur ce qui n’est rien en soi, et n’a qu’une valeur de convention. Je ne partage pas cette rigueur de principes, je crois que la circulation fiduciaire bien assurée, et elle peut l’être autant que le comporte la prévoyance humaine lorsqu’elle est émise par un grand établissement placé sous le contrôle de l’état et avec des conditions de publicité suffisantes, je crois que cette circulation a sa raison d’être, qu’elle rend des services essentiels pour lesquels elle ne peut être suppléée ni par les chèques, ni par les viremens de comptes, ni par tout autre moyen de crédit qu’on pourrait imaginer. Tous ces moyens de crédit ne sont pas de la monnaie qui puisse circuler de main en main, tandis que le billet au porteur émis avec toutes les garanties désirables est de la monnaie sous la forme la plus commode.

Sans doute il ne faudrait pas se faire illusion sur ce genre de monnaie et s’attacher à le développer inconsidérément; s’il a des avantages, il a bien aussi des inconvéniens, et nous avons eu occasion de les signaler plus d’une fois ; mais il en est de cela comme de toute chose, l’inconvénient n’existe qu’avec l’abus, l’usage est bon. Il est utile pour un pays qui a besoin, comme l’Angleterre, de signes monétaires jusqu’à concurrence de 2 milliards, de pouvoir s’en procurer le quart, soit 500 millions, au moyen de son crédit sans qu’il lui en coûte rien et en économisant pareille somme d’espèces métalliques. Cela est même avantageux dans un pays qui, comme le nôtre, a 5 milliards de numéraire; c’est encore une économie du dixième sur le signe monétaire, et quand cette économie se fait sans rien compromettre et en donnant toute la sécurité désirable à la circulation fiduciaire, elle vaut la peine qu’on s’en préoccupe.

Je n’aime pas pour régir la circulation fiduciaire l’act de 1844, moins parce qu’il empêche la circulation fiduciaire de s’étendre dans une mesure raisonnable que parce que la limitation qu’il établit est complètement arbitraire, ne repose sur aucun principe, et qu’elle a l’inconvénient, à certains momens, d’agir avec une brutalité qui augmente les crises au lieu de les atténuer. J’aime mieux le système de la Banque de France. Ici point de limitation à l’émission du billet au porteur, la Banque en émet tant qu’elle peut, autant que le public veut en recevoir, et, comme elle est toujours tenue de les rembourser en espèces et de publier chaque semaine des états de situation, il ne peut pas y avoir d’émission exagérée. Le public fait à la Banque le crédit qui lui convient; s’il juge qu’il va lui falloir des espèces pour ses besoins du dedans ou du dehors, ou qu’il est trop à découvert pour la confiance que lui inspire l’établissement qui émet les billets, il rapporte ces billets au remboursement, et toujours la somme de la circulation représente la somme de crédit qu’il veut faire à la Banque.

On a souvent loué dans l’act de 1844 ce mécanisme inflexible qui, lorsqu’on est arrivé pour la circulation fiduciaire à une certaine limite, agit comme une force aveugle et oblige les directeurs de la Banque à prendre les mesures les plus énergiques pour rétablir l’équilibre. D’abord cela n’est pas tout à fait exact; nous avons vu à diverses reprises les directeurs de la Banque, même sous l’empire de l’act, laisser l’encaisse descendre à des chiffres très bas, — à 8 millions de livres sterling en 1847, à 7 millions en 1857, — et s’il n’est pas descendu aussi bas en 1866, c’est parce que les directeurs ont été plus sages, plus prévoyans, et qu’ils ont su recourir à temps aux mesures préventives, notamment à l’élévation du taux de l’escompte. C’est donc moins le mécanisme inflexible de l’act de 1844 qui agit que la prudence des directeurs pour prévenir les diminutions de l’encaisse; mais aurait-il la vertu qu’on lui suppose, qu’à ce mécanisme inflexible je préférerais de beaucoup une force intelligente et capable d’apprécier les véritables intérêts du pays. Je comparerais volontiers le mécanisme de la Banque d’Angleterre à un frein qui aurait la puissance d’arrêter instantanément un train lancé à trop grande vitesse, et celui de la Banque de France à un autre frein qui n’arrêterait que par un ralentissement successif. Le premier aurait de graves inconvéniens, il amènerait un choc plus ou moins considérable et produirait plus de mal que de bien, tandis que le second, en modérant la secousse, rendrait un véritable service.

On a beau dire que les banques, même d’émission, ne sont pas instituées pour fournir un capital factice lorsque le capital réel est épuisé, et qu’il est bon au contraire qu’elles tranchent dans le vif pour arrêter le mal au plus vite : ce n’est pas fournir un capital factice que d’émettre des billets que le public bien renseigné est libre de recevoir ou de refuser, qu’il peut rapporter le lendemain même au remboursement, si cela lui convient. Si, pour éviter des désastres et arriver tout doucement au rétablissement de l’équilibre, il consent à en accepter un peu plus que ne lui en imposerait une limitation arbitraire, je ne vois pas que la banque qui s’y prête manque à sa mission, et qu’il faille absolument étrangler les gens pour les sauver. La Banque de France depuis qu’elle existe a traversé déjà bien des crises; elle a assisté à plusieurs révolutions, et, excepté un moment en 1848, où, avec un encaisse métallique de plus de moitié de la circulation fiduciaire, elle a été obligée, par suite d’une panique sans précédent, d’adopter le cours forcé, jamais, en s’appuyant sur le système que nous avons indiqué, elle n’a cessé de faire honneur à ses engagemens et de répondre aux besoins pour lesquels elle a été instituée. Elle a dû sans doute en plusieurs circonstances recourir à des mesures rigoureuses, abréger les échéances et élever le taux de l’escompte; mais les mêmes moyens ont été employés en Angleterre, et ils l’ont toujours été avec plus de rigueur que chez nous. Ainsi, sans parler de cette année, où, par suite de circonstances que nous expliquerons tout à l’heure, l’escompte s’est tenu pendant trois mois à Londres à 10 pour 100. tandis qu’il était chez nous à 4 pour 100, — en 1864, c’est-à-dire dans une année de cherté de l’argent et même de crise, le taux moyen de l’escompte a été de 7 1/3 en Angleterre et de 6 1/2 en France. Une différence à peu près identique a eu lieu encore l’année dernière, 4 1/2 en Angleterre et 3 1/2 en France.

Nous ne connaissons qu’une raison sérieuse pour le maintien de l’act de 1844 en Angleterre, c’est la pluralité des banques d’émission qui existe encore dans ce pays. Avec une seule banque d’émission placée sous le contrôle du gouvernement et obligée de publier chaque semaine des états de situation, il est difficile d’augmenter la circulation fiduciaire au-delà de ce qu’elle doit être régulièrement pour exister dans des conditions saines ; mais il n’en est pas de même lorsqu’on se trouve en face de plusieurs banques : on a vu autrefois les banques locales de l’Angleterre, qui n’étaient pas soumises au même contrôle ni gênées par la même responsabilité que la banque principale, augmenter leur émission à mesure que celle-ci diminuait la sienne ; le même danger pourrait se produire encore. On comprend qu’on s’en soit préoccupé, et qu’on ait appliqué à toutes les banques une espèce de transaction avec le système de l’unité que nous regardons comme le véritable principe en fait d’émission ; mais l’act de 1844 à notre avis ne peut être un principe destiné à régir la circulation fiduciaire.

