La Babouche
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 459-468).
LA BABOUCHE

Par une belle après-midi d’été de l’année 1854, on vit passer sur le quai étroit qui sépare Belek des eaux bleues du Bosphore deux chevaux fringans que montaient le jeune baron Édouard de C…, et la non moins jeune miss Mary G…, la fille du général anglais récemment arrivé à Constantinople. Le couple était fort taciturne ; miss Mary avait l’air maussade, de petites rides plissaient son beau front blanc, les coins de sa bouche charmante étaient relevés par une moue légèrement moqueuse ; elle ne répondait que par des monosyllabes aux remarques enthousiastes de son compagnon sur les splendeurs du tableau qui s’offrait à leurs regards. Édouard se sentit malheureux. Il avait si impatiemment attendu l’arrivée de miss Mary, qu’il avait connue, peut-être aimée, alors qu’il était encore attaché d’ambassade à Londres ! À bord du bateau à vapeur où peu de jours auparavant il était allé les recevoir, elle et son père, il avait retrouvé la rieuse enfant gâtée par toute la haute société de Londres, et il s’était bien promis de lui servir de cicérone dans Constantinople, qu’il connaissait par un séjour assez long déjà ; mais, depuis qu’elle était débarquée, sa gaîté habituelle semblait diminuer d’heure en heure, et, pendant les deux derniers jours, elle avait réussi à être parfaitement désagréable sans qu’il fût possible à Édouard de s’expliquer la cause d’un changement si brusque et si complet.

— Voici cependant, dit Édouard en essayant d’arrêter son cheval et en montrant du doigt les collines de l’Asie, voici un coup d’œil bien fait pour rasséréner l’esprit le plus assombri. Pourquoi êtes-vous si morose, miss Mary ? Regardez donc un peu autour de vous.

Mary se contenta de hausser les épaules, et poussa son cheval.

— Mais qu’avez-vous donc ? de quoi vous plaignez-vous ? Pas une parole, dit Édouard d’un ton moitié fâché, moitié triste.

— À quoi bon ? vous ne me comprendriez pas, répliqua miss Mary sans même se retourner. — Les hommes sont habitués à voir les choses comme elles sont et non comme elles devraient être, à sacrifier une impression à l’autre, à se séparer sans douleur et sans regret d’anciennes et chères idées. Dieu sait ce que vous avez déjà dû voir tour à tour, et combien je parle pour vous ! Sans compter que vous êtes un diplomate, c’est-à-dire l’être le moins poétique de la terre. Comment pourriez-vous me comprendre ?

— Il faudrait voir, dit en souriant Édouard. Il me semble que je vous ai comprise quelquefois.

— Eh bien ! je veux vous le dire : je suis désenchantée, horriblement désenchantée ! Mon Dieu, que je suis désenchantée !

— Est-ce que j’aurais changé tant que cela pendant les deux années que nous ne nous sommes vus ? demanda Édouard.

— Quel fat ! il s’agit bien de vous ! C’est de l’Orient que je parle. Je me l’étais figuré comme le vrai pays de la poésie. Qu’ai-je trouvé, hélas ! des rues sales, des chiens affreux, des maisons misérables sans le moindre confort, là où je m’attendais à rencontrer des palais, des jardins, toutes les magnificences orientales. Je ne puis dire jusqu’à quel point l’habit et le chapeau noir offensent mes yeux, et l’on ne voit que cela dans les rues de Péra. Et les naturels ! ils sont malpropres, bêtes, barbares. Rien n’est vrai de ce qu’on dit des Turcs, excepté l’éternel tchibouc, et quand ils fument l’opium, s’ils font de beaux rêves, à coup sûr leurs grimaces sont stupides. Vraiment je ne comprends pas comment on peut tromper le public ainsi que l’ont fait Byron et Lamartine. La poésie a pour mission de rendre les hommes heureux, et non de leur préparer d’affreuses déceptions. Ah ! quand ils écrivaient leurs contes, ils ne songeaient pas que, grâce à la vapeur, le premier venu pourrait en quelques jours découvrir leurs impostures. Où sont-ils maintenant, je vous prie, les naïfs, les sensibles, les vénérables Osmanlis de Lamartine, et ses magnifiques Ali d’Abydos ?

