LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME CINQUIÈME.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME CINQUIÈME.



Avertissement 
 v
Suite de l’histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, l’esclave d’amour 
 1
Histoire du prince Zeyn Alasnam, et du roi des Génies 
 59
Histoire de Codadad et de ses frères 
 101
Histoire de la princesse de Deryabar 
 123
Histoire du Dormeur éveillé 
 174
Histoire d’Aladdin, ou la Lampe merveilleuse 
 377
fin de la table.

AVERTISSEMENT[1].


Les deux contes par où finit le huitième tome, ne sont pas de l’ouvrage des Mille et une Nuits : ils y ont été insérés et imprimés à l’insu du Traducteur, qui n’a eu connoissance de l’infidélité qui lui a été faite, que quand ce tome eut été mis en vente. Ainsi le lecteur ne doit pas être surpris que l’histoire du Dormeur éveillé soit marquée comme racontée par Scheherazade, immédiatement après l’histoire de Ganem.


Notes
  1. Cet avertissement est de M. Galland, On le trouve à la tête du neuvième volume de la première édition des Mille et une Nuits. La division des volumes de cette nouvelle édition, nous oblige de le placer en tête du tome cinquième. Nous ne l’avons conservé, que parce qu’il nous a paru nécessaire pour l’intelligence du préambule de l’histoire du Dormeur éveillé. Les deux contes qui ne se trouvent point dans le manuscrit de M. Galland, sont l’histoire du prince Zeyn Alasnam, et du roi des génies, et celle de Codadad, de ses frères et de la princesse de Deryabar.

SUITE DE L’HISTOIRE DE GANEM,
FILS D’ABOU AÏBOU, L’ESCLAVE D’AMOUR.


Giafar fut à peine hors de la maison, que les maçons et les charpentiers commencèrent à la raser ; et ils firent si bien leur devoir, qu’en moins d’une heure il n’en resta aucun vestige. Mais le juge de police n’ayant pu trouver Ganem, quelque perquisition qu’il en eût faite, en fit donner avis au grand visir avant que ce ministre arrivât au palais. « Hé bien, lui dit Haroun Alraschild en le voyant entrer dans son cabinet, as-tu exécuté mes ordres ? » « Oui, Seigneur, répondit Giafar, la maison où demeuroit Ganem est rasée de fond en comble, et je vous amène Tourmente votre favorite : elle est à la porte de votre cabinet ; je vais la faire entrer, si vous me l’ordonnez. Pour le jeune marchand, on ne l’a pu trouver, Quoiqu’on l’ait cherché partout. Tourmente assure qu’il est parti pour Damas depuis un mois. »

Jamais emportement n’égala celui que le calife fit paroître, lorsqu’il apprit que Ganem lui étoit échappé. Pour sa favorite, prévenu qu’elle lui avait manqué de fidélité, il ne voulut ni la voir ni lui parler. « Mesrour, dit-il au chef des eunuques qui étoit présent, prends l’ingrate, la perfide Tourmente, et va l’enfermer dans la tour obscure. » Cette tour étoit dans l’enceinte du palais, et servoit ordinairement de prison aux favorites qui donnoient quelque sujet de plainte au calife.

Mesrour accoutumé à exécuter sans réplique les ordres de son maître, quelque violens qu’ils fussent, obéit à regret à celui-ci. Il en témoigna sa douleur à Tourmente, qui en fut d’autant plus affligée, qu’elle avoit compté que le calife ne refuseroit pas de lui parler. Il lui fallut céder à sa triste destinée, et suivre Mesrour qui la conduisit à la tour obscure où il la laissa.

Cependant le calife irrité renvoya son grand visir ; et n’écoutant que sa passion, écrivit de sa propre main la lettre qui suit, au roi de Syrie son cousin et son tributaire, qui demeuroit à Damas :


LETTRE
DU CALIFE HAROUN ALRASCHILD,
À MOHAMMED ZINEBI, ROI DE SYRIE.


« Mon cousin, cette lettre est pour vous apprendre qu’un marchand de Damas, nommé Ganem, fils d’Abou Aïbou, a séduit la plus aimable de mes esclaves, nommée Tourmente, et qu’il a pris la fuite. Mon intention est qu’après ma lettre reçue, vous fassiez chercher et saisir Ganem. Dès qu’il sera en votre puissance, vous le ferez charger de chaînes ; et pendant trois jours consécutifs, vous lui ferez donner cinquante coups de nerf de bœuf. Qu’il soit conduit ensuite par tous les quartiers de la ville, avec un crieur qui crie devant lui : Voilà le plus léger des châtimens que le commandeur des croyans fait souffrir à celui qui offense son seigneur, et séduit une de ses esclaves. Après cela, vous me l’enverrez sous bonne garde. Ce n’est pas tout : je veux que vous mettiez sa maison au pillage ; et quand vous l’aurez fait raser, ordonnez que l’on en transporte les matériaux hors de la ville au milieu de la campagne. Outre cela, s’il a père, mère, sœurs, femmes, filles et autres parens, faites-les dépouiller ; et quand ils seront nus, donnez-les en spectacle trois jours de suite à toute la ville, avec défense, sous peine de la vie, de leur donner retraite. J’espère que vous n’apporterez aucun retardement à l’exécution de ce que je vous recommande.

Haroun Alraschild. »


Le calife, après avoir écrit cette lettre, en chargea un courrier, lui ordonnant de faire diligence, et de porter avec lui des pigeons, afin d’être plus promptement informé de ce qu’auroit fait Mohammed Zinebi.

Les pigeons de Bagdad ont cela de particulier, qu’en quelque lieu éloigné qu’on les porte, ils reviennent à Bagdad dès qu’on les a lâchés, sur-tout lorsqu’ils y ont des petits. On leur attache sous l’aile un billet roulé, et par ce moyen on a bientôt des nouvelles des lieux d’où l’on en veut savoir.

Le courrier du calife marcha jour et nuit pour s’accommoder à l’impatience de son maître ; et en arrivant à Damas, il alla droit au palais du roi Zinebi, qui s’assit sur son trône pour recevoir la lettre du calife. Le courrier l’ayant présentée, Mohammed la prit ; et reconnoissant l’écriture, il se leva par respect, baisa la lettre et la mit sur sa tête, pour marquer qu’il étoit prêt à exécuter avec soumission les ordres qu’elle pouvoit contenir. Il l’ouvrit, et sitôt qu’il l’eut lue, il descendit de son trône, et monta sans délai à cheval avec les principaux officiers de sa maison. Il fit aussi avertir le juge de police qui le vint trouver ; et suivi de tous les soldats de sa garde, il se rendit à la maison de Ganem.

Depuis que ce jeune marchand étoit parti de Damas, sa mère n’en avoit reçu aucune lettre. Cependant les autres marchands avec qui il avoit entrepris le voyage de Bagdad, étoient de retour. Ils lui dirent tous qu’ils avoient laissé son fils en parfaite santé ; mais comme il ne revenoit point, et qu’il négligeoit de donner lui-même de ses nouvelles, il n’en fallut pas davantage pour faire croire à cette tendre mère qu’il étoit mort. Elle se le persuada si bien, qu’elle en prit le deuil. Elle pleura Ganem comme si elle l’eût vu mourir, et qu’elle lui eût elle-même fermé les yeux. Jamais mère ne montra tant de douleur ; et loin de chercher à se consoler, elle prenoit plaisir à nourrir son affliction. Elle fit bâtir au milieu de la cour de sa maison un dôme, sous lequel elle mit une figure qui représentoit son fils et qu’elle couvrit elle-même d’un drap mortuaire. Elle passoit presque les jours et les nuits à pleurer sous ce dôme, de même que si le corps de son fils eût été enterré là ; et la belle Force des cœurs, sa fille, lui tenoit compagnie, et mêloit ses pleurs avec les siens.

Il y avoit déjà du temps qu’elles s’occupoient ainsi à s’affliger, et que le voisinage qui entendoit leurs cris et leurs lamentations, plaignoit des parens si tendres, lorsque Mohammed Zinebi vint frapper à la porte ; et une esclave du logis lui ayant ouvert, il entra brusquement en demandant où étoit Ganem, fils d’Abou Aïbou.

Quoique l’esclave n’eût jamais vu le roi Zinebi, elle jugea néanmoins à sa suite, qu’il devoit être un des principaux officiers de Damas. « Seigneur, lui répondit-elle, ce Ganem que vous cherchez, est mort. Ma maîtresse, sa mère, est dans le tombeau que vous voyez, où elle pleure actuellement sa perte. » Le roi, sans s’arrêter au rapport de l’esclave, fit faire par ses gardes une exacte perquisition de Ganem dans tous les endroits de la maison. Ensuite il s’avança vers le tombeau, où il vit la mère et la fille assises sur une simple natte auprès de la figure qui représentoit Ganem, et leurs visages lui parurent baignés de larmes. Ces pauvres femmes se couvrirent de leurs voiles aussitôt qu’elles aperçurent un homme à la porte du dôme. Mais la mère qui reconnut le roi de Damas, se leva et courut se prosterner à ses pieds. « Ma bonne dame, lui dit ce prince, je cherchois votre fils Ganem, est-il ici ? » « Ah, sire, s’écria-t-elle, il y a long-temps qu’il n’est plus ! Plût à Dieu que je l’eusse au moins enseveli de mes propres mains, et que j’eusse la consolation d’avoir ses os dans ce tombeau ! Ah, mon fils, mon cher fils !… » Elle voulut continuer ; mais elle fut saisie d’une si vive douleur, qu’elle n’en eut pas la force.

