Éditions Édouard Garand (p. 75-80).

XI

Il vint un temps où, ma foi, j’eus honte de ma terre malgré tout le travail que nous nous donnions, ma vieille et moi. Je voyais avec une sorte de jalousie mes voisins prospérer. Les deux plus vieux garçons d’Alexis Tremblay agrandissaient à vue d’œil la terre que leur père, mort presque en même temps que le mien, leur avait laissée. Un autre des fils de Picoté était en train de devenir un des meilleurs cultivateurs du Grand Brûlé qui était une nouvelle paroisse établie au Saguenay et qu’on appelait aussi Notre-Dame de Laterrière. La terre de Louis Villeneuve, presque voisine de la mienne, était maintenant à peu près toute clôturée en fil de fer barbelé et je voyais les Villeneuve ambitionnés sans bon sens à embellir leur propriété. Moi, j’avais encore, partout, des vieilles clôtures de pieux de cèdre et même mon trécarré était encore clos en embarras de souches et d’aulnes. C’était une vraie honte à côté des clôtures de broche de mes voisins. Il en était de même des lots de feu Alexis Simard, de celui des garçons de Joseph Harvey et aussi de la terre de François Maltais dont le plus jeune des garçons, qui en était devenu le propriétaire, s’était construit une belle grange modèle sur les plans du gouvernement et avec, s’il vous plaît, un silo pour le fourrage vert.

À cette époque-là, tous les habitants de Saint-Alexis, on s’était lancé comme des perdus dans l’industrie laitière, surtout dans la fabrication du fromage. C’était à qui fournirait le plus de lait à la fromagerie qu’un neveu du défunt Ignace Cloutier avait établie à l’entrée du village. Chaque quinzaine, je constatais avec honte que j’étais presque le dernier sur la liste des patrons qui recevaient une moyenne de vingt-cinq piastres quand j’en retirais au plus douze ou quinze. À l’automne, leurs granges débordaient et la mienne sonnait le vide. Ils récoltaient des patates par vingt-cinq à trente minots à la fois et c’est à peine si j’en arrachais pour les besoins de la maison. Il en était de même pour tout.

Vous comprenez, je m’en allais, ni plus ni moins au diable. Et je n’avais qu’à me laisser faire, quoi ! Qu’est-ce que vous voulez que je fis ? J’étais tout fin seul aux gros travaux et mon plus vieux, au lieu de m’aider, me dépensait de l’argent inutilement, sans aucun profit. Aussi, je voyais venir la catastrophe, allez !

À un moment je m’étais laissé tenter par des agents qui étaient venus à la Baie et j’avais acheté, comme les autres, sur billets, des instruments aratoires, entre autres, une faucheuse et un râteau à cheval qui étaient devenus indispensables. Arriva le jour de l’échéance des premiers billets, — ça vient toujours trop vite, ces affaires-là, — pas moyen de donner seulement un sou d’acompte ! Les agents me remettaient à trente jours mais je n’étais pas plus riche au bout du mois. Alors, on a pris une première action contre moi, pour dette. Quelle honte, mon Dieu ! quelle honte ! Je sens bien que j’étais le premier de la paroisse à avoir affaire aux tribunaux.

Je vous le dis, en franche vérité, j’étais au bord de la catastrophe.

Le soir, les voisins, des fois, venaient veiller chez nous et, comme ils connaissaient ma situation, ils me donnaient des conseils et essayaient de me remonter un peu.

« Engage-toi un engagé », disait l’un d’eux.

— Mais avec quoi le payer ? que je répondais ; j’ai pas le sou.

— « Y aurait donc pas moyen de remonter un peu ton garçon ? » demandait un autre. Es-tu bien sûr qu’il est tout-à-fait perdu pour la terre ?

Et je répondais à celui-là :

— Vas donc le voir travailler, toi, et tu verras.

Et, un été, à la veille des foins, François Villeneuve, fils de Louis, me dit : « On va t’aider, tu sais, comme au temps de nos pères ».

Le lendemain, comme il faisait beau et que mon foin était mûr, ils sont venus chez nous, les Tremblay, les Villeneuve, les Maltais, les Harvey, et, dans la journée, ils m’ont fauché tout mon foin.

Le matin qu’ils sont venus, Joseph qui était arrivé tard dans la nuit d’une veillée à Laterrière, se reposait, pensez donc ! Quand il s’est levé, un peu avant midi, le lendemain, les voisins travaillaient encore chez nous. Le croirez-vous ? Il eut le front de venir nous voir aux champs et de s’écrier en nous apercevant à l’ouvrage, suant tous comme des possédés :

« Quins ! une courvée !… ça a du bon sens ! »

Je mourais de honte. Les voisins me prenaient en pitié, et l’un d’eux, je ne me rappelle plus qui, cria à mon garçon : « T’as pas de cœur, vas-t’en donc te coucher ! »

Le soir, à la maison, après le souper, j’ai eu une scène avec Joseph ; il était temps.