— Et les Souleïka, les Fatmé, les Leïla, ce sont aussi des êtres fabuleux, dit Édouard, — de véritables oisons qui marchent en se dandinant, qui portent des muselières, et dont on ne peut tirer une parole raisonnable.

— Croyez-vous donc que je sois assez simple pour ne chercher la beauté que chez vous autres ? Je regrette tout autant qu’il n’y ait point de Leïla, Et encore cela n’est pas bien certain. Chassée par les hommes, la poésie se retire dans nos cœurs, c’est son dernier asile au milieu de cette cohue d’officiers patentés, de secrétaires d’ambassade, d’actionnaires de chemins de fer et de Manchestermen

— C’est vrai, fit Édouard avec conviction.

— Bien sûr que c’est vrai, quoique vous ayez l’air de me railler. Vous êtes l’homme le plus prosaïque de l’Orient et de l’Occident. Voilà deux ans que vous demeurez ici ; je m’étais figuré que vous ne sortiez qu’en turban, habillé de vêtemens à larges plis, à couleurs vives et brodés d’or ; mais non, je vous retrouve en vulgaire paletot, coiffé d’un chapeau de soie, et au lieu d’une belle barbe ou de moustaches de palikare, les deux joues ornées de blondes côtelettes comme tout le monde. Ai-je donc suivi mon père dans la guerre d’Orient pour vous revoir tous aussi ennuyeux sur les rives du Bosphore que dans Hyde-Park ou sur le boulevard des Italiens ? Le costume est encore la seule belle chose qui reste à l’Orient, et celle-là même, vous ne l’avez pas adoptée.

Elle promena ses regards à l’entour et avisa sur la colline au-dessus d’elle un arnaute en jaquette rouge dont les manches ouvertes retombaient derrière les épaules, en gilet brodé d’or, et serré dans une ample ceinture de soie d’où pendaient une foule de chaînes et chaînettes en argent.

— Voyez, fit Mary, c’est comme cela au moins que vous devriez vous habiller.

You are foolish, répliqua le baron en souriant, n’osant l’appeler folle en bon et pur français.

À ce moment, une espèce d’homme sauvage leur barra le chemin ; cet être avait une longue barbe, des cheveux plus longs encore, une peau de mouton sur l’épaule, il était coiffé d’un petit bonnet de feutre et portait à la ceinture un assortiment d’ustensiles en fer. — Qu’est-ce que cela ? s’écria Mary effrayée, et elle arrêta son cheval.

— C’est un derviche.

— Un derviche ! voilà qui se trouve bien ; je n’en avais jamais vu. Qu’est-ce qu’il nous veut, ce derviche ?

— Il demande l’aumône ; ne voyez-vous pas comme il vous tend sa patte crochue ?

Mary tira sa bourse d’un air tout joyeux et offrit au derviche une pièce d’argent. Il s’en empara d’un geste si avide qu’il lui prit la main avec la pièce ; elle la retira précipitamment, et considéra non sans dégoût son gant paille, tout à l’heure si frais, qui maintenant était couleur de boue comme les ignobles mains du saint homme.

— Soyez donc assez bon pour me débarrasser de ce gant, dit-elle avec une grimace en se tournant vers Édouard. Celui-ci ne put s’empêcher de rire un peu ; il défit le gant et le jeta dans le Bosphore. — Voilà encore un de nos rêves à vau-l’eau, fit-il d’un ton de tristesse affectée.

