E. Plon (p. 1-20).

LA BATARDE


I

DÉSHÉRITÉES

Un matin du mois de janvier 1855, un homme d’une cinquantaine d’années parcourait d’un pas rapide et saccadé le jardin d’une charmante habitation de la rue de la Gendarmerie, à Saint-Denis ; non pas à Saint-Denis près de Paris, mais à Saint-Denis la capitale de l’île Bourbon, ce rocher volcanique perdu au milieu de l’océan Indien et que les Anglais daignèrent nous rendre en 1815. Du groupe des îles Mascareignes, nos voisins d’outre-Manche voulurent bien ne garder que la reine : l’île de France.

Ce promeneur agité, dont la bonne et placide physionomie reflétait la plus profonde préoccupation, était Me Duchemin, notaire.

Pour qui connaissait les habitudes calmes et pacifiques du personnage que nous présentons aussi brusquement à nos lecteurs, il était évident qu’il se passait quelque chose de grave dans l’esprit de l’honorable tabellion, car, sans se douter bien certainement qu’il imitait Tarquin le Superbe, il s’en allait de droite et de gauche, abattant impitoyablement, de la badine qui fouettait dans sa main, les feuilles de cactus et les fleurs d’aloès qu’il rencontrait sur son passage.

C’est qu’en effet, Me Duchemin se trouvait dans une situation fort embarrassante ; et comme, par une précipitation que son âge et ses fonctions rendaient inexcusable, il avait créé lui-même les difficultés qu’il devait vaincre, il avait lieu d’être doublement mécontent, puisqu’il ne pouvait s’en prendre à personne.

Voici ce qui s’était passé :

Huit mois avant l’époque où commence notre récit, M. Morin, riche colon de Saint-Paul et client de l’étude depuis vingt-cinq ans, avait rendu son âme à Dieu, et son testament ouvert devant la famille assemblée, le notaire y avait lu, avec stupéfaction et au désespoir de ceux qui croyaient bien hériter, que le défunt laissait toute sa fortune, plus de douze cent mille francs, à une de ses sœurs, madame Berthier, qui habitait la France et dont lui, Me Duchemin, n’avait jamais entendu parler.

Les parents de M. Morin lui apprirent que cette dame Berthier avait quitté la colonie alors qu’elle avait dix-huit ans à peine, qu’elle demeurait probablement à Paris, et que, pour les raisons les plus graves, ses parents avaient rompu avec elle depuis longtemps.

Un déshérité moins discret que les autres laissa comprendre au notaire que la sœur de M. Morin s’était fait enlever par un officier de marine, et que les nouvelles qu’on avait reçues d’elle à Bourbon depuis son départ n’avaient pas été de nature à faire excuser sa première faute.

On ignorait si son frère était resté en correspondance avec elle ; on ne le pensait pas. On ne pouvait alors s’expliquer qu’il l’eût nommée sa légataire universelle que par un de ces accès de bizarrerie dont il avait parfois donné des preuves dans les derniers temps de sa vie. Quoi qu’il en fût et quelles qu’aient été les raisons qui avaient dicté à M. Morin ses dernières volontés, elles n’existaient pas moins, nettes et indiscutables. Il n’y avait donc, de la part de sa famille, qu’à s’y soumettre, et de la part de l’exécuteur testamentaire, qu’à les faire respecter.

Me Duchemin s’était empressé d’agir dans ce but. Il avait écrit à un de ses collègues de Paris pour le charger de retrouver madame Berthier et de lui remettre, en compte sur la succession de son frère, une somme de vingt mille francs, afin qu’elle pût se rendre à Bourbon, dans le cas où elle le jugerait nécessaire.

Le notaire de Paris, qui n’avait pas perdu un instant, avait facilement découvert l’héritière, et sept mois après l’ouverture du testament de M. Morin, le courrier de France était venu apprendre à Me Duchemin que ses instructions avaient été strictement suivies et que madame Berthier était en route avec sa fille pour la colonie.

La sœur et la nièce de M. Morin avaient pris passage sur le Rainbow, bâtiment anglais qui allait aux Indes et relâchait à Bourbon.

Or, le Rainbow avait mouillé sur rade la veille au soir, et madame Berthier, qui s’était empressée de débarquer, avait annoncé, de l’hôtel Joinville où elle était descendue, sa visite pour le lendemain.

Cette visite épouvantait le brave officier ministériel, et cela se comprend ; car, depuis le jour de sa lettre à son collègue de Paris, il s’était produit un événement qui avait singulièrement modifié les choses.