Zinebi en fut touché. C’étoit un prince d’un naturel fort doux et très-compatissant aux peines des malheureux. « Si Ganem est seul coupable, disoit-il en lui-même, pourquoi punir la mère et la sœur qui sont innocentes ? Ah, cruel Haroun Alraschild, à quelle mortification me réduis-tu, en me faisant ministre de ta vengeance, en m’obligeant à persécuter des personnes qui ne t’ont point offensé ! »

Les gardes que le roi avoit chargés de chercher Ganem, lui vinrent dire qu’ils avoient fait une recherche inutile. Il en demeura très-persuadé : les pleurs de ces deux femmes ne lui permettoient pas d’en douter. Il étoit au désespoir de se voir dans la nécessité d’exécuter les ordres du calife ; mais de quelque pitié qu’il se sentît saisi, il n’osoit se résoudre à tromper le ressentiment du calife. « Ma bonne dame, dit-il à la mère de Ganem, sortez de ce tombeau, vous et votre fille, vous n’y seriez pas en sûreté. » Elles sortirent, et en même temps, pour les mettre hors d’insulte, il ôta sa robe de dessus qui étoit fort ample, et les couvrit toutes deux, en leur commandant de ne pas s’éloigner de lui. Cela fait, il ordonna de laisser entrer la populace pour commencer le pillage, qui se fit avec une extrême avidité, et avec des cris dont la mère et la sœur de Ganem furent d’autant plus épouvantées, qu’elles en ignoroient la cause. On emporta les plus précieux meubles, des coffres pleins de richesses, des tapis de Perse et des Indes, des coussins garnis d’étoffes d’or et d’argent, des porcelaines ; enfin on enleva tout, on ne laissa dans la maison que les murs ; et ce fut un spectacle bien affligeant pour ces malheureuses dames de voir piller tous leurs biens, sans savoir pourquoi on les traitoit si cruellement.

Mohammed, après le pillage de la maison, donna ordre au juge de police de la faire raser avec le tombeau ; et pendant qu’on y travailloit, il emmena dans son palais Force des cœurs et sa mère. Ce fut là qu’il redoubla leur affliction, en leur déclarant les volontés du calife. « Il veut, leur dit-il, que je vous fasse dépouiller, et que je vous expose toutes nues aux yeux du peuple pendant trois jours. C’est avec une extrême répugnance que je fais exécuter cet arrêt cruel et plein d’ignominie. » Le roi prononça ces paroles d’un air qui faisoit connoître qu’il étoit effectivement pénétré de douleur et de compassion. Quoique la crainte d’être détrôné l’empêchât de suivre les mouvemens de sa pitié, il ne laissa pas d’adoucir en quelque façon la rigueur des ordres d’Haroun Alraschild, en faisant faire pour la mère de Ganem et pour Force des cœurs de grosses chemises sans manches d’un gros tissu de crin de cheval.

Le lendemain, ces deux victimes de la colère du calife furent dépouillées de leurs habits, et revêtues de leurs chemises de crin. On leur ôta aussi leurs coiffures, de sorte que leurs cheveux épars flottoient sur leurs épaules. Force des cœurs les avoit du plus beau blond du monde, et ils tomboient jusqu’à terre. Ce fut dans cet état qu’on les fit voir au peuple. Le juge de police, suivi de ses gens, les accompagnoit, et on les promena par toute la ville. Elles étoient précédées d’un crieur, qui de temps en temps disoit à haute voix : Tel est le châtiment de ceux qui se sont attiré l’indignation du Commandeur des croyans.

Pendant qu’elles marchoient ainsi dans les rues de Damas, les bras et les pieds nus, couvertes d’un si étrange habillement, et tâchant de cacher leur confusion sous leurs cheveux dont elles se couvroient le visage, tout le peuple fondoit en larmes.

Les dames sur-tout les regardant comme innocentes au travers des jalousies, et touchées principalement de la jeunesse et de la beauté de Force des cœurs, faisoient retentir l’air de cris effroyables à mesure qu’elles passoient sous leurs fenêtres. Les enfans même effrayés par ces cris et par le spectacle qui les causoit, mêloient leurs pleurs à cette désolation générale, et y ajoutoient une nouvelle horreur. Enfin, quand les ennemis de l’état auroient été dans la ville de Damas, et qu’ils y auroient tout mis à feu et à sang, on n’y auroit pas vu régner une plus grande consternation.

Il étoit presque nuit lorsque cette scène affreuse finit. On ramena la mère et la fille au palais du roi Mohammed. Comme elles n’étoient point accoutumées à marcher les pieds nus, elles se trouvèrent si fatiguées en arrivant, qu’elles demeurèrent long-temps évanouies. La reine de Damas vivement touchée de leur malheur, malgré la défense que le calife avoit faite de les secourir, leur envoya quelques-unes de ses femmes pour les consoler avec toute sorte de rafraîchissemens, et du vin pour leur faire reprendre des forces.

Les femmes de la reine les trouvèrent encore évanouies, et presque hors d’état de profiter du secours qu’elles leur apportoient. Cependant à force de soins, on leur fit reprendre leurs esprits. La mère de Ganem les remercia d’abord de leur honnêteté. « Ma bonne dame, lui dit une des femmes de la reine, nous sommes très-sensibles à vos peines ; et la reine de Syrie, notre maîtresse, nous a fait plaisir quand elle nous a chargées de vous secourir. Nous pouvons vous assurer que cette princesse prend beaucoup de part à vos malheurs, aussi bien que le roi son époux. » La mère de Ganem pria les femmes de la reine de rendre à cette princesse mille grâces pour elle et pour Force des cœurs ; et s’adressant ensuite à celle qui lui avoit parlé : « Madame, lui dit-elle, le roi ne m’a point dit pourquoi le Commandeur des croyans nous fait souffrir tant d’outrages ; apprenez-nous, de grâce, quels crimes nous avons commis. » « Ma bonne dame, répondit la femme de la reine, l’origine de votre malheur vient de votre fils Ganem ; il n’est pas mort ainsi que vous le croyez. On l’accuse d’avoir enlevé la belle Tourmente, la plus chérie des favorites du calife ; et comme il s’est dérobé par une prompte fuite à la colère de ce prince, le châtiment est tombé sur vous. Tout le monde condamne le ressentiment du calife ; mais tout le monde le craint, et vous voyez que le roi Zinebi lui-même n’ose contrevenir à ses ordres, de peur de lui déplaire. Ainsi, tout ce que nous pouvons faire, c’est de vous plaindre et de vous exhorter à prendre patience. »

« Je connois mon fils, reprit la mère de Ganem, je l’ai élevé avec grand soin, et dans le respect dû au Commandeur des croyans. Il n’a point commis le crime dont on l’accuse, et je réponds de son innocence. Je cesse donc de murmurer et de me plaindre, puisque c’est pour lui que je souffre, et qu’il n’est pas mort. Ah, Ganem, ajouta-t-elle, emportée par un mouvement mêlé de tendresse et de joie, mon cher fils Ganem, est-il possible que tu vives encore ? Je ne regrette plus mes biens ; et à quelqu’excès que puissent aller les ordres du calife, je lui en pardonne toute la rigueur, pourvu que le ciel ait conservé mon fils. Il n’y a que ma fille qui m’afflige : ses maux seuls font toute ma peine. Je la crois pourtant assez bonne sœur pour suivre mon exemple. »

À ces paroles, Force des cœurs qui avoit paru insensible jusque-là, se tourna vers sa mère, et lui jetant ses bras au cou : « Oui, ma chère mère, lui dit-elle, je suivrai toujours votre exemple, à quelqu’extrémité que puisse vous porter votre amour pour mon frère. »

La mère et la fille confondant ainsi leurs soupirs et leurs larmes, demeurèrent assez long-temps dans un embrassement si touchant. Cependant les femmes de la reine que ce spectacle attendrissoit fort, n’oublièrent rien pour engager la mère de Ganem à prendre quelque nourriture. Elle mangea un morceau pour les satisfaire, et Force des cœurs en fit autant.

Comme l’ordre du calife portoit que les parens de Ganem paroîtroient trois jours de suite aux yeux du peuple dans l’état qu’on a dit, Force des cœurs et sa mère servirent de spectacle le lendemain pour la seconde fois, depuis le matin jusqu’au soir ; mais ce jour-là et le jour suivant, les choses ne se passèrent pas de la même manière : les rues qui avoient été d’abord pleines de monde, devinrent désertes. Tous les marchands indignés du traitement que l’on faisoit à la veuve et à la fille d’Abou Aïbou, fermèrent leurs boutiques, et demeurèrent enfermés chez eux. Les dames, au lieu de regarder par leurs jalousies, se retirèrent dans le derrière de leurs maisons. Il ne se trouva pas une âme dans les places publiques par où l’on fit passer ces deux infortunées : il sembloit que tous les habitans de Damas eussent abandonné leur ville.

Le quatrième jour, le roi Mohammed Zinebi qui vouloit exécuter fidellement les ordres du calife, quoiqu’il ne les approuvât point, envoya des crieurs dans tous les quartiers de la ville, publier une défense rigoureuse à tout citoyen de Damas ou étranger, de quelque condition qu’il fût, sous peine de la vie et d’être livré aux chiens pour leur servir de pâture après sa mort, de donner retraite à la mère et à la sœur de Ganem, ni de leur fournir un morceau de pain ni une seule goutte d’eau, en un mot, de leur prêter la moindre assistance, et d’avoir aucune communication avec elles.

