La Bérésina - Extrait des mémoires du général Baron de Marbot

Anonyme
La Bérésina - Extrait des mémoires du général Baron de Marbot
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 279-307).
LA BÉRÉSINA[1]


I

Après avoir désespérément lutté dans Polotsk, Saint-Cyr, attaqué par Wittgenstein et Steinghel, sur les deux rives de la Duna, s’est décidé à opérer sa retraite après avoir mis le feu à la ville… Les blessures que le maréchal Saint-Cyr avait reçues allaient priver l’armée d’un chef en qui elle avait une entière confiance. Il fallait le remplacer. Le comte de Wrède, alléguant son rang de général en chef du corps bavarois, prétendit avoir le commandement sur les généraux de division français ; mais ceux-ci refusant d’obéir à un étranger, Saint-Cyr, quoique très souffrant, consentit à garder encore quelque temps la direction des deux corps d’armée et ordonna la retraite vers Oula, afin de se rapprocher de Smoliany et couvrir ainsi le flanc de la route d’Orcha à Borisof, par laquelle l’empereur revenait de Moscou.

Cette retraite fut si bien ordonnée que Wittgenstein et Steinghel, qui, après avoir réparé les ponts de la Duna, nous suivaient en queue avec 50,000 hommes, n’osèrent nous attaquer, bien que nous n’eussions plus que 12,000 combattans, et ils n’avancèrent que de 15 lieues en huit jours.

Quant au comte de Wrède, dont l’orgueil blessé ne voulait plus se plier à l’obéissance, il marchait à volonté avec un millier de Bavarois qui lui restaient et une brigade de cavalerie française qu’il avait emmenée par subterfuge, disant au général Corbineau qu’il en avait reçu l’ordre, ce qui n’était pas ! La présomption du comte de Wrède ne tarda pas à être punie : il fut attaqué et battu par une division russe. Alors il se retira sans autorisation sur Wilna, d’où il gagna le Niémen. La brigade Corbineau, refusant de le suivre, vint rejoindre l’armée française, pour laquelle son retour fut un grand bonheur, ainsi que vous le verrez lorsque je parlerai du passage de la Bérésina.

Cependant, par ordre de l’empereur, le maréchal Victor, à la tête du 9e corps, fort de 25,000 hommes, dont la moitié appartenait à la Confédération du Rhin, accourait de Smolensk pour se joindre à Saint-Cyr et rejeter Wittgenstein au-delà de la Duna. Ce projet eût certainement été suivi d’un prompt effet si le maréchal Saint-Cyr eût eu le commandement supérieur ; mais Victor était le plus ancien des deux maréchaux, et Saint-Cyr ne voulut pas servir sous ses ordres. La veille de la réunion, qui eut lieu le 31 octobre devant Smoliany, il déclara ne pouvoir continuer la campagne, remit la direction du 2e corps au général Legrand et s’éloigna pour retourner en France.

Saint-Cyr fut regretté des troupes qui, tout en n’aimant pas sa personne, rendaient justice à son courage et à ses rares talens militaires. Il ne manquait à Saint-Cyr, pour être un chef d’armée complet, que d’avoir moins d’égoïsme et de savoir gagner l’attachement des soldats et des officiers en s’occupant de leurs besoins ; mais il n’y a pas d’homme sans défaut.

Le maréchal Victor avait à peine réuni sous ses ordres les 2e et 9e corps d’armée, que la fortune lui offrit l’occasion de remporter une victoire éclatante. En effet, Wittgenstein, ignorant cette jonction et se fiant à sa supériorité, vint attaquer nos postes en s’adossant à des défilés très difficiles. Il ne fallait qu’un effort simultané des deux corps pour le détruire, car nos troupes, maintenant aussi nombreuses que les siennes, étaient animées du meilleur esprit et désiraient vivement combattre. Mais Victor, se méfiant sans doute de lui-même sur un terrain qu’il voyait pour la première fois, profita de la nuit pour se retirer, gagner Sienno et cantonner les deux corps d’armée dans les environs. Les Russes s’éloignèrent aussi, laissant seulement quelques cosaques pour nous observer. Cet état de choses, qui dura toute la première quinzaine de novembre, fut très favorable à nos troupes, car elles vivaient largement, la contrée offrant beaucoup de ressources.

Le 23e de chasseurs, posté à Zapolé, couvrait un des flancs des deux armées réunies, lorsque le maréchal Victor, informé qu’une nombreuse armée ennemie se trouvait à Vonisokoï-Ghorodié, prescrivit au général Castex de faire reconnaître ce point par un des régimens de la brigade.

C’était au mien à marcher. Nous partîmes à la tombée du jour et arrivâmes sans encombre à Ghorodié, village situé dans un bas-fond, sur un très vaste marais desséché. Tout y était fort tranquille, et les paysans que je fis questionner par Lorentz, mon domestique polonais, n’avaient pas vu un soldat russe depuis deux mois. Je me mis donc en disposition de revenir à Zapolé ; mais le retour ne fut pas aussi calme que l’avait été notre marche en avant.

Bien qu’il n’y eût pas de brouillard, la nuit était fort obscure ; je craignais d’égarer mon régiment sur les nombreuses digues du marais que je devais traverser de nouveau. Je pris donc pour guide celui des habitans de Ghorodié qui m’avait paru le moins stupide.

Ma colonne cheminait en très bon ordre depuis une demi-heure, lorsque tout à coup j’aperçois des feux de bivouac sur les collines qui dominent le marais : j’arrête ma troupe et fais dire à l’avant-garde d’envoyer en reconnaissance deux sous-officiers intelligens qui devront observer en tâchant de n’être point aperçus. Ces hommes reviennent promptement me dire qu’un corps très nombreux nous barre le chemin, tandis qu’un autre s’établit sur nos derrières. Je tourne la tête, et voyant des milliers de feux entre moi et Ghorodié, que je venais de quitter, il me parut évident que j’avais donné sans le savoir au milieu d’un corps d’armée ennemi qui se préparait à bivouaquer en ce lieu ! .. Le nombre de feux augmentait sans cesse,.. la plaine ainsi que les coteaux en furent bientôt couverts et offraient l’aspect d’un camp de 50,000 hommes au centre duquel je me trouvais avec moins de 700 cavaliers ! .. La partie n’était pas égale ; mais comment éviter le péril qui nous menaçait ? .. Il n’y avait qu’un seul moyen : c’était de me lancer au galop et en silence par la digue principale que nous occupions, de fondre sur les ennemis surpris de cette attaque imprévue, de nous ouvrir un passage le sabre à la main et, une fois éloignés de la clarté des feux du camp, l’obscurité nous permettrait de nous retirer sans être poursuivis !

Ce plan bien arrêté, j’envoie des officiers tout le long de la colonne pour en prévenir la troupe, certain que chacun approuverait mon projet et me suivrait avec résolution ! .. J’avouerai néanmoins que je n’étais pas sans inquiétude, car l’infanterie ennemie pouvait prendre les armes au premier cri d’un factionnaire et me tuer beaucoup de monde pendant que le régiment défilerait devant elle.

J’étais dans ces anxiétés, lorsque le paysan qui nous guidait part d’un grand éclat de rire et Lorentz en fait autant ! .. En vain, je questionne celui-ci ; il rit toujours, et ne sachant pas assez bien le français pour expliquer le cas extraordinaire qui se présentait, il nous montre son manteau sur lequel venait de se poser un des nombreux feux follets que nous avions pris pour des feux de bivouac ! .. Ce phénomène était produit par les émanations des marais, condensées par une petite gelée après une journée d’automne dont le soleil avait été très chaud. En peu de temps, tout le régiment fut couvert de ces feux gros comme des œufs, ce qui amusa beaucoup les soldats.

Ainsi remis d’une des plus vives alarmes que j’eusse jamais éprouvées, je regagnai Zapolé.

Au bout de quelques jours, il m’échut une mission dans laquelle nous n’eûmes plus à braver le feu follet, mais bien les mousquetons des dragons russes.

Un jour que le général Castex s’était rendu à Sienno auprès du maréchal Victor et que, le 24e de chasseurs étant en expédition, mon régiment se trouvait à Zapolé, je vois arriver deux paysans et reconnais dans l’un d’eux M. de Bourgoing, capitaine aide-de-camp d’Oudinot. Ce maréchal, qui s’était rendu à Wilna après avoir été blessé à Polotsk, le 18 août, ayant appris que Saint-Cyr, blessé à son tour le 18 octobre, venait de quitter l’armée, avait résolu de rejoindre le 2e corps et d’en reprendre le commandement.

Oudinot, sachant que ses troupes étaient dans les environs de Sienno, se dirigeait vers cette ville, lorsqu’arrivé à Rasna, il fut prévenu par un prêtre polonais qu’un parti de dragons russes et de cosaques rôdait auprès de là. Mais comme le maréchal apprit en même temps qu’il y avait de la cavalerie française à Zapolé, il résolut d’écrire au commandant de ce poste pour demander une forte escorte et il expédia sa lettre par M. de Bourgoing, qui, pour plus de sûreté, se déguisa en paysan. Bien lui en prit, car à peine était-il à une lieue qu’il fut rencontré par un fort détachement de cavaliers ennemis, qui, le prenant pour un habitant de la contrée, ne firent aucune attention à lui. Peu de momens après, M. de Bourgoing, entendant plusieurs coups de feu, pressa sa marche et parvint à Zapolé.

Dès qu’il m’eut informé de la position critique dans laquelle se trouvait le maréchal, je partis au trot avec tout mon régiment pour lui porter un prompt secours. Il était temps que nous arrivassions, car, bien que le maréchal se fût barricadé dans une maison en pierres où il avait réuni à ses aides-de-camp et à ses gens une douzaine de soldats français qui rejoignaient l’armée et où il se défendait vaillamment, il allait néanmoins être forcé par les dragons russes lorsque nous arrivâmes.