— Ne vous moquez pas de moi, mon cher monsieur Édouard, reprit-elle en continuant son chemin avec assez d’humeur. Vous ne vous doutez pas pour combien vous êtes dans mes déceptions. Ce qui m’affecte le plus dans ce pays, c’est de n’y pas rencontrer la moindre aventure, quand, d’après vos livres, on devrait s’y heurter à chaque pas. Jusqu’à présent, je n’ai pas ouï, dire qu’aucun de ces messieurs que nous connaissons en ait. eu une seule, quoique, nous soyons entourés de harems, de noirs, de muets, de belles Circassiennes et de Turcs jaloux. Monsieur Edouard, vous n’avez point eu d’aventure?

— Il faut laisser les aventures aux aventuriers, fut la réponse assez sèche du baron.

— Eh bien ! vous êtes dans l’erreur, répliqua Mary d’un ton irrité; les choses extraordinaires n’arrivent qu’aux hommes extraordinaires.

— Je ne suis pas un homme extraordinaire.

— Monsieur Edouard, vous devriez déjà savoir qu’une Anglaise n’aimera jamais qu’un homme peu ordinaire.

Un coup de cravache bien appliqué fit prendre le galop à son alezan, et elle s’engagea dans un vallon latéral. Le jeune diplomate. la suivit silencieux. Il était péniblement affecté par la mésintelligence qui semblait régner entre lui et la capricieuse enfant qui s’était emparée de ses pensées. Comment faire pour lui rendre sa bonne humeur? En ce moment, il eût été capable de tout pour rentrer en grâce. — Ils enfilèrent un sentier étroit qui allait en montant, bordé à gauche par d’épaisses broussailles, à droite par un long mur blanchi à la chaux, au-dessus duquel s’élevait encore une cloison de bois.

— Que signifient ces planches? demanda Mary en se retournant vers son cavalier.

— Elles sont là pour arrêter les regards curieux; autrement on verrait du haut de cette colline tout ce qui se passe dans les jardins.

— Et pourquoi est-il défendu de voir ce qui s’y passe?

— Parce que ce sont les jardins d’un harem.

— Ah ! c’est un harem ! — Elle arrêta son cheval.

— Oui, c’est le harem d’Abdoul-Pacha, le plus jaloux des musulmans, et qui a, dit-on, les plus belles femmes de Constantinople.

— Edouard, s’écria la jeune miss, Edouard, voilà votre aventure toute trouvée !

Le jeune homme fut effrayé. — Quelle nouvelle folie est-ce là? dit-il; pendant ces deux ans, vous êtes devenue terriblement Anglaise.

— Vous aurez beau dire, reprit-elle en riant, je n’en aurai pas le démenti; je veux que vous ayez une aventure. Vous allez enjamber ce mur, et, si vous trouvez les femmes d’Abdoul-Pacha dans leur jardin, vous me rapporterez une voilette, une babouche, n’importe quoi, que je garderai comme souvenir.

Edouard la considéra d’un air stupéfait. — Je ne plaisante nullement, poursuivit-elle. Je vous le demande comme une preuve d’amitié, d’amour, de tout ce que vous voudrez, si vous tentez l’entreprise...

— Songez, Mary, répondit le jeune homme devenu sérieux, songez au scandale qui pourrait en résulter, songez à ma position et à l’embarras que je causerais à l’ambassade. Ce n’est certes pas le danger que...

— Bah! vous avez peur!

— Et je vous laisserais ici toute seule, vous que votre père m’a confiée?

— Oh! moi, dit-elle en appuyant sur le mot, moi je ne crains rien. Je vous attendrai là-bas derrière les buissons.

