Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. v-xviii).

DÉDICACE
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À Monsieur Fernand CHARRON


À qui dédier le récit de ce voyage, sinon à vous, cher Monsieur Charron, qui avez combiné, construit, animé, d’une vie merveilleuse, la merveilleuse automobile où je l’accomplis, sans fatigue et sans accrocs ?

Cet hommage, je vous le dois, car je vous dois des joies multiples, des impressions neuves, tout un ordre de connaissances précieuses que les livres ne donnent pas, et des mois, des mois entiers de liberté totale, loin de mes petites affaires, de mes gros soucis, et loin de moi-même, au milieu de pays nouveaux ou mal connus, parmi des êtres si divers dont j’ai mieux compris, pour les avoir approchés de plus près, la force énorme et lente qui, malgré les discordes locales, malgré la résistance des intérêts, des appétits et des privilèges, et malgré eux-mêmes, les pousse invinciblement vers la grande unité humaine.

Oui, ce qui est nouveau, ce qui est captivant, c’est ceci. Non seulement l’automobile nous emporte, de la plaine à la montagne, de la montagne à la mer, à travers des formes infinies, des paysages contrastés, du pittoresque qui se renouvelle sans cesse ; elle nous mène aussi à travers des mœurs cachées, des idées en travail, à travers de l’histoire, notre histoire vivante d’aujourd’hui…

Du moins, on est si content qu’on croit vraiment que tout cela est arrivé. Et puis, pour nous les rendre supportables et sans remords, ne faut-il pas anoblir un peu toutes nos distractions ?



Il y a six ans, je me rappelle, parti, un matin, d’Aurillac, sur une des premières automobiles que vous ayez construites, j’arrivai, le soir, vers quatre heures, en plein Jura, à Poligny.

C’était la fin d’un jour de marché. Tout était calme dans les rues. Nul bruit dans les cabarets, à peu près vides. Bêtes et gens s’en allaient pacifiquement, qui à l’étable, qui au foyer. Quelques groupes restaient encore à deviser sur la place, où les petits marchands avaient démonté et repliaient leurs étalages… Rien qu’à la traverser, la ville me fut sympathique. Elle avait un air de décence, de bonne santé, de bon accueil, très rare en France.

Dans l’auberge où je descendis, je m’attablai entre deux paysans, très beaux, très forts, les cheveux drus et noirs sur une puissante tête carrée, le masque modelé en accents énergiques ; singulièrement avenants. Ils parlaient de leurs affaires, et moi, tout en mangeant de savoureuses truites, arrosées d’un excellent vin d’Arbois, je les écoutais parler. Comme ils n’avaient rien du nationalisme sectaire et méfiant, avec lequel, d’ordinaire, les paysans reçoivent ce qu’ils appellent les étrangers, ils permirent fort gentiment que je prisse part à leur conversation.

Ils se montrèrent parfaits techniciens agricoles, curieux de progrès, informés au delà des choses de leur métier. Je n’avais plus, devant moi, l’Auvergnat, âpre et rusé, bavard et superstitieux, ignorant et lyrique, que j’avais quitté le matin même, non sans plaisir, je l’avoue ; je voyais enfin des hommes, calmes, réfléchis, réalistes, précis, qui ne croient qu’à leur effort, ne comptent que sur lui, savent ce qu’ils veulent, ont le sentiment très net de leur force économique, exigent qu’on respecte en eux la dignité sociale et humaine du travail. Aucune trace de superstition, en leurs discours, et, ce qui me frappa beaucoup, pas le moindre misonéisme. Ils n’eurent pas une parole de haine contre l’automobilisme. Au contraire. Ils admiraient grandement cette nouveauté, lui faisaient crédit de n’être encore qu’un sport – un sport expérimental – aux mains des riches, et ils en attendaient des applications démocratiques, avec confiance.

À plusieurs reprises, ils marquèrent cette fierté que, de tous les départements français, le leur fût celui où l’instruction s’était le plus développée.

L’un d’eux me dit :

— Chez nous, tous, nous désirons apprendre. Malheureusement, on ne nous apprend pas grand’chose. Nous n’avons pas, bien sûr, l’ambition de devenir des savants, comme Pasteur. Mais nous voudrions connaître l’indispensable. Or, l’instruction qu’on nous donne est, tout entière, à réformer. C’est l’instruction cléricale qui persiste hypocritement, dans l’instruction laïque. On nous farcit toujours l’esprit de légendes dont nous n’avons que faire… Mais nous continuons à ignorer les plus simples éléments de la vie : par exemple, ce que c’est que l’eau que nous buvons, la viande que nous mangeons, l’air que nous respirons, la semence que nous confions à la terre…, en bloc, tous les phénomènes naturels, et nous-mêmes… Alors, comme nos anciens, nous cheminons, à tâtons, dans la routine, et nous ne sommes pas capables de tirer parti des immenses richesses qui sont, partout, dans la nature, à portée de la main.

