LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME SEPTIÈME.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME SEPTIÈME.



Histoire d’Ali Cogia, marchand de Bagdad 
 1
Histoire du cheval enchanté 
 34
Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou 
 125
Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette 
 277
fin de la table.

HISTOIRE
D’ALI COGIA, MARCHAND DE BAGDAD.


Sous le règne du calife Haroun Alraschid, dit la sultane Scheherazade, il y avoit à Bagdad un marchand nommé Ali Cogia, qui n’étoit ni des plus riches, ni aussi du dernier ordre, lequel demeuroit dans sa maison paternelle sans femme et sans enfans. Dans le temps que libre de ses actions il vivoit content de ce que son négoce lui produisoit, il eut trois jours de suite un songe, dans lequel un vieillard vénérable lui apparut avec un regard sévère, qui le réprimandoit de ce qu’il ne s’étoit pas encore acquitté du pélerinage de la Mecque.

Ce songe troubla Ali Cogia et le mit dans un grand embarras. Comme bon Musulman, il n’ignoroit pas l’obligation où il étoit de faire ce pélerinage ; mais comme il étoit chargé d’une maison, de meubles et d’une boutique, il avoit toujours cru que c’étoient des motifs assez puissans pour s’en dispenser, en tâchant d’y suppléer par des aumônes, et par d’autres bonnes œuvres. Mais depuis le songe, sa conscience le pressoit si vivement, que la crainte qu’il ne lui arrivât quelque malheur, le fit résoudre de ne pas différer davantage à s’en acquitter.

Pour se mettre en état d’y satisfaire dans l’année qui couroit, Ali Cogia commença par la vente de ses meubles ; il vendit ensuite sa boutique et la plus grande partie des marchandises dont elle étoit garnie, en réservant celles qui pouvoient être de débit à la Mecque ; et pour ce qui est de la maison, il trouva un locataire à qui il en fit un bail. Les choses ainsi disposées, il se trouva prêt à partir dans le temps que la caravane de Bagdad pour la Mecque se mettroit en chemin. La seule chose qui lui restoit à faire, étoit de mettre en sûreté une somme de mille pièces d’or qui l’eût embarrassé dans le pélerinage, après avoir mis à part l’argent qu’il jugea à propos d’emporter avec lui, pour sa dépense et pour d’autres besoins.

Ali Cogia choisit un vase d’une capacité convenable ; il y mit les mille pièces d’or, et il acheva de le remplir d’olives. Après avoir bien bouché le vase, il le porte chez un marchand de ses amis. Il lui dit : « Mon frère, vous n’ignorez pas que dans peu de jours je pars comme pélerin de la Mecque avec la caravane ; je vous demande en grâce de vouloir bien vous charger d’un vase d’olives que voici, et de me le conserver jusqu’à mon retour. »

Le marchand lui dit obligeamment : « Tenez, voilà la clé de mon magasin, portez-y vois-même votre vase, et mettez-le où il vous plaira ; je vous promets que vous l’y retrouverez. »

Le jour du départ de la caravane de Bagdad arrivé, Ali Cogia, avec un chameau chargé des marchandises dont il avoit fait choix, et qui lui servit de monture dans le chemin, s’y joignit ; et il arriva heureusement à la Mecque. Il y visita avec tous les autres pélerins, le temple si célèbre et si fréquenté chaque année par toutes les nations musulmanes qui y abordent de tous les endroits de la terre où elles sont répandues, en observant très-religieusement les cérémonies qui leur sont prescrites. Quand il se fut acquitté des devoirs de son pélerinage, il exposa les marchandises qu’il avoit apportées, pour les vendre et pour les échanger.

Deux marchands qui passoient et qui virent les marchandises d’Ali Cogia, les trouvèrent si belles, qu’ils s’arrêtèrent pour les considérer, quoiqu’ils n’en eussent pas besoin. Quand ils eurent satisfait leur curiosité, l’un dit à l’autre en se retirant : « Si ce marchand savoit le gain qu’il feroit au Caire sur ses marchandises, il les y porteroit, plutôt que de les vendre ici, où elles sont à bon marché. »

Ali Cogia entendit ces paroles ; et comme il avoit entendu parler mille fois des beautés de l’Égypte, il résolut sur-le-champ de profiter de l’occasion et d’en faire le voyage. Ainsi, après avoir rempaqueté et remballé ses marchandises, au lieu de retourner à Bagdad, il prit le chemin de l’Égypte, en se joignant à la caravane du Caire. Quand il fut arrivé au Caire, il n’eut pas lieu de se repentir du parti qu’il avoit pris : il y trouva si bien son compte, qu’en très-peu de jours il eut achevé de vendre toutes ses marchandises avec un avantage beaucoup plus grand qu’il n’avoit espéré. Il en acheta d’autres dans le dessein de passer à Damas ; et en attendant la commodité d’une caravane qui devoit partir dans six semaines, il ne se contenta pas de voir tout ce qui étoit digne de sa curiosité dans le Caire, il alla aussi admirer les pyramides ; il remonta le Nil jusqu’à une certaine distance, et il vit les villes les plus célèbres situées sur l’un et l’autre bord.

Dans le voyage de Damas, comme le chemin de la caravane étoit de passer par Jérusalem, notre marchand de Bagdad profita de l’occasion pour visiter le temple, regardé par tous les Musulmans comme le plus saint, après celui de la Mecque, d’où cette ville prend le titre de sainte Cité.

Ali Cogia trouva la ville de Damas un lieu si délicieux par l’abondance de ses eaux, par ses prairies et par ses jardins enchantés, que tout ce qu’il avoit lu de ses agrémens dans nos histoires, lui parut beaucoup au-dessous de la vérité, et qu’il y fit un long séjour. Comme néanmoins il n’oublioit pas qu’il étoit de Bagdad, il en prit enfin le chemin, et il arriva à Alep, où il fit encore quelque séjour ; et de là, après avoir passé l’Euphrate, il prit le chemin de Moussoul, dans l’intention d’abréger son retour en descendant le Tigre.

Mais quand Ali Cogia fut arrivé à Moussoul, des marchands de Perse avec lesquels il étoit venu d’Alep, et avec qui il avoit contracté une grande amitié, avoient pris un si grand ascendant sur son esprit, par leurs honnêtetés et par leurs entretiens agréables, qu’ils n’eurent pas de peine à lui persuader de ne pas abandonner leur compagnie jusqu’à Schiraz, d’où il lui seroit aisé de retourner à Bagdad, avec un gain considérable. Ils le menèrent par les villes de Sultanie, de Reï, de Coam, de Cachan, d’Ispahan, et de là à Schiraz[1], d’où il eut encore la complaisance de les accompagner aux Indes et de revenir à Schiraz avec eux.

De la sorte, en comptant le séjour qu’il avoit fait dans chaque ville, il y avoit bientôt sept ans qu’Ali Cogia étoit parti de Bagdad, quand enfin il résolut d’en prendre le chemin ; et jusqu’alors l’ami auquel il avoit confié le vase d’olives avant son départ, pour le lui garder, n’avoit songé ni à lui ni au vase. Dans le temps qu’il étoit en chemin avec une caravane partie de Schiraz, un soir que ce marchand son ami soupoit en famille, on vint à parler d’olives, et sa femme témoigna quelque désir d’en manger, en disant qu’il y avoit long-temps qu’on n’en avoit vu dans la maison.

« À propos d’olives, dit le mari, vous me faites souvenir qu’Ali Cogia m’en laissa un vase en allant à la Mecque il y a sept ans, qu’il mit lui-même dans mon magasin, pour le reprendre à son retour. Mais où est Ali Cogia depuis qu’il est parti ? Il est vrai qu’au retour de la caravane, quelqu’un me dit qu’il avoit passé en Égypte. Il faut qu’il y soit mort, puisqu’il n’est pas revenu depuis tant d’années : nous pouvons désormais manger les olives si elles sont bonnes. Qu’on me donne un plat et de la lumière, j’en irai prendre, et nous en goûterons. »

« Mon mari, reprit la femme, gardez-vous bien, au nom de Dieu, de commettre une action si noire ; vous savez que rien n’est plus sacré qu’un dépôt. Il y a sept ans, dites-vous, cju’Ali Cogia est allé à la Mecque, et qu’il n’est pas revenu ; mais l’on vous a dit qu’il étoit allé en Égypte ; et d’Égypte, que savez-vous s’il n’est pas allé plus loin ? Il suffit que vous n’ayiez pas de nouvelles de sa mort : il peut revenir demain, après-demain. Quelle infamie ne seroit-ce pas pour vous et pour votre famille s’il revient, et que vous ne lui rendissiez pas son vase dans le même état et tel qu’il vous l’a confié ! Je vous déclare que je n’ai pas envie de ces olives, et que je n’en mangerai pas. Si j’en ai parlé, je ne l’ai fait que par manière d’entretien. De plus, croyez-vous qu’après tant de temps les olives soient encore bonnes ? Elles sont pourries et gâtées. Et si Ali Cogia revient, comme un pressentiment me le dit, et qu’il s’aperçoive que vous y ayiez touché, quel jugement fera-t-il de votre amitié et de votre fidélité ? Abandonnez votre dessein, je vous en conjure. »

La femme ne tint un si long discours à son mari, que parce qu’elle lisoit son obstination sur son visage. En effet, il n’écouta pas de si bons conseils : il se leva, et il alla à son magasin avec de la lumière et un plat.

« Alors, souvenez-vous au moins, lui dit sa femme, que je ne prends pas de part à ce que vous allez faire, afin que vous ne m’en attribuiez pas la faute s’il vous arrive de vous en repentir. »

Le marchand eut encore les oreilles fermées, et il persista dans son dessein. Quand il est dans son magasin, il prend le vase, il le découvre, et il voit les olives toutes pourries. Pour s’éclaircir si le dessous étoit aussi gâté que le dessus, il en verse dans le plat, et de la secousse avec laquelle il les versa, quelques pièces d’or y tombèrent avec bruit.

À la vue de ces pièces, le marchand, naturellement avide et attentif, regarde dans le vase, et aperçoit qu’il avoit versé presque toutes les olives dans le plat, et que le reste étoit tout or en belle monnoie. Il remet dans le vase ce qu’il avoit versé d’olives, il le recouvre, et il revient.

« Ma femme, dit-il en rentrant, vous aviez raison : les olives sont pourries, et j’ai rebouché le vase, de manière qu’Ali Cogia ne s’apercevra pas que j’y ai touché, si jamais il revient. »

« Vous eussiez mieux fait de me croire, reprit la femme, et de n’y pas toucher. Dieu veuille qu’il n’en arrive aucun mal ! »

Le marchand fut aussi peu touché de ces dernières paroles de sa femme, que de la remontrance qu’elle lui avoit faite. Il passa la nuit presqu’entière à songer au moyen de s’approprier l’or d’Ali Cogia, et à faire en sorte qu’il lui demeurât au cas qu’il revint et qu’il lui demandât le vase. Le lendemain de grand matin il va acheter des olives de l’année ; il revient, il jette les vieilles du vase d’Ali Cogia ; il en prend l’or, il le met en sûreté ; et après l’avoir rempli des olives qu’il venoit d’acheter, il le recouvre du même couvercle, et il le remet à la même place où Ali Cogia l’avoit mis.

Environ un mois après que le marchand eut commis une action si lâche, et qui devoit lui coûter cher, Ali Cogia arriva à Bagdad, de son long voyage. Comme il avoit loué sa maison avant son départ, il mit pied à terre dans un khan, où il prit un logement en attendant qu’il eut signifié son arrivée à son locataire, et que le locataire se fût pourvu ailleurs d’un logement.

Le lendemain, Ali Cogia alla trouver le marchand son ami, qui le reçut en l’embrassant, et en lui témoignant la joie qu’il avoit de son retour, après une absence de tant d’années, qui, disoit-il, avoit commencé de lui l’aire perdre l’espérance de jamais le revoir.

Après les complimens, de part et d’autre, accoutumés dans une semblable rencontre, Ali Cogia pria le marchand de vouloir bien lui rendre le vase d’olives qu’il avoit confié à sa garde, et de l’excuser de la liberté qu’il avoit prise de l’en embarrasser.

« Ali Cogia, mon cher ami, reprit le marchand, vous avez tort de me faire des excuses, je n’ai été nullement embarrassé de votre vase ; et dans une pareille occasion, j’en eusse usé avec vous de la même manière que vous en avez usé avez moi. Tenez, voilà la clef de mon magasin : allez le prendre, vous le trouverez à la même place où vous l’avez mis. »

Ali Cogia alla au magasin du marchand, il en apporta son vase ; et après lui avoir rendu la clef, l’avoir bien remercié du plaisir qu’il en avoit reçu, il retourne au khan où il avoit pris logement. Il découvre le vase ; et en y mettant la main à la hauteur où les mille pièces d’or qu’il y avoit cachées, devoient être, il est dans une grande surprise de ne les y pas trouver. Il crut se tromper ; et pour se tirer hors de peine promptement, il prend une partie des plats et autres vases de sa cuisine de voyage, et il verse tout le vase d’olives sans y trouver une seule pièce d’or. Il demeura immobile d’étonnement ; et en élevant les mains et les yeux au ciel : « Est-il possible, s’écria-t-il, qu’un homme que je regardois comme mon bon ami, m’ait fait une infidélité si insigne ! »

Ali Cogia, sensiblement alarmé par la crainte d’avoir fait une perte si considérable, revient chez le marchand.

« Mon ami, lui dit-il, ne soyez pas surpris de ce que je reviens sur mes pas : j’avoue que j’ai reconnu le vase d’olives que j’ai repris dans votre magasin pour celui que j’y avois mis ; mais avec les olives, j’y avois mis mille pièces d’or que je n’y trouve pas. Peut-être en avez-vous eu besoin, et vous en êtes-vous servi pour votre négoce ? Si cela est, elles sont à votre service. Je vous prie seulement de me tirer hors de peine et de m’en donner une reconnoissance, après quoi vous me les rendrez à votre commodité. »

Le marchand qui s’étoit attendu qu’Ali Cogia viendroit lui faire ce compliment, avoit médité aussi ce qu’il devoit lui répondre.

« Ali Cogia, mon ami, dit-il, quand vous m’avez apporté votre vase d’olives, y ai-je touché ? Ne vous ai-je pas donné la clef de mon magasin ? Ne l’y avez-vous pas porté vous-même ; et ne l’avez-vous pas retrouvé à la même place où vous l’aviez mis, dans le même état, et couvert de même ? Si vous y aviez mis de l’or, vous devez l’y avoir trouvé. Vous m’avez dit qu’il y avoit des olives, je l’ai cru. Voilà tout ce que j’en sais. Vous m’en croirez si vous voulez, mais je n’y ai pas touché. « 

Ali Cogia prit toutes les voies de douceur pour faire en sorte que le marchand se rendît justice à lui-même.

« Je n’aime, dit-il, que la paix, et je serois fâché d’en venir à des extrémités qui ne vous feroient pas honneur dans le monde, et dont je ne me servirois qu’avec un regret extrême. Songez que des marchands comme nous, doivent abandonner tout intérêt pour conserver leur bonne réputation. Encore une fois, je serois au désespoir si votre opiniâtreté m’obligeoit de prendre les voies de la justice, moi qui ai toujours mieux aimé perdre quelque chose de mon droit, que d’y recourir. »

« Ali Cogia, reprit le marchand, vous convenez que vous avez mis chez moi un vase d’olives en dépôt ; vous l’avez repris ; vous l’avez emporté, et vous venez me demander mille pièces d’or ! M’avez-vous dit qu’elles fussent dans le vase ? J’ignore même qu’il y ait des olives, vous ne me les avez pas montrées. Je m’étonne que vous ne me demandiez des perles ou des diamans plutôt que de l’or. Croyez-moi, retirez-vous, et ne faites pas assembler le monde devant ma boutique. « 

Quelques-uns s’y étoient déjà arrêtés ; et ces dernières paroles du marchand, prononcées du ton d’un homme qui sortoit hors des bornes de la modération, firent que non-seulement il s’y en arrêta un plus grand nombre, mais même que les marchands voisins sortirent de leurs boutiques et vinrent pour prendre connoissance de la dispute qui étoit entre lui et Ali Cogia, et tâcher de les mettre d’accord. Quand Ali Cogia leur eut exposé le sujet, les plus apparens demandèrent au marchand ce qu’il avoit à répondre.

Le marchand avoua qu’il avoit gardé le vase d’Ali Cogia dans son magasin ; mais il nia qu’il y eût touché, et il fit serment qu’il ne savoit qu’il y eût des olives, que parce qu’Ali Cogia le lui avoit dit, et qu’il les prenoit tous à témoins de l’affront et de l’insulte qu’il venoit lui faire jusque chez lui.

« Vous vous l’attirez vous-même l’affront, dit alors Ali Cogia en prenant le marchand par le bras ; mais puisque vous en usez si méchamment, je vous cite à la loi de Dieu : voyons si vous aurez le front de dire la même chose devant le cadi. »

À cette sommation, à laquelle tout bon Musulman doit obéir, à moins de se rendre rebelle à la religion, le marchand n’eut pas la hardiesse de faire résistance.

« Allons, dit-il, c’est ce que je vous demande : nous verrons qui a tort de vous ou de moi. »

Ali Cogia amena le marchand devant le tribunal du cadi, où il l’accusa de lui avoir volé un dépôt de mille pièces d’or, en exposant le fait de la manière que nous le venons de voir. Le cadi lui demanda s’il avoit des témoins. Il répondit que c’étoit une précaution qu’il n’avoit pas prise, parce qu’il avoit cru que celui à qui il confioit son dépôt, étoit son ami, et que jusqu’alors il l’avoit reconnu pour honnête homme.

Le marchand ne dit autre chose pour sa défense que ce qu’il avoit déjà dit à Ali Cogia, et en présence de ses voisins ; et il acheva en disant qu’il étoit prêt à affirmer par serment, non-seulement qu’il étoit faux qu’il eût pris les mille pièces d’or, comme on l’en accusoit, mais même qu’il n’en avoit aucune connoissance. Le cadi exigea de lui le serment ; après quoi il le renvoya absous.

Ali Cogia extrêmement mortifié de se voir condamné à une perte si considérable, protesta contre le jugement, en déclarant au cadi qu’il en porteroit sa plainte au calife Haroun Alraschild, qui lui feroit justice ; mais le cadi ne s’étonna point de la protestation, il la regarda comme l’effet du ressentiment ordinaire à tous ceux qui perdent leur procès, et il crut avoir fait son devoir en renvoyant absous un accusé contre lequel on ne lui avoit pas produit de témoins.

Pendant que le marchand retournoit chez lui en triomphant d’Ali Cogia avec la joie d’avoir ses mille pièces d’or à si bon marché, Ali Cogia alla dresser un placet ; et dès le lendemain, après avoir pris le temps que le calife devoit retourner de la mosquée après la prière du midi, il se mit dans une rue sur le chemin, et dans le temps qu’il passoit, il éleva le bras en tenant le placet à la main ; et un officier chargé de cette fonction, qui marchoit devant le calife, et qui se détacha de son rang, vint le prendre pour le lui donner.

Comme Ali Cogia savoit que la coutume du calife Haroun Alraschild, en rentrant dans son palais, étoit de lire lui-même les placets qu’on lui présentoit de la sorte, il suivit la marche, entra dans le palais et attendit que l’officier qui avoit pris le placet, sortit de l’appartement du calife. En sortant, l’officier lui dit que le calife avoit lu son placet, lui marqua l’heure à laquelle il lui donneroit audience le lendemain ; et après avoir appris de lui la demeure du marchand, il envoya lui signifier de se trouver aussi le lendemain à la même heure.

Le soir du même jour, le calife avec le grand visir Giafar, et Mesrour le chef des eunuques, l’un et l’autre déguisés comme lui, alla faire sa tournée dans la ville, comme j’ai déjà fait remarquer à votre Majesté, qu’il avoit coutume de le faire de temps en temps.

En passant par une rue, le calife entendit du bruit ; il pressa le pas, et il arriva à une porte qui donnoit entrée dans une cour où dix ou douze enfans, qui n’étoient pas encore retirés, jouoient au clair de la lune, de quoi il s’aperçut en regardant par une fente.

Le calife, curieux de savoir à quel jeu ces enfans jouoient, s’assit sur un banc de pierre qui se trouva à propos à côté de la porte ; et comme il continuoit à regarder par la fente, il entendit qu’un des enfans, le plus vif et le plus éveillé de tous, dit aux autres : « Jouons au cadi. Je suis le cadi : amenez-moi Ali Cogia et le marchand qui lui a volé mille pièces d’or. »

À ces paroles de l’enfant, le calife se souvint du placet qui lui avoit été présenté le même jour, et qu’il avoit lu ; et cela lui fit redoubler son attention, pour voir quel seroit le succès du jugement.

Comme l’affaire d’Ali Cogia et du marchand étoit nouvelle, et qu’elle faisoit grand bruit dans la ville de Bagdad jusque parmi les enfans, les autres enfans acceptèrent la proposition avec joie, et convinrent du personnage que chacun devoit jouer. Personne ne refusa à celui qui s’étoit offert de faire le cadi, d’en représenter le rôle. Quand il eut pris séance avec le semblant et la gravité d’un cadi, un autre comme officier compétent du tribunal, lui en présenta deux, dont il appela l’un Ali Cogia, et l’autre le marchand contre qui Ali Cogia portoit sa plainte.

Alors le feint cadi prit la parole ; et en interrogeant gravement le feint Ali Cogia :

« Ali Cogia, dit-il, que demandez-vous au marchand que voilà ? »

Le feint Ali Cogia, après une profonde révérence, informa le feint cadi du fait de point en point ; et en achevant, il conclut en le suppliant, à ce qu’il lui plût interposer l’autorité de son jugement, pour empêcher qu’il ne fît une perte aussi considérable.

Le feint cadi, après avoir écouté le feint Ali Cogia, se tourna du côté du feint marchand, et lui demanda pourquoi il ne rendoit pas à Ali Cogia la somme qu’il lui demandoit.

Le feint marchand apporta les mêmes raisons que le véritable avoit alléguées devant le cadi de Bagdad ; et il demanda de même à affirmer par serment que ce qu’il disoit étoit la vérité.

« N’allons pas si vite, reprit le feint cadi : avant que nous en venions à votre serment, je suis bien aise de voir le vase d’olives. Ali Cogia, ajouta-t-il, en s’adressant au feint marchand de ce nom, avez-vous apporté le vase ? »

Comme il eut répondu qu’il ne l’avoit pas apporté : « Allez le prendre, reprit-il, et apportez-le-moi ? »

Le feint Ali Cogia disparoît pour un moment ; et en revenant, il feint de poser un vase devant le feint cadi, en disant que c’étoit le même vase qu’il avoit mis chez l’accusé, et qu’il avoit retiré de chez lui. Pour ne rien omettre de la formalité, le feint cadi demanda au feint marchand s’il le reconnoisoit aussi pour le même vase ? Et comme le feint marchand eut témoigné par son silence qu’il ne pouvoit le nier, il coinmanda qu’on le découvrit. Le feint Ali Cogia fit semblant d’ôter le couvercle, et le feint cadi en faisant semblant de regarder dans le vase : « Voilà de belles olives, dit-il, que j’en goûte. »

Il fit semblant d’en prendre une et d’en goûter, et il ajouta : « Elles sont excellentes. »

« Mais, continua le feint cadi, il me semble que les olives gardées pendant sept ans ne devroient pas être si bonnes. Qu’on fasse venir des marchands d’olives, et qu’ils voient ce qui en est. »

Deux enfans lui furent présentés en qualité de marchands d’olives.

« Êtes-vous marchands d’olives, leur demanda le feint cadi ? »

Comme ils eurent répondu que c’étoit leur profession :

« Dites-moi, reprit-il, savez-vous combien de temps des olives accommodées par des gens qui s’y entendent, peuvent se conserver bonnes à manger ? »

« Seigneur, répondirent les feints marchands, quelque peine que l’on prenne pour les garder, elles ne valent plus rien la troisième année : elles n’ont plus ni saveur, ni couleur ; elles ne sont bonnes qu’à jeter. »

« Si cela est, reprit le feint cadi, voyez le vase que voilà, et dites-moi combien il y a de temps qu’on y a mis les olives qui y sont ? »

Les marchands feints firent semblant d’examiner les olives et d’en goûter, et témoignèrent au cadi qu’elles étoient récentes et bonnes.

« Vous vous trompez, reprit le feint cadi : voilà Ali Cogia qui dit qu’il les a mises dans le vase il y a sept ans. »

« Seigneur, repartirent les feints marchands appelés comme experts, ce que nous pouvons assurer, c’est que les olives sont de cette année ; et nous maintenons que de tous les marchands de Bagdad, il n’y en a pas un seul qui ne rende le même témoignage que nous. »

Le feint marchand accusé par le feint Ali Cogia, voulut ouvrir la bouche contre le témoignage des marchands experts ; mais le feint cadi ne lui en donna pas le temps. »

« Tais-toi, dit-il, tu es un voleur. Qu’on le pende. »

De la sorte, les enfans mirent fin à leur jeu avec une grande joie, en frappant des mains, et en se jetant sur le feint criminel, comme pour le mener pendre.

On ne peut exprimer combien le calife Haroun Alraschild admira la sagesse et l’esprit de l’enfant qui venoit de rendre un jugement si sage, sur l’affaire qui devoit être plaidée devant lui le lendemain. En cessant de regarder par la fente, et en se levant, il demanda à son grand visir, qui avoit été attentif aussi à ce qui venoit de se passer, s’il avoit entendu le jugement que l’enfant venoit de rendre, et ce qu’il en pensoit.

« Commandeur des croyans, répondit le grand visir Giafar, on ne peut être plus surpris que je le suis d’une si grande sagesse, dans un âge si peu avancé ! »

« Mais, reprit le calife, sais-tu une chose, qui est que j’ai à prononcer demain sur la même affaire, et que le véritable Ali Cogia m’en a présenté le placet aujourd’hui ? »

« Je l’apprends de votre Majesté, répond le grand visir. »

« Crois-tu, reprit encore le calife, que je puisse en rendre un autre jugement que celui que nous venons d’entendre ? »

« Si l’affaire est la même, repartit le grand visir, il ne me paroît pas que votre Majesté puisse y procéder d’une autre manière, ni prononcer autrement. »

« Remarque donc bien cette maison, lui dit le calife ; et amène-moi demain l’enfant, afin qu’il juge la même affaire en ma présence. Mande aussi au cadi qui a renvoyé absous le marchand voleur de s’y trouver, afin qu’il apprenne son devoir de l’exemple d’un enfant, et qu’il se corrige. Je veux aussi que tu prennes le soin de faire avertir Ali Cogia d’apporter son vase d’olives, et que deux marchands d’olives se trouvent à mon audience. »

Le calife lui donna cet ordre, en continuant sa tournée, qu’il acheva sans rencontrer autre chose qui méritât son attention.

Le lendemain, le grand visir Giafar vint à la maison où le calife avoit été témoin du jeu des enfans, et il demanda à parler au maître. Au défaut du maître, qui étoit sorti, on le fit parler à la maîtresse. Il lui demanda si elle avoit des enfans ? Elle répondit qu’elle en avoit trois, et elle les fit venir devant lui.

« Mes enfans, leur demanda le grand visir, qui de vous faisoit le cadi hier au soir que vous jouiez ensemble ? »

Le plus grand, qui étoit l’aîné, répondit que c’étoit lui ; et comme il ignoroit pourquoi il lui faisoit cette demande, il changea de couleur.

« Mon fils, lui dit le grand visir, venez avec moi, le Commandeur des croyans veut vous voir. »

La mère fut dans une grande alarme, quand elle vit que le grand visir vouloit emmener son fils. Elle lui demanda : « Seigneur, est-ce pour enlever mon fils, que le Commandeur des croyans le demande ? »

Le grand visir la rassura, en lui promettant que son fils lui seroit renvoyé en moins d’une heure, et qu’elle apprendroit à son retour le sujet pourquoi il étoit appelé, dont elle seroit contente.

« Si cela est ainsi, Seigneur, reprit la mère, permettez-moi qu’auparavant je lui fasse prendre un habit plus propre, et qui le rende plus digne de paroître devant le Commandeur des croyans. » Et elle le lui fit prendre sans perdre de temps.

Le grand visir emmena l’enfant, et il le présenta au calife à l’heure qu’il avoit donnée à Ali Cogia et au marchand pour les entendre.

Le calife qui vit l’enfant un peu interdit, et qui voulut le préparer à ce qu’il attendoit de lui :

« Venez, mon fils, dit-il, approchez. Est-ce vous qui jugiez hier l’affaire d’Ali Cogia, et du marchand qui lui a volé son or ? Je vous ai vu, et je vous ai entendu : je suis bien content de vous. »

L’enfant ne se déconcerta pas : il répondit modestement que c’étoit lui.

« Mon fils, reprit le calife, je veux vous faire voir aujourd’hui le véritable Ali Cogia et le véritable marchand. Venez vous asseoir près de moi. »

Alors le calife prit l’enfant par la main, monta et s’assit sur son trône ; et quand il l’eut fait asseoir près de lui, il demanda où étoient les parties. On les fit avancer, et on les lui nomma pendant qu’ils se prosternoient et qu’ils frappoient de leur front le tapis qui couvroit le trône. Quand ils se furent relevés, le calife leur dit :

« Plaidez chacun votre cause : l’enfant que voici vous écoutera et vous fera justice ; et s’il manque en quelque chose, j’y suppléerai. « 

Ali Cogia et le marchand parlèrent l’un après l’autre ; et quand le marchand vint à demander à faire le même serment qu’il avoit fait dans son premier jugement, l’enfant dit qu’il n’étoit pas encore temps et qu’auparavant il étoit à propos de voir le vase d’olives.

À ces paroles, Ali Cogia présenta le vase, le posa aux pieds du calife, et le découvrit. Le calife regarda les olives, et il en prit une dont il goûta. Le vase fut donné à examiner aux marchands experts qui avoient été appelés ; et leur rapport fut que les olives étoient bonnes, et de l’année. L’enfant leur dit qu’Ali Cogia assuroit qu’elles y avoient été mises il y avoit sept ans ; à quoi ils firent la même réponse que les enfans feints marchands experts, comme nous l’avons vu.

Ici, quoique le marchand accusé vît bien que les deux marchands experts venoient de prononcer sa condamnation, il ne laissa pas néanmoins de vouloir alléguer quelque chose pour se justifier ; mais l’enfant se garda bien de l’envoyer pendre, il regarda le calife :

« Commandeur des croyans, dit-il, ceci n’est pas un jeu : c’est à votre Majesté de condamner à mort sérieusement, et non pas à moi, qui ne le fis hier que pour rire. « 

Le calife instruit pleinement de la mauvaise foi du marchand, l’abandonna aux ministres de la justice pour le faire pendre ; ce qui fut exécuté, après qu’il eut déclaré où il avoit caché les milles pièces d’or, qui furent rendues à Ali Cogia. Ce monarque enfin, plein de justice et d’équité, après avoir averti le cadi qui avoit rendu le premier jugement, lequel étoit présent, d’apprendre d’un enfant à être plus exact dans sa fonction, embrassa l’enfant, et le renvoya avec une bourse de cent pièces d’or, qu’il lui fit donner pour marque de sa libéralité.

HISTOIRE
DU CHEVAL ENCHANTÉ


Scheherazade, en continuant de raconter au sultan des Indes ses histoires si agréables, et auxquelles il prenoit un si grand plaisir, l’entretint de celle du cheval enchanté.

Sire, dit elle, comme votre Majesté ne l’ignore pas, le Nevroux, c’est-à-dire le nouveau jour, qui est le premier de l’année et du printemps, ainsi nommé par excellence, est une fête si solennelle et si ancienne dans toute l’étendue de la Perse, dès les premiers temps même de l’idolâtrie, que la religion de notre prophète, toute pure qu’elle est, et que nous tenons pour la véritable, en s’y introduisant, n’a pu jusqu’à nos jours venir à bout de l’abolir, quoique l’on puisse dire qu’elle est toute païenne, et que les cérémonies qu’on y observe sont superstitieuses. Sans parler des grandes villes, il n’y en a ni petite, ni bourg, ni village, ni hameau, où elle ne soit célébrée avec des réjouissances extraordinaires.

Mais les réjouissances qui se font à la cour les surpassent toutes infiniment par la variété des spectacles surprenans et nouveaux, et les étrangers des états voisins, et même des plus éloignés, attirés par les récompenses et par la libéralité des rois envers ceux qui excellent par leurs inventions et par leur industrie ; de manière qu’on ne voit rien dans les autres parties du monde qui approche de cette magnificence.

Dans une de ces fêtes, après que les plus habiles et les plus ingénieux du pays, avec les étrangers qui s’étoient rendus à Schiraz, où la cour étoit alors, eurent donné au roi et à toute sa cour le divertissement de leurs spectacles, et que le roi leur eut fait ses largesses, à chacun selon ce qu’il avoit mérité, et ce qu’il avoit fait paroître de plus extraordinaire, de plus merveilleux et de plus satisfaisant, ménagées avec une égalité qu’il n’y en avoit pas un qui ne s’estimât dignement récompensé. Dans le temps qu’il se préparoit à se retirer et à congédier la grande assemblée, un Indien parut au pied de son trône, en faisant avancer un cheval sellé, bridé, et richement harnaché, représenté avec tant d’art, qu’à le voir on l’eût pris d’abord pour un véritable cheval.

L’Indien se prosterna devant le trône ; et quand il se fut relevé, en montrant le cheval au roi :

« Sire, dit-il, quoique je me présente le dernier devant votre Majesté pour entrer en lice, je puis l’assurer néanmoins que dans ce jour de fête elle n’a rien vu d’aussi merveilleux et d’aussi surprenant que le cheval sur lequel je la supplie de jeter les yeux. »

« Je ne vois dans ce cheval, lui dit le roi, autre chose que l’art et l’industrie de l’ouvrier à lui donner la ressemblance du naturel, qui lui a été possible. Mais un autre ouvrier pourroit en faire un semblable, qui le surpasseroit même en perfection.»

« Sire, reprit l’Indien, ce n’est pas aussi par sa construction, ni par ce qu’il paroît à l’extérieur, que j’ai dessein de faire regarder mon cheval par votre Majesté comme une merveille ; c’est par l’usage que j’en sais faire, et que tout homme comme moi peut en faire, par le secret que je puis lui communiquer. Quand je le monte, en quelqu’endroit de la terre, si éloigné qu’il puisse être, que je veuille me transporter par la région de l’air, je puis l’exécuter en très-peu de temps. En peu de mots, Sire, voilà en quoi consiste la merveille de mon cheval : merveille dont personne n’a jamais entendu parler, et dont je m’offre de faire voir l’expérience à votre Majesté, si elle me le commande ! »

Le roi de Perse qui étoit curieux de tout ce qui tenoit du merveilleux, et qui après tant de choses de cette nature qu’il avoit vues, et qu’il avoit cherché et désiré de voir, n’avoit rien vu qui en approchât, ni entendu dire qu’on eût vu rien de semblable, dit à l’Indien qu’il n’y avoit que l’expérience qu’il venoit de lui proposer qui pouvoit le convaincre de la prééminence de son cheval, et qu’il étoit prêt à en voir la vérité.

L’Indien mit aussitôt le pied dans l’étrier, se jeta sur le cheval avec une grande légèreté ; et quand il eut mis le pied dans l’autre étrier, et qu’il se fut bien assuré sur la selle, il demanda au roi de Perse où il lui plaisoit de l’envoyer.

Environ à trois lieues de Schiraz il y avoit une haute montagne qu’on découvroit à plein de la grande place où le roi de Perse étoit devant son palais, remplie de tout le peuple qui s’y étoit rendu. « Vois-tu cette montagne, dit le roi en la montrant à l’Indien, c’est où je souhaite que tu ailles : la distance n’est pas longue ; mais elle suffit pour faire juger de la diligence que tu feras pour aller et pour revenir. Et parce qu’il n’est pas possible de te conduire des yeux jusque-là, pour marque certaine que tu y seras allé, j’entends que tu m’apportes une palme d’un palmier qui est au pied de la montagne. »

À peine le roi de Perse eut achevé de déclarer sa volonté par ces paroles, que l’Indien ne fit que tourner une cheville, qui s’élevoit un peu au défaut du cou du cheval, en approchant du pommeau de la selle. Dans l’instant le cheval s’éleva de terre, et enleva le cavalier en l’air comme un éclair, si haut qu’en peu de momens ceux qui avoient les yeux les plus perçans, le perdirent de vue ; et cela se fit avec une grande admiration du roi et de ses courtisans, et de grands cris d’étonnement de la part de tous les spectateurs assemblés.

Il n’y avoit presque pas un quart d’heure que l’Indien étoit parti, quand on l’aperçut au haut de l’air qui revenoit la palme à la main. On le vit enfin arriver au-dessus de la place où il fit plusieurs caracoles aux acclamations de joie du peuple qui lui applaudissoit, jusqu’à ce qu’il vint se poser devant le trône du roi, à la même place d’où il étoit parti, sans aucune secousse du cheval qui pût l’incommoder. Il mit pied à terre ; et en s’approchant du trône, il se prosterna, et il posa la palme aux pieds du roi.

Le roi de Perse qui fut témoin, avec non moins d’admiration que d’étonnement, du spectacle inoui que l’Indien venoit de lui donner, conçut en même temps une forte envie de posséder le cheval. Et comme il se persuadoit qu’il ne trouveroit pas de difficultés à en traiter avec l’Indien, résolu, quelque somme qu’il lui en demandât, à la lui accorder, il le regardoit déjà comme la pièce la plus précieuse de son trésor, qu’il comptoit en enrichir.

« À juger de ton cheval par son apparence extérieure, dit-il à l’Indien, je ne comprenois pas qu’il dût être considéré autant que tu viens de me faire voir qu’il le mérite. Je t’ai obligation de m’avoir désabusé ; et pour te marquer combien j’en fais d’estime, je suis prêt à l’acheter, s’il est à vendre. »

« Sire, reprit l’Indien, je n’ai pas douté que votre Majesté, qui passe entre tous les rois qui régnent aujourd’hui sur la terre, pour celui qui sait juger le mieux de toutes choses, et les estimer selon leur juste valeur, rendroit à mon cheval la justice qu’elle lui rend, dès que je lui aurois fait connoître par où il étoit digne de son attention. J’avois même prévu qu’elle ne se contenteroit pas de l’admirer et de le louer, mais même qu’elle desireroit d’abord d’en être possesseur, comme elle vient de me le témoigner. De mon côté, Sire, quoique j’en connoisse le prix, autant qu’on peut le connoître, et que sa possession me donne un relief pour rendre mon nom immortel dans le monde, je n’y ai pas néanmoins une attache si forte, que je ne veuille bien m’en priver pour satisfaire la noble passion de votre Majesté. Mais en lui faisant cette déclaration, j’en ai une autre à lui faire touchant la condition sans laquelle je ne puis me résoudre à le laisser passer en d’autres mains, qu’elle ne prendra peut-être pas en bonne part. Votre Majesté aura donc pour agréable, continua l’Indien, que je lui marque que je n’ai pas acheté ce cheval : je ne l’ai obtenu de l’inventeur et du fabricateur, qu’en lui donnant en mariage ma fille unique qu’il me demanda ; et en même temps il exigea de moi que je ne le vendrois pas, et que si j’avois à lui donner un autre possesseur, ce seroit par un échange tel que je le jugerois à propos. »

L’Indien vouloit poursuivre ; mais au mot d’échange, le roi de Perse l’interrompit :

« Je suis prêt, repartit-il, à t’accorder tel échange que tu me demanderas. Tu sais que mon royaume est grand, qu’il est rempli de grandes villes, puissantes, riches et peuplées. Je laisse à ton choix celle qu’il te plaira de choisir en pleine puissance et souveraineté pour le reste de tes jours. »

Cet échange parut véritablement royal à toute la cour de Perse ; mais il étoit fort au-dessous de ce que l’Indien s’étoit proposé. Il avoit porté ses vues à quelque chose de beaucoup plus élevé, il répondit au roi : « Sire, je suis infiniment obligé à votre Majesté de l’offre qu’elle me fait, et je ne puis assez la remercier de sa générosité. Je la supplie néanmoins de ne pas s’offenser si je prends la hardiesse de lui témoigner que je ne puis mettre mon cheval en sa possession, qu’en recevant de sa main la princesse sa fille pour épouse. Je suis résolu de n’en perdre la propriété qu’à ce prix. »

Les courtisans qui environnoient le roi de Perse, ne purent s’empêcher de faire un grand éclat de rire à la demande extravagante de l’Indien. Mais le prince Firouz Schah, fils aîné du roi, et héritier présomptif du royaume, ne l’entendit qu’avec indignation. Le roi pensa tout autrement, et il crut qu’il pouvoit sacrifier la princese de Perse à l’Indien pour satisfaire sa curiosité. Il balança néanmoins, avant de se déterminer à prendre ce parti.

Le prince Firouz Schah qui vit que le roi son père hésitoit sur la réponse qu’il devoit faire à l’Indien, craignit qu’il ne lui accordât ce qu’il demandoit : chose qu’il eût regardée comme également injurieuse à la dignité royale, à la princesse sa sœur, et à sa propre personne. Il prit donc la parole, et en le prévenant :

« Sire, dit-il, que votre Majesté me pardonne si j’ose lui demander s’il est possible qu’elle balance un moment sur le refus qu’elle doit faire à la demande insolente d’un homme de rien, et d’un bateleur infâme, et qu’elle lui donne lieu de se flatter un moment qu’il va entrer dans l’alliance d’un des plus puissans monarques de la terre ! Je la supplie de considérer ce qu’elle se doit non-seulement à elle-même, mais même à son sang et à la haute noblesse de ses aïeux. »

« Mon fils, reprit le roi de Perse, je prends votre remontrance en bonne part, et je vous sais bon gré du zèle que vous témoignez pour conserver l’éclat de votre naissance dans le même état que vous l’avez reçu ; mais vous ne considérez pas assez l’excellence de ce cheval, ni que l’Indien qui me propose cette voie pour l’acquérir, peut, si je le rebute, aller faire la même proposition ailleurs, où l’on passera par-dessus le point d’honneur, et que je serois au désespoir, si un autre monarque pouvoit se vanter de m’avoir surpassé en générosité, et de m’avoir privé de la gloire de posséder le cheval, que j’estime la chose la plus singulière et la plus digne d’admiration qu’il y ait au monde. Je ne veux pas dire néanmoins que je consente à lui accorder ce qu’il demande. Peut-être n’est-il pas bien d’accord avec lui-même, sur l’exorbitance de sa prétention ; et la princesse ma fille à part, je ferai telle autre convention qu’il voudra. Mais avant que je vienne à la dernière discussion du marché, je suis bien aise que vous examiniez le cheval, et que vous en fassiez l’essai vous-même, afin que vous m’en disiez votre sentiment. Je ne doute pas qu’il ne veuille bien le permettre. »

Comme il est naturel de se flatter dans ce que l’on souhaite, l’Indien qui crut entrevoir dans le discours qu’il venoit d’entendre, que le roi de Perse n’étoit pas absolument éloigné de le recevoir dans son alliance, en acceptant le cheval à ce prix, et que le prince au lieu de lui être contraire, comme il venoit de le faire paroître, pourroit lui devenir favorable, loin de s’opposer au désir du roi, en témoigna de la joie ; et pour marque qu’il y consentoit avec plaisir, il prévint le prince en s’approchant du cheval, prêt à l’aider à le monter, et l’avertit ensuite de ce qu’il falloit qu’il fît pour le bien gouverner.

Le prince Firouz Schah, avec une adresse merveilleuse, monta le cheval sans le secours de l’Indien ; et il n’eut pas plutôt le pied assuré dans l’un et l’autre étrier, que sans attendre aucun avis de l’Indien, il tourna la cheville qu’il lui avoit vu tourner peu de temps auparavant lorsqu’il l’avoit monté. Du moment qu’il l’eut retournée, le cheval l’enleva avec la vitesse d’une flèche tirée par l’archer le plus fort et le plus adroit ; et de la sorte, en peu de momens, le roi, toute la cour, et toute la nombreuse assemblée le perdirent de vue.

Le cheval ni le prince Firouz Schah ne paroissoient plus dans l’air, et le roi de Perse faisoit des efforts inutiles pour l’apercevoir, quand l’Indien alarmé de ce qui venoit d’arriver se prosterna devant le trône, et obligea le roi de jeter les yeux sur lui, et de faire attention au discours qu’il lui tint en ces termes :

« Sire, dit-il, votre Majesté elle-même a vu que le prince ne m’a pas permis par sa promptitude de lui donner l’instruction nécessaire pour gouverner mon cheval. Sur ce qu’il m’a vu faire, il a voulu marquer qu’il n’avoit pas besoin de mon avis pour partir et s’élever en l’air ; mais il ignore l’avis que j’avois à lui donner pour faire détourner le cheval en arrière, et pour le faire revenir au lieu d’où il est parti. Ainsi, Sire, la grâce que je demande à votre Majesté, c’est de ne me pas rendre garant de ce qui pourra arriver de sa personne. Elle est trop équitable pour m’imputer le malheur qui peut en arriver. »

Le discours de l’Indien affligea fort le roi de Perse, qui comprit que le danger où étoit le prince son fils étoit inévitable, s’il étoit vrai, comme l’Indien le disoit, qu’il y eût un secret pour faire revenir le cheval, différent de celui qui le faisoit partir et élever en l’air. Il lui demanda pourquoi il ne l’avoit pas rappelé dans le moment qu’il l’avoit vu partir.

« Sire, répondit l’Indien, votre Majesté elle-même a été témoin de la rapidité avec lacquelle le cheval et le prince ont été enlevés : la surprise où j’en ai été, et où j’en suis encore, m’a d’abord ôté la parole ; et quand j’ai été en état de m’en servir, il étoit déjà si éloigné qu’il n’eût pas entendu ma voix ; et quand il l’eût entendue, il n’eût pu gouverner le cheval pour le faire revenir, puisqu’il n’en savoit pas le secret, et qu’il ne s’est pas donné la patience de l’apprendre de moi. Mais, Sire, ajouta-t-il, il y a lieu d’espérer néanmoins que le prince, dans l’embarras où il se trouvera, s’apercevra d’une autre cheville, et qu’en la tournant le cheval aussitôt cessera de s’élever, et descendra du côté de la terre, où il pourra se poser en tel lieu convenable qu’il jugera à propos, en le gouvernant avec la bride. »

Nonobstant le raisonnement de l’Indien, qui avoit toute l’apparence possible, le roi de Perse alarmé du péril évident où étoit le prince son fils : « Je suppose, reprit-il, chose néanmoins très-incertaine, que le prince mon fils s’aperçoive de l’autre cheville, et qu’il en fasse l’usage que tu dis, le cheval au lieu de descendre jusqu’en terre ne peut-il pas tomber sur des rochers, ou se précipiter avec lui jusqu’au plus profond de la mer ? »

« Sire, repartit l’Indien, je puis délivrer votre Majesté de cette crainte, en l’assurant que le cheval passe les mers sans jamais y tomber, et qu’il porte toujours le cavalier où il a intention de se rendre ; et votre Majesté peut s’assurer que pour peu que le prince s’aperçoive de l’autre cheville que j’ai dit, le cheval ne le portera qu’où il voudra se rendre ; et il n’est pas croyable qu’il se rende ailleurs que dans un lieu où il pourra trouver du secours, et se faire connoître. »

À ces paroles de l’Indien :

« Quoi qu’il en soit, répliqua le roi de Perse, comme je ne puis me fier à l’assurance que tu me donnes, ta tête me répondra de la vie de mon fils, si dans trois mois je ne le vois revenir sain et sauf, ou que je n’apprenne certainement qu’il soit vivant. »

Il commanda qu’on s’assurât de sa personne, et qu’on le resserrât dans une prison étroite ; après quoi il se retira dans son palais extrêmement affligé de ce que la fête du Nevroux, si solennelle dans la Perse, s’étoit terminée d’une manière si triste pour lui et pour sa cour.