Les traits de la jeune fille exprimèrent si bien qu’elle doutait de son courage, il entrevit tant de quolibets, peut-être même quelque chose de pire, qu’il résolut de commettre une sottise pour les beaux yeux de cette petite personne volontaire qu’il aimait de tout son cœur. Avec une sorte de désespoir, il descendit de cheval, amena la bête près du mur, la flatta de la main pour la calmer, puis d’un bond il fut debout sur la selle, et saisit de ses deux mains la crête du mur. La jeune Anglaise battait des mains de plaisir. D’un nouveau bond, il fut sur le mur. La cloison laissait un rebord étroit sur lequel il essaya de s’assurer en écartant les jambes, après quoi il se mit en devoir de démolir l’obstacle qu’il avait devant lui; bientôt, cédant à ses efforts réitérés, deux planches tombèrent avec bruit dans le jardin. Une seconde plus tard, il avait disparu par la brèche. Mary ne put retenir un cri d’effroi. Elle oublia de se cacher derrière les broussailles, et resta au pied du mur dans une attente pleine d’anxiété. Tout à coup on entendit des voix féminines appelant au secours; elles semblaient venir d’un troupeau de femmes s’éparpillant dans une fuite désordonnée, et se perdirent enfin dans la direction de la maison bâtie au bas de la colline, puis tout rentra dans le silence. Mary se prit à trembler de tous ses membres; elle se reprocha d’avoir exposé Edouard à un danger manifeste pour le seul plaisir de commettre une espièglerie. Cependant le silence se prolongeait, et elle reprenait peu à peu courage, tout en jetant des regards inquiets vers la brèche par laquelle Edouard devait revenir; mais au bout de quelques instans les voix se firent de nouveau entendre du côté de la maison, plus bruyantes cette fois et entremêlées de voix d’hommes. — Edouard! Edouard! s’écria Mary, — et elle poussait son cheval le long du mur comme pour chercher une entrée; puis elle s’élançait vers la campagne pour découvrir quelque Européen qu’elle pourrait appeler au secours. Sa terreur redoubla quand un bruit d’armes vint se mêler à ces voix furieuses. — Ils vont l’assassiner! criait-elle désespérée, et c’est moi qui aurai été son bourreau! Mon Dieu! pourquoi n’a-t-il pas été assez sage pour me laisser dire?

Enfin les branches d’un cyprès qui dépassait la cloison s’agitèrent, et elle vit paraître Edouard, qui prit pied sur les planches. On entendit des coups de fusil, une balle siffla au-dessus de sa tête; mais déjà il était sur le mur. Mary saisit la bride de la jument d’Anatolie, qui était restée immobile près de la brèche, et elle l’amena au point où il venait de sauter à terre. — Détalons! dit-il, et il s’élança en selle.

Ils filèrent comme le vent. Lorsqu’elle osa regarder en arrière, Mary aperçut debout sur le mur trois noirs qui les menaçaient du geste. Ce qui l’effraya davantage, ce fut le sang qui dégouttait de l’épaule gauche du baron. — Ah! mon Dieu! s’écria-t-elle, vous êtes blessé?

— Ce n’est rien, miss, répliqua Edouard d’un ton si sec et si sérieux qu’elle n’osa poursuivre; mais elle remarqua qu’il tenait les rênes de la main droite. Elle avait les larmes aux yeux, elle eût voulu arrêter pour lui demander pardon; mais il allait toujours ventre à terre, et elle n’osait le retenir, car elle ne savait si la blessure était grave ou non.

Leurs chevaux ruisselaient quand ils arrivèrent à l’hôtel dans Péra, Edouard lui offrit le bras et la conduisit sans mot dire à l’appartement de son père. Miss Mary voulut faire venir un chirurgien, et fit mine de chercher dans sa malle de quoi préparer un bandage.

— Laissez cela, ma chère miss, dit Edouard assez froidement; je n’ai point joué le stoïcisme quand je vous ai dit que ce n’était rien; dans quelques jours, cette blessure insignifiante se sera guérie toute seule. Veuillez vous asseoir sur ce divan, et, pour satisfaire votre soif d’aventures, je vais vous rendre un compte fidèle de ce qui s’est passé dans le jardin, puisque j’y ai été par votre ordre.