En nous voyant, les ennemis remontèrent à cheval et prirent la fuite ; mes cavaliers les poursuivirent à outrance, en tuèrent une vingtaine et firent quelques prisonniers. J’eus 2 hommes blessés. Le maréchal Oudinot, heureux d’avoir échappé aux mains des Russes, nous exprima sa reconnaissance, et mon régiment l’escorta jusqu’à ce que, arrivé dans les cantonnemens français, il fût hors de danger.

A l’époque dont je parle, tous les maréchaux de l’empire paraissaient résolus à ne pas reconnaître entre eux les droits de l’ancienneté, car aucun ne voulait servir sous un de ses camarades, quelle que fût la gravité des circonstances. Aussi, dès qu’Oudinot eut repris le commandement du 2e corps, Victor, plutôt que de rester sous ses ordres pour combattre Wittgenstein, se sépara de lui et se dirigea vers Kokanow avec ses 25,000 hommes.

Le maréchal Oudinot, resté seul, promena ses troupes pendant quelques jours dans diverses parties de la province et finit par établir son quartier-général à Tchéréia, ayant son avant-garde à Lomkoulm.

Ce fut pendant un petit combat, soutenu devant cette ville par la brigade Castex, que me parvint ma nomination au grade de colonel.

Si vous considérez que j’avais reçu comme chef d’escadrons une blessure à Znaïm, deux à Miranda de Corvo, une à Jacoubowo, fait quatre campagnes dans le même grade et qu’enfin je commandais un régiment depuis l’entrée des Français en Russie, vous penserez peut-être que j’avais bien acquis mes épaulettes. Je n’en fus pas moins reconnaissant envers l’empereur, surtout en apprenant qu’il me maintenait au 23e de chasseurs, que j’affectionnais beaucoup et dont j’avais la certitude d’être aussi aimé qu’estimé. En effet, la joie fut grande dans tous les rangs, et les braves que j’avais si souvent menés au combat vinrent tous, soldats comme officiers, m’exprimer la satisfaction qu’ils éprouvaient de me conserver pour leur chef…

Cependant, la situation de l’armée française s’aggravait chaque jour. Le feld-maréchal Schwarzenberg, commandant en chef du corps autrichien dont Napoléon avait formé l’aile droite de sa Grande armée, venait, par la trahison la plus infâme, de laisser passer devant lui les troupes russes de Tchitchakof, qui s’étaient emparées de Minsk, d’où elles menaçaient nos derrières. L’empereur dut alors vivement regretter d’avoir confié le gouvernement de la Lithuanie au général hollandais Hogendorf, son aide-de-camp, qui n’avait jamais fait la guerre et ne sut rien entreprendre pour sauver Minsk.

La prise de Minsk était un événement grave auquel Napoléon attacha néanmoins peu d’importance, parce qu’il comptait passer la Bérésina à Borisof, dont le pont était couvert par une forteresse en très bon état, gardée par un régiment polonais. La confiance de Napoléon était si grande à ce sujet que, pour alléger la marche de son armée, il avait fait brûler à Orscha tous ses équipages de pont. Ce fut un bien grand malheur, car ces pontons eussent assuré le prompt passage de la Bérésina, qu’il nous fallut acheter au prix de tant de sang ! ..

Malgré sa sécurité relativement à ce passage, Napoléon, en apprenant la prise de Minsk par les Russes, manda au maréchal Oudinot de quitter Tchéréia pour se rendre à marche forcée sur Borisof ; mais nous y arrivâmes trop tard, parce que le général polonais Brownilowski, chargé de la défense du fort[2], se voyant entouré par de nombreux ennemis, crut faire un acte méritoire en sauvant la garnison, et, au lieu d’opposer une vive résistance qui eût donné au corps d’Oudinot le temps d’arriver à son secours, le général polonais abandonna la place, passa avec toute la garnison sur la rive gauche par le pont et prit la route d’Orscha pour venir rejoindre le corps d’Oudinot, qu’il rencontra devant Natscha. Le maréchal le reçut fort mal et lui ordonna de revenir vers Borisof.

Non-seulement cette ville, le pont de la Bérésina et la forteresse qui le domine, étaient déjà au pouvoir de Tchitchakof ; mais ce général, que ses succès rendaient impatient de combattre les troupes françaises, s’était porté, le 23 novembre, au-devant d’elles avec les principales forces de son armée, dont le général Lambert, le meilleur de ses lieutenans, faisait l’avant-garde avec une forte division de cavalerie. Le terrain étant uni, le maréchal Oudinot fit marcher en tête de son infanterie la division de cuirassiers, précédée par la brigade de cavalerie légère de Castex.

Ce fut à 3 lieues de Borisof, dans la plaine de Lochmitza, que l’avant-garde russe, marchant en sens contraire des Français, vint se heurter contre nos cuirassiers, qui, ayant fort peu combattu pendant le cours de la campagne, avaient sollicité l’honneur d’être placés en première ligne.

A l’aspect de ces beaux régimens encore nombreux, bien montés et sur les cuirasses desquels étincelaient les rayons du soleil, la cavalerie russe s’arrêta tout court ; puis, reprenant courage, elle se reportait en avant lorsque nos cuirassiers, chargeant avec furie, la renversèrent et lui tuèrent ou prirent un millier d’hommes.

Tchitchakof, à qui on avait assuré que l’armée de Napoléon n’était plus qu’une masse sans ordre et sans armes, ne s’était point attendu à une vigueur pareille : aussi s’empressa-t-il de battre en retraite sur Borisof.

On sait qu’après avoir fourni une charge, les grands chevaux de la grosse cavalerie, et surtout ceux des cuirassiers, ne peuvent longtemps continuer à galoper. Ce furent donc les 23e et 24e de chasseurs qui reçurent l’ordre de poursuivre les ennemis, tandis que les cuirassiers venaient en seconde ligne à une allure modérée.

Non-seulement Tchitchakof avait commis la faute de se porter au-devant d’Oudinot, mais il y avait encore ajouté celle de se faire suivre par tous les équipages de son armée, dont le nombre de voitures s’élevait à plus de quinze cents ! Aussi le désordre fut-il si grand pendant la retraite précipitée des Russes vers Borisof, que les deux régimens de cavalerie légère de la brigade Castex virent souvent leur marche entravée par les chariots que les ennemis avaient abandonnés. Cet embarras devint encore plus considérable dès que nous pénétrâmes dans la ville, dont les rues étaient encombrées de bagages et de chevaux de trait entre lesquels se faufilaient à la hâte des soldats russes, qui, après avoir jeté leurs armes, cherchaient à rejoindre leurs troupes. Cependant, nous parvînmes au centre de la ville ; mais ce ne fut qu’après avoir perdu un temps précieux, dont les ennemis profitèrent pour passer la rivière.

L’ordre du maréchal était de gagner le pont de la Bérésina ; mais pour cela, il aurait fallu savoir où se trouvait ce pont, et aucun de nous ne connaissait la ville. Mes cavaliers m’amenèrent enfin un juif, que je fis questionner en allemand ; mais soit que le drôle ne parlât pas cette langue, soit qu’il feignît de ne pas la comprendre, nous ne pûmes en tirer aucun renseignement.

J’aurais donné beaucoup pour avoir en ce moment auprès de moi Lorentz, mon domestique polonais, qui me servait habituellement d’interprète ; mais le poltron était resté en arrière dès le commencement du combat. Il fallait pourtant sortir de l’impasse dans laquelle la brigade était engagée. Nous fîmes donc parcourir les rues de la ville par plusieurs pelotons qui aperçurent enfin la Bérésina. Cette rivière n’était pas assez gelée pour qu’on pût la traverser sur la glace ; il fallait donc la franchir en passant sur le pont ; mais pour enlever celui-ci, il aurait fallu de l’infanterie et la nôtre se trouvait à 3 lieues de Borisof.

Pour y suppléer, le maréchal Oudinot, qui arriva sur ces entrefaites, ordonna au général Castex de faire mettre pied à terre aux trois quarts des cavaliers des deux régimens, qui, armés de leurs mousquetons et formant un petit bataillon, iraient attaquer le pont. Nous nous empressâmes d’obéir, et laissant les chevaux dans les rues voisines à la garde de quelques hommes, nous nous dirigeâmes vers la rivière, sous la conduite du général Castex, qui, dans cette périlleuse entreprise, voulut marcher à la tête de sa brigade.

La déconfiture que venait d’éprouver l’avant-garde russe ayant porté la consternation dans l’armée de Tchitchakof, le plus grand désordre régnait sur la rive occupée par elle où nous voyions des fuyards s’éloigner dans la campagne. Aussi, bien qu’il m’eût paru d’abord fort difficile que des cavaliers à pied et sans baïonnettes pussent forcer le passage d’un pont et s’y maintenir, je commençais à espérer un bon résultat, car l’ennemi ne nous opposait que quelques rares tirailleurs. J’avais donc prescrit aux pelotons qui devaient arriver les premiers sur la rive droite, de s’emparer des maisons voisines du pont, afin que, maîtres des deux extrémités, nous pussions le défendre jusqu’à l’arrivée de notre infanterie et assurer ainsi à l’armée française le passage de la Bérésina.

Mais tout à coup les canons de la forteresse grondent et couvrent le tablier du pont d’une grêle de mitraille, qui, portant le désordre dans notre faible bataillon, le force à reculer momentanément. Un groupe de sapeurs russes, munis de torches, profite de cet instant pour mettre le feu au pont ; mais comme la présence de ces sapeurs empêchait l’artillerie ennemie de tirer, nous nous élançons sur eux ! .. La plupart sont tués ou jetés dans la rivière, et déjà nos chasseurs avaient éteint l’incendie à peine allumé, lorsqu’un bataillon de grenadiers russes, accourant au pas de charge, nous force à coups de baïonnette à évacuer le pont, qui bientôt, couvert de torches enflammées, devient un immense brasier, dont la chaleur intense contraignit les deux partis à s’éloigner !