Le prince Firouz Schah cependant fut enlevé dans l’air avec la rapidité que nous avons dit ; et en moins d’une heure il se vit si haut, qu’il ne distinguoit plus rien sur la terre, où les montagnes et les vallées lui paroissoient confondues avec les plaines. Ce fut alors qu’il songea à revenir au lieu d’où il étoit parti. Pour y réussir, il s’imagina qu’en tournant la même cheville à contre-sens, et en tournant la bride en même temps, il réussiroit ; mais son étonnement fut extrême, quand il vit que le cheval l’enlevoit toujours avec la même rapidité. Il la tourna et retourna plusieurs fois, mais inutilement. Ce fut alors qu’il reconnut la grande faute qu’il avoit commise, de ne pas prendre de l’Indien tous les enseignemens nécessaires pour bien gouverner le cheval avant d’entreprendre de le monter. Il comprit dans le moment la grandeur du péril où il étoit, mais cette connoissance ne lui fit pas perdre le jugement : il se recueillit en lui-même, avec tout le bon sens dont il étoit capable ; et en examinant la tête et le cou du cheval avec attention, il aperçut une autre cheville plus petite et moins apparente que la première, à côté de l’oreille droite du cheval. Il tourna la cheville, et dans le moment il remarqua qu’il descendoit vers la terre, par une ligne semblable à celle par laquelle il avoit monté, mais moins rapidement.

Il y avoit une demi-heure que les ténèbres de la nuit couvroient la terre à l’endroit où le prince Firouz Schah se trouvoit perpendiculairement, quand il tourna la cheville. Mais comme le cheval continua de descendre, le soleil se coucha aussi pour lui en peu de temps, jusqu’à ce qu’il se trouva entièrement dans les ténèbres de la nuit. De la sorte, loin de choisir un lieu où aller mettre pied à terre à sa commodité, il fut contraint de lâcher la bride sur le col du cheval, en attendant avec patience qu’il achevât de descendre, non sans inquiétude du lieu où il s’arrêteroit, savoir si ce seroit un lieu habité, un désert, un fleuve ou la mer.

Le cheval enfin s’arrêta et se posa ; il étoit plus de minuit ; et le prince Firouz Schah mit pied à terre, mais avec une grande foiblesse, qui venoit de ce qu’il n’avoit rien pris depuis le matin du jour qui venoit de finir, avant qu’il sortît du palais avec le roi son père, pour assister aux spectacles de la fête. La première chose qu’il fit dans l’obscurité de la nuit, fut de reconnoître le lieu où il étoit, et il se trouva sur le toit en terrasse d’un palais magnifique, couronné d’une balustrade de marbre à hauteur d’appui. En examinant la terrasse, il rencontra l’escalier par où on y montoit du palais, dont la porte n’étoit pas fermée, mais entr’ouverte.

Tout autre que le prince Firouz Schah n’eût peut-être pas hasardé de descendre dans la grande obscurité qui régnoit alors dans l’escalier, outre la difficulté qui se présentoit, s’il trouveroit amis ou ennemis : considération qui ne fut pas capable de l’arrêter.

« Je ne viens pas pour faire mal à personne, se dit-il à lui-même ; et apparemment ceux qui me verront les premiers, et qui ne me verront pas les armes à la main, auront l’humanité de m’écouter avant qu’ils attentent à ma vie. »

Il ouvrit la porte davantage sans faire de bruit, et il descendit de même avec grande précaution, pour s’empêcher de faire quelque faux pas, dont le bruit eût pu éveiller quelqu’un. Il réussit ; et dans un entrepôt de l’escalier il trouva la porte ouverte d’une grande salle, où il y avoit de la lumière.

Le prince Firouz Schah s’arrêta à la porte ; et en prêtant l’oreille, il n’entendit d’autre bruit que des gens qui dormoient profondément, et qui ronfloient en différentes manières. Il avança un peu dans la salle ; et à la lumière d’une lanterne, il vit que ceux qui dormoient étoient des eunuques noirs, chacun avec le sabre nu près de soi ; et cela lui fît connoître que c’étoit la garde de l’appartement d’une reine ou d’une princesse, et il se trouva que c’étoit celui d’une princesse.

La chambre où couchoit la princesse suivoit après cette salle, et la porte qui étoit ouverte le faisoit connoître à la grande lumière dont elle étoit éclairée, qui se laissoit voir au travers d’une portière d’une étoffe de soie fort légère.

Le prince Firouz Schah s’avança jusqu’à la portière, le pied en l’air, sans éveiller les eunuques. Il l’ouvrit ; et quand il fut entré, sans s’arrêter à considérer la magnificence de la chambre, qui étoit toute royale, circonstance qui lui importoit peu dans l’état où il étoit, il ne fit attention qu’à ce qui lui importoit davantage. Il vit plusieurs lits, un seul sur le sofa, et les autres au bas. Des femmes de la princesse étoient couchées dans ceux-ci pour lui tenir compagnie, et l’assister dans ses besoins, et la princesse dans le premier.

À cette distinction, le prince Firouz Schah ne se trompa pas dans le choix qu’il avoit à faire pour s’adresser à la princesse elle-même. Il s’approcha de son lit sans l’éveiller, ni pas une de ses femmes. Quand il fut assez près, il vit une beauté si extraordinaire et si surprenante, qu’il en fut charmé et enflammé d’amour dès la première vue.

« Ciel, s’écria-t-il en lui-même, ma destinée m’a-t-elle amené en ce lieu pour me faire perdre ma liberté que j’ai conservée entière jusqu’à présent ? Ne dois-je pas m’attendre à un esclavage certain, dès qu’elle aura ouvert les yeux, si ces yeux, comme je dois m’y attendre, achèvent de donner le lustre et la perfection à un assemblage d’attraits et de charmes si merveilleux ? Il faut bien m’y résoudre, puisque je ne puis reculer sans me rendre homicide de moi-même, et que la nécesssité l’ordonne ainsi. »

En achevant ces réflexions, par rapport à l’état où il se trouvoit et à la beauté de la princesse, le prince Firouz Schah se mit sur les deux genoux, et en prenant l’extrémité de la manche pendante de la chemise de la princesse, d’où sortoit un bras blanc comme la neige et fait au tour, il la tira fort légèrement.

La princesse ouvrit les yeux ; et dans la surprise où elle fut de voir devant elle un homme bien fait, bien mis, et de bonne mine, elle demeura interdite, sans donner néanmoins aucun signe de frayeur ou d’épouvante.

Le prince profita de ce moment favorable ; il baissa la tête presque jusque sur le tapis de pied, et en la relevant :

« Respectable princesse, dit-il, par une aventure la plus extraordinaire et la plus merveilleuse qu’on puisse imaginer, vous voyez à vos pieds un prince suppliant, fils du roi de Perse, qui se trouvoit hier au matin près du roi son père, au milieu des réjouissances d’une fête solennelle, et qui se trouve à l’heure qu’il est dans un pays inconnu, où il est en danger de périr si vous n’avez la bonté et la générosité de l’assister de votre secours et de votre protection. Je l’implore cette protection, adorable princesse, avec la confiance que vous ne me la refuserez pas. J’ose me le persuader avec d’autant plus de fondement, qu’il n’est pas possible que l’inhumanité se rencontre avec tant de beauté, tant de charmes et tant de majesté. »

La princesse, à qui le prince Firouz Schah s’étoit adressé si heureusement, étoit la princesse de Bengale, fille aînée du roi du royaume de ce nom, qui lui avoit fait bâtir ce palais peu éloigné de la capitale, où elle venoit souvent prendre le divertissement de la campagne. Après qu’elle l’eut écouté avec toute la bonté qu’il pouvoit désirer, elle lui répondit avec la même bonté :

« Prince, dit-elle, rassurez-vous, vous n’êtes pas dans un pays barbare : l’hospitalité, l’humanité et la politesse ne règnent pas moins dans le royaume de Bengale que dans le royaume de Perse. Ce n’est pas moi qui vous accorde la protection que vous me demandez ; vous l’avez trouvée tout acquise non-seulement dans mon palais, mais même dans tout le royaume : vous pouvez m’en croire, et vous fier à ma parole. »

Le prince de Perse vouloit remercier la princesse de Bengale de son honnêteté, et de la grâce qu’elle venoit de lui accorder si obligeamment, et il avoit déjà baissé la tête fort bas pour lui en faire son compliment ; mais elle ne lui donna pas le temps de parler :

« Quelque forte envie, ajouta-t-elle, que j’aie d’apprendre de vous par quelle merveille vous avez mis si peu de temps à venir de la capitale de Perse, et par quel enchantement vous avez pu pénétrer jusqu’à vous présenter devant moi si secrètement que vous avez trompé la vigilance de ma garde, comme néanmoins il n’est pas possible que vous n’ayez besoin de nourriture, et en vous regardant en qualité d’un hôte qui est le bien-venu, j’aime mieux remettre ma curiosité à demain matin, et donner ordre à mes femmes de vous loger dans une de mes chambres, de vous y bien régaler, et de vous y laisser reposer et délasser, jusqu’à ce que vous soyez en état de satisfaire ma curiosité, et moi de vous entendre. »

Les femmes de la princesse qui s’étoient éveillées dès les premières paroles que le prince Firouz Schah avoit adressées à la princesse leur maîtresse, avec un étonnement d’autant plus grand de le voir au chevet du lit de la princesse, qu’elles ne concevoient pas comment il avoit pu y arriver sans les éveiller ni elles ni les eunuques ; ces femmes, dis-je, n’eurent pas plutôt compris l’intention de la princesse, qu’elles s’habillèrent en diligence, et qu’elles furent prêtes à exécuter ses ordres dans le moment qu’elle les leur eut donnés. Elles prirent chacune une des bougies en grand nombre, qui éclairoient la chambre de la princesse ; et quand le prince eut pris congé en se retirant très-respectueusement, elles marchèrent devant lui et le conduisirent dans une très-belle chambre, où les unes lui préparèrent un lit, pendant que les autres allèrent à la cuisine et à l’office.

Quoiqu’à une heure indue, ces dernières femmes néanmoins de la princesse de Bengale ne firent pas attendre long-temps le prince Firouz Schah. Elles apportèrent plusieurs sortes de mets en grande affluence. Il choisit ce qui lui plut ; et quand il eut mangé suffisamment, selon le besoin qu’il en avoit, elles desservirent, et le laissèrent en liberté de se coucher, après lui avoir montré plusieurs armoires où il trouveroit toutes les choses qui pou voient lui être nécessaires.

La princesse de Bengale, remplie des charmes, de l’esprit, de la politesse et de toutes les autres belles qualités du prince de Perse, dont elle avoit été frappée dans le peu d’entretien qu’elle venoit d’avoir avec lui, n’avoit encore pu se rendormir quand ses femmes rentrèrent dans sa chambre pour se coucher. Elle leur demanda si elles avoient eu bien soin de lui, si elles l’avoient laissé content, si rien ne lui manquoit, et sur toutes choses ce qu’elles pensoient de ce prince ?

Les femmes de la princesse, après l’avoir satisfaite sur les premiers articles, répondirent sur le dernier :

« Princesse, nous ne savons pas ce que vous en pensez vous-même. Pour nous, nous vous estimerions très-heureuse si le roi votre père vous donnoit pour époux un prince si aimable. Il n’y en a pas un a la cour de Bengale qui puisse lui être comparé, et nous n’apprenons pas aussi qu’il y en ait dans les états voisins qui soient dignes de vous. »

Ce discours flatteur ne déplut pas à la princesse de Bengale ; mais comme elle ne vouloit pas déclarer son sentiment, elle leur imposa silence. « Vous êtes des conteuses, dit-elle, recouchez-vous, et laissez-moi me rendormir. »

Le lendemain, la première chose que fit la princesse quand elle fut levée, fut de se mettre à sa toilette. Jusqu’alors elle n’avoit pas encore pris autant de peine qu’elle en prit ce jour-là pour se coiffer et s’ajuster, en consultant son miroir. Jamais ses femmes n’avoient eu besoin de plus de patience pour faire et défaire plusieurs fois la même chose, jusqu’à ce qu’elle fût contente.

« Je n’ai pas déplu au prince de Perse en déshabillé, je m’en suis bien aperçue, disoit-elle en elle-même : il verra autre chose quand je serai dans mes atours. »

Elle s’orna la tête des diamans les plus gros et les plus brillans, avec un collier, des bracelets, et une ceinture de pierreries semblables, le tout d’un prix inestimable ; et l’habit qu’elle prit étoit d’une étoffe la plus riche de toutes les Indes, qu’on ne travailloit que pour les rois, les princes et les princesses, et d’une couleur qui achevoit de la parer avec tous ses avantages. Après qu’elle eut encore consulté son miroir plusieurs fois, et qu’elle eut demandé à ses femmes l’une après l’autre, s’il manquoit quelque chose à son ajustement, elle envoya savoir si le prince de Perse étoit éveillé, et au cas qu’il le fût, et habillé, comme elle ne doutoit pas qu’il ne demandât de venir se présenter devant elle, de lui marquer qu’elle alloit venir elle-même, et qu’elle avoit ses raisons pour en user de la sorte.

Le prince de Perse qui avoit gagné sur le jour ce qu’il avoit perdu de la nuit, et qui s’étoit remis parfaitement de son voyage pénible, venoit d’achever de s’habiller, quand il reçut le bon jour de la princesse de Bengale par une de ses femmes.

Le prince, sans donner à la femme de la princesse le temps de lui faire part de ce qu’elle avoit à lui dire, lui demanda si la princesse étoit en état qu’il pût lui rendre son devoir et ses respects. Mais quand la femme se fut acquittée auprès de lui de l’ordre qu’elle avoit :

« La princesse, dit-il, est la maîtresse, et je ne suis chez elle que pour exécuter ses commandemens. »

La princesse de Bengale n’eut pas plutôt appris que le prince de Perse l’attendoit, qu’elle vint le trouver. Après les complimens réciproques de la part du prince, sur ce qu’il avoit éveillé la princesse au plus fort de son sommeil, dont il lui demanda mille pardons ; et de la part de la princesse, qui lui demanda comment il avoit passé la nuit, et en quel état il se trouvoit, la princesse s’assit sur le sofa, et le prince fît la même chose, en se plaçant à quelque distance par respect.

Alors la princesse, en prenant la parole :

« Prince, dit-elle, j’eusse pu vous recevoir dans la chambre où vous m’avez trouvée couchée cette nuit. Mais comme le chef de mes eunuques a la liberté d’y entrer, et que jamais il ne pénètre ici sans ma permission, dans l’impatience où je suis d’apprendre de vous l’aventure surprenante qui me procure le bonheur de vous voir, j’ai mieux aimé venir vous en sommer ici, comme dans un lieu où ni vous ni moi ne serons pas interrompus. Obligez-moi donc, je vous en conjure, de me donner la satisfaction que je vous demande. »

Pour satisfaire à la princesse de Bengale, le prince Firouz Schah commença son discours par la fête solennelle et annuelle du Nevroux, dans tout le royaume de Perse, avec le récit de tous les spectacles dignes de sa curiosité, qui avoient fait le divertissement de la cour de Perse, et presque généralement de la ville de Schiraz. Il vint ensuite au cheval enchanté, dont il fit la description. Le récit des merveilles que l’Indien monté dessus avoit fait voir devant une assemblée si célèbre, convainquit la princesse qu’on ne pouvoit rien imaginer au monde de plus surprenant en ce genre.

« Princesse, continua le prince de Perse, vous jugez bien que le roi mon père qui n’épargne aucune dépense pour augmenter ses trésors des choses les plus rares et les plus curieuses dont il peut avoir connoissance, doit avoir été enflammé d’un grand désir d’y ajouter un cheval de cette nature. Il le fut en effet, et il n’hésita pas à demander à l’Indien ce qu’il l’estimoit.

» La réponse de l’Indien fut des plus extravagantes. Il dit qu’il n’avoit pas acheté le cheval, mais qu’il l’avoit acquis en échange d’une fille unique qu’il avoit, et que comme il ne pouvoit s’engager à s’en priver que sous une condition semblable, il ne pouvoit le lui céder qu’en épousant, avec son consentement, la princesse ma sœur.

» La foule des courtisans qui environnoient le trône du roi mon père, qui entendirent l’extravagance de cette proposition, s’en moquèrent hautement ; et en mon particulier j’en conçus une indignation si grande, qu’il ne me fut pas possible de la dissimuler, d’autant plus que je m’aperçus que le roi mon père balançoit sur ce qu’il devoit répondre. En effet, je crus voir le moment ou il alloit lui accorder ce qu’il demandoit, si je ne lui eusse représenté vivement le tort qu’il alloit faire à sa gloire. Ma remontrance néanmoins ne fut pas capable de lui faire abandonner entièrement le dessein de sacrifier la princesse ma sœur à un homme si méprisable. Il crut que je pourrois entrer dans son sentiment, si une fois je pouvois comprendre comme lui, à ce qu’il s’imaginoit, combien ce cheval étoit estimable par sa singularité. Dans cette vue, il voulut que je l’examinasse, que je le montasse, et que j’en fisse l’essai moi-même.

« Pour complaire au roi mon père, je montai le cheval ; et dès que je fus dessus, comme j’avois vu l’Indien mettre la main à une cheville et la tourner, pour se faire enlever avec le cheval, sans prendre d’autre renseignement de lui, je fis la même chose, et dans l’instant je fus enlevé en l’air d’une vitesse beaucoup plus grande, que d’une flèche décochée par l’archer le plus robuste et le plus expérimenté.

» En peu de temps je fus si fort éloigné de la terre, que je ne distinguois plus aucun objet, et il me sembloit que j’approchois si fort de la voûte du ciel, que je craignois d’aller m’y briser la tête. Dans le mouvement rapide dont j’étois emporté, je fus long-temps comme hors de moi-même, et hors d’état de faire attention au danger présent auquel j’étois exposé en plusieurs manières. Je voulus tourner à contre-sens la cheville que j’avois tournée d’abord, mais je n’en expérimentai pas l’effet que je m’étois attendu. Le cheval continua de m’emporter vers le ciel, et ainsi de m’éloigner de la terre de plus en plus. Je m’aperçus enfin d’une autre cheville : je la tournai ; et le cheval au lieu de s’élever davantage, commença à décliner vers la terre ; et comme je me trouvai bientôt dans les ténèbres de la nuit, et qu’il n’étoit pas possible de gouverner le cheval pour me faire poser dans un lieu où je ne courusse pas de danger, je tins la bride en un même état, et je me remis à la volonté de Dieu sur ce qui pourroit arriver de mon sort.

» Le cheval enfin se posa, je mis pied à terre ; et en examinant le lieu, je me trouvai sur la terrasse de ce palais. Je trouvai la porte de l’escalier qui étoit entr’ouverte, je descendis sans bruit, et une porte ouverte, avec un peu de lumière, se présenta devant moi. J’avançai la tête ; et comme j’eus vu des eunuques endormis, et une grande lumière au travers d’une portière, la nécessité pressante où j’étois, nonobstant le danger inévitable dont j’étois menacé si les eunuques se fussent éveillés, m’inspira. la hardiesse, pour ne pas dire la témérité, d’avancer légèrement et d’ouvrir la portière.

» Il n’est pas besoin, princesse, ajouta le prince, de vous dire le reste ; vous le savez. Il ne me reste qu’à vous remercier de votre bonté et de votre générosité, et vous supplier de me marquer par quel endroit je puis vous témoigner ma reconnoissauce d’un si grand bienfait, tel que vous en soyez satisfaite. Comme selon le droit des gens, je suis déjà votre esclave, et que je ne puis plus vous offrir ma personne, il ne me reste plus que mon cœur. Que dis-je, princesse, il n’est plus à moi ce cœur, vous me l’avez ravi par vos charmes, et d’une manière que bien loin de vous le redemander, je vous l’abandonne ? Ainsi, permettez-moi de vous déclarer que je ne vous connois pas moins pour maîtresse de mon cœur que de mes volontés. »

Ces dernières paroles du prince Firouz Schah furent prononcées d’un ton et d’un air qui ne laissèrent pas douter la princesse de Bengale un seul moment de l’effet qu’elle avoit attendu de ses attraits. Elle ne fut pas scandalisée de la déclaration du prince de Perse, comme trop précipitée. Le rouge qui lui en monta au visage, ne servit qu’à la rendre plus belle et plus aimable aux yeux du prince.

Quand le prince Firouz Schah eut achevé de parier ;

« Prince, reprit la princesse de Bengale, si vous m’avez fait un plaisir des plus sensibles en me racontant les choses surprenantes et merveilleuses que je viens d’entendre, d’un autre côté, je n’ai pu vous regarder sans frayeur dans la plus haute région de l’air ; et quoique j’eusse le bien de vous voir devant moi sain et sauf, je n’ai cessé néanmoins de craindre, que dans le moment où vous m’avez appris que le cheval de l’Indien étoit venu se poser si heureusement sur la terrasse de mon palais. La même chose pouvoit arriver en mille autres endroits ; mais je suis ravie de ce que le hasard m’a donné la préférence et l’occasion de vous faire connoître que le même hasard pouvoit vous adresser ailleurs, mais non pas où vous puissiez être reçu plus agréablement, et avec plus de plaisir.

» Ainsi, prince, je me tiendrois offensée très-sensiblement, si je voulois croire que la pensée que vous m’avez témoignée d’être mon esclave, fût sérieuse, et que je ne l’attribuasse pas à votre honnêteté plutôt qu’à un sentiment sincère ; et la réception que je vous fis hier, doit vous faire connoître suffisamment que vous n’êtes pas moins libre qu’au milieu de la cour de Perse.

» Quant à votre cœur, ajouta la princesse de Bengale d’un ton qui ne marquoit rien moins qu’un refus, comme je suis bien persuadée que vous n’avez pas attendu jusqu’à présent à en disposer, et que vous ne devez avoir fait choix que d’une princesse qui le mérite, je serois fort fâchée de vous donner lieu de lui faire une infidélité. »

Le prince Firouz Schah voulut protester à la princesse de Bengale qu’il étoit venu de Perse maître de son cœur ; mais dans le moment qu’il alloit prendre la parole, une des femmes de la princesse, qui en avoit l’ordre, vint avertir que le dîné étoit servi.

Cette interruption délivra le prince et la princesse d’une explication qui les eût embarrassés également, et dont ils n’avoient pas besoin. La princesse de Bengale demeura pleinement convaincue de la sincérité du prince de Perse ; et quant au prince, quoique la princesse ne se fût pas expliquée, il jugea néanmoins par ses paroles, et à la manière favorable dont il avoit été écouté, qu’il avoit lieu d’être content de son bonheur.

Comme la femme de la princesse tenoit la portière ouverte, la princesse de Bengale, en se levant, dit au prince de Perse, qui fit la même chose, qu’elle n’avoit pas coutume de dîner de si bonne heure ; mais que, comme elle ne doutoit pas qu’on ne lui eût fait faire un méchant soupé, elle avoit donné ordre qu’on servît le dîné plutôt qu’à l’ordinaire ; et en disant ces paroles elle le conduisit dans un salon magnifique, où la table étoit préparée et chargée d’une grande abondance d’excellens mets. Ils se mirent à table ; et dès qu’ils eurent pris place, des femmes esclaves de la princesse, en grand nombre, belles et richement habillées, commencèrent un concert agréable d’instrumens et de voix, qui dura pendant tout le repas.

Comme le concert étoit des plus doux et ménagé de manière qu’il n’empêchoit pas le prince et la princesse de s’entretenir, ils passèrent une grande partie du repas, la princesse à servir le prince et à l’inviter de manger, et le prince de son côté à servir la princesse de ce qui lui paroissoit le meilleur, afin de la prévenir avec des manières et des paroles qui lui attiroient de nouvelles honnêtetés et de nouveaux complimens de la part de la princesse ; et dans ce commerce réciproque de civilités et d’attentions, l’amour fit plus de progrès, de part et d’autre, que dans un tête-à-tête qui eût été prémédité.

Le prince et la princesse se levèrent enfin de table. La princesse mena le prince de Perse dans un cabinet grand et magnifique par sa structure et par l’or et l’azur qui l’embellissoient avec symétrie, et richement meublé. Ils s’assirent sur le sofa, qui avoit une vue très-agréable sur le jardin du palais, qui fut admiré par le prince Firouz Schah, par la variété des fleurs, des arbustes et des arbres, tous différens de ceux de Perse, auxquels ils ne cédoient pas en beauté. En prenant occasion de lier la conversation avec la princesse par cet endroit :

« Princesse, dit le prince, j’avois cru qu’il n’y avoit au monde que la Perse où il y eûtdes palais superbes et des jardins admirables, dignes de la majesté des rois ; mais je vois que partout où il y a de grands rois, les rois savent se faire bâtir des demeures convenables à leur grandeur et à leur puissance ; et s’il y a de la différence dans la manière de bâtir et dans les accessoires, elles se ressemblent dans la grandeur et dans la magnificence. »

« Prince, reprit la princesse de Bengale, comme je n’ai aucune idée des palais de Perse, je ne puis porter mon jugement sur la comparaison que vous en faites avec le mien, pour vous en dire mon sentiment ; mais quelque sincère que vous puissiez être, j’ai de la peine à me persuader qu’elle soit juste : vous voudrez bien que je croie que la complaisance y a beaucoup de part. Je ne veux pourtant pas mépriser mon palais devant vous : vous avez de trop bons yeux, et vous êtes d’un trop bon goût pour n’en pas juger sainement ; mais je vous assure que je le trouve très-médiocre, quand je le mets en parallèle avec celui du roi mon père, qui le surpasse infiniment en grandeur, en beauté et en richesses. Vous m’en direz vous-même ce que vous en penserez quand vous l’aurez vu. Puisque le hasard vous a amené jusqu’à la capitale de ce royaume, je ne doute pas que vous ne vouliez bien le voir, et y saluer le roi mon père, afin qu’il vous rende les honneurs dus à un prince de votre rang et de votre mérite. »

En faisant naître au prince de Perse la curiosité de voir le palais de Bengale et d’y saluer le roi son père, la princesse se flattoit que si elle pouvoit y réussir, son père, en voyant un prince si bien fait, si sage et si accompli en toutes sortes de belles qualités, pourroit peut-être se résoudre à lui proposer une alliance, en offrant de la lui donner pour épouse ; et par-là, comme elle étoit bien persuadée qu’elle n’étoit pas indifférente au prince, et que le prince ne refuseroit pas d’entrer dans cette alliance, elle espéroit de parvenir à l’accomplissement de ses souhaits, en gardant la bienséance convenable à une princesse qui vouloit paroître être soumise aux volontés du roi son père. Mais le prince de Perse ne lui répondit pas sur cet article conformément à ce qu’elle en avoit pensé.

« Princesse, reprit le prince, je ne doute nullement, d’après votre témoignage, que le palais du roi de Bengale ne mérite la préférence que vous lui donnez sur le vôtre. Quant à la proposition que vous me faites de rendre mes respects au roi votre père, je me ferois non-seulement un plaisir, mais même un grand honneur de m’en acquitter. Mais, princesse, ajouta-t-il, je vous en fais juge vous-même : me conseillerez-vous de me présenter devant la majesté d’un si grand monarque comme un aventurier, sans suite et sans un train convenable à mon rang ? »

« Prince, repartit la princesse, que cela ne vous fasse pas de peine, vous n’avez qu’à vouloir : l’argent ne vous manquera pas pour vous faire tel train qu’il vous plaira, je vous en fournirai. Nous avons ici des négocians de votre nation en grand nombre ; vous pouvez en choisir autant que vous le jugerez à propos pour vous faire une maison qui vous fera honneur. »

Le prince Firouz Schah pénétra l’intention de la princesse de Bengale ; et la marque sensible qu’elle lui donnoit de son amour par cet endroit, augmenta la passion qu’il avoit conçue pour elle ; mais quelque forte qu’elle fût, elle ne lui fit pas oublier son devoir. Il lui répliqua sans hésiter :

« Princesse, dit-il, j’accepterois de bon cœur l’offre obligeante que vous me faites, dont je ne puis assez vous marquer ma reconnoissance, si l’inquiétude où le roi mon père doit être de mon éloignement, ne m’en empêchoit absolument. Je serois indigne des bontés et de la tendresse qu’il a toujours eues pour moi, si je ne retournois au plutôt, et ne me rendois auprès de lui pour les faire cesser. Je le connois ; et pendant que j’ai le bonheur de jouir de l’entretien d’une princesse si aimable, je suis persuadé qu’il est plongé dans des douleurs mortelles, et qu’il a perdu l’espérance de me revoir. J’espère que vous me ferez la justice de comprendre que je ne puis sans ingratitude, et même sans crime, me dispenser d’aller lui rendre la vie, dont un retour différé trop long-temps, pourroit lui causer la perte.

» Après cela, princesse, continua le prince de Perse, si vous me jugiez digne d’aspirer au bonheur de devenir votre époux, comme le roi mon père m’a toujours témoigné qu’il ne vouloit pas me contraindre dans le choix d’une épouse, je n’aurois pas de peine à obtenir de lui de revenir, non pas en inconnu, mais en prince, demander de sa part au roi de Bengale de contracter alliance avec lui par notre mariage. Je suis persuadé qu’il s’y portera de lui-même dès que je l’aurai informé de la générosité avec laquelle vous m’avez accueilli dans ma disgrâce. »

D’après la manière dont le prince de Perse venoit de s’expliquer, la princesse de Bengale étoit trop raisonnable pour insister afin de lui persuader de se faire voir au roi de Bengale, et d’exiger de lui de rien faire contre son devoir et contre son honneur ; mais elle fut alarmée du prompt départ qu’il méditoit, à ce qu’il lui parut, et elle craignit, s’il prenoit congé d’elle sitôt, que bien loin de lui tenir la promesse qu’il lui faisoit, il ne l’oubliât dès qu’il auroit cessé de la voir. Pour l’en détourner, elle lui dit :

« Prince, en vous faisant la proposition de contribuer à vous mettre en état de voir le roi mon père, mon intention n’a pas été de m’opposer à une excuse aussi légitime que celle que vous m’apportez, et que je n’avois pas prévue. Je me rendrois complice moi-même de la faute que vous commettriez si j’en avois la pensée ; mais je ne puis approuver que vous songiez il partir aussi promptement que vous semblez vous le proposer. Accordez au moins à mes prières la grâce que je vous demande, de vous donner le temps de vous reconnoître ; et puisque mon bonheur a voulu que vous soyez arrivé dans le royaume de Bengale plutôt qu’au milieu d’un désert, ou que sur le sommet d’une montagne si escarpée, qu’il vous eût été impossible d’en descendre, je vous engage à y faire un séjour suffisant pour en porter des nouvelles un peu détaillées à la cour de Perse. »

Ce discours de la princesse de Bengale avoit pour but, que le prince Firouz, en faisant avec elle un séjour de quelque durée, devînt insensiblement plus passionné pour ses charmes, dans l’espérance que par ce moyen, l’ardent désir qu’elle apercevoit en lui de retourner en Perse, se ralentiroit, et qu’alors il pourroit se déterminer à paroître en public et à se faire voir au roi de Bengale. Le prince de Perse ne put honnêtement lui refuser la grâce qu’elle lui demandoit, après la réception et l’accueil favorable qu’il en avoit reçu. Il eut la complaisance d’y condescendre ; et la princesse ne songea plus qu’à lui rendre son séjour agréable par tous les divertissemens qu’elle put imaginer.

Pendant plusieurs jours, ce ne furent que fêtes, que bals, que concerts, que festins ou collations magnifiques, que promenades dans le jardin, et que chasses dans le parc du palais, où il y avoit toutes sortes de bêtes fauves, des cerfs, des biches, des daims, des chevreuils, et d’autres semblables, particulières au royaume de Bengale, dont la chasse, non dangereuse, pouvoit convenir à la princesse.

À la fin de ces chasses, le prince et la princesse se rejoignoient dans quelque bel endroit du parc, où on leur étendoit un grand tapis avec des coussins, afin qu’ils fussent assis plus commodément. Là, en reprenant leurs esprits, et en se remettant de l’exercice violent qu’ils venoient de se donner, ils s’entretenoient sur divers sujets. Sur toute chose, la princesse de Bengale prenoit un grand soin de faire tomber la conversation sur la grandeur, la puissance, les richesses et le gouvernement de la Perse, afin que du discours du prince Firouz Schah, elle put à son tour prendre occasion de lui parler du royaume de Bengale et de ses avantages, et par-là gagner sur son esprit de le faire résoudre à s’y arrêter ; mais il arriva le contraire de ce qu’elle s’étoit proposé.

En effet, le prince de Perse, sans rien exagérer, lui fit un détail si avantageux de la grandeur du royaume de Perse, de la magnificence et de l’opulence qui y régnoient, de ses forces militaires, de son commerce par terre et par mer jusqu’aux pays les plus éloignés, dont quelques-uns lui étoient inconnus, et de la multitude de ses grandes villes, presqu’aussi peuplées que celle qu’il avoit choisie pour sa résidence, où il avoit même des palais tout meublés, prêts à le recevoir, selon les différentes saisons, de manière qu’il étoit à son choix de jouir d’un printemps perpétuel, qu’avant qu’il eût achevé, la princesse regarda le royaume de Bengale comme de beaucoup inférieur à celui de Perse par plusieurs endroits. Il arriva même que quand il eut fini son discours, et qu’il l’eut priée de l’entretenir à son tour des avantages du royaume de Bengale, elle ne put s’y résoudre qu’après plusieurs instances de la part du prince.

La princesse de Bengale donna donc cette satisfaction au prince Firouz Schah, mais en diminuant plusieurs avantages par où il étoit constant que le royaume de Bengale surpassoit le royaume de Perse. Elle lui fit si bien connoître la disposition où elle étoit de l’y accompagner, qu’il jugea qu’elle pourroit y consentir à la première proposition qu’il lui en feroit ; mais il crut qu’il ne seroit à propos de la lui faire que quand il auroit eu la complaisance de demeurer avec elle assez de temps pour la mettre dans son tort, au cas qu’elle voulût le retenir un peu plus long-temps, et l’empêcher de satisfaire au devoir indispensable de se rendre auprès du roi son père.

Pendant deux mois entiers, le prince Firouz Schah s’abandonna entièrement aux volontés de la princesse de Bengale, en se présentant à tous les divertissemens qu’elle put imaginer, et qu’elle voulut bien lui donner comme si jamais il n’eût dû faire autre chose que de passer la vie avec elle de la sorte. Mais dès que ce terme fut écoulé, il lui déclara sérieusement qu’il n’y avoit que trop long-temps qu’il manquoit à son devoir, et il la pria de lui accorder enfin la liberté de s’en acquitter, en lui répétant la promesse qu’il lui avoit déjà faite de revenir incessamment, et dans un équipage digne d’elle et digne de lui, la demander en mariage dans les formes au roi de Bengale.

« Princesse, ajouta le prince, mes paroles peut-être vous seront suspectes ; et peut-être aussi sur la permission que je vous demande, vous m’avez déjà mis au rang de ces faux amans qui mettent l’objet de leur amour en oubli dès qu’ils en sont éloignés ; mais pour marque de la passion non feinte et non simulée avec laquelle je suis persuadé que la vie ne me peut être agréable qu’avec une princesse aussi aimable que vous l’êtes, et qui m’aime, comme je ne veux pas en douter, j’oserois vous demander la grâce de vous emmener avec moi, si je ne craignois que vous ne prissiez ma demande pour une offense. »

Comme le prince Firouz Schah se fut aperçu que la princesse avoit rougi à ces dernières paroles, et que sans aucune marque de colère elle hésitoit sur le parti qu’elle devoit prendre :

« Princesse, continua-t-il, pour ce qui est du consentement du roi mon père, et de l’accueil avec lequel il vous recevra dans son alliance, je puis vous en assurer. Quant à ce qui regarde le roi de Bengale, après les marques de tendresse, d’amitié et de considération qu’il a toujours eues et qu’il conserve encore pour vous, il faudroit qu’il fût tout autre que vous ne me l’avez dépeint, c’est-à-dire, ennemi de votre repos et de votre bonheur, s’il ne recevoit avec bienveillance l’ambassade que le roi mon père lui enverroit, pour obtenir de lui l’approbation de notre mariage. »

La princesse de Bengale ne répondit rien à ce discours du prince de Perse ; mais son silence et ses yeux baissés lui firent connoître mieux qu’aucune autre déclaration, qu’elle n’avoit pas de répugnance à l’accompagner en Perse, et qu’elle y consentoit. La seule difficulté qu’elle parut y trouver, fut que le prince de Perse ne fût pas assez expérimenté pour gouverner le cheval, et qu’elle craignoit de se trouver avec lui dans le même embarras que quand il en avoit fait l’essai. Mais le prince Firouz Schah la délivra si bien de cette crainte, en lui persuadant qu’elle pouvoit s’en fier à lui, et qu’après ce qui lui étoit arrivé, il pouvoit défier l’Indien même de le gouverner avec plus d’adresse que lui, qu’elle ne songea plus qu’à prendre avec lui des mesures pour partir si secrètement, que personne de son palais ne pût avoir le moindre soupçon de leur dessein.

Elle réussit ; et dès le lendemain matin, un peu avant la pointe du jour, que tout son palais étoit encore enseveli dans un profond sommeil, comme elle se fut rendue sur la terrasse avec le prince, le prince tourna le cheval du côté de la Perse, dans un endroit où la princesse pouvoit elle-même s’asseoir en croupe aisément. Il monta le premier ; et quand la princesse se fut assise derrière lui à sa commodité, qu’elle l’eut embrassé de la main, pour une plus grande sûreté, et qu’elle lui eut marqué qu’il pouvoit partir, il tourna la même cheville qu’il avoit tournée dans la capitale de Perse ; et le cheval les enleva en l’air.

Le cheval fit sa diligence ordinaire ; et le prince Firouz Schah le gouverna de manière, qu’environ en deux heures et demie, il découvrit la capitale de la Perse. Il n’alla pas descendre dans la grande place d’où il étoit parti, ni dans le palais du sultan, mais dans un palais de plaisance, peu éloigné de la ville. Il mena la princesse dans le plus bel appartement, où il lui dit que pour lui faire rendre les honneurs qui lui étoient dus, il alloit avertir le sultan son père de leur arrivée, et qu’elle le reverroit incessamment ; que cependant il donnoit ordre au concierge du palais, qui étoit présent, de ne lui laisser manquer de rien de toutes les choses dont elle pouvoit avoir besoin.

Après avoir laissé la princesse dans l’appartement, le prince Firouz Schah commanda au concierge de lui faire seller un cheval. Le cheval lui fut amené, il le monta ; et après avoir renvoyé le concierge auprès de la princesse, avec ordre sur toute chose, de la faire déjeûner avec ce qui pouvoit lui être servi le plus promptement, il partit ; et dans le chemin et dans les rues de la ville par où il passa pour se rendre au palais, il fut reçu aux acclamations du peuple, qui changea sa tristesse en joie, après avoir désespéré de le revoir jamais, depuis qu’il avoit disparu. Le sultan son père donnoit audience quand il se présenta devant lui au milieu de son conseil, qui étoit tout en habit de deuil, comme le sultan, depuis le jour que le cheval l’avoit emporté. Il le reçut en l’embrassant avec des larmes de joie et de tendresse ; il lui demanda avec empressement ce que le cheval de l’Indien étoit devenu.

Cette demande donna lieu au prince de prendre l’occasion de raconter au sultan son père, l’embarras et le danger où il s’étoit trouvé, après que le cheval l’eut enlevé dans l’air ; de quelle manière il s’en étoit tiré, et comment il étoit arrivé ensuite au palais de la princesse de Bengale ; la bonne réception qu’elle lui avoit faite ; le motif qui l’avoit obligé de faire avec elle un plus long séjour qu’il ne devoit, et la complaisance qu’elle avoit eue de ne le pas désobliger, jusqu’à obtenir d’elle enfin de venir en Perse avec lui, après lui avoir promis de l’épouser.

« Et, Sire, ajouta le prince en achevant, après lui avoir promis en même temps sue vous ne me refuseriez pas votre consentement, je viens de l’amener avec moi sur le cheval de l’Indien. Elle attend dans un des palais de plaisance de votre Majesté, où je l’ai laissée, que j’aille lui annoncer que je ne lui en ai pas fait la promesse en vain. »

À ces paroles, le prince se prosterna devant le sultan son père, pour le fléchir ; mais le sultan l’en empêcha, le retint, et en l’embrassant une seconde fois :

« Mon fils, dit-il, non-seulement je consens à votre mariage avec la princesse de Bengale, je veux même aller au-devant d’elle en personne, la remercier de l’obligation que je lui ai en mon particulier, l’amener dans mon palais, et célébrer ses noces dès aujourd’hui. »

Ainsi le sultan, après avoir donné les ordres pour l’entrée qu’il vouloit faire à la princesse de Bengale, ordonna que l’on quittât l’habit de deuil, et que les réjouissances commençassent par le concert des timbales, des trompettes et des tambours, avec les autres instrumens guerriers, il commanda qu’on allât faire sortir l’Indien de prison, et qu’on le lui amenât.

L’Indien lui fut amené ; et quand on le lui eut présenté :

« Je m’étois assuré de ta personne, lui dit le sultan, afin que ta vie, qui cependant n’eût pas été une victime suffisante, ni à ma colère, ni à ma douleur, me repondît de celle du prince mon fils. Rends grâces à Dieu de ce que je l’ai retrouvé. Va, reprends ton cheval, et ne parois plus devant moi. »

Quand l’Indien fut hors de la présence du sultan de Perse, comme il avoit appris de ceux qui étoient venus le délivrer de prison, que le prince Firouz Schah étoit de retour avec la princesse qu’il avoit amenée avec lui sur le cheval enchanté, le lieu où il avoit mis pied à terre, et où il l’avoit laissée, et que le sultan se disposoit à aller la prendre et l’amener à son palais, il n’hésita pas à le devancer lui et le prince de Perse, et sans perdre de temps il se rendit en diligence au palais de plaisance ; et en s’adressant au concierge, il dit qu’il venoit de la part du sultan et du prince de Perse, pour prendre la princesse de Bengale en croupe sur le cheval, et la mener en l’air au sultan qui l’attendoit, disoit-il, dans la place de son palais pour la recevoir, et donner ce spectacle à sa cour et à la ville de Schiraz.

L’Indien étoit connu du concierge, qui savoit que le sultan l’avoit fait arrêter ; et le concierge fit d’autant moins de difficulté d’ajouter foi à sa parole, qu’il le voyoit en liberté. Il se présenta à la princesse de Bengale, et la princesse n’eut pas plutôt appris qu’il venoit particulièrement de la part du prince de Perse, qu’elle consentit à ce que le prince souhaitoit, comme elle se le persuadoit.

L’Indien ravi en lui-même de la facilité qu’il trouvoit à faire réussir sa méchanceté, monta le cheval, prit la princesse en croupe, avec l’aide du concierge : il tourna la cheville, et aussitôt le cheval les enleva lui et la princesse au plus haut de l’air.

Dans le même moment le sultan de Perse, suivi de sa cour, sortoit de son palais pour se rendre au palais de plaisance, et le prince de Perse venoit de prendre le devant pour préparer la princesse de Bengale à le recevoir, comme l’Indien affectoit dé passer au-dessus de la ville avec sa proie, pour braver le sultan et le prince, et pour se venger du traitement injuste qui lui avoit été fait, comme il le prétendoit.

Quand le sultan de Perse eut aperçu le ravisseur qu’il ne méconnut pas, il s’arrêta avec un étonnement d’autant plus sensible et plus affligeant, qu’il n’étoit pas possible de le faire repentir de l’affront insigne qu’il lui faisoit avec un si grand éclat. Il le chargea de mille imprécations avec ses courtisans, et avec tous ceux qui furent témoins d’une insolence si signalée, et de cette méchanceté sans égale.

L’Indien peu touché de ces malédictions, dont le bruit arriva jusqu’à lui, continua sa route pendant que le sultan de Perse rentra dans le palais, extrêmement mortifié de recevoir une injure aussi atroce, et de se voir dans l’impuissance d’en punir l’auteur.

Mais quelle fut la douleur du prince Firouz Schah, quand il vit qu’à ses propres yeux, sans pouvoir y apporter empêchement, l’Indien lui enlevoit la princesse de Bengale, qu’il aimoit si passionnément, qu’il ne pouvoit plus vivre sans elle. À cet objet auquel il ne s’étoit pas attendu, il demeura comme immobile. Et avant qu’il eût délibéré s’il se déchaineroit en injures contre l’Indien, ou s’il plaindroit le sort déplorable de la princesse, et s’il lui demanderoit pardon du peu de précaution qu’il avoit pris pour se la conserver, elle qui s’étoit livrée à lui d’une manière qui marquoit si bien combien il en étoit aimé, le cheval qui emportoit l’un et l’autre avec une rapidité incroyable, les avoit dérobés à sa vue. Quel parti prendre ? Retournera-t-il au palais du sultan son père, se renfermer dans son appartement, pour se plonger dans l’affliction, sans se donner aucun mouvement à la poursuite du ravisseur, pour délivrer sa princesse de ses mains et le punir comme il le méritoit ? Sa générosité, son amour, son courage ne le permettent pas. Il continue son chemin jusqu’au palais de plaisance.

À son arrivée, le concierge qui s’étoit aperçu de sa crédulité, et qu’il s’étoit laissé tromper par l’Indien, se présente devant le prince les larmes aux yeux, se jette à ses pieds, s’accuse lui-même du crime qu’il croit avoir commis, et se condamne à la mort qu’il attend de sa main.

« Lève-toi, lui dit le prince, ce n’est pas à toi que j’impute l’enlèvement de ma princesse, je ne l’impute qu’à moi-même et qu’à ma simplicité. Sans perdre de temps, vamoi chercher un habillement de derviche, et prends garde de dire que c’est pour moi. »

Peu loin du palais de plaisance, il y avoit un couvent de derviches, dont le Scheilkh ou supérieur étoit ami du concierge. Le concierge alla le trouver ; et en lui faisant une fausse confidence de la disgrâce d’un officier de considération de la cour, auquel il avoit de grandes obligations, et qu’il étoit bien aise de favoriser pour lui donner lieu de se soustraire à la colère du sultan, il n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandoit ; il apporta l’habillement complet de derviche au prince Firouz Schah. Le prince s’en revêtit, après s’être dépouillé du sien. Déguisé de la sorte ; et pour la dépense et pour le besoin du voyage qu’il alloit entreprendre muni d’une boîte de perles et de diamans qu’il avoit apportée pour en faire présent à la princesse de Bengale, il sortit du palais de plaisance à l’entrée de la nuit, et incertain de la route qu’il devoit prendre ; mais résolu à ne pas revenir qu’il n’eût retrouvé sa princesse, et qu’il ne la ramenât, il se mit en chemin.

Revenons à l’Indien, il gouverna le cheval enchanté de manière que le même jour il arriva de bonne heure dans un bois près de la capitale du royaume de Cachemire[2]. Comme il avoit besoin de manger, et qu’il jugea que la princesse de Bengale pouvoit être dans le même besoin, il mit pied à terre dans ce bois, en un endroit où il laissa la princesse sur un gazon, près d’un ruisseau d’une eau très-fraîche et très-claire.