Vous me croirez ou vous me croirez pas, mais jusque là, j’avais été gêné avec lui. Je n’osais jamais rien lui dire ; c’est comme s’il m’en eut imposé avec ses fanfaronnades de jeune coq. De fait qu’il était le coq partout où il allait. Il avait le talent de dominer, de passer par dessus les autres. Dans les veillées, par exemple, on m’a dit que c’est lui qui « callait » toujours les danses carrées. Et s’il faisait une proposition de pique-nique ou d’un autre amusement, elle était acceptée d’avance. Comme j’aurais voulu qu’il eut été le coq sur ma terre !

« Joseph », que je lui dis, « t’es un grand sans-cœur, ni plus ni moins. T’as vu, aujourd’hui, les voisins travailler chez nous, à faire les foins ; tu sais à cause de quoi ? C’est par rapport à toi, tout bonnement. Pendant qu’on suait, t’étais couché et tu te reposais de ta veillée et de toutes tes extravagances. Et c’est comme ça, asteur, tous les jours. Une veillée n’attend pas l’autre ; et pendant ce temps-là je me morfonds au labour, aux foins, aux récoltes, à la terre neuve qui reste à faire, et aux autres ouvrages de la terre, tout seul avec ta pauvre mère qui se crève à travailler… Non, mais, es-tu assez sans-cœur ? Et voilà que les voisins se mettent à avoir pitié de nous autres ! Il est vrai que sans ça tout irait au diable. Ils savent bien, eux, que t’es un bon à rien. Mais vas-tu avoir honte à la fin des fins ? As-tu l’intention de faire ce train-là toute ta vie ? Je m’éreinte pour te faire vivre et ta mère aussi ; as-tu un cœur dans le ventre ou si tu n’en as pas ? Vas-tu me dire à la fin ce que tu veux faire ? Rester avec nous autres ou bien avoir ta part et t’en aller ? Si tu veux partir, vas-t’en, j’aime mieux ça ; je saurai à quoi m’en tenir et je ferai plus vite mon sacrifice. Mais dis, enfin, ce que tu veux. Je peux quasiment pas croire que tu vas, comme ça, avoir le cœur, de laisser crever ton père et ta mère pour les beaux yeux, par exemple, d’une dévergondée ; il y a un bout à la fin ! Tu m’as fait rougir de honte aujourd’hui et je veux pas que ça se renouvelle, entends-tu ? »

Je lui en ai conté comme ça pendant près d’une demi-heure. Pendant ce temps-là sa mère pleurait dans un coin de la cuisine, et moi, j’avais toutes les misères du monde à me retenir de brailler comme un veau.

Lui, Joseph, ne bronchait pas. Assis sur le perron de la porte, il regardait fixement du côté du Saguenay, fumant pipe sur pipe, pas plus émotionné que si j’avais rien dit.

À la fin, il se retourna de notre côté et me demanda avec un aplomb, ma foi du Bon Dieu ! qui me fit l’effet d’un couteau de boucherie qu’on m’aurait planté en plein dans le dos :

« Vous avez fini, j’suppose ? »

Et comme abasourdi par cette question polissonne, je ne répondais pas, il continua :

« C’est un beau sermon que vous venez de faire là, p’pa. J’en ai jamais entendu de pareil à l’église. Heureusement qu’il y a pas de quoi à en dire tant. On dirait, à vous entendre, que je suis le plus grand vaurien de la terre. Pourtant, je suis pas pire que bien d’autres. Parlons franchement. Tout ce que j’ai, c’est que j’aime pas la terre et vous aurez beau dire, je l’aimerai jamais, jamais, entendez-vous ? Je trouve, moi, que ça vaut pas la peine de travailler pour avoir si peu. Quoi’s qu’on fait ici ? On bûche à partir du petit soleil jusqu’à la noirceur. On arrive à la maison plus fatigué que des bœufs ; on mange à la course pendant que la tête nous tombe de fatigue sur les épaules ou dans notre assiette ; et on se couche aussitôt après le souper pour se lever au coq et recommencer la même chose. C’est toute la vie comme ça ! Pas le plus petit changement. Le mardi, le mercredi, le jeudi, jusqu’au samedi soir ! Le dimanche matin, on se lève, on va à la messe et, le reste de la journée, on s’embête, on sait pas quoi faire ; on niaise… Vous pensez que c’est une vie, ça ? Pour moi, non ! Et je vous dirai franchement, j’aime mieux m’en aller. Si ça fait pas ailleurs et si je trouve que c’est pire, je reviendrai, quoi ! Mais il me semble que ça fera mieux ! À Chicoutimi, chez Camille mon beau-frère, on est pas tanné encore de faire toujours la même chose, c’est drôle, ça ! Ici, on s’embête, on se morfond, on s’éreinte, on niaise, encore, une fois !…  »

Vrai, je vous le dis, le Cap Trinité me serait tombé sur la tête que j’aurais pas été plus abasourdi que devant un pareil raisonnement. J’en revenais pas et Ernestine aussi.

À ce moment-là, la débâcle de ma terre, que j’entrevoyais depuis quelque temps, ne me faisait rien ; ce qui me surmontait, c’était d’entendre dire par mon garçon, par exemple, qu’on pouvait pas se tanner au clairage d’une grand’scie dans un moulin et qu’on finissait par s’embêter au travail de la terre, et ça, en plein soleil, tout à l’air de la Baie ! Non, vrai, j’en revenais pas !

Ça me surpassait et j’ai pas trouvé un mot à redire à tout ça.