Du reste les inconvéniens de cet act ont été tellement sentis lors de la dernière crise, on a tellement vu l’insuffisance de la circulation fiduciaire de la Banque d’Angleterre en présence du discrédit qui avait atteint tous les autres moyens de circulation, que des esprits éminens de l’autre côté du détroit se préoccupent de la nécessité de modifier cet état de choses. Ils voudraient que la Banque d’Angleterre eût dans de certains cas et à de certaines conditions la faculté de sortir des limites posées par cet net, que cela fut écrit dans une loi au lieu de résulter de l’intervention du gouvernement.

J’avoue que je ne comprends pas bien les avantages de cette réforme ; si on autorise la Banque d’Angleterre à s’affranchir de l’act dans certains cas et à certaines conditions, ce sera encore la loi qui réglera des choses qui peuvent être difficilement réglées par elle, et qui doivent être laissées à l’appréciation des directeurs et du public. Arbitraire pour arbitraire, j’aime autant l’obligation où est aujourd’hui la Banque de recourir à l’intervention du gouvernement lorsqu’elle veut suspendre temporairement les effets de l’act que la faculté qu’elle aurait de le faire en vertu d’une loi qui poserait d’avance des conditions inflexibles. Après tout, le gouvernement apprécie la situation et agit en conséquence. Il accorde ou refuse la faculté qu’on lui demande, tandis qu’avec une loi il n’y aurait pas d’appréciation possible. Il faudrait agir selon les prescriptions, quelles que fussent les circonstances. Ainsi, lors de la dernière crise, la Banque d’Angleterre avait été autorisée à s’affranchir de l’act à la condition de maintenir le taux de l’escompte à 10 pour 100; elle l’y maintint longtemps en effet, bien qu’elle n’usât pas de la faculté qui lui avait été accordée, parce qu’elle craignait à chaque instant d’être obligée d’en user. On lui disait que ce taux de 10 pour 100 entretenait la défiance, prolongeait la crise, et qu’elle aurait bien fait de l’abaisser. Supposons que cette opinion eût été reconnue vraie par la Banque et qu’elle eût cru devoir réduire l’escompte, elle pouvait en demander l’autorisation au gouvernement, et le gouvernement pouvait la lui accorder. Avec une loi au contraire, la réduction de l’escompte eût-elle été jugée utile par le gouvernement et par la Banque, il était impossible à l’un et à l’autre de l’accorder; la condition restait inflexible, il fallait en supporter les conséquences, quelles qu’elles fussent. A tant faire que de modifier l’act de 1844, au lieu de ce compromis qui ne remédierait à rien d’essentiel, il serait beaucoup mieux de revenir purement et simplement au système de la Banque de France. Ce système est logique, rationnel; il donne à la circulation fiduciaire toute la sécurité possible, et en même temps il lui laisse une élasticité suffisante pour répondre aux besoins légitimes et pour modérer les crises lorsqu’elles se préparent.


II.

La seconde question que nous voudrions examiner se rattache à l’énorme différence qui a existé cette année dans le taux de l’escompte entre la France et l’Angleterre, différence qui s’est élevée jusqu’à 5 et 6 pour 100 et qui a duré trois mois, l’intérêt ayant été à 4 pour 100 en France et à 10 pour 100 en Angleterre.

On s’est étonné qu’un écart aussi considérable ait pu se maintenir sans entraîner au dehors tout le capital disponible de notre pays et vidé au profit de nos voisins les caves de la Banque de France. Loin de là, l’encaisse augmentait chez nous à mesure même qu’il diminuait à la Banque d’Angleterre. Les esprits qui avaient nié la solidarité, financière entre les deux pays n’ont pas manqué de triompher de cette circonstance et de soutenir qu’on se trompait en se préoccupant de ce qui avait lieu en Angleterre pour régler la conduite de la Banque de France. Nous croyons, quant à nous, à cette solidarité; nous pensons, malgré les faits de cette année que nous expliquerons tout à l’heure, qu’il y a entre la Banque d’Angleterre et la Banque de France des rapports tellement intimes, qu’elles sont souvent dans la dépendance l’une de l’autre, obligées d’agir de concert ; mais il faut s’expliquer sur l’étendue de cette solidarité. Si on va jusqu’à dire que le capital de la France soit tout prêt à se déverser en Angleterre quand il y a entre les deux pays une différence de 2 à 3 pour 100 dans le taux de l’intérêt, on se trompe assurément. Il y a beaucoup de raisons pour qu’il n’en soit pas ainsi; d’abord on aime toujours mieux un intérêt moindre dans un pays que l’on connaît qu’un intérêt plus élevé dans un pays qu’on ne connaît pas, indépendamment des facilités de réalisation, qui sont plus grandes dans un cas que dans l’autre; puis il y a, pour déplacer son capital, des frais de transport à supporter, des commissions, des assurances à payer, et ce n’est pas pour une simple différence de 2 à 3 pour 100, différence en général de peu de durée, qu’on subirait tous ces frais. Le capital qui est prêt à s’en aller pour profiter de cette différence de 2 à 3 pour 100 est un capital cosmopolite qui est entre les mains des banquiers, de ceux qui ont avec l’étranger des rapports constans, et pour lesquels un déplacement de numéraire est chose facile. Il s’en va d’abord par le change lorsque le change est contraire.

Les nations, par leurs rapports de toute nature, sont débitrices ou créancières les unes des autres; elles sont débitrices quand elles ont importé plus qu’elles n’ont exporté, ou que, pour une raison ou pour une autre, elles ont plus à payer qu’à recevoir dans un pays. Dans ce cas, le solde doit toujours se faire en numéraire : celle qui est débitrice a ce qu’on appelle le change contraire, c’est-à-dire que, la balance ne pouvant se faire par la voie des échanges commerciaux, elle est obligée de fournir une différence en espèces; elle voit le prix de l’argent hausser à son préjudice, comme hausse sur le marché le prix de toute marchandise qui est plus demandée qu’offerte. S’il s’agit de nos rapports avec l’Angleterre, la livre sterling, qui en temps ordinaire vaut 25 francs 10 ou 12 centimes, coûtera 25 francs 25 ou 30 centimes, c’est-à-dire qu’il nous faudra payer 25 francs 25 ou 30 centimes toutes les fois que nous aurons une livre sterling à faire parvenir en Angleterre. Qu’arrive-t-il alors? Que des banquiers qui sont en relation d’affaires avec les pays où il y a un solde à payer, avec l’Angleterre par exemple, pour profiter de cette différence dans le change qui peut s’élever à 1 pour 100, laisseront dans ce pays les capitaux qu’ils peuvent y avoir, et en enverront même d’autres en fournissant des traites à ceux qui en auront besoin.