Pendant l’absence de l’Indien, la princesse de Bengale qui se voyoit sous la puissance d’un indigne ravisseur, dont elle redoutoit la violence, avoit songé à se dérober et à chercher un lieu d’asile ; mais comme elle avoit mangé fort légèrement le matin, à son arrivée au palais de plaisance, elle se trouva dans une foiblesse si grande, quand elle eût voulu exécuter son dessein, qu’elle fut contrainte de l’abandonner, et de demeurer sans autre ressource que dans son courage, avec une ferme résolution de souffrir plutôt la mort que de manquer de fidélité au prince de Perse. Ainsi elle n’attendit pas que l’Indien l’invitât une seconde fois à manger, elle mangea, et elle reprit assez de force pour répondre courageusement aux discours insolens qu’il commença de lui tenir à la fin du repas. Après plusieurs menaces, comme elle vit que l’Indien se préparoit à lui faire violence, elle se leva pour lui résister, en poussant de grands cris. Ces cris attirèrent en un moment une troupe de cavaliers qui les environnèrent elle et l’Indien.

C’étoit le sultan du royaume de Cachemire, lequel en revenant de la chasse avec sa suite, passoit par cet endroit-là, heureusement pour la princesse de Bengale, et qui étoit accouru au bruit qu’il avoit entendu. Il s’adressa à l’Indien, et il lui demanda qui il étoit, et ce qu’il prétendoit de la dame qu’il voyoit. L’Indien répondit avec impudence que c’étoit sa femme, et qu’il n’appartenoit à personne d’entrer en connoissance du démêlé qu’il avoit avec elle.

La princesse qui ne connoissoit ni la qualité, ni la dignité de celui qui se présentoit si à propos pour la délivrer, démentit l’Indien.

« Seigneur, qui que vous soyez, reprit-elle, que le ciel envoie à mon secours, ayez compassion d’une princesse, et n’ajoutez pas foi à un imposteur : Dieu me garde d’être femme d’un Indien aussi vil et aussi méprisable. C’est un magicien abominable, qui m’a enlevée aujourd’hui au prince de Perse, auquel j’étois destinée pour épouse, et qui m’a amenée ici sur le cheval enchanté que vous voyez. »

La princesse de Bengale n’eut pas besoin d’un plus long discours pour persuader au sultan de Cachemire qu’elle disoit la vérité. Sa beauté, son air de princesse et ses larmes parloient pour elle ; elle voulut poursuivre ; mais au lieu de l’écouter, le sultan de Cachemire justement indigné de l’insolence de l’Indien, le fit environner sur-le-champ, et commanda qu’on lui coupât la tête. Cet ordre fut exécuté avec d’autant plus de facilité, que l’Indien qui avoit commis ce rapt à la sortie de sa prison, n’avoit aucune arme pour se défendre.

La princesse de Bengale délivrée de la persécution de l’Indien tomba dans une autre qui ne lui fut pas moins douloureuse. Le sultan, après lui avoir fait donner un cheval, l’emmena à son palais, où il la logea dans l’appartement le plus magnifique après le sien, et il lui donna un grand nombre de femmes esclaves pour être auprès d’elle, et pour la servir, avec des eunuques pour sa garde. Il la mena lui-même jusque dans cet apartement, où sans lui donner le temps de le remercier de la grande obligation qu’elle lui avoit, de la manière qu’elle l’avoit médité :

« Princesse, lui dit-il, je ne doute pas que vous n’ayez besoin de repos, je vous laisse en liberté de le prendre. Demain vous serez plus en état de m’entretenir des circonstances de l’étrange aventure qui vous est arrivée. » En achevant ces paroles, il se retira.

La princesse de Bengale étoit dans une joie inexprimable de se voir en si peu de temps délivrée de la persécution d’un homme qu’elle ne pouvoit regarder qu’avec horreur ; et elle se flatta que le sultan de Cachemire voudroit bien mettre le comble à sa générosité, en la renvoyant au prince de Perse, quand elle lui auroit appris de quelle manière elle étoit à lui, et qu’elle l’auroit supplié de lui faire cette grâce. Mais elle étoit bien éloignée de voir l’accomplissement de l’espérance qu’elle avoit conçue.

En effet, le roi de Cachemire avoit résolu de l’épouser le lendemain, et il en avoit fait annoncer les réjouissances dès la pointe du jour par le son des timbales, des tambours, des trompettes, et d’autres instrumens propres à inspirer la joie, qui retentissoient non-seulement dans le palais, mais même par toute la ville. La princesse de Bengale fut éveillée par le bruit de ces concerts tumultueux, et elle en attribua la cause à tout autre motif que celui pour lequel il se faisoit entendre. Mais quand le sultan de Cachemire, qui avoit donné ordre qu’on l’avertît lorsqu’elle seroit en état de recevoir visite, fut venu la lui rendre, et qu’après s’être informé de sa santé, il lui eut fait connoître que les fanfares qu’elle entendoit étoient pour rendre leurs noces plus solennelles, et l’eut priée en même temps d’y prendre part, elle en fut dans une consternation si grande, qu’elle tomba évanouie.

Les femmes de la princesse qui étoient présentes, accoururent à son secours, et le sultan lui-même s’employa pour la faire revenir ; mais elle demeura long-temps dans cet état avant qu’elle reprît ses esprits. Elle les reprit enfin ; et alors plutôt que de manquer à la foi qu’elle avoit promise au prince Firouz Schah, en consentant aux noces que le sultan de Cachemire avoit résolues sans la consulter, elle prit le parti de feindre que l’esprit venoit de lui tourner dans l’évanouissement. Dès-lors elle commença à dire des extravagances en présence du sultan, elle se leva même comme pour se jeter sur lui ; de manière que le sultan fut fort surpris et fort affligé de ce contre-temps fâcheux. Comme il vit qu’elle ne revenoit pas en son bon sens, il la laissa avec ses femmes, auxquelles il recommanda de ne la pas abandonner, et de prendre un grand soin de sa personne. Pendant la journée il prit celui d’envoyer souvent s’informer de l’état où elle se trouvoit, et chaque fois on lui rapporta, ou qu’elle étoit dans le même état, ou que le mal augmentoit plutôt que de diminuer. Le mal parut même plus violent sur le soir que pendant le jour ; et de la sorte le sultan de Cachemire ne fut pas cette nuit là aussi heureux qu’il se l’étoit promis.

La princesse de Bengale ne continua pas seulement le lendemain ses discours extravagans, et d’autres marques d’une grande aliénation d’esprit. Ce fut la même chose les jours suivans, jusqu’à ce que le sultan de Cachemire fut contraint d’assembler les médecins de sa cour, de leur parler de cette maladie, et de leur demander s’ils ne savoient pas de remèdes pour la guérir.

Les médecins, après une consultation entr’eux, répondirent d’un commun accord, qu’il y avoit plusieurs sortes et plusieurs degrés de cette maladie, dont les unes, selon leur nature, pouvoient se guérir, et les autres étoient incurables, et qu’ils ne pouvoient juger de quelle nature étoit celle de la princesse de Bengale qu’ils ne la vissent. Le sultan ordonna aux eunuques de les introduire dans la chambre de la princesse, l’un après l’autre, chacun selon son rang.

La princesse qui avoit prévu ce qui arrivoit, et qui craignit que si elle laissoit approcher des médecins de sa personne, et qu’ils vinssent à lui tâter le pouls, le moins expérimenté ne vînt à connoître qu’elle étoit en bonne santé, et que sa maladie n’étoit qu’une feinte ; à mesure qu’il en paroissoit, elle entroit dans des transports d’aversion si grands, prête à les dévisager s’ils approchoient, que pas un n’eut la hardiesse de s’y exposer.

Quelques-uns de ceux qui se prétendoient plus habiles que les autres, et qui se vantoient de juger des maladies à la seule vue des malades, lui ordonnèrent de certaines potions qu’elle faisoit d’autant moins de difficulté de prendre, qu’elle étoit sûre qu’il étoit en son pouvoir d’être malade autant qu’il lui plairoit et qu’elle le jugeroit à propos, et que ces potions ne pouvoient pas lui faire de mal.

Quand le sultan de Cachemire vit que les médecins de sa cour n’avoient rien opéré pour la guérison de la princesse, il appela ceux de sa capitale, dont la science, l’habileté et l’expérience n’eurent pas un meilleur succès. Ensuite il fit appeler les médecins des autres villes de son royaume, ceux particulièrement les plus renommés dans la pratique de leur profession. La princesse ne leur fit pas un meilleur accueil qu’aux premiers ; et tout ce qu’ils ordonnèrent ne fit aucun effet. Il dépêcha enfin dans les états, dans les royaumes et dans les cours des princes voisins, des exprès avec des consultations en forme pour être distribuées aux médecins les plus fameux, avec promesse de bien payer le voyage de ceux qui viendroient se rendre à la capitale de Cachemire, et d’une récompense magnifique à celui qui guériroit la malade.

Plusieurs de ces médecins entreprirent le voyage ; mais pas un ne put se vanter d’avoir été plus heureux que ceux de sa cour et de son royaume ; pas un ne put lui remettre l’esprit dans son assiette : chose qui ne dépendoit ni d’eux, ni de leur art, mais de la volonté de la princesse elle-même.

Dans cet intervalle, le prince Firouz Schah, déguisé sous l’habit de derviche, avoit parcouru plusieurs provinces et les principales villes de ces provinces avec d’autant plus de peine d’esprit, sans mettre les fatigues du chemin en compte, qu’il ignoroit s’il ne tenoit pas un chemin opposé à celui qu’il eût dû prendre pour avoir des nouvelles de ce qu’il cherchoit.

Attentif aux nouvelles qu’on débitoit dans chaque lieu par où il passoit, il arriva enfin dans une grande ville des Indes, où l’on s’entretenoit fort d’une princesse de Bengale, à qui l’esprit avoit tourné le même jour que le sultan de Cachemire avoit destiné pour la célébration de ses noces avec elle. Au nom de princesse de Bengale, en supposant que c’étoit celle qui faisoit le sujet de son voyage, avec d’autant plus de vraisemblance, qu’il n’avoit pas appris qu’il y eût à la cour de Bengale une autre princesse que la sienne ; et sur la foi du bruit commun qui s’en étoit répandu, il prit la route du royaume et de la capitale de Cachemire. À son arrivée dans cette capitale, il se logea dans un khan, où il apprit dès le même jour l’histoire de la princesse de Bengale, et la malheureuse fin de l’Indien (telle qu’il la méritoit) qui l’avoit amenée sur le cheval enchanté : circonstance qui lui fit connoître, à ne pouvoir pas s’y tromper, que la princesse étoit celle qu’il venoit chercher, et enfin la dépense inutile que le sultan avoit faite en médecins, qui n’avoient pu la guérir.

Le prince de Perse bien informé de toutes ces particularités, se fit faire un habit de médecin dès le lendemain ; et avec cet habit et la longue barbe qu’il s’étoit laissé croître dans le voyage, il se fit connoître pour médecin en marchant par les rues. Dans l’impatience où il étoit de voir sa princesse, il ne différa pas d’aller au palais du sultan, où il demanda à parler à un officier. On l’adressa au chef des huissiers, auquel il marqua qu’on pourroit peut-être regarder en lui comme une témérité, qu’en qualité de médecin il vînt se présenter pour tenter la guérison de la princesse après que tant d’autres avant lui n’avoient pu y réussir ; mais qu’il espéroit, par la vertu de quelques remèdes spécifiques qui lui étoient connus et dont il avoit l’expérience, de lui procurer la guérison qu’ils n’avoient pu lui donner. Le chef des huissiers lui dit qu’il étoit bien venu, que le sultan le verroit avec plaisir ; et, s’il réussissoit à lui donner la satisfaction de voir la princesse dans sa première santé, qu’il pouvoit s’attendre à une récompense convenable à la libéralité du sultan son seigneur et maître.

« Attendez-moi, ajouta-t-il, je serai à vous dans un moment. »

Il y avoit du temps qu’aucun médecin ne s’étoit présenté ; et le sultan de Cachemire avec grande douleur, avoit comme perdu l’espérance de revoir la princesse de Bengale dans l’état de santé où il l’avoit vue, et en même temps dans celui de témoigner en l’épousant jusqu’à quel point il l’aimoit. Cela fit qu’il commanda au chef des huissiers de lui amener promptement le médecin qu’il venoit de lui annoncer.

Le prince de Perse fut présenté au sultan de Cachemire sous l’habit et le déguisement de médecin ; et le sultan sans perdre de temps en des discours superflus, après lui avoir marqué que la princesse de Bengale ne pouvoit supporter la vue d’un médecin sans entrer dans des transports qui ne faisoient qu’augmenter son mal, le fit monter dans un cabinet en soupente, d’où il pouvoit la voir par une jalousie sans être vu.

Le prince Firouz Schah monta ; et il aperçut son aimable princesse assise négligemment, qui chantoit, les larmes aux yeux, une chanson par laquelle elle déploroit sa malheureuse destinée, qui la privoit peut-être pour toujours de l’objet qu’elle aimoit si tendrement.

Le prince, attendri de la triste situation où il vit sa chère princesse, n’eut pas besoin d’autres marques pour comprendre que sa maladie étoit feinte, et que c’étoit pour l’amour de lui qu’elle se trouvoit dans une contrainte si affligeante. Il descendit du cabinet ; et après avoir rapporté au sultan de quelle nature étoit la maladie de la princesse, et qu’elle n’étoit pas incurable, il lui dit que pour parvenir à sa guérison, il étoit nécessaire qu’il lui parlât en particulier, et seul à seul ; et quant aux emportemens où elle entroit à la vue des médecins, il espéroit qu’elle le recevroit et l’écouteroit favorablement.

Le sultan fit ouvrir la porte de la chambre de la princesse, et le prince Firouz Schah entra. Dès que la princesse le vit paroître, comme elle le prenoit pour un médecin, dont il avoit l’habit, elle se leva comme en furie, en le menaçant et en le chargeant d’injures. Cela ne l’empêcha pas d’approcher ; et quand il fut assez près pour se faire entendre, comme il ne vouloit être entendu que d’elle seule, il lui dit d’un ton bas, et d’un air respectueux :

« Princesse, je ne suis pas médecin. Reconnoissez, je vous en supplie, le prince de Perse qui vient vous mettre en liberté. »

Au ton de voix et aux traits du haut du visage qu’elle reconnut en même temps, nonobstant la longue barbe que le prince s’étoit laissé croître, la princesse de Bengale se calma, et en un instant elle fit paroître sur son visage la joie, que ce que l’on desire le plus et à quoi l’on s’attend le moins, est capable de causer quand il arrive. La surprise agréable où elle se trouva, lui ôta la parole pour un temps, et donna lieu au prince Firouz Schah de lui raconter le désespoir dans lequel il s’étoit trouvé plongé dans le moment qu’il avoit vu l’Indien la ravir et l’enlever à ses yeux ; la résolution qu’il avoit prise dès-lors d’abandonner toute chose pour la chercher en quelqu’endroit de la terre qu’elle pût être, et de ne pas cesser qu’il ne l’eût trouvée et arrachée des mains du perfide ; et par quel bonheur enfin, après un voyage ennuyeux et fatigant, il avoit la satisfaction de la retrouver dans le palais du sultan de Cachemire. Quand il eut achevé, en moins de paroles qu’il lui fut possible, il pria la princesse de l’informer de ce qui lui étoit arrivé depuis son enlèvement, jusqu’au moment où il avoit le bonheur de lui parler, en lui témoignant qu’il desiroit avoir cette connoissance, afin de prendre des mesures justes pour ne la pas laisser plus long-temps sous la tyrannie du sultan de Cachemire.

La princesse de Bengale n’avoit pas un long discours à tenir au prince de Perse, puisqu’elle n’avoit qu’à lui raconter de quelle manière elle avoit été délivrée de la violence de l’Indien, par le sultan de Cachemire, en revenant de la chasse ; mais traitée cruellement le lendemain par la déclaration qu’il étoit venu lui faire, du dessein précipité qu’il avoit pris de l’épouser le même jour, sans lui avoir fait la moindre honnêteté pour prendre son consentement : conduite violente et tyrannique, qui lui avoit causé un évanouissement, après lequel elle n’avoit vu de parti à prendre que celui qu’elle avoit pris, comme le meilleur pour se conserver au prince auquel elle avoit donné son cœur et sa foi, de mourir plutôt que de se livrer à un sultan qu’elle n’aimoit pas et qu’elle ne pouvoit aimer.

Le prince de Perse, à qui la princesse n’avoit en effet autre chose à dire, lui demanda si elle savoit ce que le cheval enchanté étoit devenu après la mort de l’Indien ?

« J’ignore, répondit-elle, quel ordre le sultan peut avoir donné là-dessus ; mais après ce que je lui en ai dit, il est à croire qu’il ne l’aura pas négligé. »

Comme le prince Firouz Schah ne douta pas que le sultan de Cachemire n’eût fait garder le cheval soigneusement, il communiqua à la princesse le dessein qu’il avoit de s’en servir pour la ramener en Perse. Après être convenu avec elle des moyens qu’ils devoient prendre pour y réussir, afin que rien n’empêchât l’exécution ; et après lui avoir particulièrement recommandé qu’au lieu d’être en déshabillé, comme elle étoit alors, elle s’habilleroit le lendemain pour recevoir le sultan avec civilité, quand il le lui ameneroit, sans l’obliger néanmoins de lui parler, le prince de Perse se retira.

Le sultan de Cachemire fut dans une grande joie quand le prince de Perse lui eut appris ce qu’il avoit opéré dès la première visite, pour l’avancement de la guérison de la princesse de Bengale. Le lendemain il le regarda comme le premier médecin du monde, quand la princesse l’eut reçu d’une manière qui lui persuada que véritablement sa guérison étoit bien avancée, comme il le lui avoit fait entendre.

En la voyant en cet état, il se contenta de lui marquer combien il étoit ravi de la voir en disposition de recouvrer bientôt sa santé parfaite ; et après qu’il l’eut exhortée à concourir avec un médecin si habile pour achever ce qu’il avoit si bien commencé, en lui donnant toute sa confiance, il se retira sans attendre d’elle aucune parole.

Le prince de Perse qui avoit accompagné le sultan de Cachemire, sortit avec lui de la chambre de la princesse ; et en l’accompagnant, il lui demanda, si sans manquer au respect qui lui étoit dû, il pouvoit lui faire cette demande, par quelle aventure une princesse de Bengale se trouvoit seule dans le royaume de Cachemire, si fort éloignée de son pays, comme s’il l’eût ignoré, et que la princesse ne lui en eût rien dit ; mais il le fit pour le faire tomber sur le discours du cheval enchanté, et apprendre de sa bouche ce qu’il en avoit fait.

Le sultan de Cachemire qui ne pouvoit pénétrer par quel motif le prince de Perse lui faisoit cette demande, ne lui en fit pas un mystère : il lui dit à-peu-près la même chose que ce qu’il avoit appris de la princesse de Bengale ; et quant au cheval enchanté, qu’il l’avoit fait porter dans son trésor, comme une grande rareté, quoiqu’il ignorât comment on pouvoit s’en servir.

« Sire, reprit le feint médecin, la connoissance que votre Majesté vient de me donner, me fournit le moyen d’achever la guérison de la princesse. Comme elle a été portée sur ce cheval, et que le cheval est enchanté, elle a contracté quelque chose de l’enchantement, qui ne peut être dissipé que par de certains parfums qui me sont connus. Si votre Majesté veut en avoir le plaisir, et donner un spectacle des plus surprenans à sa cour, et au peuple de sa capitale, que demain elle fasse apporter le cheval au milieu de la place devant son palais, et qu’elle s’en remette sur moi pour le reste : je promets de faire voir à ses yeux et à toute l’assemblée, en très-peu de momens, la princesse de Bengale aussi saine d’esprit et de corps qu’elle l’a jamais été de sa vie ; et afin que la chose se fasse avec tout l’éclat qu’elle mérite, il est à propos que la princesse soit habillée le plus magnifiquement qu’il sera possible, avec les joyaux les plus précieux que votre Majesté peut avoir. »

Le sultan de Cachemire eût fait des choses plus difficiles que celles que le prince de Perse lui proposoit, pour arriver à la jouissance de ses désirs qu’il regardoit si prochaine.

Le lendemain le cheval enchanté fut tiré du trésor par son ordre, et posé de grand matin dans la grande place du palais ; et le bruit se répandit bientôt dans toute la ville que c’étoit un préparatif pour quelque chose d’extraordinaire qui devoit s’y passer, et l’on y accourut en foule de tous les quartiers. Les gardes du sultan y furent disposés pour empêcher le désordre, et pour laisser un grand vuide autour du cheval.

Le sultan de Cachemire parut ; et quand il eut pris place sur un échafaud, environné des principaux seigneurs et officiers de sa cour, la princesse de Bengale accompagnée de toute la troupe des femmes que le sultan lui avoit assignée, s’approcha du cheval enchanté, et ses femmes l’aidèrent à monter dessus. Quand elle fut sur la selle, les pieds dans l’un et dans l’autre étrier, avec la bride à la main, le feint médecin fit poser autour du cheval plusieurs cassolettes pleines de feu, qu’il avoit fait apporter ; et en tournant à l’entour il jeta dans chacune un parfum composé de plusieurs sortes d’odeurs les plus exquises. Ensuite, recueilli en lui-même, les yeux baissés et les mains appliquées sur la poitrine, il tourna trois fois autour du cheval, en faisant semblant de prononcer certaines paroles ; et dans le moment que les cassolettes exhaloient à la fois une fumée la plus épaisse, d’une odeur très-suave, et que la princesse en étoit environnée, de manière qu’on avoit de la peine à la voir, ainsi que le cheval, il prit son temps, il se jeta légèrement en croupe derrière la princesse, porta la main à la cheville du départ qu’il tourna ; et dans le moment que le cheval les enlevoit en l’air, lui et la princesse, il prononça ces paroles à haute voix, si distinctement que le sultan lui-même les entendit :

« Sultan de Cachemire, quand tu voudras épouser des princesses qui imploreront ta protection, apprend auparavant à avoir leur consentement. »

Ce fut de la sorte que le prince de Perse recouvra et délivra la princesse de Bengale, et la ramena le même jour en peu de temps à la capitale de Perse, où il n’alla pas mettre pied à terre au palais de plaisance, mais au milieu du palais, devant l’appartement du roi son père ; et le roi de Perse ne différa la solennité de son mariage avec la princesse de Bengale, qu’autant de temps qu’il en fallut pour les préparatifs, afin d’en rendre la cérémonie plus pompeuse, et marquer davantage la part qu’il y prenoit.

Dès que le nombre des jours arrêtés pour les réjouissances fut accompli, le premier soin que le roi de Perse se donna, fut de nommer et d’envoyer une ambassade solennelle au roi de Bengale pour lui rendre compte de tout ce qui s’étoit passé, et pour lui demander l’approbation et la ratification de l’alliance qu’il venoit de contracter avec lui par ce mariage : ratification que le roi de Bengale bien informé de toutes choses, se fit un honneur et un plaisir d’accorder.

HISTOIRE
DU PRINCE AHMED, ET DE LA
FÉE PARI-BANOU.


La sultane Scheherazade fit suivre sultane Scheherazade fit suivre l’histoire du cheval enchanté par celle du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou[3] ; et en prenant la parole, elle dit :

Sire, un sultan, l’un des prédécesseurs de votre Majesté, qui occupoit paisiblement le trône des Indes depuis plusieurs années, avoit dans sa vieillesse la satisfaction de voir que trois princes ses fils, dignes imitateurs de ses vertus, avec une princesse sa nièce, faisoient l’ornement de sa cour. L’aîné des princes se nommoit Houssain, le second Ali, le plus jeune Ahmed, et la princesse sa nièce Nourounnihar[4].

La princesse Nourounnihar étoit fille d’un prince, cadet du sultan, que le sultan avoit doté d’un apanage d’un grand revenu, mais qui étoit mort peu d’années après avoir été marié, en la laissant dans un fort bas âge. Le sultan, en considération de ce que le prince son frère avoit toujours répondu à son amitié par un attachement sincère à sa personne, s’étoit chargé de l’éducation de sa fille, et l’avoit fait venir dans son palais pour être élevée avec les trois princes. Avec une beauté singulière, et avec toutes les perfections du corps qui pouvoient la rendre accomplie, cette princesse avoit aussi infiniment d’esprit ; et sa vertu sans reproche, la distinguoit entre toutes les princesses de son temps.

Le sultan, oncle de la princesse, qui s’éloit proposé de la marier dès qu’elle seroit en âge, et de faire alliance avec quelque prince de ses voisins, en la lui donnant pour épouse, y songeoit sérieusement, lorsqu’il s’aperçut que les trois princes ses fils l’aimoient passionnément. Il en eut une grande douleur. Cette douleur ne venoit pas tant de ce que leur passion l’empêcheroit de contracter l’alliance qu’il avoit méditée, que de la difficulté, comme il le prévoyoit, d’obtenir d’eux qu’ils s’accordassent, et que les deux cadets au moins consentissent à la céder à leur aîné. Il leur parla à chacun en particulier ; et après leur avoir remontré l’impossibilité qu’il y avoit qu’une seule princesse devînt l’épouse des trois, et les troubles qu’ils alloient causer s’ils persistoient dans leur passion, il n’oublia rien pour leur persuader, ou de s’en rapporter à la déclaration que la princesse en feroit en faveur de l’un des trois, ou de se désister de leurs prétentions, et de songer à d’autres noces dont il leur laissoit la liberté du choix, et de convenir entr’eux de permettre qu’elle fût mariée à un prince étranger. Mais quand il eut trouvé en eux une opiniâtreté insurmontable, il les fit venir tous trois devant lui, et il leur tint ce discours :

« Mes enfans, dit-il, puisque pour votre bien et pour votre repos je n’ai pu réussir à vous persuader de ne plus aspirer à épouser la princesse ma nièce et votre cousine ; comme je ne veux pas user de mon autorité en la donnant à l’un de vous préférablement aux deux autres, il me semble que j’ai trouvé un moyen propre à vous rendre contens, et à conserver l’union qui doit être entre vous, si vous voulez m’écouter, et que vous exécutiez ce que vous allez entendre. Je trouve donc à propos que vous alliez voyager chacun séparément dans un pays différent, de manière que vous ne puissiez pas vous rencontrer ; et comme vous savez que je suis curieux, sur toute chose, de tout ce qui peut passer pour rare et singulier, je promets la princesse ma nièce en mariage à celui de vous qui m’apportera la rareté la plus extraordinaire et la plus singulière. De la sorte, comme le hasard fera que vous jugerez vous-mêmes de la singularité des choses que vous aurez apportées, par la comparaison que vous en ferez, vous n’aurez pas de peine à vous faire justice, en cédant la préférence à celui de vous qui l’aura méritée. Pour les frais du voyage et pour l’achat de la rareté dont vous aurez à faire l’acquisition, je vous donnerai à chacun une même somme convenable à votre naissance, mais que vous n’emploirez pas néanmoins en dépense de suite et d’équipage, qui, en vous faisant connoître pour ce que vous êtes, vous priveroit de la liberté dont vous avez besoin, non-seulement pour vous bien acquitter du motif que vous avez à vous proposer, mais même pour mieux observer les choses qui mériteront votre attention, et enfin pour tirer une plus grande utilité de votre voyage. »

Comme les trois princes avoient toujours été très-soumis aux volontés du sultan leur père, et que chacun de son côté se flattoit que la fortune lui seroit favorable, et lui donneroit lieu de parvenir à la possession de Nourounnihar, ils lui marquèrent qu’ils étoient prêts à obéir. Sans différer, le sultan leur fit compter la somme qu’il venoit de leur promettre ; et dès le même jour ils donnèrent les ordres pour les préparatifs de leur voyage ; ils prirent même congé du sultan pour être en état de partir de grand matin dès le lendemain. Ils sortirent par la même porte de la ville, bien montés et bien équipés, habillés en marchands, chacun avec un seul officier de confiance, déguisé en esclave, et ils se rendirent ensemble au premier gîte, où le chemin se partageoit en trois, par l’un desquels ils devoient continuer leur voyage chacun de son côté. Le soir, en se régalant d’un soupé qu’ils s’étoient fait préparer, ils convinrent que leur voyage seroit d’un an, et se donnèrent rendez-vous au même gîte, à la charge que le premier qui arriveroit attendroit les deux autres, et les deux premiers le troisième, afin que comme ils avoient pris congé du sultan leur père tous ensemble, ils se présentassent de même devant lui à leur retour. Le lendemain à la pointe du jour, après s’être embrassés et souhaité réciproquement un heureux voyage, ils montèrent à cheval, et prirent chacun l’un des trois chemins, sans se rencontrer dans leur choix.

Le prince Houssain, l’aîné des trois frères, qui avoit entendu dire des merveilles de la grandeur, des forces, des richesses et de la splendeur du royaume de Bisnagar, prit sa route du côté de la mer des Indes ; et après une marche d’environ trois mois, en se joignant à différentes caravanes, tantôt par des déserts et par des montagnes stériles, tantôt par des pays très-peuplés, les mieux cultivés et les plus fertiles qu’il y eût en aucun autre endroit de la terre, il arriva à Bisnagar, ville qui donne le nom à tout le royaume, dont elle est la capitale, et qui est la demeure ordinaire de ses rois.[5] Il se logea dans un khan destiné pour les marchands étrangers ; et comme il avoit appris qu’il y avoit quatre quartiers principaux où les marchands de toutes les sortes de marchandises avoient leurs boutiques, au milieu desquels étoit situé le château, ou plutôt le palais des rois, lequel occupoit un terrain très-vaste, comme au centre de la ville, qui avoit trois enceintes, et deux lieues en tous sens d’une porte à l’autre. Dès le lendemain il se rendit à l’un de ces quartiers.

Le prince Houssain ne put voir le quartier où il se trouva sans admiration : il étoit vaste, coupé et traversé par plusieurs rues toutes voûtées contre l’ardeur du soleil, et néanmoins très-bien éclairées. Les boutiques étoient d’une même grandeur et d’une même symétrie, et celles des marchands d’une même sorte de marchandise n’étoient pas dispersées, mais rassemblées dans une même rue, et il en étoit de même des boutiques des artisans.

La multitde des boutiques, remplies d’une même sorte de marchandise, comme des toiles les plus fines de différens endroits des Indes, des toiles peintes des couleurs les plus vives qui représentoient au naturel des personnages, des paysages, des arbres, des fleurs, des étoffes de soie et de brocard, tant de la Perse que de la Chine et d’autres lieux, des porcelaines du Japon et de la Chine, des tapis de pied de toutes les grandeurs, le surprirent si extraordinairement, qu’il ne savoit s’il devoit s’en rapporter à ses propres yeux. Mais quand il fut arrivé aux boutiques des orfèvres et des joailliers, car les deux professions étoient exercées par les mêmes marchands, il fut comme ravi en extase à la vue de la quantité prodigieuse d’excellens ouvrages en or et en argent, et comme ébloui par l’éclat des perles, des diamans, des rubis, des émeraudes, des saphirs et d’autres pierreries qui y étoient en vente et en confusion. S’il fut étonné de tant de richesses réunies en un seul endroit, il le fut bien davantage quand il vint à juger de la richesse du royaume en général, en considérant qu’à la réserve des Brahmines[6] et des ministres des idoles, qui faisoient profession d’une vie éloignée de la vanité du monde, il n’y avoit dans toute son étendue ni Indien ni Indienne qui n’eût des colliers, des bracelets et des ornemens aux jambes et aux pieds, des perles ou des pierreries, qui paroissoient avec d’autant plus d’éclat, qu’ils étoient tous noirs, d’un noir à en relever parfaitement le brillant.

Une autre particularité qui fut admirée par le prince Houssain, fut le grand nombre de vendeurs de roses, qui faisoient la plus grande foule dans les rues par leur multitude. Il comprit qu’il falloit que les Indiens fussent grands amateurs de cette fleur, puisqu’il n’y en avoit pas un qui n’en portât un bouquet à la main, ou à la tête en guirlande, ni de marchand qui n’en eût plusieurs vases garnis dans sa boutique, de manière que le quartier, si grand qu’il étoit, en étoit tout embaumé.

Le prince Houssain, enfin, après avoir parcouru le quartier de rue en rue, l’idée remplie de tant de richesses qui s’étoient présentées à ses yeux, eut besoin de se reposer. Il le témoigna à un marchand, et le marchand fort civilement l’invita à entrer et à s’asseoir dans sa boutique, ce qu’il accepta. Il n’y avoit pas long-temps qu’il étoit assis dans la boutique, quand il vit passer un crieur avec un tapis sur le bras d’environ six pieds en quarré, qui le crioit à trente bourses à l’enchère. Il appela le crieur, et il demanda à voir le tapis, qui lui parut d’un prix exorbitant, non-seulement pour sa petitesse, mais même pour sa qualité. Quand il eut bien examiné le tapis, il dit au crieur qu’il ne comprenoit pas comment un tapis de pied si petit et de si peu d’apparence, étoit mis à un si haut prix ?

Le crieur, qui prenoit le prince Houssain pour un marchand, lui dit pour réponse :

« Seigneur, si ce prix vous paroît excessif, votre étonnement sera beaucoup plus grand quand vous saurez que j’ai ordre de le faire monter jusqu’à quarante bourses, et de ne le livrer qu’à celui qui en comptera la somme. »

« Il faut donc, reprit le prince Houssain, qu’il soit précieux par quelqu’endroit qui ne m’est pas connu. »

« Vous l’avez deviné, Seigneur, repartit le crieur, et vous en conviendrez quand vous saurez qu’en s’asseyant sur ce tapis, aussitôt on est transporté avec le tapis où l’on souhaite d’aller, et l’on s’y trouve presque dans le moment, sans que l’on soit arrêté par aucun obstacle. »

Ce discours du crieur fit que le prince des Indes, en considérant que le motif principal de son voyage, etoit d’en rapporter au sultan son père quelque rareté singulière dont on n’eût pas entendu parler, jugea qu’il n’en pouvoit acquérir aucune dont le sultan dut être plus satisfait.

« Si le tapis, dit-il au crieur, avoit la vertu que tu lui donnes, non-seulement je ne trouverois pas que ce seroit l’acheter trop chèrement que d’en donner les quarante bourses qu’on en demande, je pourrois même me résoudre à m’en accommoder pour le prix, et avec cela, je te ferois un présent dont tu aurois lieu d’être content. »

« Seigneur, reprit le crieur, je vous ai dit la vérité, et il sera aisé de vous en convaincre dès que vous aurez arrêté le marché à quarante bourses, en y mettant la condition que je vous en ferai voir l’expérience. Alors, comme vous n’avez pas ici les quarante bourses, et qu’il faudroit que pour les recevoir je vous accompagnasse jusqu’au khan où vous devez être logé comme étranger, avec la permission du maître de la boutique, nous entrerons dans l’arrière-boutique, j’y étendrai le tapis, et quand nous y serons assis vous et moi, que vous aurez formé le souhait d’être transporté avec moi dans l’appartement que vous avez pris dans le khan, si nous n’y sommes pas transportés sur le champ, il n’y aura pas de marché fait, et vous ne serez tenu à rien. Quant au présent, comme c’est au vendeur à me récompenser de ma peine, je le recevrai comme une grâce que vous aurez bien voulu me faire, et dont je vous aurai l’obligation. »

Sur la bonne foi du crieur, le prince accepta le parti. Il conclut le marché sous la condition proposée, et il entra dans l’arrière-boutique du marchand, après en avoir obtenu la permission. Le crieur étendit le tapis, ils s’assirent dessus l’un et l’autre ; et dès que le prince eût formé le désir d’être transporté au khan dans son appartement, il s’y trouva avec le crieur dans la même situation. Comme il n’avoit pas besoin d’autre certitude de la vertu du tapis, il compta au crieur la somme des quarante bourses en or, et il y ajouta un présent de vingt pièces d’or dont il gratifia le crieur.

De la sorte, le prince Houssain demeura possesseur du tapis avec une joie extrême d’avoir acquis à son arrivée à Bisnagar une pièce si rare, qui devoit, comme il n’en doutoit pas, lui valoir la possession de Nourounnihar. En effet, il tenoit comme une chose impossible que les princes ses cadets rapportassent rien de leur voyage qui pût entrer en comparaison avec ce qu’il avoit rencontré si heureusement. Sans faire un plus long séjour à Bisnagar, il pouvoit, en s’asseyant sur le tapis, se rendre le même jour au rendez-vous dont il étoit convenu avec eux ; mais il eût été obligé de les attendre trop long-temps : cela fit que curieux de voir le roi de Bisnagar et sa cour, et de prendre connoissance des forces, des lois, des coutumes, de la religion et de l’état de tout le royaume, il résolut d’employer quelques mois à satisfaire sa curiosité.

La coutume du roi de Bisnagar étoit de donner accès auprès de sa personne une fois la semaine aux marchands étrangers. Ce fut sous ce titre que le prince Houssain, qui ne vouloit point passer pour ce qu’il étoit, le vit plusieurs fois ; et comme ce prince, qui d’ailleurs étoit trèsbien fait de sa personne, avoit infiniment d’esprit, et qu’il étoit d’une politesse achevée (c’étoit par où il se distinguoit des marchands avec lesquels il paroissoit devant le roi), c’étoit à lui, préférableraent aux marchands, qu’il adressoit la parole pour s’informer de la personne du sultan des Indes, des forces, des richesses et du gouvernement de son empire.

Les autres jours, le prince les employoit à voir ce qu’il y avoit de plus remarquable dans la ville et aux environs. Entr’autres choses dignes d’être admirées, il vit un temple d’idoles, dont la structure étoit particulière, en ce qu’elle étoit toute de bronze ; il avoit dix coudées en quarré dans son assiette, et quinze en hauteur ; et ce qui en faisoit la plus grande beauté, étoit une idole d’or massif, de la hauteur d’un homme, dont les yeux étoient deux rubis, appliqués avec tant d’art, qu’il sembloit à ceux qui la regardoient, qu’elle avoit les yeux sur eux, de quel côté qu’ils se tournassent pour la voir. Il en vit une autre qui n’étoit pas moins admirable. C’étoit dans un village : il y avoit une plaine d’environ dix arpens, laquelle n’étoit qu’un jardin délicieux, parsemé de roses et d’autres fleurs agréables à la vue, et tout cet espace étoit environné d’un petit mur environ à hauteur d’appui, pour empêcher que les animaux n’en approchassent. Au milieu de la plaine, il s’élevoit une terrasse à hauteur d’homme, revêtue de pierres jointes ensemble, avec tant de soin et d’industrie, qu’il sembloit que ce ne fût qu’une seule pierre. Le temple, qui étoit en dôme, étoit posé au milieu de la terrasse, haut de cinquante coudées, ce qui faisoit qu’on le découvroit de plusieurs lieues à l’entour. La longueur étoit de trente, et la largeur de vingt ; et le marbre rouge dont il étoit bâti, étoit extrêmement poli. La voûte du dôme étoit ornée de trois rangs de peintures fort vives et de bon goût ; et tout le temple étoit généralement rempli de tant d’autres peintures, de bas-reliefs et d’idoles, qu’il n’y avoit aucun endroit où il n’y en eût depuis le haut jusqu’au bas.

Le soir et le matin, on faisoit des cérémonies superstitieuses dans ce temple, lesquelles étoient suivies de jeux, de concerts d’instrumens, de danses, de chants et de festins ; et les ministres du temple et les habitans du lieu, ne subsistent que des offrandes que les pèlerins en foule y apportent des endroits les plus éloignés du royaume, pour s’acquitter de leurs vœux.

Le prince Houssain fut encore spectateur d’une fête solennelle qui se célèbre tous les ans à la cour de Bisnagar, à laquelle les gouverneurs des provinces, les commandans des places fortifiées, les gouverneurs et les juges des villes, et les Brahmines les plus célèbres par leur doctrine, sont obligés de se trouver : il y en a de si éloignés, qu’ils ne mettent pas moins de quatre mois à s’y rendre. L’assemblée, composée d’une multitude innombrable d’Indiens, se tient dans une plaine d’une vaste étendue, où ils font un spectacle surprenant, tant que la vue peut s’étendre. Comme au centre de cette plaine il y avoit une place d’une grande longueur et très-large, fermée d’un côté par un bâtiment superbe en forme d’échafaudage à neuf étages, soutenu par quarante colonnes, et destiné pour le roi, pour sa cour et pour les étrangers qu’il honoroit de son audience une fois la semaine ; en dedans, il étoit orné et meublé magnifiquement, et au dehors, peint de paysages, où l’on voyoit toutes sortes d’animaux, d’oiseaux, d’insectes, et même de mouches et de moucherons, le tout au naturel ; et d’autres échafauds, hauts au moins de quatre ou de cinq étages, et peints à-peu-près les uns de même que les autres, formoient les trois autres côtés ; et ces échafauds avoient cela de particulier, qu’on les faisoit tourner et changer de face et de décoration d’heure en heure.

De chaque côté de la place, à peu de distance les uns des autres, étoient rangés mille éléphans, avec des harnois d’une grande somptuosité, chargés chacun d’une tour quarrée de bois doré, et des joueurs d’instrumens ou des farceurs dans chaque tour. La trompe de ces éléphans, leurs oreilles et le reste du corps étoient peints de cinabre et d’autres couleurs qui représentoient des figures grotesques.

Dans tout ce spectacle, ce qui fit admirer davantage au prince Houssain l’industrie, l’adresse et le génie inventif des Indiens, fut de voir un des éléphans le plus puissant et le plus gros, les quatre pieds posés sur l’extrémité d’un poteau enfoncé perpendiculairement, et hors de terre d’environ deux pieds, jouer en battant l’air de sa trompe, à la cadence des instrumens. Il n’admira pas moins un autre éléphant, non moins puissant, au bout d’une poutre posée en travers sur un poteau, à la hauteur de dix pieds, avec une pierre d’une grosseur prodigieuse attachée et suspendue à l’autre bout qui lui servoit de contre-poids, par le moyen duquel, tantôt haut, tantôt bas, en présence du roi et de sa cour, il marquoit par les mouvemens de son corps et de sa trompe, les cadences des instrumens, de même que l’autre éléphant. Les Indiens, après avoir attaché la pierre de contre-poids, avoient attiré l’autre bout jusqu’en terre à force d’hommes, et y avoient fait monter l’éléphant.

Le prince Houssain eût pu faire un plus long séjour à la cour et dans le royaume de Bisnagar : une infinité d’autres merveilles eussent pu l’y arrêter agréablement jusqu’au dernier jour de l’année révolue dont les princes ses frères et lui étoient convenus pour se rejoindre ; mais pleinement satisfait de ce qu’il avoit vu, comme il étoit continuellement occupé de l’objet de son amour, et que depuis l’acquisition qu’il avoit faite, la beauté et les charmes de la princesse Nourounnihar augmentoient de jour en jour la violence de sa passion, il lui sembla qu’il auroit l’esprit plus tranquille, et qu’il seroit plus près de son bonheur quand il se seroit approché d’elle. Après avoir satisfait le concierge du khan pour le louage de l’appartement qu’il y avoit occupé, et lui avoir marqué l’heure à laquelle il pourroit venir prendre la clef qu’il laisseroit à la porte, sans lui avoir marqué de quelle manière il partiroit, il y rentra en fermant la porte sur lui et en y laissant la clef. Il étendit le tapis, et s’y assit avec l’officier qu’il avoit amené avec lui. Alors il se recueillit en lui-même ; et après avoir souhaité sérieusement d’être transporté au gîte où les princes ses frères dévoient se rendre comme lui, il s’aperçut bientôt qu’il y étoit arrivé. Il s’y arrêta, et sans se faire connoître que pour un marchand, il les attendit.

Le prince Ali, frère puîné du prince Houssain, qui avoit projeté de voyager en Perse, pour se conformer à l’intention du sultan des Indes, en avoit pris la route avec une caravane, à laquelle il s’étoit joint à la troisième journée après sa séparation d’avec les deux princes ses frères. Après une marche de près de quatre mois il arriva enfin à Schiraz, qui étoit alors la capitale du royaume de Perse. Comme il avoit fait amitié et société en chemin avec un petit nombre de marchands, sans se faire connoître pour autre que pour marchand joaillier, il prit logement avec eux dans un même khan.

Le lendemain, pendant que les marchands ouvroient leurs ballots de marchandises, le prince Ali qui ne voyageoit que pour son plaisir, et qui ne s’étoit embarrassé que des choses nécessaires pour le faire commodément, après avoir changé d’habit, se fit conduire au quartier où se vendoient les pierreries, les ouvrages en or et en argent, brocards, étoffes de soie, toiles fines, et les autres marchandises les plus rares et les plus précieuses. Ce lieu qui étoit spacieux et bâti solidement, étoit voûté, et la voûte étoit soutenue de gros piliers, autour desquels les boutiques étoient ménagées de même que le long des murs, tant en dedans qu’en dehors, et il étoit connu communément à Schiraz sous le nom de bezestein. D’abord le prince Ali parcourut le bezestein en long et en large de tous les côtés, et il jugea avec admiration, des richesses qui y étoient renfermées par la quantité prodigieuse des marchandises les plus précieuses qu’il y vit étalées. Parmi tous les crieurs qui alloient et venoient, chargés de différentes pièces, en les criant à l’encan, il ne fut pas peu surpris d’en voir un qui tenoit à la main un tuyau d’ivoire, long d’environ un pied, et de la grosseur d’un peu plus d’un pouce, qu’il crioit à trente bourses[7]. Il s’imagina d’abord que le crieur n’étoit pas dans son bon sens. Pour s’en éclaircir, en s’approchant de la boutique d’un marchand :

« Seigneur, dit-il au marchand, en lui montrant le crieur, dites-moi, je vous prie, si je me trompe ? Cet homme qui crie un petit tuyau d’ivoire à trente bourses, a-t-il l’esprit bien sain ? »

« Seigneur, répondit le marchand, à moins qu’il ne l’ait perdu depuis hier, je puis vous assurer que c’est le plus sage de tous nos crieurs, et le plus employé, comme celui en qui l’on a le plus de confiance, quand il s’agit de la vente de quelque chose de grand prix ; et quant au tuyau qu’il crie à trente bourses, il faut qu’il les vaille et même davantage, par quelqu’endroit qui ne paroît pas. Il va repasser dans un moment, nous l’appellerons, et vous vous en informerez par vous-même ; asseyez-vous cependant sur mon sofa, et reposez-vous. »

Le prince Ali ne refusa pas l’offre obligeante du marchand ; et peu de temps après qu’il se fut assis, le crieur repassa. Comme le marchand l’eut appellé par son nom, il s’approcha. Alors en lui montrant le prince Ali, il lui dit :

« Répondez à ce seigneur qui demande si vous êtes dans votre bon sens, de crier à trente bourses un tuyau d’ivoire qui paroît de si peu de valeur. J’en serois étonné moi-même, si je ne savois pas que vous êtes un homme sage. »

Le crieur en s’adressant au prince Ali, lui dit :

« Seigneur, vous n’êtes pas le seul qui me traite de fou, à l’occasion de ce tuyau ; mais vous jugerez vous-même si je le suis quand je vous en aurai dit la propriété, et j’espère qu’alors vous y mettrez une enchère, comme ceux à qui je l’ai déjà montré, qui avoient une aussi mauvaise opinion de moi que vous.