Après que les crieurs eurent fait ce que le roi leur avoit ordonné, ce prince commanda qu’on mît la mère et la fille hors du palais, et qu’on leur laissât la liberté d’aller où elles voudroient. On ne les vit pas plutôt paroître, que tout le monde s’éloigna d’elles : tant la défense qui venoit d’être publiée avoit fait d’impression sur les esprits. Elles s’aperçurent bien qu’on les fuyoit ; mais comme elles en ignoroient la cause, elles en furent très-surprises ; et leur étonnement augmenta encore, lorsqu’en entrant dans la rue où parmi plusieurs personnes elles reconnurent quelques-uns de leurs meilleurs amis, elles les virent disparoître avec autant de précipitation que les autres. « Quoi donc, dit alors la mère de Ganem, sommes-nous pestiférées ? Le traitement injuste et barbare qu’on nous fait, doit-il nous rendre odieuses à nos concitoyens ? Allons, ma fille, poursuivit-elle, sortons au plus tôt de Damas ; ne demeurons plus dans une ville où nous faisons horreur à nos amis mêmes. »

En parlant ainsi, ces deux misérables dames gagnèrent une des extrémités de la ville, et se retirèrent dans une masure pour y passer la nuit. Là quelques Musulmans poussés par un esprit de charité et de compassion, les vinrent trouver dès que la fin du jour fut arrivée. Ils leur apportèrent des provisions, mais ils n’osèrent s’arrêter pour les consoler, de peur d’être découverts, et punis comme désobéissans aux ordres du calife.

Cependant le roi Zinebi avoit lâché le pigeon pour informer Haroun Alraschild de son exactitude. Il lui mandoit tout ce qui s’étoit passé, et le conjuroit de lui faire savoir ce qu’il vouloit ordonner de la mère et de la sœur de Ganem. Il reçut bientôt par la même voie la réponse du calife, qui lui écrivit qu’il les bannissoit pour jamais de Damas. Aussitôt le roi de Syrie envoya des gens dans la masure, avec ordre de prendre la mère et la fille, de les conduire à trois journées de Damas, et de les laisser là, en leur faisant défense de revenir dans la ville.

Les gens de Zinebi s’acquittèrent de leur commission ; mais moins exacts que leur maître à exécuter de point en point les ordres d’Haroun Alraschild, ils donnèrent par pitié à Force des cœurs et à sa mère quelques menues monnoies pour se procurer de quoi vivre, et à chacune un sac qu’ils leur passèrent au cou, pour mettre leurs provisions.

Dans cette situation déplorable, elles arrivèrent au premier village. Les paysannes s’assemblèrent autour d’elles, et comme au travers de leur déguisement on ne laissoit pas de remarquer que c’étoient des personnes de quelque condition, on leur demanda ce qui les obligeoit à voyager ainsi sous un habillement qui paroissoit n’être pas leur habillement naturel. Au lieu de répondre à la question qu’on leur faisoit, elles se mirent à pleurer ; ce qui ne servit qu’à augmenter la curiosité des paysannes et à leur inspirer de la compassion. La mère de Ganem leur conta ce qu’elle et sa fille avoient souffert. Les bonnes villageoises en furent attendries, et tâchèrent de les consoler. Elles les régalèrent autant que leur pauvreté le leur permit. Elles leur firent quitter leurs chemises de crin de cheval qui les incommodoient fort, pour en prendre d’autres qu’elles leur donnèrent, avec des souliers, et de quoi se couvrir la tête pour conserver leurs cheveux.

De ce village, après avoir bien remercié ces paysannes charitables, Force des cœurs et sa mère s’avancèrent du côté d’Alep à petites journées. Elles avoient accoutumé de se retirer autour des mosquées, ou dans les mosquées mêmes, où elles passoient la nuit sur la natte, lorsque le pavé en étoit couvert ; autrement elles couchoient sur le pavé même, ou bien elles alloient loger dans les lieux publics destinés à servir de retraite aux voyageurs. À l’égard de la nourriture, elles n’en manquoient pas : elles rencontroient souvent de ces lieux où l’on fait des distributions de pain, de riz cuit et d’autre mets, à tous les voyageurs qui en demandent.

Enfin, elles arrivèrent à Alep ; mais elles ne voulurent pas s’y arrêter ; et continuant leur chemin vers l’Euphrate, elles passèrent ce fleuve, et entrèrent dans la Mésopotamie, qu’elles traversèrent jusqu’à Moussoul. De là, quelques peines qu’elles eussent déjà souffertes, elles se rendirent à Bagdad. C’étoit le lieu où tendoient leurs désirs, dans l’espérance d’y rencontrer Ganem, quoiqu’elles ne dussent pas se flatter qu’il fut dans une ville où le calife faisoit sa demeure ; mais elles l’espéroient, parce qu’elles le souhaitoient. Leur tendresse pour lui, malgré tous leurs malheurs, augmentoit au lieu de diminuer. Leurs discours rouloient ordinairement sur lui ; elles en demandoient même des nouvelles à tous ceux qu’elles rencontroient. Mais laissons là Force des cœurs et sa mère, pour revenir à Tourmente.

Elle étoit toujours enfermée très-étroitement dans la tour obscure, depuis le jour qui avoit été si funeste à Ganem et à elle. Cependant quelque désagréable que lui fût la prison, elle en étoit beaucoup moins affligée que du malheur de Ganem, dont le sort incertain lui causoit une inquiétude mortelle. Il n’y avoit presque pas de moment qu’elle ne le plaignit.

Une nuit que le calife se promenoit seul dans l’enceinte de son palais, ce qui lui arrivoit assez souvent, car c’étoit le prince du monde le plus curieux ; et quelquefois dans ses promenades nocturnes il apprenoit des choses qui se passoient dans le palais, et qui sans cela ne seroient jamais venues à sa connoissance. Une nuit donc, en se promenant il passa près de la tour obscure, et comme il crut entendre parler, il s’arrêta ; il s’approcha de la porte pour mieux écouter, et il ouït distinctement ces paroles, que Tourmente, toujours en proie au souvenir de Ganem, prononça d’une voix assez haute : « Ô Ganem, trop infortuné Ganem, où es-tu présentement ? Dans quel lieu ton destin déplorable t’a-t-il conduit ? Hélas, c’est moi qui t’ai rendu malheureux ! Que ne me laissois-tu périr misérablement, au lieu de me prêter un secours généreux ? Quel triste fruit as-tu recueilli de tes soins et de tes respects ? Le Commandeur des croyans qui devroit te récompenser, te persécute pour prix de m’avoir toujours regardée comme une personne réservée à son lit ; tu perds tous tes biens, et le vois obligé de chercher ton salut dans la fuite. Ah, calife, barbare calife, que direz-vous pour votre défense, lorsque vous vous trouverez avec Ganem devant le tribunal du juge souverain, et que les anges rendront témoignage de la vérité en votre présence ? Toute la puissance que vous avez aujourd’hui, et sous qui tremble presque toute la terre, n’empêchera pas que vous en soyez condamné et puni de votre injuste violence. » Tourmente cessa de parler à ces mots ; car ses soupirs et ses larmes l’empêchèrent de continuer.

Il n’en fallut pas davantage pour obliger le calife à rentrer en lui-même. Il vit bien que si ce qu’il venoit d’entendre étoit vrai, sa favorite étoit innocente, et qu’il avoit donné des ordres contre Ganem et sa famille avec trop de précipitation. Pour approfondir une chose où l’équité dont il se piquoit, paroissoit intéressée, il retourna aussitôt à son appartement, et dès qu’il y fut arrivé, il chargea Mesrour d’aller à la tour obscure, et de lui amener Tourmente.

Le chef des eunuques jugea par cet ordre, et encore plus à l’air du calife, que ce prince vouloit pardonner à sa favorite, et la rappeler auprès de lui ; il en fut ravi, car il aimoit Tourmente, et avoit pris beaucoup de part à sa disgrâce. Il vola sur-le-champ à la tour : « Madame, dit-il à la favorite d’un ton qui marquoit sa joie, prenez la peine de me suivre, j’espère que vous ne reviendrez plus dans cette vilaine tour ténébreuse ; le Commandeur des croyans veut vous entretenir, et j’en conçois un heureux présage. »

Tourmente suivit Mesrour, qui la mena et l’introduisit dans le cabinet du calife. D’abord elle se prosterna devant ce prince, et elle demeura dans cet état le visage baigné de larmes. « Tourmente, lui dit le calife, sans lui dire de se relever, il me semble que tu m’accuses de violence et d’injustice : qui est donc celui qui, malgré les égards et la considération qu’il a eus pour moi, se trouve dans une situation misérable ? Parle, tu sais combien je suis bon naturellement, et que j’aime à rendre justice. »

La favorite comprit par ce discours que le calife l’avoit entendue parler ; et profitant d’une si belle occasion de justifier son cher Ganem : « Commandeur des croyans, répondit-elle, s’il m’est échappé quelque parole qui ne soit point agréable à votre Majesté, je vous supplie très-humblement de me le pardonner. Mais celui dont vous voulez connoître l’innocence et la misère, c’est Ganem, le malheureux fils d’Abou Aïbou, marchand de Damas. C’est lui qui m’a sauvé la vie, et qui m’a donné un asile en sa maison. Je vous avouerai que dès qu’il me vit, peut-être forma-t-il la pensée de se donner à moi et l’espérance de m’engager à souffrir ses soins : j’en jugeai ainsi par l’empressement qu’il fit paroître à me régaler et à me rendre tous les services dont j’avois besoin dans l’état où je me trouvois. Mais sitôt qu’il apprit que j’avois l’honneur de vous appartenir : « Ah, madame, me dit-il, ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave. Depuis ce moment, je dois cette justice à sa vertu, sa conduite n’a point démenti ses paroles. Cependant vous savez, Commandeur des croyans, avec quelle rigueur vous l’avez traité, et vous en répondrez devant le tribunal de Dieu. »