Si maintenant à cette différence du change vient se joindre une nouvelle différence dans le taux de l’intérêt, si dans le pays créditeur l’intérêt est de 6 pour 100, tandis que dans le pays débiteur il n’est que de 4 pour 100, le banquier qui a des capitaux dans le pays créditeur pourra encore escompter sa propre traite et ajouter ce nouveau bénéfice à celui du change. Il réalisera ainsi un bénéfice de 1 1/2 pour 100 sur toute opération à trois mois d’échéance, et comme cette opération ne lui coûte rien, qu’il peut la faire sur son propre crédit, avec des capitaux qu’il emprunte à 4 pour 100 pour les prêter à 6, il est évident qu’il est disposé à l’étendre autant qu’il le pourra et à faire passer au dehors tout le capital métallique qu’il trouvera moyen de se procurer. Ce capital sera peu considérable, je le reconnais; évaluons-le seulement à 200 ou 300 millions. Il est des momens où il est fort préjudiciable à un pays d’envoyer tout à coup 200 ou 300 millions de numéraire au dehors lorsqu’il en aurait grand besoin chez lui. Je sais bien que certains esprits ont l’habitude de se récrier contre l’inquiétude que peut inspirer une telle exportation. Il est, disent-ils, indifférent qu’on exporte du numéraire au lieu d’exporter d’autres marchandises. « Les produits s’échangent toujours contre les produits; » si on exporte pour 200 ou 300 millions de numéraire de plus à un certain moment, c’est qu’on a trouvé profit à le faire. On a importé d’autres marchandises qui ont paru plus avantageuses. Se plaindrait-on d’avoir exporté pour 200 ou 300 millions de vin de plus qu’à l’ordinaire?

Sans doute l’argent est une marchandise qu’on peut avoir intérêt à exporter à certains momens plutôt qu’autre chose, — nous l’avons éprouvé cette année même; — mais il est d’autres momens où cette exportation peut causer de graves préjudices. Si on exporte pour 200 ou 300 millions de vin de plus qu’à l’ordinaire, et que cette exportation produise la rareté et le renchérissement du vin, c’est un inconvénient pour le consommateur qui est amplement compensé par le bénéfice du producteur et par le profit général qu’en retire la communauté en important d’autres produits et en développant ses affaires en conséquence. Il n’en est pas de même du numéraire : si on en exporte pour 200 ou 300 millions de plus, et que cette exportation produise la rareté, l’inconvénient n’est plus limité à un seul objet et n’atteint plus une seule classe d’individus, il devient général et atteint tout le monde. Un économiste américain fort distingué, M. Carey, a dit, en parlant du numéraire, qu’il était comme un rail sur lequel glissent les transactions : supprimez le rail, vous supprimez les transactions. On peut, il est vrai, faire passer plus de transactions sur le même rail à l’aide du crédit; mais il y a une limite à cette extension, et cette limite est surtout étroite et gênante dans les momens où l’on a plus à payer qu’à recevoir au dehors, et où par conséquent tous les ressorts du crédit sont déjà très tendus. Dans ces momens-là, si on laisse aller à l’extérieur 200 ou 300 millions de numéraire sans s’en préoccuper, confiant dans la maxime que « les produits s’échangent contre les produits, » on ne tarde pas à en sentir les inconvéniens et à s’apercevoir que si l’argent est une marchandise, c’est une marchandise d’une espèce particulière qu’on ne peut pas laisser trop diminuer sous peine d’apporter un trouble considérable dans les rapports économiques et de voir les affaires s’arrêter faute de ce rail sur lequel elles glissent.

Assurément 200 ou 300 millions de plus ou de moins sont bien peu de chose dans un stock métallique qui, comme le nôtre, peut s’élever à 5 milliards; mais il faut remarquer qu’avant de venir les prendre à la Banque de France pour l’exportation on a épuisé tous les autres moyens de se procurer du numéraire. Quand on arrive à la Banque de France, beaucoup de métaux précieux se sont déjà écoulés par la voie ordinaire du change, et c’est lorsque ce change n’en fournit plus, lorsque l’argent devient rare et que la circulation a besoin de tout ce qui lui en reste, qu’on s’adresse à la Banque et qu’on lui demande les 200 ou 300 millions que la spéculation trouve profit à exporter. Nous comprenons que ceux qui attachent peu d’importance à la circulation métallique, et qui la remplaceraient au besoin par une circulation de papier-monnaie pure et simple, s’inquiètent peu de la disparition de ces 300 millions. Ils ne tarderaient pas à être au comble de leurs souhaits et à voir disparaître le dernier écu ; mais ceux qui, comme nous, attachent une grande importance à la circulation métallique, qui pensent qu’elle est l’âme des transactions et qu’un pays doit toujours en avoir la quantité dont il a besoin, ceux-là ne peuvent pas admettre qu’un établissement financier comme la Banque de France laisse vider son réservoir sans s’en préoccuper.

C’est à tort qu’on prétendrait que la Banque de France, étant un établissement privilégié, a dans l’émission de ses billets des ressources spéciales qu’elle peut mettre à la disposition du commerce dans les momens difficiles, et qu’elle a été instituée précisément pour modérer à l’aide de son crédit l’élévation du taux de l’intérêt. Nous répondrons à cette objection par une comparaison. Supposons que dans un temps de disette, lorsque plusieurs pays se disputent le peu de céréales disponibles qui se trouvent sur les divers marchés du monde, un gouvernement, sous prétexte qu’il a dans ses greniers publics une réserve assez importante qu’il s’est procurée dans des temps favorables à de bonnes conditions, s’avise tout à coup de la vendre au-dessous du cours afin d’empêcher l’élévation des prix. Qu’arriverait-il? Empêcherait-il l’élévation des prix de se produire? Nullement, il ne ferait que la retarder. Les étrangers, trouvant à s’approvisionner à bon marché des céréales qui leur manquent, viendraient les chercher là où on les vendrait au-dessous du cours; d’autre part, les gens du pays, trompés par le bas prix sur la quantité des ressources dont ils peuvent disposer, au lieu de restreindre leur consommation, seraient portés à l’augmenter; et un beau jour, quand la réserve serait épuisée et la disette accrue, le pays qui aurait vendu au-dessous du cours serait obligé de racheter beaucoup plus cher, avec des sacrifices d’autant plus douloureux qu’il aurait contribué lui-même à augmenter la disette en se privant de ses réserves. Eh bien ! ce qui arriverait pour les céréales, si on s’avisait de vendre les réserves au-dessous du cours, arriverait également pour les espèces métalliques, si la Banque de France, dans les momens où le change est contraire et où par conséquent il y a disette de numéraire par rapport aux besoins, se laissait aller à donner ses ressources au-dessous du cours sous prétexte qu’elles lui coûtent moins qu’à un autre. Elle n’empêcherait pas l’élévation du prix de l’argent, et le jour où elle n’en aurait plus, où il lui faudrait bon gré mal gré s’arrêter dans ses opérations, ce jour-là ce ne serait plus la hausse de l’escompte qui aurait lieu, ce serait une panique effroyable avec toutes ses conséquences.