Dès ce moment, les Français durent renoncer à l’espoir de passer la Bérésina sur ce point, et leur retraite fut coupée ! .. Cette immense calamité nous devint fatale et contribua infiniment à changer la face de l’Europe, en ébranlant le trône de Napoléon.

Le maréchal Oudinot, ayant reconnu l’impossibilité de forcer le passage de la rivière devant Borisof, jugea qu’il serait dangereux de laisser encombrer cette ville par les troupes de son armée. Il leur envoya donc l’ordre de camper entre Lochmitza et Némonitza. La brigade Castex resta seule dans Borisof, avec défense de communiquer avec les autres corps, auxquels on voulait cacher aussi longtemps que possible la fatale nouvelle de l’embrasement du pont, qu’ils n’apprirent que quarante-huit heures plus tard.

D’après les usages de la guerre, les bagages de l’ennemi appartiennent aux capteurs. Le général Castex autorisa donc les chasseurs de mon régiment et ceux du 24e à s’emparer du butin contenu dans les quinze cents voitures, fourgons et chariots que les Russes avaient abandonnés en fuyant au-delà du pont. Le butin fut immense. Mais comme il y en avait cent fois plus que la brigade n’aurait pu en porter, je réunis tous les hommes de mon régiment et leur fis comprendre qu’ayant à faire une longue retraite, pendant laquelle il me serait à peu près impossible de leur continuer les distributions de viande que je leur avais fait faire pendant toute la campagne, je les engageais à s’attacher principalement à se munir de vivres, et j’ajoutai qu’ils devaient aussi songer à se garantir du froid et ne pas oublier que des chevaux surchargés ne duraient pas longtemps ; qu’il ne fallait donc pas accabler les leurs sous le poids d’une quantité de choses inutiles à la guerre ; qu’au surplus, je passerais une revue, et que tout ce qui ne serait pas vivres, chaussure et vêtemens serait impitoyablement rejeté. Le général Castex, afin de prévenir toute discussion, avait fait planter des jalons qui divisaient en deux portions l’immense quantité de voitures prises. Chaque régiment avait son quartier.

Le corps d’armée du maréchal Oudinot, environnant trois côtés de la ville, dont le quatrième couvert par la Bérésina, était en outre observé par divers postes, les soldats pouvaient se livrer avec sécurité à l’examen du contenu des voitures et chariots russes. Aussitôt le signal donné, l’investigation commença. Il paraît que les officiers du corps de Tchitchakof se traitaient bien, car jamais on ne vit dans les équipages d’une armée une telle profusion de jambons, pâtés, cervelas, poissons, viandes fumées et vins de toutes sortes, plus une immense quantité de biscuits de mer, riz, fromage, etc. Nos soldats profitèrent aussi des nombreuses fourrures, ainsi que des fortes chaussures trouvées dans les fourgons russes, dont la capture sauva ainsi la vie à bien des hommes. Les conducteurs ennemis, s’étant enfuis sans avoir eu le temps d’emmener leurs chevaux, qui étaient presque tous bons, nous choisîmes les meilleurs pour remplacer ceux dont nos cavaliers se plaignaient. Les officiers en prirent aussi pour porter les vivres dont chacun venait de faire si ample provision.

La brigade passa encore la journée du 24 dans Borisof, et comme, malgré les précautions prises la veille, la nouvelle de la rupture du pont avait pénétré dans les bivouacs du 2e corps, le maréchal Oudinot, voulant que toutes ses troupes profitassent des denrées contenues dans les voitures des ennemis, consentit à laisser entrer successivement en ville les détachemens de tous les régimens, qui faisaient place à d’autres dès qu’ils avaient opéré leur chargement. Nonobstant la grande quantité de vivres et d’objets de tout genre enlevés par les troupes d’Oudinot, il en restait encore beaucoup, dont s’emparèrent le jour suivant les nombreux soldats débandés qui revenaient de Moscou.

Cependant, les chefs, ainsi que les officiers capables d’apprécier la fâcheuse position de l’armée, étaient dans de vives anxiétés. En effet, nous avions devant nous la Bérésina, dont les troupes de Tchitchakof garnissaient la rive opposée ; nos flancs étaient débordés par Wittgenstein, et Koutousof nous suivait en queue ! .. Enfin, excepté les débris de la garde, les corps d’Oudinot et de Victor, réduits à quelques milliers de combattans, le surplus de cette Grande armée, naguère si belle, se composait de malades et de soldats sans armes, que la misère privait de leur ancienne énergie. Tout paraissait conspirer contre nous, car si, grâce à l’abaissement de la température, le corps de Ney avait pu, quelques jours avant, échapper aux ennemis en traversant le Dnieper sur la glace, nous trouvions la Bérésina dégelée, malgré un froid excessif, et nous n’avions pas de pontons pour établir un passage ! ..

Le 25, l’empereur entra dans Borisof, où le maréchal Oudinot l’attendait avec les 6,000 hommes qui lui restaient. Napoléon ainsi que les maréchaux et officiers de sa suite furent étonnés du bon ordre qui régnait dans le 2e corps, dont la tenue contrastait singulièrement avec celle des misérables bandes qu’ils ramenaient de Moscou. Nos troupes étaient certainement beaucoup moins belles qu’en garnison, mais chaque soldat avait conservé ses armes et était prêt à s’en servir courageusement. L’empereur, frappé de leur air martial, réunit tous les colonels et les chargea d’exprimer sa satisfaction à leurs régimens pour la belle conduite qu’ils avaient tenue dans les nombreux et sanglans combats livrés dans la province de Polotsk.

Quand le général bavarois comte de Wrède s’éloigna sans autorisation du 2e corps, il avait emmené la brigade de cavalerie Corbineau, en trompant ce général, auquel il assura avoir reçu des ordres à cet effet, ce qui n’était pas… Eh bien, cette supercherie eut pour résultat de sauver l’empereur et les débris de la grande armée !

En effet, Corbineau, entraîné malgré lui dans une direction opposée à celle du 2e corps dont il faisait partie, avait suivi le général de Wrède jusqu’à Gloubokoé ; mais là, il avait déclaré qu’il n’irait pas plus loin, à moins que le général bavarois ne lui montrât l’ordre qu’il prétendait avoir de garder sa brigade auprès de lui. Le comte de Wrède n’ayant pu satisfaire à cette demande, le général Corbineau se sépara de lui, gagna vers Dockchtsoni les sources de la Bérésina, puis, longeant sa rive droite, il espérait atteindre Borisof, y passer la rivière sur le pont et, prenant la route d’Orscha, aller au-devant du corps d’Oudinot, qu’il supposait être dans les environs de Bobr.

On a reproché à l’empereur, qui avait plusieurs milliers de Polonais du duché de Varsovie, de n’en avoir pas, dès le commencement de la campagne, placé quelques-uns comme interprètes auprès de chaque officier-général et même de chaque colonel, car cette sage mesure aurait fait éviter bien des erreurs et rendu le service infiniment plus exact. On en eut la preuve dans la périlleuse course de plusieurs jours que la brigade Corbineau fut obligée de faire dans un pays nouveau pour elle, dont aucun Français ne connaissait la langue ; car fort heureusement, parmi les trois régimens commandés par ce général, se trouvait le 8e de lanciers polonais, dont les officiers tiraient des habitans tous les renseignemens nécessaires. Cet avantage immense servit merveilleusement Corbineau.

En effet, comme il était parvenu à une demi-journée de Borisof, des paysans russes ayant informé ses lanciers polonais que l’armée russe de Tchitchakof occupait cette ville, Corbineau désespérait de parvenir à traverser la Bérésina, lorsque ces mêmes paysans, l’engageant à rétrograder, conduisirent sa colonne en face de Studianka, petit village situé non loin de Weselowo, à quatre lieues en amont de Borisof, et devant lequel se trouvait un gué. Les trois régimens de cavalerie de Corbineau le traversèrent sans pertes, et ce général se dirigeant ensuite à travers champs, en évitant habilement d’approcher de Borisof, de même que des troupes de Wittgenstein établies à Roghatka, passa entre deux et rejoignit enfin le maréchal Oudinot, le 23 au soir, près de Natscha.

La marche hardie que venait de faire Corbineau fut glorieuse pour lui et on ne peut plus heureuse pour l’armée, car l’empereur, ayant reconnu l’impossibilité physique de rétablir promptement le pont de Borisof, résolut, après en avoir conféré avec Corbineau, d’aller traverser la Bérésina à Studianka. Mais comme Tchitchakof, informé du passage de la brigade Corbineau sur ce point, venait d’envoyer une forte division et beaucoup d’artillerie en face de Studianka, Napoléon employa pour tromper l’ennemi une ruse de guerre qui, bien que fort ancienne, réussit presque toujours. Il feignit de n’avoir pas de projet sur Studianka et de vouloir profiter de deux autres gués situés au-dessous de Borisof, dont le moins défavorable est devant le village d’Oukoloda.

A cet effet, on dirigea ostensiblement vers ce lieu un des bataillons encore armés, qu’on fit suivre de plusieurs milliers de traînards, que les ennemis durent prendre pour une forte division d’infanterie. A la suite de cette colonne marchaient de nombreux fourgons, quelques bouches à feu et la division de cuirassiers. Arrivées à Oukoloda, ces troupes tirèrent le canon et firent tout ce qu’il fallait pour simuler la construction d’un pont.

Tchitchakof, prévenu de ces préparatifs, et ne doutant pas que le projet de Napoléon ne fût de franchir la rivière sur ce point pour gagner la route de Minsk qui l’avoisine, se hâta non-seulement d’envoyer par la rive droite toute la garnison de Borisof en face d’Oukoloda ; mais par suite d’une aberration d’esprit inqualifiable, le général russe, qui avait assez de forces pour garder en même temps le bas et le haut de la rivière, fit encore descendre vers Oukoloda toutes les troupes placées la veille par lui en amont de Borisof, entre Zembin et la Bérésina. Or c’est précisément en face de Zembin qu’est situé le village de Weselowo, dont le hameau de Studianka est une dépendance. Les ennemis abandonnaient donc le point sur lequel l’empereur voulait jeter son pont, et couraient inutilement à la défense d’un gué situé à six lieues au-dessous de celui que nous allions franchir ! ..