Le calife ne sut point mauvais gré à Tourmente de la liberté qu’il y avoit dans ce discours. « Mais, reprit-il, puis-je me fier aux assurances que tu me donnes de la retenue de Ganem ? » « Oui, repartit-elle, vous le pouvez : je ne voudrois pas, pour toute chose au monde, vous déguiser la vérité ; et pour vous prouver que je suis sincère, il faut que je vous fasse un aveu qui vous déplaira peut-être, mais j’en demande pardon par avance à votre Majesté. » « Parle, ma fille, dit alors Haroun Alraschild, je te pardonne tout, pourvu que tu ne me caches rien. » « Hé bien, répliqua Tourmente, apprenez que l’attention respectueuse de Ganem, jointe à tous les bons offices qu’il m’a rendus, me firent concevoir de l’estime pour lui. Je passai même plus avant : vous connoissez la tyrannie de l’amour. Je sentis naître en mon cœur de tendres sentimens ; il s’en aperçut, mais loin de chercher à profiter de ma foiblesse, et malgré tout le feu dont il se sentoit brûler, il demeura toujours ferme dans son devoir ; et tout ce que sa passion pouvoit lui arracher, c’étoient ces termes que j’ai déjà dits à votre Majesté : Ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave. »

Cette déclaration ingénue auroit peut-être aigri tout autre que le calife, mais ce fut ce qui acheva d’adoucir ce prince. Il ordonna à Tourmente de se relever ; et la faisant asseoir auprès de lui : « Raconte-moi, lui dit il, ton histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. » Alors elle s’en acquitta avec beaucoup d’adresse et d’esprit. Elle passa légèrement sur ce qui regardoit Zobéïde : elle s’étendit davantage sur les obligations qu’elle avoit à Ganem, sur la dépense qu’il avoit faite pour elle ; et sur-tout elle vanta fort sa discrétion, voulant par-là faire comprendre au calife qu’elle s’étoit trouvée dans la nécessité de demeurer cachée chez Ganem pour tromper Zobéïde. Et elle finit enfin par la fuite du jeune marchand, à laquelle, sans déguisement, elle dit au calife qu’elle l’avoit forcé pour se dérober à sa colère.

Quand elle eut cessé de parler, ce prince lui dit : « Je crois tout ce que vous m’avez raconté ; mais pourquoi avez-vous tant tardé à me donner de vos nouvelles ? Falloit-il attendre un mois entier après mon retour, pour me faire savoir où vous étiez ? » « Commandeur des croyans, répondit Tourmente, Ganem sortoit si rarement de sa maison, qu’il ne faut pas vous étonner que nous n’ayons point appris les premiers votre retour. D’ailleurs Ganem qui s’étoit chargé de faire tenir le billet que j’ai écrit à Aube du jour, a été long-temps sans trouver le moment favorable de le remettre en main propre. »

« C’est assez, Tourmente, reprit le calife, je reconnois ma faute, et voudrois la réparer, en comblant de bienfaits ce jeune marchand de Damas. Vois donc ce que je puis faire pour lui ; demande-moi ce que tu voudras, je te l’accorderai. » À ces mots la favorite se jeta aux pieds du calife, la face contre terre, et se relevant : « Commandeur des croyans, dit-elle, après avoir remercié votre Majesté pour Ganem, je la supplie très-humblement de faire publier dans vos états, que vous pardonnez au fils d’Abou Aïbou, et qu’il n’a qu’à vous venir trouver. » « Je ferai plus, repartit ce prince : pour t’avoir conservé la vie, pour reconnoître la considération qu’il a eue pour moi, pour le dédommager de la perte de ses biens, et enfin pour réparer le tort que j’ai fait à sa famille, je te le donne pour époux. » Tourmente ne pouvoit trouver d’expressions assez fortes pour remercier le calife de sa générosité. Ensuite elle se retira dans l’appartement qu’elle occupoit avant sa cruelle aventure. Le même ameublement y étoit encore : on n’y avoit nullement touché. Mais ce qui lui fit plus de plaisir, ce fut d’y voir les coffres et les ballots de Ganem, que Mesrour avoit eu soin d’y faire porter.

Le lendemain, Haroun Alraschild donna ordre au grand visir de faire publier par toutes les villes de ses états, qu’il pardonnoit à Ganem, fils d’Abou Aïbou ; mais cette publication fut inutile ; car il se passa un temps considérable sans qu’on entendît parler de ce jeune marchand. Tourmente crut que sans doute il n’avoit pu survivre à la douleur de l’avoir perdue. Une affreuse inquiétude s’empara de son esprit ; mais comme l’espérance est la dernière chose qui abandonne les amans, elle supplia le calife de lui permettre de faire elle-même la recherche de Ganem ; ce qui lui ayant été accordé, elle prit une bourse de mille pièces d’or qu’elle tira de sa cassette, et sortit un matin du palais montée sur une mule des écuries du calife, très-richement enharnachée. Deux eunuques noirs l’accompagnoient, qui avoient de chaque côté la main sur la croupe de la mule.

Elle alla de mosquée en mosquée faire des largesses aux dévots de la religion musulmane, en implorant le secours de leurs prières pour l’accomplissement d’une affaire importante, d’où dépendoit, leur disoit-elle, le repos de deux personnes. Elle employa toute la journée et ses mille pièces d’or à faire des aumônes dans les mosquées, et sur le soir elle retourna au palais.

Le jour suivant elle prit une autre bourse de la même somme, et dans le même équipage elle se rendit à la joaillerie. Elle s’arrêta devant la porte, et sans mettre pied à terre, elle fit appeler le syndic par un des eunuques noirs. Le syndic qui étoit un homme très-charitable, et qui employoit plus des deux tiers de son revenu à soulager les pauvres étrangers, soit qu’ils fussent malades, ou mal dans leurs affaires, ne fit point attendre Tourmente, qu’il reconnut à son habillement pour une dame du palais. « Je m’adresse à vous, lui dit-elle en lui mettant sa bourse entre les mains, comme à un homme dont on vante dans la ville la piété. Je vous prie de distribuer ces pièces d’or aux pauvres étrangers que vous assistez ; car je n’ignore pas que vous faites profession de secourir les étrangers qui ont recours à votre charité. Je sais même que vous prévenez leurs besoins, et que rien n’est plus agréable pour vous que de trouver occasion d’adoucir leur misère. » « Madame, lui répondit le syndic, j’exécuterai avec plaisir ce que vous m’ordonnez ; mais si vous souhaitez d’exercer votre charité par vous-même, prenez la peine de venir jusque chez moi, vous y verrez deux femmes dignes de votre pitié. Je les rencontrai hier comme elles arrivoient dans la ville ; elles étoient dans un état pitoyable ; et j’en fus d’autant plus touché, qu’il me parut que c’étoient des personnes de condition. Au travers des haillons qui les couvroient, malgré l’impression que l’ardeur du soleil a faite sur leur visage, je démêlai un air noble que n’ont point ordinairement les pauvres que j’assiste. Je les menai toutes deux dans ma maison, et les mis entre les mains de ma femme, qui en porta d’abord le même jugement que moi. Elle leur fit préparer de bons lits par ses esclaves, pendant qu’elle-même s’occupoit à leur laver le visage et à leur faire changer de linge. Nous ne savons point encore qui elles sont, parce que nous voulons leur laisser prendre quelque repos avant que de les fatiguer par nos questions. »

Tourmente, sans savoir pourquoi, se sentit quelque curiosité de les voir. Le syndic se mit en devoir de la mener chez lui ; mais elle ne voulut pas qu’il prît cette peine, et elle s’y fit conduire par un esclave qu’il lui donna. Quand elle fut à la porte, elle mit pied à terre, et suivit l’esclave du syndic qui avoit pris les devans pour aller avertir sa maîtresse qui étoit dans la chambre de Force des cœurs et de sa mère ; car c’étoit d’elles dont le syndic venoit de parler à Tourmente.

La femme du syndic ayant appris par son esclave qu’une dame du palais étoit dans sa maison, voulut sortir de la chambre où elle étoit pour l’aller recevoir ; mais Tourmente qui suivoit de près l’esclave, ne lui en donna pas le temps et entra. La femme du syndic se prosterna devant elle, pour marquer le respect qu’elle avoit pour tout ce qui appartenoit au calife. Tourmente la releva, et lui dit : « Ma bonne dame, je vous prie de me faire parler aux deux étrangères qui sont arrivées à Bagdad hier au soir. » « Madame, répondit la femme du syndic, elles sont couchées dans ces deux petits lits que vous voyez l’un auprès de l’autre. » Aussitôt la favorite s’approcha de celui de la mère, et la considérant avec attention : « Ma bonne femme, lui dit-elle, je viens vous offrir mon secours. Je ne suis pas sans crédit dans cette ville, et je pourrai vous être utile à vous et à votre compagne. » « Madame, répondit la mère de Ganem, aux offres obligeantes que vous nous faites, je vois que le ciel ne nous a point encore abandonnées. Nous avions pourtant sujet de le croire, après les malheurs qui nous sont arrivés. » En achevant ces paroles, elle se mit à pleurer si amèrement, que Tourmente et la femme du syndic ne purent aussi retenir leurs larmes.