La Banque de France, dans les momens où le change est contraire, a le devoir de s’en préoccuper et de conserver ses ressources non-seulement pour rembourser les billets au porteur et les dépôts, qui sont tous exigibles en numéraire, mais parce qu’étant la clé de voûte du crédit, le seul établissement où l’on puisse s’adresser dans les momens de crise, il faut qu’elle ait des ressources pour ces momens-là sous peine de désastre, et elle ne peut en avoir qu’en élevant le taux de l’escompte jusqu’au degré où cela est nécessaire pour diminuer la demande. — Mais, dira-t-on, comment l’élévation du taux de l’escompte peut-elle corriger le change, empêcher l’argent de s’en aller pour payer des dettes qu’on ne peut acquitter qu’avec des espèces métalliques, ou pour faire des acquisitions de céréales ou de coton, qui ne se règlent que de la même manière? D’abord l’élévation du taux de l’escompte corrige le change parce qu’en faisant payer l’argent plus cher, elle diminue le profit qu’on trouve à l’exporter et arrête ce genre de spéculation. Quant à l’argent qui s’en va pour régler des différences ou pour payer des denrées de première nécessité, celui-là se trouve retenu aussi par l’élévation du taux de l’escompte. Du moment que le commerce est obligé de payer très cher l’argent qu’il doit envoyer au dehors, il restreint ses opérations au strict nécessaire; il achète un peu moins et il vend un peu plus en abaissant ses prix. De cette façon, l’équilibre ne tarde pas à se rétablir, et c’est en cela surtout que l’élévation du taux de l’escompte a toute l’efficacité désirable.

Il ne faut pas se figurer, parce qu’on voit tout à coup 2 ou 300 millions de numéraire disparaître des caisses de la Banque de France ou de celle d’Angleterre, que la crise tienne à ces 2 ou 300 millions de moins. Il serait trop facile de les remplacer dans des pays où le mouvement d’affaires roulé sur plusieurs milliards. On ne subirait pas une crise pour avoir dépassé de 2 ou 300 millions seulement les ressources disponibles. La France a eu quelquefois, et notamment trois années de suite, en 1854, 1855 et 1856, à exporter une pareille somme pour se procurer les céréales qui lui manquaient. Elle a pu le faire sans traverser une crise, parce qu’à ce moment les conditions du commerce étaient saines, et qu’on n’était pas engagé au-delà de ce qu’il fallait. Le déplacement de ces 2 ou 300 millions de numéraire avait à peine agi sur l’encaisse de la Banque de France; mais lorsqu’au contraire on voit l’encaisse de la Banque diminuer tout à coup d’une pareille somme, c’est que la situation est toute différente. La diminution des 300 millions n’est plus alors qu’un symptôme. Elle indique qu’il y a un écart plus ou moins considérable entre les ressources disponibles et le capital engagé. Quel sera cet écart? Il est difficile de l’établir au juste; mais, si nous supposons qu’il y a 5 milliards de stock métallique pour servir à un ensemble d’opérations qu’on peut évaluer à 50 milliards, c’est-à-dire que le numéraire soit au capital circulant dans la proportion de 1 à 10, 300 millions de moins dans le numéraire indiquent une somme dix fois plus forte d’opérations qui ne reposent que sur le crédit, soit 3 milliards. Je ne saurais trop insister sur ce rapport entre le stock métallique et l’ensemble du capital roulant, parce que c’est le nœud de la question et qu’on ne comprendra jamais rien aux crises financières ou monétaires, comme on veut bien les appeler, si on se figure que la rareté du numéraire est indépendante de celle du capital disponible, et que lorsqu’on a, par exemple, le change contre soi, et que l’encaisse de la Banque de France diminue de 2 ou 300 millions, il ne s’agit, pour éviter la crise, que de procurer à la Banque les 2 ou 300 millions qui lui manquent, soit en augmentant son capital, soit en l’obligeant à vendre ses rentes ou par tout autre expédient plus ou moins chimérique. Trompé par les apparences, on a essayé quelquefois de se procurer par d’autres moyens que par l’élévation du taux de l’escompte les métaux précieux qui venaient à manquer, on en a acheté directement. La Banque de France a dépensé à cet effet, en 1855 et 1856, 15 millions de francs, payés en prime pour une acquisition de métaux précieux qui s’est élevée à près de 1400 millions de francs; elle remplissait le tonneau des Danaïdes, l’encaisse pouvait à peine se maintenir, l’argent s’en allait plus vite qu’il n’était venu, et comme ces palliatifs n’avaient pour effet que de dissimuler la situation, le mal s’aggravait, et un beau jour on se trouvait avec moins d’espèces que si on n’avait rien fait du tout pour s’en procurer artificiellement.

La Banque d’Angleterre vient de donner cette année un exemple qui prouve l’intelligence de ses directeurs, et il faut ajouter aussi celle du pays. Au moment où la crise était le plus intense, où l’argent était à 10 pour 100 chez nos voisins pendant qu’il était à 4 pour 100 chez nous, nous lui avons offert, dit-on, de lui procurer à des conditions fort avantageuses une somme en numéraire plus ou moins considérable ; elle a refusé. Elle a compris que le soulagement qui en résulterait ne serait que momentané et qu’il ne ferait qu’aggraver le mal, elle a préféré devoir l’amélioration de sa situation aux lois ordinaires du change, en maintenant pendant trois mois le taux de l’escompte à 10 pour 100. Pendant ce temps en effet, les mauvaises affaires se sont liquidées, ce qu’il y avait d’excessif dans les entreprises industrielles ou commerciales a été retranché. Les importations se sont un peu ralenties, les exportations ont augmenté, et le change a fini par se rétablir à des conditions tellement favorables que, dans l’espace d’un mois, l’Angleterre a pu redescendre du taux de 10 pour 100 à celui de 5 pour 100 ; elle est aujourd’hui à 4 pour 100. Maintenant cette solidarité financière qui oblige la Banque de France et celle d’Angleterre à se régler l’une sur l’autre, à élever ensemble le taux de leur escompte, existe-t-elle à tous les momens, ou plutôt y a-t-il toujours lieu de s’en préoccuper ? C’est la dernière question qui nous reste à examiner.


III.

La solidarité existe lorsque les deux pays éprouvent les mêmes embarras, qu’ils ont l’un et l’autre excédé la limite de leurs ressources disponibles, abusé du crédit, et qu’ils n’ont plus assez d’espèces monétaires pour leurs besoins. Dans ce cas, et c’est le plus fréquent, par suite des relations commerciales qui unissent la France et l’Angleterre, comme il n’y a dans aucun des deux pays un excédant de numéraire qu’on puisse se prêter l’un à l’autre, et qu’il s’agit au contraire d’entamer des réserves qui ont une affectation spéciale comme garantie du remboursement de la circulation fiduciaire et des dépôts, il serait, je le répète, très imprudent de laisser subsister un écart même de 2 pour 100 entre le taux de l’intérêt de la Banque de France et celui de la Banque d’Angleterre; car cet écart ne dût-il entraîner au dehors que 200 millions, ce serait beaucoup trop.