« Premièrement, Seigneur, poursuivit le crieur, en présentant le tuyau au prince, remarquez que ce tuyau est garni d’un verre à chaque extrémité, et considérez qu’en regardant par l’un des deux, quelque chose qu’on puisse souhaiter de voir, on la voit aussitôt. »

« Je suis prêt à vous faire réparation d’honneur, reprit le prince Ali, si vous me faites connoître la vérité de ce que vous avancez. » Et comme il avoit le tuyau à la main, après avoir observé les deux verres : « montrez-moi, continua-t-il, par où il faut regarder, afin que je m’en éclaircisse. »

Le crieur le lui montra. Le prince regarda, et en souhaitant de voir le sultan des Indes son père, il le vit en parfaite santé, assis sur son trône au milieu de son conseil. Ensuite, comme après le sultan il n’avoit rien de plus cher au monde que la princesse Nourounnihar, il souhaita de la voir, et il la vit assise à sa toilette, environnée de ses femmes, riante et de belle humeur.

Le prince Ali n’eut pas besoin d’autre preuve pour se persuader que ce tuyau étoit la chose la plus précieuse qu’il y eût alors, non-seulement dans la ville de Schiraz, mais même dans tout l’univers ; et il crut que s’il négligeoit de l’acheter, jamais il ne rencontreroit une rareté pareille à remporter de son voyage, ni à Schiraz, quand il y demeureroit dix ans, ni ailleurs. Il dit au crieur :

« Je me rétracte de la pensée déraisonnable que j’ai eue de votre peu de bon sens, mais je crois que vous serez pleinement satisfait de la réparation que je suis prêt à vous en faire, en achetant le tuyau. Comme je serois fâché qu’un autre que moi le possédât, dites-moi au juste à quel prix le vendeur le fixe : sans vous donner la peine de le crier davantage, et de vous fatiguer à aller et venir, vous n’aurez qu’à venir avec moi, je vous en compterai la somme. »

Le crieur lui assura avec serment qu’il avoit ordre de lui en porter quarante bourses ; et pour peu qu’il en doutât, qu’il étoit prêt à le mener à lui-même. Le prince Indien ajouta foi à sa parole : il l’emmena avec lui ; et quand ils furent arrivés au khan où étoit son logement, il lui compta les quarante bourses en belle monnoie d’or, et de la sorte il demeura possesseur du tuyau d’ivoire.

Quand le prince Ali eut fait cette acquisition, la joie qu’il en eut fut d’autant plus grande, que les princes ses frères, comme il se le persuada, n’auroient rencontré rien d’aussi rare et aussi digne d’admiration ; et ainsi que la princesse Nourounnihar seroit la récompense des fatigues de son voyage. Il ne songea plus qu’à prendre connoissance de la cour de Perse sans se faire connoître, et qu’à voir ce qu’il y avoit de plus curieux à Schiraz et aux environs, en attendant que la caravane avec laquelle il étoit venu, reprît la route des Indes. Il avoit achevé de satisfaire sa curiosité quand la caravane fut en état de partir. Le prince ne manqua pas de s’y joindre, et elle se mit en chemin. Aucun accident ne troubla ni n’interrompit la marche ; et sans autre incommodité que la longueur ordinaire des journées et la fatigue du voyage, il arriva heureusement au rendez-vous, où le prince Houssain étoit déjà arrivé. Le prince l’y trouva, et il resta avec lui en attendant le prince Ahmed.

Le prince Ahmed avoit pris le chemin de Samarcande ; et comme dès le lendemain de son arrivée il eut imité les deux princes ses frères, et qu’il se fut rendu au bezestein, à peine il y étoit entré qu’un crieur se présenta devant lui avec une pomme artificielle à la main, qu’il crioit à trente-cinq bourses. Il arrêta le crieur, en lui disant :

« Montrez-moi cette pomme, et apprenez-moi quelle vertu ou quelle propriété si extraordinaire elle peut avoir pour être criée à un si haut prix ? »

En la lui mettant dans la main, afin qu’il l’examinât :

« Seigneur, lui dit le crieur, cette pomme, à ne la regarder que par l’extérieur, est véritablement peu de chose ; mais si on en considère les propriétés, les vertus, et l’usage admirable qu’on en peut faire pour le bien des hommes, on peut dire qu’elle n’a pas de prix, et il est certain que celui qui la possède, possède un trésor. En effet, il n’y a pas de malade affligé de quelque maladie mortelle que ce soit, comme de fièvre continue, de fièvre pourprée, de pleurésie, de peste, et d’autres maladies de cette nature, même moribond, qu’elle ne guérisse, et auquel elle ne fasse sur-le-champ recouvrer la santé aussi parfaite, que si jamais de sa vie il n’eut été malade ; et cela se fait par le moyen du monde le plus facile, puisque c’est simplement en la faisant flairer par la personne. »

« Si l’on vous en doit croire, reprit le prince Ahmed, voilà une pomme d’une vertu merveilleuse, et l’on peut dire qu’elle n’a pas de prix ; mais sur quoi peut se fonder un honnête homme comme moi qui auroit envie de l’acheter, pour se persuader qu’il n’y a ni déguisement ni exagération dans l’éloge que vous en faites ? »

« Seigneur, repartit le crieur, la chose est connue et avérée dans toute la ville de Samarcande ; et sans aller plus loin, interrogez tous les marchands qui sont ici rassemblés, vous verrez ce qu’ils vous en diront, et vous en trouverez qui ne vivroient pas aujourd’hui, comme ils vous le témoigneront eux-mêmes, s’ils ne se fussent servis de cet excellent remède. Pour vous faire mieux comprendre ce qui en est, c’est le fruit de l’étude et des veilles d’un philosophe très-célèbre de cette ville, qui s’étoit appliqué toute sa vie à la connoissance de la vertu des plantes et des minéraux, et qui enfin étoit parvenu à en faire la composition que vous voyez, par laquelle il a fait dans cette ville des cures si surprenantes, que jamais sa mémoire n’y sera en oubli. Une mort si subite, qu’elle ne lui donna pas le temps de faire lui-même son remède souverain, l’enleva il y a peu de temps ; et sa veuve, qu’il a laissée avec très-peu de bien, et chargée d’un nombre d’enfans en bas âge, s’est enfin résolue à la mettre en vente, pour se mettre plus à l’aise elle et sa famille. »

Pendant que le crieur informoit le prince Ahmed des vertus à la pomme artificielle, plusieurs personnes s’arrêtèrent et les environnèrent ; la plupart confirmèrent tout le bien qu’il en disoit ; et comme l’un d’eux eut témoigné qu’il avoit un ami malade si dangereusement, qu’on n’espéroit plus rien de sa vie, et que c’étoit une occasion présente et favorable pour en faire voir l’expérience au prince Ahmed, le prince Ahmed prit la parole, et dit au crieur qu’il en donneroit quarante bourses si elle guérissoit le malade en la lui faisant sentir.

Le crieur qui avoit ordre de la vendre ce prix là :

« Seigneur, dit-il au prince Ahmed, allons faire cette expérience, la pomme sera pour vous ; et je le dis avec d’autant plus de confiance, qu’il est indubitable qu’elle ne fera pas moins son effet que toutes les fois qu’elle a été employée pour faire revenir des portes de la mort tant de malades dont la vie étoit désespérée. »

L’expérience réussit ; et le prince, après avoir compté les quarante bourses au crieur qui lui consigna la pomme artificielle, attendit avec grande impatience le départ de la première caravane pour retourner aux Indes. Il employa ce temps-là à voir à Samarcande et aux environs tout ce qui étoit digne de sa curiosité, et principalement la vallée de la Sogde, ainsi nommée de la rivière du même nom, qui l’arrose, et que les Arabes reconnoissent pour l’un des quatre paradis de l’univers, par la beauté de ses campagnes et de ses jardins accompagnés de palais, par sa fertilité en toutes sortes de fruits, et par les délices dont on y jouit dans la belle saison.

Le prince Ahmed enfin ne perdit pas l’occasion de la première caravane qui prit la route des Indes. Il partit ; et nonobstant les incommodités inévitables dans un long voyage, il arriva en parfaite santé au gîte où les princes Houssain et Ali l’attendoient.

Le prince Ali arrivé quelque temps avant le prince Ahmed, avoit demandé au prince Houssain, qui étoit venu le premier, combien il y avoit de temps qu’il étoit arrivé ? Comme il eut appris de lui qu’il y avoit près de trois mois :

« Il faut donc, reprit-il, que vous ne soyez pas allé bien loin ? »

« Je ne vous dirai rien présentement, repartit le prince Houssain, du lieu où je suis allé ; mais je puis vous assurer que j’ai mis plus de trois mois à m’y rendre. »

« Si cela est, répliqua le prince Ali, il faut donc que vous y ayez fait fort peu de séjour ? »

« Mon frère, lui dit le prince Houssain, vous vous trompez : le séjour que j’y ai fait a été de quatre à cinq mois, et il n’a tenu qu’à moi de le faire plus long. »

« À moins que vous ne soyez revenu en volant, reprit encore le prince Ali, je ne comprends pas comment il peut y avoir trois mois que vous êtes de retour, comme vous voulez me le faire accroire ? »

« Je vous ai dit la vérité, ajouta le prince Houssain ; et c’est une énigme dont je ne vous donnerai l’explication qu’à l’arrivée du prince Ahmed, notre frère, en déclarant en même temps quelle est la rareté que j’ai rapportée de mon voyage. Pour vous, je ne sais pas ce que vous avez rapporté, il faut que ce soit peu de chose : en effet, je ne vois pas que vos charges soient augmentées. » « Et vous, prince, reprit le prince Ali, à la réserve d’un tapis d’assez peu d’apparence, dont votre sofa est garni, et dont vous paroissez avoir fait acquisition, il me semble que je pourrois vous rendre raillerie pour raillerie. Mais comme il semble que vous voulez faire un mystère de la rareté que vous avez rapportée, vous trouverez bon que j’en use de même à l’égard de celle dont j’ai fait acquisition. »

Le prince repartit :

« Je tiens la rareté que j’ai apportée si fort au-dessus de toute autre, quelle qu’elle puisse être, que je ne ferois pas de difficulté de vous la montrer, et de vous en faire tomber d’accord en vous déclarant par quel endroit je la tiens telle, sans craindre que celle que vous apportez, comme je le suppose, puisse lui être préférée. Mais il est à propos que nous attendions que le prince Ahmed, notre frère, soit arrivé ; alors nous pourrons nous faire part avec plus d’égard et de bienséance les uns pour les autres, de la bonne fortune qui nous sera échue. »

Le prince Ali ne voulut pas entrer plus avant en contestation avec le prince Houssain sur la préférence qu’il donnoit à la rareté qu’il avoit apportée ; il se contenta d’être bien persuadé que si le tujau qu’il avoit à lui montrer n’étoit pas préférable, il n’étoit pas possible au moins qu’il fût inférieur, et il convint avec lui d’attendre à le produire que le prince Ahmed fût arrivé.

Quand le prince Ahmed eut rejoint les deux princes ses frères, qu’ils se furent embrassés avec beaucoup de tendresse, et fait compliment sur le bonheur qu’ils avoient de se revoir dans le même lieu où ils s’étoient séparés, le prince Houssain, comme l’aîné, prit la parole, et dit :

« Mes frères, nous aurons du temps de reste à nous entretenir des particularités chacun de son voyage ; parlons de ce qui nous est le plus important de savoir ; et comme je tiens pour certain que vous vous êtes souvenus comme moi du principal motif qui nous y a engagés, ne nous cachons pas ce que nous apportons ; et nous le montrant, faisons-nous justice par avance, et voyons auquel le sultan notre père pourra adjuger la préférence. » Pour donner l’exemple, continua le prince Houssain, je vous dirai que la rareté que j’ai rapportée du voyage que j’ai fait au royaume de Bisnagar, est le tapis sur lequel je suis assis : il est commun et sans apparence, comme vous le voyez ; mais quand je vous aurai déclaré quelle est sa vertu, vous serez dans une admiration d’autant plus grande, que jamais vous n’avez rien entendu de pareil ; et vous allez en convenir. En effet, tel qu’il vous paroît, si l’on est assis dessus, comme nous y sommes, et que l’on désire d’être transporté en quelque lieu, si éloigné qu’il puisse être, on se trouve dans ce lieu presque dans le moment. J’en ai fait l’expérience avant de compter les quarante bourses qu’il m’a coûtées, sans les regretter ; et quand j’eus satisfait ma curiosité pleinement à la cour et dans le royaume de Bisnagar, et que je voulus revenir, je ne me suis pas servi d’autre voiture que de ce tapis merveilleux pour me ramener ici, moi et mon domestique, qui peut vous dire combien de temps j’ai mis à m’y rendre. Je vous en ferai voir l’expérience à l’un et à l’autre quand vous le jugerez à propos. J’attends que vous m’appreniez si ce que vous avez apporté, peut entrer en comparaison avec mon tapis ? »

Le prince Houssain acheva en cet endroit d’exalter l’excellence de son tapis ; et le prince Ali, en prenant la parole, la lui adressa en ces termes :

« Mon frère, dit-il, il faut avouer que votre tapis est une des choses les plus merveilleuses que l’on puisse imaginer, s’il a, comme je ne veux pas en douter, la propriété que vous venez de nous dire. Mais vous avouerez qu’il peut y avoir d’autres choses, je ne dis pas plus, mais au moins aussi merveilleuses dans un autre genre ; et pour vous en faire tomber d’accord, continua-t-il, le tuyau d’ivoire que voici, non plus que votre tapis, à le voir, ne paroît pas une rareté qui mérite une grande attention. Je n’en ai pas moins payé cependant que vous de votre tapis, et je ne suis pas moins content de mon marché que vous l’êtes du vôtre. Équitable comme vous l’êtes, vous tomberez d’accord que je n’ai pas été trompé, quand vous saurez et que vous en aurez vu l’expérience, qu’en regardant par un des bouts, on voit tel objet que l’on souhaite de voir. Je ne veux pas que vous m’en croyiez sur ma parole, ajouta le prince Ali en lui présentant le tuyau : voilà le tuyau, voyez si je vous en impose ? »

Le prince Houssain prit le tuyau d’ivoire de la main du prince Ali ; et comme il eut approché l’œil du bout que le prince Ali avoit marqué en le lui présentant, avec intention de voir la princesse Nourounnihar, et d’apprendre comment elle se portoit, le prince Ali et le prince Ahmed, qui avoient les yeux sur lui, furent extrêmement étonnés de le voir tout-à-coup changer de visage, d’une manière qui marquoit une surprise extraordinaire, jointe à une grande affliction. Le prince Houssain ne leur donna pas le temps de lui en demander le sujet.

« Princes, s’écria-t-il, c’est inutilement que vous et moi nous avons entrepris un voyage si pénible dans l’espérance d’en être récompensés par la possession de la charmante Nourounnihar : dans peu de momens cette aimable princesse ne sera plus en vie ; je viens de la voir dans son lit, environnée de ses femmes et de ses eunuques qui sont en pleurs, et qui paroissent n’attendre autre chose que de la voir rendre l’âme. Tenez, vojez-la vous-même dans ce pitoyable état, et joignez vos larmes aux miennes. »

Le prince Ali reçut le tuyau d’ivoire de la main du prince Houssain ; il regarda : après avoir vu le même objet avec un déplaisir sensible, il le présenta au prince Ahmed, afin qu’il vît aussi un spectacle si triste et si affligeant, qui devoit les intéresser tous également.

Quand le prince Ahmed eut pris le tuyau d’ivoire des mains du prince Ali, qu’il eut regardé, et qu’il eut vu la princesse Nourounnihar si peu éloignée de la fin de ses jours, il prit la parole, et en l’adressant aux deux princes ses frères :

« Princes, dit-il, la princesse Nourounnihar, qui fait également le sujet de nos vœux, est véritablement dans un état qui l’approche de la mort de bien près ; mais autant qu’il me le paroît, pourvu que nous ne perdions pas de temps, il y a encore lieu de la préserver de ce moment fatal. »

Alors le prince Ahmed tira de son sein la pomme artificielle qu’il avoit acquise ; et en la montrant aux princes ses frères, il leur dit :

« La pomme que vous voyez ne m’a pas moins coûté que le tapis et que le tuyau d’ivoire que vous avez apporté chacun de votre voyage. L’occasion qui se présente de vous en faire voir la vertu merveilleuse, fait que je ne regrette pas les quarante bourses qu’elle m’a coûtées. Pour ne vous pas tenir en suspens, elle a la vertu qu’un malade en la sentant, même à l’agonie, recouvre la santé sur-le-champ : l’expérience que j’en ai faite m’empêche d’en douter ; et je puis vous en faire voir l’effet à vous-mêmes, en la personne de la princesse Nourounnihar, si nous faisons la diligence que nous devons pour la secourir. »

« Si cela est ainsi, reprit le prince Houssain, nous ne pouvons faire une plus grande diligence, qu’en nous transportant à l’instant jusque dans la chambre de la princesse, par le moyen de mon tapis. Ne perdons pas de temps, approchez-vous, asseyez-vous-y comme moi, il est assez grand pour nous contenir tous trois sans nous presser ; mais avant toute chose, donnons ordre chacun à notre domestique de partir ensemble incessamment, et de venir nous trouver au palais. « 

Quand cet ordre fut donné, le prince Ali et le prince Ahmed s’assirent sur le tapis avec le prince Houssain ; et comme ils avoient tous trois le même intérêt, ils formèrent aussi tous trois le même désir d’être transportés dans la chambre de la princesse Nourounnihar. Leur désir fut exécuté ; et ils furent transportés si promptement, qu’ils s’aperçurent qu’ils étoient arrivés au lieu où ils avoient souhaité, et nullement qu’ils étoient partis de celui qu’ils venoient de quitter.

La présence des trois princes si peu attendue, effraya les femmes et les eunuques de la princesse, qui ne comprenoient pas par quel enchantement trois hommes se trouvoient au milieu d’eux. Ils les méconnurent même d’abord, et les eunuques étoient près de se jeter sur eux comme sur des gens qui avoient pénétré jusque dans un lieu dont il ne leur étoit pas même permis d’approcher ; mais ils revinrent bientôt de leur erreur, en les reconnoissant pour ce qu’ils étoient.

Le prince Ahmed ne se vit pas plutôt dans la chambre de Nourounnihar, et il n’eut pas plutôt aperçu cette princesse mourante, qu’il se leva de dessus le tapis, ce que firent aussi les deux autres princes, s’approcha du lit et lui mit la pomme merveilleuse sous les narines. Quelques momens après la princesse ouvrit les yeux, tourna la tête de côté et d’autre, en regardant les personnes qui l’environnoient, et elle se mit sur son séant en demandant à s’habiller, avec la même liberté et la même connoissance que si elle n’eût fait que de se réveiller après un long sommeil. Ses femmes lui eurent bientôt appris d’une manière qui marquoit leur joie, que c’étoit aux trois princes ses cousins, et particulièrement au prince Ahmed, qu’elle avoit l’obligation du recouvrement si subit de sa santé. Aussitôt, en témoignant la joie qu’elle avoit de les revoir, elle les remercia tous ensemble, et le prince Ahmed en particulier. Comme elle avoit demandé à s’habiller, les princes se contentèrent de lui marquer combien étoit grand le plaisir qu’ils avoient d’être arrivés assez à temps pour contribuer chacun en quelque chose à la tirer du danger évident où ils l’avoient vue, et les vœux ardens qu’ils faisoient pour la longue durée de sa vie, après quoi ils se retirèrent.

Pendant que la princesse s’habilloit, les princes, en sortant de son appartement, allèrent se jeter aux pieds du sultan leur père et lui rendre leurs respects ; et en paroissant devant lui, ils trouvèrent qu’ils avoient été prévenus par le principal eunuque de la princesse qui l’informoit de leur arrivée imprévue, et de quelle manière la princesse venoit d’être guérie parfaitement par leur moyen. Le sultan les embrassa avec une joie d’autant plus grande, qu’en même temps qu’il les voyoit de retour, il apprenoit que la princesse sa nièce, qu’il aimoit comme si elle eût été sa propre fille, après avoir été abandonnée par les médecins, venoit de recouvrer la santé d’une manière toute merveilleuse. Après les complimens de part et d’autre, ordinaires dans une pareille occasion, les princes lui présentèrent chacun la rareté qu’ils avoient apportée : le prince Houssain, le tapis qu’il avoit eu soin de reprendre en sortant de la chambre de la princesse ; le prince Ali, le tuyau d’ivoire ; et le prince Ahmed, la pomme artificielle ; et après en avoir fait l’éloge, chacun en la lui mettant entre les mains, à son rang, ils le supplièrent de prononcer sur celle à laquelle il donnoit la préférence, et ainsi de déclarer auquel des trois il donnoit la princesse Nourounnihar pour épouse, selon sa promesse.

Le sultan des Indes, après avoir écouté avec bienveillance tout ce que les princes voulurent lui représenter à l’avantage de ce qu’ils avoient apporté, sans les interrompre, et bien informé de ce qui venoit de se passer dans la guérison de la princesse Nourounnihar, demeura quelque temps dans le silence, comme s’il eût pensé à ce qu’il avoit à leur répondre. Il l’interrompit enfin, et il leur tint ce discours plein de sagesse :

« Mes enfans, dit-il, je déclarerois l’un de vous, avec un grand plaisir, si je pouvoir le faire avec justice ; mais considérez vous-mêmes si je le puis. Vous, prince Ahmed, il est vrai que la princesse ma nièce est redevable de sa guérison à votre pomme artificielle ; mais je vous demande, la lui eussiez-vous procurée, si auparavant le tuyau d’ivoire du prince Ali ne vous eût donné lieu de connoître le danger où elle étoit, et que le tapis du prince Houssain ne vous eût servi à venir la secourir promptement ? Vous, prince Ali, votre tuyau d’ivoire a servi à vous faire connoître, à vous et aux princes vos frères, que vous alliez perdre la princesse votre cousine, et en cela il faut convenir qu’elle vous a une grande obligation. Il faut aussi que vous conveniez que cette connoissance seroit demeurée inutile pour le bien qui lui en est arrivé, sans la pomme artificielle et sans le tapis. Et vous enfin, prince Houssain, la princesse seroit une ingrate si elle ne vous marquoit sa reconnoissance en considération de votre tapis, qui s’est trouvé si nécessaire pour lui procurer la guérison. Mais considérez qu’il n’eût été d’aucun usage pour y contribuer, si vous n’eussiez eu connoissance de la maladie par le moyen du tuyau d’ivoire du prince Ali, et que le prince Ahmed n’eût employé sa pomme artificielle pour la guérir. Ainsi, comme ni le tapis, ni le tuyau d’ivoire, ni la pomme artificielle ne donnent pas la moindre préférence à l’un plus qu’à l’autre, mais au contraire une parfaite égalité à chacun, et que je ne puis accorder la princesse Nourounnihar qu’à un seul, vous voyez vous-même que le seul fruit que vous avez rapporté de votre voyage, est la gloire d’avoir contribué également à lui rendre la santé.

» Si cela est vrai, ajouta le sultan, vous voyez aussi que c’est à moi à recourir à une autre voie, pour me déterminer certainement au choix que je dois faire entre vous. Comme il y a encore du temps jusqu’à la nuit, c’est ce que je veux faire dès aujourd’hui. Allez donc, prenez chacun un arc et une flèche, et rendez-vous hors de la ville à la grande plaine des exercices de chevaux ; je vais me préparer pour m’y rendre, et je déclare que je donnerai la princesse Nourounnihar pour épouse à celui de vous qui aura tiré le plus loin.

» Au reste, je n’oublie pas que je dois vous remercier en général, et chacun en particulier, comme je le fais, du présent que vous m’avez apporté. J’ai bien des raretés dans mon cabinet, mais il n’y a rien qui approche de la singularité du tapis, du tuyau d’ivoire et de la pomme artificielle, dont je vais l’augmenter et l’enrichir. Ce sont trois pièces qui vont y tenir le premier lieu, et que j’y conserverai précieusement, non pas par simple curiosité, mais pour en tirer dans les occasions l’usage avantageux que l’on peut en faire. »

Les trois princes n’eurent rien à répondre à la décision que le sultan venoit de prononcer. Quand ils furent hors de sa présence, on leur fournit à chacun un arc et une flèche, qu’ils remirent à un de leurs officiers qui s’étoient assemblés dès qu’ils avoient appris la nouvelle de leur arrivée, et ils se rendirent, suivis d’une foule innombrable du peuple, à la plaine des exercices de chevaux.

Le sultan ne se fit pas attendre ; et dès qu’il fut arrivé, le prince Houssain, comme l’aîné, prit son arc et la flèche, et tira le premier ; le prince Ali tira ensuite, et l’on vit tomber la flèche plus loin que celle du prince Houssain ; le prince Ahmed tira le dernier, mais on perdit la sienne de vue, et personne ne la vit tomber ; on courut, on chercha ; mais quelque diligence que l’on fît, et que le prince Ahmed fît lui-même, il ne fut pas possible de trouver la flèche, ni près, ni loin. Quoiqu’il fût croyable que c’étoit lui qui avoit tiré le plus loin, et ainsi qu’il avoit mérité que la princesse Nourounnihar lui fût accordée, comme néanmoins il étoit nécessaire que la flèche se trouvât pour rendre la chose évidente et certaine, quelque remontrance qu’il fît au sultan, le sultan ne laissa pas de juger en faveur du prince Ali. Ainsi il donna les ordres pour les préparatifs de la solennité des noces ; et peu de jours après elles se célébrèrent avec une grande magnificence.

Le prince Houssain n’honora pas la fête de sa présence. Comme sa passion pour la princesse Nourounnihar étoit très-sincère et très-vive, il ne se sentit pas assez de force pour soutenir avec patience la mortification de la voir passer entre les bras du prince Ali, lequel, disoit-il, ne la méritoit pas mieux, ni ne l’aimoit plus parfaitement que lui. Il en eut au contraire un déplaisir si sensible, qu’il abandonna la cour, et qu’il renonça au droit qu’il avoit de succéder à la couronne pour aller se faire derviche et se mettre sous la discipline d’un scheikh très-fameux, lequel étoit dans une grande réputation de mener une vie exemplaire, et qui avoit établi sa demeure et celle de ses disciples qui étoient en grand nombre, dans une agréable solitude.

Le prince Ahmed, par le même motif que le prince Houssain, n’assista pas aux noces du prince Ali et de la princesse Nourounnihar ; mais il ne renonça pas au monde comme lui. Comme il ne pouvoit comprendre comment la flèche qu’il avoit tirée, étoit pour ainsi dire devenue invisible, il se déroba à ses gens ; et résolu à la chercher de manière à n’avoir rien à se reprocher, il se rendit à l’endroit où celles des princes Houssain et Ali avoient été ramassées. De là, en marchant droit devant lui, et en regardant à droite et à gauche, il alla si loin sans trouver ce qu’il cherchoit, qu’il jugea que la peine qu’il se donnoit étoit inutile. Attiré néanmoins comme malgré lui, il ne laissa pas de poursuivre son chemin jusqu’à des rochers fort élevés où il eût été obligé de se détourner quand il eût voulu passer outre, et ces rochers extrêmement escarpés, étoient situés dans un lieu stérile, à quatre lieues loin d’où il étoit parti.

En approchant de ces rochers, le prince Ahmed aperçoit une flèche, il la ramasse, il la considère, et il fut dans un grand étonnement de voir que c’étoit la même qu’il avoit tirée.

« C’est elle, dit-il en lui-même ; mais ni moi, ni aucun mortel au monde, nous n’avons la force de tirer une flèche si loin. »

Comme il l’avoit trouvée couchée par terre, et non pas enfoncée par la pointe, il jugea qu’elle avoit donné contre le rocher, et qu’elle avoit été renvoyée par sa résistance.

« Il y a du mystère, dit-il encore, dans une chose si extraordinaire, et ce mystère ne peut être qu’avantageux pour moi. La fortune après m’avoir affligé en me privant de la possession d’un bien qui devoit, comme je l’espérois, faire le bonheur de ma vie, m’en réserve peut-être un autre pour ma consolation. »

Dans cette pensée, comme la face de ces rochers s’avançoit en pointes et se reculoit en plusieurs enfoncemens, le prince entra dans un de ces enfoncemens ; et comme il jetoit les yeux de coin en coin, une porte de fer se présenta sans apparence de serrure. Il craignit qu’elle ne se fût fermée, mais en la poussant elle s’ouvrit en dedans, et il vit une descente en pente douce, sans degrés, par où il descendit avec la flèche à la main. Il crut qu’il alloit entrer dans des ténèbres ; mais bientôt une autre lumière toute différente succéda à celle qu’il quittoit ; et en entrant dans une place spacieuse, à cinquante ou soixante pas où environ, il aperçut un palais magnifique, dont il n’eut pas le temps d’admirer la structure admirable. En effet, en même temps une dame d’un air et d’un port majestueux, et d’une beauté à laquelle la richesse des étoiles dont elle étoit habillée, et les pierreries dont elle étoit ornée, n’ajoutoient aucun avantage, s’avança jusque sur le vestibule, accompagnée d’une troupe de femmes, dont il eut peu de peine à distinguer la maîtresse.

Dès que le prince Ahmed eut aperçu la dame, il pressa le pas pour aller lui rendre ses respects ; et la dame de son côté, qui le vit venir, le prévint par ces paroles, en élevant la voix :

« Prince Ahmed, dit-elle, approchez, vous êtes le bien venu. »

La surprise du prince ne fut pas médiocre, quand il s’entendit nommer dans un pays dont il n’avoit jamais entendu parler, quoique ce pays fût si voisin de la capitale du sultan son père ; et il ne comprenoit pas comment il pouvoit être connu d’une dame qu’il ne connoissoit pas. Il aborde enfin la dame en se jetant à ses pieds ; et en se relevant : « Madame, dit-il, à mon arrivée dans un lieu où j’avois à craindre que ma curiosité ne m’eût fait pénétrer imprudemment, je vous rends mille grâces de l’assurance que vous me donnez d’être le bien venu ; mais madame, sans commettre une incivilité, oserois-je vous demander par quelle aventure il arrive, comme vous me l’apprenez vous-même, que je ne vous sois pas inconnu, à vous, dis-je, qui êtes si fort dans notre voisinage, sans que j’en aie eu connoissance qu’aujourd’hui ? »

« Prince, lui dit la dame, entrons dans le salon : j’y satisferai à votre demande plus commodément pour vous et pour moi. »

En achevant ces paroles, la dame, pour montrer le chemin au prince Ahmed, le mena dans un salon, dont la structure merveilleuse, l’or et l’azur qui en embellissoient la voûte en dôme, et la richesse inestimable des meubles, lui parurent une nouveauté si grande, qu’il en témoigna son admiration en s’écriant qu’il n’avoit rien vu de semblable, et qu’il ne croyoit pas qu’on pût rien voir qui en approchât.

« Je vous assure néanmoins, reprit la dame, que c’est la moindre pièce de mon palais, et vous en tomberez d’accord quand je vous en aurai fait voir tous les appartemens. »

Elle monta, et elle s’assit sur un sofa ; et quand le prince eut pris place auprès d’elle, à la prière qu’elle lui en fit :

« Prince, dit-elle, vous êtes surpris, dites-vous, de ce que je vous connois sans que vous me connoissiez, votre surprise cessera quand vous saurez qui je suis. Vous n’ignorez pas, sans doute, une chose que votre religion vous enseigne, qui est que le monde est habité par des génies, aussi bien que par des hommes. Je suis fille d’un de ces génies, des plus puissans et des plus distingués parmi eux, et mon nom est Pari-Banou.

Ainsi vous devez cesser d’être surpris que je vous connoisse, vous, le sultan votre père, les princes vos frères et la princesse Nourounnihar. Je suis informée de même de votre amour et de votre voyage, dont je pourrois vous dire toutes les circonstances, puisque c’est moi qui ai fait mettre en vente à Samarcande la pomme artificielle que vous y avez achetée ; à Bisnagar, le tapis que le prince Houssain y a trouvé, et à Schiraz, le tuyau d’ivoire que le prince Ali en a rapporté. Cela doit suffire pour vous faire comprendre que je n’ignore rien de ce qui vous touche. La seule chose que j’ajoute, c’est que vous m’avez paru digne d’un sort plus heureux que celui de posséder la princesse Nourounnihar ; et que pour vous y faire parvenir, comme je me trouvois présente dans le temps que vous tirâtes la flèche, que je vois que vous tenez, et que je prévis qu’elle ne passeroit pas même au-delà de celle du prince Houssain, je la pris en l’air, et lui donnai le mouvement nécessaire pour venir frapper les rochers près desquels vous venez de la trouver. Il ne tiendra qu’à vous de profiter de l’occasion qu’elle vous présente, de devenir plus heureux. »

Comme la fée Pari-Banou prononça ces dernières paroles d’un ton différent, en regardant même le prince Ahmed d’un air tendre, et en baissant aussitôt les yeux par modestie, avec une rougeur qui lui monta au visage, le prince n’eut pas de peine à comprendre de quel bonheur elle entendoit parler. Il considéra tout d’une vue que la princesse Nourounnihar ne pouvoit plus être à lui, et que la fée Pari-Banou la surpassoit infiniment en beauté, en appas, en agrémens, de même que par un esprit transcendant et par des richesses immenses, autant qu’il pouvoit le conjecturer par la magnificence du palais où il se trouvoit ; et il bénit le moment où la pensée lui étoit venue de chercher une seconde fois la flèche qu’il avoit tirée ; et en cédant au penchant qui l’entraînoit du côté du nouvel objet qui l’enflammoit :

« Madame, reprit-il, quand je n’aurois toute ma vie que le bonheur d’être votre esclave et l’admirateur de tant de charmes qui me ravissent à moi-même, je m’estimerois le plus heureux de tous les mortels. Pardonnez-moi la hardiesse qui m’inspire de vous demander cette grâce, et ne dédaignez pas, en me la refusant, d’admettre dans votre cour un prince qui se dévoue tout à vous. »

« Prince, repartit la fée, comme il y a long-temps que je suis maîtresse de mes volontés, du consentement de mes parens, ce n’est pas comme esclave que je veux vous admettre à ma cour, mais comme maître de ma personne et de tout ce qui m’appartient et peut m’appartenir conjointement avec moi, en me donnant votre foi, et en voulant bien m’agréer pour votre épouse. J’espère que vous ne prendrez pas en mauvaise part que je vous prévienne par cette offre. Je vous ai déjà dit que je suis maîtresse de mes volontés : j’ajouterai qu’il n’en est pas de même chez les fées que chez les dames envers les hommes, lesquelles n’ont pas coutume de faire de telles avances, et tiendroient à grand déshonneur d’en user ainsi. Pour nous, nous les faisons, et nous nous tenons qu’on doit nous en avoir obligation. »

Le prince Ahmed ne répondit rien à ce discours de la fée ; mais pénétré de reconnoissance, il crut ne pouvoir mieux la lui marquer qu’en s’approchant pour lui baiser le bas de sa robe. Elle ne lui en donna pas le temps ; elle lui présenta la main qu’il baisa ; et en retenant et en serrant la sienne :

« Prince Ahmed, dit-elle, ne me donnez-vous pas votre foi, comme je vous donne la mienne ? »

« Eh, madame, reprit le prince ravi de joie, que pourrois-je faire de mieux et qui me fît plus de plaisir ? Oui, ma sultane, ma reine, je vous la donne avec mon cœur, sans réserve. »

« Si cela est, repartit la fée, vous êtes mon époux, et je suis votre épouse. Les mariages ne se contractent pas parmi nous avec d’autres cérémonies : ils sont plus fermes et plus indissolubles que parmi les hommes, nonobstant les formalités qu’ils y apportent. Présentement, poursuivit-elle, pendant qu’on préparera le festin de nos noces pour ce soir, et comme apparemment vous n’avez rien pris d’aujourd’hui, on va vous apporter de quoi faire un léger repas, après quoi je vous ferai voir les appartemens de mon palais, et vous jugerez s’il n’est pas vrai, comme je vous l’ai dit, que ce salon en est la moindre pièce. »

Quelques-unes des femmes de la fée, qui étoient entrées dans ce salon avec elle, et qui comprirent quelle étoit son intention, sortirent, et peu de temps après apportèrent quelques mets et d’excellent vin.

Quand le prince Ahmed eut mangé et bu autant qu’il voulut, la fée Pari-Banou le mena d’appartement en appartement, où il vit le diamant, le rubis, l’émeraude et toutes sortes de pierreries fines, employés avec les perles, l’agate, le jaspe, le porphyre, et toutes sortes de marbres les plus précieux, sans parler des ameublemens qui étoient d’une richesse inestimable : le tout employé avec une profusion si étonnante, que bien loin d’avoir rien vu d’approchant, il avoua qu’il ne pouvoit rien y avoir de pareil au monde.

« Prince, lui dit la fée, si vous admirez si fort mon palais, qui, à la vérité, a de grandes beautés, que diriez-vous du palais des chefs de nos génies, qui sont tout autrement beaux, spacieux et magnifiques ? Je pourrois vous faire admirer aussi la beauté de mon jardin ; mais, ajouta-t-elle, ce sera pour une autre fois : la nuit approche, et il est temps de nous mettre à table. »

La salle où la fée fit entrer le prince Ahmed, et où la table étoit servie, étoit la dernière pièce du palais qui restoit à faire voir au prince ; elle n’étoit pas inférieure à aucune de toutes celles qu’il venoit de voir. En entrant, il admira l’illumination d’une infinité de bougies parfumées d’ambre, dont la multitude, loin de faire de la confusion, étoit dans une symétrie bien entendue, qui faisoit plaisir à voir. Il admira de même un grand buffet chargé de vaisselle d’or, que l’art rendoit plus précieuse que la matière ; plusieurs chœurs de femmes, toutes d’une beauté ravissante et richement habillées, qui commencèrent un concert de voix et de toutes sortes d’instrumens les plus harmonieux qu’il eût jamais entendus. Ils se mirent à table ; et comme Pari-Banou prit un grand soin de servir au Prince Ahmed des mets les plus délicats, qu’elle lui nommoit à mesure, en l’invitant à en goûter ; et comme le prince n’en avoit jamais entendu parler, et qu’il les trouvoit exquis, il en faisoit l’éloge, en s’écriant que la bonne chère qu’elle lui faisoit faire, surpassoit toutes celles que l’on faisoit parmi les hommes. Il se récria de même sur l’excellence du vin qui lui fut servi, dont ils ne commencèrent à boire, la fée et lui, qu’au dessert, qui n’étoit que de fruits, que de gâteaux et d’autres choses propres à le faire trouver meilleur.

Après le dessert enfin, la fée Pari-Banou et le prince Ahmed s’éloignèrent de la table, qui fut emportée sur-le-champ, et s’assirent sur le sofa à leur commodité, le dos appuyé de coussins d’étoffe de soie à grands fleurons de différentes couleurs : ouvrage à l’aiguille d’une grande délicatesse. Aussitôt un grand nombre de génies et de fées entrèrent dans la salle, et commencèrent un bal des plus surprenans, qu’ils continuèrent jusqu’à ce que la fée et le prince Ahmed se levèrent. Alors les génies et les fées, en continuant de danser, sortirent de la salle, et marchèrent devant les nouveaux mariés, jusqu’à la porte de la chambre où le lit nuptial étoit préparé. Quand ils y furent arrivés, ils se rangèrent en haie pour les laisser entrer ; après quoi ils se retirèrent, et les laissèrent dans la liberté de se coucher.

La fête des noces fut continuée le lendemain ; ou plutôt les jours qui en suivirent la célébration, furent une fête continuelle que la fée Pari-Banou, à qui la chose étoit aisée, sut diversifier par de nouveaux ragoûts et de nouveaux mets dans les festins, de nouveaux concerts, de nouvelles danses, de nouveaux spectacles et de nouveaux divertissemens, tous si extraordinaires, que le prince Ahmed n’eût pu se les imaginer en toute sa vie parmi les hommes, quand elle eût été de mille ans.

L’intention de la fée ne fut pas seulement de donner au prince des marques essentielles de la sincérité de son amour et de l’excès de sa passion ; elle voulut aussi lui faire connoître par-là que comme il n’avoit plus rien à prétendre à la cour du sultan son père, et qu’en aucun endroit du monde, sans parler de sa beauté, ni des charmes qui l’accompagnoient, il ne trouveroit rien de comparable au bonheur dont il jouissoit auprès d’elle, il devoit s’attacher à elle entièrement, et ne s’en séparer jamais. Elle réussit parfaitement dans ce qu’elle s’étoit proposé : l’amour du prince Ahmed ne diminua pas par la possession ; il augmenta au point qu’il n’étoit plus en son pouvoir de cesser de l’aimer, quand elle-même elle eût pu se résoudre à ne plus l’aimer.

Au bout de six mois, le prince Ahmed, qui avoit toujours aimé et honoré le sultan son père, conçut un grand désir d’apprendre de ses nouvelles ; et comme il ne pouvoit se satisfaire qu’en s’absentant pour en aller apprendre lui-même, il en parla à Pari-Banou dans un entretien, et il la pria de vouloir bien le lui permettre. Ce discours alarma la fée, et elle craignit que ce ne fût un prétexte pour l’abandonner ; elle lui dit :

« En quoi puis-je vous avoir donné du mécontentement, pour vous obliger à me demander cette permission ? Seroit-il possible que vous eussiez oublié que vous m’avez donné votre foi, et que vous ne m’aimassiez plus, moi qui vous aime si passionnément ? Vous devez en être bien persuadé par les marques que je ne cesse de vous en donner.»

« Ma reine, reprit le prince Ahmed, je suis très-convaincu de votre amour, et je m’en rendrois indigne si je ne vous en témoignois pas ma reconnoissance par un amour réciproque. Si vous êtes offensée de ma demande, je vous supplie de me le pardonner y il n’y a pas de réparation que je ne sois prêt à vous en faire. Je ne l’ai pas faite pour vous déplaire : je l’ai faite uniquement par un motif de respect envers le sultan mon père, que je souhaiterois de délivrer de l’affliction où je dois l’avoir plongé par une absence si longue : affliction d’autant plus grande, comme j’ai lieu de le présumer, qu’il ne me croit plus en vie. Mais puisque vous n’agréez pas que j’aille lui donner cette consolation, je veux ce que vous voulez, et il n’y a rien au monde que je ne sois prêt à faire pour vous complaire. »

Le prince Ahmed qui ne dissimuloit pas, et qui l’aimoit dans son cœur aussi parfaitement qu’il venoit de l’en assurer par ces paroles, cessa d’insister davantage sur la permission qu’il lui avoit demandée, et la fée lui témoigna combien elle étoit satisfaite de sa soumission. Comme néanmoins il ne pouvoit pas abandonner absolument le dessein qu’il avoit formé, il affecta de l’entretenir de temps en temps des belles qualités du sultan des Indes, et sur-tout des marques de tendresse dont il lui étoit obligé en son particulier, avec espérance qu’à la fin elle se laisseroit fléchir.

Comme le prince Ahmed l’avoit jugé, il étoit vrai que le sultan des Indes, au milieu des réjouissances à l’occasion des noces du prince Ali et de la princesse Nourounnihar, avoit été affligé sensiblement de l’éloignement des deux autres princes ses fils. Il ne fut pas long-temps à être informé du parti que le prince Houssain avoit pris d’abandonner le monde, et du lieu qu’il avoit choisi pour y faire sa retraite. Comme un bon père, qui fait consister une partie de son bonheur à voir ses enfans, particulièrement quand ils se rendent dignes de sa tendresse, il eût mieux aimé qu’il fût demeuré à la cour, attaché à sa personne. Comme néanmoins il ne pouvoit pas désapprouver qu’il eût fait le choix de l’état de perfection auquel il s’étoit engagé, il supporta son absence avec patience, il fit toutes les diligences possibles pour avoir des nouvelles du prince Ahmed ; il dépêcha des courriers dans toutes les provinces de ses états, avec ordre aux gouverneurs de l’arrêter, et de l’obliger de revenir à la cour ; mais les soins qu’ils se donna, n’eurent pas le succès qu’il avoit espéré ; et ses peines au lieu de diminuer, ne firent qu’augmenter. Souvent il s’en expliquoit avec son grand visir :

« Visir, disoit-il, tu sais qu’Ahmed est celui des princes mes fils que j’ai toujours aimé le plus tendrement, et tu n’ignores pas les voies que j’ai prises pour parvenir à le retrouver sans y réussir. La douleur que j’en sens, est si vive, que j’y succomberai à la fin, si tu n’as pas compassion de moi. Pour peu d’égards que tu aies pour ma conservation, je te conjure de m’aider de ton secours et de tes conseils. »

Le grand visir, non moins attaché à la personne du sultan, que zélé à se bien acquitter de l’administration des affaires de l’état, en songeant aux moyens de lui apporter du soulagement, se souvint d’une magicienne dont on disoit des merveilles : il lui proposa de la faire venir et de la consulter. Le sultan y consentit ; le grand visir, après l’avoir envoyé chercher, la lui amena lui-même.

Le sultan dit à la magicienne :

« L’affliction où je suis depuis les noces du prince Ali, mon fils, et de la princesse Nourounnihar, ma nièce, de l’absence du prince Ahmed, est si connue et si publique, que ta ne l’ignores pas, sans doute. Par ton art et par ton habileté, ne pourrois-tu pas me dire ce qu’il est devenu ? Est-il encore en vie ? Où est-il ? Que fait-il ? Dois-je espérer de le revoir ? »

La magicienne, pour satisfaire à ce que le sultan lui demandoit, répondit :

« Sire, quelque habileté que je puisse avoir dans ma profession, il ne m’est pas possible néanmoins de satisfaire sur-le-champ à la demande que votre Majesté me fait ; mais si elle veut bien me donner du temps jusqu’à demain, je lui en donnerai la réponse.

Le sultan, en lui accordant ce délai, la renvoya avec promesse de la bien récompenser si la réponse se trouvoit conforme à son souhait.

La magicienne revint le lendemain, et le grand visir la présenta au sultan pour la seconde fois. Elle dit au sultan :

« Sire, quelque diligence que j’aie apportée en me servant des règles de mon art, pour obéir à votre Majesté sur ce qu’elle désire de savoir, je n’ai pu trouver autre chose, sinon que le prince Ahmed n’est pas mort ; la chose est très-certaine, et elle peut s’en assurer. Quant au lieu où il peut être, c’est ce que je n’ai pu découvrir. »

Le sultan des Indes fut obligé de se contenter de cette réponse, qui le lassa à-peu-près dans la même inquiétude qu’auparavant sur le sort du prince son fils.

Pour revenir au prince Ahmed, il entretint la fée Pari-Banou si souvent du sultan son père, sans parler davantage du désir qu’il avoit de le voir, que cette affectation lui fit comprendre quel étoit son dessein. Ainsi, comme elle se fut aperçue de sa retenue et de la crainte qu’il avoit de lui déplaire, après le refus qu’elle lui avoit fait, elle inféra premièrement que l’amour qu’il avoit pour elle, dont il ne cessoit de lui donner des marques en toutes rencontres, étoit sincère ; ensuite, en jugeant par elle-même de l’injustice qu’il y auroit de faire violence à un fils sur sa tendresse pour un père, en voulant le forcer à renoncer au penchant naturel qui l’y portoit, elle résolut de lui accorder ce qu’elle voyoit bien qu’il desiroit toujours très-ardemment.