La favorite du calife, après avoir essuyé les siennes, dit à la mère de Ganem : « Apprenez-nous de grâce vos malheurs, et nous racontez votre histoire ; vous ne sauriez faire ce récit à des gens plus disposés que nous à chercher tous les moyens possibles de vous consoler. » « Madame, reprit la triste veuve d’Abou Aïbou, une favorite du Commandeur des croyans, une dame nommée Tourmente, cause toute notre infortune. » À ce discours la favorite se sentit frappée comme d’un coup de foudre ; mais dissimulant son trouble et son agitation, elle laissa parler la mère de Ganem, qui poursuivit de cette manière : « Je suis veuve d’Abou Aïbou, marchand de Damas ; j’avois un fils nommé Ganem, qui étant venu trafiquer à Bagdad, a été accusé d’avoir enlevé cette Tourmente. Le calife l’a fait chercher partout pour le faire mourir ; et ne l’ayant pu trouver, il a écrit au roi de Damas de faire piller et raser notre maison, et de nous exposer, ma fille et moi, trois jours de suite toutes nues aux yeux du peuple, et puis de nous bannir de Syrie à perpétuité. Mais avec quelqu’indignité qu’on nous ait traitées, je m’en consolerois si mon fils vivoit encore et que je puisse le rencontrer. Quel plaisir pour sa sœur et pour moi de le revoir ! Nous oublierions en l’embrassant la perte de nos biens, et tous les maux que nous avons soufferts pour lui. Hélas, je suis persuadée qu’il n’en est que la cause innocente, et qu’il n’est pas plus coupable envers le calife que sa sœur et moi. » « Non, sans doute, interrompit Tourmente en cet endroit, il n’est pas plus criminel que vous. Je puis vous assurer de son innocence, puisque cette même Tourmente dont vous avez tant à vous plaindre, c’est moi, qui, par la fatalité des astres, ai causé tous vos malheurs. C’est à moi que vous devez imputer la perte de votre fils, s’il n’est plus au monde ; mais si j’ai fait votre infortune, je puis aussi la soulager. J’ai déjà justifié Ganem dans l’esprit du calife : ce prince a fait publier par tous ses états qu’il pardonnoit au fils d’Abou Aïbou ; et ne doutez pas qu’il ne vous fasse autant de bien qu’il vous a fait de mal. Vous n’êtes plus ses ennemis. Il attend Ganem pour le récompenser du service qu’il m’a rendu, en unissant nos fortunes ; il me donne à lui pour épouse. Ainsi regardez-moi comme votre fille, et permettez-moi que je vous consacre une éternelle amitié. » En disant cela, elle se pencha sur la mère de Ganem, qui ne put répondre à ce discours, tant il lui causa d’étonnement. Tourmente la tint long-temps embrassée, et ne la quitta que pour courir à l’autre lit embrasser Force des cœurs, qui s’étant levée sur son séant pour la recevoir, lui tendit les bras.

Après que la charmante favorite du calife eut donné à la mère et à la fille toutes les marques de tendresse qu’elles pouvoient attendre de la femme de Ganem, elle leur dit : « Cessez de vous affliger l’une et l’autre, les richesses que Ganem avoit en cette ville, ne sont pas perdues ; elles sont au palais du calife dans mon appartement. Je sais bien que toutes les richesses du monde ne sauroient vous consoler sans Ganem : c’est le jugement que je fais de sa mère et de sa sœur, si je dois juger d’elles par moi-même. Le sang n’a pas moins de force que l’amour dans les grands cœurs. Mais pourquoi faut-il désespérer de le revoir ? Nous le retrouverons ; le bonheur de vous avoir rencontrées m’en fait concevoir l’espérance. Peut-être même que c’est aujourd’hui le dernier jour de vos peines, et le commencement d’un bonheur plus grand que celui dont vous jouissiez à Damas, dans le temps que vous y possédiez Ganem. »

Tourmente alloit poursuivre, lorsque le syndic des joailliers arriva : « Madame, lui dit-il, je viens de voir un objet bien touchant ! C’est un jeune homme qu’un chamelier amenoit à l’hôpital de Bagdad. Il étoit lié avec des cordes sur un chameau, parce qu’il n’avoit pas la force de se soutenir. On l’avoit déjà délié, et on étoit prêt à le porter à l’hôpital, lorsque j’ai passé par là. Je me suis approché du jeune homme, je l’ai considéré avec attention, et il m’a paru que son visage ne m’étoit pas tout-à-fait inconnu. Je lui ai fait des questions sur sa famille ; mais pour toute réponse, je n’en ai tiré que des pleurs et des soupirs. J’en ai eu pitié ; et connoissant par l’habitude que j’ai de voir des malades, qu’il étoit dans un pressant besoin d’être soigné, je n’ai pas voulu qu’on le mît à l’hôpital ; car je sais trop de quelle manière on y gouverne les malades, et je connois l’incapacité des médecins. Je l’ai fait apporter chez moi par mes esclaves, qui, dans une chambre particulière où je l’ai mis, lui donnent par mon ordre de mon propre linge, et le servent comme ils me serviroient moi-même. »

Tourmente tressaillit à ce discours du joaillier, et sentit une émotion dont elle ne pouvoit se rendre raison. « Menez-moi, dit-elle au syndic, dans la chambre de ce malade, je souhaite de le voir. » Le syndic l’y conduisit ; et tandis qu’elle y alloit, la mère de Ganem dit à Force des cœurs : « Ah, ma fille, quelque misérable que soit cet étranger malade, votre frère, s’il est encore en vie, n’est peut-être pas dans un état plus heureux ! »

La favorite du calife étant dans la chambre où étoit le malade, s’approcha du lit où les esclaves du syndic l’avoient déjà couché. Elle vit un jeune homme qui avoit les yeux fermés, le visage pâle, défiguré et tout couvert de larmes. Elle l’observa avec attention, son cœur palpitoit, elle crut reconnoître Ganem ; mais bientôt elle se défia du rapport de ses yeux. Si elle trouva quelque chose de Ganem dans l’objet qu’elle considéroit, il lui paroît d’ailleurs si différent, qu’elle n’osat s’imaginer que c’était lui qui s’offroit à sa vue. Ne pouvant toutefois résister à l’envie de s’en éclaircir : « Ganem, lui dit-elle d’une voix tremblante, est-ce vous que je vois ? » À ces mots elle s’arrêta pour donner au jeune homme le temps de répondre ; mais s’apercevant qu’il y paroissoit insensible : « Ah, Ganem, reprit-elle, ce n’est point à toi que je parle. Mon imagination trop pleine de ton image a prêté à cet étranger une trompeuse ressemblance. Le fils d’Abou Aïbou, quelque malade qu’il pût être, entendroit la voix de Tourmente. » Au nom de Tourmente, Ganem (car c’étoit effectivement lui) ouvrit les paupières, et tourna la tête vers la personne qui lui adressoit la parole ; et reconnoissant la favorite du calife : « Ah, madame, est-ce vous ? Par quel miracle ?… Il ne put achever. Il fut tout-à-coup saisi d’un transport de joie si vif, qu’il s’évanouit. Tourmente et le syndic s’empressèrent à le secourir ; mais dès qu’ils remarquèrent qu’il commençoit à revenir de son évanouissement, le syndic pria la dame de se retirer, de peur que sa vue n’irritât le mal de Ganem.

Ce jeune homme ayant repris ses esprits, regarda de tout côté ; et ne voyant pas ce qu’il cherchoit : « Belle Tourmente, s’écria-t-il, qu’êtes-vous devenue ? Vous êtes-vous en effet présentée à mes yeux, ou n’est-ce qu’une illusion ? » « Non, Seigneur, lui dit le syndic, ce n’est point une illusion : c’est moi qui ai fait sortir cette dame, mais vous la reverrez sitôt que vous serez en état de soutenir sa vue. Vous avez besoin de repos présentement ; et rien ne doit vous empêcher d’en prendre. Vos affaires ont changé de face, puisque vous êtes, ce me semble, ce Ganem à qui le Commandeur des croyans a fait publier dans Bagdad qu’il pardonnoit le passé. Qu’il vous suffise à l’heure qu’il est de savoir cela. La dame qui vient de vous parler, vous en instruira plus amplement. Ne songez donc qu’à rétablir votre santé ; pour moi, je vais y contribuer autant qu’il me sera possible. » En achevant ces mots, il laissa reposer Ganem, et alla lui faire préparer tous les remèdes qu’il jugea nécessaires pour réparer ses forces épuisées par la diète et par la fatigue.

Pendant ce temps-là, Tourmente étoit dans la chambre de Force des cœurs et de sa mère, où se passa la même scène à peu près ; car quand la mère de Ganem apprit que cet étranger malade que le syndic venoit de faire apporter chez lui, étoit Ganem lui-même, elle en eut tant de joie qu’elle s’évanouit aussi. Et lorsque par les soins de Tourmente et de la femme du syndic, elle fut revenue de sa foiblesse, elle voulut se lever pour aller voir son fils ; mais le syndic qui arriva sur ces entrefaites, l’en empêcha, en lui représentant que Ganem étoit si foible et si exténué, que l’on ne pouvoit sans intéresser sa vie, exciter en lui les mouvemens que doit causer la vue inopinée d’une mère et d’une sœur qu’on aime. Le syndic n’eut pas besoin de longs discours pour persuader la mère de Ganem. Dès qu’on lui dit qu’elle ne pouvoit entretenir son fils sans mettre en danger ses jours, elle ne fit plus d’instance pour l’aller trouver. Alors Tourmente prenant la parole : « Bénissons le ciel, dit-elle, de nous avoir tous rassemblés dans un même lieu. Je vais retourner au palais informer le calife de toutes ces aventures ; et demain matin je reviendrai vous joindre. » Après avoir parlé de cette manière, elle embrassa la mère et la fille, et sortit. Elle arriva au palais ; et dès qu’elle y fut, elle fit demander une audience particulière au calife. Elle l’obtint dans le moment. On l’introduisit dans le cabinet de ce prince ; il y étoit seul. Elle se jeta d’abord à ses pieds, la face contre terre, selon la coutume. Il lui dit de se relever ; et l’ayant fait asseoir, il lui demanda si elle avoit appris des nouvelles de Ganem ? « Commandeur des croyans, lui dit-elle, j’ai si bien fait, que je l’ai retrouvé avec sa mère et sa sœur ! » Le calife fut curieux d’apprendre comment elle avoit pu les rencontrer en si peu de temps. Elle satisfit sa curiosité, et lui dit tant de bien de la mère de Ganem et de Force des cœurs, qu’il eut envie de les voir aussi bien que le jeune marchand.