A la faute qu’il commit d’agglomérer ainsi toute son armée en aval de la ville de Borisof, Tchitchakof en ajouta une qu’un sergent n’eût pas commise et que son gouvernement ne lui a jamais pardonnée.

Zembin est bâti sur un vaste marais, que traverse la route de Wilna par Kamen. La chaussée de cette route présente vingt-deux ponts en bois, que le général russe, avant de s’éloigner, pouvait en un moment faire réduire en cendres, car ils étaient environnés d’une grande quantité de meules de joncs secs. Dans le cas où Tchitchakof eût pris cette sage détermination, l’armée française devait être perdue sans ressources, et il ne lui eût servi de rien de passer la rivière, puisqu’elle eût été arrêtée par le profond marais dont Zembin est entouré ; mais, ainsi que je l’ai déjà dit, le général russe nous abandonna les ponts intacts et descendit stupidement la Bérésina avec tout son monde, ne laissant qu’une cinquantaine de cosaques en observation en face de Weselowo.

Pendant que les Russes, trompés par les démonstrations de l’empereur, s’éloignaient du véritable point d’attaque, Napoléon donnait ses ordres. Le maréchal Oudinot et son corps d’armée doivent se rendre la nuit à Studianka pour y faciliter l’établissement des deux ponts, passer ensuite sur la rive droite et se former entre Zembin et la rivière. Le duc de Bellune, partant de Natscha, doit faire l’arrière-garde, pousser devant lui tous les traînards, tâcher de détendre Borisof pendant quelques heures, se rendre ensuite à Studianka et y passer les ponts. Tels furent les ordres de l’empereur, dont les événemens empêchèrent la stricte exécution.

Le 25 au soir, la brigade Corbineau, dont le chef connaissait si bien les environs de Studianka, se dirigea vers ce lieu, en remontant la rive gaucho de la Bérésina. La brigade Castex et quelques bataillons légers marchaient à sa suite ; puis venait le gros du 2e corps. Nous quittâmes à regret la ville de Borisof, où nous avions passé si heureusement deux journées. Il semblait que nous eussions un triste pressentiment des maux qui nous étaient réservés.

Le 26 novembre, au point du jour, nous étions à Studianka, et l’on n’apercevait à la rive opposée aucun préparatif de défense, de sorte que, si l’empereur eût conservé l’équipage des ponts qu’il avait fait brûler à Orscha, l’armée eût pu franchir la Bérésina sur-le-champ.

Cette rivière, à laquelle certaines imaginations ont donné des dimensions gigantesques, est tout au plus large comme la rue Royale à Paris, devant le ministère de la marine. Quant à sa profondeur, il suffira de dire que les trois régimens de cavalerie de la brigade Corbineau l’avaient traversée à gué, sans accidens, soixante-douze heures avant, et la franchirent de nouveau le jour dont je parle. Leurs chevaux ne perdirent pas pied ou n’eurent à nager que pendant deux ou trois toises.

Le passage n’offrait en ce moment que de légers inconvéniens pour la cavalerie, les chariots et l’artillerie. Le premier consistait en ce que les cavaliers ou conducteurs avaient de l’eau jusqu’aux genoux, ce qui néanmoins était supportable, puisque malheureusement le froid n’était pas assez vif pour geler la rivière, qui charriait à peine quelques rares glaçons ; mieux eût valu pour nous qu’elle fût prise à plusieurs degrés. Le second inconvénient résultait encore du peu de froid qu’il faisait, car une prairie marécageuse qui bordait la rive opposée était si fangeuse que les chevaux de selle y passaient avec peine et que les chariots enfonçaient jusqu’à la moitié des roues.

L’esprit de corps est certainement fort louable, mais il faut savoir le modérer et même l’oublier dans les circonstances difficiles ; c’est ce que ne surent pas faire devant la Bérésina les chefs de l’artillerie et du génie, car chacun de ces deux corps éleva la prétention de construire seul les ponts, de sorte qu’ils se contrecarraient mutuellement et que rien n’avançait, lorsque l’empereur étant arrivé le 26 vers midi, termina le différend en ordonnant qu’un des deux ponts serait établi par l’artillerie et l’autre par le génie. On arracha à l’instant les poutres et les voliges des masures du village, et les sapeurs, ainsi que les artilleurs, se mirent à l’ouvrage.

Ces braves soldats donnèrent alors une preuve de dévoûment dont on ne leur a pas assez tenu compte. On les vit se jeter tout nus dans les eaux froides de la Bérésina, et y travailler constamment pendant six et sept heures, bien qu’on n’eût pas une seule goutte d’eau-de-vie à leur donner et qu’ils ne dussent avoir pour lit la nuit suivante qu’un champ couvert de neige ! .. Aussi, presque tous périrent-ils lorsque les grands froids arrivèrent.

Pendant qu’on travaillait à la construction des ponts et que mon régiment ainsi que toutes les troupes du 2e corps, attendaient sur la rive gauche l’ordre de traverser le rivière, l’empereur, se promenant à grands pas, allait d’un régiment à l’autre, parlant aux soldats comme aux officiers. Murat l’accompagnait. Ce guerrier si brave, si entreprenant, et qui avait accompli de si beaux faits d’armes, lorsque les Français victorieux se portaient sur Moscou, le fier Murat s’était pour ainsi dire éclipsé depuis qu’on avait quitté cette ville, et il n’avait, pendant la retraite, pris part à aucun combat. On l’avait vu suivre l’empereur en silence, comme s’il eût été étranger à tout ce qui se passait dans l’armée. Il parut néanmoins sortir de sa torpeur en présence de la Bérésina et des seules troupes qui, s’étant maintenues en ordre, constituaient en ce moment le dernier espoir de salut.

Comme Murat aimait beaucoup la cavalerie et que, des nombreux escadrons qui avaient passé le Niémen, il ne restait plus que ceux du corps d’Oudinot, il dirigea les pas de l’empereur de leur côté. Napoléon s’extasia sur le bel état de conservation de cette troupe en général et de mon régiment en particulier, car il était à lui seul plus fort que plusieurs brigades. En effet, j’avais encore plus de cinq cents hommes à cheval, tandis que les autres colonels du corps d’armée n’en comptaient guère que deux cents. Aussi je reçus de l’empereur de très flatteuses félicitations, auxquelles mes officiers et mes soldats eurent une large part.

Ce fut en ce moment que j’eus le bonheur de voir venir à moi Jean Dupont, le domestique de mon frère[3], ce serviteur dévoué dont le zèle, le courage et la fidélité furent à toute épreuve. Resté seul, après que son maître eut été fait prisonnier dès le début de la campagne, Joan suivit à Moscou le 16e de chasseurs, fit toute la retraite en soignant et nourrissant les trois chevaux de mon frère Adolphe, et il n’en voulut pas vendre un seul, malgré les offres les plus séduisantes. Ce brave garçon vint me joindre après cinq mois de fatigues et de misères, rapportant tous les effets de mon frère, mais en me les montrant, il me dit, les larmes aux yeux, qu’ayant usé sa chaussure et se voyant réduit à marcher pieds nus sur la glace, il s’était permis de prendre une paire de bottes de son maître ! Je gardai auprès de moi cet homme estimable, qui me fut d’une bien grande utilité, lorsque quelque temps après je fus blessé derechef au milieu des plus terribles jours de la grande retraite.

Mais revenons au passage de la Bérésina. Non-seulement tous nos chevaux traversèrent cette rivière facilement, mais nos cantiniers la franchirent avec leurs charrettes, ce qui nous fit penser qu’il serait possible, après avoir dételé plusieurs des nombreux chariots qui suivaient l’armée, de les fixer dans la rivière à la suite les uns des autres, afin de former divers passages pour les fantassins, ce qui faciliterait infiniment l’écoulement des masses d’hommes isolés, qui le lendemain se presseraient à l’entrée des ponts.

Cette idée me parut si heureuse que, bien que mouillé jusqu’à la ceinture, je repassai le gué pour la communiquer aux généraux de l’état-major impérial. Mon projet fut trouvé bon, mais personne ne bougea pour aller en parler à l’empereur. Enfin, le général Lauriston, l’un de ses aides-de-camp, me dit : « Je vous charge de faire exécuter cette passerelle dont vous venez de si bien expliquer l’utilité. » Je répondis à cette proposition vraiment inacceptable que, n’ayant à ma disposition ni sapeurs, ni fantassins, ni outils, ni pieux, ni cordages, et ne devant pas d’ailleurs abandonner mon régiment qui, placé sur la rive droite, pouvait être attaqué d’un moment à l’autre, je me bornais à lui donner un avis que je croyais bon et retournais à mon poste ! .. Cela dit, je me remis à l’eau et rejoignis le 23e.

Cependant, les sapeurs du génie et les artilleurs, ayant enfin terminé les deux ponts de chevalets, on fit passer l’infanterie et l’artillerie du corps d’Oudinot, qui, dès leur arrivée sur la rive droite, allèrent placer leurs bivouacs dans un grand bois situé à une demi-lieue, au-delà du hameau de Zawniski, où la cavalerie reçut ordre d’aller les joindre. Nous observions ainsi Stakowo[4] et Dominki, où aboutit la grande route de Minsk, par laquelle le général Tchitchakof avait emmené toutes ses troupes vers la basse Bérésina, et qu’il devait reprendre nécessairement pour se reporter sur nous, en apprenant que nous avions franchi la rivière auprès de Zembin.

Le 27 au soir, l’empereur passa les ponts avec sa garde, et vint s’établir à Zawniski, où la cavalerie reçut l’ordre d’aller les joindre. Les ennemis n’y avaient pas paru.