Trois mois après l’enterrement de M. Morin, le curé de Saint-Paul s’était présenté à l’étude de la rue de la Gendarmerie et avait remis à Me Duchemin un testament olographe, postérieur à celui dont l’ouverture avait été faite devant la famille.

Dans ce second testament, le vieux colon, revenant sur ses décisions favorables envers sa sœur, la déshéritait tout à fait, au contraire, pour partager sa fortune entre ceux de ses parents qui habitaient l’île.

Si le digne prêtre n’avait pas produit ce document au moment de la mort de celui qui l’avait pris pour confident, c’est qu’il était alors en tournée sacerdotale dans nos possessions du canal de Mozambique, par ordre du préfet apostolique de Bourbon.

Cette révélation, on le conçoit aisément, fut un véritable coup de foudre pour le malheureux Me Duchemin. Il exerçait depuis vingt ans, et jamais rien de semblable ne s’était passé dans son étude. Pendant plusieurs jours, se croyant déshonoré, il ne sut où donner de la tête.

Dès qu’il eut retrouvé un peu de calme, il se hâta d’écrire à Paris, mais il le fit en craignant que madame Berthier ne fût déjà en plein Océan, et il se demanda pendant d’interminables jours ce qu’il dirait à cette héritière déshéritée, lorsqu’elle arriverait un beau matin pour toucher une fortune énorme et qu’il devrait lui avouer toute la vérité.

Le moins qu’il pouvait advenir de cette aventure, c’est qu’elle lui coûtât les vingt mille francs que son confrère de France avait remis à la sœur de M. Morin.

Les héritiers de celui-ci l’avaient autorisé, il est vrai, à offrir à madame Berthier cinquante mille francs à titre d’indemnité, mais c’était là une bien faible compensation pour celle qui aurait fait trois mille lieues dans l’espoir d’encaisser plus d’un million.

Sur ces entrefaites, Me Duchemin reçut la nouvelle officielle du départ de madame Berthier et de sa fille, et quoiqu’il fût le plus débonnaire des hommes, il se surprit parfois, durant ses nuits d’insomnie, à souhaiter au Rainbow quelque terrible accident de mer qui le débarrassât à jamais de toute réclamation ; ce dont il rougissait bien vite, nous devons le reconnaître, comme d’une mauvaise pensée.

C’est dans ces tortures morales que Me Duchemin avait passé cinq longs mois, et quelques heures, quelques minutes seulement peut-être le séparaient du dénoûment de ce drame intime ; ce qui explique suffisamment l’hécatombe à laquelle il se livrait sur les fleurs de son jardin, le lendemain du jour où il avait appris que madame Berthier et sa fille avaient atteint sans encombre le terme de leur voyage.

Le pauvre tabellion venait d’enlever de sa badine un superbe aloès, et la vue de ce sacrifice inutile l’avait un peu calmé, lorsqu’il tressaillit en sentant une main qui se posait sur son épaule.

— Ce n’est que moi, cher maître, lui dit en même temps une voix qui le rassura.

M. Duchemin se retourna un peu honteux de sa frayeur.

Il était en face d’un beau garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, dont l’œil brillant et la physionomie ouverte inspiraient tout d’abord la sympathie.

— Par ma foi, vous m’avez fait peur, mon cher Paul, dit le notaire au jeune homme ; je ne vous avais pas entendu venir, et vous m’avez surpris au milieu de réflexions qui n’ont rien de gai.

— Et quoi donc ?

— Parbleu ! vous connaissez l’affaire ; je vous en ai déjà parlé, je crois. Madame Berthier et sa fille ; vous savez, cette sœur et cette nièce que M. Morin avait instituées ses légataires universelles par son premier testament et qu’il a ensuite déshéritées complètement ; eh bien ! elles sont arrivées hier soir sur le Rainbow. J’attends leur visite ce matin.

— Diable !

— Vous comprenez qu’après leur avoir écrit que j’avais plus d’un million à leur disposition ; après leur avoir fait faire trois mille six cents lieues pour recevoir ce million, leur dire brusquement, séance tenante, que leur frère et oncle ne leur a pas laissé un sou marqué, c’est peu agréable.

— Surtout pour elles. Pauvres femmes ! Mais ce sont probablement les deux dames que je viens de rencontrer dans la rue ! Il me semblait bien, en effet, qu’elles n’étaient pas de la colonie. Elles paraissaient chercher une maison, sans doute la vôtre ! Il serait peut-être poli d’aller à leur rencontre.

— Elles arriveront toujours assez tôt !

Mais Me Duchemin en fut pour cette exclamation peu galante, car, apercevant au même instant son valet de chambre qui accourait, il eut le pressentiment que son ami ne s’était pas trompé.