Elle lui dit un jour :

« Prince, la permission que vous m’aviez demandée d’aller voir le sultan votre père, m’avoit donné une juste crainte que ce ne fût un prétexte pour me donner une marque de votre inconstance, et pour m’abandonner : je n’ai pas eu d’autre motif que celui-là pour vous la refuser ; mais aujourd’hui, aussi pleinement convaincue par vos actions que par vos paroles, que je puis me reposer sur votre constance et sur la fermeté de votre amour, je change de sentiment, et je vous accorde cette permission, sous une condition néanmoins, qui est de me jurer auparavant que votre absence ne sera pas longue, et que vous reviendrez bientôt. Cette condition ne doit pas vous faire de peine comme si je l’exigeois de vous par défiance ; je ne le fais que parce que je sais qu’elle ne vous en fera pas, après la conviction où je suis, comme je viens de vous le témoigner, de la sincérité de votre amour. »

Le prince Ahmed voulut se jeter aux pieds de la fée, pour lui mieux marquer combien il étoit pénétré de reconnoissance ; mais elle l’en empêcha.

« Ma sultane, dit-il, je connois tout le prix de la grâce que vous me faites ; mais les paroles me manquent pour vous en remercier aussi dignement que je le souhaiterois. Suppléez à mon impuissance, je vous en conjure ; et quoi que vous puissiez vous en dire à vous-même, soyez persuadée que j’en pense encore davantage. Vous avez eu raison de croire que le serment que vous exigez de moi, ne me feroit pas de peine. Je vous le fais d’autant plus volontiers, qu’il n’est pas possible désormais que je vive sans vous. Je vais donc partir ; et la diligence que j’apporterai à revenir, vous fera connoître que je l’aurai fait, non pas par la crainte de me rendre parjure si j’y manquois, mais parce que j’aurai suivi mon inclination, qui est de vivre avec vous toute ma vie inséparablement ; et si je m’en éloigne quelquefois sous votre bon plaisir, j’éviterai le chagrin que me pourroit causer une trop longue absence. « 

Pari-Banou fut d’autant plus charmée de ces sentimens du prince Ahmed, qu’ils la délivrèrent des soupçons qu’elle avoit formés contre lui, par la crainte que son empressement à vouloir aller voir le sultan des Indes, ne fût un prétexte spécieux pour renoncer à la foi qu’il avoit promise.

« Prince, lui dit-elle, partez quand il vous plaira ; mais auparavant, ne trouvez pas mauvais que je vous donne quelques avis sur la manière dont il est bon que vous vous comportiez dans votre voyage. Premièrement, je ne crois pas qu’il soit à propos que vous parliez de notre mariage au sultan votre père, ni de ma qualité, non plus que du lieu où vous vous êtes établi, et où vous demeurez depuis que vous êtes éloigné de lui. Priez-le de se contenter d’apprendre que vous êtes heureux, que vous ne desirez rien davantage, et que le seul motif qui vous aura amené, est celui de faire cesser les inquiétudes où il pouvoit être au sujet de votre destinée. »

Pour l’accompagner enfin, elle lui donna vingt cavaliers bien, montés et bien équipés. Quand tout fut prêt, le prince Ahmed prit congé de la fée en l’embrassant et en renouvelant la promesse de revenir incessamment. On lui amena le cheval qu’elle lui avoit fait tenir prêt : outre qu’il étoit richement harnaché, il étoit aussi plus beau et de plus grand prix qu’aucun qu’il y eut dans les écuries du sultan des Indes. Il le monta de bonne grâce, au grand plaisir de la fée ; et après lui avoir donné le dernier adieu, il partit.

Comme le chemin qui conduisoit à la capitale des Indes n’étoit pas long, le prince Ahmed mit peu de temps à y arriver. Dès qu’il y entra, le peuple, joyeux de le revoir, le reçut avec acclamation ; et la plupart se détachèrent et l’accompagnèrent en foule jusqu’à l’appartement du sultan. Le sultan le reçut et l’embrassa avec une grande joie, en se plaignant néanmoins d’une manière qui partoit de sa tendresse paternelle, de l’affliction où une longue absence l’avoit jeté.

« Cette absence, ajouta-t-il, m’a été d’autant plus douloureuse, qu’après ce que le sort avoit décidé à votre désavantage en faveur du prince Ali, votre frère, j’avois lieu de craindre que vous ne vous fussiez porté à quelqu’action de désespoir. »

« Sire, reprit le prince Ahmed, je laisse à considérer à votre Majesté si après avoir perdu la princesse Nourounnihar, qui avoit été l’unique objet de mes souhaits, je pouvois me résoudre à être témoin du bonheur du prince Ali. Si j’eusse été capable d’une indignité de cette nature, qu’eût-on pensé de mon amour à la cour et à la ville, et qu’en eût pensé votre Majesté elle-même ? L’amour est une passion qu’on n’abandonne pas quand on le veut : elle domine, elle maîtrise, et ne donne pas le temps à un véritable amant de faire usage de sa raison. Votre Majesté sait qu’en tirant ma flèche, il m’arriva une chose si extraordinaire, que jamais elle n’est arrivée à personne : savoir, qu’il ne fut pas possible de trouver la flèche que j’avois tirée, quoique dans une plaine aussi unie et aussi dégagée que celle des exercices de chevaux ; ce qui fit que je perdis un bien dont la possession n’étoit pas moins due à mon amour, qu’elle l’étoit aux princes mes frères. Vaincu par le caprice du sort, je ne perdis pas le temps en des plaintes inutiles. Pour satisfaire mon esprit inquiet sur cette aventure que je ne comprenois pas, je m’éloignai de mes gens sans qu’ils s’en aperçussent, et je retournai seul sur le lieu pour chercher ma flèche. Je la cherchai en-deçà, au-delà, à droite, à gauche de l’endroit où je savois que celles du prince Houssain et du prince Ali avoient été ramassées, et où il me sembloit que la mienne devoit être tombée ; mais la peine que je pris fut inutile. Je ne me rebutai pas, je poursuivis ma recherche, en continuant de marcher en avant sur le terrain, à peu près en droite ligne où je m’imaginois qu’elle pouvoit être tombée. J’avois déjà fait plus d’une lieue, toujours en jetant les yeux de côté et d’autre, et même en me détournant de temps en temps pour aller reconnoître la moindre chose qui me donnoit l’idée d’une flèche, quand je fis réflexion qu’il n’étoit pas possible que la mienne fût venue si loin : je m’arrêtai, et je me demandai à moi-même si j’avois perdu l’esprit, et si j’étois dépourvu de bon sens au point de me flatter d’avoir la force de pousser une flèche à une si longue distance, qu’aucun de nos héros les plus anciens et les plus renommés par leur force, n’avoit jamais eue. Je fis ce raisonnement, et j’étois prêt à abandonner mon entreprise ; mais quand je voulus exécuter ma résolution, je me sentis entraîné comme malgré moi ; et après avoir marché quatre lieues, jusqu’où la plaine est terminée par des rochers, j’aperçus une flèche ; je courus, je la ramassai, et je reconnus que c’étoit celle que j’avois tirée, mais qui n’avoit pas été trouvée ni dans le lieu, ni dans le temps qu’il le falloit. Ainsi, bien loin de penser que votre Majesté m’eût fait une injustice en prononçant pour le prince Ali, j’interprétai ce qui m’étoit arrivé tout autrement, et je ne doutai pas qu’en cela il n’y eût un mystère à mon avantage, sur lequel je ne devois rien oublier pour en avoir l’éclaircissement ; et j’eus cet éclaircissement sans m’éloigner trop de l’endroit ; mais c’est un autre mystère sur lequel je supplie votre Majesté de ne pas trouver mauvais que je demeure dans le silence, et de se contenter d’apprendre par ma bouche, que je suis heureux et content de mon bonheur. Au milieu de ce bonheur, comme la seule chose qui le troubloit, et qui étoit capable de le troubler, étoit l’inquiétude où je ne doutois pas que votre Majesté ne fût au sujet de ce que je pouvois être devenu depuis que j’ai disparu, et que je me suis éloigné de la cour, j’ai cru qu’il étoit de mon devoir de venir vous en délivrer, et je n’ai pas voulu y manquer. Voilà le motif unique qui m’amène. La seule grâce que je demande à votre Majesté, c’est de me permettre de venir de temps en temps lui rendre mes respects, et apprendre des nouvelles de l’état de sa santé. »

« Mon fils, répondit le sultan des Indes, je ne puis vous refuser la permission que vous me demandez ; j’aurois beaucoup mieux aimé néanmoins que vous eussiez pu vous résoudre à demeurer auprès de moi. Apprenez-moi au moins où je pourrois avoir de vos nouvelles toutes les fois que vous pourriez manquer à venir m’en apprendre vous-même, ou que votre présence seroit nécessaire. »

« Sire, repartit le prince Ahmed, ce que votre Majesté me demande, fait partie du mystère dont je lui ai parlé ; je la supplie de vouloir bien que je garde aussi le silence sur ce point : je me rendrai si fréquemment à mon devoir, que je crains plutôt de me rendre importun, que de lui donner lieu de m’accuser de négligence, quand ma présence sera nécessaire. »

Le sultan des Indes ne pressa pas davantage le prince Ahmed sur cet article ; il lui dit :

« Mon fils, je ne veux pas pénétrer plus avant dans votre secret, je vous en laisse le maître entièrement, pour vous dire que vous ne pouviez me faire un plus grand plaisir que de venir me rendre, par votre présence, la joie dont je n’avois pas été susceptible depuis si long-temps, et que vous serez le bien venu toutes les fois que vous pourrez venir, sans préjudice de vos occupations ou de vos plaisirs. »

Le prince Ahmed ne demeura pas plus de trois jours à la cour du sultan son père, il en partit le quatrième de bon matin ; et la fée Pari-Banou le revit avec d’autant plus de joie, qu’elle ne s’attendoit pas qu’il dût revenir sitôt ; et sa diligence fit qu’elle se condamna elle-même, de l’avoir soupçonné capable de manquer à la fidélité qu’il lui devoit, et qu’il lui avoit promise si solennellement. Elle ne dissimula pas au prince ; elle lui avoua franchement sa foiblesse, et lui en demanda pardon. Alors l’union des deux amans fut si parfaite, que ce que l’un vouloit, l’autre le vouloit de même.

Un mois après le retour du prince Ahmed, comme la fée Pari-Banou eut remarqué que depuis ce temps-là, ce prince qui n’avoit pas manqué de lui faire le récit de son voyage et de lui parler de l’entretien qu’il avoit eu avec le sultan son père, dans lequel il lui avoit demandé la permission de venir le voir de temps en temps ; que ce prince, dis-je, ne lui avoit parlé du sultan non plus que s’il n’eût pas été au monde, au lieu qu’auparavant il lui en parloit si souvent, elle jugea qu’il s’en abstenoit par la considération qu’il avoit pour elle. De là elle prit occasion un jour de lui tenir ce discours :

« Prince, dites-moi, avez-vous mis le sultan votre père en oubli ? Ne vous souvenez-vous plus de la promesse que vous lui avez faite, d’aller le voir de temps en termps ? Pour moi, je n’ai pas oublié ce que vous m’en avez dit à votre retour, et je vous en fais souvenir, afin que vous n’attendiez pas plus long-temps à vous acquitter de votre promesse pour la première fois. »

« Madame, reprit le prince Ahmed, sur le même ton enjoué que la fée, comme je ne me sens pas coupable de l’oubli dont vous me parlez, j’aime mieux souffrir le reproche que vous me faites, sans l’avoir mérité, que de m’être exposé à un refus, en vous marquant à contre-temps de l’empressement pour obtenir une chose qui eût pu vous faire de la peine à me l’accorder. »

« Prince, lui dit la fée, je ne veux pas que vous ayez davantage de ces égards pour moi ; et afin que semblable chose n’arrive plus, puisqu’il y a un mois que vous n’avez vu le sultan des Indes votre père, il me semble que vous ne devez pas mettre entre les visites que vous aurez à lui rendre un plus long intervalle que d’un mois. Commencez donc dès demain, et continuez de même de mois en mois, sans qu’il soit besoin que vous m’en parliez, ou que vous attendiez que je vous en parle, j’y consens très-volontiers. »

Le prince Ahmed partit le lendemain avec la même suite, mais plus leste, et lui-même monté, équipé et habillé plus magnifiquement que la première fois ; et il fut reçu par le sultan avec la même joie et avec la même satisfaction. Il continua plusieurs mois à lui rendre visite, et toujours dans un équipage plus riche et plus éclatant.

À la fin, quelques visirs, favoris du sultan, qui jugèrent de la grandeur et de la puissance du prince Ahmed, par les échantillons qu’il en faisoit paroître, abusèrent de la liberté que le sultan leur donnoit de lui parler, pour lui faire naître de l’ombrage contre lui. Ils lui représentèrent qu’il étoit de la bonne prudence qu’il sût où le prince son fils faisoit sa retraite, d’où il prenoit de quoi faire une si grande dépense, lui à qui il n’avoit assigné ni apanage, ni revenu fixe, qui sembloit ne venir à la cour que pour le braver en affectant de faire voir qu’il n’avoit pas besoin de ses libéralités pour vivre en prince ; et qu’enfin il étoit à craindre qu’il ne fît soulever les peuples pour attenter à le détrôner.

Le sultan des Indes, qui étoit bien éloigné de penser que le prince Ahmed fût capable de former un dessein aussi criminel que celui que les favoris prétendoient lui faire accroire, leur dit :

« Vous vous moquez : mon fils m’aime, et je suis d’autant plus sûr de sa tendresse et de sa fidélité, et je ne me souviens pas de lui avoir donné le moindre sujet d’être mécontent de moi. »

Sur ces dernières paroles, un des favoris prit occasion de lui dire :

« Sire, quoique votre Majesté, au jugement général des plus sensés, n’ait pu prendre un meilleur parti, que celui qu’elle a pris pour mettre d’accord les trois princes au sujet du mariage de la princesse Nourounnihar, qui sait si le prince Ahmed s’est soumis à la décision du sort avec la même résignation que le prince Houssain ? Ne peut-il pas s’être imaginé qu’il la méritoit seul, et que votre Majesté, au lieu de la lui accorder préférablement à ses aînés, lui a fait une injustice en remettant la chose à ce qui en seroit décidé par le sort ?

» Votre Majesté peut dire, ajouta le malicieux favori, que le prince Ahmed ne donne aucune marque de mécontentement, que nos frayeurs sont vaines, que nous nous alarmons trop facilement, et que nous avons tort de lui suggérer des soupçons de cette nature contre un prince de son sang, qui peut-être n’ont pas de fondement ; mais, Sire, poursuivit le favori, peut-être aussi que ces soupçons sont bien fondés. Votre Majesté n’ignore pas que dans une affaire aussi délicate et aussi importante, il faut s’attacher au parti le plus sûr ; qu’elle considère que la dissimulation de la part du prince peut l’amuser et la tromper, et que le danger est d’autant plus à craindre, qu’il ne paroît pas que le prince Ahmed soit fort éloigné de sa capitale. En effet, si elle y a fait la même attention que nous, elle a pu observer que toutes les fois qu’il arrive, lui et ses gens sont frais, leurs habillemens et les housses des chevaux, avec leurs ornemens, ont le même éclat que s’ils ne faisoient que de sortir de la main de l’ouvrier. Leurs chevaux mêmes ne sont pas plus harassés que s’ils ne venoient que de la promenade. Ces marques du voisinage du prince Ahmed sont si évidentes, que nous croirions manquer à notre devoir, si nous ne lui en faisions notre humble remontrance, afin que pour sa propre conservation, et pour le bien de ses états, elle y ait tel égard qu’elle jugera à propos. »

Quand le favori eut achevé ce long discours, le sultan, en mettant fin à l’entretien, dit :

« Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que mon fils Ahmed soit aussi méchant que vous voulez me le persuader ; je ne laisse pas néanmoins de vous être obligé de vos conseils, et je ne doute pas que vous ne me les donniez avec bonne intention. »

Le sultan des Indes parla de la sorte à ses favoris, sans leur faire connoître que leurs discours eussent fait impression sur son esprit. Il ne laissa pas néanmoins d’en être alarmé, et il résolut de faire observer les démarches du prince Ahmed, sans en donner connoissance à son grand visir. Il fit venir la magicienne, qui fut introduite par une porte secrète du palais, et amenée jusque dans son cabinet. Il lui dit :

« Tu m’as dit la vérité, quand tu m’as assuré que mon fils Ahmed n’étoit pas mort, et je t’en ai obligation ; il faut que tu me fasses un autre plaisir. Depuis que je l’ai retrouvé, et qu’il vient à ma cour, de mois en mois, je n’ai pu obtenir de lui qu’il m’apprît en quel lieu il s’est établi ; et je n’ai pas voulu le gêner pour lui tirer son secret malgré lui ; mais je te crois assez habile pour faire en sorte que ma curiosité soit satisfaite, sans que ni lui, ni personne de ma cour en sache rien. Tu sais qu’il est ici ; et comme il a coutume de s’en retourner sans prendre congé de moi, non plus que d’aucun de ma cour, ne perds pas de temps, va dès aujourd’hui sur son chemin, et observe-le si bien, que tu saches où il se retire, et que tu m’en apportes la réponse. »

En sortant du palais du sultan, comme la magicienne avoit appris en quel endroit le prince Ahmed avoit trouvé sa flèche, dès l’heure même elle y alla, et elle se cacha près des rochers, de manière qu’elle ne pouvoit pas être aperçue.

Le lendemain, le prince Ahmed partit dès la pointe du jour, sans avoir pris congé ni du sultan, ni d’aucun courtisan, selon sa coutume. La magicienne le vit venir : elle le conduisit des yeux jusqu’à ce qu’elle le perdît de vue lui et sa suite.

Comme les rochers formoient une barrière insurmontable aux mortels, soit à pied, soit à cheval, tant ils ëtoient escarpés, la magicienne jugea, de deux choses l’une, ou que le prince se retiroit dans une caverne, ou dans quelque lieu souterrain où des génies et des fées faisoient leur demeure. Quand elle eut jugé que le prince et ses gens devoient avoir disparu et être rentrés dans la caverne ou dans le souterrain, elle sortit du lieu où elle s’étoit cachée, et alla droit à l’enfoncement où elle les avoit vus entrer ; elle y entra, et en avançant jusqu’où il se terminoit par plusieurs détours, elle regarda de tous les côtés, en allant et en revenant plusieurs fois sur ses pas. Mais nonobstant sa diligence, elle n’aperçut aucune ouverture de caverne, non plus que la porte de fer qui n’avoit pas échappé à la recherche du prince Ahmed ; c’est que cette porte étoit apparente pour les hommes seulement, et particulièrement pour certains hommes dont la présence pouvoit être agréable à la fée Pari-Banou, et nullement pour les femmes.

La magicienne qui vit que la peine qu’elle se donnoit étoit inutile, fut obligée de se contenter de la découverte qu’elle venoit de faire. Elle revint en rendre compte au sultan ; et en achevant de lui faire la récit de ses démarches, elle ajouta :

« Sire, comme votre Majesté peut le comprendre après ce que je viens d’avoir l’honneur de lui marquer, il ne me sera pas difficile de lui donner toute la satisfaction qu’elle peut désirer touchant la conduite du prince Ahmed. Je ne lui dirai pas dès-à-présent ce que j’en pense : j’aime mieux le lui faire connoître de manière qu’elle ne puisse pas en douter. Pour y parvenir, je ne lui demande que du temps et de la patience, avec la permission de me laisser faire, sans s’informer des moyens dont j’ai besoin de me servir. »

Le sultan prit en bonne part les mesures que la magicienne prenoit avec lui. Il lui dit :

« Tu es la maitresse, vas, et fais comme tu le jugeras à propos, j’attendrai avec patience l’effet de tes promesses. »

Et afin de l’encourager, il lui fit présent d’un diamant d’un très-grand prix, en lui disant que c’étoit en attendant qu’il la récompensât pleinement quand elle auroit achevé de lui rendre le service important dont il se reposoit sur son habileté.

Comme le prince Ahmed, depuis qu’il avoit obtenu de la fée Pari-Banou la permission d’aller faire sa cour au sultan des Indes, n’avoit pas manqué d’être régulier à s’en acquitter une fois le mois, la magicienne qui ne l’ignoroit pas, attendit que le mois qui couroit fût achevé. Un jour ou deux avant qu’il finît, elle ne manqua pas de se rendre au pied des rochers, à l’endroit où elle avoit perdu de vue le prince et ses gens, et elle attendit là dans l’intention d’exécuter le projet qu’elle avoit imaginé.

Dès le lendemain le prince Ahmed sortit à son ordinaire par la porte de fer, avec la même suite qui avoit coutume de l’accompagner, et il arriva près de la magicienne qu’il ne connoissoit pas pour ce qu’elle étoit. Comme il eut aperçu qu’elle étoit couchée, la tête appuyée sur le roc, et qu’elle se plaignoit comme une personne qui souffroit beaucoup, la compassion fit qu’il se détourna pour s’approcher d’elle, et qu’il lui demanda quel étoit son mal, et ce qu’il pouvoit faire pour la soulager ?

La magicienne artificieuse, sans lever la tête, en regardant le prince d’une manière à augmenter la compassion dont il étoit déjà touché, répondit par des paroles entrecoupées, et comme pouvant à peine respirer, qu’elle étoit partie de chez elle pour aller à la ville, et que dans le chemin elle avoit été attaquée d’une fièvre violente, que les forces à la fin lui avoient manqué, et qu’elle avoit été contrainte de s’arrêter, et de demeurer dans l’état où il la voyoit, dans un lieu éloigné de toute habitation, et par conséquent sans espérance d’être secourue.

« Bonne femme, reprit le prince Ahmed, vous n’êtes pas si éloignée du secours dont vous avez besoin que vous le croyez : je suis prêt à vous le faire éprouver, et à vous mettre fort près d’ici dans un lieu où on aura pour vous, non-seulement tout le soin possible, mais même où vous trouverez une prompte guérison. Pour cela, vous n’avez qu’à vous lever, et qu’à souffrir qu’un de mes gens vous prenne en croupe. »

À ces paroles du prince Ahmed, la magicienne qui ne feignoit d’être malade que pour apprendre où il demeuroit, ce qu’il faisoit, et quel étoit son sort, ne refusa pas le bienfait qu’il lui offrit de si bonne grâce ; et pour marquer qu’elle acceptoit l’offre, plutôt par son action que par des paroles, en feignant que la violence de sa maladie prétendue l’en empêchoit, elle fit des efforts pour se lever. En même temps deux cavaliers du prince mirent pied à terre, l’aidèrent à se lever sur ses pieds, et la mirent en croupe derrière un autre cavalier. Pendant qu’ils remontoient à cheval, le prince qui rebroussa chemin se mit à la tête de sa troupe, et arriva bientôt à la porte de fer, qui fut ouverte par un des cavaliers qui s’étoit avancé. Le prince entra ; et quand il fut arrivé dans la cour du palais de la fée, sans mettre pied à terre, il détacha un de ses cavaliers pour l’avertir qu’il vouloit lui parler.

La fée Pari-Banou fit d’autant plus de diligence, qu’elle ne comprenoit pas quel motif avoit pu obliger le prince Ahmed à revenir sitôt sur ses pas. Sans lui donner le temps de lui demander quel étoit ce motif :

« Ma princesse, lui dit le prince, en lui montrant la magicienne que deux de ses gens, après l’avoir mise à terre, soutenoient par-dessous les bras, je vous prie d’avoir pour cette bonne femme, la même compassion que moi. Je viens de la trouver dans l’état où vous la voyez, et je lui ai promis l’assistance dont elle a besoin. Je vous la recommande, persuadé que vous ne l’abandonnerez pas, autant par votre propre inclination, qu’en considération de ma prière. »

La fée Pari-Banou qui avoit eu les yeux attachés sur la prétendue malade, pendant que le prince Ahmed lui parloit, commanda à deux de ses femmes qui l’avoient suivie, de la prendre d’entre les mains des deux cavaliers, de la mener dans un appartement du palais, et de prendre pour elle le même soin qu’elles prendroient pour sa propre personne.

Pendant que les deux femmes exécutoient l’ordre qu’elles venoient de recevoir, Pari-Banou s’approcha du prince Ahmed ; et en baissant la voix :

« Prince, dit-elle, je loue votre compassion ; elle est digne de vous et de votre naissance, et je me fais un grand plaisir de correspondre à votre bonne intention ; mais vous me permettrez de vous dire que je crains fort que cette bonne intention ne soit mal récompensée. Il ne me paroît pas que cette femme soit aussi malade qu’elle le fait paroître ; et je suis fort trompée si elle n’est pas apostée exprès pour vous donner de grandes mortifications. Mais que cela ne vous afflige pas ; et quoi que l’on puisse machiner contre vous, persuadez-vous que je vous délivrerai de tous les piéges que l’on pourra vous tendre : allez, et poursuivez votre voyage. »

Ce discours de la fée n’alarma pas le prince Ahmed :

« Ma princesse, reprit-il, comme je ne me souviens pas d’avoir fait mal à personne, et que je n’ai pas dessein d’en faire, je ne crois pas aussi que personne ait la pensée de m’en causer. Quoi qu’il en puisse être, je ne cesserai de faire le bien toutes les fois que l’occasion s’en présentera. »

En achevant, il prit congé de la fée ; et en se séparant il reprit son chemin, qu’il avoit interrompu à l’occasion de la magicienne ; et en peu de temps il arriva avec sa suite à la cour du sultan, qui le reçut à peu près à son ordinaire, en se contraignant, autant qu’il lui étoit possible, pour ne rien faire paroître du trouble causé par les soupçons que les discours de ses favoris lui avoient fait naître.

Les deux femmes cependant, que la fée Pari-Banou avoit chargées de ses ordres, avoient mené la magicienne dans un très-bel appartement et meublé richement. D’abord elles la firent asseoir sur un sofa, où, pendant qu’elle étoit appuyée contre un coussin de brocard à fond d’or, elles préparèrent devant elle, sur le même sofa, un lit dont les matelas de satin étoient relevés d’une broderie en soie, les draps d’une toile des plus fines, et la couverture de drap d’or. Quand elles l’eurent aidée à se coucher ; car la magicienne continuoit de feindre que l’accès de fièvre dont elle étoit attaquée la tourmentoit de manière qu’elle ne pouvoit s’aider elle-même ; alors, dis-je, une des deux femmes sortit, et revint peu de temps après avec une porcelaine des plus fines à la main, pleine d’une liqueur. Elle la présenta à la magicienne, pendant que l’autre femme l’aidoit à se mettre sur son séant :

« Prenez cette liqueur, dit-elle, c’est de l’eau de la fontaine des lions, remède souverain pour quelque fièvre que ce soit. Vous en verrez l’effet en moins d’une heure de temps. »

La magicienne, pour mieux feindre, se fit prier long-temps, comme si elle eût eu une répugnance insurmontable à prendre cette potion. Elle prit enfin la porcelaine, et elle avala la liqueur en secouant la tête, comme si elle se fût fait une grande violence. Quand elle se fut recouchée, les deux femmes la couvrirent bien :

« Demeurez en repos, lui dit celle qui avoit apporté la potion, et même dormez si l’envie vous en prend. Nous allons vous laisser, et nous espérons de vous trouver parfaitement guérie quand nous reviendrons, environ dans une heure. »

La magicienne qui n’étoit pas venue pour faire la malade long-temps, mais uniquement pour épier où étoit la retraite du prince Ahmed, et ce qui pouvoit l’avoir obligé de renoncer à la cour du sultan son père, et qui en étoit déjà informée suffisamment, eût volontiers déclaré dès-lors que la potion avoit fait son effet : tant elle avoit d’envie de retourner et d’informer le sultan du bon succès de la commission dont il l’avoit chargée ! Mais comme on ne lui avoit pas dit que la potion fît effet sur-le-champ, il fallut malgré elle qu’elle attendît le retour des deux femmes.

Les deux femmes vinrent dans le temps qu’elles avoient dit, et elles trouvèrent la magicienne levée, habillée sur le sofa, qui se leva en les voyant entrer :

« Ô l’admirable potion, s’écria-t-elle, elle a fait son effet bien plutôt que vous ne me l’aviez dit, et je vous attendois avec impatience il y a déjà du temps, pour vous prier de me mener à votre charitable maîtresse, afin que je la remercie de sa bonté, dont je lui serai obligée éternellement, et que guérie comme par un miracle, je ne perde pas de temps pour continuer mon voyage ! »

Les deux femmes, fées comme leur maîtresse, après avoir marqué à la magicienne la part qu’elles prenoient à la joie qu’elle avoit de sa prompte guérison, marchèrent devant elle pour lui montrer le chemin, et la menèrent au travers de plusieurs appartemens, tous plus superbes que celui d’où elle sortoit, dans le salon le plus magnifique et le plus richement meublé de tout le palais.

Pari-Banou étoit dans ce salon assise sur un trône d’or massif, enrichi de diamans, de rubis et de perles d’une grosseur extraordinaire ; et à droite et à gauche accompagnée d’un grand nombre de fées, toutes d’une beauté charmante et habillées très-richement. À la vue de tant d’éclat et de majesté, la magicienne ne fut pas seulement éblouie, elle demeura même si fort interdite, qu’après s’être prosternée devant le trône, il ne lui fut pas possible d’ouvrir la bouche pour remercier la fée, comme elle se l’étoit proposé. Pari-Banou lui en épargna la peine :

« Bonne femme, dit-elle, je suis bien aise que l’occasion de vous obliger se soit présentée, et je vous vois, avec plaisir, en état de poursuivre votre chemin. Je ne vous retiens pas ; mais auparavant vous ne serez pas fâchée de voir mon palais. Allez avec mes femmes : elles vous accompagneront et vous le feront voir. »

La magicienne toujours interdite, se prosterna une seconde fois le front sur le tapis qui couvroit le bas du trône, en prenant congé, sans avoir la force ni la hardiesse de proférer une seule parole, et elle se laissa conduire par les deux fées qui l’accompagnoient. Elle vit avec étonnement, et avec des exclamations continuelles, les mêmes appartemens pièce à pièce, les mêmes richesses, la même magnificence que la fée Pari-Banou elle-même avoit fait observer au prince Ahmed la première fois qu’il s’étoit présenté devant elle, comme nous l’avons vu ; et ce qui lui donna le plus d’admiration, fut qu’après avoir vu tout le contenu du palais, les deux fées lui dirent que tout ce qu’elle venoit d’admirer n’étoit qu’un échantillon de la grandeur et de la puissance de leur maîtresse, et que dans l’étendue de ses états, elle avoit d’autres palais, dont elles ne pouvoient dire le nombre, tous d’une architecture et d’un modèle différent, non moins superbes et non moins magnifiques. En l’entretenant de plusieurs autres particularités, elles la conduisirent jusqu’à la porte de fer par où le prince Ahmed l’avoit amenée, l’ouvrirent, et lui dirent qu’elles lui souhaitoient un heureux voyage, après qu’elle eut pris congé d’elles, et qu’elle les eut remerciées de la peine qu’elles s’étoient donnée.

Après avoir avancé quelques pas, la magicienne se retourna pour observer la porte et pour la reconnoître ; mais elle la chercha en vain : elle étoit devenue invisible pour elle, de même que pour toute autre femme, comme nous l’avons remarqué. Ainsi, à la réserve de cette seule circonstance, elle se rendit auprès du sultan, assez contente d’elle-même, de s’être si bien acquittée, de la commission dont elle avoit été chargée. Quand elle fut arrivée à la capitale, elle alla, par des rues détournées, se faire introduire par la même porte secrète du palais. Le sultan, averti de son arrivée, la fit venir ; et comme il la vit paroître avec un visage sombre, il jugea, qu’elle n’avoit pas réussi, et il lui dit :

« À te voir, je juge que ton voyage a été inutile, et que tu ne m’apportes pas l’éclaircissement que j’attendois de ta diligence ? »

« Sire, reprit la magicienne, votre Majesté me permettra de lui représenter que ce n’est pas à me voir qu’elle doit juger si je me suis bien comportée dans l’exécution de l’ordre dont elle m’a honorée, mais sur le rapport sincère de ce que j’ai fait et de tout ce qui m’est arrivé, en n’oubliant rien pour me rendre digne de son approbation. Ce qu’elle peut remarquer de sombre dans mon visage, vient d’une autre cause que celle de n’avoir pas réussi, en quoi j’espère que votre Majesté trouvera, qu’elle a lieu d’être contente. Je ne lui dis pas quelle est cette cause : le récit que j’ai à lui faire, si elle a la patience de m’écouter, la lui fera connoître. »

Alors la magicienne raconta au sultan des Indes de quelle manière, eu feignant d’être malade, elle avoit fait en sorte que le prince Ahmed, touché de compassion, l’avoit fait mener dans un lieu souterrain, présenté et recommandé lui-même à une fée d’une beauté à laquelle il n’y en avoit pas de comparable dans l’univers, en la priant de vouloir bien contribuer de ses soins à lui rendre la santé. Elle lui marqua ensuite avec quelle complaisance la fée avoit aussitôt donné ordre à deux des fées qui l’accompagnoient de se charger d’elle, et de ne la pas abandonner qu’elle n’eût recouvré la santé ; ce qui lui avoit fait connoître qu’une si grande condescendance ne pouvoit venir que de la part d’une épouse pour un époux. La magicienne ne manqua pas de lui exagérer la surprise où elle avoit été à la vue de la façade du palais de la fée, à laquelle elle ne croyoit pas qu’il y eût rien d’égal au monde, pendant que les deux fées l’y menoient par-dessous les bras, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, comme une malade, telle qu’elle feignoit de l’être, qui n’eût pu se soutenir ni marcher sans leur secours. Elle lui fit le détail de leur empressement à la soulager quand elle fut dans l’appartement où elles l’avoient conduite, de la potion qu’on lui avoit fait prendre, de la prompte guérison qui s’étoit ensuivie, mais feinte de même que la maladie, quoiqu’elle ne doutât pas de la vertu de la potion ; de la majesté de la fée assise sur un trône tout brillant de pierreries, dont la valeur surpassoit toutes les richesses du royaume des Indes ; et enfin des autres richesses immenses et hors de toute supputation, tant en général qu’en particulier, qui étoient renfermées dans la vaste étendue du palais.

La magicienne acheva en cet endroit le récit du succès de sa commission ; et en continuant son discours :

« Sire, poursuivit-elle, que pense votre Majesté de ces richesses inouies de la fée ? Peut-être dira-t-elle qu’elle en est dans l’admiration, et qu’elle se réjouit de la haute fortune du prince Ahmed son fils, qui en jouit en commun avec la fée ? Pour moi, Sire, je supplie votre Majesté de me pardonner, si je prends la liberté de lui remontrer que j’en pense autrement, et même que j’en suis dans l’épouvante, quand je considère le malheur qui peut lui en arriver ; et c’est ce qui fait le sujet de l’inquiétude où je suis, que je n’ai pu si bien dissimuler qu’elle ne s’en soit aperçue. Je veux croire que le prince Ahmed par son bon naturel n’est pas capable de lui-même de rien entreprendre contre votre Majesté ; mais qui peut répondre que la fée par ses attraits, par ses caresses et par le pouvoir qu’elle a déjà acquis sur l’esprit de son époux, ne lui inspirera pas le pernicieux dessein de supplanter votre Majesté, et de s’emparer de la couronne du royaume des Indes ? C’est à votre Majesté à faire toute l’attention que mérite une affaire d’une aussi grande importance. »

Quelque persuadé que fût le sultan des Indes du bon naturel du prince Ahmed, il ne laissa pas d’être ému par le discours de la magicienne. Il lui dit, en la congédiant : « Je te remercie de la peine que tu t’es donnée, et de ton avis salutaire ; j’en connois toute l’importance, qui me paroît telle que je ne puis en délibérer sans prendre conseil. »

Quand on étoit venu annoncer au sultan l’arrivée de la magicienne, il s’entretenoit avec les mêmes favoris qui lui avoient déjà inspiré contre le prince Ahmed les soupçons que nous avons dit. Il se fit suivre par la magicienne, et il vint retrouver ses favoris. Il leur fit part de ce qu’il venoit d’apprendre ; et après qu’il leur eut communiqué aussi le sujet qu’il y avoit de craindre que la fée ne fît changer l’esprit du prince, il leur demanda de quels moyens ils croyoient qu’on pouvoit se servir pour prévenir un si grand mal ?

L’un des favoris, en prenant la parole pour tous, répondit :

« Pour prévenir ce mal, Sire, puisque votre Majesté connoît celui qui pourroit en devenir l’auteur, qu’il est au milieu de sa cour, et qu’il est en son pouvoir de le faire, elle ne devroit pas hésiter à le faire arrêter, et je ne dirai pas à lui faire ôter la vie, la chose feroit un trop grand éclat, mais au moins à le faire enfermer dans une prison étroite pour le reste de ses jours. » Les autres favoris applaudirent à ce sentiment tout d’une voix.

La magicienne qui trouva le conseil trop violent, demanda au sultan la permission de parler ; et quand il la lui eut accordée, elle dit :

« Sire, je suis persuadée que c’est le zèle pour les intérêts de votre Majesté qui fait que ses conseillers lui proposent de faire arrêter le prince Ahmed ; mais ils ne trouveront pas mauvais que je leur fasse considérer qu’en arrêtant ce prince, il faudroit donc en même temps faire arrêter ceux qui l’accompagnent ; mais ceux qui l’accompagnent sont des génies. Croient-ils qu’il soit aisé de les surprendre, de mettre la main sur eux, et de se saisir de leurs personnes ? Ne disparoîtroient-ils pas par la propriété qu’ils ont de se rendre invisibles ? Et dans le moment n’iroient-ils pas informer la fée de l’insulte qu’on auroit faite à son époux ; et la fée laisseroit-elle l’insulte sans vengeance ? Mais si par quelqu’autre moyen moins éclatant, le sultan peut se mettre à couvert des mauvais desseins que le prince Ahmed pourroit avoir, sans que la gloire de sa Majesté y fût intéressée, et que personne ne pût soupçonner qu’il y eût de la mauvaise intention de sa part, ne seroit-il pas plus à propos qu’elle le mît en pratique ? Si sa Majesté avoit quelque confiance en mon conseil, comme les génies et les fées peuvent des choses qui sont au-dessus de la portée des hommes, elle piqueroit le prince Ahmed d’honneur, en l’engageant à lui procurer certains avantages, par l’entremise de la fée, sous prétexte d’en tirer une grande utilité, dont il lui auroit obligation. Par exemple, toutes les fois que votre Majesté veut se mettre en campagne, elle est obligée de faire une dépense prodigieuse, non-seulement en pavillons et en tentes pour elle et pour son armée, mais même en chameaux, en mulets et autres bêtes de charge, seulement pour voiturer tout cet attirail ; ne pourroit-elle pas l’engager, par le grand crédit qu’il doit avoir auprès de la fée, à lui procurer un pavillon qui puisse tenir dans la main, sous lequel cependant toute votre armée puisse demeurer à couvert ? Je n’en dis pas davantage à votre Majesté. Si le prince apporte le pavillon, il y a tant d’autres demandes de cette nature qu’elle pourra lui faire, qu’à la fin il faudra qu’il succombe dans les difficultés, ou dans l’impossibilité de l’exécution, quelque fertile en moyens et en inventions que puisse être la fée qui vous l’a enlevé par ses enchantemens. De la sorte, la honte fera qu’il n’osera plus paroître, et qu’il sera contraint de passer ses jours avec la fée, exclus du commerce de ce monde, d’où il arrivera que votre Majesté n’aura plus rien à craindre de ses entreprises, et qu’on ne pourra pas lui reprocher une action aussi odieuse, que celle de l’effusion du sang d’un fils, ou de le confiner dans une prison perpétuelle. »

Quand la magicienne eut achevé de parler, le sultan demanda à ses favoris s’ils avoient quelque chose de meilleur à lui proposer ; et comme il vit qu’ils gardoient le silence, il se détermina à suivre le conseil de la magicienne, comme celui qui lui paroissoit le plus raisonnable, et qui d’ailleurs étoit conforme à la douceur qu’il avoit toujours suivie dans sa manière de gouverner.

Le lendemain, comme le prince Ahmed se fut présenté devant le sultan son père, qui s’entretenoit avec ses favoris, et qu’il eut pris place près de sa personne, sa présence n’empêcha pas que la conversation sur plusieurs choses indifférentes ne continuât encore quelque temps. Ensuite le sultan prit la parole ; et en l’adressant au prince Ahmed :

« Mon fils, dit-il, quand vous vîntes me tirer de la profonde tristesse où la longueur de votre absence m’avoit plongé, vous me fîtes un mystère du lieu que vous aviez choisi pour votre retraite ; et satisfait de vous revoir et d’apprendre que vous étiez content de votre sort, je ne voulus pas pénétrer dans votre secret, dès que j’eus compris que vous ne le souhaitiez pas. Je ne sais quelle raison vous pouvez avoir eue pour en user de la sorte avec un père, qui dès-lors, comme je le fais aujourd’hui, vous eût témoigné la part qu’il prenoit à votre bonheur. Je sais quel est ce bonheur, je m’en réjouis avec vous, et j’approuve le parti que vous avez pris d’épouser une fée si digne d’être aimée, si riche et si puissante, comme je l’ai appris de bonne part. Si puissant que je sois, il ne m’eût pas été possible de vous procurer un mariage semblable. Dans le haut rang où vous vous êtes élevé, lequel pourroit être envié par tout autre que par un père comme moi, je vous demande non-seulement que vous continuiez de vivre avec moi en bonne intelligence, comme vous avez toujours fait jusqu’à présent, mais même d’employer tout le crédit que vous pouvez avoir auprès de votre fée pour m’obtenir son assistance dans les besoins que je pourrois avoir, et dès aujourd’hui vous voudrez bien que je mette ce crédit à l’épreuve. Vous n’ignorez pas à quelle dépense excessive, sans parler de l’embarras, mes généraux, mes officiers subalternes, et moi-même, nous sommes obligés toutes les fois que j’ai à me mettre en campagne en temps de guerre, pour nous pourvoir de pavillons et de tentes, de chameaux et d’autres bêtes de charge pour les transporter. Si vous faites bien attention au plaisir que vous me ferez, je suis persuadé que vous n’aurez pas de peine à faire en sorte que votre fée vous accorde un pavillon qui tienne dans la main, et sous lequel toute mon armée puisse être à couvert, sur-tout quand vous lui aurez fait connoître qu’il sera destiné pour moi. La difficulté de la chose ne vous attirera pas un refus : tout le monde sait le pouvoir qu’ont les fées d’en faire de plus extraordinaires. »

Le prince Ahmed ne s’étoit pas attendu que le sultan son père dût exiger de lui une chose pareille, qui lui parut d’abord très-difficile, pour ne pas dire impossible. En effet, quoiqu’il n’ignorât pas absolument combien le pouvoir des génies et des fées étoit grand, il douta néanmoins qu’il s’étendît à pouvoir lui fournir un pavillon tel qu’il le demandoit. D’ailleurs, jusqu’alors il n’avoit rien demandé d’approchant à Pari-Banou : il se contentoit des marques continuelles qu’elle lui donnoit de sa passion, et il n’oublioit rien de tout ce qui pouvoit lui persuader qu’il y répondoit de tout son cœur, sans autre intérêt que celui de se conserver dans ses bonnes grâces. Ainsi il fut dans un grand embarras sur la réponse qu’il avoit à faire.

« Sire, reprit-il, si j’ai fait un mystère à votre Majesté de ce qui m’étoit arrivé, et du parti que j’avois pris après avoir trouvé ma flèche, c’est qu’il ne me parut pas qu’il lui importât d’en être informée. J’ignore par quel endroit ce mystère lui a été révélé. Je ne puis néanmoins lui cacher que le rapport qu’on lui a fait est véritable. Je suis époux de la fée dont on lui a parlé ; je l’aime, et je suis persuadé qu’elle m’aime de même ; mais pour ce qui est du crédit que j’ai auprès d’elle, comme votre Majesté le croit, je ne puis en rien dire. C’est que non-seulement je ne l’ai pas mis à l’épreuve, je n’en ai pas même eu la pensée, et j’eusse fort souhaité que votre Majesté eut voulu me dispenser de l’entreprendre, et me laisser jouir du bonheur d’aimer et d’être aimé, avec le désintéressement pour toute autre chose que je m’étois proposé. Mais ce qu’un père demande, est un commandement pour un fils, qui, comme moi, se fait un devoir de lui obéir en toute chose. Quoique malgré moi, et avec une répugnance que je ne puis exprimer, je ne laisserai pas de faire à mon épouse la demande que votre Majesté souhaite que je lui fasse ; mais je ne lui promets pas de l’obtenir ; et si je cesse d’avoir l’honneur de venir lui rendre mes respects, ce sera une marque que je ne l’aurai pas obtenue ; et par avance, je lui demande la grâce de me le pardonner, et de considérer qu’elle-même m’aura réduit à cette extrémité. »

Le sultan des Indes repartit au prince Ahmed :

« Mon fils, je serois bien fâché que ce que je vous demande pût vous donner lieu de me causer le déplaisir de ne vous plus voir ; je vois bien que vous ne connoissez pas le pouvoir d’un mari sur une femme. La vôtre feroit voir qu’elle ne vous aimeroit que très-foiblement, si avec le pouvoir qu’elle a comme fée, elle vous refusoit une chose d’aussi peu de conséquence que ce que je vous prie de lui demander pour l’amour de moi. Abandonnez votre timidité : elle ne vient que de ce que vous croyez n’être pas aimé autant que vous aimez. Allez, demandez seulement, vous verrez que la fée vous aime au-delà de ce que vous croyez, et souvenez-vous que faute de ne pas demander, on se prive de grands avantages. Pensez que de même que vous ne lui refuseriez pas ce qu’elle vous demanderoit, parce que vous l’aimez, elle ne vous refusera pas aussi ce que vous lui demanderez, parce qu’elle vous aime. »

Le sultan des Indes ne persuada pas le prince Ahmed par son discours : le prince Ahmed eût mieux aimé qu’il lui eût demandé toute autre chose, que de l’exposer à déplaire à sa chère Pari-Banou ; et dans le chagrin qu’il conçut, il partit de la cour deux jours plutôt qu’il n’avoit coutume. Dès qu’il fut arrivé, la fée, qui jusqu’alors l’avoit toujours vu se présenter devant elle avec un visage ouvert, lui demanda la cause du changement qu’elle y remarquoit. Comme elle vit qu’au lieu de répondre, il lui demandoit des nouvelles de sa santé, d’un air qui faisoit connoître qu’il évitoit de la satisfaire :

« Je répondrai, dit-elle, à votre demande quand vous aurez répondu à la mienne. Le prince s’en défendit long-temps, en lui protestant que ce n’étoit rien ; mais plus il se défendoit, plus elle le pressoit. Je ne puis, dit-elle, vous voir dans l’état où vous êtes, que vous ne m’ayez déclaré ce qui vous fait de la peine, afin que j’en dissipe la cause, quelle qu’elle puisse être : il faudroit qu’elle fût bien extraordinaire si elle étoit hors de mon pouvoir, à moins que ce ne fût la mort du sultan votre père ; en ce cas-là, outre que je tâcherois d’y contribuer de mon côté, le temps vous en apporteroit la consolation. »

Le prince Ahmed ne put résister plus long-temps aux vives instances de la fée ; il lui dit :

« Madame, Dieu prolonge la vie du sultan mon père, et le bénisse jusqu’à la fin de ses jours ! Je l’ai laissé plein de vie et en parfaite santé. Ainsi ce n’est pas là ce qui cause le chagrin dont vous vous êtes aperçue. C’est le sultan lui-même qui en est la cause, et j’en suis d’autant plus affligé, qu’il me met dans la nécessite fâcheuse de vous être importun. Premièrement, madame, vous savez le soin que j’ai pris, avec votre approbation, de lui cacher le bonheur que j’ai eu de vous voir, de vous aimer, de mériter vos bonnes grâces et votre amour, et de recevoir votre foi en vous donnant la mienne ; je ne sais néanmoins par quel endroit il en a été informé. »

La fée Pari-Banou interrompit le prince Ahmed en cet endroit.