Il est au contraire d’autres situations où, pour divers motifs, les besoins n’étant pas les mêmes, on peut laisser subsister un écart même de plus de 2 pour 100 sans inconvénient aucun. Nous avons traversé cette année une de ces situations; l’Angleterre s’est trouvée en face de besoins exceptionnels qui n’avaient aucun rapport avec ceux des autres pays et notamment avec ceux de la France. Nous avons parlé de ces nombreuses sociétés de finance et de crédit qui s’étaient organisées, en 1863 et 64 au capital de 5 à 6 milliards, avec un versement effectif de 1 milliard. Toutes ces sociétés, à l’œuvre au commencement de l’année 1866, ont dû, pour utiliser leur capital social et les dépôts plus ou moins considérables qui leur étaient confiés à gros intérêt, créer des entreprises de toute nature et donner à l’esprit de spéculation une excitation toute particulière ; ce sont elles notamment qui ont enfanté ces mille projets de chemins de fer devant absorber 175 millions de livres sterling, au dire de lord Northcote, et qui ont été votés en 1865 par le parlement. La situation a pu être masquée pendant un certain temps par l’immense crédit dont jouit l’Angleterre, par l’énormité des capitaux dont elle dispose; mais lorsqu’à cette situation déjà mauvaise sont venues se joindre d’autres nécessités, que l’Angleterre a eu à faire des acquisitions plus considérables qu’à l’ordinaire en coton, en céréales et même en bestiaux pour remplacer ceux qu’une cruelle épizootie lui enlevait, qu’elle a dû par suite envoyer au dehors des différences en métaux précieux, la situation est devenue critique. On a demandé à la Banque d’Angleterre les métaux précieux dont on avait besoin, ce qui, aux termes de l’act de 1844, a fait baisser la réserve en billets, et comme cette réserve est l’arche sainte, la dernière ressource dont on puisse disposer dans les momens extrêmes, il se répandit immédiatement un sentiment d’inquiétude, on courut aux banques redemander les dépôts qui leur avaient été confiés. Les unes purent faire face aux demandes, d’autres, des plus considérables, ne le purent pas et firent faillite; toutes réclamèrent l’assistance de la Banque d’Angleterre, et celle-ci fut obligée d’élever précipitamment le taux de son escompte à 10 pour 100 et de s’affranchir encore une fois des limites de l’act de 1844.

On a dit que la crise violente qui eut lieu alors en Angleterre était une crise de crédit purement et simplement, que le commerce y était complètement étranger; cela n’est pas tout à fait exact. Quand on veut juger de l’influence exercée par le commerce sur les ressources disponibles d’un pays, il ne faut pas seulement considérer l’ensemble de ce commerce, importation et exportation réunies, et la balance qui peut en résulter. Il faut considérer encore la façon dont le commerce est conduit et sur quels articles porte l’augmentation. L’Angleterre, par la nature de ses relations avec des pays très éloignés et assez pauvres, comme l’Inde, la Chine, le Japon, est obligée de faire d’assez longs crédits. Plus elle exporte, plus elle ouvre de crédits, et avant que ceux-ci n’arrivent à échéance, si son commerce est en progrès, elle en a ouvert d’autres qui ont encore mis plus de capital dehors. C’est comme un commerçant qui, à mesure que son commerce prospère, engage plus d’argent dans ses opérations; il aura beau faire de brillantes affaires, réaliser de grands bénéfices, à quelque moment que vous le preniez, vous le trouverez toujours ayant toutes ses ressources engagées. L’Angleterre fait de longs crédits dans son commerce d’exportation, et on lui en fait à elle d’assez courts pour son commerce d’importation, soit parce qu’étant plus riche que les autres elle trouve profit à faire ses acquisitions pour ainsi dire au comptant, soit parce que les produits qu’elle tire du dehors étant généralement des matières premières qui sortent de pays pauvres, il y a lieu de les payer tout de suite, et que d’ailleurs ces pays-là n’achètent pas en proportion de ce qu’ils vendent. Dans l’un et l’autre cas, les paiemens se traduisent par l’envoi au dehors d’espèces métalliques. Cela se manifeste surtout lorsque les produits dont il s’agit sont ou des céréales ou du coton, ou des bestiaux, et que, pour une raison ou pour une autre, on a dû dans un laps de temps assez court en acheter beaucoup plus qu’à l’ordinaire. C’est ce qui est arrivé cette année. D’abord le commerce général de l’Angleterre s’est beaucoup développé. Les états du board of trade nous donnent les résultats comparatifs suivans pour les six premiers mois de 1866 :


Exportation. Importation.
1864 92 millions de liv. sterl. 98 millions de liv. sterl,
1865 88 — 75 —
1866 107 — 113 —

Le seul fait de cette progression énorme, sans considérer la balance et la nature du commerce, suffit pour expliquer une plus grande absorption des ressources disponibles de l’Angleterre.

Maintenant, si nous examinons la nature spéciale de ce commerce et particulièrement celle des importations, nous trouverons que, du 1er janvier à la fin de mai 1866, le coton figure pour 26 millions de livres sterling de plus que pendant la période correspondante en 1865, les céréales pour 2 millions 1/2 de plus, et qu’au mois de juin on avait acheté 385,000 têtes de bétail contre 225,000 en 1865. Je ne parle pas de l’importation de quelques autres denrées tenant plus ou moins à l’alimentation, tels que le vin, les œufs, le beurre, et pour lesquelles les crédits aussi ne sont pas longs. Je m’en tiens à ces trois principaux articles, et je trouve que de ce chef l’Angleterre a eu à payer pour les six premiers mois de l’année 30 millions de livres sterling ou 750 millions de francs de plus qu’en 1865. — C’est ce qui explique comment elle s’est trouvée débitrice de tous les pays et particulièrement du nôtre, et pourquoi elle a eu si longtemps le change contre elle. Sans doute cela n’aurait pas suffi pour occasionner une crise comme celle que nous avons vue, surtout après la liquidation de l’année précédente, qui avait ramené beaucoup de capitaux disponibles; mais cet embarras, venant s’ajouter aux abus de toute nature commis par les sociétés de finance, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

On a vanté avec raison l’usage des dépôts en comptes courans, comme un moyen de crédit perfectionné, pour utiliser toutes les épargnes et ne laisser aucun capital improductif; mais comme rien n’est parfait en ce monde et que dans les choses les meilleures il y a toujours un côté fâcheux, le crédit qui résulte des dépôts a beau reposer sur un fond solide, c’est-à-dire sur une épargne réalisée, il peut donner lieu cependant à de graves embarras. — Le banquier qui reçoit l’épargne l’emploie tout naturellement à une échéance plus ou moins longue pour se rémunérer de l’intérêt qu’il lui alloue, et en même temps il s’engage à la rembourser à vue ou à peu près. Il y a contradiction dans les deux termes. On ne peut pas rendre immédiatement ce qui est placé à échéance. On se tire de cette situation au moyen d’une réserve destinée à faire face aux premiers remboursemens, en attendant soit de nouveaux dépôts pour remplacer ceux qu’on retire, soit la réalisation successive du portefeuille lorsque les fonds ont été bien placés à court terme et en valeurs parfaitement réalisables.

