La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 13

E. Dentu (tome Ip. 245-256).
Première partie


XIII

Le scapulaire


Mme Jaffret aspira voluptueusement une douzaine de bouffées, et dit, en rendant la pipe avec un regret évident :

— C’est gala, ce soir, pas de bêtise ! On me flairerait.

— Le fait est, répliqua M. Noël, que, pour une ancienne de votre sexe, cette odeur-là ne fait pas bien dans le mouchoir ; mais on pardonne tout aux jolies femmes, c’est le proverbe. Parlons raison, voulez-vous, Maillotte ? Ce n’est pas moi qui payerai, c’est vous. Je ne dis pas que vous manquez de talent, vous autres femmes, et la reine Victoria gouverne bien l’Angleterre ; mais n’empêche que c’est étonnant de voir un jupon dans le fauteuil du colonel. On en cause, et pas mal, à l’estaminet de L’Épi-Scié, là-bas. Les affaires ne vont guère, et on rappelle le temps où il faisait jour des trois et quatre fois par semaine… grand jour !

— C’était trop souvent, mon fils, interrompit Adèle : Tant va la cruche à l’eau… Tu sais le reste. Quand j’ai montré le nez pour la première fois hors de mon trou et que je vous ai fait pstt ! vous vous êtes couchés à plat ventre. Vous n’en saviez pas long, et l’association était à cent pieds sous terre, hein ?

— Ça, c’est vrai ; mais voilà trois ans qu’elle est remontée, et on n’a fait encore qu’une opération.

— Donne ta pipe. La justice était en éveil, la police avait le diable au corps. C’est bon tout de même, nom de nom, mais la Marguerite va me dépister dès la porte quand je rentrerai. J’ai beau lui dire que ça me réussit pour mes rages de dents…

— Ah ! ah ! fit M. Noël : la Marguerite ! On en cause aussi de celle-là, on se dit : Puisque les grands sont morts, le colonel, Toulonnais-l’Amitié, le docteur en droit, le comte Corona, et les autres, pourquoi la Marguerite, qui était l’élève de Toulonnais, et la chérie du colonel, n’a-t-elle pas pris le Scapulaire ?

Ce dernier mot, le scapulaire, fut prononcé du même ton que si M. Noël eût dit « le sceptre, » et, par le fait, c’était bien cela, comme nous pourrons le voir. Adèle rendit la pipe avec mauvaise humeur et répliqua :

— Elle n’a pas le Scapulaire, parce que je l’ai dans ma poche, ma vieille. Sais-tu seulement ce que c’est que le Scapulaire ? Sais-tu ce que c’était que le colonel, ce fétiche, par lequel vous jurerez jusqu’à la fin du monde et qui s’est moqué de vous pendant quatre-vingts ans sonnés ? Et de moi aussi, c’est certain ! et de lui-même pareillement, car dans le cimetière où il est maintenant, il n’a pas pu emporter le trésor des anciens Habits-Noirs, le monceau d’or qui ne tiendrait pas dans les caves de la Banque de France !

Les yeux de la vieille femme brûlaient sous les touffes de ses sourcils gris et l’on eût dit que cet éclat allumait une lueur entre les paupières de M. Noël.

Il baissa la voix pour demander :

— Est-ce vrai que le Scapulaire contient le secret du grand Trésor ?

Adèle fut un instant avant de répondre, puis, arrachant pour la troisième fois de sa bouche la pipe de son compagnon, elle dit :

— Mon Piquepuce, écoute voir : vous êtes tous des brutes, et on gouverne les brutes avec des momeries. Si tu avais reçu de l’éducation, tu saurais cela. Quand on veut fonder un peuple, on dit aux vagabonds comme toi : « Je suis le possesseur d’un grand mystère, ma nourrice était une louve », ou bien : « Je vais dans la forêt toutes les nuits causer avec la nymphe Égérie. » Eh bien ! ce fut un peuple que les Habits-Noirs, et même un grand peuple, ma parole, qui se répandait comme les juifs, sur toutes les contrées de l’univers. Le colonel Bozzo les amena un jour d’Italie où ils s’appelaient les Veste-Nere, et faisaient partie de la Camorra Seconde dont Fra-Diavolo lui-même, qui avait été mal pendu par les Français, en 1799, pendant la campagne de Naples était le chef. Il y a cinquante ans de cela, mais je m’en souviens, ce qui ne me rajeunit pas… Si je te redemande ta pipe, ne me la donne plus dans mon intérêt. Ça t’amuse-t-il mon histoire ?

— Dame, fit M. Noël, j’attends. Peut-être que vous allez reparler du Trésor.

— Vieil enfant ! tu aimerais mieux des contes à dormir debout ! Ah ! tu as raison de regretter le colonel, il en avait toujours de pleins paniers ! Quand je le vis pour la première fois, il se donnait cent ans, et il a vécu un demi-siècle après… et une nuit que je pénétrai dans sa chambre à coucher pour lui dire que la police rôdait autour de son hôtel, rue Thérèse, je trouvai son lit vide, et un beau jeune homme bouclant ses cheveux noirs devant une glace…

— Les cheveux du colonel ? interrompit Noël ébahi.

— Les cheveux du beau jeune homme, qui était le colonel.

— Et comment expliquez-vous cela ?

— Je n’explique pas, mon Piquepuce, je suis une vieille femme et je bavarde. Si tu racontais mon histoire à l’estaminet de l’Épi-Scié, penses-tu qu’ils te croiraient ?

— Non, pour sûr !

— Tu vois donc bien que je ne cours pas grand risque. Et pourtant, c’est vrai comme cette lampe nous éclaire ! Regarde mon cou, ici entre deux rides, c’est la marque de son stylet, car il voulut me tuer, cette nuit-là, parce que je l’avais vu.

— C’était donc un déguisement, sa prétendue vieillesse ?

— Je n’en sais rien. Le docteur Samuel disait qu’il était le diable.

— Alors, murmura M. Noël, ceux qui prétendent qu’il n’est pas mort peuvent bien ne point se tromper.

— Je ne sais pas. J’étais une des trois femmes déguisées en religieuses qui veillèrent son agonie pour tâcher de surprendre le secret du Trésor. Je l’ai vu mourir, je le jure, vu de mes yeux, et sa tombe est au Père-Lachaise ; mais si quelqu’un me disait que c’est lui qui fait avorter l’une après l’autre toutes nos combinaisons, je le croirais.

Il y eut un silence. M. Noël secoua les cendres de sa pipe. On entendait dans le salon voisin le bruit monotone et paisible de la conversation.

Mme Jaffret reprit :

— Ils sont là qui attendent, et celui qu’on attend ne vient pas. Peut-être le colonel l’a-t-il arrêté en chemin. Où en étais-je ? Pour fonder son peuple, le colonel prit la vieille méthode et il fit bien : il s’entoura de mystères et de fables, dans lesquels il y avait du vrai pourtant, car j’ai pénétré (il y a longtemps !) dans les caves du couvent de la Merci que l’association possédait en Corse, au pays de Sartène, et j’ai vu là un monceau de richesses qui eût acheté un royaume.

— Et où sont-elles passées, ces richesses ? demanda M. Noël dont l’émotion altérait la voix.

Adèle haussa les épaules :

— Où sont les diamants, les rubis, l’or, les billets, les bank-notes, les titres qui emplissaient la cachette de la rue Thérèse[1] ? Je continue et je te parle franc, car nous n’avons plus besoin de mystère, nous, pour vous tenir : il y a au-dessus de nous tous un mystère qui plane malgré nous, un prestige : le TRÉSOR du colonel Bozzo. Ça suffit. Nous gardons les anciens mots de passe « fera-t-il jour demain » et le reste, mais le Scapulaire que ce vieux démon a fait luire aux yeux de votre superstition pendant un si grand nombre d’années, le fameux Scapulaire de la Merci, contenant le secret des Habits-Noirs, le mot mystique, la grande formule et la clef d’or, il ne renferme rien, il n’a jamais rien renfermé, sinon la suprême raillerie du Maître : une parole écrite en vingt langues diverses, mais n’ayant qu’un seul sens : NÉANT. Tiens, le voilà, le Scapulaire de la Merci, regarde !

Mme Jaffret jeta sur le bureau un cordon de soie muni de deux médaillons qui sonnèrent en touchant le bois. Noël s’en saisit avidement et ouvrit les deux médaillons tour à tour. Ils étaient vides, ou plutôt ils ne contenaient chacun qu’une lamelle d’ivoire taillée en rond, et les deux étaient pareilles, portant inscrits en lettres rouges les mots courts et caractéristiques qui signifient RIEN dans toutes les langues du globe.

— Je ne sais que le français, dit M. Noël en refermant les médaillons. Pourquoi m’avez-vous montré cela ?

— Pour que tu ne regrettes pas trop le passé, ami Piquepuce ; pour que tu saches les motifs de notre apparente inaction et que tu les redises, en expliquant les raisons qui m’ont assise, moi, selon ta propre expression, à la place du Père-à-Tous, quand il existe encore des maîtres de l’ancien temps : Samuel et Marguerite, et aussi Comayrol, qui était jadis au-dessus de nous. Comprends bien cela : nous n’avons plus qu’une affaire : le Trésor, et, seule au monde, je possède un moyen de mettre l’association sur la trace du Trésor.

— Est-ce que les fiançailles d’aujourd’hui ont trait au Trésor ? demanda Noël.

Adèle l’interrompit d’un geste affirmatif.

— Et l’évasion ?

— Aussi ; tout a trait au Trésor. Rien n’a trait qu’au Trésor. Et maintenant, bonsoir, bonhomme. Voilà mon mystère à moi ; ce prestige-là en vaut bien un autre, pas vrai, et vous me suivrez comme des caniches ! Va te coucher.

Elle se leva et battit sa robe à coups d’éventail, en femme qui va faire une grande entrée. Noël n’avait point répondu à son bonsoir. Il la rappela au moment où elle allait passer le seuil.

— Excusez, Maillotte, dit-il, je voudrais savoir encore quelque chose.

— Dis vite, alors, et appelle-moi Mme Jaffret.

— Est-ce que M. Larsonneur en mange ?

— Nom d’un tonnerre ! repartit Adèle, qui lâcha le bouton de la porte, tu sais pourtant bien que je n’aime pas votre argot ! Demande-moi tout bonnement, dans le langage des gens comme il faut, si ce monsieur est de chez nous. Avec votre patois de coquins, vous battez le rappel des inspecteurs et des sergents de ville. Comment dis-tu le nom ?

— Larsonneur.

— Connais pas.

— Alors, restez s’il vous plaît, patronne, nous n’avons pas fini, nous deux.

Il y avait dans son accent quelque chose de si grave que Mme Jaffret revint sur ses pas aussitôt.

— Cause, fit-elle, on t’écoute.

— Si vous ne voulez plus de notre patois, dit Noël, il y en a d’autres qui le ramassent, et si M. Larsonneur ne mange pas avec nous, il est à table avec ces autres-là. Toc !

— Explique-toi, mon brave.

— Eh bien ! reprit M. Noël, je prenais ce Larsonneur pour l’âme damnée de M. Buin… il n’est pas avec vous, non plus, celui-là, hé ?

— Ah ! mais non ! répliqua Adèle en riant, il nous faut bien quelques honnêtes gens au salon.

— Ce Larsonneur était le chien couchant du directeur et l’épouvantail de tous les gens de la prison…

— Et c’est lui qui t’a coupé le prisonnier sous le pied ? interrompit Mme Jaffret.

— Vous le saviez ?

— Non, mais je le devine.

— Vous devinez bien, c’est ce Larsonneur qui a fait l’évasion par la grand’porte, entre les jambes des gendarmes. Vous pensez que je n’étais pas en humeur de le caresser, je me suis donc mis à sa poursuite bien plus encore qu’à celle du condamné. Je fouillais la cohue, quand j’ai entendu qu’on disait : « Place Royale, il fait jour ! » J’en ai sauté, parce que j’ai pensé tout de suite que c’était une de vos manigances, et je n’osais plus ni avancer ni reculer, crainte de me trouver en travers de vous. Sans ça, le condamné n’aurait pas été loin, mais je me disais : Si je mets les pieds dans le plat, la Maillotte est capable de me faire du chagrin.

— Pour ça, tu avais raison, dit Adèle, et je t’en ferai si tu oublies de m’appeler Mme Jaffret. Est-ce tout ce que tu avais à m’apprendre ?

M. Noël était évidemment désappointé par le peu d’effet que produisaient ses révélations.

— Si ça vous est égal, gronda-t-il entre ses dents, tant mieux ! Moi, je croyais que de savoir qu’il y a dans Paris une autre maison de commerce qui se sert de vos trucs et de vos marques de fabrique…

— Et pas moyen de l’attaquer en contrefaçon, hé, Piquepuce ? interrompit la vieille en riant. Oui, tu devais croire que j’allais tomber pâmée… Mais la Belle-Jardinière a des tas de succursales, tu sais bien, mon garçon…

— Comment ! s’écria M. Noël, non sans admiration, c’est vous qui aviez monté le coup du vieux monsieur et de la dame en noir ?

Maman Jaffret cligna de l’œil d’un air aimable.

— J’en ai monté bien d’autres, mon pauvre bonhomme ! dit-elle. Allumes-en une avant de t’en aller, il n’y a pas de pipe que j’aime comme la tienne, et je vais te donner ton numéro pour passer demain à la caisse. Attends voir que je sache si le marié est arrivé.

Elle entr’ouvrit la porte qui donnait dans le salon et demanda :

— Eh bien ? et le prince Charmant ?



  1. Les Compagnons du Trésor