La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 22

E. Dentu (tome Ip. 360-370).
Première partie


XXII

Tête-à-tête


Nous savons que le prince Georges de Souzay était dans toute la force du terme un charmant cavalier. Peut-être le lecteur est-il tenté de juger qu’en ce moment sa situation tournait un peu au comique.

Pour notre part, nous n’y voyons point de mal.

Il balbutia je ne sais quel compliment, et la comtesse reprit :

— Il est d’usage dans un jour comme aujourd’hui, — et même auparavant, mais les circonstances ne s’y sont pas prêtées — que les deux fiancés puissent faire échange de leurs pensées. Du reste, il n’est pas trop tard : contrat n’est pas mariage. On ne peut dire que vous soyez étrangers l’un à l’autre puisque, pendant la recherche du prince, personne ici n’a jamais gêné la complète liberté de vos entretiens, mais vous n’en avez pas beaucoup profité. Causez. Entre tous les actes que nous accomplissons en notre vie, le mariage est le plus grave, et les millions ne remplacent pas le bonheur.

Sa voix trembla sur ces dernières paroles, qui furent dites avec un profond sentiment de mélancolie.

Elle embrassa Clotilde, donna la main à Georges et sortit en disant :

— Je reviendrai vous chercher pour que vous ne soyez pas déconcertés en rentrant au salon.

Georges et Clotilde étaient seuls.

Un instant ils restèrent l’un auprès de l’autre sans se parler et sans se regarder.

Après le départ de Marguerite, derrière la porte refermée du salon, ils avaient pu entendre le bruit d’une seconde porte qui pareillement se fermait.

Au bout de quelques secondes, Mlle Clotilde mit un doigt sur sa bouche et prononça très bas :

— Elle est peut-être encore là. Je vais bien voir !

Ce disant, elle se leva brusquement et gagna d’un saut de gazelle la porte en appelant :

— Marguerite ! ma tante Marguerite !

Elle ouvrit et n’appela plus. La seconde chambre était vide.

À cette vue, la physionomie de Mlle Clotilde changea, et le bon, le pétulant sourire de son âge éclata tout à coup dans ses yeux.

Georges souriait aussi.

— Qu’allais-tu lui dire ? demanda-t-il.

Vous avez bien lu : M. le prince de Souzay, malgré sa timidité que vous trouvâtes ridicule, tutoyait Mlle de Clare intrépidement.

— J’allais lui dire, répondit celle-ci sans paraître chagrinée, ni même étonnée, de rester près de nous, et que nous causerions tout aussi bien devant elle. Nous n’avons rien à cacher…

— Menteuse ! s’écria Georges en riant.

Elle ferma la porte avec soin. Quand elle se retourna, Georges était sur ses talons.

— Veux-tu que je t’embrasse ? dit-il.

Ce fut elle qui lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant :

— Bien vite et rien qu’une fois ! Je suis sûre qu’ils nous épient.

— S’ils nous épient, répondit Georges, qui la dévorait déjà de baisers, une fois est aussi dangereuse que cent.

Elle se dégagea de son étreinte et reprit sa place en lui faisant signe de l’imiter.

— Je les connais, dit-elle tout bas, et je connais la maison. Ce n’est pas ici (elle montrait la porte par où Marguerite était sortie) qu’ils viendront écouter. Tiens-toi bien droit, mon pauvre Clément, et joue ton rôle.

— Quel rôle ? demanda Georges, qui la regarda avec étonnement.

— Ne me fais pas rire, dit-elle, il faut absolument que nous soyons sérieux… à moins que tu n’aies l’idée de me persuader à moi aussi que tu es M. le prince de Souzay.

— Je ne sais plus trop moi-même… commença Georges.

Elle l’interrompit, et toucha son bras droit en disant :

— Voici pourtant qui est bien à Clément !

— Oui, chérie… et cela rappelle à Clément qu’il doit la vie à sa Tilde bien-aimée.

— Des bêtises ! fit Mlle de Clare avec le pur accent des fillettes de Paris.

Puis elle reprit :

— Si ça t’amuse d’être prince, je poserai en princesse. Nous n’en serons que mieux dans nos personnages… Éloigne-toi un peu, et sois plus déconcerté puisque tu fais celui qui est timide… J’en ai long à te raconter ; mais convenons d’abord d’une chose : si on nous interrompt avant que j’aie fini, tu me retrouveras une demi-heure après ton départ… Voyons ! où ça ? Tiens ! un bon endroit : au coin de la rue des Minimes.

La surprise de Georges devenait stupéfaction.

— Toi ! s’écria-t-il, sortir la nuit…

— On s’habitue, répliqua-t-elle, je n’ai plus peur de rien… Ne te penche pas comme cela de mon côté, c’est trop hardi.

Elle se tenait raide et sévère en parlant ainsi. Je ne sais comment dire que la joyeuse honnêteté d’un bon cœur soulevait le masque d’emprunt qu’elle retenait à deux mains sur son charmant visage, et que l’espièglerie des enfants pétillait dans ses yeux, — ni surtout, car c’est vraiment prêter trop de choses à la physionomie la plus expressive du monde, ni surtout, qu’à travers tant de vaillantes gaietés, un sentiment combattu de mélancolie perçait soudain parfois, jetant comme un voile triste sur les rayonnements de cette chère jeunesse.

Georges baissa les yeux, elle sourit disant :

— Oui, oui, je vois bien que tu me trouves plus jolie qu’autrefois, mais je ne sais pas du tout si tu m’aimes.

Et comme il voulut protester :

— Est-ce bien convenu, demanda-t-elle tout bas, pour le coin de la rue des Minimes ?