Cependant cette façon d’agir, toute rationnelle qu’elle soit, n’est pas exempte de péril, car du moment qu’il n’y a pas un équilibre parfait entre les ressources disponibles et les engagemens, s’il arrive des jours néfastes où pour une raison quelconque le crédit d’une maison est mis en suspicion, et si ces jours-là tous les créanciers veulent exercer leurs droits à la fois, il y a obligation pour la maison la plus solide de suspendre momentanément ses paiemens. Le crédit sur dépôts est donc quelque chose d’assez délicat qu’on aurait tort d’exagérer et de pousser à l’extrême, et quand on l’oppose trop à la circulation fiduciaire et qu’on voudrait voir celle-ci remplacée exclusivement par des chèques, on ne réfléchit pas aux difficultés inhérentes à ce dernier genre de crédit. Il s’est produit ce fait remarquable dans l’histoire de la dernière crise en Angleterre, que pendant un certain temps personne n’a plus voulu de chèques, même sur les meilleures maisons, et qu’il a fallu les remplacer par une extension de la circulation fiduciaire, ce qui a rendu encore plus gênante la limite posée par l’act de 1844. La perte totale occasionnée par la dernière crise n’a peut-être pas dépassé 1 milliard, et encore a-t-elle été subie presque en entier par les actionnaires des sociétés qui ont fait faillite, car les créanciers ont été à peu près désintéressés. Or une perte de 1 milliard dans un pays qui fait, dit-on, 3 milliards d’économie par an n’était pas de nature à entraîner une crise comme celle qui a désolé l’Angleterre, si les fonds avaient été placés directement par leurs propriétaires dans de mauvaises affaires et perdus par eux, ainsi que cela s’est présenté chez nous dernièrement pour beaucoup d’entreprises étrangères que nous sommes allés commanditer. Ce qui a compliqué et aggravé la situation, c’est que le milliard perdu l’a été par des établissemens financiers qui en restaient débiteurs et qui n’ont pas pu le rendre, comme ils s’y étaient engagés. Ils ont vu leur crédit ruiné du jour au lendemain. La perte était d’un milliard, mais le crédit ébranlé par ce fait s’élevait à plusieurs; de là l’origine de la panique et la catastrophe qui a frappé l’Angleterre, une des plus douloureuses qui aient affligé ce pays.

Cette crise doit servir de leçon à ceux qui s’imaginent que les sociétés de crédit et de finance sont faites pour commanditer l’industrie et organiser des entreprises par actions. Quand elles se livrent à ce genre d’opérations avec un capital qui excède celui qui leur appartient en propre, c’est-à-dire supérieur à leur actif social, elles s’exposent aux plus grands périls et sont à la merci de la moindre difficulté financière. La difficulté financière pour l’Angleterre cette année a été l’obligation où elle s’est trouvée de payer à bref délai une somme de 7 à 800 millions pour l’acquisition de denrées de première nécessité, et de les payer avec un stock métallique très faible, et avec un régime de banque qui impose des restrictions sévères à la circulation fiduciaire. Le fond de la crise était une question de crédit, mais la cause déterminante a été un commerce trop engagé sur certains points. S’il n’en avait pas été ainsi, si la crise était née purement et simplement des affaires de crédit, sans rien devoir au commerce, le change n’aurait pas été aussi longtemps défavorable; il n’aurait pas fallu trois mois d’escompte à 10 pour 100 pour rétablir l’équilibre.

Je sais bien que cette persistance de la part de la Banque d’Angleterre à maintenir si longtemps le taux de l’escompte à 10 pour 100 a été l’objet de critiques sévères venues d’hommes très compétens, qu’on a prétendu que sans cette persistance l’équilibre se serait rétabli plus vite, que les capitaux étrangers n’arrivaient pas dans la crainte des sinistres que cette situation faisait supposer, que ceux qui étaient dans le pays s’en allaient pour la même raison, qu’à l’intérieur enfin le crédit était restreint parce qu’il manquait de confiance. Cette explication n’est pas suffisante; ce n’est ni l’éloignement d’une quantité toujours peu considérable de capitaux étrangers, ni des appréhensions au sujet du crédit à l’intérieur qui auraient pu altérer le change pendant trois mois et obliger l’Angleterre à faire au dehors des remises plus ou moins importantes en numéraire, et la preuve, c’est que cette infériorité du change ne s’est corrigée que lorsque l’élévation du taux de l’escompte a eu produit son effet ordinaire sur les opérations commerciales en les restreignant. On n’a qu’à lire le relevé du board of trade pour les sept premiers mois de cette année, on y verra que les deux derniers sont en diminution relative par rapport aux deux premiers. Voici les chiffres pour le commerce d’exportation :


1864 Deux premiers mois 23 millions de livres sterl.
1865 Idem. 22 —
1866 Idem. 29 1/2 —
1864 Juin et juillet. 28 millions de livres sterl.
1865 Idem 27 —
1866 Idem 29 1/2 —

Ainsi l’augmentation, qui était de 5 millions sur 1864 et 1865 pendant les deux premiers mois, n’a plus été que de 1 à 2 millions 1/2 pour juin et juillet. C’est là, beaucoup plus que le retour des capitaux étrangers, ce qui a rétabli l’équilibre et permis à la Banque d’Angleterre d’abaisser successivement son escompte, et en très peu de temps, de 10 à 5 pour 100.

En 1857 et en 1864, aux deux dernières époques de crise, pour des raisons à peu près identiques, telles que des spéculations excessives jointes à des besoins de denrées de première nécessité, comme les céréales en 1856 et 1857, comme le coton en 1863 et 1864, l’Angleterre et la France avaient épuisé leurs ressources. C’était à qui s’en procurerait au plus haut prix parmi celles qui pouvaient se trouver disponibles quelque part dans le monde. Celui des deux pays qui serait resté en arrière et qui se serait obstiné à maintenir le taux de l’escompte au-dessous de son voisin se serait privé du concours de ces capitaux, et aurait vu une partie des siens s’en aller. Nous devions d’autant plus nous préoccuper, quant à nous, de cette situation que nous avions le change défavorable vis-à-vis de l’Angleterre. Il y a dans le monde, et particulièrement en Europe, deux grands marchés de capitaux où peuvent se liquider tous les engagemens commerciaux, Londres et Paris. Quand c’est la France qui, par ses relations avec le dehors, se trouve avoir la balance du commerce contre elle, quels que soient les pays vis-à-vis desquels elle est débitrice, la balance doit en général se régler à Londres; c’est à Londres qu’il faut envoyer la différence en espèces, et c’est sur Londres que se traduit le change défavorable. Quand les deux pays, la France et l’Angleterre, se trouvent, débiteurs l’un et l’autre, comme cela s’est présenté en 1857 et 1864, c’est encore à Londres que viennent se liquider les engagemens, parce qu’après tout c’est Londres qui est le marché le plus important, qui a le plus de relations avec le dehors, et qui peut le mieux acquitter des créances sur tous les points du monde.

C’est donc à Londres que nous avions en 1857 et en 1864 à payer la différence en numéraire résultant de l’exagération de nos affaires, et de nos acquisitions de denrées de première nécessité. Et en effet, si l’on interroge l’état du change à ces deux époques au moment de la crise, on voit qu’il était à 25, 30 et 35 en octobre 1857 et en novembre 1864. Aussi notre argent s’en allait-il à Londres avec une grande rapidité et en grande abondance, et la preuve en est que l’encaisse de la Banque de France était descendu, au mois de novembre 1857, à 182 millions, et à 151 millions au 18 janvier 1864. Si à ce moment, lorsque nos voisins élevaient le taux de leur escompte pour augmenter leurs ressources, nous étions restés indifférens à cette élévation, comme on nous le conseillait, nos espèces se seraient en allées encore beaucoup plus vite, puisqu’à l’influence du change, qui déjà suffisait pour les entraîner au dehors, on y aurait joint une différence d’intérêt, et la moindre différence, une de 2 pour 100, eût suffi. La solidarité entre les deux banques était donc bien réelle et bien étroite, et la Banque de France avait raison de s’en préoccuper en élevant le taux de son escompte à peu près au niveau de celui de la Banque d’Angleterre.

