La Bande Cadet/Partie 1/Chapitre 01

E. Dentu (tome Ip. 89-103).
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Première partie


PREMIÈRE PARTIE

UNE ÉVASION ET UN CONTRAT

Séparateur


I

Le convoi du pauvre


En 1853, on mettait déjà la pioche dans les constructions qui entouraient la prison de la Force, destinée elle-même à disparaître bientôt. Il ne restait, sur l’emplacement actuel de la rue Malher, vers l’endroit où elle débouche dans la rue Saint-Antoine, en face du portail de Saint-Paul, qu’une belle vieille maison, dont la principale entrée était rue Culture-Sainte-Catherine.

Cette maison avait beaucoup de noms, y compris le vrai qui était l’hôtel Fitz-Roy. Les voisins l’appelaient plus volontiers la Maison-aux-Oiseaux.

Paris ne change plus beaucoup depuis la guerre ; mais ceux qui ont plus de vingt ans se souviennent de ces années poudreuses où quatre cent mille maçons entretenaient le nuage de plâtre dans tous les arrondissements à la fois. Les boulevards surgissaient à la baguette ; on demandait son chemin dans Paris comme en forêt : la transformation fut si soudaine et si complète, en ce temps-là, qu’il nous arrive encore aujourd’hui de chercher naïvement, à leur place d’hier, des choses qui étaient contemporaines de nous, mais qui sont bien plus mortes que les ruines laissées par Charlemagne ou Julien l’Apostat.

La belle vieille maison regardait la prison de la Force par-dessus les démolitions. Elle méritait assurément le grand prix de tranquillité parmi toutes les demeures paisibles qui dorment dans ce quartier du Marais. On n’y entendait jamais aucun bruit, sauf des ramages d’oiseaux, parce que le bon M. Jaffret qui l’habitait était le protecteur et le bienfaiteur de tous les moineaux de Paris. Deux fois par jour, le quartier attendri venait le voir distribuer ses aumônes à la population des pierrots, qui tourbillonnait comme un essaim énorme au-dessus de sa terrasse.

Cela prouve, dit-on, un excellent cœur, mais, pour ma part, je préfère ceux qui, quand ils ont du pain de trop, le donnent aux hommes.

M. Jaffret avait en outre quantité de cages à toutes ses fenêtres, et dans son salon, une volière qui occupait ses meilleurs loisirs.

Il vivait seul avec sa femme et sa nièce — ou sa pupille, on ne savait pas au juste.

Sa femme, beaucoup plus âgée que lui, chassait les oiseaux mendiants quand il n’était pas là : on l’accusait même de leur tendre des pièges, car on en trouvait parfois d’étranglés sur le trottoir, au-dessous de la terrasse.

Sa pupille, qui était toute jeune et charmante, ne sortait guère que pour aller à l’église, ce qui ne l’empêchait pas d’être un sujet de conversation pour les voisins. On l’appelait la belle Tilde, parce que ce nom de Tilde passait souvent entre les persiennes fermées, prononcé par la douce voix de papa Jaffret ou par l’aigre fausset de « sa dame ».

Du reste, les époux Jaffret eux-mêmes n’étaient pas sans donner ample pâture aux bavardages environnants. Autour de Saint-Paul, beaucoup de gens se demandaient ce qu’ils pouvaient bien faire dans cette vaste maison avec leur nièce et deux domestiques seulement : une cuisinière qui servait de bonne et un valet de chambre.

La cuisinière ne causait jamais chez les fournisseurs ; le valet de chambre, homme de cinquante ans, aurait pu passer pour un rentier quand il allait, le soir, lire le Constitutionnel à son petit café de la place Royale. Il s’appelait Laurent. Au café, on ne l’avait jamais entendu prononcer que deux phrases : « Monsieur, j’ai l’honneur de retenir la gazette après vous, » et quand on lui tendait le journal : « Monsieur, j’ai l’honneur de vous remercier. »

Au Marais, c’est un peu la province, je ne sais pas même si les cancans du Marais ne sont pas d’espèce plus vivace et plus foisonnante que ceux de Romorantin. Les Jaffret étaient très riches, on disait cela, mais on disait aussi tout le contraire ; ils passaient à la fois pour d’excellentes gens et pour de vilaines gens. La maison qu’ils habitaient depuis longtemps déjà avait appartenu aux Fitz-Roy de Clare ; elle dépendait de la succession Bozzo.