Mary obéit, elle n’avait pas le courage de dire une parole; le baron commença son récit.

— Je sautai donc par la brèche dans le jardin, au beau milieu d’un parterre de fleurs. Pendant ce court trajet, j’explorai du regard le terrain des exploits que votre bonté m’avait ordonné d’accomplir. Dans les sentiers sablés qui traversent ces jardins pleins de fleurs et d’arbustes, mais très pauvres en arbres, je voyais se promener trois ou quatre femmes toutes en blanc, accompagnées d’un certain nombre d’esclaves noires; elles formaient plusieurs groupes séparés. Le bruit des planches qui tombaient devait avoir éveillé leur attention, car dès que je parus, tous les visages étaient déjà tournés de mon côté. Mon apparition soudaine les avait d’abord plongées dans une stupéfaction muette, à peine si j’entendis un ou deux petits cris d’effroi. Ce silence dura quelques secondes, et il me sembla, — la pensée va vite dans de pareils momens, — il me sembla que ces dames n’avaient pas trop envie de crier. Ce fut l’une des négresses qui donna le signal d’alarme; elle poussa un cri de détresse et descendit en courant le talus du côté de la maison. Alors les autres parurent sortir d’un songe, et s’enfuirent à leur tour avec de grands cris. Cependant elles ne disparurent pas toutes dans la maison; l’une de ces femmes, qui s’était trouvée dans la partie la plus haute du jardin, ce qui l’obligeait à passer devant moi, se jeta dans un kiosque après m’avoir examiné avec une certaine curiosité. Instinctivement, je dirai presque attiré par une force magnétique, je m’élançai vers sa cachette. Ah! que vis-je alors? La plus admirable Circassienne qui fût jamais achetée à Stamboul au prix de soixante mille piastres était là étendue sans voile sur un divan au fond du kiosque. D’un seul coup, mon regard avide but toutes les beautés de ce tableau enchanteur. Jamais je n’avais encore vu des traits d’une pareille perfection, des yeux si brûlans, si pleins de langueur, ombragés de si longs cils, jamais une taille aussi splendide...

Mary poussa un gros soupir. — Les odalisques sont des oisons qui marchent en se dandinant comme des canes, vous l’avez dit vous-même.

— J’en demande pardon aux odalisques et à vous-même, miss Mary; j’ai commis un sacrilège. D’ailleurs je vous dois des remercîmens pour m’avoir forcé à chercher cette aventure, sans laquelle j’aurais toujours été injuste pour les plus admirables créatures de la terre, et je ne me trouverais pas riche d’une bien douce expérience de plus...

— Continuez votre récit, dit Mary d’un ton un peu impérieux.

— Eh bien! elle était devant moi, tremblante et néanmoins souriante avec abandon. Je lui fis une révérence plus profonde que je n’aurais fait devant le sultan, et je lui baisai la main. Elle sourit encore de cette singulière coutume des Francs, mais elle me laissa faire avec bonté. — Oh! cadine, lui dis-je, toi, la fleur du harem, tu es la lumière de mes yeux! — Dispensez-moi de vous en raconter davantage; ce que je dis et ce que je fis, je le dis et je le fis dans une sorte d’ivresse. Tout ce que je me rappelle, c’est que Fatmé elle-même...

— Elle s’appelle donc Fatmé?

— Oui, Fatmé, comme la célèbre fille du prophète, qui à coup sûr était moins belle. Ce que je sais, dis-je, c’est que Fatmé me supplia de partir quand nous entendîmes le bruit qui venait du harem. — Je ne partirai pas, m’écriai-je, si tu ne me donnes un souvenir à emporter! — Prends! dit-elle, et je m’emparai de cette babouche qui était tombée de son pied.

À ces mots, Edouard sortit de sa poche une petite pantoufle en velours rouge, brodée d’or et de perles, qu’il plaça sur la table. Mary la saisit et l’examina de tous les côtés. — C’est fait sans goût, murmura-t-elle.