L’autre, qui approuvait, dit à son tour :

— Les socialistes nous prêchent sans cesse l’émancipation, l’affranchissement… J’en suis, parbleu !… Mais, l’affranchissement, l’émancipation de quoi, si tout d’abord on n’affranchit et on n’émancipe notre cerveau ?

Je compris très bien que le passé n’avait plus aucune prise sur ces hommes conscients et qu’ils défendraient, avec une volonté tenace et une tranquille assurance, les conquêtes, les pauvres petites conquêtes, matérielles et morales, qu’ils avaient su, tout seuls, arracher à la société et au sol ingrat de leurs montagnes…

Et tel était le miracle… En quelques heures, j’étais allé d’une race d’hommes à une autre race d’hommes, en passant par tous les intermédiaires de terrain, de culture, de mœurs, d’humanité qui les relient et les expliquent, et j’éprouvais cette sensation — tant il me semblait que j’avais vu de choses — d’avoir, en un jour, vécu des mois et des mois.

Et cette sensation que, seule, l’automobile peut donner, car les chemins de fer, qui ont leurs voies prisonnières, toujours pareilles, leurs populations parquées, toujours pareilles, leurs villes encloses que sont les chantiers et les gares, toujours pareilles, ne traversent réellement pas les pays, ne vous mettent point en communication directe avec leurs habitants, — cette sensation, tout à fait nouvelle, que de fois j’en goûtai la force et le charme, au cours de ce voyage exquis, où je retrouve constamment mon admiration et, je puis le dire, ma reconnaissance, pour cette maison roulante idéale, cet instrument docile et précis de pénétration qu’est l’automobile, et surtout — puisqu’ il faut bien finir par tout ramener à soi – l’automobile créée par vous, cher monsieur Charron, pour mes curiosités et mes vagabondes rêveries…





C’est pour cela que j’aime mon automobile. Elle fait partie désormais de ma vie ; elle est ma vie, ma vie artistique et spirituelle, autant et plus que ma maison. Elle est pleine de richesses, sans cesse renouvelées, qui ne coûtent rien que la joie de les prendre au passage, ici, là, partout où m’entraînent la fantaisie de voir et le désir d’étudier. J’y sens vivre les choses et les êtres avec une activité intense, en un relief prodigieux, que la vitesse accuse, bien loin de l’effacer. Elle m’est plus chère, plus utile, plus remplie d’enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur leurs rayons, que mes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres, de leurs eaux, de leurs figures… Dans mon automobile j’ai tout cela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant, passant, changeant, vertigineux, illimité, infini… J’entrevois, sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux, de mes objets d’art ; je ne puis me faire à l’idée, qu’un jour, je ne posséderai plus cette bête magique, cette fabuleuse licorne qui m’emporte, sans secousses, le cerveau plus libre, l’œil plus aigu, à travers les beautés de la nature, les diversités de la vie et les conflits de l’humanité.



Eh bien, faut-il vous le dire, cher monsieur Charron ? J’ai beaucoup hésité, avant d’inscrire votre nom en tête de ce petit volume… J’avoue que, durant quelques heures, j’ai manqué de courage… Voilà un bien gros mot, n’est-ce pas, pour une chose pourtant bien naturelle et bien simple… C’est que je connais les hommes de mon temps, surtout de mon milieu. Leur bienveillance si connue, leur indomptable morale et l’intransigeance de leurs vertus, m’ont positivement effrayé… Mais le sentiment très vif que j’ai de ma liberté, l’horreur, non moins vive, que j’ai des usages reçus et des pratiques courantes, mon immoralité, pour tout dire, eurent vite fait de surmonter cette terreur passagère et absurde… Si on les écoutait, ces braves gens-là, on ne ferait jamais rien de ce que l’on veut et de ce qui vous plaît… Laissons-les dire…

Laissons-les dire, mais profitons de cette circonstance pour risquer quelques observations…