La situation n’a pas été du tout la même cette année. Pendant que l’Angleterre luttait contre des embarras de crédit à l’intérieur, qu’elle avait à payer des différences au dehors, et qu’elle voyait baisser chaque jour ses ressources disponibles, les nôtres augmentaient dans des proportions considérables; l’encaisse, de la Banque de France était, au 17 mai 1866, de 513 millions contre une circulation fiduciaire de 884 millions et des engagemens de toute nature ne dépassant guère 1,200 millions. Nous regorgions de capitaux, et de semaine en semaine il y avait augmentation[2]. Cette abondance provenait d’abord de ce que la liquidation amenée par la hausse de l’escompte à la fin de 1864 avait été très efficace, et ensuite de ce que nous n’avions rien fait depuis qui pût engager outre mesure nos ressources disponibles.

Quand on veut juger de l’efficacité de l’élévation du taux de l’escompte pour liquider une situation embarrassée, on n’a qu’à se figurer l’ensemble des opérations sur lesquelles elle porte. Supposons que cet ensemble d’opérations reposant sur le crédit soit, dans les momens où la situation est tendue, de 8 à 10 milliards, et ce chiffre n’a rien d’exagéré, si l’élévation du taux de l’escompte parvient à en arrêter pour 2 ou 3 milliards, et que ces 2 ou 3 milliards représentent l’excédant de nos engagemens sur nos ressources, immédiatement l’équilibre se trouve rétabli; le capital, rare hier devient tout de suite abondant. C’est ce qui est arrivé chez nous à la fin de 1864, et le capital est resté abondant depuis, parce que, je le répète, nous avons été fort prudens, que nous nous sommes abstenus autant que possible, jusqu’à ce jour, de toute entreprise nouvelle devant absorber beaucoup de capitaux, et qu’en 1865 notre commerce est resté à peu près stationnaire. Il y avait d’autant moins lieu de nous préoccuper cette année d’une différence dans le taux de l’intérêt avec l’Angleterre que celle-ci était particulièrement notre débitrice. C’est nous qui lui vendions une grande partie des denrées dont elle avait besoin, telles que céréales et bestiaux. Et non-seulement elle était notre débitrice pour ce qu’elle nous achetait directement, mais elle l’était encore pour ce qu’elle avait à payer au dehors sur les autres marchés, attendu que tout le papier qu’on avait le droit de tirer sur elle venait se négocier à Paris, comme sur le marché le plus important après celui de Londres.

Ce qui avait contribué encore cette année à rendre notre situation très aisée, c’était la bonne réputation de notre crédit et la confiance toute particulière qu’on a dans notre principal établissement financier. Au moment de la crise en Angleterre, et pendant qu’en Allemagne on se préparait à la guerre, la Banque de France est devenue tout à coup dépositaire de toutes les ressources disponibles non-seulement de la France, mais d’une partie de l’Europe; elle voyait affluer à elle les pierres précieuses, la vaisselle d’or et d’argent, les espèces métalliques. Le bilan de chaque semaine annonçait une augmentation dans les dépôts particuliers. Le chiffre de ces dépôts, qui était de 180 millions au mois de janvier dernier, était arrivé à 306 millions au 17 mai, et à plus de 400 millions un peu plus tard en y comprenant les dépôts de l’état. C’est là ce qui grossissait l’encaisse et lui donnait des proportions qu’il n’avait jamais eues. Sans doute, sous l’influence de l’élévation du taux de l’escompte en Angleterre, beaucoup de capitaux qui seraient restés s’en allaient chez nos voisins; mais nous étions trop heureux qu’il en fût ainsi, puisque ces capitaux n’avaient pas d’emploi en France, et qu’ils en trouvaient un très lucratif en Angleterre. Tant que le change ne se manifestait pas contre nous, que la livre sterling continuait à valoir 25 francs 8 ou 10 centimes, nous avions la preuve que rien ne souffrait chez nous, que nous avions plus de capitaux qu’il ne nous en fallait. L’état croissant de l’encaisse à la Banque de France était là d’ailleurs pour l’attester chaque semaine.

Aujourd’hui la situation tend à se modifier, le change est à 25, 20 et 25; cela prouve que les Anglais ne nous envoient plus d’argent, que nous leur en envoyons plutôt. Il n’y a pas à s’en préoccuper encore, parce que nous avons toujours à la Banque de France un encaisse considérable qui peut diminuer sans péril, et que d’ailleurs la différence du taux de l’intérêt dans les deux pays n’est plus assez forte pour motiver une grande exportation de numéraire. Pourtant il ne faudrait pas trop s’endormir. Par suite de l’insuffisance de notre dernière récolte en céréales et du haut prix du blé, nous allons être appelés probablement à exporter une certaine quantité de numéraire. L’Angleterre va se trouver dans le même cas, et si nous laissions subsister une grande différence dans le taux de l’intérêt, nous ne tarderions pas à en subir le contre-coup, et à voir baisser sensiblement nos ressources disponibles. Une différence de 5 à 6 pour 100 a été possible entre l’Angleterre et nous tant que l’état du change nous était favorable, que l’Angleterre avait plus à payer en France qu’elle ne pouvait entraîner de capitaux au dehors par l’effet de la hausse de l’intérêt, et que d’ailleurs nos ressources étaient considérables ; mais elle ne le serait plus aujourd’hui que l’équilibre est rétabli chez nos voisins, que le change nous est plutôt défavorable, et que nous pouvons avoir très prochainement besoin de nos ressources pour des acquisitions de première nécessité.


IV.

En résumé, on peut conclure des faits qui se sont passés cette année, en ce qui concerne l’act de 1844, que cet act a été impuissant encore à prévenir la crise du mois de mai dernier, et que lorsqu’elle est arrivée, il n’a pas pu davantage en atténuer les effets. Tout au contraire, dès qu’on a vu s’épuiser cette fameuse réserve, qui est comme la dernière ancre de salut dans les momens difficiles, la crise est devenue immédiatement une panique, et il a fallu aviser en demandant pour la troisième fois la suspension de l’act de 1844. N’est-il pas bizarre qu’un act qui a été fait pour prévenir les crises, pour en diminuer au moins la gravité, ne puisse être maintenu lorsqu’on est précisément en face d’une de ces calamités, et qu’il faille toujours le suspendre sous peine des désastres les plus effroyables? On aura beau dire que la convertibilité des billets au porteur étant parfaitement assurée par l’act de 1844, c’est une complication de moins dans les embarras financiers : cette considération n’a pas d’importance. Nous n’avons pas d’act de 1844 en France, et nous ne voyons pas qu’aux momens les plus critiques, en 1847, en 1857 et encore en 1864, le remboursement des billets au porteur émis par notre principal établissement financier ait été un instant l’objet d’un doute. Je ne parle pas de 1848, où, pour des raisons que chacun connaît, et qui sont complètement en dehors de tout système financier, la Banque de France a dû suspendre momentanément ses paiemens; elle y aurait été obligée même avec l’act de 1844.