On a beaucoup parlé des désastres qui eurent lieu sur la Bérésina, mais ce que personne n’a dit encore, c’est qu’on eût pu en éviter la plus grande partie, si l’état-major général, comprenant mieux ses devoirs, eût profité de la nuit du 27 au 28 pour faire traverser les ponts aux bagages, et surtout à ces milliers de traînards qui, le lendemain, obstruèrent le passage.

En effet, après avoir bien établi mon régiment au bivouac de Zawniski, je m’aperçus de l’absence d’un cheval de bât qui, portant la petite caisse et les pièces de comptabilité de mes escadrons de guerre, n’avait pu être risqué dans le gué. Je pensais donc que le conducteur et les cavaliers qui l’escortaient avaient attendu que les ponts lussent établis. Ils l’étaient depuis plusieurs heures, et cependant ces hommes ne paraissaient pas ! Alors, inquiet sur eux aussi bien que sur le dépôt précieux qui leur était confié, je veux aller en personne favoriser leur passage, car je croyais les ponts encombrés. Je m’y rends donc au galop, et quel est mon étonnement de les trouver complètement déserts !… Personne n’y passait en ce moment, tandis qu’à cent pas de là et par un beau clair de lune, j’apercevais plus de 50,000 traînards, ou soldats isolés de leurs régimens, qu’on surnommait rôtisseurs. Ces hommes, tranquillement assis devant des feux immenses, préparaient des grillades de viande de cheval, sans se douter qu’ils étaient devant une rivière dont le passage coûterait le lendemain la vie à un grand nombre d’entre eux, tandis qu’en quelques minutes ils pouvaient la franchir sans obstacle dès à présent, et achever les préparatifs de leur souper sur l’autre rive. Du reste, pas un officier de la maison impériale, pas un aide-de-camp de l’état-major de l’armée ni d’aucun maréchal n’était là pour prévenir ces malheureux et les pousser au besoin vers les ponts !

Ce fut dans ce camp désordonné que je vis pour la première fois des militaires revenant de Moscou. Mon âme en fut navrée !… Tous les grades étaient confondus : plus d’armes, plus de tenue militaire ! Des soldats, des officiers et même des généraux couverts de haillons et n’ayant pour chaussures que des lambeaux de cuir ou de drap, mal réunis au moyen de ficelles ! .. Une cohue immense, dans laquelle étaient pêle-mêle des milliers d’hommes de nations diverses, parlant bruyamment toutes les langues du continent européen sans pouvoir se comprendre mutuellement ! ..

Cependant, si l’on eût pris dans le corps d’Oudinot ou dans la garde quelques-uns des bataillons encore en ordre, ils eussent facilement poussé cette masse au-delà des ponts, puisqu’en retournant vers Zawniski, et n’ayant avec moi que quelques ordonnances, je parvins, tant par la persuasion que par la force, à faire passer deux ou trois mille de ces malheureux sur la rive droite. Mais un autre devoir me rappelant vers mon régiment, je dus aller le rejoindre.

En vain, en passant devant l’état-major général et celui du maréchal Oudinot, je signalai la vacuité des ponts et la facilité qu’il y aurait à faire traverser des hommes sans armes, au moment où l’ennemi ne faisait aucune entreprise ; on ne me répondit que par des mots évasifs, chacun s’en rapportant à son collègue du soin de diriger cette opération.

Revenu au bivouac de mon régiment, je fus heureusement surpris d’y trouver le brigadier et les huit chasseurs qui, pendant la campagne, avaient eu la garde de notre troupeau. Ces braves gens se désolaient de ce que la foule des rôtisseurs, s’étant jetés sur leurs bœufs, les avaient tous dépecés et mangés sous leurs yeux, sans qu’ils pussent s’y opposer. Le régiment se consola de cette perte, car chaque cavalier avait pris à Borisof pour vingt-cinq jours de vivres.

Le zèle de mon adjudant, M. Verdier, l’ayant poussé à retourner au-delà des ponts, pour tâcher de découvrir les chasseurs gardiens de notre comptabilité, ce brave militaire s’égara dans la foule, ne put repasser la rivière, fut fait prisonnier dans la bagarre du lendemain, et je ne le revis que deux ans après.

Nous voici arrivés au moment le plus terrible de la fatale campagne de Russie… au passage de la Bérésina, qui eut lieu principalement le 28 novembre !

A l’aube de ce jour néfaste, la position des armées belligérantes était celle-ci : à la rive gauche, le corps du maréchal Victor, après avoir évacué Borisof pendant la nuit, s’était rendu à Studianka avec le 9e corps, en poussant devant lui une masse de traînards. Ce maréchal avait laissé, pour faire son arrière-garde, la division d’infanterie du général Partouneaux qui, ayant ordre de n’évacuer la ville que deux heures après lui, aurait dû faire partir à la suite du corps d’armée plusieurs petits détachemens qui, unis au corps principal par une chaîne d’éclaireurs, eussent ainsi jalonné la direction. Ce général aurait dû, en outre, envoyer jusqu’à Studianka un aide-de-camp chargé de reconnaître les chemins et de revenir ensuite au-devant de la division ; mais Partouneaux, négligeant toutes ces précautions, se borna à se mettre en marche à l’heure prescrite. Il rencontra deux routes qui se bifurquaient, et il ne connaissait ni l’une ni l’autre ; mais comme il ne pouvait ignorer (puisqu’il venait de Borisof) que la Bérésina était à sa gauche, il aurait dû en conclure que, pour aller à Studianka, situé sur ce cours d’eau, c’était la route de gauche qu’il fallait prendre. Il fit tout le contraire, et suivant machinalement quelques voltigeurs qui le précédaient, il s’engagea sur la route de droite, et alla donner au milieu du nombreux corps russe du général Wittgenstein !

Bientôt environnée de toutes parts, la division Partouneaux fut contrainte de mettre bas les armes, tandis qu’un simple chef de bataillon qui commandait son arrière-garde, ayant eu le bon esprit de prendre la route de gauche par cela seul qu’elle le rapprochait de la rivière, rejoignit le maréchal Victor auprès de Studianka. La surprise de ce maréchal fut grande en voyant arriver ce bataillon au lieu de la division Partouneaux dont il faisait l’arrière-garde. Mais l’étonnement de ce maréchal se changea bientôt en stupéfaction lorsqu’il fut attaqué par les Russes de Wittgenstein qu’il croyait tenus en échec par la division Partouneaux ! Victor ne put dès lors douter que ce général et tous ses régimens ne fussent prisonniers.

Mais de nouveaux malheurs l’attendaient, car le maréchal russe Koutousof qui, depuis Borisof, avait suivi Partouneaux en queue avec de nombreuses troupes, ayant appris sa capitulation, pressa sa marche et vint se joindre à Wittgenstein pour accabler le maréchal Victor.

Celui-ci, dont le corps d’armée était réduit à 10,000 hommes, opposa une résistance des plus vives ! Ses troupes (même les Allemands qui en faisaient partie) combattirent avec un courage vraiment héroïque et d’autant plus remarquable que, attaquées par deux armées à la fois et étant acculées à la Bérésina, leurs mouvemens se trouvaient en outre gênés par une grande quantité de chariots conduits sans ordre par des hommes isolés qui cherchaient tumultueusement à gagner la rivière ! .. Cependant le maréchal Victor contint Koutousof et Wittgenstein toute la journée.

Pendant que ce désordre et ce combat avaient lieu à Studianka, les ennemis qui prétendaient s’emparer des deux extrémités des ponts attaquaient sur la rive droite le corps d’Oudinot placé en avant de Zawniski. A cet effet, les 30,000 Russes de Tchitchakof, débouchant de Stakovvo, s’avancèrent à grands cris contre le 2e corps, qui ne comptait plus dans ses rangs que 18,000 combattans ; mais comme nos soldats, n’ayant pas été en contact avec ceux qui revenaient de Moscou, n’avaient aucune idée du désordre qui régnait parmi ces malheureux, le moral des troupes d’Oudinot était resté excellent, et Tchitchakof fut vigoureusement repoussé sous les yeux mêmes de l’empereur qui arrivait en ce moment avec une réserve de 3,000 fantassins et 1,000 cavaliers de la vieille et de la jeune garde. Les Russes renouvelèrent leur attaque et enfoncèrent les Polonais de la légion de la Vistule. Le maréchal Oudinot fut grièvement blessé, et Napoléon envoya Ney pour le remplacer. Le général Condras, un de nos bons officiers d’infanterie, fut tué ; le vaillant général Legrand reçut une blessure dangereuse.

L’action se passait dans un bois de sapins de dimensions colossales. L’artillerie ennemie ne pouvait donc apercevoir nos troupes que fort imparfaitement, aussi tirait-elle à toute volée sans que ses boulets nous atteignissent ; mais en passant au-dessus de nos têtes ils brisaient beaucoup de branches plus grosses que le corps d’un homme et qui tuèrent ou blessèrent dans leur chute bon nombre de nos gens et de nos chevaux. Comme les arbres étaient très espacés, les cavaliers pouvaient circuler entre eux, quoique avec difficulté. Cependant le maréchal Ney, voyant approcher une forte colonne russe, lança contre elle ce qui nous restait de notre division de cuirassiers. Cette charge faite dans des conditions aussi extraordinaires fut néanmoins une des plus brillantes que j’aie vues ! .. Le brave colonel Dubois, à la tête du 7e de cuirassiers, coupa en deux la colonne ennemie, à laquelle il fit 2,000 prisonniers. Les Russes ainsi mis en désordre furent poursuivis par toute la cavalerie légère et repoussés avec d’énormes pertes jusqu’à Stakowo[5].