L’époque, cher monsieur Charron, est terriblement réfractaire à l’admiration que nous devons aux choses du progrès, à la reconnaissance que nous devons aux hommes qui travaillent, luttent et trouvent. Admiration et reconnaissance, on ne les comprend et ne les accepte que si elles sont tarifées et rétribuées selon des prix courants, proportionnés à l’enthousiasme avec lequel on les exprime. La presse est devenue si universellement vénale, elle oblige tellement toutes les choses de la vie à verser dans sa caisse, pour être reconnues valables, un impôt de plus en plus lourd, qu’un écrivain, aujourd’hui, sous peine de se déshonorer, n’a plus le droit de signaler une découverte scientifique importante, ou de confesser un plaisir, une émotion, si cette émotion, ce plaisir lui viennent d’un objet fabriqué et qui se vend. Pour un temps, dont on aperçoit, d’ailleurs, la fin prochaine, il peut encore – sauf dans Le Journal, bien entendu – admirer un livre, un tableau, une statue, dire, à peu près librement, ses impressions sur ce qu’on appelle une œuvre de l’imagination. Classification vraiment arbitraire et comique, car j’ai toujours pensé que les statues, les tableaux, les livres se vendent avec plus d’âpreté encore que les machines ; et les machines m’apparaissent, bien plus que les livres, les statues, les tableaux, des œuvres de l’imagination. Quand je regarde, quand j’écoute vivre cet admirable organisme qu’est le moteur de mon automobile, avec ses poumons et son cœur d’acier, son système vasculaire de caoutchouc et de cuivre, son innervation électrique, est-ce que je n’ai pas une idée autrement émouvante du génie humain, de sa puissance imaginative et créatrice, que si je lis un livre de M. Paul Bourget, ou considère un tableau de M. Detaille, une statue de M. Denys Puech ? Est-ce que le moindre mécanisme qui transporte l’énergie motrice, la chaleur, la parole, l’image, par de minces réseaux de fils métalliques, ou par d’invisibles ondes, n’implique pas une plus grande somme d’études, d’observations, d’efforts, de facultés supérieures ?… Et cependant, le livre banal, infiniment inutile de M. Paul Bourget, la statue — si l’on peut dire — de M. Denys Puech, le tableau — euphémisme — de M. Detaille, il est admis, il est honorable, élégant, que je puisse les vanter tant que je voudrai, et tout le monde me louera d’avoir débité, à leur propos, les sottises esthétiques qui fermentent sous le crâne d’un critique d’art. Mais il me sera formellement interdit de décrire une machine qui, comme l’automobile, par exemple, bouleverse déjà, et bouleversera bien davantage les conditions de la vie sociale.

Eh bien, je proteste, de toutes mes forces, contre cette conception éducatrice des journaux qui leur permet — parce que c’est de l’art — de vous raconter, en quatre colonnes, le dernier vaudeville des Variétés, et qui fait que nous ne savons rien, jamais rien, — parce que c’est du commerce, — des travaux admirables, par lesquels tant de savants obscurs s’acharnent à conquérir, pour nous, chaque jour, un peu plus de bonheur…



Cette liberté, je ne la revendique pas, cher monsieur Charron, pour déclarer, tout de go, que vous avez inventé l’automobile. Mais, de vous y être passionné, l’automobilisme vous doit beaucoup. Parmi les constructeurs français — j’ai plaisir à le reconnaître — vous êtes certainement celui qui apporta le plus de progrès notables à cette industrie. Ingénieux, pratique et tenace, vous n’avez cessé de chercher et de trouver des améliorations, vous n’avez cessé de créer des dispositifs, adoptés universellement aujourd’hui, grâce à quoi nos moteurs ont atteint ce degré de presque-perfection, où nous les voyons en ce moment. Et ce qui m’étonne le plus, et dont je vous loue infiniment, c’est que vous vous soyez aussi préoccupé de leur donner une forme harmonieuse, et de doter la machine, comme un objet d’art, de sa part de beauté.

Je vous ai suivi, avec un intérêt grandissant, depuis le jour où, dans les sous-sols de l’avenue de la Grande-Armée — vous n’aviez pas d’usine en ce temps-là — vous convoquiez quelques personnes à venir voir les pièces du premier châssis que vous alliez monter… J’en étais… Je me souviens qu’un curieux personnage, un Américain, qui n’est pas un inconnu et qui est roi, comme pas mal de citoyens de sa république, roi de l’Acier, M. Schwab, pour tout dire, en était aussi… Je le vois encore, prenant chaque pièce, successivement, et après l’avoir examinée, soupesée, éprouvée, flairée, disant :

— Ça, c’est de l’acier… À la bonne heure !… Voilà de l’acier !…

Si bien qu’avant de s’en aller il vous commanda deux châssis pour lui, dix autres, pour des Américains, des rois de quelque chose évidemment, dont il vous donna les noms et les adresses.

Et il ajouta :

— S’ils n’en veulent pas… tant pis pour eux !… Je les prendrai, moi… Marchez !… Marchez !… Ça, c’est de l’acier…

Et moi, qui ne suis roi de rien, entraîné par l’exemple de M. Schwab, j’en commandai un, également.

— Bon !… s’écria M. Schwab… Parfait !… Et si, au dernier moment, vous n’en voulez pas, non plus… je le prends… C’est de l’acier !