— Mais voyez comme c’est petit, dit Edouard.

— Assez petit en effet, répliqua Mary avec une inflexion railleuse. Les femmes turques, ajouta-t-elle, marchent en dedans, cela vous gâte le plus beau pied.

— Les femmes turques, oui, mais pas les Circassiennes, répondit vivement Edouard.

— Eh bien! soit; continuez.

— Je sautai donc sur mes pieds et cherchai des yeux une issue, mais déjà deux noirs se précipitaient vers moi en vomissant des injures. Par bonheur l’un était si ventru qu’il n’avançait qu’avec peine, de sorte que je n’eus d’abord affaire qu’à son acolyte. Il se jeta sur moi et me saisit par le bras, mais je pus me dégager et lui appliquer un coup de poing dans la poitrine qui le renversa les quatre fers en l’air. À cette vue, le gros noir s’arrêta hésitant à une distance respectueuse; en revanche, il poussa des cris d’écorché. Je cherchai de nouveau un moyen de m’échapper; le mur était trop haut pour être escaladé, et je n’avais plus mon cheval pour me servir de marchepied. Dans cet embarras, j’entends derrière moi ces mots prononcés à voix basse : grimpe sur l’arbre! C’était Fatmé qui me montrait le chemin du salut. Je lui jetai un dernier regard de reconnaissance et courus vers le cyprès qu’elle m’avait désigné; mais ce cyprès se trouvait précisément sur le bord du sentier qui mène à la maison, et au bout duquel je vis paraître au même moment un troisième adversaire, une espèce de kavasse ou de traban, qui avait la ceinture garnie d’armes variées. Nous étions l’un et l’autre en si grande hâte, et le sentier était si étroit, que nous nous heurtâmes violemment pour reculer ensuite comme deux billes; il tira son kandjar et m’en asséna un coup que je parai assez pour qu’il ne fît qu’effleurer mon épaule, en même temps je lui saisis le bras droit et le tordis avec tant de force par-dessus sa tête que la douleur lui fit lâcher son sabre. L’ayant ainsi désarmé, je profitai de sa surprise pour escalader le cyprès, et je dus me presser, car j’entrevoyais à travers le feuillage toute une troupe de noirs et de blancs qui accouraient sur le champ de bataille avec des armes à feu. Je m’étais élevé au niveau de la cloison de planches, quand ils m’envoyèrent une balle qui heureusement ne m’atteignit pas. Vous savez le reste. — Ayant ainsi parlé, Edouard se leva et chercha son chapeau. — Vous ne voulez pas prendre le thé avec nous? demanda Mary d’une voix légèrement émue.

— Je vous remercie, miss Mary, il faut cependant que je me fasse appliquer un bandage. Au reste vous me pardonnerez, si cette semaine je néglige un peu mes devoirs de cicérone.. Je ne pense pas que je puisse sortir avant jeudi prochain.

— Pourquoi jeudi précisément?

— C’est que j’ai une affaire importante ce jour-là, répondit le baron avec un sourire mystérieux.

— Edouard, dit Mary en essayant de sourire à son tour, avouez que votre Fatmé n’est qu’une fable.

— Non, Mary, vous pourrez la voir en personne jeudi prochain, dans la vallée des Eaux-Douces.

— C’est donc là votre grosse affaire? s’écria-t-elle avec colère. Je n’aurais jamais cru, ajouta-t-elle avec une moue dédaigneuse, que vous saviez bâcler des rendez-vous en si peu de temps. C’est un nouveau talent que je vous découvre.