Et tout de suite après, changeant de ton :

— Ah ça ! pourquoi ne me disais-tu jamais bonjour ?

Georges ne comprenait pas.

— Là-bas, vis-à-vis, expliqua-t-elle, à la prison de la Force où tu avais de si beaux rideaux verts.

— Comment, s’écria le jeune homme au comble de la surprise, tu m’avais reconnu ?

— Veux-tu bien te taire !… Et ne nous tutoyons plus, s’il vous plaît. Dès la première fois que je vous ai vu, M. le prince, malgré votre cicatrice et le reste, je me suis dit : Voilà un brigand que j’ai déjà rencontré quelque part. Les fenêtres du petit salon donnent juste en face des rideaux verts, et le bon M. Buin me parlait de vous tant que je voulais. J’avais ma lorgnette de théâtre, elle est excellente et je me cachais derrière les persiennes à demi fermées… et ce pauvre cher bras qui m’a tant fait pleurer autrefois, comment ne l’aurais-je pas reconnu ?

— Bonne ! bonne ! Clotilde ! interrompit le prince, je t’en prie, embrasse-moi !

Mlle Clotilde fut inflexible et refusa le baiser imploré.

— La paix ! dit-elle en riant, il n’est plus temps… Ce n’est pas que j’espère beaucoup les tromper, ni surtout longtemps, mais on n’a pas besoin de six semaines pour prendre la clef des champs. Votre Altesse en sait quelque chose. Jouons serré, s’il vous plaît. Je vous donne ma parole d’honneur qu’ils sont là, quelque part, dans la muraille, au plafond ou sous le parquet. Soyez meilleur comédien ici que dans votre cellule.

— Moi qui me croyais si parfaitement déguisé ! murmura Georges avec quelque dépit.

— Pour les autres, ce n’était pas trop mal, puisque le pauvre M. Buin, qui vous avait rendu visite hier, vient de causer avec vous, ce soir, et n’y a vu que du feu ; mais pour moi, Clément est toujours Clément, pas de déguisement qui tienne !

— Et les Jaffret ?

— La haine est un peu comme l’amour. Les Jaffret ont été seulement un peu plus de temps à le reconnaître. Et puis, ma tante Marguerite a de si bons yeux !… Mais à propos, tu as eu l’air étonné quand je t’ai parlé de la rue des Minimes. Ah ! écoute, c’est vrai que j’ai couru toute seule la nuit dans Paris…

— Toute seule ! Et pour quoi faire ?

— Ne fallait-il pas avertir le docteur Abel Lenoir ?… C’est qu’il y a loin d’ici jusqu’à la rue de Bondy !

— Et tu allais ainsi, à pied ?…

— Oui, la première fois, mais rien qu’une fois. Après, le docteur m’envoyait une voiture et il me ramenait à Saint-Paul, d’où je revenais avec Michelle, après la messe du matin.

— Tu as confiance en elle ?

— Pas trop, mais je n’avais pas le choix, sais-tu, et tu étais condamné à mort.

— Comment !

— Tout simplement. Il y avait eu grand conseil dans le cabinet de mon oncle Jaffret. Ma tante Adèle… Mais, il faudrait d’abord te raconter ce qui se passa rue de la Victoire, la nuit du 5 janvier… Je parie que tu n’en sais pas le premier mot…

Elle s’interrompit. Sa voix avait un tremblement, et le sang s’était retiré de ses joues.

— Non, dit Georges, je n’en sais rien de rien !

— Jamais nous n’aurons le temps, reprit-elle, je les sens autour de nous. Faites-moi un compliment, mais sans élever la voix beaucoup.

— J’ai mis en vous, Clotilde, dit aussitôt le prince, les plus chers espoirs de ma vie…

— Méchant ! si c’était vrai seulement ! fit-elle.

— Et tout ce qu’un homme peut faire pour rendre heureuse une femme bien-aimée…

— Assez, va : moi je te réponds : j’ai peine à vous exprimer, prince, des sentiments que je ne définis pas bien moi-même. J’ai interrogé mon cœur, il m’a répondu…

— Et le reste comme tu voudras, chéri, ajouta-t-elle en baissant la voix jusqu’au murmure. Gourme-toi.

Elle joua timidement de l’éventail et reprit :

— À nos moutons ! qui sont malheureusement des loups. Nous sommes ici dans un coupe-gorge plus noir que ceux de la forêt de Bondy.

— Je le sais, dit Georges en saluant, comme si on lui eût dit une chose charmante.

Il se baissa en même temps pour baiser une main qu’on ne réussit pas à retirer.

— Es-tu assez gentil ! murmura-t-elle. Pour arriver jusqu’à toi, il faudra qu’ils me coupent en morceaux… Donc, dans le cabinet de mon oncle, le conseil de famille, comme ils s’appellent entre eux quelquefois, réforma d’avance l’arrêt de la cour d’assises qui ne devait te donner que les galères à perpétuité : tu fus condamné à mort. Mme Jaffret combina une comédie d’évasion où le rôle principal était confié à un employé de la prison, nommé M. Noël…

— Alors, interrompit Georges, c’était de toi, la lettre !

Et comme Mlle de Clare ne répondait pas, il continua :

— La lettre où l’on me disait que les deux montants de l’échelle avaient chacun son trait de scie à trente pieds au-dessus du sol…

— Parbleu ! fit-elle comme un petit homme.

Puis elle ajouta d’un air consterné :

— Tu n’avais donc pas pensé que c’était moi ?

— Dame ! comment voulais-tu que je devine ?

Une larme vint aux cils de Mlle de Clare pendant qu’elle murmurait :

— Oh ! le méchant qui n’aime pas sa petite sœur ! Moi, je te devine toujours, même quand ce n’est pas toi !