Lors de ce voyage que j’entreprends de raconter ici, M. Schwab me rappelait cette journée, un soir que je le vis entrer dans Delft, où moi-même je venais d’arriver…

Ce fut une soirée assez comique, vraiment, et bien américaine.

Après le dîner, durant lequel nous avions beaucoup parlé de nos autos — car entre autres bienfaits de l’automobilisme, il est remarquable que le cours habituel de nos conversations sur l’immortalité de l’âme et sur les femmes en ait été si radicalement modifié — nous sortîmes. Et nous nous promenâmes par la ville.

Curieuse et délicieuse ville, et si lointaine !

La lune éclairait d’une lueur, aux éclats de nacre, les canaux encaissés, les ponts qui les enjambent d’une arche unique, les arbres grêles qui les bordent comme des rideaux de dentelle. Et les découpages, sur le ciel, des hauts pignons, prenaient des aspects d’un romantisme suranné et charmant… Puis, entre des espaces bleus, d’énormes tours surgissaient tout à coup dans la nuit argentée… Je dis qu’elles surgissaient ; elles avaient plutôt l’air d’être tombées du ciel, ayant gardé l’obliquité de leur chute sur le sol. Et nous longions ensuite des palais, sombres et muets, où la lumière dessinait, çà et là, l’ogive d’une porte, l’intervalle d’un créneau, des plaques de vitraux treillissés… Personne dans les rues, presque pas de lumières aux fenêtres… des boutiques endormies dont le rayonnement semblait se rétrécir, s’affaiblir et mourir, comme celui des lampes qui vont s’éteindre dans un sanctuaire… Et, brusquement, nous respirions, parmi l’âcre odeur des eaux enfermées dans la pierre, de violents parfums de jacinthes qui montaient, vers nous, de barquettes pleines de fleurs, amarrées au quai et attendant le marché du lendemain.

Nous ne parlions pas… M. Schwab fumait avec effort un de ces détestables cigares, comme n’en fument que les milliardaires… Et moi, transporté dans ce décor nocturne du moyen âge, il me semblait que j’étais loin de tout, loin des aciers et des rois de l’acier… si loin, si loin, si loin !

Mais M. Schwab n’avait pas quitté le siècle, lui, ni l’Amérique, ni même l’avenue de la Grande-Armée… Il s’acharnait à tirer sur son cigare qui laissait une affreuse odeur, derrière lui… Et cela faisait exactement le bruit que font les carpes dans un bassin, quand elles viennent respirer, le museau hors de l’eau, l’air des beaux soirs d’été. Je l’entendais, dans l’intervalle de ces bruits, qui disait :

— Ce petit Charron… Hein ? C’est un gaillard !… Il sait ce que c’est que l’acier…

Deux femmes, en longues mantes noires, passèrent près de nous, avec des pas feutrés, silencieuses comme des vols de chauves-souris… D’où venaient-elles ?… Où allaient-elles ?… Était-ce même des femmes ?… N’était-ce pas plutôt des âmes, des âmes anciennes, les âmes nocturnes de tout ce passé ?… Je vis leurs manteaux se fondre dans la nuit…

M. Schwab ne les avait pas regardées… Il poursuivait :

— Vous savez… en Amérique… ce petit Charron, il serait roi aussi… roi de l’automobile…

Et alors, au loin, très loin, ce fut comme un son de cloche, un tout petit son de cloche, d’un timbre unique, sans vibration prolongée, un son pareil au chant si joli, si mélancolique du crapaud, dans les jardins étouffants d’août… Puis d’autres sons de cloche, aussi lointains, à l’est, à l’ouest, se répondirent… Je crus voir des intérieurs de couvents, des cloîtres, des visages blêmes sous des voiles, des mains jointes, des cierges… Et, près de moi, une voix que je n’écoutais plus, et dont il ne me venait que des paroles coupées par le silence que ces petits sons de cloche, là-bas, partout, rendaient si émouvant, si mystérieux, une voix disait :

— Carburateur… boîte de vitesse… boîte d’embrayage… magnéto… acier… acier… acier… acier…

Et ce mot « trust… trust… trust… » qui vibrait, me chatouillait, m’agaçait l’oreille, comme un bourdonnement d’insecte :

— Pruut… Pruut… Pruut !…

Nous ne rentrâmes que fort tard à l’hôtel.

J’ai pensé que cela vous amuserait de savoir que vous aviez préoccupé l’esprit d’un homme tel que M. Schwab, au point que, dans un soir calme de Hollande, parmi le décor d’une vieille ville, illustrée de tant de souvenirs et qui, depuis Guillaume le Taciturne, n’a guère changé, il vous ait sacré Roi de l’Automobile !…


OCTAVE MIRBEAU.