« Et moi, reprit-elle, je le sais : souvenez-vous de ce que je vous ai prédit de la femme qui vous a fait accroire qu’elle étoit malade, et dont vous avez eu compassion ; c’est elle-même qui a rapporté au sultan votre père ce que vous lui aviez caché. Je vous avois dit qu’elle étoit aussi peu malade que vous et que moi : elle en a fait voir la vérité. En effet, après que les deux femmes auxquelles je Pavois recommandée, lui eurent fait prendre d’une eau souveraine pour toutes sortes de fièvres, dont cependant elle n’avoit pas besoin, elle feignit que cette eau l’avoit guérie, et se fit amener pour prendre congé de moi, afin d’aller incessamment rendre compte du succès de son entreprise. Elle étoit même si pressée, qu’elle seroit partie sans voir mon palais, si en commandant à mes deux femmes de la conduire, je ne lui eusse fait comprendre qu’il valoit la peine d’être vu. Mais poursuivez ; et voyons en quoi le sultan votre père vous a mis dans la nécessité de m’être importun : chose néanmoins qui n’arrivera pas, je vous prie d’en être persuadé. »

« Madame, poursuivit le prince Ahmed, vous avez pu remarquer que jusqu’à présent, satisfait d’être aimé de vous, je ne vous ai demandé aucune autre faveur. Après la possession d’une épouse si aimable, que pourrois-je désirer davantage ? Je n’ignore pas néanmoins quel est votre pouvoir ; mais je m’étois fait un devoir de bien me garder de le mettre à l’épreuve. Considérez donc, je vous en conjure, que ce n’est pas moi, mais le sultan mon père qui vous fait la demande indiscrète, autant qu’il me le paroît, d’un pavillon qui le mette à couvert des injures du temps quand il est en campagne, lui, toute sa cour et toute son armée, et qui tienne dans la main. Encore une fois, ce n’est pas moi, c’est le sultan mon père qui vous demande cette grâce. »

« Prince, reprit la fée en souriant, je suis fâchée que si peu de chose vous ait causé l’embarras et le tourment d’esprit que vous me faites paroître. Je vois bien que deux choses y ont contribué : l’une est la loi que vous vous êtes imposée, de vous contenter de m’aimer et d’être aimé de moi, et de vous abstenir de la liberté de me faire la moindre demande qui mît mon pouvoir à l’épreuve ; l’autre, que je ne doute pas, quoi que vous en puissiez dire, que vous vous êtes imaginé que la demande que le sultan votre père a exigé que vous me fissiez, étoit au-delà de ce pouvoir. Quant à la première, je vous en loue, et je vous en aimerois davantage s’il étoit possible. Quant à la seconde, je n’aurai pas de peine à vous faire connoître que ce que le sultan me demande est une bagatelle, et dans l’occasion, que je puis toute autre chose plus difficile. Mettez-vous donc l’esprit en repos, et soyez persuadé que bien loin de m’importuner, je me ferai toujours un très-grand plaisir de vous accorder tout ce que vous pourrez souhaiter que je fasse pour l’amour de vous. »

En achevant, la fée commanda qu’on lui fit venir sa trésorière. La trésorière vint.

« Nourgihan, lui dit la fée (c’étoit le nom de la trésorière), apporte-moi le pavillon le plus grand qui soit dans mon trésor. »

Nourgihan revint peu de momens après, et elle apporta un pavillon, lequel tenoit non-seulement dans la main, mais même que la main pouvoit cacher en la fermant, et elle le présenta à la fée sa maîtresse qui le prit et le mit entre les mains du prince Ahmed, afin qu’il le considérât.

Quand le prince Ahmed vit ce que la fée Pari-Banou appeloit un pavillon, le pavillon le plus grand, disoit-elle, qu’il y eût dans son trésor, il crut qu’elle vouloit se moquer de lui, et les marques de sa surprise parurent sur son visage et dans sa contenance. Pari-Banou qui s’en aperçut, fit un grand éclat de rire.

« Quoi, prince, s’écria-t-elle, vous croyez donc que je veux me moquer de vous ? Vous verrez tout-à-l’heure que je ne suis pas une moqueuse. Nourgihan, dit-elle à sa trésorière, en reprenant le pavillon des mains du prince Ahmed, et en le lui remettant, va, dresse-le, que le prince juge si le sultan son père le trouvera moins grand que celui qu’il lui a demandé. »

La trésorière sortit du palais, et s’en éloigna assez pour faire en sorte que quand elle l’auroit dressé, l’extrémité vînt d’un côté jusqu’au palais. Quand elle eut fait, le prince Ahmed le trouva, non pas plus petit, mais si grand, que deux armées aussi nombreuses que celle du sultan des Indes, eussent pu y être à couvert.

« Alors, ma princesse, dit-il à Pari-Banou, je vous demande mille pardons de mon incrédulité : après ce que je vois, je ne crois pas qu’il y ait rien de tout ce que vous voudrez entreprendre, dont vous ne puissiez venir à bout. »

« Vous voyez, lui dit la fée, que le pavillon est plus grand qu’il n’est besoin ; mais vous remarquerez une chose, qu’il a cette propriété, qu’il s’agrandit ou se rapetisse à proportion de ce qui doit y être à couvert, sans qu’il soit besoin qu’on y mette la main. »

La trésorière mit bas le pavillon, le réduisit dans son premier état, l’apporta, et le mit entre les mains du prince. Le prince Ahmed le prit ; et le lendemain, sans différer plus long-temps, il monta à cheval, et accompagné de sa suite ordinaire, il alla le présenter au sultan son père.

Le sultan qui s’étoit persuadé qu’un pavillon tel qu’il l’avoit demandé, étoit hors de toute possibilité, fut dans une grande surprise de la diligence du prince son fils. Il reçut le pavillon ; et après en avoir admiré la petitesse, il fut dans un étonnement dont il eut de la peine à revenir, quand il l’eut fait dresser dans la grande plaine que nous avons dite, et qu’il eut connu que deux autres armées aussi grandes que la sienne pouvoient y être à couvert fort au large. Comme il eût pu regarder cette circonstance comme une superfluité, qui pouvoit même être incommode dans l’usage, le prince Ahmed n’oublia pas de l’avertir que cette grandeur se trouveroit toujours proportionnée à celle de son armée.

En apparence, le sultan des Indes témoigna au prince l’obligation qu’il lui avoit d’un présent si magnifique, en le priant d’en bien remercier la fée Pari-Banou de sa part ; et pour lui marquer davantage l’état qu’il en faisoit, il commanda qu’on le gardât soigneusement dans son trésor. Mais en lui-même il en conçut une jalousie plus outrée que celle que ses flatteurs et la magicienne lui avoient inspirée, en considérant qu’à la faveur de la fée, le prince son fils pouvoit exécuter des choses qui étoient infiniment au-dessus de sa propre puissance, nonobstant sa grandeur et ses richesses. Ainsi, plus animé qu’auparavant à ne rien oublier pour faire en sorte qu’il périt, il consulta la magicienne ; et la magicienne lui conseilla d’engager le prince à lui apporter de l’eau de la fontaine des Lions.

Sur le soir, comme le sultan tenoit l’assemblée ordinaire de ses courtisans, et que le prince Ahmed s’y trouvoit, il lui adressa la parole en ces termes :

« Mon fils, dit-il, je vous ai déjà témoigné combien je me sens obligé, par le présent du pavillon que vous m’avez procuré, que je regarde comme la pièce la plus précieuse de mon trésor ; il faut que pour l’amour de moi vous fassiez une autre chose qui ne me sera pas moins agréable. J’apprends que la fée votre épouse se sert d’une certaine eau de la fontaine des Lions, qui guérit toutes sortes de fièvres les plus dangereuses ; comme je suis parfaitement persuadé que ma santé vous est très-chère, je ne doute pas aussi que vous ne veuillez bien lui en demander un vase et me l’apporter, comme un remède souverain dont je puis avoir besoin à chaque moment. Rendez-moi donc cet autre service important, et mettez par-là le comble aux tendresses d’un bon fils envers un bon père. »

Le prince Ahmed qui avoit cru que le sultan son père se contenteroit d’avoir à sa disposition un pavillon aussi singulier et aussi utile que celui qu’il venoit de lui apporter, et qu’il ne lui imposeroit pas une nouvelle charge, capable de le mettre mal avec la fée Pari-Banou, demeura comme interdit à cette autre demande qu’il venoit de lui faire, nonobstant l’assurance qu’elle lui avoit donnée de lui accorder tout ce qui dépendroit de son pouvoir. Après un silence de quelques momens :

« Sire, dit-il, je supplie votre Majesté de tenir pour certain qu’il n’y a rien que je ne sois prêt à faire ou à entreprendre pour contribuer à procurer tout ce qui sera capable de prolonger ses jours ; mais je souhaiterois que ce fût sans l’intervention de mon épouse : c’est pour cela que je n’ose promettre à votre Majesté d’apporter de cette eau. Tout ce que je puis faire, c’est de l’assurer que j’en ferai la demande, mais en me faisant la même violence que je me suis faîte au sujet du pavillon. »

Le lendemain, le prince Ahmed de retour auprès de la fée Pari-Banou, lui fit le récit sincère et fidèle de ce qu’il avoit fait et de ce qui s’étoit passé à la cour du sultan son père à la présentation du pavillon, qu’il avoit reçu avec un grand sentiment de reconnoissance pour elle, et il ne manqua pas de lui exprimer la nouvelle demande qu’il étoit chargé de lui faire de sa part ; et en achevant, il ajouta :

« Ma princesse, je ne vous expose ceci que comme un simple récit de ce qui s’est passé entre le sultan mon père et moi. Quant au reste, vous êtes la maîtresse de satisfaire à ce qu’il souhaite, ou de le rejeter, sans que j’y prenne aucun intérêt : je ne veux que ce que vous voudrez. »

« Non, non, reprit la fée Pari-Banou, je suis bien aise que le sultan des Indes sache que vous ne m’êtes pas indifférent. Je veux le contenter ; et quelques conseils que la magicienne puisse lui donner (car je vois bien que c’est elle qu’il écoute), qu’il ne nous trouve pas en défaut ni vous ni moi. Il y a de la méchanceté dans ce qu’il demande ; et vous allez le comprendre dans le récit que vous allez entendre. La fontaine des Lions est au milieu de la cour d’un grand château, dont l’entrée est gardée par quatre lions des plus puissans, dont deux dorment alternativement pendant que les deux autres veillent ; mais que cela ne vous épouvante pas, je vous donnerai le moyen de passer au milieu d’eux sans aucun danger. »

La fée Pari-Banou s’occupoit alors à coudre ; et comme elle avoit près d’elle plusieurs pelotons de fil, elle en prit un, et en le présentant au prince Ahmed :

« Premièrement, dit-elle, prenez ce peloton ; je vous dirai bientôt l’usage que vous en ferez. En second lieu, faites-vous préparer deux chevaux, un que vous monterez, et l’autre que vous menerez en main, chargé d’un mouton coupé en quatre quartiers, qu’il faut faire tuer dès aujourd’hui. En troisième lieu, vous vous munirez d’un vase que je vous ferai donner pour puiser l’eau d’ici à demain. De bon matin, montez à cheval, avec l’autre cheval en main ; et quand vous serez sorti par la porte de fer, vous jetterez devant vous le peloton de fil : le peloton roulera, et lie cessera de rouler jusqu’à la porte du château. Suivez-le jusque là ; et quand il sera arrêté, comme la porte sera ouverte, vous verrez les quatre lions : les deux qui veilleront éveilleront les deux autres par leur rugissement. Ne vous effrayez pas ; mais jetez-leur à chacun un quartier de mouton, sans mettre pied à terre. Cela fait, sans perdre de temps, piquez votre cheval ; et d’une course légère, rendez-vous promptement à la fontaine, emplissez votre vase, sans mettre encore pied à terre, et revenez avec la même légèreté : les lions encore occupés à manger, vous laisseront la sortie libre. »

Le prince Ahmed partit le lendemain à l’heure que la fée Pari-Banou lui avoit marquée, et il exécuta de point en point ce qu’elle lui avoit prescrit. Il arriva à la porte du château, il distribua les quartiers de mouton aux quatre lions ; et après avoir passé au milieu d’eux avec intrépidité, il pénétra jusqu’à la fontaine ; il puisa de l’eau. Le vase plein, il revint, et sortit du château sain et sauf comme il y étoit entré. Quand il fut un peu éloigné, en se retournant il aperçut deux des lions qui accouroient en venant à lui ; sans s’effrayer il tira le sabre, il se mit en défense. Mais comme il eut vu, chemin faisant, que l’un s’étoit détourné à quelque distance, en marquant de la tête et de la queue qu’il ne venoit pas pour lui faire mal, mais pour marcher devant lui ; et que l’autre restoit derrière pour le suivre, il rengaîna son sabre, et de la sorte, il poursuivit son chemin jusqu’à la capitale des Indes, où il entra accompagné des deux lions, qui ne le quittèrent qu’à la porte du palais du sultan. Ils l’y laissèrent entrer ; après quoi ils reprirent le même chemin par où ils étoient venus, non sans une grande frayeur de la part du menu peuple et de ceux qui les virent, lesquels se cachoient ou fuyoient, les uns les autres ceux-ci d’un côté, ceux-là d’un autre, pour éviter leur rencontre, quoiqu’ils marchassent d’un pas égal, sans donner aucune marque de férocité.

Plusieurs officiers qui se présentèrent pour aider le prince Ahmed à descendre de cheval, l’accompagnèrent jusqu’à l’appartement du sultan, où il s’entretenoit avec ses favoris. Là il s’approcha du trône, posa le vase aux pieds du sultan, et baisa le riche tapis qui couvroit le marche-pied ; et en se relevant :

« Sire, lui dit-il, voilà l’eau salutaire que votre Majesté a souhaité de mettre au rang des choses précieuses et curieuses qui enrichissent et ornent son trésor. Je lui souhaite une santé toujours si parfaite, que jamais elle n’ait besoin d’en faire usage. »

Quand le prince eut achevé son compliment, le sultan, lui fit prendre place à sa droite ; et alors :

« Mon fils, dit-il, je vous ai une obligation de votre présent aussi grande que le péril auquel vous vous êtes exposé pour l’amour de moi. (Il en avoit été informé par la magicienne, qui avoit connoissance de la fontaine des Lions, et du danger auquel on s’exposoit pour en aller puiser de l’eau.) Faites-moi le plaisir, continua-t-il, de m’apprendre par quelle adresse, ou plutôt par quelle force incroyable vous vous en êtes garanti ? »

« Sire, reprit le prince Ahmed, je ne prends aucune part au compliment de votre Majesté, il est dû tout entier à la fée mon épouse, et je ne m’en attribue d’autre gloire que celle d’avoir suivi ses bons conseils. »

Alors il lui fit connoître quels avoient été ces bons conseils, par le récit du voyage qu’il avoit fait, et de quelle manière il s’y étoit comporté. Quand il eut achevé, le sultan, après l’avoir écouté avec de grandes démonstrations de joie, mais en secret avec la même jalousie qui augmenta au lieu de diminuer, se leva et se retira seul dans l’intérieur de son palais, où la magicienne, qu’il envoya chercher d’abord, lui fut amenée.

La magicienne à son arrivée, épargna au sultan la peine de lui parler de celle du prince Ahmed, et du succès de son voyage ; elle en avoit été informée d’abord par le bruit qui s’en étoit répandu, et elle avoit déjà préparé un moyen immanquable, à ce qu’elle prétendoit. Elle communiqua ce moyen au sultan, et le lendemain dans l’assemblée de ses courtisans, le sultan le déclara au prince Ahmed, en ces termes :

« Mon fils, dit-il, je n’ai plus qu’une prière à vous faire, après laquelle je n’ai plus rien à exiger de votre obéissance, ni à demander à la fée votre épouse : c’est de m’amener un homme qui n’ait pas, de hauteur, plus d’un pied et demi, avec la barbe longue de trente pieds, qui porte sur l’épaule une barre de fer du poids de cinq cents livres, dont il se serve comme d’un bâton à deux bouts, et qui sache parler. »

Le prince Ahmed qui ne croyoit pas qu’il y eût au monde un homme fait comme le sultan son père le demandoit, voulut s’excuser ; mais le sultan persista dans sa demande, en lui répétant que la fée pouvoit des choses encore plus incroyables.

Le jour suivant, comme le prince fut revenu au royaume souterrain de Pari-Banou, à laquelle il fit part de la nouvelle demande du sultan son père, qu’il regardoit, disoit-il, comme une chose qu’il croyoit encore moins possible qu’il n’avoit cru d’abord les deux premières.

« Pour moi, ajouta-t-il, je ne puis imaginer que dans tout l’univers il y ait, ou qu’il puisse y avoir de cette sorte d’hommes. Il veut, sans doute, éprouver si j’aurai la simplicité de me donner du mouvement pour lui en trouver ; ou, s’il y en a, il faut que son dessein soit de me perdre. En effet, comment peut-il prétendre que je me saisisse d’un homme si petit, qui soit armé de la manière qu’il l’entend ? De quelles armes pourrois-je me servir pour le réduire à se soumettre à mes volontés ? S’il y en a, j’attends que vous me suggériez un moyen pour me tirer de ce pas avec honneur. »

« Mon prince, reprit la fée, ne vous alarmez pas : il y avoit du risque à courir pour apporter de l’eau de la fontaine des Lions au sultan votre père, il n’y en a aucun pour trouver l’homme qu’il demande. Cet homme est mon frère. Schaïbar, lequel, bien loin de me ressembler, quoique nous soyons enfans du même père, est d’un naturel si violent, que rien n’est capable de l’empêcher de donner des marques sanglantes de son ressentiment, pour peu qu’on lui déplaise ou qu’on l’offense. D’ailleurs, il est le meilleur du monde, et il est toujours prêt à obliger en tout ce que l’on souhaite. Il est fait justement comme le sultan votre père l’a décrit, et il n’a pas d’autres armes que la barre de fer de cinq cents livres pesant, sans laquelle jamais il ne marche, et qui lui sert à se faire porter respect. Je vais le faire venir, et vous jugerez si je dis la vérité ; mais sur toute chose, préparez-vous à ne vous pas effrayer de sa figure extraordinaire quand vous le verrez paroître. »

« Ma reine, reprit le prince Ahmed, Schaïbar, dites-vous, est votre frère ? De quelque laideur, et si contrefait qu’il puisse être, bien loin de m’effrayer en le voyant, cela suffit pour me le faire aimer, honorer et regarder comme mon allié le plus proche. »

La fée se fit apporter sur le vestibule de son palais une cassolette d’or pleine de feu, et une boite de même métal, qui lui fut présentée. Elle tira de la boite des parfums qui y étoient conservés ; et comme elle les eut jetés dans la cassolette, il s’en éleva une fumée épaisse.

Quelques momens après cette cérémonie, la fée dit au prince Ahmed :

« Mon prince, voilà mon frère qui vient ; le voyez-vous ? »

Le prince regarda, et il aperçut Schaïbar, qui n’étoit pas plus haut que d’un pied et demi, et qui venoit gravement avec la barre de fer de cinq cents livres pesant sur l’épaule, et la barbe bien fournie, longue de trente pieds, qui se soutenoit en avant, la moustache épaisse à proportion, retroussée jusqu’aux oreilles, et qui lui couvroit presque le visage ; ses yeux de cochon étoient enfoncés dans la tête qu’il avoit d’une grosseur énorme, et couverte d’un bonnet en pointe ; avec cela enfin, il étoit bossu par devant et par derrière.

Si le prince n’eût été prévenu que Schaïbar étoit frère de Pari-Banou, il n’eût pu le voir sans un grand effroi ; mais rassuré par cette connoissance, il l’attendit de pied ferme avec la fée ; et il le reçut sans aucune marque de foiblesse.

Schaïbar, qui, à mesure qu’il avançoit, avoit regardé le prince Ahmed d’un œil qui eût dû lui glacer l’ame dans le corps, demanda à Pari-Banou, en l’abordant, qui étoit cet homme ?

« Mon frère, répondit-elle, c’est mon époux, son nom est Ahmed, et il est fils du sultan des Indes. La raison pour laquelle je ne vous ai pas invité à mes noces, c’est que je n’ai pas voulu vous détourner de l’expédition où vous étiez engagé, d’où j’ai appris avec bien du plaisir que vous êtes revenu victorieux ; c’est à sa considération que j’ai pris la liberté de vous appeler. »

À ces paroles, Schaïbar, en regardant le prince Ahmed d’un œil gracieux, qui ne diminuoit en rien néanmoins de sa fierté ni de son air farouche :

« Ma sœur, dit-il, y a-t-il quelque chose en quoi je puisse lui rendre service ? Il n’a qu’à parler. Il suffit qu’il soit votre époux pour m’obliger à lui faire plaisir en tout ce qu’il peut souhaiter. »

« Le sultan son père, reprit Pari-Banou, a la curiosité de vous voir ; je vous prie de vouloir bien qu’il soit votre conducteur. »

« Il n’a qu’à marcher devant, repartit Schaïbar, je suis prêt à le suivre. »

« Mon frère, reprit Pari-Banou, il est trop tard pour entreprendre ce voyage aujourd’hui ; ainsi vous voudrez bien le remettre à demain matin. Cependant, comme il est bon que vous soyez instruit de ce qui s’est passé entre le sultan des Indes et le prince Ahmed depuis notre mariage, je vous en entretiendrai ce soir. »

Le lendemain, Schaïbar informé de ce qu’il étoit à propos qu’il n’ignorât pas, partit de bonne heure, accompagné du prince Ahmed, qui devoit le présenter au sultan. Ils arrivèrent à la capitale ; et dès que Schaïbar eut paru à la porte, tous ceux qui l’aperçurent, saisis de frayeur à la vue d’un objet si hideux, se cachèrent, les uns dans les boutiques ou dans les maisons, dont ils fermèrent les portes : et les autres, en prenant la fuite, communiquèrent la même frayeur à ceux qu’ils rencontrèrent, lesquels rebroussèrent chemin sans regarder derrière eux. De la sorte, à mesure que Schaïbar et le prince Ahmed avançoient à pas mesurés, ils trouvèrent une grande solitude dans toutes les rues et dans toutes les places publiques jusqu’au palais. Là, les portiers, au lieu de se mettre en état d’empêcher au moins que Schaïbar n’entrât, se sauvèrent, les uns d’un côté, les autres d’un autre, et laissèrent l’entrée de la porte libre. Le prince et Schaïbar avancèrent sans obstacle jusqu’à la salle du conseil, où le sultan assis sur son trône donnoit audience ; et comme les huissiers avoient abandonné leur poste, dès qu’ils avoient vu paroître Schaïbar, ils entrèrent sans empêchement.

Schaïbar, la tête haute, s’approcha du trône fièrement, et sans attendre que le prince Ahmed le présentât, il apostropha le sultan des Indes en ces termes :

« Tu m’as demandé, dit-il ; me voici. Que veux-tu de moi ? »

Le sultan, au lieu de répondre, s’étoit mis les mains devant les yeux, et détournoit la tête pour ne pas voir un objet si effroyable. Schaïbar indigné de cet accueil incivil et offensant, après lui avoir donné la peine de venir, leva sa barre de fer, et en lui disant : « Parle donc, » il la lui déchargea sur la tête et l’assomma ; et il eut plutôt fait que le prince Ahmed n’eût pensé à lui demander grâce. Tout ce qu’il put faire fut d’empêcher qu’il n’assommât aussi le grand visir, qui n’étoit pas loin de la droite du sultan, en lui représentant qu’il n’avoit qu’à se louer des bons conseils qu’il avoit donnés au sultan son père.

« Ce sont donc ceux-ci, dit Schaïbar, qui lui en ont donné de mauvais. »

En prononçant ces paroles, il assomma les autres visirs à droite et à gauche, tous favoris et flatteurs du sultan, et ennemis du prince Ahmed. Autant de coups, autant de morts, et il n’en échappa que ceux dont l’épouvante ne s’étoit pas emparée assez fortement pour les rendre immobiles, et les enmpêcher de se procurer la vie sauve par la fuite.

Cette exécution terrible achevée, Schaïbar sortit de la salle du conseil ; et au milieu de la cour, la barre de fer sur l’épaule, en regardant le grand visir qui accompagnoit le prince Ahmed, auquel il devoit la vie :

« Je sais, dit-il, qu’il y a ici une certaine magicienne, plus ennemie du prince mon beau-frère, que les favoris indignes que je viens de châtier, je veux qu’on m’amène cette magicienne. »

Le grand visir l’envoya chercher, on l’amena ; et Schaïbar, en l’assommant avec sa barre de fer :

« Apprends, dit-il, à donner des conseils pernicieux et à faire la malade. »

La magicienne demeura morte sur la place.

« Alors, ce n’est pas assez, ajouta Schaïbar, je vais assommer de même toute la ville, si dans le moment elle ne reconnoît le prince Ahmed mon beau-frère pour son sultan, et pour sultan des Indes. »

Aussitôt ceux qui étoient présens, et qui entendirent cet arrêt, firent retentir l’air en criant à haute voix :

« Vive le sultan Ahmed ! »

En peu de momens toute la ville retentit de la même acclamation et proclamation en même temps. Schaïbar le fit revêtir de l’habillement de sultan des Indes, l’installa sur le trône ; et après lui avoir fait rendre l’hommage et le serment de fidélité qui lui étoit dû, il alla prendre sa sœur Pari-Banou, la mena en grande pompe, et la fit reconnoître de même pour sultane des Indes.

Quant au prince Ali et à la princesse Nourounnihar, comme ils n’avoient pris aucune part dans la conspiration contre le prince Ahmed qui venoit d’être vengé, et dont même ils n’avoient pas eu connoissance, le prince Ahmed leur assigna pour apanage une province très-considérable, avec sa capitale, où ils allèrent passer le reste de leurs jours. Il envoya aussi un officier au prince Houssain son frère aîné, pour lui annoncer le changement qui venoit d’arriver, et pour lui offrir de choisir dans tout le royaume telle province qui lui plairoit, pour en jouir en propriété. Mais le prince Houssain se trouvoit si heureux dans sa solitude, qu’il chargea l’officier de bien remercier le sultan son cadet, de sa part, de l’honnêteté qu’il avoit bien voulu lui faire, de l’assurer de sa soumission, et de lui marquer que la seule grâce qu’il lui demandoit étoit de permettre qu’il continuât de vivre dans la retraite qu’il avoit choisie.

HISTOIRE
DES DEUX SŒURS JALOUSES DE LEUR
CADETTE.


La sultane Scheherazade, en continuant de tenir le sultan des Indes, par le récit de ses contes, dans l’incertitude de savoir s’il la feroit mourir, ou s’il la laisseroit vivre, lui en raconta un nouveau en ces termes :

« Sire, dit-elle, il y avoit un prince de Perse nommé Khosrouschah, lequel en commençant à prendre connoissance du monde, se plaisoit fort aux aventures de nuit : il se déguisoit souvent, accompagné d’un de ses officiers de confiance, déguisé comme lui ; et en parcourant les quartiers de la ville, il lui en arrivoit alors d’assez particulières, dont je n’entreprendrai pas d’entretenir aujourd’hui votre Majesté ; mais j’espère qu’elle écoutera avec plaisir celle qui lui arriva dès la première sortie qu’il fit peu de jours après qu’il eut monté sur le trône à la place du sultan son père, lequel en mourant dans une grande vieillesse, lui avoit laissé le rojaume de Perse pour héritage.

Après les cérémonies accoutumées, au sujet de son avènement à la couronne, et après celles des funérailles du sultan son père, le nouveau sultan Khosrouschah, autant par inclination que par devoir, pour prendre connoissance lui-même de ce qui se passoit, sortit un soir de son palais environ à deux heures de nuit, accompagné de son grand visir, déguisé comme lui. Comme il se trouvoit dans un quartier où il n’y avoit que du menu peuple, en passant par une rue il entendit qu’on parloit assez haut : il s’approcha de la maison d’où venoit le bruit ; et en regardant par une fente de la porte, il aperçut de la lumière, et trois sœurs assises sur un sofa, qui s’entretenoient après le souper. Par le discours de la plus âgée, il eut bientôt appris que les souhaits faisoient le sujet de leur entretien.

« Puisque nous sommes sur les souhaits, disoit-elle, le mien seroit d’avoir le boulanger du sultan pour mari, je mangerois tout mon soûl de ce pain si délicat, qu’on appelle par excellence pain du sultan. Voyons si votre goût est aussi bon que le mien. »

« Et moi, reprit la seconde sœur, mon souhait seroit d’être femme du chef de cuisine du sultan, je mangerois d’excellens ragoûts ; et comme je suis bien persuadée que le pain du sultan est commun dans le palais, je n’en manquerois pas. Vous voyez, ma sœur, ajouta-t-elle, en s’adressant à son ainée, que mon goût vaut bien le vôtre. »

La sœur cadette, qui étoit d’une très-grande beauté, et qui avoit beaucoup plus d’agrément et plus d’esprit que ses aînées, parla à son tour.

« Pour moi, mes sœurs, dit-elle, je ne borne pas mes désirs à si peu de chose, je prends un vol plus haut ; et puisqu’il s’agit de souhaiter, je souhaiterois d’être l’épouse du sultan, je lui donnerois un prince dont les cheveux seroient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; quand il pleureroit, les larmes qui lui tomberoient des yeux seroient des perles ; et autant de fois qu’il souriroit, ses lèvres vermeilles paroîtroient un bouton de rose quand il éclôt. »

Les souhaits des trois sœurs, et particulièrement celui de la cadette, parurent si singuliers au sultan Khosrouschah, qu’il résolut de les contenter ; et sans rien communiquer de ce dessein à son grand visir, il le chargea de bien remarquer la maison pour venir les prendre le lendemain, et les lui amener toutes trois.

Le grand visir en exécutant l’ordre du sultan le lendemain, ne donna aux trois sœurs que le temps de s’habiller promptement pour paroître en sa présence, sans leur dire autre chose, sinon que sa Majesté vouloit les voir. Il les amena au palais ; et quand il les eut présentées au sultan, celui-ci leur demanda :

« Dites-moi, vous souvenez-vous des souhaits que vous faisiez hier au soir, que vous étiez de si bonne humeur ? Ne dissimulez pas, je veux le savoir. »

À ces paroles du sultan, les trois sœurs qui ne s’y attendoient pas, furent dans une grande confusion. Elles baissèrent les yeux, et le rouge qui leur monta au visage donna un agrément à la cadette, lequel acheva de gagner le cœur du sultan. Comme la pudeur et la crainte d’avoir offensé le sultan par leur entretien, leur faisoient garder le silence, le sultan qui s’en aperçut, leur dit pour les rassurer :

« Ne craignez rien, je ne vous ai pas fait venir pour vous faire de la peine ; et comme je vois que la demande que je vous ai faite, vous en fait contre mon intention, et que je sais quel est chacune votre souhait, je veux bien le faire cesser. Vous, ajouta-t-il, qui souhaitiez de m’avoir pour époux, vous serez satisfaite aujourd’hui ; et vous, continua-t-il, en s’adressant de même à la première et à la seconde sœur, je fais aussi votre mariage avec le boulanger de ma bouche, et avec le chef de ma cuisine. »

Dès que le sultan eut déclaré sa volonté, la cadette, en donnant l’exemple à ses aînées, se jeta aux pieds du sultan pour lui marquer sa reconnoissance.

« Sire, dit-elle, mon souhait, puisqu’il est connu de votre Majesté, n’a été que par manière d’entretien et de divertissement : je ne suis pas digne de l’honneur qu’elle me fait, et je lui demande pardon de ma hardiesse. »

Les deux sœurs aînées voulurent s’excuser de même ; mais le sultan en les interrompant :

« Non, non, dit-il, il n’en sera pas autre chose, le souhait de chacune sera accompli. »

Les noces furent célébrées le même jour, de la manière que le sultan Khosrouschah l’avoit résolu, mais avec une grande différence. Celles de la cadette furent accompagnées de la pompe et de toutes les marques de réjouissances qui convenoient à l’union conjugale d’un sultan et d’une sultane de Perse, pendant que celles des deux autres sœurs ne furent célébrées qu’avec l’éclat que l’on pouvoit attendre de la qualité de leurs époux, c’est-à-dire, du premier boulanger et du chef de cuisine du sultan.

Les deux sœurs aînées sentirent puissamment la disproportion infinie qu’il y avoit entre leurs mariages et celui de leur cadette. Aussi cette considération fit que loin d’être contentes du bonheur qui leur étoit arrivé, même selon chacune son souhait, quoique beaucoup au-delà de leurs espérances, elles se livrèrent à un excès de jalousie, qui ne troubla pas seulement leur joie, mais même qui causa des grands malheurs, des humiliations et des afflictions les plus mortifiantes à la sultane leur cadette. Elles n’avoient pas eu le temps de se communiquer l’une à l’autre ce qu’elles avoient pensé d’abord de la préférence que le sultan lui avoit donnée à leur préjudice, à ce qu’elles prétendoient ; elles n’en avoient eu que pour se préparer à la célébration du mariage. Mais dès qu’elles purent se revoir quelques jours après dans un bain public où elles s’étoient donné rendez-vous :

« Hé bien, ma sœur, dit l’aînée à l’autre sœur, que dites-vous de notre cadette ? N’est-ce pas un beau sujet pour être sultane ? »

« Je vous avoue, dit l’autre sœur, que je n’y comprends rien ; je ne conçois pas quels attraits le sultan a trouvés, en elle pour se laisser fasciner les yeux comme il a fait. Ce n’est qu’une marmotte, et vous savez en quel état nous l’avons vue vous et moi. Étoit-ce une raison au sultan pour ne pas jeter les yeux sur vous, qu’un air de jeunesse qu’elle a un peu plus que nous ? Vous étiez digne de sa couche, et il devoit vous faire la justice de vous préférer à elle. »

« Ma sœur, reprit la plus âgée, ne parlons pas de moi : je n’aurois rien à dire si le sultan vous eût choisie ; mais qu’il ait choisi une malpropre, c’est ce qui me désole ; je m’en vengerai, ou je ne pourrai, et vous y êtes intéressée comme moi. C’est pour cela que je vous prie de vous joindre à moi, afin que nous agissions de concert dans une cause comme celle-ci qui nous intéresse également, et de me communiquer les moyens que vous imaginerez propres à la mortifier, en vous promettant de vous faire part de ceux que l’envie que j’ai de la mortifier de mon côté me suggérera. »

Après ce complot pernicieux, les deux sœurs se virent souvent, et chaque fois elles ne s’entretenoient que des voies qu’elles pourroient prendre pour traverser, et même détruire le bonheur de la sultane leur cadette. Elles s’en proposèrent plusieurs ; mais en délibérant sur l’exécution, elles y trouvèrent des difficultés si grandes, qu’elles n’osèrent hasarder de s’en servir. De temps en temps cependant elles lui rendoient visite ensemble ; et, avec une dissimulation condamnable, elles lui donnoient toutes les marques d’amitié qu’elles pouvoient imaginer pour lui persuader combien elles étoient ravies d’avoir une sœur dans une si haute élévation. De son côté, la sultane les recevoit toujours avec toutes les démonstrations d’estime et de considération qu’elles pouvoient attendre d’une sœur qui n’étoit pas entêtée de sa dignité, et qui ne cessoit de les aimer avec la même cordialité qu’auparavant.

Quelques mois après son mariage, la sultane se trouva enceinte ; le sultan en témoigna une grande joie ; et cette joie après s’être communiquée dans le palais, se répandit encore dans tous les quartiers de la capitale de Perse. Les deux sœurs vinrent lui en faire leurs complimens ; et dès-lors en la prévenant sur la sage-femme dont elle auroit besoin pour l’assister dans ses couches, elles la prièrent de n’en pas choisir d’autres qu’elles.

La sultane leur dit obligeamment :

« Mes sœurs, je ne demanderois pas mieux, comme vous pouvez le croire, si le choix dépendoit de moi absolument ; je vous suis cependant infiniment obligée de votre bonne volonté ; je ne puis me dispenser de me soumettre à ce que le sultan en ordonnera. Ne laissez pas néanmoins de faire en sorte chacune que vos maris emploient leurs amis pour faire demander cette grâce au sultan ; et si le sultan m’en parle, soyez persuadées que non-seulement je lui marquerai le plaisir qu’il m’aura fait, mais même que je le remercierai du choix qu’il aura fait de vous. »

Les deux maris, chacun de son côté, sollicitèrent les courtisans leurs protecteurs, et les supplièrent de leur faire la grâce d’employer leur crédit pour procurer à leurs femmes l’honneur auquel elles aspiroient ; et ces protecteurs agirent si puissamment et si efficacement, que le sultan leur promit d’y penser. Le sultan leur tint sa promesse ; et dans un entretien avec la sultane, il lui dit qu’il lui paroissoit que ses sœurs seroient plus propres à la secourir dans ses couches que toute autre sage-femme étrangère ; mais qu’il ne vouloit pas les nommer sans avoir auparavant son consentement. La sultane sensible à la déférence dont le sultan lui donnoit une marque si obligeante, lui dit :

« Sire, j’étois disposée à ne faire que ce que votre Majesté me commandera ; mais puisqu’elle a eu la bonté de jeter les yeux sur mes sœurs, je la remercie de la considération qu’elle a pour elles pour l’amour de moi, et je ne dissimulerai pas que le les recevrai de sa part avec plus de plaisir que des étrangères. »

Le sultan Khosrouschah nomma donc les deux sœurs de la sultane pour lui servir de sage-femmes ; et dès-lors l’une et l’autre passèrent au palais avec une grande joie d’avoir trouvé l’occasion telle qu’elles pouvoient la souhaiter, d’exécuter la méchancheté détestable qu’elles avoient méditée contre la sultane leur sœur.

Le temps des couches arriva, et la sultane se délivra heureusement d’un prince beau comme le jour. Ni sa beauté, ni sa délicatesse, ne furent pas capables de toucher ni d’attendrir le cœur des sœurs impitoyables. Elles l’enveloppèrent de langes assez négligemment, le mirent dans une petite corbeille, et abandonnèrent la corbeille au courant de l’eau d’un canal qui passoit au pied de l’appartement de la sultane ; et elles produisirent un petit chien mort, en publiant que la sultane en étoit accouchée. Cette nouvelle désagréable fut annoncée au sultan ; et le sultan en conçut une indignation qui eût pu être funeste à la sultane, si son grand visir ne lui eût représenté que sa Majesté ne pouvoit pas, sans injustice, la regarder comme responsable des bizarreries de la nature.

La corbeille cependant dans laquelle le petit prince étoit exposé, fut emportée sur le canal jusque hors de l’enceinte d’un mur qui bornoit la vue de l’appartement de la sultane par le bas, d’où il continuoit en passant au travers du jardin du palais. Par hasard l’intendant des jardins du sultan, l’un des officiers principaux et des plus considérés du royaume, se promenoit dans le jardin le long du canal ; comme il eut aperçu la corbeille qui flottoit, il appela un jardinier qui n’étoit pas loin :

« Va promptement, dit-il, en la lui montrant, et apporte-moi cette corbeille, que je voie ce qui est dedans. »

Le jardinier part ; et du bord du canal il attire la corbeille adroitement avec la bêche qu’il tenoit, l’enlève et l’apporte.

L’intendant des jardins fut extrêmement surpris de voir un enfant enveloppé dans la corbeille, et un enfant, lequel, quoiqu’il ne fît que de naitre, comme il étoit aisé de le voir, ne laissoit pas d’avoir des traits d’une grande beauté. Il y avoit long-temps que l’intendant des jardins étoit marié ; mais quelqu’envie qu’il eût d’avoir lignée, le ciel n’avoit pas encore fécondé ses vœux jusqu’alors. Il interrompt sa promenade, se fait suivre par le jardinier chargé de la corbeille et de l’enfant ; et quand il fut arrivé à son hôtel qui avoit entrée dans le jardin du palais, il entra dans l’appartement de sa femme :

« Ma femme, dit-il, nous n’avions point d’enfans, en voici un que Dieu nous envoie. Je vous le recommande ; faites-lui chercher une nourrice promptement, et prenez-en soin comme de notre fils ; je le reconnois pour tel dès à présent. »

La femme prit l’enfant avec joie, et elle se fit un grand plaisir de s’en charger. L’intendant des jardins ne voulut pas approfondir d’où pouvoit venir l’enfant :

« Je vois bien, se disoit-il, qu’il est venu du côté de l’appartement de la sultane ; mais il ne m’appartient pas de contrôler ce qui s’y passe, ni de causer du trouble dans un lieu où la paix est si nécessaire. »

L’année suivante, la sultane accoucha d’un autre prince. Les sœurs dénaturées n’eurent pas plus de compassion de lui que de son aîné : elles l’exposèrent de même dans une corbeille sur le canal, et elles supposèrent que la sultane étoit accouchée d’un chat. Heureusement pour l’enfant, l’intendant des jardins étant près du canal, le fit enlever et porter à sa femme, en la chargeant d’en prendre le même soin que du premier : ce qu’elle fit, non moins par sa propre inclination, que pour se conformer à la bonne intention de son mari.

Le sultan de Perse fut plus indigné de cet accouchement contre la sultane que du premier. Il en eût fait éclater son ressentiment si les remontrances du grand visir n’eussent encore été assez persuasives pour l’appaiser.

La sultane enfin accoucha une troisième fois, non pas d’un prince, mais d’une princesse : l’innocente eut le même sort que les princes ses frères. Les deux sœurs qui avoient résolu de ne pas mettre fin à leurs entreprises détestables, qu’elles ne vissent la sultane leur cadette au moins rejetée, chassée et humiliée, lui firent le même traitement, en l’exposant sur le canal. La princesse fut secourue et arrachée à une mort certaine, par la compassion et par la charité de l’intendant des jardins, comme les deux princes ses frères, avec lesquels elle fut nourrie et élevée.

À cette inhumanité les deux sœurs ajoutèrent le mensonge et l’imposture comme auparavant : elles montrèrent un morceau de bois, en assurant faussement que c’étoit une mole dont la sultane étoit accouchée.

Le sultan Khosrouschah ne put se contenir, quand il eut appris ce nouvel accouchement extraordinaire.

« Quoi, dit-il, cette femme indigne de ma couche, rempliroit donc mon palais de monstres, si je la laissois vivre davantage ? Non, cela n’arrivera pas, ajouta-t-il ; elle est un monstre elle-même, je veux en purger le monde. » Il prononça cet arrêt de mort, et il commanda à son grand visir de le faire exécuter.

Le grand visir et les courtisans qui étoient présens se jetèrent aux pieds du sultan pour le supplier de révoquer l’arrêt. Le grand visir prit la parole :

« Sire, dit-il, que votre Majesté me permette de lui représenter que les lois qui condamnent à mort n’ont été établies que pour punir les crimes. Les trois couches de la sultane, si peu attendues, ne sont pas des crimes. En quoi peut-on dire qu’elle y a contribué ? Une infinité d’autres femmes en ont fait et en font tous les jours autant : elles sont à plaindre, mais plies ne sont pas punissables. Votre Majesté peut s’abstenir de la voir, et la laisser vivre. L’affliction dans laquelle elle passera le reste de ses jours, après la perte de ses bonnes grâces, lui sera un assez grand supplice. »

Le sultan de Perse rentra en lui-même ; et comme il vit bien l’injustice qu’il y avoit à condamner la sultane à mort pour de fausses couches, quand même elles eussent été véritables, comme il le croyoit faussement :

« Qu’elle vive donc, dit-il, puisque cela est ainsi ! Je lui donne la vie, mais à une condition qui lui fera désirer la mort plus d’une fois chaque jour. Qu’on lui fasse un réduit de charpente à la porte de la principale mosquée, avec une fenêtre toujours ouverte ; qu’on l’y renferme avec un habit des plus grossiers, et que chaque Musulman qui ira à la mosquée faire sa prière, lui crache au nez en passant. Si quelqu’un y manque, je veux qu’il soit exposé au même châtiment ; et afin que je sois obéi, vous, visir, je vous commande d’y mettre des surveillans. »

Le ton dont le sultan prononça ce dernier arrrêt, ferma la bouche au grand visir. Il fut exécuté avec un grand contentement des deux sœurs jalouses. Le réduit fut bâti et achevé ; et la sultane, véritablement digne de compassion, y fut renfermée dès qu’elle fut relevée de sa couche, de la manière que le sultan l’avoit commandé, et exposée ignominieusement à la risée et au mépris de tout un peuple : traitement néanmoins qu’elle n’avoit pas mérité, et qu’elle souffrit avec une constance qui lui attira l’admiration, et en même temps la compassion de tous ceux qui jugeoient des choses plus sainement que le vulgaire.

Les deux princes et la princesse furent nourris et élevés par l’intendant des jardins et par sa femme, avec la tendresse de père et de mère, et cette tendresse augmenta à mesure qu’ils avancèrent en âge, par les marques de grandeur qui parurent autant dans la princesse que dans les princes, et sur-tout par les grands traits de beauté de la princesse, qui se développoient de jour en jour, par leur docilité, par leurs bonnes inclinations au-dessus de la bagatelle, et tout autres que celles des enfans ordinaires, et par un certain air qui ne pouvoit convenir qu’à des princes et qu’à des princesses. Pour distinguer les deux princes selon l’ordre de leur naissance, ils appelèrent le premier Bahman, et le second Perviz, noms que d’anciens rois de Perse avoient portés. À la princesse, ils donnèrent celui de Parizade, que plusieurs reines et princesses du royaume avoient aussi porté.

Dès que les deux princes furent en âge, l’intendant des jardins leur donna un maître pour leur apprendre à lire et à écrire ; et la princesse leur sœur qui se trouvoit aux leçons qu’on leur donnoit, montra une envie si grande d’apprendre à lire et à écrire, quoique plus jeune qu’eux, que l’intedant des jardins, ravi de cette disposition, lui donna le même maître. Piquée d’émulation par sa vivacité et par son esprit pénétrant, elle devint en peu de temps aussi habile que les princes ses frères.

Depuis ce temps-là, les frères et la sœur n’eurent plus que les mêmes maîtres dans les autres beaux-arts, dans la géographie, dans la poésie, dans l’histoire et dans les sciences, même dans les sciences secrètes ; et comme ils n’y trouvoient rien de difficile, ils y firent un progrès si merveilleux, que les maîtres en étoient étonnés, et que bientôt ils avouèrent sans déguisement qu’ils iroient plus loin qu’ils n’étoient allés eux-mêmes, pour peu qu’ils continuassent. Dans les heures de récréation, la princesse apprit aussi la musique, à chanter et à jouer de plusieurs sortes d’instrumens. Quand les princes apprirent à monter à cheval, elle ne voulut pas qu’ils eussent cet avantage sur elle : elle fit ses exercices avec eux, de manière qu’elle savoit monter à cheval, tirer de l’arc, jeter la canne ou le javelot avec la même adresse ; et souvent même elle les devançoit à la course.