Si Haroun Alraschild étoit violent, et si, dans ses emportemens, il se portoit quelquefois à des actions cruelles, en récompense il étoit équitable et le plus généreux prince du monde, dès que sa colère étoit passée, et qu’on lui faisoit connoître son injustice. Ainsi, ne pouvant douter qu’il n’eût injustement persécuté Ganem et sa famille, et les ayant maltraités publiquement, il résolut de leur faire une satisfaction publique. « Je suis ravi, dit-il à Tourmente, de l’heureux succès de tes recherches ; j’en ai une extrême joie, moins pour l’amour de toi, qu’à cause de moi-même. Je tiendrai la promesse que j’ai faite : tu épouseras Ganem, et je déclare dès à présent que tu n’es plus mon esclave ; tu es libre. Va retrouver ce jeune marchand ; et dès que sa santé sera rétablie, tu me l’amèneras avec sa mère et sa sœur. »

Le lendemain de grand matin, Tourmente ne manqua pas de se rendre chez le syndic des joailliers, impatiente de savoir l’état de la santé de Ganem, et d’apprendre à la mère et à la fille les bonnes nouvelles qu’elle avoit à leur annoncer. La première personne qu’elle rencontra, fut le syndic, qui lui dit que Ganem avoit fort bien passé la nuit ; que son mal ne provenant que de mélancolie, et la cause en étant ôtée, il seroit bientôt guéri.

Effectivement, le fils d’Abou Aïbou se trouva beaucoup mieux. Le repos et les bons remèdes qu’il avoit pris, et plus que tout cela, la nouvelle situation de son esprit avoient produit un si bon effet, que le syndic jugea qu’il pouvoit sans péril voir sa mère, sa sœur et sa maîtresse, pourvu qu’on le préparât à les recevoir, parce qu’il étoit à craindre que ne sachant pas que sa mère et sa sœur fussent à Bagdad, leur vue ne lui causât trop de surprise et de joie. Il fut résolu que Tourmente entreroit d’abord toute seule dans la chambre de Ganem, et qu’elle feroit signe aux deux autres dames de paroître quand il en seroit temps.

Les choses étant ainsi réglées, Tourmente fut annoncée par le syndic au malade, qui fut si charmé de la revoir, que peu s’en fallut qu’il ne s’évanouît encore. « Hé bien, Ganem, lui dit-elle en s’approchant de son lit, vous retrouvez votre Tourmente, que vous vous imaginiez avoir perdue pour jamais. » « Ah, madame, interrompit-il avec précipitation, par quel miracle venez-vous vous offrir à mes yeux ? Je vous croyois au palais du calife. Ce prince vous a sans doute écoutée : vous avez dissipé ses soupçons, et il vous a redonné sa tendresse. » « Oui, mon cher Ganem, reprit Tourmente, je me suis justifiée dans l’esprit du Commandeur des croyans, qui, pour réparer le mal qu’il vous a fait souffrir, me donne à vous pour épouse. » Ces dernières paroles causèrent à Ganem une joie si vive, qu’il ne put d’abord s’exprimer que par ce silence tendre si connu des amans. Mais il le rompit enfin : « Ah, belle Tourmente, s’écria-t-il, puis-je ajouter foi au discours que vous me tenez ? Croirai-je qu’en effet le calife vous cède au fils d’Abou Aïbou ? » « Rien n’est plus véritable, repartit la dame : ce prince qui vous faisoit auparavant chercher pour vous ôter la vie, et qui, dans sa fureur, a fait souffrir mille indignités à votre mère et à votre sœur, souhaite de vous voir présentement, pour vous récompenser du respect que vous avez eu pour lui ; et il n’est pas douteux qu’il ne comble de bienfaits toute votre famille. »

Ganem demanda de quelle manière le calife avoit traité sa mère et sa sœur, ce que Tourmente lui raconta. Il ne put entendre ce récit sans pleurer, malgré la situation où la nouvelle de son mariage avec sa maîtresse avoit mis son esprit. Mais lorsque Tourmente lui dit qu’elles étoient actuellement à Bagdad et dans la maison même où il se trouvoit, il parut avoir une si grande impatience de les voir, que la favorite ne différa point à la satisfaire. Elle les appela ; elles étoient à la porte où elles n’attendoient que ce moment. Elles entrèrent, s’avancèrent vers Ganem, et l’embrassant tour-à-tour, elles le baisèrent à plusieurs reprises. Que de larmes furent répandues dans ces embrassemens ! Ganem en avoit le visage tout couvert, aussi bien que sa mère et sa sœur. Tourmente en versoit abondamment. Le syndic même et sa femme, que ce spectacle attendrissoit, ne pouvoient retenir leurs pleurs, ni se lasser d’admirer les ressorts secrets de la Providence, qui rassembloit chez eux quatre personnes que la fortune avoit si cruellement séparées.

Après qu’ils eurent tous essuyé leurs larmes, Ganem en arracha de nouvelles en faisant le récit de tout ce qu’il avoit souffert depuis le jour qu’il avoit quitté Tourmente, jusqu’au moment où le syndic l’avoit fait apporter chez lui. Il leur apprit que s’étant réfugié dans un petit village, il y étoit tombé malade ; que quelques paysans charitables en avoient eu soin, mais que ne guérissant point, un chamelier s’étoit chargé de l’amener à l’hôpital de Bagdad. Tourmente raconta aussi tous les ennuis de sa prison, comment le calife, après l’avoir entendu parler dans la tour, l’avoit fait venir dans son cabinet, et par quels discours elle s’étoit justifiée. Enfin, quand ils se furent instruits des choses qui leur étoient arrivées, Tourmente dit : « Bénissons le ciel qui nous a tous réunis, et ne songeons qu’au bonheur qui nous attend. Dès que la santé de Ganem sera rétablie, il faudra qu’il paroisse devant le calife avec sa mère et sa sœur ; mais comme elles ne sont pas en état de se montrer, je vais y mettre bon ordre : je vous prie de m’attendre un moment. »

En disant ces mots, elle sortit, alla au palais, et revint en peu de temps chez le syndic avec une bourse où il y avoit encore mille pièces d’or. Elle la donna au syndic, en le priant d’acheter des habits pour Force des cœurs et pour sa mère. Le syndic, qui étoit un homme de bon goût, en choisit de fort beaux, et les fit faire avec toute la diligence possible. Ils se trouvèrent prêts au bout de trois jours ; et Ganem se sentant assez fort pour sortir, s’y disposa. Mais le jour qu’il avoit pris pour aller saluer le calife, comme il s’y préparoit avec Force des cœurs et sa mère, on vit arriver chez le syndic le grand-visir Giafar.

Ce minisire étoit à cheval avec une grande suite d’officiers : « Seigneur, dit-il à Ganem en entrant, je viens ici de la part du Commandeur des croyans, mon maître et le vôtre. L’ordre dont je suis chargé est bien différent de celui dont je ne veux pas vous renouveler le souvenir : je dois vous accompagner et vous présenter au calife, qui souhaite de vous voir. » Ganem ne répondit au compliment du grand visir que par une très-profonde inclination de tête, et monta un cheval des écuries du calife qu’on lui présenta, et qu’il mania avec beaucoup de grâce. On fit monter la mère et la fille sur des mules du palais ; et tandis que Tourmente aussi montée sur une mule, les menoit chez le prince par un chemin détourné, Giafar conduisit Ganem par un autre, et l’introduisit dans la salle d’audience. Le calife y étoit assis sur son trône, environné des émirs, des visirs, des chefs des huissiers, et des autres courtisans arabes, persans, égyptiens, africains et syriens, de sa domination, sans parler des étrangers.

Quand le grand visir eut amené Ganem au pied du trône, ce jeune marchand fit sa révérence en se jetant la face contre terre ; et puis s’étant levé, il débita un beau compliment en vers, qui bien que composé sur-le-champ, ne laissa pas d’attirer l’approbation de toute la cour. Après son compliment, le calife le fit approcher et lui dit : « Je suis bien aise de te voir, et d’apprendre de toi-même où tu as trouvé ma favorite et tout ce que tu as fait pour elle. » Ganem obéit, et parut si sincère, que le calife fut convaincu de sa sincérité. Ce prince lui fit donner une robe fort riche, selon la coutume observée envers ceux à qui l’on donnoit audience. Ensuite il lui dit : « Ganem, je veux que tu demeures dans ma cour. » « Commandeur des croyans, répondit le jeune marchand, l’esclave n’a point d’autre volonté que celle de son maître, de qui dépendent sa vie et son bien. » Le calife fut très-satisfait de la réponse de Ganem, et lui donna une grosse pension. Ensuite ce prince descendit du trône, et se faisant suivre par Ganem et par le grand visir seulement, il entra dans son appartement.