Nous n’avons pas à parler ici du colonel Bozzo-Corona, l’illustre philanthrope de la rue Thérèse, si respecté pendant sa vie, mais dont un récent procès avait mis la mémoire sur la sellette. On ne savait pas alors (et le sait-on mieux aujourd’hui ?) si le colonel Bozzo était un saint calomnié ou si vraiment, abrité derrière son auréole, il avait commandé pendant près d’un siècle la terrible armée d’assassins « distingués » connue sous ce nom : « Les Habits noirs[1]. »

Du temps du colonel Bozzo, cette maison restait le plus souvent abandonnée aux soins d’un vieil homme, appelé Morand, qui passait pour être un parent éloigné et ruiné de la puissante famille de Clare. Il vivait seul avec une petite fille très jolie, nommée Clotilde, et qu’il battait misérablement.

Une fois, que les voisins ameutés lui reprochaient sa barbarie, le vieil homme répondit : « Elle ne veut pas apprendre sa prière. » Et jamais, sur ce même sujet, on n’eut d’autre réponse de lui que celle-ci : « Je veux qu’elle apprenne sa prière. »

Deux ou trois fois par an, à des époques qui n’étaient pas périodiques, le logis désert s’animait. On voyait arriver des équipages vers le soir, et Morand, le fanatique professeur de prières, venait recevoir son monde au portail.

En ces occasions, jamais la petite fille ne paraissait.

Sur chaque voiture qui entrait la porte de la cour se refermait aussitôt ; ceux qui avaient pu glisser un coup d’œil prétendaient que ces mystérieux visiteurs étaient toujours les mêmes : cinq ou six messieurs très élégants, deux belles dames, un vieux, vieux bonhomme, qui se soutenait à peine et qui avait l’air d’un mort mal ressuscité.

Les quatre fenêtres du grand salon s’éclairaient alors derrière leurs persiennes closes. Ordinairement, tout restait calme ; quelquefois, cependant, un bruit de querelle s’élevait, dominé par la voix du vieillard, tremblante, mais aiguë.

Vers minuit, jamais plus tard, Morand rouvrait le portail, les visiteurs s’en allaient, le salon éteignait ses lumières et l’antique logis se rendormait dans son silence.

Plusieurs habitants du quartier furent appelés en justice lors du procès des Habits Noirs pour témoigner de ce fait, et comme ils ne reconnurent aucun des accusés, on en conclut avec juste raison que les seuls goujats de la ténébreuse armée s’étaient laissé prendre, tandis que les chefs s’envolaient.

Chacun sait bien que c’est la règle.

Après la mort du colonel, dont Paris tout entier suivit les restes mortels au Père-Lachaise, on ne vit plus ni Morand ni la petite fille, et ce fut alors que les Jaffret vinrent habiter la maison ; mais voici une chose singulière : depuis la prise de possession des Jaffret qui avaient loué ou acheté l’hôtel, nul n’en savait rien, les conciliabules du soir continuèrent dans le grand salon, deux ou trois fois par an, à des époques indéterminées. Seulement, ce n’étaient plus les mêmes gens qui venaient.

Autre détail que j’allais omettre. Avant de partir avec la petite fille, Morand, qui ne mettait jamais les pieds à l’église, quoiqu’il enseignât le latin des prières à tour de bras, se rendit chez M. le curé de Saint-Paul avec qui il eut une assez longue conférence. Au retour, il emmena la petite jusqu’à la porte du presbytère et la lui montra, disant : « Souviens-toi bien, c’est là que demeure le prêtre à qui tu réciteras l’Oremus. »

Ceci fut entendu et vu ; il y avait certainement là-dessous une histoire.

Mais ce n’est pas tout, vous allez voir, au bout de deux ou trois ans, Tilde reparut, grandie et embellie ; ce fut Mme Jaffret qui l’amena. En trois ans, un enfant de cet âge peut changer beaucoup, c’est certain. Tilde avait tellement changé, que les voisins ne voulurent point la reconnaître, malgré les assurances de Mme Jaffret qui, du reste, ne la battait point et l’appelait : « Mon cœur » par les fenêtres ouvertes.