Le serviteur venait, en effet, prévenir son maître que deux dames désiraient lui parler.

— Allons, ce sont elles, il n’y a plus à en douter ! soupira l’infortuné notaire.

— C’est bien ! ajouta-t-il en s’adressant à son domestique, faites entrer ces personnes dans le salon, et priez-les de m’attendre.

— Que ce ne soit pas moi qui vous gêne ! observa Paul ; je reviendrai vous voir dans la journée.

— Non pas, mon ami, non pas ! J’aime tout autant en finir avec vous d’abord.

Et, prenant le bras du jeune homme, Me Duchemin le conduisit jusqu’à un banc de rotin qui était adossé contre le mur de la maison, à l’ombre.

Ils y prirent place tous deux.

S’ils avaient levé les yeux, ils auraient vu au-dessus de leurs têtes les deux étrangères.

Introduites dans le salon du notaire et invitées à l’attendre, madame Berthier et sa fille avaient été attirées tout naturellement à la fenêtre par le spectacle féerique qu’offrait le jardin ; et elles s’étaient accoudées là, pour en admirer la luxuriante végétation tropicale.

Madame Berthier était une petite femme brune, d’une quarantaine d’années déjà, mais encore fort agréable. Elle avait conservé de fort belles dents et un sourire plein de jeunesse. Sans le cercle bistré dont les plaisirs ou les soucis avaient encadré ses grands yeux noirs, elle eût pu, sans trop risquer de trouver des incrédules, se rajeunir d’une demi-douzaine de printemps.

Quant à sa fille, c’était une splendide créature, dans l’acception la plus complète du mot.

Gabrielle était grande, admirablement faite. Sa taille était fine sans être grêle, son buste riche et gracieux, d’une distinction tout aristocratique. Elle avait pris a sa mère ses extrémités de créole. Il était impossible de rêver un ovale plus pur, plus virginal que celui de son visage, qu’éclairaient deux grands yeux d’un bleu sombre, qui devenaient presque noirs à l’éclat des lumières.

Son nez fin, aux ailes roses et mobiles, était droit comme celui d’une statue grecque. La forme de sa bouche était d’une correction antique. Lorsqu’elle souriait, on apercevait à travers ses lèvres carminées, sensuelles, des dents merveilleusement belles. Son menton un peu fort, mais d’un dessin néanmoins irréprochable, dénotait un caractère ferme, viril. Sa chevelure superbe, d’un blond doré, encadrait orgueilleusement de ses reflets fauves son front élevé. Son teint était pâle, non d’une pâleur maladive, mais d’une pâleur mate, que paraissaient ne pouvoir jamais troubler ni la fatigue, ni l’émotion.

L’admirable physionomie de Gabrielle semblait, en effet, recouverte d’un masque d’impénétrabilité absolue. Autant madame Berthier était vive, impressionnable, autant sa fille était calme, maîtresse d’elle-même.

On eût dit que Gabrielle n’avait pas des désirs, mais seulement des volontés.

Lorsque sa mère lui avait appris à Paris l’héritage inespéré qui leur arrivait, elle avait simplement dit : « Partons ! »

Pendant cette longue traversée de trois mois qu’il lui avait fallu supporter pour franchir l’immensité qui sépare la France de l’île Bourbon, les calmes des tropiques ne lui avaient pas plus arraché un geste d’impatience que les tempêtes du cap de Bonne-Espérance un mouvement de frayeur.

En débarquant à Saint-Denis, elle s’était installée à l’hôtel Joinville avec autant d’indifférence apparente que si elle eût pris possession d’un appartement au Grand-Hôtel, à Paris ; et elle était entrée chez Me Duchemin, où elle venait cependant chercher un million, comme s’il se fût agi pour elle d’une visite à un voisin de campagne.

Aussi, pendant que sa mère saluait d’acclamations enthousiastes les cactus et les aloès gigantesques du notaire, la jeune fille ne lui répondait-elle que par monosyllabes.

Il est vrai que, de là où elle était, Gabrielle ne perdait pas un mot de la conversation de Me Duchemin avec son jeune ami, et que cette conversation était fort intéressante.

Soyons aussi peu discret que mademoiselle Berthier, afin d’apprendre à nos lecteurs les motifs de la visite matinale de Paul à l’honorable notaire, mais faisons d’abord un pas en arrière pour dire plus complètement ce qu’était notre héros.

Paul du Longpré, qui avait à peine connu sa mère, était le fils d’un riche colon dont il avait hérité, moins d’un an auparavant, d’une centaine de mille livres de rente.