Je reformais les rangs qui avaient pris part à cet engagement, lorsque je vis arriver à moi M. Alexis de Noailles avec lequel j’étais lié. Il revenait de porter un ordre du prince Berthier, dont il était aide-de-camp, mais au lieu de retourner vers ce maréchal après avoir rempli sa mission, il dit en s’éloignant de moi qu’il allait jusqu’aux premières maisons de Stakowo pour voir ce que faisaient les ennemis. Cette curiosité lui devint fatale, car en approchant du village, il fut entouré par un groupe de cosaques qui, après l’avoir jeté à bas de son cheval et pris au collet, l’entraînèrent en le frappant. J’envoyai sur-le-champ un escadron à son secours, mais cet effort resta infructueux, car une vive fusillade partant des maisons empêcha nos cavaliers de pénétrer dans le village : depuis ce jour on n’entendit plus parler de M. de Noailles ! .. Les superbes fourrures et l’uniforme couvert d’or qu’il portait ayant tenté la cupidité des cosaques, il fut probablement massacré par ces barbares. La famille de M. de Noailles, informée que j’étais le dernier Français avec lequel il eût causé, me fit demander des renseignemens sur sa disparition : je ne pus donner que ceux susmentionnés. Alexis de Noailles était un excellent officier et un bon camarade.

Mais cette digression m’a éloigné de Tchitchakof qui, battu par le maréchal Ney, n’osa plus venir nous attaquer, ni sortir de Stakowo de toute la journée.

Après vous avoir fait connaître sommairement la position des armées sur les deux rives de la Bérésina, je dois vous dire en peu de mots ce qui se passait sur le fleuve pendant le combat. Les masses d’hommes isolés qui avaient eu deux nuits et deux jours pour traverser les ponts et qui, par apathie, n’en avaient pas profité parce que personne ne les y contraignit, voulurent tous passer à la fois, lorsque les boulets de Wittgenstein vinrent tomber au milieu d’eux ! Cette multitude immense d’hommes, de chevaux et de chariots s’entassa complètement à l’entrée des ponts qu’elle obstruait sans pouvoir les gagner… Un très grand nombre ayant manqué cette entrée furent poussés par la foule dans la Bérésina, où presque tous se noyèrent…

Pour comble de malheur, un des ponts s’écroula sous le poids des pièces et des lourds caissons qui les suivaient. Tout se porta alors vers le second pont, où le désordre était déjà si grand que les hommes les plus vigoureux ne pouvaient résister à la pression. Un grand nombre furent étouffés. En voyant l’impossibilité de traverser les ponts ainsi encombrés, beaucoup de conducteurs de voitures poussèrent leurs chevaux dans la rivière ; mais ce mode de passage qui eût été fort utile si on l’eût exécuté avec ordre deux jours avant, devint fatal à presque tous ceux qui l’entreprirent, parce que, poussant leurs chariots tumultueusement, ils s’entre-choquaient et se renversaient les uns sur les autres… Cependant, plusieurs parvinrent à la rive opposée ; mais comme on n’avait pas préparé de sortie en abattant les talus des berges, ainsi que l’état-major aurait dû le faire, peu de voitures parvinrent à les gravir et il périt encore là bien du monde…

Dans la nuit du 28 au 29, le canon des Russes vint augmenter ces horreurs en foudroyant les malheureux qui s’efforçaient de franchir la rivière. Enfin, à neuf heures du soir, il y eut un surcroît de désolation, lorsque le maréchal Victor commença sa retraite, et que les divisions se présentèrent en ordre devant le pont qu’elles ne purent gagner qu’en refoulant par la force tout ce qui obstruait le passage ! .. Mais jetons un voile sur ces horribles scènes !

Le 29, au point du jour, on mit le feu à toutes les voitures restant encore sur la rive gauche, et lorsqu’enfin le général Eblé vit les Russes s’approcher du pont, il le fit aussi incendier ! .. Quelques milliers de malheureux restés devant Studianka tombèrent aux mains de Wittgenstein.

Ainsi se termina le plus horrible épisode de la campagne de Russie ! Cet événement eût été bien moins funeste si l’on eût su et voulu employer le temps que nous avaient laissé les Russes depuis notre arrivée devant la Bérésina. L’armée perdit dans ce passage 20 à 25,000 hommes.


II

La Bérésina franchie, la masse des isolés échappés à cet affreux désastre était encore immense. On la fit évacuer sur Zembin. L’empereur et la garde suivirent. Venaient ensuite les débris de quelques régimens et enfin le 2e corps dont la brigade Castex faisait l’extrême arrière-garde.

J’ai déjà dit que la route de Zembin, la seule voie qui nous restât, traverse un immense marais, au moyen d’un très grand nombre de ponts que Tchitchakof avait négligé de brûler, lorsque peu de jours avant, il occupait cette position. Nous ne commîmes pas une pareille faute, car après le passage de l’armée, le 24e de chasseurs et mon régiment y mirent aisément le feu avec des joncs secs entassés dans le voisinage.

En ordonnant de brûler les ponts de Zembin, l’empereur avait espéré se débarrasser pour longtemps de la poursuite des Russes, mais il était écrit que toutes les chances nous seraient contraires ! .. En effet, la gelée qui, à cette époque de l’année, aurait dû transformer en un chemin facile les eaux de la Bérésina, leur avait laissé presque toute leur fluidité quand nous devions les traverser ; mais à peine les eûmes-nous franchies, qu’un froid rigoureux vint les geler au point de les rendre assez solides pour porter du canon ! .. Et comme il en fut de même de celles du marais de Zembin, l’incendie des ponts ne nous fut d’aucune utilité[6]. Les trois armées russes que nous avions laissées derrière nous purent, sans obstacle, se mettre à notre poursuite ; mais fort heureusement elle fut peu vigoureuse. D’ailleurs, le maréchal Ney qui commandait l’arrière-garde française, ayant réuni tout ce qui était encore en état de combattre, faisait de fréquens retours offensifs sur les ennemis lorsqu’ils osaient approcher de trop près.

Depuis que le maréchal Oudinot et le général Legrand avaient été blessés, le général Maison commandait le 2e corps, qui, se trouvant, malgré ses grandes pertes, le plus nombreux de toute l’armée, était habituellement chargé de repousser les Russes. Nous les maintînmes au loin pendant les journées du 30 novembre et du 1er décembre ; mais le 2, ils nous serrèrent tellement avec des forces considérables, qu’il en résulta un combat très sérieux, dans lequel je reçus une blessure d’autant plus dangereuse qu’il y avait ce jour-là 25 degrés de froid ! ..

Je devrais peut-être me borner à vous dire que je fus frappé d’un coup de lance sans entrer dans aucun autre détail, car ils sont si horribles que je frémis encore lorsque j’y pense ! Mais enfin, je vous ai promis le récit de ma vie tout entière… Voici donc ce qui m’advint au combat de Plechtchenitsoni[7].

Pour vous mettre plus à même de comprendre mon récit et les sentimens qui m’agitèrent pendant l’action, je dois vous dire d’abord qu’un banquier hollandais, nommé Van Berchem, dont j’avais été l’intime ami au collège de Sorèze, m’avait envoyé au commencement de la campagne son fils unique qui, devenu Français par la réunion de son pays à l’empire, s’était engagé dans le 23e, bien qu’il eût à peine seize ans. Ce jeune homme, rempli de bonnes qualités, avait beaucoup d’intelligence ; je l’avais pris comme secrétaire et il marchait toujours à quinze pas derrière moi avec mes ordonnances. Il était ainsi placé le jour dont je parle, lorsque, en traversant une vaste plaine, le 2e corps, dont mon régiment faisait l’extrême arrière-garde, vit accourir vers lui une immense masse de cavalerie russe qui, en un moment, le déborda et l’enveloppa de toutes parts ! .. Le général Maison prit de si bonnes dispositions que nos carrés d’infanterie repoussèrent toutes les charges de la cavalerie régulière des ennemis.

Ceux-ci ayant alors fait participer au combat une nuée de cosaques qui venaient insolemment piquer les officiers français devant leurs troupes, le maréchal Ney ordonna au général Maison de les faire chasser en lançant sur eux tout ce qui restait de la division de cuirassiers, ainsi que des brigades Corbineau et Castex. Mon régiment, encore nombreux, se trouva devant un pulk de cosaques de la Mer-Noire coiffés de hauts bonnets d’astrakan, et beaucoup mieux vêtus que ne le sont généralement les cosaques. Nous fondîmes sur eux, et, selon la coutume de ces gens-là, qui ne se battent jamais en ligne, les cosaques firent demi-tour et s’enfuirent au galop ; mais, étrangers à la localité, ils se dirigèrent vers un obstacle bien rare dans ces vastes plaines : un immense et profond ravin, que la parfaite régularité du sol empêchait d’apercevoir de loin, les arrêta tout court ! .. Se voyant dans l’impossibilité de le franchir avec leurs chevaux, et obligés de faire face à mon régiment, qui allait les joindre, les cosaques se retournent, et, se serrant les uns contre les autres, ils nous présentent bravement leurs lances !

Le terrain, couvert de verglas, était fort glissant, et nos chevaux, très fatigués, ne pouvaient galoper sans tomber. Il n’y eut donc pas de choc, et ma ligne arriva seulement au trot sur la masse ennemie qui restait immobile. Nos sabres touchaient les lances, mais celles-ci ayant treize à quatorze pieds de long, il nous était impossible d’atteindre nos adversaires, qui n’osaient reculer de crainte de tomber dans le précipice, ni avancer pour venir affronter nos sabres ! .. On s’observait donc mutuellement, lorsque, en moins de temps qu’il ne faut pour le raconter, se passa la scène suivante.

Pressé d’en finir avec les ennemis, je criai à mes cavaliers qu’il fallait saisir quelques lances de la main gauche, les détourner, pousser en avant et pénétrer au milieu de cette foule d’hommes, où nos armes courtes nous donneraient un immense avantage sur leurs longues perches. Pour être mieux obéi, je voulus donner l’exemple, et, écartant quelques lances, je parvins en effet à pénétrer dans les rangs ennemis ! .. Mes adjudans-majors, mes ordonnances me suivirent, et tout le régiment fit bientôt de même ; il en résulta une mêlée générale. Mais, au moment où elle s’engageait, un vieux cosaque à barbe blanche, qui, placé aux rangs inférieurs, se trouvait séparé de moi par d’autres combattans, se penche, et, dirigeant adroitement sa lance entre les chevaux de ses camarades, il me frappe de son fer aigu, qui passa d’outre en outre sous la rotule de mon genou droit ! ..

En me sentant blessé, je poussai vers cet homme pour me venger de la douleur affreuse que j’éprouvais, lorsque je vis devant moi deux beaux jeunes gens de dix-huit à vingt ans, portant un brillant costume couvert de riches broderies : c’étaient les fils du chef du pulk. Un homme âgé, espèce de Mentor, les accompagnait, mais n’avait pas le sabre à la main. Le plus jeune de ses élèves ne se servait pas du sien, mais l’aîné fondit bravement sur moi et m’attaqua avec fureur ! .. Je le trouvai si peu formé, si faible, que, me bornant à le désarmer, je le pris par le bras, le poussai derrière moi et ordonnai à Van Berchem de le garder. Mais, à peine avais-je accompli cet acte d’humanité, que je sentis un corps dur se poser sur ma joue droite… Une double détonation éclate à mes oreilles, et le collet de mon manteau est traversé par une balle ! .. Je me retourne vivement, et que vois-je ? .. Le jeune officier cosaque qui, tenant une paire de pistolets doubles dont il venait de tirer traîtreusement un coup sur moi par derrière, brûlait la cervelle au malheureux Van Berchem ! ..

Transporté de fureur, je m’élance alors sur cet enragé, qui déjà m’ajustait avec le second pistolet… Mais son regard ayant rencontré le mien, qui devait être terrible, il en fut comme fasciné et s’écria en très bon français : « Ah ! grand Dieu ! je vois la mort dans vos yeux ! .. Je vois la mort dans vos yeux ! .. — Eh bien ! scélérat, tu vois juste ! .. » En effet, il tomba ! ..

Le sang appelle le sang ! La vue du jeune Van Berchem, étendu à mes pieds, ce que je venais de faire, l’animation du combat, et peut-être aussi l’affreuse douleur que me causait ma blessure, tout cela réuni, me jetant dans un état de surexcitation fébrile, je cours vers le plus jeune des officiers cosaques, je le saisis à la gorge, et déjà mon sabre était levé,.. lorsque le vieux gouverneur, cherchant à garantir son élève, penche le haut du corps sur l’encolure de mon cheval, de manière à m’empêcher de remuer le bras, et s’écrie d’un ton suppliant : « Au nom de votre mère, grâce, grâce pour celui-ci, il n’a rien fait ! .. »

En entendant invoquer un nom vénéré, mon esprit, exalté par tout ce qui m’entourait, fut frappé d’hallucination au point que je crus voir une main blanche, si connue de moi, se poser sur la poitrine du jeune homme que j’allais percer, et il me sembla entendre la voix de ma mère prononcer les mots : « Grâce, grâce ! .. » Mon sabre s’abaissa ! .. Je fis conduire le jeune homme et son gouverneur sur les derrières.

Mon émotion était si grande, après ce qui venait de se passer, que je n’aurais pu donner aucun ordre au régiment si le combat eût duré encore quelque temps ; mais il fut bientôt terminé. Un grand nombre de cosaques avaient été tués, et les autres, abandonnant leurs chevaux, s’étaient laissés glisser dans la profondeur du ravin, où la plupart périrent dans les énormes tas de neige que le vent y avait amoncelés. Les ennemis furent aussi repoussés sur tous les autres points.

Dans la soirée qui suivit cette affaire, je questionnai mon prisonnier et son gouverneur. J’appris que les deux jeunes gens étaient fils d’un chef puissant qui, ayant perdu une jambe à la bataille d’Austerlitz, avait voué aux Français une haine si vive que, ne pouvant plus les combattre, il avait envoyé ses deux fils pour leur faire la guerre. Je prévis que le froid et le chagrin feraient bientôt périr le seul qui lui restât. J’en eus pitié et lui rendis la liberté, ainsi qu’à son vénérable Mentor. Celui-ci, en prenant congé de moi, me dit ces mots expressifs : « En pensant à son fils aîné, la mère de mes deux élèves vous maudira ; mais, en revoyant le second, elle vous bénira, ainsi que votre mère, en considération de laquelle vous avez épargné le seul enfant qui lui reste ! .. »

Cependant, la vigueur avec laquelle les troupes russes avaient été repoussées dans la dernière action ayant calmé leur ardeur, nous fûmes deux jours sans les revoir, ce qui assura notre retraite jusqu’à Malodeczno ; mais si les ennemis nous laissaient un moment de trêve, le froid nous faisait une guerre des plus rudes, car le thermomètre descendit à 27 degrés. Les hommes et les chevaux tombaient à chaque pas, et beaucoup pour ne plus se relever ! .. Je n’en restai pas moins avec les débris de mon régiment, au milieu duquel je bivouaquai sur la neige chaque nuit. Où aurais-je pu aller pour être moins mal ? .. Mes braves officiers et soldats, considérant leur colonel comme un drapeau vivant, tenaient à me conserver et m’entouraient de tous les soins que comportait notre affreuse situation. La blessure que j’avais reçue au genou m’empêchant de me tenir à califourchon, j’étais obligé de placer ma jambe sur l’encolure de mon cheval et de garder l’immobilité, ce qui me glaçait ! .. Aussi mes douleurs devinrent-elles intolérables ; mais qu’y faire ?

La route était jonchée de morts et de mourans ; la marche lente et silencieuse… Ce qui restait d’infanterie de la garde formait un petit carré dans lequel marchait la voiture de l’empereur. Il avait à ses côtés le roi Murat.

Le 5 décembre, après avoir dicté son 29e bulletin, qui jeta la France dans la stupeur, Napoléon quitta l’armée à Smorgoni pour se rendre à Paris… L’empereur, en s’éloignant, confia le commandement des débris de l’armée à Murat, qui, dans ces circonstances, se montra au-dessous de sa tâche. Il faut convenir qu’elle était on ne peut plus difficile. Le froid paralysait les facultés morales et physiques de chacun ; la désorganisation était partout. Le maréchal Victor refusa de relever le 2e corps, qui faisait l’arrière-garde depuis la Bérésina, et le maréchal Ney eut beaucoup de peine à l’y contraindre.


Chaque matin on trouvait des milliers de morts dans les bivouacs qu’on quittait. Je m’applaudis alors d’avoir, au mois de septembre, forcé mes cavaliers à se munir de redingotes en peau de mouton : cette précaution sauva la vie à beaucoup d’entre eux. Il en fut de même des provisions de bouche que nous avions faites à Borisof ; car, sans cela, il aurait fallu disputer à la multitude affamée des cadavres de chevaux ! ..

On serait dans la plus grande erreur si l’on croyait que les vivres manquaient totalement dans la contrée, car ils ne faisaient défaut que dans les localités situées sur la route même, parce que ses environs avaient été épuisés lorsque l’armée se rendait à Moscou ; mais comme elle n’avait fait que passer comme un torrent, sans s’étendre sur les flancs, et que, depuis cette époque, la moisson avait été faite, le pays s’était un peu remis, et il suffisait d’aller à une ou deux lieues sur les côtés pour trouver une certaine abondance… Je me concertai donc avec plusieurs colonels pour organiser des maraudes armées, qui revenaient toujours non-seulement avec du pain et quelques pièces de bétail, mais avec des traîneaux chargés de viandes salées, de farine et d’avoine prises dans les villages que.les habitans n’avaient pas abandonnés…

Le 6 décembre, l’intensité du froid s’accrut infiniment, car le thermomètre descendit à plus de 30 degrés ; aussi cette journée fut-elle encore plus funeste que les précédentes, surtout pour les troupes qui n’avaient pas été habituées peu à peu à l’intempérie du climat…

Ce qui restait d’Allemands, d’Italiens, d’Espagnols, de Croates et autres étrangers que nous avions laissés en Russie, sauvèrent leur vie par un moyen qui répugnait aux Français : ils désertaient, gagnaient les villages à proximité de la route et attendaient, en se chauffant dans les maisons, l’arrivée des ennemis qui, souvent, n’arrivaient que quelques jours après. Car, chose étonnante, les soldats russes habitués à passer l’hiver dans des habitations bien calfeutrées et garnies de poêles toujours allumés sont infiniment plus sensibles au froid que ceux des autres contrées de l’Europe ; aussi l’armée ennemie éprouvait elle de grandes pertes ; c’est ce qui explique la lenteur de la poursuite.

Nous ne comprenions pas comment Koutousof et ses généraux se bornaient à nous suivre en queue avec une faible avant-garde, au lieu de se jeter sur nos flancs et d’aller nous couper toute retraite en gagnant la tête de nos colonnes ; mais cette manœuvre qui eût consommé notre perte leur devint impossible, parce que la plupart de leurs soldats périssaient ainsi que les nôtres sur les routes et dans les bivouacs, car l’intensité du froid était si grande qu’on distinguait une sorte de fumée sortant des oreilles et des yeux. Cette vapeur se condensant au contact de l’air retombait bruyamment sur nos poitrines comme auraient pu le faire des poignées de grains de millet. Il fallait s’arrêter souvent pour débarrasser les chevaux des énormes glaçons que leur haleine formait en se gelant sur le mors des brides.