Comme il ne doutoit pas que Tourmente n’y fût avec la mère et la fille d’Abou Aïbou, il ordonna qu’on les lui amenât. Elles se prosternèrent devant lui. Il les fit relever ; et il trouva Force des cœurs si belle, qu’après l’avoir considérée avec attention : « J’ai tant de douleur, lui dit-il, d’avoir traité si indignement vos charmes, que je leur dois une réparation qui surpasse l’offense que je leur ai faite. Je vous épouse, et par-là je punirai Zobéïde, qui deviendra la première cause de votre bonheur, comme elle l’est de vos malheurs passés. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il en se tournant vers la mère de Ganem, madame, vous êtes encore jeune, et je crois que vous ne dédaignerez pas l’alliance de mon grand visir : je vous donne à Giafar ; et vous, Tourmente, à Ganem. Que l’on fasse venir un cadi et des témoins, et que les trois contrats soient dressés et signés tout-à-l’heure. » Ganem voulut repréter au calife que sa sœur seroit trop honorée d’être seulement au nombre de ses favorites, mais ce prince voulut épouser Force des cœurs.

Il trouva cette histoire si extraordinaire, qu’il fit ordonner à un fameux historien de la mettre par écrit avec toutes ses circonstances. Elle fut ensuite déposée dans son trésor, d’où plusieurs copies tirées sur cet original l’ont rendue publique.

Après que Scheherazade eut achevé l’histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, le sultan des Indes témoigna qu’elle lui avoit fait plaisir. « Sire, dit alors la sultane, puisque cette histoire vous a diverti, je supplie très-humblement votre Majesté de vouloir bien entendre celle du prince Zeyn Alasnam, et du roi des Génies ; vous n’en serez pas moins content. » Schahriar y consentit ; mais comme le jour commençoit à paroître, on la remit à la nuit suivante. La sultane la commença de cette manière :

HISTOIRE
DU PRINCE ZEYN ALASNAM, ET DU ROI DES GÉNIES.


Un roi de Balsora possédoit de grandes richesses. Il étoit aimé de ses sujets ; mais il n’avoit point d’enfans, et cela l’affligeoit beaucoup. Cependant il engagea par des présens considérables tous les saints personnages de ses états à demander au ciel un fils pour lui ; et leurs prières ne furent pas inutiles : la reine devint grosse, et accoucha très-heureusement d’un prince qui fut nommé Zeyn Alasnam, c’est-à-dire, l’Ornement des statues.

Le roi fit assembler tous les astrologues de son royaume, et leur ordonna de tirer l’horoscope de l’enfant. Ils découvrirent par leurs observations qu’il vivroit long-temps, qu’il seroit courageux, mais qu’il auroit besoin de courage pour soutenir avec fermeté les malheurs qui le menaçoient. Le roi ne fut point épouvanté de cette prédiction. « Mon fils, dit-il, n’est pas à plaindre, puisqu’il doit être courageux : il est bon que les princes éprouvent des disgrâces, l’adversité purifie leur vertu ; ils en savent mieux régner. »

Il récompensa les astrologues et les renvoya. Il fit élever Zeyn avec tout le soin imaginable. Il lui donna des maîtres, dès qu’il le vit en âge de profiter de leurs instructions. Enfin il se proposoit d’en faire un prince accompli, quand tout-à-coup ce bon roi tomba malade d’une maladie que ses médecins ne purent guérir. Se voyant au lit de la mort, il appela son fils, et lui recommanda, entr’autres choses, de s’attacher à se faire aimer plutôt qu’à se faire craindre de son peuple ; de ne point prêter l’oreille aux flatteurs, et d’être aussi lent à récompenser qu’à punir, parce qu’il arrivoit souvent que les rois séduits par de fausses apparences, accabloient de bienfaits les méchans, et opprimoient l’innocence.

Aussitôt que le roi fut mort, le prince Zeyn prit le deuil, qu’il porta durant sept jours. Le huitième, il monta sur le trône, ôta du trésor royal le sceau de son père pour y mettre le sien, et commença à goûter la douceur de régner. Le plaisir de voir tous ses courtisans fléchir devant lui, et se faire leur unique étude de lui prouver leur obéissance et leur zèle, en un mot, le pouvoir souverain eut trop de charmes pour lui. Il ne regarda que ce que ses sujets lui devoient, sans penser à ce qu’il devoit à ses sujets. Il se mit peu en peine de les bien gouverner. Il se plongea dans toutes sortes de débauches avec de jeunes voluptueux qu’il revêtit des premières charges de l’état. Il n’eut plus de règle. Comme il étoit naturellement prodigue, il ne mit aucun frein à ses largesses, et insensiblement ses femmes et ses favoris épuisèrent ses trésors.

La reine sa mère vivoit encore. C’étoit une princesse sage et prudente. Elle avoit essayé plusieurs fois inutilement d’arrêter le cours des prodigalités et des débauches du roi son fils, en lui représentant que s’il ne changeoit bientôt de conduite, non-seulement il dissiperoit ses richesses, mais qu’il aliéneroit même l’esprit de ses peuples, et causeroit une révolution qui lui coûteroit peut-être la couronne et la vie. Peu s’en fallut que ce qu’elle avoit prédit n’arrivât : les peuples commencèrent à murmurer contre le gouvernement ; et leurs murmures auroient infailliblement été suivis d’une révolte générale, si la reine n’eût eu l’adresse de la prévenir ; mais cette princesse informée de la mauvaise disposition des choses, en avertit le roi qui se laissa persuader enfin. Il confia le ministère à de sages vieillards qui surent bien retenir ses sujets dans le devoir.

Cependant Zeyn voyant toutes ses richesses consommées, se repentit de n’en avoir pas fait un meilleur usage. Il tomba dans une mélancolie mortelle, et rien ne pouvoit le consoler. Une nuit il vit en songe un vénérable vieillard qui s’avança vers lui, et lui dit d’un air riant :

« Ô Zeyn, sache qu’il n’y a pas de chagrin qui ne soit suivi de joie ; point de malheur qui ne traîne à sa suite quelque bonheur. Si tu veux voir la fin de ton affliction, lève-toi, pars pour l’Égypte, va-t-en au Caire : une grande fortune t’y attend. »

Le prince à son réveil fut frappé de ce songe. Il en parla fort sérieusement à la reine sa mère, qui n’en fit que rire. « Ne voudriez-vous point, mon fils, lui dit-elle, aller en Égypte sur la foi de ce beau songe ? » « Pourquoi non, madame, répondit Zeyn ? Pensez-vous que tous les songes soient chimériques ? Non, non, il y en a de mystérieux. Mes précepteurs m’ont raconté mille histoires qui ne me permettent pas d’en douter. D’ailleurs, quand je n’en serois pas persuadé, je ne pourrois me défendre d’écouter mon songe. Le vieillard qui m’est apparu, avoit quelque chose de surnaturel. Ce n’est point un de ces hommes que la seule vieillesse rend respectables : je ne sais quel air divin étoit répandu dans sa personne. Il étoit tel enfin qu’on nous représente le grand prophète ; et si vous voulez que je vous découvre ma pensée, je crois que c’est lui qui, touché de mes peines, veut les soulager. Je m’en fie à la confiance qu’il m’a inspirée ; je suis plein de ses promesses, et j’ai résolu de suivre sa voix. » La reine essaya de l’en détourner, mais elle n’en put venir à bout. Le prince lui laissa la conduite du royaume, sortit une nuit du palais fort secrètement, et prit la route du Caire sans vouloir être accompagné de personne.

Après beaucoup de fatigue et de peine, il arriva dans cette fameuse ville qui en a peu de semblables au monde, soit pour la grandeur, soit pour la beauté. Il alla descendre à la porte d’une mosquée, où se sentant accablé de lassitude, il se coucha. À peine fut-il endormi qu’il vit le même vieillard qui lui dit :

« Ô mon fils, je suis content de toi, tu as ajouté foi à mes paroles. Tu es venu ici sans que la longueur et les difficultés des chemins t’aient rebuté ; mais apprends que je ne t’ai fait faire un si long voyage que pour t’éprouver. Je vois que tu as du courage et de la fermeté. Tu mérites que je te rende le plus riche et le plus heureux prince de la terre. Retourne à Balsora ; tu trouveras dans ton palais des richesses immenses. Jamais roi n’en a tant possédé qu’il y en a. »

Le prince ne fut pas satisfait de ce songe. « Hélas, dit-il en lui-même après s’être réveillé, quelle étoit mon erreur ! Ce vieillard que je croyois notre grand prophète, n’est qu’un pur ouvrage de mon imagination agitée. J’en avois l’esprit si rempli, qu’il n’est pas surprenant que j’y aie rêvé une seconde fois. Retournons à Balsora. Que ferois-je ici plus long-temps ? Je suis bien heureux de n’avoir dit à personne qu’à ma mère le motif de mon voyage ; je deviendrois la fable de mes peuples, s’ils le savoient. »

Il reprit donc le chemin de son royaume ; et dès qu’il y fut arrivé, la reine lui demanda s’il revenoit content. Il lui conta tout ce qui s’étoit passé, et parut si mortifié d’avoir été trop crédule, que cette princesse, au lieu d’augmenter son ennui par des reproches ou par des railleries, le consola. « Cessez de vous affliger, mon fils, lui dit-elle : si Dieu vous destine des richesses, vous les acquerrez sans peine. Demeurez en repos ; tout ce que j’ai à vous recommander, c’est d’être vertueux. Renoncez aux délices de la danse, des orgues, et du vin couleur de pourpre ; fuyez tous ces plaisirs ; ils vous ont déjà pensé perdre. Appliquez-vous à rendre vos sujets heureux ; en faisant leur bonheur, vous assurerez le vôtre. »

Le prince Zeyn jura qu’il suivroit désormais tous les conseils de sa mère, et ceux des sages visirs dont elle avoit fait choix pour l’aider à soutenir le poids du gouvernement. Mais dès la première nuit qu’il fut de retour en son palais, il vit en songe pour la troisième fois le vieillard qui lui dit :

« Ô courageux Zeyn, le temps de ta prospérité est enfin venu. Demain matin, d’abord que tu seras levé, prends une pioche, et va fouiller dans le cabinet du feu roi : tu y découvriras un grand trésor. »

Le prince ne fut pas plutôt réveillé qu’il se leva. Il courut à l’appartement de la reine, et lui raconta avec beaucoup de vivacité le nouveau songe qu’il venoit de faire. « En vérité, mon fils, dit la reine en souriant, voilà un vieillard bien obstiné : il n’est pas content de vous avoir trompé deux fois ; êtes-vous d’humeur à vous y fier encore ? » « Non, madame, répondit Zeyn, je ne crois nullement ce qu’il m’a dit ; mais je veux par plaisir visiter le cabinet de mon père. » « Oh, je m’en doutois bien, s’écria la reine en éclatant de rire ; allez, mon fils, contentez-vous. Ce qui me console, c’est que la chose n’est pas si fatigante que le voyage d’Égypte. »

« Hé bien, madame, reprit le roi, il faut vous l’avouer, ce troisième songe m’a rendu ma confiance : il est lié aux deux autres. Car enfin examinons toutes les paroles du vieillard : il m’a d’abord ordonné d’aller en Égypte ; là, il m’a dit qu’il ne m’avoit fait faire ce voyage que pour m’éprouver.