— Ce sont les circonstances qui font naître les talens, répliqua-t-il en haussant les épaules, puis il s’inclina et prit la porte. Il s’y arrêta un instant, ayant l’ait de se consulter, puis revint à la table. — Miss Mary, dit-il d’une voix insinuante, cette babouche vous appartient de plein droit, parce-que c’est pour vous que j’ai été la chercher. Cependant elle ne saurait avoir aucune valeur à vos yeux, vous en trouverez de bien plus belles au bazar. Moi, au contraire, je serais heureux de la posséder; me la céderez-vous?

— Que nenni, monsieur le baron ! s’écria-t-elle en se levant d’un bond et en saisissant la mule rouge d’un geste un peu violent; la babouche est à moi, et je la garde.

— A votre aise, répondit Edouard avec calme. Pour rien au monde, ajouta-t-il du ton d’un homme qui veut écarter l’ombre d’un soupçon, je ne voudrais vous laisser croire que je sois amoureux de Fatmé. — Sur ces mots, il sortit après avoir fait une nouvelle révérence.

Le lendemain matin, le baron fit venir les drogmans et les autres serviteurs ou employés de l’ambassade, et leur intima de répandre le bruit qu’un Franc, — un aventurier espagnol, — ayant pénétré avec effraction dans le harem d’Abdoul-Pacha, y avait été blessé, et était mort de ses blessures. — Ce bruit, se dit-il, viendra aux oreilles du pacha, qui croira sa vengeance satisfaite et ne songera pas dès lors à pousser les choses plus loin; nous éviterons de cette manière le scandale qui pourrait résulter de l’affaire. Il en advint comme il l’avait espéré. — Deux fois par jour, le domestique de miss Mary vint prendre des nouvelles de la santé d’Edouard. Le jeudi, vers le soir, il lui remit le billet suivant :


« Cher ami,

« Je reviens de la vallée des Eaux-Douces, j’ai été heureuse de ne point vous y rencontrer. Je n’y ai pas trouvé non plus votre Fatmé, du moins votre description ne s’appliquait-elle à aucune des dames turques que j’ai vues, et je vous assure que je les ai bien regardées malgré leurs voiles. Avouez donc enfin que cette Fatmé est une fable imaginée pour me tourmenter, ou plutôt pour me punir comme je le méritais. Si c’était là votre but, vous l’avez, j’en conviens, complètement atteint. J’ai passé les derniers jours dans les remords et les peines. Venez, dès que votre blessure vous le permettra, pour que je vous dise tout cela de vive voix, cela ou autre chose, à votre choix.

« MARY. »


Edouard porta ce billet à ses lèvres. Je ne suis pas un chevalier Delorges, se dit-il en mettant son habit, et au bout du compte elle ne m’a point envoyé dans la fosse aux lions, quoique ces guenons ne valussent guère mieux.

On se retrouva plus heureux après ces trois jours écoulés que la première fois après deux années de séparation. Toutefois Mary ne fut pas tranquille qu’Edouard ne l’eût assurée d’une manière solennelle que sa Fatmé était de pure invention, comme les Souleïka et les Leïla des poètes.

— Mais comment avez-vous eu la babouche?

— D’une manière bien simple. L’une des cadines qui prirent la fuite, — car elles se sont enfuies toutes, — l’a perdue, et je l’ai ramassée.

— Edouard, dit Mary après un instant de réflexion, vous êtes un homme raisonnable, et, quand nous serons mariés, vous saurez me faire enrager à propos.

— Je l’espère bien, dit-il en l’embrassant sur le front; mais pour nous rappeler que j’ai été obligé de commencer si tôt, nous mettrons cette babouche sous verre et nous la placerons dans votre boudoir.

— Et quand retournerons-nous en Europe? J’en ai assez de la Turquie.

— Aussitôt, répondit Edouard avec un sérieux de diplomate, aussitôt que l’autorité du tansimat et la liberté des embouchures du Danube seront assurées.

— Pour être franche, ces choses-là ne m’intéressent guère, dit Mary.

— Ma chère Mary, vous êtes véritablement de votre pays.


MAURICE HARTMANN.