J’aime mieux vous dire tout de suite la légende qui courait au sujet du mystérieux retour de Tilde, en vous laissant le droit de n’y point croire plus qu’on ne fait d’ordinaire aux légendes. Comment elle était arrivée de la plaine Saint-Denis au Marais, cette légende, avec ses détails bizarres, ma science ne va pas jusqu’à éclaircir ce point obscur. Voici pourtant un fait : rue Payenne, il y avait un cabaret borgne tenu par un ancien cocher de fiacre, le nommé Lapierre. La légende était sortie de ce trou, au moins pour les trois quarts de son texte.

J’ajoute que le bon Jaffret avait été un des meilleurs habitués du café du Commerce, place Royale, du temps qu’il vivait en garçon, et qu’il n’y allait plus, depuis que Mme Jaffret était revenue pour faire le bonheur de sa maison.

Quand on a été au café du Commerce et qu’on n’y va plus, les cancans viennent s’asseoir d’eux-mêmes autour de la table qu’on avait coutume d’occuper, et là-bas, la conversation de cinquante ou soixante familles honorables vit exclusivement sur les cancans du café du Commerce.

La légende venait peut-être du café du Commerce. Je vous la donne, la légende, pour ce qu’elle vaut et comme on la contait aux alentours de l’église Saint-Paul. La voici :

Un matin d’hiver, sur le chemin qui mène de la Chapelle-Saint-Denis à Saint-Ouen en passant devant le cimetière de Clignancourt, le corbillard de misère allait, traîné par son cheval mourant, et portant un cercueil tout nu.

Vous connaissez l’admirable estampe : Le Convoi du pauvre, c’était bien cela. Dans ces terrains hideux qui ne sont ni ville ni campagne, sur la terre sale, parsemée d’îlots blanchâtres, là où la neige n’avait pas encore fondu, la petite charrette noire, voûtée comme une malle, roulait lentement et tristement, environnée par un immense abandon.

Le chien même n’était pas là, le chien de l’image qui suit, la tête basse, et qui fait si profondément pitié.

Au lieu du chien, c’était une fillette maigre, toute petite, à peine vêtue, mais si jolie avec sa figure rouge de froid, sous ses grands cheveux révoltés !

Elle suivait toute seule, comme le chien de l’image, la tête basse aussi, le corps grelottant, — mais elle ne pleurait pas.

Le cimetière était neuf, on achevait le mur de clôture ; cependant, il y avait déjà un marbrier, établi sur la route, dans une masure, et de l’autre côté du chemin une masure en construction annonçait que la concurrence allait naître. Devant le logis du marbrier, dont l’enseigne portait le nom de Cadet, un beau petit gars de dix ans jouait avec des débris de couronnes. Il regarda passer le corbillard ; jamais il n’en avait vu de si pauvre, et cela le fit rire, car les enfants pauvres rient aisément de la pauvreté.

— En voilà une qui est drôle tout plein, dit-il en voyant la fillette dont les cheveux emmêlés tombaient au-devant de son visage : c’est comme s’il n’y aurait pas de figure sous sa grande tignasse. Elle fait froid avec sa jupe d’indienne, ah ! malheur !

Mais il cessa de jouer, et de rire aussi, et, malgré lui, son regard suivit le corbillard, cette pauvre chose noire que la distance rapetissait déjà. Et sans savoir pourquoi, il devenait grave.

— Fainéant, voilà votre déjeuner, dit une voix essoufflée et sourde à l’intérieur de la masure ; à l’école, et vite, allons ! ou gare les coups ! Papa Cadet n’est pas loin !

Le garçonnet prit son panier et partit dans la direction de Montmartre ; son école était à la porte des Poissonniers. Au coude du sentier, il se retourna pour voir encore ce point noir qui marchait, et il soupira disant :

— Pauvre petiote !

Ce ne fut pas long, au cimetière. On mit la bière de sapin dans le trou avec une prière et une pelletée de terre par-dessus, puis le prêtre et la charrette s’en allèrent. Je ne sais pourquoi la fillette s’était cachée derrière une tombe. Quand il n’y eut plus personne, elle revint et s’assit les pieds pendants au bord de la fosse.