L’intendant des jardins qui étoit au comble de sa joie de voir ses nourrissons si accomplis dans toutes les perfections du corps et de l’esprit, et qu’ils avoient répondu aux dépenses qu’il avoit faites pour leur éducation, beaucoup au-delà de ce qu’il s’en étoit promis, en fit une autre plus considérable à leur considération. Jusqu’alors content du logement qu’il avoit dans l’enceinte du jardin du palais, il avoit vécu sans maison de campagne ; il en acheta une à peu de distance de la ville, qui avoit de grandes dépendances en terres labourables, en prairies et en bois. Et comme la maison ne lui parut pas assez belle ni assez commode, il la fit mettre bas, et il n’épargna rien pour la rendre la plus magnifique des environs. Il y alloit tous les jours pour faire hâter par sa présence le grand nombre d’ouvriers qu’il y mit en œuvre ; et dès qu’il y eut un appartement achevé, propre à le recevoir, il y alla passer plusieurs jours de suite, autant que les fonctions et le devoir de sa charge le lui permettoient. Par son assiduité enfin, la maison fut achevée ; et pendant qu’on la meubioit, avec la même diligence, de meubles les plus riches, et qui répondoient à la magnificence de l’édifice, il fit travailler au jardin, sur le dessin qu’il avoit tracé lui-même, et à la manière qui étoit ordinaire en Perse parmi les grands seigneurs. Il y ajouta un parc d’une vaste étendue, qu’il fit enclore de bonnes murailles et remplir de toutes sortes de bêtes fauves, afin que les princes et la princesse y prissent le divertissement de la chasse quand il leur plairoit.

Quand la maison de campagne fut entièrement achevée et en état d’être habitée, l’intendant des jardins alla se jeter aux pieds du sultan ; et après avoir représenté combien il y avoit long-temps qu’il étoit dans le service, et les infirmités de la vieillesse où il se trouvoit, il le supplia d’avoir pour agréable la démission de sa charge, qu’il faisoit entre les mains de sa Majesté, et qu’il se retirât. Le sultan lui accorda cette grâce avec d’autant plus de plaisir, qu’il étoit satisfait de ses longs services, tant sous le règne du sultan son père, que depuis qu’il étoit monté lui-même sur le trône ; et en la lui accordant, il demanda ce qu’il pouvoit faire pour le récompenser.

« Sire, répondit l’intendant des jardins, je suis comblé des bienfaits de votre Majesté et de ceux du sultan son père, d’heureuse mémoire, au point qu’il ne me reste plus à désirer que de mourir dans l’honneur de ses bonnes grâces. »

Il prit congé du sultan Khosrouschah, après quoi il passa à la maison de campagne qu’il avoit fait bâtir, avec les deux princes Bahman et Perviz, et la princesse Parizade. Pour ce qui est de sa femme, il y avoit quelque années qu’elle étoit morte. Il n’eut pas vécu cinq ou six mois avec eux, qu’il fut surpris par une mort si subite, qu’elle ne lui donna pas le temps de leur dire un mot de la vérité de leur naissance : chose néanmoins qu’il avoit résolu de faire, comme nécessaire pour les obliger à continuer de vivre comme ils avoient fait jusqu’alors, selon leur état et leur condition, conformément à l’éducation qu’il leur avoit donnée, et au penchant qui les y portoit.

Les princes Bahman et Perviz, et la princesse Parizade, qui ne connoissoient d’autre père que l’intendant des jardins, le regrettèrent comme tel, et ils lui rendirent tous les devoirs funéraires que l’amour et la reconnoissance filiale exigeoient d’eux. Contens des grands biens qu’il leur avoit laissés, ils continuèrent de demeurer et de vivre ensemble dans la même union qu’ils avoient fait jusqu’alors, sans ambition de la part des princes de se produire à la cour, dans la vue des premières charges et des dignités auxquelles il leur eût été aisé de parvenir.

Un jour que les deux princes étoient à la chasse, et que la princesse Parizade étoit restée, une dévote Musulmane, qui étoit fort âgée, se présenta à la porte, et pria qu’on lui permît d’entrer pour faire la prière dont il étoit l’heure. On alla demander la permission à la princesse, et la princesse commanda qu’on la fît entrer, et qu’on lui montrât l’oratoire dont l’intendant des jardins du sultan avoit eu soin de faire accompagner la maison au défaut de mosquée dans le voisinage. Elle commanda aussi que quand la dévote auroit fait sa prière, on lui fit voir la maison et le jardin, et qu’ensuite on la lui amenât.

La dévote Musulmane entra, elle fit sa prière dans l’oratoire qu’on lui montra ; et quand elle eut fait, deux femmes de la princesse, qui attendoient qu’elle sortît, l’invitèrent à voir la maison et le jardin. Comme elle leur eut marqué qu’elle étoit prête à les suivre, elles la menèrent d’appartement en appartement, et dans chacun elle considéra toute chose en femme qui s’entendoit en ameublement et dans la belle disposition de chaque pièce. Elles la firent entrer aussi dans le jardin, dont elle trouva le dessin si nouveau et si bien entendu, qu’elle l’admira, en disant qu’il falloit que celui qui l’avoit fait tracer, fût un excellent maître dans son art. Elle fut enfin amenée devant la princesse, qui l’attendoit dans un grand salon, lequel surpassoit en beauté, en propreté et en richesses tout ce qu’elle avoit admiré dans les appartemens.

Dès que la princesse vit entrer la dévote :

« Ma bonne mère, lui dit-elle, approchez-vous, et venez vous asseoir près de moi. Je suis ravie du bonheur que l’occasion me présente de profiter pendant quelques momens du bon exemple et du bon entretien d’une personne comme vous, qui a pris le bon chemin en se donnant tout à Dieu, et que tout le monde devroit imiter s’il étoit sage. »

La dévote au lieu de monter sur le sofa, voulut s’asseoir sur le bord ; mais la princesse ne le souffrit pas : elle se leva de sa place ; et en s’avançant, elle la prit par la main et l’obligea de venir s’asseoir près d’elle à la place d’honneur. La dévote fut sensible à cette civilité :

« Madame, dit-elle, il ne m’appartient pas d’être traitée si honorablement, -et je ne vous obéis que parce que vous le commandez, et que vous êtes maîtresse chez vous. »

Quand elle fut assise, avant d’entrer en conversation, une des femmes de la princesse servit devant elle et devant la princesse, une petite table basse, marquetée de nacre de perle et d’ébène, avec un bassin de porcelaine dessus, garni de gâteaux et de plusieurs porcelaines remplies de fruits de la saison, et de confitures sèches et liquides.

La princesse prit un des gâteaux ; et en le présentant à la dévote :

« Ma bonne mère, dit-elle, prenez, mangez, et choisissez de ces fruits ceux qui vous plairont ; vous avez besoin de manger après le chemin que vous avez fait pour venir jusqu’ici. »

« Madame, reprit la dévote, je ne suis pas accoutumée à manger des choses si délicates ; et, si j’en mange, c’est pour ne pas refuser ce que Dieu m’envoie par une main libérale comme la vôtre. »

Pendant que la dévote mangeoit, la princesse qui mangea aussi quelque chose, pour l’y exciter par son exemple, lui fit plusieurs questions sur les exercices de dévotion qu’elle pratiquoit, et sur la manière dont elle vivoit, auxquelles elle répondit avec beaucoup de modestie ; et de discours en discours, elle lui demanda ce qu’elle pensoit de la maison qu’elle voyoit, et si elle la trouvoit à son gré.

« Madame, répondit la dévote, il faudroit être d’un très-mauvais goût pour y trouver à reprendre. Elle est belle, riante, meublée magnifiquement, sans confusion, très-bien entendue ; et les ornemens y sont ménagés on ne peut pas mieux. Quant à la situation, elle est dans un terrain agréable, et l’on ne peut imaginer un jardin qui fasse plus de plaisir à voir que celui dont elle est accompagnée. Si vous me permettez néanmoins de ne rien dissimuler, je prends la liberté de vous dire, madame, que la maison seroit incomparable, si trois choses qui y manquent, à mon avis, s’y rencontroient. »

« Ma bonne, reprit la princesse Parizade, quelles sont ces trois choses ? Enseignez-les-moi, je vous en conjure au nom de Dieu, je n’épargnerai rien pour les acquérir, s’il est possible ? »

« Madame, reprit la dévote, la première de ces trois choses, est l’oiseau qui parle, c’est un oiseau singulier qu’on nomme bulbulhezar, et qui a de plus la propriété d’attirer des environs tous les oiseaux qui chantent, lesquels viennent accompagner son chant. La seconde, est l’arbre qui chante, dont les feuilles sont autant de bouches, qui font un concert harmonieux de voix différentes, lequel ne cesse jamais. La troisième chose enfin, est l’eau jaune, couleur d’or, dont une seule goutte versée dans un bassin préparé exprès, en quelqu’endroit que ce soit d’un jardin, foisonne de manière qu’elle le remplit d’abord, et s’élève dans le milieu en gerbe, qui ne cesse jamais de s’élever et de retomber dans le bassin, sans que le bassin déborde. »

« Ah, ma bonne mère, s’écria la princesse, que je vous ai d’obligation de la connoissance que vous me donnez de ces choses ! Elles sont surprenantes, et je n’avois pas entendu dire qu’il y eût rien au monde de si curieux et d’aussi admirable. Mais comme je suis bien persuadée que vous n’ignorez pas le lieu où elles se trouvent, j’attends que vous me fassiez la grâce de me l’enseigner. »

Pour donner sa satisfaction à la princesse, la bonne dévote lui dit :

« Madame, je me rendrois indigne de l’hospitalité que vous venez d’exercer envers moi avec tant de bonté, si je me refusois à satisfaire votre curiosité sur ce que vous souhaitez d’apprendre. J’ai donc l’honneur de vous dire que les trois choses dont je viens de vous parler, se trouvent dans un même lieu aux confins de ce royaume, du côté des Indes. Le chemin qui y conduit passe devant votre maison. Celui que vous y enverrez de votre part n’a qu’à le suivre pendant vingt jours ; et le vingtième jour, qu’il demande où sont l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune, le premier auquel il s’adressera les lui enseignera. »

En achevant ces paroles, elle se leva ; et après avoir pris congé, elle se retira et poursuivit son chemin.

La princesse Parizade avoit l’esprit si fort occupé à retenir les renseignemens que la dévote Musulmane venoit de lui donner de l’oiseau qui parloit, de l’arbre qui chantoit, et de l’eau jaune, qu’elle ne s’aperçut qu’elle étoit partie, que quand elle voulut lui faire quelques demandes pour prendre d’elle un plus grand éclaircissement. Il lui sembloit en effet que ce qu’elle venoit d’entendre de sa bouche, n’étoit pas suffisant pour ne pas s’exposer à entreprendre un voyage inutile. Elle ne voulut pas néanmoins envoyer après elle pour la faire revenir ; mais elle fit un effort sur sa mémoire, pour se rappeler tout ce qu’elle avoit entendu, et n’en rien oublier. Quand elle crut que rien ne lui étoit échappé, elle se fit un vrai plaisir de penser à la satisfaction qu’elle auroit si elle pouvoit venir à bout de posséder des choses si merveilleuses ; mais la difficulté qu’elle y trouvoit, et la crainte de ne pas réussir, la plongeoient dans une grande inquiétude.

La princesse Parizade étoit abymée dans ces pensées, quand les princes ses frères arrivèrent de la chasse : ils entrèrent dans le salon ; et au lieu de la trouver le visage ouvert et l’esprit gai, selon sa coutume, ils furent étonnés de la voir recueillie en elle-même, et comme affligée, sans qu’elle levât la tête, pour marquer au moins qu’elle s’apercevoit de leur présence.

Le prince Bahman prit la parole :

« Ma sœur, dit-il, où sont la joie, et la gaieté qui ont été inséparables d’avec vous jusqu’à présent ? Êtes-vous incommodée ? Vous est-il arrivé quelque malheur ? Vous a-t-on donné quelque sujet de chagrin ? Apprenez-le-nous, afin que nous y prenions la part que nous devons, et que nous y apportions le remède, ou que nous vous vengions, si quelqu’un a eu la témérité d’offenser une personne comme vous, à laquelle tout respect est dû ? »

La princesse Parizade demeura quelque temps sans rien répondre et dans la même situation ; elle leva les yeux enfin, en regardant les princes ses frères, et les baissa presqu’aussitôt, après leur avoir dit que ce n’étoit rien.

« Ma sœur, reprit le prince Bahman, vous nous dissimulez la vérité : il faut bien que ce soit quelque chose, et même quelque chose de grave ? Il n’est pas possible que pendant le peu de temps que nous avons été éloignés de vous, un changement aussi grand et aussi peu attendu que celui que nous remarquons en vous, vous soit arrivé pour rien ? Vous voudrez bien que nous ne vous en tenions pas quitte pour une réponse qui ne nous satisfait pas. Ne nous cachez donc pas ce que c’est, à moins que vous ne vouliez nous faire croire que vous renoncez à l’amitié et à l’union ferme et constante qui ont subsisté entre nous jusqu’aujourd’hui, dès notre plus tendre jeunesse ? »

La princesse qui étoit bien éloignée de rompre avec les princes ses frères, ne voulut pas les laisser dans cette pensée.

« Quand je vous ai dit, reprit-elle, que ce qui me faisoit de la peine n’étoit rien, je l’ai dit par rapport à vous, et non pas par rapport à moi, qui le trouve de quelque importance ; et puisque vous me pressez par le droit de notre amitié et de notre union qui me sont si chères, je vais vous dire ce que c’est. Vous avez cru, et je l’ai cru comme vous, continua-t-elle, que cette maison que feu notre père nous a fait bâtir étoit complète en toute manière et que rien n’y manquoit ; aujourd’hui cependant j’ai appris qu’il y manque trois choses, qui la mettroient hors de comparaison avec toutes les maisons de campagne qui sont au monde. Ces trois choses sont, l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune de couleur d’or. »

Après leur avoir expliqué en quoi consistoit l’excellence de ces choses :

« C’est une dévote Musulmane, ajouta-t-elle, qui m’a fait faire cette remarque, et qui m’a enseigné le lieu où elles sont et le chemin par où l’on peut s’y rendre. Vous trouverez peut-être que ce sont des choses de peu de conséquence pour faire que notre maison soit accomplie, et qu’elle peut toujours passer pour une très-belle maison, indépendamment de cet accroissement à ce qu’elle contient, et ainsi que nous pouvons nous en passer. Vous en penserez ce qui vous plaira ; mais je ne puis m’empêcher de vous témoigner qu’en mon particulier je suis persuadée qu’elles y sont nécessaires, et que je ne serai pas contente que je ne les y voie placées. Ainsi, que vous y preniez intérêt, que vous n’y en preniez pas, je vous prie de m’aider de vos conseils, et de voir qui je pourrois envoyer à cette conquête ? »

« Ma sœur, reprit le prince Bahman, rien ne peut vous intéresser qui ne nous intéresse également. Il suffit de votre empressement pour la conquête des choses que vous nous dites, pour nous obliger d’y prendre le même intérêt ; mais indépendamment de ce qui vous regarde, nous nous y sentons portés de notre propre mouvement, et pour notre satisfaction particulière ; car je suis bien persuadé que mon frère n’est pas d’un autre sentiment que moi ; et nous devons tout entreprendre pour faire cette conquête, comme vous l’appelez : l’importance et la singularité dont il s’agit méritent bien ce nom. Je me charge de la faire. Dites-moi seulement le chemin que je dois tenir, et le lieu, je ne différerai pas le voyage plus long-temps que jusqu’à demain ? »

« Mon frère, reprit le prince Perviz, il ne convient pas que vous vous absentiez de la maison pour un si long temps, vous qui en êtes le chef et l’appui ; et je prie ma sœur de se joindre à moi pour vous obliger d’abandonner votre dessein, et de trouver bon que je fasse le voyage : je ne m’en acquitterai pas moins bien que vous, et la chose sera plus dans l’ordre. »

« Mon frère, repartit le prince Bahman, je suis bien persuadé de votre bonne volonté, et que vous ne vous acquitteriez pas du voyage moins bien que moi ; mais c’est une chose résolue : je le veux faire, et je le ferai. Vous resterez avec notre sœur, qu’il n’est pas besoin que je vous recommande. »

Il passa le reste de la journée à pourvoir aux préparatifs du voyage, et à se faire bien instruire par la princesse des renseignemens que la dévote lui avoit donnés pour ne pas s’écarter du chemin.

Le lendemain de grand matin, le prince Bahman monta à cheval ; et le prince Perviz et la princesse Parizade qui avoient voulu le voir partir, l’embrassèrent et lui souhaitèrent un heureux voyage. Mais au milieu de ces adieux, la princesse se souvint d’une chose qui ne lui étoit pas venue dans l’esprit.

« À propos, mon frère, dit-elle, je ne songeois pas aux accidens auxquels on est exposé dans les voyages ! Qui sait si je vous reverrai jamais ? Mettez pied à terre, je vous en conjure, et laissez là le voyage : j’aime mieux me priver de la vue et de la possession de l’oiseau qui parle, de l’arbre qui chante et de l’eau jaune, que de courir le risque de vous perdre pour jamais. »

« Ma sœur, reprit le prince Bahman, en souriant de la frayeur soudaine de la princesse Parizade, la résolution en est prise, et quand cela ne seroit pas, je la prendrois encore, et vous trouverez bon que je l’exécute. Les accidens dont vous parlez n’arrivent qu’aux malheureux. Il est vrai que je puis être du nombre ; mais aussi je puis être des heureux, qui sont en beaucoup plus grand nombre que les malheureux. Comme néanmoins les événemens sont incertains, et que je puis succomber dans mon entreprise, tout ce que je puis faire, c’est de vous laisser un couteau que voici. »

Alors le prince Bahman tira un couteau ; en le présentant dans la gaîne à la princesse :

« Prenez, dit-il, et donnez-vous de temps en temps la peine de tirer le couteau de sa gaîne ; tant que vous le verrez net, comme vous le voyez, ce sera une marque que je serai vivant ; mais si vous voyez qu’il en dégoutte du sang, croyez que je ne serai plus en vie, et accompagnez ma mort de vos prières. »

La princesse Parizade ne put obtenir autre chose du prince Bahman. Ce prince lui dit adieu, à elle et au prince Perviz, pour la dernière fois ; et il partit bien monté, bien armé et bien équipé. Il se mit dans le chemin ; et sans s’écarter ni à droite ni à gauche, il continua en traversant la Perse, et le vingtième jour de sa marche il aperçut sur le bord du chemin un vieillard hideux à voir, lequel étoit assis sous un arbre à quelque distance d’une chaumière qui lui servoit de retraite contre les injures du temps.

Les sourcils blancs comme de la neige, de même que les cheveux, la moustache et la barbe, lui venoient jusqu’au bout du nez ; la moustache lui couvroit la bouche, et la barbe avec les cheveux lui tomboient presque jusqu’aux pieds. Il avoit les ongles des mains et des pieds d’une longueur excessive, avec une espèce de chapeau plat et fort large qui lui couvroit la tête en forme de parasol ; et pour tout habit, une natte dans laquelle il étoit enveloppé.

Ce bon vieillard étoit un derviche, qui s’étoit retiré du monde il y avoit de longues années, et s’étoit négligé pour s’attacher à Dieu uniquement, de manière qu’à la fin il étoit fait comme nous venons de voir.

Le prince Bahman, qui depuis le matin avoit été attentif à observer s’il rencontreroit quelqu’un auquel il pût s’informer du lieu où son dessein étoit de se rendre, s’arrêta quand il fut arrivé près du derviche, comme le premier qu’il rencontroit, et mit pied à terre, pour se conformer à ce que la dévote avoit marqué à la princesse Parizade. En tenant son cheval par la bride, il s’avança jusqu’au derviche ; et en le saluant :

« Bon père, dit-il, Dieu prolonge vos jours, et vous accorde l’accomplissement de vos désirs ! »

Le derviche répondit au salut du prince, mais si peu intelligiblement qu’il n’en comprit pas un mot. Comme le prince Bahman vit que l’empêchement venoit de ce que la moustache couvroit la bouche du derviche, et qu’il ne vouloit pas passer outre sans prendre de lui l’instruction dont il avoit besoin, il prit des ciseaux, dont il étoit muni ; et après avoir attaché son cheval à une branche de l’arbre, il lui dit :

« Bon derviche, j’ai à vous parler, mais votre moustache empêche que je ne vous entende : vous voudrez bien, et je vous prie de me laisser faire, que je vous l’accommode avec vos sourcils qui vous défigurent, et qui vous font ressembler plutôt à un ours qu’à un homme ? »

Le derviche ne s’opposa pas au dessein du prince : il le laissa faire ; et comme le prince, quand il eut achevé, eut vu que le derviche avoit le teint frais, et qu’il paroissoit beaucoup moins âgé qu’il ne l’étoit en effet, il lui dit :

« Bon derviche, si j’avois un miroir, je vous ferois voir combien vous êtes rajeuni. Vous êtes présentement un homme ; et auparavant personne n’eût pu distinguer ce que vous étiez. »

Les caresses du prince Bahman lui attirèrent de la part du derviche un souris, avec un compliment :

« Seigneur, dit-il, qui que vous soyez, je vous suis infiniment obligé du bon office que vous avez bien voulu me rendre ; je suis prêt à vous en marquer ma reconnoissance en tout ce qui peut dépendre de moi. Vous n’avez pas mis pied à terre que quelque besoin ne vous y ait obligé ? Dites-moi ce que c’est, je tâcherai de vous contenter, si je le puis ? »

« Bon derviche, reprit le prince Bahman, je viens de loin, et je cherche l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune. Je sais que ces trois choses sont quelque part ici aux environs ; mais j’ignore l’endroit où elles sont précisément. Si vous le savez, je vous conjure de m’enseigner le chemin, afin que je ne prenne pas l’un pour l’autre, et que je ne perde pas le fruit du long voyage que j’ai entrepris ? »

Le prince à mesure que le derviche tenoit ce discours, remarqua qu’il changeoit de visage, qu’il baissoit les yeux, et qu’il prit un grand sérieux, jusque-là qu’au lieu de répondre, il demeura dans le silence. Cela obligea le prince de reprendre la parole :

« Bon père, poursuivit-il, il me semble que vous m’avez entendu ? Dites-moi si vous savez ce que je vous demande, ou si vous ne le savez pas, afin que je ne perde pas de temps, et que je m’en informe ailleurs ? »

Le derviche rompit enfin le silence :

« Seigneur, dit-il au prince Bahman, le chemin que vous me demandez m’est connu ; mais l’amitié que j’ai conçue pour vous dès que je vous ai vu, et qui est devenue plus forte par le service que vous m’avez rendu, me tient encore en suspens de savoir si je dois vous accorder la satisfaction que vous souhaitez. »

« Quel motif peut vous en empêcher, reprit le prince, et quelle difficulté trouvez-vous à me la donner ? »

« Je vous le dirai, repartit le derviche : c’est que le danger auquel vous vous exposez est plus grand que vous ne le pouvez croire. D’autres seigneurs, en grand nombre, qui n’avoient ni moins de hardiesse, ni moins de courage que vous en pouvez avoir, ont passé par ici, et m’ont fait la même demande que vous m’avez faite. Après n’avoir rien oublié pour les détourner de passer outre, ils n’ont pas voulu me croire : je leur ai enseigné le chemin malgré moi, en me rendant à leurs instances ; et je puis vous assurer qu’ils j ont tous échoué, et que je n’en ai pas vu revenir un seul. Pour peu donc que vous aimiez la vie, et que vous vouliez suivre mon conseil, vous n’irez pas plus loin, et vous retournerez chez vous. » Le prince Bahman persista dans sa résolution.

« Je veux croire, dit-il au derviche, que votre conseil est sincère, et je vous suis obligé de la marque d’amitié que vous me donnez ; mais quel que soit le danger dont vous me parlez, rien n’est capable de me faire changer de dessein. Si quelqu’un m’attaque, j’ai de bonnes armes, et il ne sera ni plus vaillant ni plus brave que moi. »

« Et si ceux qui vous attaqueront, lui remontra le derviche, ne se font pas voir (car ils sont plusieurs), comment vous défendrez-vous contre des gens qui sont invisibles ? »

« Il n’importe, repartit le prince ; quoi que vous puissiez dire, vous ne me persuaderez pas de rien faire contre mon devoir. Puisque vous savez le chemin que je vous demande, je vous conjure encore une fois de me l’enseigner, et de ne pas me refuser cette grâce. »

Quand le derviche vit qu’il ne pouvoit rien gagner sur l’esprit du prince Bahman, et qu’il étoit opiniâtre dans la résolution de continuer son voyage, nonobstant les avis salutaires qu’il lui donnoit, il mit la main dans un sac qu’il avoit près de lui, et il en tira une boule qu’il lui présenta :

« Puisque je ne puis obtenir de vous, dit-il, que vous m’écoutiez, et que vous profitiez de mes conseils, prenez cette boule, et quand vous serez à cheval, jetez-la devant vous, et suivez-la jusqu’au pied d’une montagne où elle s’arrêtera : quand elle sera arrêtée, vous mettrez pied à terre, et vous laisserez votre cheval la bride sur le cou, qui demeurera à la même place en attendant votre retour. En montant, vous verrez à droite et à gauche une grande quantité de grosses pierres noires, et vous entendrez une confusion de voix de tous les côtés qui vous diront mille injures pour vous décourager, et pour faire en sorte que vous ne montiez pas jusqu’au haut ; mais gardez-vous bien de vous effrayer, et sur toue chose, de tourner la tête pour regarder derrière vous ; en un instant vous seriez changé en une pierre noire, semblable à celles que vous verrez, lesquelles sont autant de seigneurs comme vous, qui n’ont pas réussi dans leur entreprise, comme je vous le disois. Si vous évitez le danger que je ne vous dépeins que légèrement, afin que vous y fassiez bien réflexion, et que vous arriviez au haut de la montagne, vous y trouverez une cage, et dans la cage l’oiseau que vous cherchez. Comme il parle, vous lui demanderez où sont l’arbre qui chante, et l’eau jaune ; et il vous l’enseignera. Je n’ai rien à vous dire davantage : voilà ce que vous avez à faire, et voilà ce que vous avez à éviter ; mais si vous vouliez me croire, vous suivriez le conseil que je vous ai donné, et vous ne vous exposeriez pas à la perte de votre vie. Encore une fois, pendant qu’il vous reste du temps pour y penser, considérez que cette perte est irréparable et attachée à une condition à laquelle on peut contrevenir, même par inadvertance, comme vous pouvez le comprendre. »

« Pour ce qui est du conseil que vous venez de me répéter, et dont je ne laisse pas de vous avoir obligation, reprit le prince Bahman après avoir reçu la boule, je ne puis le suivre ; mais je tâcherai de profiter de l’avis que vous me donnez, de ne pas regarder derrière moi en montant, et j’espère que bientôt vous me verrez revenir, et vous en remercier plus amplement, chargé de la dépouille que je cherche. »

En achevant ces paroles, auxquelles le derviche ne répondit autre chose, sinon qu’il le reverroit avec joie, et qu’il souhaitoit que cela arrivât, il remonta à cheval, prit congé du derviche par une profonde inclination de tête, et jeta la boule devant lui.

La boule roula et continua de rouler presque de la même vitesse que le prince Bahman lui avoit imprimée en la jetant ; ce qui fit qu’il fut obligé d’accommoder la course de son cheval à la même vîtesse pour la suivre, afin de ne la pas perdre de vue ; il la suivit, et quand elle fut au pied de la montagne que le derviche avoit dit, elle s’arrêta ; alors il descendit de cheval, et le cheval ne branla pas de la place, même quand il lui eut mis la bride sur le cou. Après qu’il eut reconnu la montagne des yeux, et qu’il eut remarqué les pierres noires, il commença à monter, et il n’eut pas fait quatre pas que les voix dont le derviche lui avoit parlé se firent entendre sans qu’il vît personne. Les unes disoient :

« Où va cet étourdi ? Où va-t-il ? Que veut-il ? Ne le laissez pas passer. »

D’autres :

« Arrêtez-le, prenez-le, tuez-le. »

D’autres crioient d’une voix de tonnerre :

« Au voleur, à l’assassin, au meurtre ! »

D’autres au contraire crioient d’un ton railleur :

« Non, ne lui faites pas de mal, laissez passer le beau mignon ; vraiment c’est pour lui qu’on garde la cage et l’oiseau ! »

Nonobstant ces voix importunes, le prince Bahman monta quelque temps avec constance et avec fermeté, en s’animant lui-même ; mais les voix redoublèrent avec un tintamarre si grand, et si près de lui, tant en avant qu’en arrière, que la frayeur le saisit. Les pieds et les jambes commencèrent à lui trembler, il chancela ; et bientôt, comme il se fut aperçu que les forces commençoient à lui manquer, il oublia l’avis du derviche : il se tourna pour se sauver en descendant ; et dans le moment, il fut changé en une pierre noire : métamorphose qui étoit arrivée à tant d’autres avant lui, pour avoir tenté la même entreprise ; et la même chose arriva à son cheval.

Depuis le départ du prince Bahman pour son voyage, la princesse Parizade, qui avoit attaché à sa ceinture le couteau avec la gaîne, qu’il lui avoit laissé pour être informée s’il étoit mort ou vivant, n’avoit pas manqué de le tirer et de le consulter, même plusieurs fois chaque jour. De la sorte, elle avoit eu la consolation d’apprendre qu’il étoit en parfaite santé, et de s’entretenir souvent de lui avec le prince Perviz, qui la prévenoit quelquefois en lui demandant des nouvelles.

Le jour fatal enfin où le prince Bahman venoit d’être métamorphosé en pierre, comme le prince et la princesse s’entretenoient de lui sur le soir, selon leur coutume :

« Ma sœur, dit le prince Perviz, tirez le couteau, je vous prie, et apprenons de ses nouvelles. »

La princesse le tira ; et en le regardant, ils virent couler le sang de l’extrémité. La princesse saisie d’horreur et de douleur, jeta le couteau.

« Ah, mon cher frère, s’écria-t-elle, je vous ai donc perdu et perdu par ma faute ! Je ne vous reverrai jamais ! Que je suis malheureuse ! Pourquoi vous ai-je parlé d’oiseau qui parle, d’arbre qui chante, et d’eau jaune, ou plutôt que m’importoit-il de savoir si la dévote trouvoit cette maison belle ou laide, accomplie ou non accomplie ? Plût à Dieu que jamais elle ne se fût avisée de s’y adresser ! Hypocrite, trompeuse, ajouta-t-elle, devois-tu reconnoître ainsi la réception que je t’ai faite ? Pourquoi m’as-tu parlé d’un oiseau, d’un arbre et d’une eau, qui tout imaginaires qu’ils sont, comme je me le persuade par la fin malheureuse d’un frère chéri, ne laissent pas de me troubler encore l’esprit par ton enchantement ? »

Le prince Perviz ne fut pas moins affligé de la mort du prince Bahman que la princesse Parizade ; mais sans perdre le temps en des regrets inutiles, comme il eut compris par les regrets de la princesse sa sœur, qu’elle desiroit toujours passionnément d’avoir en sa possession l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune, il l’interrompit :

« Ma sœur, dit-il, nous regretterions en vain notre frère Bahman ; nos plaintes et notre douleur ne lui rendroient pas la vie ; c’est la volonté de Dieu, nous devons nous y soumettre, et l’adorer dans ses décrets, sans vouloir les pénétrer. Pourquoi voulez-vous douter présentement des paroles de la dévote Musulmane, après les avoir tenues si fermement pour certaines et pour vraies ? Croyez-vous qu’elle vous eût parlé de ces trois choses si elles n’existoient pas, et qu’elle les eût inventées exprès pour vous tromper ; vous qui bien loin de lui en avoir donné sujet, l’avez si bien reçue et accueillie avec tant d’honnêteté et de bonté ? Croyons plutôt que la mort de notre frère vient de sa faute, ou par quelqu’accident que nous ne pouvons pas imaginer. Ainsi, ma sœur, que sa mort ne vous empêche pas de poursuivre notre recherche ; je m’étois offert pour faire le voyage à sa place, je suis dans la même disposition ; et comme son exemple ne me fait pas changer de sentiment, dès demain je l’entreprendrai. »

La princesse fit tout ce qu’elle put pour dissuader le prince Perviz, en le conjurant de ne pas l’exposer au danger, de perdre deux frères au lieu d’un ; mais il demeura inébranlable, nonobstant les remontrances qu’elle lui fit ; et avant qu’il partît, afin qu’elle pût être informée du succès du voyage qu’il entreprenoit, comme elle l’avoit été de celui du prince Bahman, par le moyen du couteau qu’il lui avoit laissé, il lui donna aussi un chapelet de perles de cent grains, pour le même usage ; et en le lui présentant :

« Dites ce chapelet à mon intention pendant mon absence. En le disant, s’il arrive que les grains s’arrêtent de manière que vous ne puissiez plus les mouvoir, ni les faire couler les uns après les autres, comme s’ils étoient collés, ce sera une marque que j’aurai eu le même sort que notre frère ; mais espérons que cela n’arrivera pas, et que j’aurai le bonheur de vous revoir avec la satisfaction que nous attendons vous et moi. »

Le prince Perviz partit ; et le vingtième jour de son voyage il rencontra le même derviche à l’endroit où le prince Bahman l’avoit trouvé. Il s’approcha de lui ; et après l’avoir salué, il le pria, s’il le savoit, de lui enseigner le lieu où étoient l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune. Le derviche lui fit les mêmes difficultés et les mêmes remontrances qu’il avoit faites au prince Bahman, jusqu’à lui dire qu’il y avoit très-peu de temps qu’un jeune cavalier, avec lequel il lui voyoit beaucoup de ressemblance, lui avoit demandé le chemin ; que vaincu par ses instances pressantes et par son importunité, il le lui avoit enseigné, lui avoit donné de quoi lui servir de guide, et prescrit ce qu’il devoit observer pour réussir, mais qu’il ne l’avoit pas vu revenir ; d’après quoi il n’y avoit pas à douter qu’il n’eût eu le même sort que ceux qui l’avoient précédé.

« Bon derviche, reprit le prince Perviz, je sais qui est celui dont vous parlez : c’étoit mon frère aîné, et je suis informé avec certitude qu’il est mort. De quelle mort ? C’est ce que j’ignore. »

« Je puis vous le dire, repartit le derviche : il a été changé en pierre noire, comme ceux dont je viens de parler, et vous devez vous attendre à la même métamorphose, à moins que vous n’observiez plus exactement que lui les bons conseils que je lui avois donnés, au cas que vous persistiez à ne vouloir pas renoncer à votre résolution, à quoi je vous exhorte encore une fois. »

« Derviche, insista le prince Perviz, je ne puis assez vous marquer combien je vous suis redevable de la part que vous prenez à la conservation de ma vie, tout inconnu que je vous suis, et sans que j’aie rien fait pour mériter votre bienveillance ; mais j’ai a vous dire qu’avant que je prisse mon parti j’y ai bien songé, et que je ne puis l’abandonner. Ainsi, je vous supplie de me faire la même grâce que vous avez faite à mon frère. Peut-être réussirai-je mieux que lui à suivre les mêmes renseignemens que j’attends de vous. »

« Puisque je ne puis réussir, dit le derviche, à vous persuader de vous relâcher de ce que vous avez résolu, si mon grand âge ne m’en empêchoit, et que je pusse me soutenir, je me leverois pour vous donner la boule que j’ai ici, laquelle doit vous servir de guide. »

Sans donner au derviche la peine d’en dire davantage, le prince Perviz mit pied à terre ; et comme il se fut avancé jusqu’au derviche, celui-ci qui venoit de tirer la boule de son sac, où il y en avoit un bon nombre d’autres, la lui donna, et il lui dit l’usage qu’il en devoit faire, comme il l’avoit dit au prince Bahman ; et après l’avoir bien averti de ne pas s’effrayer des voix qu’il entendroit, sans voir personne, quelque menaçantes qu’elles fussent, mais de ne pas laisser de monter jusqu’à ce qu’il eût aperçu la cage et l’oiseau, il le congédia.

Le prince Perviz remercia le derviche ; et quand il fut remonté à cheval, il jeta la boule devant le cheval ; et en piquant des deux en même temps, il la suivit. Il arriva enfin au bas de la montagne ; et quand il eut vu que la boule s’étoit arrêtée, il mit pied à terre. Avant qu’il fît le premier pas pour monter, il demeura un moment dans la même place, en rappelant dans sa mémoire les avis que le derviche lui avoit donnés. Il s’encouragea, et il monta bien résolu d’arriver jusqu’au haut de la montagne, et il avança cinq ou six pas ; alors il entendit derrière lui une voix qui lui parut fort proche, comme d’un homme qui le rappeloit et l’insultoit, en criant :

« Attends, téméraire, que je te punisse de ton audace ! »

À cet outrage, le prince Perviz oublia tous les avis du derviche, il mit la main sur le sabre, il le tira, et il se tourna pour se venger ; mais à peine eut-il le temps de voir que personne ne le suivoit, qu’il fut changé en une pierre noire, lui et son cheval.

Depuis que le prince Perviz étoit parti, la princesse Parizade n’avoit pas manqué chaque jour de porter à la main le chapelet qu’elle avoit reçu de lui le jour qu’il étoit parti, et, quand elle n’avoit autre chose à faire, de le dire en faisant passer les grains par ses doigts l’un après l’autre. Elle ne l’avoit pas même quitté la nuit tout ce temps-là : chaque soir en se couchant elle se l’étoit passé autour du cou, et le matin en s’éveillant, elle y avoit porté la main pour éprouver si les grains venoient toujours l’un après l’autre. Le jour enfin, et au moment que le prince Perviz eut la même destinée que le prince Bahman, d’être changé en pierre noire, comme elle tenoit le chapelet à son ordinaire, et qu’elle le disoit, tout-à-coup elle sentit que les grains n’obéissoient plus au mouvement qu’elle leur donnoit, et elle ne douta pas que ce ne fût la marque de la mort certaine du prince son frère. Comme elle avoit déjà pris sa résolution sur le parti qu’elle prendroit au cas que cela arrivât, elle ne perdit pas le temps à donner des marques extérieures de sa douleur. Elle se fit un effort pour la retenir toute en elle-même ; et dès le lendemain, après s’être déguisée en homme, armée et équipée, et qu’elle eut dit à ses gens qu’elle reviendroit dans peu de jours, elle monta à cheval et partit, en prenant le même chemin que les deux princes ses frères avoient tenu.

La princesse Parizade qui étoit accoutumée à monter à cheval en prenant le divertissement de la chasse, supporta la fatigue du voyage mieux que d’autres dames n’auroient pu faire. Comme elle avoit fait les mêmes journées que les princes ses frères, elle rencontra aussi le derviche dans la vingtième journée de marche. Quand elle fut près de lui, elle mit pied à terre, et en tenant son cheval par la bride, elle alla s’asseoir près de lui ; et après qu’elle l’eut salué, elle lui dit :

« Bon derviche, vous voudrez bien que je me repose quelques momens près de vous, et me faire la grâce de me dire si vous n’avez pas entendu dire que quelque part aux environs il y a dans ces cantons un lieu où l’on trouve l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune ? » Le derviche répondit :

« Madame, puisque votre voix me fait connoître quel est votre sexe, nonobstant votre déguisement en homme, et que c’est ainsi que je dois vous appeler, je vous remercie de votre compliment, et je reçois avec un très-grand plaisir l’honneur que vous me faites. J’ai connoissance du lieu où se trouvent les choses dont vous me parlez ; mais à quel dessein me faites-vous cette demande ? »

« Bon derviche, reprit la princesse Parizade, on m’en a fait un récit si avantageux, que je brûle d’envie de les posséder. »

« Madame, repartit le derviche, on vous a dit la vérité : ces choses sont encore plus surprenantes et plus singulières qu’on ne vous les a représentées ; mais on vous a caché les difficultés qu’il y a à surmonter pour parvenir à en jouir : vous ne vous seriez pas engagée dans une entreprise si pénible et si dangereuse si l’on vous avoit bien informée. Croyez-moi : ne passez point plus avant, retournez sur vos pas, et ne vous attendez pas que je veuille contribuer à votre perte. »

« Bon père, repartit la princesse, je viens de loin, et il me fâcheroit fort de retourner chez moi sans avoir exécuté mon dessein. Vous me parlez des difficultés et du danger de perdre la vie ; mais vous ne me dites pas quelles sont ces difficultés, et en quoi consistent ces dangers ; c’est ce que je desirerois de savoir pour me consulter, et voir si je pourrois prendre ou non confiance en ma résolution, en mon courage et en mes forces ? »

Alors le derviche répéta à la princesse Parizade le même discours qu’il avoit tenu aux princes Bahman et Perviz, en lui exagérant les difficultés de monter jusqu’au haut de la montagne où étoit l’oiseau dans sa cage, dont il falloit se rendre maître, après quoi l’oiseau donneroit connoissance de l’arbre et de l’eau jaune ; le bruit et le tintamarre des voix menaçantes et effroyables qu’on entendoit de tous les côtés sans voir personne ; et enfin la quantité de pierres noires, objet qui seul étoit capable de donner de l’effroi à elle et à tout autre, quand elle sauroit que ces pierres étoient autant de braves cavaliers qui avoient été ainsi métamorphosés pour avoir manqué à observer la principale condition pour réussir dans cette entreprise, qui étoit de ne pas se tourner pour regarder derrière soi qu’auparavant on ne se fût saisi de la cage.

Quand le derviche eut achevé :

« À ce que je comprends par votre discours, reprit la princesse, la grande difficulté pour réussir dans cette affaire est premièrement de monter jusqu’à la cage sans s’effrayer du tintamarre des voix qu’on entend sans voir personne ; et en second lieu, de ne pas regarder derrière soi. Pour ce qui est de cette dernière condition, j’espère que je serai assez maîtresse de moi-même pour la bien observer. Quant à la première, j’avoue que ces voix, telles que vous me les représentez, sont capables d’épouvanter les plus assurés ; mais comme dans toutes les entreprises de grande conséquence et périlleuses, il n’est pas défendu d’user d’adresse, je vous demande si l’on pourroit s’en servir dans celle-ci, qui m’est d’une si grande importance ? »

« Et de quelle adresse voudriez-vous user, demanda le derviche ? »

» Il me semble, répondit la princesse, qu’en me bouchant les oreilles avec du coton, si fortes et si effroyables que les voix puissent être, elles en seroient frappées avec beaucoup moins d’impression ; comme aussi elles feroient moins d’effet sur mon imagination, mon esprit demeureroit dans la liberté de ne se pas troubler jusqu’à perdre l’usage de la raison. »

« Madame, reprit le derviche, de tous ceux qui jusqu’à présent se sont adressés à moi pour s’informer du chemin que vous me demandez, je ne sais si quelqu’un s’est servi de l’adresse que vous me proposez. Ce que je sais, c’est que pas un ne me l’a proposée, et que tous y on péri. Si vous persistez dans votre dessein, vous pouvez en faire l’épreuve ; à la bonne heure si elle vous réussit ; mais je ne vous conseillerois pas de vous y exposer. »

« Bon père, repartit la princesse, rien n’empêche que je ne persiste dans mon dessein : le cœur me dit que l’adresse me réussira, et je suis résolue à m’en servir. Ainsi, il ne me reste plus qu’à savoir de vous quel chemin je dois prendre ? C’est la grâce que je vous conjure de ne me pas refuser. »

Le derviche l’exhorta, pour la dernière fois, à se bien consulter ; et comme il vit qu’elle étoit inébranlable dans sa résolution, il tira une boule ; et en la lui présentant :

« Prenez cette boule, dit-il, remontez à cheval, et quand vous l’aurez jetée devant vous, suivez-la par tous les détours que vous lui verrez faire en roulant jusqu’à la montagne où est ce que vous cherchez, et où elle s’arrêtera ; quand elle sera arrêtée, arrêtez-vous aussi, mettez pied à terre et montez. Allez, vous savez le reste, n’oubliez pas d’en profiter. »

La princesse Parizade, après avoir remercié le derviche et pris congé de lui, remonta à cheval ; elle jeta la boule, et elle la suivit par le chemin qu’elle prit en roulant : la boule continua son roulement ; et enfin elle s’arrêta au pied de la montagne.

La princesse mit pied à terre ; elle se boucha les oreilles de coton ; et après qu’elle eut bien considéré le chemin qu’elle avoit à tenir pour arriver au haut de la montagne, elle commença à monter d’un pas égal avec intrépidité. Elle entendit les voix, et elle s’aperçut d’abord que le coton lui étoit d’un grand secours. Plus elle avançoit, plus les voix devenoient fortes et se multiplioient, mais non pas au point de lui faire une impression capable de la troubler. Elle entendit plusieurs sortes d’injures et de railleries piquantes par rapport à son sexe, qu’elle méprisa, et dont elle ne fit que rire.

« Je ne m’offense ni de vos injures, ni de vos railleries, disoit-elle en elle-même, dites encore pire, je m’en moque, et vous ne m’empêcherez pas de continuer mon chemin. »

Elle monta enfin si haut, qu’elle commença d’apercevoir la cage et l’oiseau, lequel, de complot avec les voix, tâchoit de l’intimider, en lui criant d’une voix tonnante, nonobstant la petitesse de son corps :

« Folle, retire-toi, n’approche pas ! »

La princesse, animée davantage par cet objet, doubla le pas. Quand elle se vit si près de la fin de sa carrière, elle gagna le haut de la montagne, où le terrain étoit égal ; elle courut droit à la cage, et elle mit la main dessus, en disant à l’oiseau :

« Oiseau, je te tiens malgré toi, et tu ne m’échapperas pas. »

Pendant que Parizade ôtoit le coton qui lui bouchoit les oreilles :

« Brave dame, lui dit l’oiseau, ne me voulez pas de mal de ce que je me suis joint à ceux qui faisoient leurs efforts pour la conservation de ma liberté. Quoiqu’enfermé dans une cage, je ne laissois pas d’être content de mon sort ; mais destiné à devenir esclave, j’aime mieux vous avoir pour maîtresse, vous qui m’avez acquis si courageusement et si dignement, que toute autre personne du monde ; et dès-à-présent je vous jure une fidélité inviolable, avec une soumission entière à tous vos commandemens. Je sais qui vous êtes, et je vous apprendrai que vous ne vous connoissez pas vous-même pour ce que vous êtes ; mais un jour viendra que je vous rendrai un service dont j’espère que vous m’aurez obligation. Pour commencer à vous donner des marques de ma sincérité, faites-moi connoître ce que vous souhaitez, je suis prêt à vous obéir. »

La princesse pleine d’une joie d’autant plus inexprimable, que la conquête qu’elle venoit de faire lui coûtoit la mort de deux frères chéris tendrement, et à elle-même tant de fatigues et un danger dont elle connoissoit la grandeur, après en être sortie, mieux qu’avant qu’elle s’y engageât, nonobstant ce que le derviche lui en avoit représenté, dit à l’oiseau, après qu’il eut cessé de parler :

« Oiseau, c’étoit bien mon intention de te marquer que je souhaite plusieurs choses qui me sont de la dernière importance ; je suis ravie que tu m’aies prévenue par le témoignage de ta bonne volonté. Premièrement, j’ai appris qu’il y a ici une eau jaune dont la propriété est merveilleuse ; je te demande de m’enseigner où elle est avant toute chose. »

L’oiseau lui enseigna l’endroit qui n’étoit pas beaucoup éloigné ; elle y alla, et elle emplit un petit flacon d’argent qu’elle avoit apporté avec elle. Elle revint à l’oiseau, et elle lui dit :

« Oiseau, ce n’est pas assez, je cherche aussi l’arbre qui chante ; dis-moi où il est ? »

L’oiseau lui dit : « Tournez-vous, et vous verrez derrière vous un bois où vous trouverez cet arbre. »

Le bois n’étoit pas éloigné, la princesse alla jusque-là, et entre plusieurs arbres, le concert harmonieux qu’elle entendit, lui fit connoître celui qu’elle cherchoit ; mais il étoit fort gros et fort haut. Elle revint, et elle dit à l’oiseau :

« Oiseau, j’ai trouvé l’arbre qui chante, mais je ne puis ni le déraciner, ni l’emporter. »

« Il n’est pas nécessaire de le déraciner, reprit l’oiseau, il suffit que vous en preniez la moindre branche, et que vous l’emportiez pour la planter dans votre jardin ; elle prendra racine dès qu’elle sera dans la terre, et en peu de temps vous la verrez devenir un aussi bel arbre que celui que vous venez de voir. « 

Quand la princesse Parizade eut en main les trois choses dont la dévote Musulmane lui avoit fait concevoir un désir si ardent, elle dit encore à l’oiseau :

« Oiseau, tout ce que tu viens de faire pour moi, n’est pas suffisant. Tu es cause de la mort de mes deux frères, qui doivent être parmi les pierres noires que j’ai vues en montant ; je prétends les emmener avec moi. »

Il parut que l’oiseau eût bien voulu se dispenser de satisfaire la princesse sur cet article ; en effet, il en fit difficulté.