« Retourne à Balsora, m’a-t-il dit ensuite ; c’est là que tu dois trouver des trésors. »

» Cette nuit il m’a marqué précisément l’endroit où ils sont. Ces trois songes, ce me semble, sont suivis, ils n’ont rien d’équivoque. Pas une circonstance qui embarrasse. Après tout, ils peuvent être chimériques ; mais j’aime mieux faire une recherche vaine, que de me reprocher toute ma vie d’avoir manqué peut-être de grandes richesses en faisant mal-à-propos l’esprit-fort. »

En achevant ces paroles, il sortit de l’appartement de la reine, se fit donner une pioche, et entra seul dans le cabinet du feu roi. Il se mit à piocher, et il leva plus de la moitié des carreaux du pavé sans apercevoir la moindre apparence de trésor. Il quitta l’ouvrage pour se reposer un moment, disant en lui-même : « J’ai bien peur que ma mère n’ait eu raison de se moquer de moi. » Néanmoins il reprit courage, et continua son travail. Il n’eut pas sujet de s’en repentir : il découvrit tout-à-coup une pierre blanche qu’il leva, et dessous il trouva une porte sur laquelle étoit caché un cadenas d’acier. Il le rompit à coups de pioche, et ouvrit la porte qui couvroit un escalier de marbre blanc. Il alluma aussitôt une bougie, et descendit par cet escalier dans une chambre parquetée de porcelaines de la Chine, et dont les lambris et le plafond étoient de cristal. Mais il s’attacha particulièrement à regarder quatre estrades, sur chacune desquelles il y avoit dix urnes de porphire. Il s’imagina qu’elles étoient pleines de vin. « Bon, dit-il, ce vin doit être bien vieux ; je ne doute pas qu’il ne soit excellent. » Il s’approcha de l’une de ces urnes, il en ôta le couvercle, et vit avec autant de surprise que de joie qu’elle étoit pleine de pièces d’or. Il visita les quatre autres l’une après l’autre, et les trouva pleines de sequins. Il en prit une poignée qu’il porta à la reine.

Cette princesse fut dans l’étonnement que l’on peut s’imaginer, quand elle entendit le rapport que le roi lui fit de tout ce qu’il avoit vu. « Ô mon fils, s’écria-t-elle, gardez-vous de dissiper follement tous ces biens, comme vous avez déjà fait ceux du trésor royal ! Que vos ennemis n’aient pas un si grand sujet de se réjouir ! » « Non, madame, répondit Zeyn, je vivrai désormais d’une manière qui ne vous donnera que de la satisfaction. »

La reine pria le roi son fils de la mener dans cet admirable souterrain, que le feu roi son mari avoit fait faire si secrètement qu’elle n’en avoit jamais ouï parler. Zeyn la conduisit au cabinet, l’aida à descendre l’escalier de marbre, et la fit entrer dans la chambre où étoient les urnes. Elle regarda toutes choses d’un œil curieux, et remarqua dans un coin une petite urne de la même matière que les autres. Le prince ne l’avoit point encore aperçue. Il la prit, et l’ayant ouverte, il trouva dedans une clef d’or. « Mon fils, dit alors la reine, cette clef enferme sans doute quelque nouveau trésor. Cherchons partout ; voyons si nous ne découvrirons point à quel usage elle est destinée. »

Ils examinèrent la chambre avec une extrême attention, et trouvèrent enfin une serrure au milieu d’un lambris. Ils jugèrent que c’étoit celle dont ils avoient la clef. Le roi en fit l’essai sur le champ. Aussitôt une porte s’ouvrit, et leur laissa voir une autre chambre au milieu de laquelle étoient neuf piédestaux d’or massif, dont huit soutenoient chacun une statue faite d’un seul diamant ; et ces statues jetoient tant d’éclat, que la chambre en étoit tout éclairée.

« Ô ciel, s’écria Zeyn tout surpris, où est-ce que mon père a pu trouver de si belles choses ? » Le neuvième piédestal redoubla son étonnement ; car il y avoit dessus une pièce de satin blanc sur laquelle étoient écrits ces mots :

« Ô mon cher fils, ces huit statues m’ont coûté beaucoup de peine à acquérir ! Mais quoiqu’elles soient d’une grande beauté, sache qu’il y en a une neuvième au monde qui les surpasse : elle vaut mieux toute seule que mille comme celles que tu vois. Si tu souhaites de t’en rendre possesseur, va dans la ville du Caire en Égypte. Il y a là un de mes anciens esclaves appelé Mobarec ; tu n’auras nulle peine à le découvrir : la première personne que tu rencontreras, t’enseignera sa demeure. Va le trouver ; dis-lui tout ce qui t’est arrivé. Il te connoîtra pour mon fils, et il te conduira jusqu’au lieu où est cette merveilleuse statue que tu acquerras avec le salut. »

Le prince, après avoir lu ces paroles, dit à la reine : « Je ne veux point manquer cette neuvième statue. Il faut que ce soit une pièce bien rare, puisque celles-ci toutes ensemble ne la valent pas. Je vais partir pour le grand Caire. Je ne crois pas, madame, que vous combattiez ma résolution. »

« Non, mon fils, répondit la reine, je ne m’y oppose point. Vous êtes sans doute sous la protection de notre grand prophète ; il ne permettra pas que vous périssiez dans ce voyage. Partez quand il vous plaira. Vos visirs et moi, nous gouvernerons bien l’état pendant votre absence. » Le prince fit préparer son équipage ; mais il ne voulut mener avec lui qu’un petit nombre d’esclaves seulement.

Il ne lui arriva nul accident sur la route. Il se rendit au Caire, où il demanda des nouvelles de Mobarec. On lui dit que c’étoit un des plus riches citoyens de la ville ; qu’il vivoit en grand seigneur, et que sa maison étoit ouverte particulièrement aux étrangers. Zeyn s’y fit conduire. Il frappa à la porte. Un esclave ouvra, et lui dit : « Que souhaitez-vous, et qui êtes-vous ? » « Je suis étranger, répondit le prince. J’ai ouï parler de la générosité du seigneur Mobarec, et je viens loger chez lui. » L’esclave pria Zeyn d’attendre un moment ; puis il alla dire cela à son maître, qui lui ordonna de faire entrer l’étranger. L’esclave revint à la porte et dit au prince qu’il étoit le bien venu.

Alors Zeyn entra, traversa une grande cour, et passa dans une salle magnifiquement ornée, où Mobarec qui l’attendoit, le reçut fort civilement et le remercia de l’honneur qu’il lui faisoit de vouloir bien prendre un logement chez lui. Le prince après avoir répondu à ce compliment, dit à Mobarec : « Je suis fils du feu roi de Balsora et je m’appelle Zeyn Alasnam. » « Ce roi, dit Mobarec, a été autrefois mon maître ; mais, Seigneur, je ne lui ai point connu de fils. Quel âge avez-vous ? » « J’ai vingt ans, répondit le prince. Combien y en a-t-il que vous avez quitté la cour de mon père ? » « Il y en a près de vingt-deux, dit Mobarec. Mais comment me persuaderez-vous que vous êtes son fils ? » « Mon père, repartit Zeyn, avoit sous son cabinet un souterrain, dans lequel j’ai trouvé quarante urnes de porphyre toutes pleines d’or. » « Et quelle autre chose y a-t-il encore, répliqua Mobarec ? » « Il y a, dit le prince, neuf piédestaux d’or massif, sur huit desquels sont huit statues de diamans ; et il y a sur le neuvième une pièce de satin blanc sur laquelle mon père a écrit ce qu’il faut que je fasse pour acquérir une nouvelle statue plus précieuse que les autres ensemble. Vous savez le lieu où est cette statue, parce qu’il est marqué sur le satin que vous m’y conduirez. »

Il n’eut pas achevé ces paroles, que Mobarec se jeta à ses genoux ; et lui baisant une de ses mains à plusieurs reprises : « Je rends grâces à Dieu, s’écria-t-il, de vous avoir fait venir ici. Je vous connois pour le fils du roi de Balsora. Si vous voulez aller au lieu où est la statue merveilleuse, je vous y mènerai. Mais il faut auparavant vous reposer ici quelques jours. Je donne aujourd’hui un festin aux grands du Caire. Nous étions à table, lorsqu’on m’est venu avertir de votre arrivée. