La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 06

E. Dentu (tome Ip. 157-165).


VI

M. Larsonneur


Noël, le surveillant disciple d’Épicure, qui s’était donné pour but dans la vie de jouir à trente francs par jour pendant deux ans et de « claquer après, » entendit le bruit de pas dans le corridor en même temps que le prisonnier lui-même.

— Affaire manquée, dit-il, c’est Larsonneur ! Emballé !

Et, changeant aussitôt de contenance, il se rapprocha de la porte, dans la posture du soldat sans armes.

Mais cela ne l’empêchait pas de causer rapidement et à voix basse, car il en avait gros sur le cœur.

— Je risquais bon, disait-il, car j’étais obligé de rester ici à votre place, puisque vous emportiez mes habits, mais je comptais me faire des bleus, me bâillonner et même m’évanouir pour crier au secours d’une voix faible quand vous auriez eu le temps de glisser dehors. Va bien, ce ne sera pas encore de cette fois-ci que je mettrai Clémentine et Mme Roufat dans leurs meubles. Ah ! je ne suis pas hypocrite, d’abord, il n’y aurait pas plus gredin que moi, si j’avais les moyens. Va te faire fiche ! Jamais de bonheur aux cartes ! Ça se trouve que je tombe sur un imbécile au lieu d’un lapin no 1, et qui ne sait pas ce que c’est qu’un monseigneur !

Il tenait toujours son outil à la main et regardait le prisonnier avec un mépris mêlé de rancune.

Celui-ci avait les yeux baissés et prêtait l’oreille.

Dans le couloir, de l’autre côté de la porte, on causait.

— Vous n’aurez pas fait faction longtemps, mes fils, disait une forte voix, parlant avec autorité. On va lever l’écrou, j’ai les menottes.

— C’est bien fait, dit Noël : Mazas ! Reconnaissez-vous l’organe de Larsonneur ?

Il ajouta :

— Vous savez, Manchot, ma poule, comme vous pourriez avoir l’idée, de vous faire bien venir en me calomniant, on va prendre les devants. Pas bête, moi !

Une autre voix reprit du dehors :

M. Noël est avec lui depuis tantôt, et nous n’avons pas quitté d’ici : ah ! il était joliment gardé… Est-ce qu’on va l’emmener tout de suite ?

— Le temps de river ses manchettes et de le conduire au greffe.

— Mais le directeur ?

— Fait ! On a son papier. Il est de noce ici près, le directeur.

C’était la voix de Larsonneur qui avait parlé la dernière.

Une clef tourna dans la serrure.

Un des surveillants de faction ajouta :

— Ça va le changer rude à Mazas, car il se gobergeait dans du coton ici, vous allez voir !

— Pas de pistole à Mazas : à l’attache ! un Habit-Noir !

Noël se frotta les mains méchamment.

— Attrape ! gronda-t-il. Réglé ! vous entendez ?

— Est-ce que vous croyez ça, vous, M. Larsonneur, demanda-t-on encore au-dehors, qu’il est des Habits Noirs ?

— Parbleu ! fut-il répondu.

Et la porte s’ouvrit.

Ils furent trois à entrer : M. Larsonneur et deux employés qui l’accompagnaient.

Les deux surveillants de garde restèrent dans le corridor.

— Faisons vite, dit M. Larsonneur, en passant le seuil, voilà déjà un bon quart d’heure que la patache et l’escorte sont en bas. Bonjour, monsieur Noël, aidez-moi à mettre les menottes, si c’est un effet de votre complaisance.

— Je veux bien, répondit Noël avec une gravité tout officielle, mais je demande la permission de fournir un renseignement pour le rapport. Partout où cet homme sera transféré, il devra être l’objet d’une surveillance exceptionnelle. Jusqu’à présent, je n’avais jamais eu à me plaindre de lui ; mais aujourd’hui… d’abord, voilà ce que j’ai trouvé sur lui !

Il tendit le monseigneur, qui fut pris par un des employés, lequel dit, en l’examinant :

— L’objet a du service.

Le prisonnier restait immobile et silencieux.

— D’autre part, poursuivit Noël, je ne sais pas si c’est en biens-fonds ou en valeurs qu’il est riche, mais il m’a offert un mandat de 20,000 francs sur les neveux de Schwartz et Nazel…

— Impudent coquin ! voulut interrompre le prisonnier.

— La paix ! fit Larsonneur durement. Allez, monsieur Noël, j’écoute.

— À cette fin, acheva celui-ci, que je lui aurais communiqué mes effets du gouvernement pour se pousser du large et rejoindre ses complices en ville. Ah ! il connaît son état, celui-là !

Clément ne renouvela point sa protestation.

— Aux manchettes ! ordonna Larsonneur. Mention de votre conduite et de vos dires sera au rapport, monsieur Noël. Vous vous êtes conduit en homme fidèle et intelligent !

Pendant qu’il parlait ainsi, il jeta un regard rapide au prisonnier, qui baissa aussitôt les yeux.

C’était, ce Larsonneur, un personnage évidemment beaucoup plus considérable que ses compagnons. Il était bas sur jambes et très robuste, avec une figure fortement caractérisée, qui semblait faite pour dénoncer un audacieux mélange de sang-froid et de bonne humeur, mais qui, en ce moment, était grave jusqu’à la dureté.

On le devinait geôlier, sous son costume de bourgeois sans gêne, comme on lit la profession du militaire ou du prêtre sur les habits étrangers qu’ils ont empruntés par hasard.

M. Buin l’avait sans doute mis à l’épreuve, car il lui témoignait une entière confiance.

Quand ce Larsonneur remit les menottes à Noël, celui-ci dit, d’un air aimable :

— Faites excuse, on n’en a besoin que d’une pour le moment, le malfaiteur ne pouvant gesticuler qu’avec un bras.

Tous les surveillants rirent en dedans et en dehors de la porte. L’un d’eux prêta sa ceinture, et la main gauche de Clément fut, par ce moyen, assujettie solidement à ses reins.

Pendant l’opération, Larsonneur affecta de se tenir à l’écart. Depuis son entrée, il n’avait échangé, avec le prisonnier, ni un signe ni même un regard. La seule parole qu’il lui eût adressée était l’ordre de se taire.

— Monsieur Noël, dit-il, pendant que nous serons au greffe de la geôle pour enregistrer l’ordre de transfert et lever l’écrou, dressez l’inventaire des objets appartenant au prisonnier ; Louis et Bouret affirmeront votre procès-verbal. Nous autres, en marche !

Le prisonnier jeta un dernier regard autour de lui, comme s’il eût voulu dire adieu à ce paradis de la Force, puis il suivit les deux gardiens, qui étaient entrés avec Larsonneur ; celui-ci formait l’arrière-garde.

Au moment où le prisonnier s’engageait dans la galerie, le vent de la porte ouverte lui apporta encore, mais venant de bien loin, l’écho rauque de ces voix qui criaient sa condamnation.

Il fallait passer devant le cabinet du directeur pour arriver à la geôle. Larsonneur fit arrêter le cortège, et entra dans les bureaux d’administration, où il resta deux ou trois minutes à causer de l’événement du jour. Les commis vinrent sur le pas de la porte pour jeter un coup d’œil au Manchot, et il fut convenu, à l’unanimité, que jamais assassin n’avait porté son crime mieux ni plus lisiblement écrit sur son visage.

De l’administration à la geôle, Larsonneur aborda plusieurs employés. Le fait d’une translation de prisonnier, opérée à cette heure, n’était pas ordinaire. L’escorte s’était trouvée en retard, et Larsonneur racontait qu’il avait dû monter chez les Jaffret pour prendre l’avis de M. Buin, qui, ne voulant à aucun prix garder la responsabilité du condamné, avait ordonné de passer outre.

Certes, le moment était tranquille, et le voyage d’une prison à l’autre, dans une bonne voiture entourée de gendarmes, ne présentait aucune espèce de danger ; là n’était pas la raison de s’étonner.

C’était bien plutôt l’absence même de M. Buin, le directeur, en une circonstance pareille : absence d’autant plus inexplicable de la part d’un fonctionnaire si minutieux dans l’accomplissement de ses devoirs que M. Buin, au su de tout le monde, était dans le quartier, presque dans la même rue, en un mot à deux pas.

Larsonneur ne prenait pas de gants pour se plaindre, et comme on lui objectait la confiance vraiment exceptionnelle prouvée par cette conduite, il répondait avec mauvaise humeur : « Confiance tant que vous voudrez, ça n’ajoute rien du tout à ma paye de la fin du mois. »

Tout homme est porté du premier coup à contredire l’assertion quelconque de tout autre homme. Ceci est vrai, surtout entre gens de bureau. Les employés de la prison oubliaient l’incident pour ne penser qu’aux « embarras » faits par leur camarade, tout gonflé des bonnes grâces du patron. Ils se disaient, en haussant les épaules : « C’est un poseur ! Si M. Buin revenait par hasard, vous verriez tomber sa crête ! »

Les braves gens ne croyaient pas deviner si juste !

Ce fut seulement en sortant de la geôle, après l’écrou levé, que Larsonneur donna, pour la première fois, signe de vie à son prisonnier. On traversait le dernier couloir avant la cour des Poules, où s’ouvrait la grand’porte donnant sur la rue Pavée.