La perte de son père avait affecté Paul d’autant plus qu’il ne lui restait aucun parent dans la colonie, et la gravité naturelle de son caractère s’était encore accrue de la retraite dans laquelle son cœur, aussi bien que les convenances, lui avait ordonné de vivre.

Toute sa famille ne se composait plus que d’un oncle, M. Armand du Longpré, frère aîné de son père et établi depuis près de quarante ans à Paris, où, comme le père de Paul, à Bourbon, il avait fait une fortune considérable.

Lorsque M. Armand du Longpré apprit la mort de son frère et l’isolement dans lequel allait vivre son neveu, il proposa à celui-ci de venir demeurer en France, près de lui ; et comme il était en correspondance, de longue date, avec Me Duchemin, et qu’il savait que son frère avait eu en celui-ci la plus légitime confiance, il le pria de faire tous ses efforts pour décider le jeune homme à quitter l’île. Le notaire, si pénible qu’il lui fût de se séparer de Paul, qu’il avait vu grandir et qu’il aimait beaucoup, s’acquitta consciencieusement de sa mission, mais il n’eut aucune peine à obtenir du neveu de M. Armand du Longpré ce que ce dernier désirait. Il lui suffit de rappeler à son jeune ami que le vieillard qui le demandait était le seul parent qui lui restât, et que ce vieillard n’avait d’autre enfant qu’une jeune fille, qui pouvait, d’un jour à l’autre, être seule et sans protecteur.

C’était pour régler quelques dernières questions d’intérêt et l’avertir qu’il quitterait la colonie au premier jour, que Paul du Longpré avait apparu si brusquement au brave homme, peu d’instants avant que son domestique lui annonçât la visite des dames Berthier.

— Ainsi, mon ami, dit Me Duchemin au jeune créole, après lui avoir expliqué comment il avait réalisé la moitié de sa fortune en traite sur la Banque de France, vous êtes prêt ?

— Absolument, mon cher maître, répondit Paul, j’arrêterai demain mon passage sur l’Espérance, superbe clipper dont le capitaine, un officier nantais, m’affirme que nous ne mettrons pas plus de soixante-dix à quatre-vingts jours pour nous rendre en France. C’est aujourd’hui mardi, il compte prendre le large jeudi soir.

Quelques secondes après, Me Duchemin rejoignait les deux étrangères, et madame Berthier le recevait avec son plus charmant sourire.

Tout préoccupé qu’il fût, l’officier ministériel ne put s’empêcher, en saluant les parentes déshéritées de M. Morin, de remarquer la beauté de Gabrielle.

L’éclat des grands yeux et le visage sévère de la jeune fille n’augmentèrent pas moins son trouble que l’expression de joie répandue sur le visage de sa mère.

C’est à peine s’il trouva quelques mots gracieux pour prier les deux dames de reprendre place sur le canapé qu’elles avaient quitté à son arrivée.

Puis il se laissa tomber lourdement sur un siége, en disant machinalement :

— Mesdames Berthier, sans doute ?

— Oui, monsieur, je suis la sœur de ce pauvre M. Morin, et voici ma fille, fit en s’inclinant madame Berthier, que l’air grave du notaire étonnait un peu. Ne nous attendiez-vous pas ?

— Pardon, madame, pardon ! s’empressa de répondre Me Duchemin en s’efforçant de faire provision de courage. J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire hier soir, et j’aurais été vous présenter immédiatement mes devoirs si je n’avais pas une mauvaise nouvelle à vous annoncer.

L’infortuné tabellion avait prononcé cette phrase tout d’un élan, comme un poltron qui traverse en courant un bois dont l’ombre l’épouvante.

— Comment ! quelle mauvaise nouvelle ? demanda la sœur de M. Morin dont le sourire disparut instantanément.

Gabrielle avait fixé ses grands yeux interrogateurs sur Me Duchemin. Sa physionomie restait calme, mais on eût dit, à la crispation de ses lèvres, qu’elle devinait déjà ce dont il allait être question.

— Mon Dieu ! madame, poursuivit l’exécuteur testamentaire du vieux colon, la faute en est à moi, car j’aurais dû me hâter moins de vous écrire. Je vous aurais ainsi évité une déception des plus pénibles.

— Une déception ? je ne vous comprends pas.

— C’est cependant facile à comprendre, ma mère, interrompit sèchement Gabrielle. Monsieur a mal saisi le sens du testament de votre frère : ce n’est pas nous qui sommes ses héritières ! N’est-ce pas, monsieur, que c’est cela ?

Celui auquel s’adressaient ces derniers mots baissa la tête en poussant un soupir, expression de regret et de soulagement tout à la fois. L’aveu était fait sans qu’il l’eût fait lui-même.

— Tu es folle, Gabrielle ! s’écria madame Berthier, dont les regards désespérés allaient du notaire à sa fille. Voyons, monsieur, expliquez-vous !

Comprenant qu’il ne pouvait parler plus longtemps par énigme et reprenant tout à fait courage, Me Duchemin raconta rapidement, sans souffler une seule fois pour ainsi dire, tout ce qui s’était passé depuis le jour où il avait écrit à son collègue de Paris.

Puis il termina son récit par un long compliment de condoléance et par l’offre des cinquante mille francs dont les héritiers de M. Morin étaient prêts à faire le sacrifice.

Madame Berthier avait écouté tout cela sans comprendre. Elle voulait croire que celle révélation terrible était une épreuve.

Il ne lui paraissait pas possible qu’un homme grave, un officier ministériel, lui eût fait exécuter un aussi long voyage pour lui apprendre que son frère l’avait déshéritée, après lui avoir d’abord laissé toute sa fortune. Aussi ne pouvait-elle trouver aucune parole pour exprimer son incrédulité, son désespoir et sa colère.

Ce fut sa fille qui la rappela au sentiment de la situation vraie.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, ma mère, dit-elle avec une grande dignité ; monsieur s’est trompé, il doit en éprouver le plus vif regret ; nous ne saurions le rendre responsable de son erreur. Partons !

— Mais, mon enfant, les choses ne peuvent se passer ainsi, exclama madame Berthier ; c’est une infamie, nous plaiderons ! On a abusé de la faiblesse d’esprit de mon frère.

— Madame, hasarda Me Duchemin, je regrette d’être obligé de vous dire qu’il n’y a pas là matière à procès. Mon client, M. Morin, a eu la plénitude de ses facultés jusqu’au dernier moment de sa vie, et je vous affirme que ceux de ses parents qui l’ont veillé à son lit de mort sont incapables de ce dont vous les accusez. La preuve de leurs sentiments généreux, c’est qu’ils m’ont chargé de vous offrir cinquante mille francs à titre d’indemnité. Je suis prêt à vous compter cette somme. Quant aux vingt mille francs que mon collègue de Paris vous a remis, ils sont bien à vous, je ne songe pas à vous les réclamer. C’est moi qui ai commis la faute, c’est à moi d’en supporter la conséquence.

Le digne Me Duchemin était certes sincère en faisant à madame Berthier ce véritable cadeau, mais nous devons ajouter qu’il espérait bien un peu, in petto, que les héritiers de M. Morin ne laisseraient pas à sa charge ce déboursé considérable.

D’ailleurs, il était résigné à ce sacrifice, et il avait conservé, comme péroraison, cette dernière fiche de consolation, pensant qu’elle serait irrésistible.

Aussi fut-il tout étonné, lorsqu’il entendit Gabrielle lui répondre, en prenant sa mère par le bras :

— Vous nous connaissez mal, monsieur, ma mère et moi ; nous sommes venues à Bourbon pour y recueillir une fortune que nous pensions à nous et non pour recevoir une aumône. Que les héritiers de M. Morin gardent tout entier son héritage ! Quant à vos vingt mille francs, notre premier souci, à notre rentrée à Paris, sera de vous les rembourser.

Et, sans attendre la réponse du notaire, auquel la stupéfaction coupait du reste la parole, mademoiselle Berthier entraîna sa mère sans lui permettre d’ajouter un seul mot.

Me Duchemin était encore immobile au milieu de son salon et tout honteux du mauvais résultat de sa négociation, que les deux étrangères avaient déjà franchi la distance qui sépare la rue de la Gendarmerie de l’hôtel Joinville.

Durant ce trajet de quelques minutes, la mère et la fille n’avaient pas échangé un seul mot.

— Mon Dieu ! s’écria madame Berthier, dès qu’elle fut dans son appartement et en se laissant tomber dans un fauteuil ; mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ?

— Ce que nous allons devenir ! Oh ! ne craignez rien, mère, répondit Gabrielle avec un sourire étrange et un éclair dans les yeux ; nous aussi, nous partirons sur l’Espérance.

— Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas.

— Dans trois mois vous ne me demanderez aucune explication. En attendant, soyons assez fortes pour ne pas donner à ceux qui nous ruinent la satisfaction de nous plaindre.

Et la fière jeune fille, sonnant un domestique, ordonna de lui procurer une voiture convenable.

Avant de quitter la colonie, elle tenait à en visiter les localités les plus intéressantes et surtout à se faire voir.