C’est là que le garçonnet de l’école la retrouva, la tête tombée dans sa poitrine et les mains croisées sur ses genoux. On aurait pu croire qu’elle dormait, sans le frisson qui agitait son pauvre petit corps. Le garçonnet n’osait pas s’approcher d’elle.

Il la regardait de tous ses grands yeux mouillés.

Au bout d’un moment, il ôta sa casquette comme s’il eût été dans une église. — Mais pourquoi était-il là et non pas à l’école ?

On ne sait. Un peu après, il vint tout doucement s’agenouiller près de l’enfant qui se redressa avec surprise, mais sans effroi, pour le regarder à travers ses cheveux.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à voix basse : moi, je suis Clément de chez le marbrier.

— Moi, je suis Tilde, répondit l’enfant.

— Était-ce ton père, celui qu’on a apporté ?

— C’était papa Morand.

— L’aimais-tu bien ?

— Je ne sais pas.

— Tu attends quelqu’un ici ?

— Non.

— Alors, que fais-tu là ?

— Rien.

Elle rejeta d’un seul coup tous ses cheveux derrière sa tête et ajouta :

— Puisque je n’ai plus nulle part où aller.

Les yeux de Clément le brûlèrent et se mouillèrent.

— Tiens, dit Tilde, tu pleures, toi, moi pas, et pourtant j’ai grand froid et grand’faim.

— Veux-tu manger mon déjeuner ? s’écria Clément, qui ouvrit précipitamment son panier.

Tilde ne répondit pas, mais elle mordit à belles dents la tartine qu’on lui offrait. Il y avait comme un sourire qui venait sur sa pauvre figure souffrante. Elle était jolie à faire pitié.

De la voir manger de si bon cœur Clément se sentait tout joyeux, et il souriait aussi.

Elle reprit, la bouche pleine :

— Papa Morand n’était pas méchant. S’il me battait, c’était pour que j’apprenne la prière.

— Il te battait ! s’écria Clément indigné.

— Puisque je ne pouvais pas l’apprendre dans les commencements, répondit l’enfant, mais j’ai fini par la savoir tout entière et très bien. On ne te bat donc pas, toi ?

— Ah ! Mais si ! Mais, moi, je suis un homme. Quelle prière ?

— Veux-tu que je te la dise ?

Elle cessa de manger, et avec une volubilité singulière, elle enfila un chapelet de mots latins qui commençait par oremus et se terminait par amen, Clément dit :

— Je suis du catéchisme. Ce n’est ni le pater, ni l’ave, ni le credo, ni rien du tout, ta prière.

Tilde sourit tout à fait, à la manière de ceux qui tiennent un grand secret et qui ne veulent pas le dire. Elle se remit à manger.

— Puisque c’est ma prière à moi, répliqua-t-elle. Je dois la répéter au moins deux fois tous les jours, crainte de l’oublier…

Elle s’interrompit pour demander d’un ton soupçonneux :

— Sais-tu le latin, toi ?

— Pas encore, repartit Clément.

— C’est égal, j’ai eu tort de te la dire, et je ne le ferai plus. On me tuerait, si on savait… Il faut attendre mes quinze ans. Alors, j’irai chez le prêtre. Je sais la rue, c’est tout contre l’église.

— Quelle rue ? demanda Clément, qui écoutait tout cela comme un conte de fées, et quelle église ?

Tilde eut un mouvement de tête mutin, qui ramena tous ses cheveux sur ses yeux.

— C’est bon, dit-elle, j’ai assez regardé la porte, et je la connais bien. Je réciterai la prière au prêtre, qui trouvera dedans tout ce qu’il faut, et je serai princesse. Ne va pas bavarder !

  1. Certains personnages de mes précédents romans passeront dans ce récit, mais il forme un drame isolé et parfaitement tranché qui n’exige aucunement, pour être compris, la lecture des diverses séries publiées sous ce titre générique : Les Habits-Noirs, et qui sont : Les Habits-Noirs, Cœur d’Acier, la Rue de Jérusalem, l’Avaleur de Sabres, Mademoiselle Saphir, l’Arme Invisible, Maman Léo, les Compagnons du Trésor.