Jamais non plus il n’y a eu en France un abus de la circulation fiduciaire qui ait pu déterminer une émigration du numéraire et créer des obstacles au rétablissement du change lorsque le change nous a été contraire; toujours la Banque de France, par le simple fait de la gradation du taux de l’escompte, a été en état de remplir tous ses devoirs, et comme elle n’était pas emprisonnée dans un act qui lui imposait des obligations rigoureuses, elle a pu les remplir avec modération et en atténuant les crises, tandis que la suspension de l’act de 1844 dans les momens difficiles ressemble au caveant consules des Romains; il nous avertit que la patrie est en danger, et comme il s’agit de choses très délicates où l’effet moral joue un grand rôle, cet avertissement que le crédit ne repose plus sur des bases solides augmente encore le mal. Je demande à quoi sert l’act de 1844, puisqu’il est sans influence pour prévenir les crises, et que, lorsqu’elles arrivent, il les aggrave. Je défie qu’on me cite un service rendu par cet act qui n’aurait pu l’être par notre système de banque, tandis que l’on pourrait citer de nombreux malheurs qu’il a causés, et qui ont été évités chez nous.

Maintenant, quant à la solidarité financière de la Banque d’Angleterre et de la Banque de France, les faits de cette année n’ont pas prouvé non plus qu’elle n’existait pas. Ils ont prouvé seulement que cette solidarité était limitée, qu’elle ne s’étendait qu’à un genre de capitaux, à ceux qui sont entre les mains des banquiers, et qui peuvent se déplacer aisément lorsqu’ils ont le moindre profit à le faire; puis, que s’il y a des momens où même avec cette limitation on doit s’en préoccuper, comme nous l’avons fait en 1857 et en 1864, il y en a d’autres au contraire où l’on peut laisser aller les choses sans inconvénient, lorsqu’on a trop de capitaux et qu’ils n’ont pas d’emploi à l’intérieur. Cette différence de situation est facile à reconnaître; elle se traduit par l’état du change et par l’encaisse de la Banque. Quand le change est favorable, peu importe l’écart qui existe dans le taux de l’intérêt entre un pays et un autre : la balance se fait toujours au profit de celui qui a le change favorable, et si on joint à cela une augmentation périodique de l’encaisse de la banque principale, on a la certitude, comme nous l’avons eue cette année vis-à-vis de l’Angleterre, qu’on reçoit toujours plus de capitaux qu’on n’en exporte.

Il est encore un troisième point que les faits de cette année ont mis en lumière et dont nous voulons dire un mot en finissant, c’est la sûreté de la doctrine qui ne reconnaît que l’unité en fait de circulation fiduciaire. Au plus fort de la crise en Angleterre, lorsque le crédit de toutes les banques était en suspicion, excepté celui de la Banque d’Angleterre, on a vu tout à coup la circulation locale diminuer sensiblement, et la Banque d’Angleterre avoir besoin d’augmenter la sienne pour remplir les vides qui se faisaient; mais comme celle-ci, renfermée dans les limites de l’act de 1844, n’avait pas toute latitude à cet égard, les vides ne se remplissaient pas. Le public avait trop de la circulation locale, dont il ne se souciait pas, et il n’avait pas assez de la circulation de la Banque d’Angleterre, qu’il recherchait particulièrement. La situation était des plus critiques, d’autant plus critique que ces mêmes banques locales, par suite de leurs embarras, venaient encore s’appuyer sur la Banque d’Angleterre et lui demander assistance, de sorte que celle-ci se trouvait au même moment porter tout le poids de la circulation fiduciaire du pays, de celle qui n’était pas émise par elle, et qui par conséquent échappait à son contrôle, comme de celle dont elle répondait directement.

Je ne connais pas de fait plus grave contre la circulation locale. Non-seulement elle n’a servi à rien pour empêcher la dernière crise, mais elle a été une cause d’embarras et de trouble, et elle a contribué à l’élévation rapide du taux de l’escompte à 10 pour 100. Si un fait comme celui-là a pu se passer dans un pays peu centralisé, où l’on a des habitudes locales et où d’ailleurs les banques qui émettent des billets au porteur en concurrence avec ceux de la Banque d’Angleterre existent depuis fort longtemps, que se passerait-il en France avec nos habitudes de centralisation, dans un pays où il n’y a jamais eu de crédit local? Il est bien évident qu’à la moindre crise toutes les banques de province qui auraient le droit d’émission verraient leur crédit mis en question et la plupart de leurs billets venir au remboursement. Il faudrait, de même qu’en Angleterre, pourvoir au vide qui serait fait par ces remboursemens, et comme la Banque de France ne serait pas préparée à une augmentation de sa propre circulation, qu’elle n’aurait pas les ressources suffisantes pour la réaliser en toute sécurité, les embarras seraient beaucoup plus graves, et les mesures restrictives bien plus nécessaires que si on n’avait jamais eu affaire qu’à une seule circulation, celle de la Banque de France. Veut-on par impossible que les banques locales, dans les momens de crise, aient une existence indépendante de la Banque de France et puissent augmenter leur circulation pendant que celle-ci diminuerait la sienne, — la situation serait pire encore, l’argent émigrerait au plus vite, et un beau jour on aurait une crise commerciale doublée d’une crise de papier-monnaie. La plupart des banques locales feraient banqueroute, comme cela est arrivé en Angleterre en 1825 et en 1837.

Si maintenant on nous dit que l’unité du billet au porteur représente le monopole et qu’il faut être pour la liberté en toutes choses, nous répondrons que les idées métaphysiques n’ont rien à faire lorsqu’il s’agit des intérêts matériels. Qu’on prouve que la liberté d’émission vaut mieux que l’unité, qu’elle met davantage à l’abri des crises, qu’elle assure l’argent à meilleur marché, et on sera écouté dans ses réclamations contre le monopole; mais si on ne fait pas cette preuve et que ce soit le contraire qui résulte de la liberté de l’émission, c’est-à-dire des embarras plus nombreux et l’argent plus cher, alors le seul mot de liberté n’est plus un argument dans la question. Le monopole de l’émission des billets au porteur est de la nature de ceux que l’état se réserve. Tant que l’état n’abandonnera pas à la libre concurrence le soin de battre monnaie, tant qu’il ne laissera pas faire le service de la poste et des dépêches télégraphiques par qui voudra, qu’il conservera la fabrication exclusive de la poudre, qu’il déléguera sous sa responsabilité et sous son contrôle l’exploitation en monopole des chemins de fer, on ne sera pas admis à prétendre que le monopole de l’émission des billets au porteur est une atteinte à la liberté de l’industrie. Le monopole de l’émission des billets au porteur, autrement dit de la fabrication d’une monnaie sous une autre forme que celle de l’or et de l’argent, est un service public comme tous ceux que nous venons d’indiquer, et il n’appartient qu’à l’état de le rendre, parce que l’état seul inspire la confiance qui est nécessaire pour cela.


VICTOR BONNET.

  1. Les lecteurs de la Revue n’auront pas oublié les deux remarquables articles de M. L. Wolowski sur l’act de 1844 et la liberté des banques, qui ont paru dans les numéros du 15 août et du 1er septembre 1866. Les conclusions du travail que nous publions aujourd’hui s’écartent en quelque points importans des opinions soutenues par M. L. Wolowski. Personne ne s’étonnera de ces différences. La Revue croirait trop sacrifier à un parti-pris d’unité si elle se faisait une loi d’écarter, sur des questions d’un si haut intérêt pratique, des controverses qui ne peuvent être sans profit pour la vérité.
  2. L’encaisse était de 640 millions à la fin de juin, et de 746 millions au commencement de septembre.