Cependant quelques milliers de cosaques, attirés par l’espoir du pillage, supportaient encore l’intempérie de la saison et côtoyaient nos colonnes dont ils avaient même l’audace d’attaquer les points où ils apercevaient des bagages ; mais il suffisait de quelques coups de fusil pour les éloigner. Ces attaques partielles, qui en réalité faisaient peu de mal aux Français, ne laissaient pas que d’être fort désagréables par leurs fréquentes répétitions. Beaucoup de blessés et de malades ayant été pris et dépouillés par ces coureurs dont quelques-uns firent un immense butin, le désir de s’enrichir aussi nous attira de nouveaux ennemis sortant des rangs de nos alliés, ce furent des Polonais ! .. Mais le général Maison fit faire si bonne garde dans les bivouacs du 2e corps, qu’une belle nuit nos avant-postes surprirent une cinquantaine de Polonais au moment où, s’apprêtant à jouer le rôle de faux cosaques, ils allaient faire leur hourrah de pillage ! .. Se voyant cernés de toutes parts, ces bandits eurent l’impudence de dire qu’ils avaient voulu faire une plaisanterie ! Mais comme ce n’était ni le lieu ni le moment de rire, le général Maison les fit tous fusiller sur-le-champ. On fut quelque temps sans voir des voleurs de cette espèce, mais ils reparurent plus tard.


III

Ce grand obstacle franchi, nous arrivâmes le 9 décembre à Wilna, où il existait quelques magasins ; mais le duc de Bassano et le général Hogendorf s’étaient retirés vers le Niémen, et personne ne donnait d’ordres… Aussi, là comme à Smolensk, les administrateurs demandaient pour délivrer des vivres et des vêtemens, qu’on leur remît des reçus réguliers, ce qui était impossible, en raison de la désorganisation de presque tous les régimens. On perdit donc un temps précieux. Le général Maison fit enfoncer plusieurs magasins et ses troupes eurent quelques vivres et des effets d’habillement, mais le surplus fut pris le lendemain par les Russes. Les soldats des autres corps se répandirent en ville, dans l’espoir d’être reçus par les habitans, mais ceux-ci, qui six mois avant appelaient les Français de leurs vœux, fermèrent leurs maisons dès qu’ils les virent dans le malheur ! Les juifs seuls reçurent ceux qui avaient de quoi payer cette hospitalité passagère.

Repoussés des magasins ainsi que des habitations particulières, l’immense majorité des hommes affamés se porta vers les hôpitaux qui furent bientôt encombrés outre mesure, bien qu’il ne s’y trouvât pas assez de vivres pour tous ces malheureux, mais ils étaient du moins à l’abri du grand froid… Cet avantage précaire détermina cependant plus de vingt mille malades et blessés, parmi lesquels se trouvaient deux cents officiers et huit généraux, à ne pas aller plus loin : leurs forces physiques et morales étaient épuisées !

Le lieutenant Hernoux, l’un des plus vigoureux et des plus braves officiers de mon régiment, était tellement consterné de ce qu’il voyait depuis quelques jours, qu’il se coucha dans la neige, et rien ne pouvant le déterminer à se lever, il y mourut ! .. Plusieurs militaires de tous grades se brûlèrent la cervelle pour mettre un terme à leurs misères !

Dans la nuit du 9 au 10 décembre, et par 30 degrés de froid, quelques cosaques étant venus tirailler aux portes de Wilna, bien des gens crurent que c’était l’armée entière de Koutousof et, dans leur épouvante, ils s’éloignèrent précipitamment de la ville. J’ai le regret d’être obligé de dire que le roi Murat fut de ce nombre : il partit sans donner aucun ordre, mais le maréchal Ney resta. Il organisa la retraite le mieux qu’il put, et nous quittâmes Wilna le 10 au matin, en abandonnant, outre un très grand nombre d’hommes, un parc d’artillerie et une partie du trésor de l’armée.

A peine étions-nous hors de Wilna que les infâmes juifs, se ruant sur les Français, qu’ils avaient reçus dans leurs maisons pour leur soutirer le peu d’argent qu’ils avaient, les dépouillèrent de leurs vêtemens et les jetèrent tout nus par les fenêtres ! .. Quelques officiers de l’avant-garde russe qui entraient en ce moment furent tellement indignés de cette atrocité qu’ils firent tuer beaucoup de juifs.

Au milieu de ce tumulte, le maréchal Ney avait poussé vers la route de Kowno tout ce qu’il pouvait mettre en mouvement ; mais à peine avait-il fait une lieue qu’il rencontra la hauteur de Ponari. Ce monticule, qu’en tout autre circonstance l’armée eût franchi sans y faire attention, devint un obstacle immense parce que la glace qui le recouvrait avait rendu la route tellement glissante que les chevaux de trait étaient hors d’état de monter les chariots et les fourgons ! .. Ce qui restait du trésor allait donc tomber entre les mains des cosaques, lorsque le maréchal Ney ordonna d’ouvrir les caissons et de laisser les soldats français puiser dans les coffres. Cette sage mesure, dont M. de Ségur n’a probablement pas connu le motif, l’a porté à dire que les troupes pillèrent le trésor impérial.

Dans le Spectateur militaire de l’époque, j’ai également relevé cette phrase de M. de Ségur : « Après le départ de l’empereur, la plupart des colonels de l’armée qu’on avait admirés jusque-là marchant encore avec quatre ou cinq officiers ou soldats autour de leur aigle… ne prirent plus d’ordres que d’eux-mêmes… il y eut des hommes qui firent deux cents lieues sans tourner la tête ! .. » J’ai prouvé que le maréchal Ney, ayant vu tomber dans un combat le colonel et le chef de bataillon d’un régiment qui ne comptait plus que soixante hommes, comprit que de telles pertes s’opposeraient à la réorganisation de l’armée et ordonna qu’on ne gardât devant l’ennemi que le nombre d’officiers supérieurs proportionnés à celui de la troupe. Plusieurs jours après notre arrivée à Wilna, l’intensité du froid ayant fait périr beaucoup de chevaux de mon régiment, et empêchant de monter ceux qui nous restaient encore, tous mes cavaliers marchaient à pied. J’aurais bien voulu pouvoir les imiter, mais ma blessure s’y opposant, je fis prendre un traîneau auquel on attela l’un de mes chevaux. La vue de ce nouveau véhicule m’inspira l’idée de sauver par ce moyen mes malades devenus nombreux, et comme en Russie il n’y a pas de si pauvre habitation dans laquelle on ne trouve un traîneau, j’en eus bientôt une centaine, dont chacun, mené par un cheval de troupe, sauvait deux hommes. Cette manière d’aller parut si commode au général Castex qu’il m’autorisa à placer tous les autres cavaliers en traîneau. M. le chef d’escadrons Monginot, devenu colonel du 24e de chasseurs, ayant reçu la même autorisation, tout ce qui restait de notre brigade attela ses chevaux et forma une caravane qui marchait avec le plus grand ordre.

Vous croyez sans doute qu’en marchant ainsi nous paralysions nos moyens de défense, mais détrompez-vous, car sur la glace nous étions bien plus forts avec des traîneaux qui passent partout, et dont les brancards soutiennent les chevaux, que si nous fussions restés en selle sur des montures tombant à chaque pas. La route étant couverte de fusils abandonnés, nos chasseurs en prirent chacun deux et firent aussi ample provision de cartouches, de sorte que, quand les cosaques se hasardaient à nous approcher, ils étaient reçus par une mousqueterie des plus vives qui les éloignait promptement. D’ailleurs nos cavaliers combattaient à pied au besoin ; puis, le soir, nous formions avec les traîneaux un immense carré, au milieu duquel nous établissions nos feux. Le maréchal Ney et le général Maison venaient souvent passer la nuit en ce lieu, où il y avait sécurité, puisque l’ennemi ne nous suivait qu’avec des cosaques. Ce fut sans doute la première fois qu’on vit faire l’arrière-garde en traîneaux ; mais la gelée rendait tout autre moyen impraticable, et celui-ci nous réussit.

Nous continuâmes donc à couvrir la retraite jusqu’au 13 décembre, où nous revîmes le Niémen et Kowno, dernière ville de Russie. C’était par ce même lieu que cinq mois plus tôt nous étions entrés dans l’empire des tsars. Combien les circonstances étaient changées depuis ! quelles pertes immenses l’armée française avait éprouvées ! ..

  1. Dans les premiers volumes des Mémoires du général baron de Marbot (Plon et Nourrit, éditeurs), on a vu l’auteur remplissant le rôle, en quelque sorte indépendant, d’aide-de-camp auprès des principaux maréchaux de l’Empire, paraissant sur presque tous les champs de bataille de l’Europe et nous retraçant avec les secrets des états-généraux le tableau de luttes héroïques. — Le tome III de ces Souvenirs nous le fera bientôt voir entrant en ligne à la tête du 23e de chasseurs à cheval, toujours vaillant, souvent même vainqueur, en dépit de nos défaites. Homme d’action, il reste toujours observateur et il ne pouvait manquer de nous transmettre, avec l’intensité de vie qui caractérise ses écrits, les scènes dont il a été l’acteur. Après nous avoir si bien décrit les grands jours de l’épopée impériale, il devait nous peindre les désastres du dénoûment. Voici l’un des passages les plus émouvant du grand drame de la retraite de Russie, qui nous est communiqué par le vicomte de Boisle comte, l’un des héritiers de ces Mémoires.
  2. La tête du pont sur la rive droite. Le comte de Rochechouart, alors aide-de-camp de l’empereur Alexandre, donne dans ses Mémoires de nombreux détails sur toute celle affaire, à laquelle il prit une grande part.
  3. Le général de brigade Adolphe de Marbot, mort en 1844, alors chef d’escadrons au 16e de chasseurs.
  4. Ou Stakof.
  5. Tchitchakof a rendu justice à la vigueur de notre cavalerie dans cette affaire. Du reste, ses Mémoires (publiés en 1862) et ceux du comte de Rochechouart confirment de point en point les détails donnés sur ces événemens : la prise et la perte de Borisof par les Russes, leur mouvement intempestif sur Bérésino inférieur ; le combat de Zawniski près Brillowa et Stakowo ; la fatale rupture des ponts et la retraite de nos troupes sur les marais gelés de Zembin.
  6. Dans ses Mémoires, Tchitchakof trouve dans ce fait une excuse à sa négligence.
  7. Ou Plechtchenitzy.