« Oiseau, insista la princesse, souviens-toi que tu viens de me dire que tu es mon esclave, que tu l’es en effet, et que ta vie est à ma disposition. »

« Je ne puis, reprit l’oiseau, contester cette vérité ; mais quoique ce que vous me demandez, soit d’une plus grande difficulté, je ne laisserai pas d’y satisfaire. Jetez les yeux ici à l’entour, ajouta-t-il, et voyez si vous n’y verrez pas une cruche ? »

« Je l’aperçois, dit la princesse. »

« Prenez-la, dit-il ; et en descendant la montagne, versez un peu de l’eau dont elle est pleine sur chaque pierre noire, ce sera le moyen de retrouver vos deux frères. »

La princesse Parizade prit la cruche, et en emportant avec soi la cage avec l’oiseau, le flacon et la branche, à mesure qu’elle descendoit, elle versoit de l’eau de la cruche sur chaque pierre noire qu’elle rencontroit, et chacune se changeoit en homme ; et comme elle n’en omit aucune, tous les chevaux, tant des princes ses frères que des autres seigneurs, reparurent. De la sorte, elle reconnut les princes Bahman et Perviz, qui la reconnurent aussi, et qui vinrent l’embrasser. En les embrassant de même, et en leur témoignant son étonnement :

« Mes chers frères, dit-elle, que faites-vous donc ici ? »

Comme ils eurent répondu qu’ils venoient de dormir :

« Oui ; mais, reprit-elle, sans moi votre sommeil dureroit encore, et il eût peut-être duré jusqu’au jour du jugement. Ne vous souvient-il pas que vous étiez venus chercher l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante, et l’eau jaune, et d’avoir vu en arrivant les pierres noires dont cet endroit étoit parsemé ? Regardez et voyez s’il en reste une seule. Les seigneurs qui nous environnent, et vous, vous étiez ces pierres, de même que vos chevaux qui vous attendent, comme vous le pouvez voir ; et si vous desirez de savoir comment cette merveille s’est faite, c’est, continua-t-elle, en leur montrant la cruche dont elle n’avoit pas besoin, et qu’elle avoit déjà posée au pied de la montagne, par la vertu de l’eau dont cette cruche étoit pleine, que j’ai versée sur chaque pierre. Comme après avoir rendu mon esclave l’oiseau qui parle, que voici dans cette cage, et trouvé par son moyen l’arbre qui chante, dont je tiens une branche, et l’eau jaune dont ce flacon est plein, je ne voulois pas retourner sans vous ramener avec moi, je l’ai contraint par le pouvoir que j’ai acquis sur lui, de m’en donner le moyen, et il m’a enseigné où étoit cette cruche, et l’usage que j’en devois faire. »

Les princes Bahman et Perviz connurent par ce discours l’obligation qu’ils avoient à la princesse leur sœur ; et les seigneurs qui s’étoient tous assemblés autour d’eux, et qui avoient entendu le même discours, les imitèrent, en lui marquant que bien loin de lui porter envie au sujet de la conquête qu’elle venoit de faire, et à laquelle ils avoient aspiré, ils ne pouvoient mieux lui témoigner leur reconnoissance de la vie qu’elle venoit de leur redonner, qu’en se déclarant ses esclaves, et prêts à faire tout ce qu’elle leur ordonneroit.

« Seigneurs, reprit la princesse, si vous avez fait attention à mon discours, vous avez pu remarquer que je n’ai eu autre intention dans ce que j’ai fait, que de recouvrer mes frères ainsi, s’il vous en est arrivé le bienfait que vous dites, vous ne m’en avez nulle obligation. Je ne prends de part à votre compliment que l’honnêteté que vous voulez bien m’en faire, et je vous en remercie comme je le dois. D’ailleurs, je vous regarde chacun en particulier comme des personnes aussi libres que vous l’étiez avant votre disgrâce, et je me réjouis avec vous du bonheur qui vous est arrivé à mon occasion. Mais ne demeurons pas davantage dans un lieu où il n’y a plus rien qui doive nous arrêter plus long-temps, remontons à cheval, et retournons chacun au pays d’où nous sommes venus. »

La princesse Parizade donna l’exemple la première, en allant reprendre son cheval, qu’elle trouva où elle l’avoit laissé. Avant qu’elle montât à cheval, le prince Bahman, qui vouloit la soulager, la pria de lui donner la cage à porter.

« Mon frère, reprit la princesse, l’oiseau est mon esclave, je veux le porter moi-même ; mais si vous voulez vous charger de la branche de l’arbre qui chante, la voilà. Tenez la cage néanmoins pour me la rendre quand je serai à cheval. »

Quand elle fut remontée à cheval, et que le prince Bahman lui eut rendu la cage et l’oiseau :

« Et vous, mon frère Perviz, dit-elle en se tournant du côté où il étoit, voilà aussi le flacon d’eau jaune que je remets à votre garde, si cela ne vous incommode pas. »

Le prince Perviz s’en chargea avec bien du plaisir.

Quand le prince Bahman et le prince Perviz, et tous les seigneurs furent tous à cheval, la princesse Parizade attendoit que quelqu’un d’eux se mît à la tête et commençât la marche ; les deux princes voulurent en faire civilité aux seigneurs, et les seigneurs de leur côté vouloient la faire à la princesse. Comme la princesse vit que pas un des seigneurs ne vouloit se donner cet avantage, et que c’étoit pour lui en laisser l’honneur, elle s’adressa à tous, et elle leur dit :

« Seigneurs, j’attends que vous marchiez. »

« Madame, reprit au nom de tous un de ceux qui étoient le plus près d’elle, quand nous ignorerions l’honneur qui est dû à votre sexe, il n’y a pas d’honneur que nous ne soyons prêts à vous rendre, après ce que vous venez de faire pour nous. Nonobstant votre modestie, nous vous supplions de ne nous pas priver plus long-temps du honneur de vous suivre. »

« Seigneur, dit alors la princesse, je ne mérite pas l’honneur que vous me faites, et je ne l’accepte que parce que vous le souhaitez. »

En même temps elle se mit en marche, et les deux princes et les seigneurs la suivirent en troupe sans distinction.

La troupe voulut voir le derviche en passant, le remercier de son bon accueil et de ses conseils salutaires qu’ils avoient trouvés sincères ; mais il étoit mort, et l’on n’a pu savoir si c’étoit de vieillesse, ou parce qu’il n’étoit plus nécessaire pour enseigner le chemin qui conduisoit à la conquête des trois choses dont la princesse Parizade venoit de triompher.

Ainsi la troupe continua son chemin ; mais elle commença à diminuer chaque jour. En effet, les seigneurs qui étoient venus de différens pays, comme nous l’avons dit, après avoir chacun en particulier, réitéré à la princesse l’obligation qu’ils lui avoient, prirent congé d’elle et des princes ses frères, l’un après l’autre, à mesure qu’ils rencontroient le chemin par où ils étoient venus. La princesse et les princes Bahman et Perviz continuèrent le leur jusqu’à ce qu’ils arrivèrent chez eux.

D’abord la princesse posa la cage dans le jardin dont nous avons parlé ; et comme le salon étoit du côté du jardin, dès que l’oiseau eut fait entendre son chant, les rossignols, les pinçons, les alouettes, les fauvettes, les chardonnerets, et une infinité d’autres oiseaux du pays, vinrent l’accompagner de leur ramage. Pour ce qui est de la branche, elle la fit planter en sa présence dans un endroit du parterre, peu éloigné de la maison. Elle prit racine, et en peu de temps elle devint un grand arbre, dont les feuilles rendirent bientôt la même harmonie et le même concert que l’arbre d’où elle avoit été cueillie. Quant au flacon d’eau jaune ; elle fît préparer au milieu du parterre un grand bassin de beau marbre ; et quand il fut achevé, elle y versa toute l’eau jaune qui étoit contenue dans le flacon. Aussitôt elle commença à foisonner en se gonflant ; et quand elle fut venue à-peu-près jusqu’aux bords du bassin, elle s’éleva dans le milieu en grosse gerbe jusqu’à la hauteur de vingt pieds, en retombant et en continuant de même sans que l’eau débordât.

La nouvelle de ces merveilles se répandit dans le voisinage ; et comme la porte de la maison, non plus que celle du jardin, n’étoient fermées à personne, bientôt une grande affluence de peuple des environs vint les admirer.

Au bout de quelques jours, les princes Bahman et Perviz, bien remis de la fatigue de leur voyage, reprirent leur manière de vivre ; et comme la chasse étoit leur divertissement ordinaire, ils montèrent à cheval, et ils y allèrent pour la première fois depuis leur retour, non pas dans leur parc, mais à deux ou trois lieues de leur maison. Comme ils chassoient, le sultan de Perse survint en chassant au même endroit qu’ils avoient choisi. Dès qu’ils se furent aperçus qu’il alloit arriver bientôt, par un grand nombre de cavaliers qu’ils virent paroître en plusieurs endroits, ils prirent le parti de cesser et de se retirer pour éviter sa rencontre ; mais ce fut justement par le chemin qu’ils prirent, qu’ils le rencontrèrent, dans un endroit si étroit, qu’ils ne pouvoient se détourner ni reculer sans être vus. Dans leur surprise, ils n’eurent que le temps de mettre pied à terre et de se prosterner devant le sultan, le front contre terre, sans lever la tête pour le regarder. Mais le sultan qui vit qu’ils étoient bien montés et habillés aussi proprement que s’ils eussent été de sa cour, eut la curiosité de les voir au visage ; il s’arrêta, et il leur commanda de se lever.

Les princes se levèrent, et ils demeurèrent debout devant le sultan, avec un air libre et dégagé, accompagné néanmoins d’une contenance modeste etrlespectueuse. Le sultan les considéra quelque temps depuis la tête jusqu’aux pieds, sans parler ; et après avoir admiré leur bon air et leur bonne mine, il leur demanda qui ils étoient, et où ils demeuroient ?

Le prince Bahman prit la parole :

« Sire, dit-il, nous sommes fils de l’intendant des jardins de votre Majesté, le dernier mort, et nous demeurons dans une maison qu’il fit bâtir peu de temps avant sa mort, afin que nous y demeurassions, en attendant que nous fussions en âge de servir votre Majesté, et de lui demander de l’emploi quand l’occasion se présenteroit. »

« À ce que je vois, reprit le sultan, vous aimez la chasse. « 

« Sire, repartit le prince Bahman, c’est notre exercice le plus ordinaire, et celui qu’aucun des sujets de votre Majesté, qui se destine à porter les armes dans ses armées, ne néglige, en se conformant à l’ancienne coutume de ce royaume. »

Le sultan, charmé d’une réponse si sage, leur dit :

« Puisque cela est, je serai bien aise de vous voir chasser : venez, choisissez telle chasse qu’il vous plaira. »

Les princes remontèrent à cheval, suivirent le sultan ; et ils n’avoient pas avancé bien loin, quand ils virent paroître plusieurs bêtes tout à-la-fois. Le prince Bahman choisit un lion, et le prince Perviz un ours. Ils partirent l’un et l’autre en même temps avec une intrépidité dont le sultan fut surpris. Ils joignirent leur chasse presqu’aussitôt l’un que l’autre, et ils lancèrent leur javelot avec tant d’adresse, qu’ils percèrent, le prince Bahman le lion, et le prince Perviz l’ours d’outre en outre, et que le sultan les vit tomber en peu de temps l’un après l’autre. Sans s’arrêter, le prince Bahman poursuivit un autre ours, et le prince Perviz un autre lion, et en peu de momens ils les percèrent et les renversèrent sans vie. Ils vouloient continuer, mais le sultan ne le permit pas ; il les fit rappeler ; et quand ils furent venus se ranger près de lui :

« Si je vous laissois faire, dit-il, vous auriez bientôt détruit toute ma chasse. Ce n’est pas tant ma chasse néanmoins que je veux épargner que vos personnes dont la vie me sera désormais très-chère, persuadé que votre bravoure, dans un temps, me sera beaucoup plus utile qu’elle ne vient de m’être agréable. »

Le sultan Khosrouschah enfin se sentit pour les deux princes une inclination si forte, qu’il les invita à venir le voir et à le suivre sur l’heure.

« Sire, reprit le prince Bahman, votre Majesté nous fait un honneur que nous ne méritons pas, et nous la supplions de vouloir bien nous en dispenser. »

Le sultan qui ne comprenoit pas quelles raisons les princes pouvoient avoir pour ne pas accepter la marque de considération qu’il leur témoignoit, le leur demanda, et les pressa de l’en éclaircir.

« Sire, dit le prince Bahman, nous avons une sœur notre cadette, avec laquelle nous vivons dans une union si grande, que nous n’entreprenons ni ne faisons rien, qu’auparavant nous n’avons pris son avis ; de même que de son côté elle ne fait rien qu’elle ne nous ait demandé le nôtre. »

« Je loue fort votre union fraternelle, reprit le sultan, consultez donc votre sœur, et demain en revenant chasser avec moi, vous me rendrez réponse. »

Les deux princes retournèrent chez eux, mais ils ne se souvinrent ni l’un ni l’autre, non-seulement de l’aventure qui leur étoit arrivée de rencontrer le sultan, et d’avoir eu l’honneur de chasser avec lui, mais même de parler à la princesse de celui qu’il leur avoit fait de vouloir les emmener avec lui. Le lendemain, comme ils se furent rendus auprès du sultan, au lieu de la chasse :

« Hé bien, leur demanda le sultan, avez-vous parlé à votre sœur ? A-t-elle bien voulu consentir au plaisir que j’attends, de vous voir plus particulièrement ? »

Les princes se regardèrent, et la rougeur leur monta au visage.

« Sire, répondit le prince Bahman, nous supplions votre Majesté de nous excuser ; ni mon frère ni moi, nous ne nous en sommes pas souvenus. »

« Souvenez-vous-en donc aujourd’hui, reprit le sultan, et demain n’oubliez pas de m’en rendre la réponse. »

Les princes tombèrent une seconde fois dans le même oubli, et le sultan ne se scandalisa pas de leur négligence ; au contraire, il tira trois petites boules d’or qu’il avoit dans une bourse. En les mettant dans le sein du prince Bahman :

« Ces boules, dit-il avec un souris, empêcheront que vous n’oubliyez une troisième fois ce que je souhaite que vous fassiez pour l’amour de moi ; le bruit qu’elles feront ce soir en tombant de votre ceinture, vous en fera souvenir, au cas que vous ne vous en soyez pas souvenu auparavant.

La chose arriva comme le sultan l’avoit prévu : sans les trois boules d’or, les princes eussent encore oublié de parler à la princesse Parizade leur sœur. Elles tombèrent du sein du prince Bahman quand il eut ôté sa ceinture en se préparant à se mettre au lit. Aussitôt il alla trouver le prince Perviz, et ils allèrent ensemble à l’appartement de la princesse, qui n’étoit pas encore couchée ; ils lui demandèrent pardon de ce qu’ils venoient l’importuner à une heure indue, et ils lui exposèrent le sujet avec toutes les circonstances de leur rencontre avec le sultan.

La princesse Parizade fut alarmée de cette nouvelle.

« Votre rencontre avec le sultan, dit-elle, vous est heureuse et honorable, et dans la suite, elle peut vous l’être davantage ; mais elle est fâcheuse et bien triste pour moi. C’est à ma considération, je le vois bien, que vous avez résisté à ce que le sultan souhaitoit ; je vous en suis infiniment obligée : je connois en cela que votre amitié correspond parfaitement à la mienne. Vous avez mieux aimé, pour ainsi dire, commettre une incivilité envers le sultan, en lui faisant un refus honnête, à ce que vous avez cru, que de préjudicier à l’union fraternelle que nous nous sommes jurée ; et vous avez bien jugé que si vous aviez commencé à le voir, vous seriez obligés insensiblement à m’abandonner pour vous donner tout à lui. Mais croyez-vous qu’il soit aisé de refuser absolument au sultan ce qu’il souhaite avec tant d’empressement comme il le paroît ? Ce que les sultans souhaitent, sont des volontés auxquelles il est dangereux de résister. Ainsi, quand en suivant mon inclination, je vous dissuaderois d’avoir pour lui la complaisance qu’il exige de vous, je ne ferois que vous exposer à son ressentiment et qu’à me rendre malheureuse avec vous. Vous voyez quel est mon sentiment. Avant néanmoins de rien conclure, consultons l’oiseau qui parle, et voyons ce qu’il nous conseillera : il est pénétrant et prévoyant, et il nous a promis son secours dans les difficultés qui nous embarrasseroient. »

La princesse Parizade se fit apporter la cage ; et après qu’elle eut proposé la difficulté à l’oiseau, en présence des princes, elle lui demanda ce qu’il étoit à propos qu’ils fissent dans cette perplexité. L’oiseau répondit : « Il faut que les princes vos frères correspondent à la volonté du sultan, et même qu’à leur tour ils l’invitent à venir voir votre maison. »

« Mais, oiseau, reprit la princesse, nous nous aimons mes frères et moi d’une amitié sans égale ; cette amitié ne souffrira-t-elle pas de dommage par cette démarche ? »

« Point du tout, repartit l’oiseau : elle en deviendra plus forte. »

« De la sorte, répliqua la princesse, le sultan me verra. »

« L’oiseau lui dit qu’il étoit nécessaire qu’il la vît, et que le tout n’en iroit que mieux. » Le lendemain les princes Bahman et Perviz retournèrent à la chasse, et le sultan, d’aussi loin qu’il se put faire entendre, leur demanda s’ils s’étoient souvenus de parler à leur sœur. Le prince Bahman s’approcha et lui dit :

« Sire, votre Majesté peut disposer de nous, et nous sommes prêts à lui obéir ; non-seulement nous n’avons pas eu de peine à obtenir le consentement de notre sœur, elle a même trouvé mauvais que nous ayons eu cette déférence pour elle, dans une chose qui étoit de notre devoir à l’égard de votre Majesté. Mais, Sire, elle s’en est rendue si digne, que si nous avons péché, nous espérons que votre Majesté nous le pardonnera. »

« Que cela ne vous inquiète pas, reprit le sultan ; bien loin de trouver mauvais ce que vous avez fait, je l’approuve si fort, que j’espère que vous aurez pour ma personne la même déférence, pour peu que j’aie de part dans votre amitié. »

Les princes confus de l’excès de bonté du sultan, ne répondirent que par une profonde inclination, pour lui marquer le grand respect avec lequel ils le recevoient.

Le sultan, contre son ordinaire, ne chassa pas long-temps ce jour-là. Comme il avoit jugé que les princes n’avoient pas moins d’esprit que de valeur et de bravoure, l’impatience de s’entretenir avec plus de liberté, fit qu’il avança son retour. Il voulut qu’ils fussent à ses côtés dans la marche : honneur qui, sans parler des principaux courtisans qui l’accompagnoient, donna de la jalousie, même au grand visir, qui fut mortifié de les voir marcher avant lui.

Quand le sultan fut entré dans sa capitale, le peuple, dont les rues étoient bordées, n’eut les yeux attachés que sur les deux princes Bahman et Perviz, en cherchant qui ils pouvoient être, s’ils étoient étrangers ou du royaume.

« Quoi qu’il en soit, disoient la plupart, plût à Dieu que le sultan nous eût donné deux princes aussi bien faits et d’aussi bonne mine. Il pourroit en avoir à peu près de même âge, si les couches de la sultane, qui en souffre la peine depuis long-temps, eussent été heureuses. »

La première chose que fit le sultan en arrivant dans son palais, fut de mener les princes dans les principaux appartemens, dont ils louèrent la beauté, les richesses, les meubles, les ornemens et la symétrie, sans affectation, et en gens qui s’y entendoient. On servit enfin un repas magnifique, et le sultan les fit mettre à table avec lui ; ils voulurent s’en excuser, mais ils obéirent dès que le sultan leur eut dit que c’étoit sa volonté.

Le sultan qui avoit infiniment d’esprit, avoit fait de grands progrès dans les sciences, et particulièrement dans l’histoire, avoit bien prévu que par modestie et par respect, les princes ne se donneroient pas la liberté de commencer la conversation. Pour leur donner lieu de parler, il la commença, et y fournit pendant tout le repas ; mais sur quelque matière qu’il ait pu les mettre, ils y satisfirent avec tant de connoissance, d’esprit, de jugement et de discernement, qu’il en fut dans l’admiration.

« Quand ils seroient mes enfans, disoit-il en lui-même, et qu’avec l’esprit qu’ils ont, je leur eusse donné l’éducation, ils n’en sauroient pas davantage, et ne seroient ni plus habiles, ni mieux instruits. »

Il prit enfin un si grand plaisir dans leur entretien, qu’après avoir demeuré à table plus que de coutume, il passa dans son cabinet, après être sorti, où il s’entretint encore avec eux très-long-temps. Le sultan enfin leur dit :

« Jamais je n’eusse cru qu’il y eût à la campagne des jeunes seigneurs, mes sujets, si bien élevés, si spirituels, et aussi capables. De ma vie je n’ai eu entretien qui m’ait fait plus de plaisir que le vôtre ; mais en voilà assez, il est temps que vous vous délassiez l’esprit par quelque divertissement de ma cour, et comme aucun n’est plus capable d’en dissiper les nuages que la musique, vous allez entendre un concert de voix et d’instrumens qui ne sera pas désagréable. »

Comme le sultan eut achevé de parler, les musiciens qui avoient eu l’ordre entrèrent et répondirent fort à l’attente qu’on avoit de leur habileté. Des farceurs excellens succédèrent au concert, et des danseurs et des danseuses terminèrent le divertissement.

Le deux princes qui virent que la fin du jour approchoit, se prosternèrent aux pieds du sultan, et lui demandèrent la permission de se retirer, après l’avoir remercié de ses bontés et des honneurs dont ils les avoit comblés ; et le sultan en les congédiant, leur dit :

« Je vous laisse aller, et souvenez-vous que je ne vous ai amenés à mon palais moi-même, que pour vous en montrer le chemin, afin que vous y veniez de vous-mêmes. Vous serez les bien venus ; et plus souvent vous y viendrez, plus vous me ferez de plaisir. « 

Avant de s’éloigner de la présence du sultan, le prince Bahman lui dit :

« Sire, oserions-nous prendre la liberté de supplier votre Majesté de nous faire la grâce à nous et à notre sœur, de passer par notre maison, et de s’y reposer quelques momens, la première fois que le divertissement de la chasse l’amènera aux environs : elle n’est pas digne de votre présence ; mais des monarques quelquefois ne dédaignent pas de se mettre à couvert sous une chaumière. »

Le sultan reprit :

« Une maison de seigneurs, comme vous l’êtes, ne peut être que belle et digne de vous. Je la verrai avec un grand plaisir, et avec un plus grand de vous y avoir pour hôtes vous et votre sœur, qui m’est déjà chère sans l’avoir vue, par le seul récit de ses belles qualités, et je ne différerai pas de me donner cette satisfaction plus long-temps que jusqu’après demain. Je me trouverai de grand matin au même lieu où je n’ai pas oublié que je vous ai rencontrés la première fois ; trouvez-vous-y, vous me servirez de guide. »

Les princes Bahman et Perviz retournèrent chez eux le même jour ; et quand ils furent arrivés, après avoir raconté à la princesse l’accueil honorable que le sultan leur avoit fait, ils lui annoncèrent qu’ils n’avoient pas oublié de l’inviter à leur faire l’honneur de voir leur maison en passant, et que le jour de sa visite seroit celui d’après le jour qui devoit suivre.

« Si cela est ainsi, reprit la princesse, il faut donc dès-à-présent songer à préparer un repas digne de sa Majesté, et pour cela il est bon que nous consultions l’oiseau qui parle, il nous enseignera peut-être quelque mets qui sera plus du goût de sa Majesté que d’autres. »

Comme les princes se furent rapportés à ce qu’elle jugeroit à propos, elle consulta l’oiseau en son particulier après qu’ils se furent retirés.

« Oiseau, dit-elle, le sultan nous fera l’honneur de venir voir notre maison, et nous devons le régaler ; enseigne-nous comment nous pourrons nous en acquitter, de manière qu’il en soit content. »

« Ma bonne maîtresse, reprit l’oiseau, vous avez d’excellens cuisiniers, qu’ils fassent de leur mieux ; et sur toutes choses qu’ils lui fassent un plat de concombres, avec une farce de perles, que vous ferez servir devant le sultan, préférablement à toute autre mets, dès le premier service. »

« Des concombres avec une farce de perles, se récria la princesse Parizade avec étonnement ! Oiseau, tu n’y penses pas, c’est un ragoût inoui ! Le sultan pourra bien l’admirer comme une grande magnificence, mais il sera à table pour manger, et non pas pour admirer des perles. De plus, quand j’y emploierois tout ce que je puis avoir de perles, elles ne suffiroient pas pour la farce. »

« Ma maîtresse, repartit l’oiseau, faites ce que je dis, et ne vous inquiétez pas de ce qui en arrivera : il n’en arrivera que du bien. Quant aux perles, allez demain de bon matin au pied du premier arbre de votre parc, à main droite, et faites-y creuser, vous en trouverez plus que vous n’en aurez besoin. »

Dès le même soir, la princesse Parizade fit avertir un jardinier de se tenir prêt ; et le lendemain de grand matin, elle le prit avec elle, et le mena à l’arbre que l’oiseau lui avoit enseigné, et lui commanda de creuser au pied. Eu creusant, quand le jardinier fut arrivé à une certaine profondeur, il sentit de la résistance, et bientôt il découvrit un coffret d’or d’environ un pied en quarré qu’il montra à la princesse.

« C’est pour cela que je t’ai amené, lui dit-elle : continue, et prends garde de le gâter avec la bêche. »

Le jardinier enfin tira le coffret, et le mit entre les mains de la princesse. Comme le coffret n’étoit fermé qu’avec de petits crochets fort propres, la princesse l’ouvrit, et elle vit qu’il étoit plein de perles, toutes d’une grosseur médiocre, mais égales et propres à l’usage qui devoit être fait. Très-contente d’avoir trouvé ce petit trésor, après avoir refermé le coffret, elle le mit sous son bras, et reprit le chemin de la maison, pendant que le jardinier remettoit la terre du pied de l’arbre au même état qu’auparavant.

Les princes Bahman et Perviz qui avoient vu chacun de son appartement la princesse leur sœur dans le jardin, plus matin qu’elle n’avoit de coutume, dans le temps qu’ils s’habilloient, se joignirent dès qu’ils furent en état de sortir, et allèrent au-devant d’elle ; ils la rencontrèrent au milieu du jardin, et comme ils avoient aperçu de loin qu’elle portoit quelque chose sous le bras, et qu’en approchant ils virent que c’étoit un coffret d’or, ils en furent surpris.

« Ma sœur, lui dit le prince Bahman en l’abordant, vous ne portiez rien quand nous vous avons vue suivie d’un jardinier, et nous vous voyons revenir chargée d’un coffret d’or. Est-ce un trésor que le jardinier a trouvé, et qu’il étoit venu vous annoncer ? »

« Mes frères, reprit la princesse, c’est tout le contraire : c’est moi qui ai mené le jardinier où étoit le coffret, qui lui ai montré l’endroit, et qui l’ai fait déterrer. Vous serez plus étonnés de ma trouvaille, quand vous verrez ce qu’il contient. « 

La princesse ouvrit le coffret ; et les princes émerveillés quand ils virent qu’il étoit rempli de perles, peu considérables par leur grosseur, à les regarder chacune en particulier, mais d’un très-grand prix par rapport à leur perfection et à leur quantité, lui demandèrent par quelle aventure elle avoit eu connoissance de ce trésor.

« Mes frères, répondit-elle, à moins qu’une affaire plus pressante ne vous appelle ailleurs, venez avec moi, je vous le dirai. »

Le prince Perviz reprit :

« Quelle affaire plus pressante pourrions-nous avoir que d’être informés de celle-ci qui nous intéresse si fort ? Nous n’en avions pas d’autre que de venir à votre rencontre. »

Alors la princesse Parizade, au milieu des deux princes, en reprenant son chemin vers la maison, leur fit le récit de la consultation qu’elle avoit faite avec l’oiseau, comme ils étoient convenus avec elle, de la demande, de la réponse, et de ce qu’elle lui avoit opposé au sujet du mets de concombres farcis de perles, et du moyen qu’il lui avoit donné d’en avoir, en lui enseignant et lui indiquant le lieu où elle venoit de trouver le coffret. Les princes et la princesse firent plusieurs raisonnemens pour pénétrer à quel dessein l’oiseau vouloit qu’on préparât un mets de la sorte pour le sultan, jusqu’à faire trouver le moyen d’y réussir. Mais enfin, après avoir bien discouru pour et contre sur cette matière, ils conclurent qu’ils n’y comprenoient rien, et cependant qu’il falloit exécuter le conseil de point en point, et n’y pas manquer.

En rentrant dans la maison, la princesse fit appeler le chef de cuisine, qui vint la trouver dans son appartement. Après qu’elle lui eut ordonné le repas pour régaler le sultan de la manière qu’elle l’entendoit :

« Outre ce que je viens de dire, ajouta-t-elle, il faut que vous me fassiez un mets exprès pour la bouche du sultan ; et ainsi que personne que vous n’y mette la main. Ce mets est un plat de concombres farcis, dont vous ferez la farce des perles que voici ; et en même temps elle ouvrit le coffret, et lui montra les perles. »

Le chef de cuisine, qui jamais n’avoit entendu parler d’une farce pareille, recula deux pas en arrière, avec un visage qui marquoit assez sa pensée. La princesse pénétra cette pensée.

« Je vois bien, dit-elle, que tu me prends pour une folle, de t’ordonner un ragoût dont tu n’as jamais entendu parler, et dont on peut dire certainement que jamais il n’a été fit. Cela est vrai, je le sais comme toi ; mais je ne suis pas folle, et c’est avec tout mon bon sens que je t’ordonne de le faire. Va, invente, fais de ton mieux, et emporte le coffret ; tu me le rapporteras avec les perles qui resteront, s’il y en a plus qu’il n’en est besoin. »

Le chef de cuisine n’eut rien à répliquer ; il prit le coffret et l’emporta. Le même jour enfin, la princesse Parizade donna ses ordres pour faire en sorte que tout fût net, propre et arrangé, tant dans la maison que dans le jardin, pour recevoir le sultan plus dignement.

Le lendemain les deux princes étoient sur le lieu de la chasse, lorsque le sultan de Perse y arriva. Le sultan commença la chasse ; et il la continua jusqu’à ce que la vive ardeur du soleil, qui s’approchoit du plus haut de l’horizon, l’obligea de la finir. Alors, pendant que le prince Bahman demeura auprès du sultan pour l’accompagner, le prince Perviz se mit à la tête de la marche, pour montrer le chemin ; et quand il fut à la vue de la maison, il donna un coup d’éperon pour aller avertir la princesse Parizade que le sultan arrivoit ; mais des gens de la princesse qui s’étoient mis sur les avenues par son ordre, l’avoient déjà avertie ; et le prince la trouva qui attendoit, prête à le recevoir.

Le sultan arriva, et comme il fut entré dans la cour, et qu’il eut mis pied à terre devant le vestibule, la princesse Parizade se présenta et se jeta à ses pieds ; et les princes Bahman et Perviz, qui étoient présens, avertirent le sultan que c’étoit leur sœur, et le supplièrent d’agréer les respects qu’elle rendoit à sa Majesté.

Le sultan se baissa pour aider la princesse à se relever ; et après l’avoir considérée et avoir admiré quelque temps l’éclat de sa beauté, dont il fut ébloui, sa bonne grâce, son air, et un je ne sais quoi qui ne ressentoit pas la campagne où elle demeuroit :

« Les frères, dit-il, sont dignes de la sœur, et la sœur est digne des frères ; et à juger de l’intérieur par l’extérieur, je ne m’étonne plus que les frères ne veuillent rien faire sans le consentement de la sœur ; mais j’espère bien la connoître mieux par cet endroit-là, que par ce qui m’en paroît à la première vue, quand j’aurai vu la maison. »

Alors la princesse prit la parole : « Sire, dit-elle, ce n’est qu’une maison de campagne, qui convient à des gens comme nous qui menons une vie retirée du grand monde ; elle n’a rien de comparable aux maisons des grandes villes, encore moins aux palais magnifiques qui n’appartiennent qu’à des sultans. »

« Je ne m’en rapporte pas entièrement à votre sentiment, dit très-obligeamment le sultan ; ce que j’en vois d’abord fait que je vous tiens un peu pour suspecte. Je me réserve à en porter mon jugement quand vous me l’aurez fait voir ; passez donc devant, et montrez-moi le chemin. »

La princesse, en laissant le salon à part, mena le sultan d’appartement en appartement ; et le sultan, après avoir considéré chaque pièce avec attention, et en avoir admiré la diversité :

« Ma belle, dit-il à la princesse Parizade, appelez-vous ceci une maison de campagne ? Les villes les plus belles et les plus grandes seroient bientôt désertes, si toutes les maisons de campagne ressembloient à la vôtre. Je ne m’étonne plus que vous vous y plaisiez si fort, et que vous méprisiez la ville. Faites-moi voir aussi le jardin ; je m’attends bien qu’il répond à la maison. »

La princesse ouvrit une porte qui donnoit sur le jardin ; et ce qui frappa d’aboird les yeux du sultan, fut la gerbe d’eau jaune, couleur d’or. Surpris par un spectacle si nouveau pour lui, et après l’avoir regardée quelque temps avec admiration :

« D’où vient cette eau merveilleuse, dit-il, qui fait tant de plaisir à voir ? Où en est la source ? Et par quel art en a-t-on fait un jet si extraordinaire, et auquel je ne crois pas qu’il y ait rien de pareil au monde ? Je veux voir cette merveille de près. »

En disant ces paroles il avança. La princesse continua de le conduire, et elle le mena vers l’endroit où l’arbre harmonieux étoit planté.

En approchant, le sultan qui entendit un concert tout différent de ceux qu’il avoit jamais entendus, s’arrêta, et chercha des yeux où étoient les musiciens ; et comme il n’en vit aucun ni près ni loin, et que cependant il entendoit le concert assez distinctement pour en être charmé :

« Ma belle, dit-il, en s’adressant à la princesse Parizade, où sont les musiciens que j’entends ? Sont-ils sous terre ? Sont-ils invisibles dans l’air ? Avec des voix si excellentes et si charmantes, ils ne hasarderoient rien de se laisser voir : au contraire, ils feroient plaisir. »

« Sire, répondit la princesse en souriant, ce ne sont pas des musiciens qui forment le concert que vous entendez, c’est l’arbre que votre Majesté voit devant elle ; et si elle veut se donner la peine d’avancer quatre pas, elle n’en doutera pas, et les voix seront plus distinctes. »

Le sultan s’avança, et il fut si charmé de la douce harmonie du concert, qu’il ne se lassoit pas de l’entendre. À la fin il se souvint qu’il avoit à voir l’eau jaune de près ; ainsi, en rompant le silence :

« Ma belle, demanda-t-il à la princesse, dites-moi, je vous prie, cet arbre admirable se trouve-t-il par hasard dans votre jardin ? Est-ce un présent que l’on vous a fait, ou l’avez-vous fait venir de quelque pays éloigné ? Il faut qu’il vienne de bien loin : autrement, curieux des raretés de la nature, comme je le suis, j’en aurois entendu parler. De quel nom l’appelez-vous ? »

« Sire, répondit la princesse, cet arbre n’a pas d’autre nom que celui d’arbre qui chante, et il n’en croît pas dans le pays ; il seroit trop long de raconter par quelle aventure il se trouve ici. C’est une histoire qui a rapport avec l’eau jaune et avec l’oiseau qui parle, qui nous est venu en même temps, et que votre Majesté pourra voir après qu’elle aura vu l’eau jaune d’aussi près qu’elle le souhaite. Si elle l’a pour agréable, j’aurai l’honneur de la lui raconter quand elle se sera reposée et remise de la fatigue de la chasse, à laquelle elle en ajoute une nouvelle, par la peine qu’elle se donne à la grande ardeur du soleil. »

« Ma belle, reprit le sultan, je ne m’aperçois pas de la peine que vous dites, tant elle est bien récompensée par des choses merveilleuses que vous me faites voir ; dites plutôt que je ne songe pas à celle que je vous donne. Achevons donc, et voyons l’eau jaune, je meurs déjà d’envie de voir et d’admirer l’oiseau qui parle. »

Quand le sultan fut arrivé au jet d’eau jaune, il eut long-temps les yeux attachés sur la gerbe, qui ne cessoit de faire un effet merveilleux en s’élevant en l’air, et en retombant dans le bassin.

« Selon vous, ma belle, dit-il, en s’adressant toujours à la princesse, cette eau n’a pas de source, et elle ne vient d’aucun endroit aux environs, par un conduit amené sous terre ; au moins je comprends qu’elle est étrangère, de même que l’arbre qui chante. »

« Sire, reprit la princesse, cela est comme votre Majesté le dit ; et pour marque que l’eau ne vient pas d’ailleurs, c’est que le bassin est d’une seule pièce, et qu’ainsi elle ne peut venir ni par les côtés, ni par-dessous ; et ce qui doit rendre l’eau plus admirable à votre Majesté, c’est que je n’en ai jeté qu’un flacon dans le bassin, et qu’elle a foisonné comme elle le voit, par une propriété qui lui est particulière. »

Le sultan enfin s’éloignant du bassin :

« En voilà, dit-il, assez pour la première fois, car je me promets bien de revenir souvent. Menez-moi, que je voie l’oiseau qui parle. »

En approchant du salon, le sultan aperçut sur les arbres un nombre prodigieux d’oiseaux qui remplissoient l’air chacun de son chant et de son ramage. Il demanda pourquoi ils étoient là assemblés plutôt que sur les autres arbres du jardin, où il n’en avoit ni vu ni entendu chanter ?

« Sire, repondit la princesse, c’est qu’ils viennent tous des environs pour accompagner le chant de l’oiseau qui parle. Votre Majesté peut l’apercevoir dans la cage qui est posée sur une des fenêtres du salon où elle va entrer ; et si elle y fait attention, elle s’apercevra qu’il a le chant éclatant au-dessus de celui de tous les autres oiseaux, même du rossignol, qui n’en approche que de bien loin. »

Le sultan entra dans le salon ; et comme l’oiseau continuoit son chant :

« Mon esclave, dit la princesse, en élevant la voix, voilà le sultan, faites-lui votre compliment. »

L’oiseau cessa de chanter dans le moment ; et tous les autres oiseaux cessèrent de même :

« Que le sultan, dit-il, soit le très-bien venu ! Que Dieu le comble de prospérités et prolonge le nombre de ses années ! »

Comme le repas étoit servi sur le sofa près de la fenêtre où étoit l’oiseau, le sultan, en se mettant à table :

« Oiseau, dit-il, je te remercie de ton compliment, et je suis ravi de voir en toi le sultan et le roi des oiseaux. »

Le sultan qui vit devant lui le plat de concombres qu’il croyoit farcis à l’ordinaire, y porta d’abord la main, et son étonnement fut extrême de les voir farcis de perles.

« Quelle nouveauté, dit-il ? À quel dessein une farce de perles ? Les perles ne se mangent pas ? »

Il regardoit déjà les deux princes et la princesse pour leur demander ce que cela signifioit ; mais l’oiseau l’interrompit :

« Sire, votre Majesté peut-elle être dans un étonnement si grand d’une farce de perles qu’elle voit de ses yeux, elle qui a cru si facilement que la sultane son épouse étoit accouchée d’un chien, d’un chat, d’un morceau de bois ? »

« Je l’ai cru, repartit le sultan, parce que les sages-femmes me l’ont assuré. »

« Ces sages-femmes, Sire, repartit l’oiseau, étoient sœurs de la sultane, mais sœurs jalouses du bonheur dont vous l’aviez honorée préférablement à elles ; et pour satisfaire leur rage, elles ont abusé de la facilité de votre Majesté. Elles avoueront leur crime, si vous les faites interroger. Les deux frères et leur sœur que vous voyez, sont vos enfans qu’elles ont exposés, mais qui ont été recueillis par l’intendant de vos jardins, et nourris et élevés par ses soins. »

Le discours de l’oiseau éclaira l’entendement du sultan en un instant :

« Oiseau, s’écria-t-il, je n’ai pas de peine à ajouter foi à la vérité que tu me découvres et que tu m’annonces. L’inclination qui m’entraînoit de leur côté, et la tendresse que je sentois déjà pour eux, ne me disoient que trop qu’ils étoient de mon sang. Venez donc, mes enfans, venez, ma fille, que je vous embrasse, et que je vous donne les premières marques de mon amour et de ma tendresse paternelle. »

Il se leva ; et après avoir embrassé les deux princes et la princesse, l’un après l’autre, en mêlant ses larmes avec les leurs :

« Ce n’est pas assez, mes enfans, dit-il, il faut aussi que vous vous embrassiez les uns les autres, non comme enfans de l’intendant de mes jardins, auquel j’aurai l’obligation éternelle de vous avoir conservé la vie ; mais comme les miens, sortis du sang des rois de Perse, dont je suis persuadé que vous soutiendrez bien la gloire. »

Après que les deux princes et la princesse se furent embrassés mutuellement avec une satisfaction toute nouvelle, comme le sultan le souhaitoit, le sultan se remit à table avec eux ; il se pressa de manger. Quand il eut achevé :

« Mes enfans, dit-il, vous connoissez votre père en ma personne ; demain je vous amènerai la sultane votre mère, préparez-vous à la recevoir. »

Le sultan monta à cheval, et retourna à sa capitale en toute diligence. La première chose qu’il fit dès qu’il eut mis pied à terre en entrant dans son palais, fut de commander à son grand visir d’apporter toute la diligence possible à faire faire le procès aux deux sœurs de la sultane. Les deux sœurs furent enlevées de chez elles, interrogées séparément, appliquées à la question, convaincues et condamnées à être écartelées, et le tout fut exécuté en moins d’une heure de temps.

Le sultan Khosrouschah cependant suivi de tous les seigneurs de la cour, qui se trouvèrent présens, alla à pied jusqu’à la porte de la grande mosquée, et après avoir lui-même tiré la sultane hors de la prison étroite où elle languissoit et souffroit depuis tant d’années :

« Madame, dit-il, en l’embrassant les larmes aux yeux, dans l’état pitoyable où elle étoit, je viens vous demander pardon de l’injustice que je vous ai faite, et vous en faire la réparation que je vous dois. Je l’ai déjà commencée par la punition de celles qui m’avoient séduit par une imposture abominable, et j’espère que vous la regarderez comme entière, quand je vous aurai fait présent de deux princes accomplis et d’une princesse aimable et toute charmante, vos enfans et les miens. Venez, et reprenez le rang qui vous appartient, avec tous les honneurs qui vous sont dus. »

Cette réparation se fit devant une multitude de peuple innombrable, qui étoit accouru en foule de toute part, dès la première nouvelle de ce qui se passoit, laquelle fut répandue dans toute la ville en peu de momens.

Le lendemain de grand matin, le sultan et la sultane qui avoit changé l’habit d’humiliation et d’affliction qu’elle portoit le jour en un habit magnifique, tel qu’il lui convenoit, suivis de toute leur cour qui en avoit eu l’ordre, se transportèrent à la maison des deux princes et de la princesse. Ils arrivèrent ; et dès qu’ils eurent mis pied à terre, le sultan présenta à la sultane les princes Bahman et Perviz, et la princesse Parizade, et lui dit :

« Madame, voilà les deux princes vos fils, et voici la princessse votre fille ; embrassez-les avec la même tendresse que je les ai embrassés, ils sont dignes de moi et dignes de vous. »

Les larmes furent répandues en abondance dans ces embrassemens si touchans, et particulièrement de la part de la sultane, par la consolation et par la joie d’embrasser deux princes ses fils, une princesse sa fille, qui lui en avoient causé de si affligeantes, et si long-temps.

Les deux princes et la princesse avoient fait préparer un repas magnifique pour le sultan, pour la sultane, et pour toute la cour.

On se mit à table ; et après le repas, le sultan mena la sultane dans le jardin, où il lui fit observer l’arbre harmonieux et le bel effet de l’eau jaune. Pour ce qui est de l’oiseau, elle l’avoit vu dans sa cage, et le sultan lui en avoit fait l’éloge pendant le repas.

Quand il n’y eut plus rien qui obligeât le sultan de rester davantage, il remonta à cheval ; le prince Bahman l’accompagna à la droite, et le prince Perviz à la gauche ; la sultane avec la princesse à sa gauche, marcha après le sultan. Dans cet ordre, précédés et suivis des officiers de la cour, chacun selon son rang, ils reprirent le chemin de la capitale. Comme ils approchoient, le peuple qui étoit venu au-devant, se présenta en foule, bien loin hors des portes, et ils n’avoient pas moins les yeux attachés sur la sultane, en prenant part à sa joie, après une si longue souffrance, que sur les deux princes et sur la princesse, qu’ils accompagnoient de leurs acclamations. Leur attention étoit attirée aussi par l’oiseau dans sa cage que la princesse Parizade portoit devant elle, dont ils admirèrent le chant, qui attiroit tous les autres oiseaux : ils suivoient en se posant sur les arbres dans la campagne, et sur les toits des maisons dans les rues de la ville.

Les princes Bahman et Perviz, avec la princesse Parizade, furent enfin amenés au palais avec cette pompe ; et le soir la pompe fut suivie de grandes illuminations et de grandes réjouissances, tant au palais que dans toute la ville, lesquelles furent continuées plusieurs jours.

FIN DU TOME SEPTIÈME.

Notes
  1. Villes de Perse
  2. Province d’Asie d’environ 30 lieues de long sur 12 de large. Elle est soumise au kan des Aghwans qui habitent le Candahar. On y fabrique les beaux schalls si connus en Asie et en Europe, sous le nom de Cachemires.
  3. Ce sont deux mots Persans, qui signifient la même chose, c’est-à-dire, génie femelle, fée.
  4. Mot arabe, qui signifie lumière du jour.
  5. Bisnagar, grande ville d’Asie dans les Indes, capitale du royaume du même nom, appelé aussi le royaume de Carnate.
  6. Brahmines, Brahmes ou Brahmins, prêtres et docteurs des Indiens, qui se prétendent descendus de Brahma. Leur tribu est la première et la plus noble de toutes celles qui divisent les peuples de l’Inde, et personne ne peut entrer dans leur ordre que par le droit de la naissance. Leurs fonctions consistent à instruire le peuple de ce qui concerne la religion et la morale.
  7. Quinze mille écus. La bourse vaut cinq cent écus.

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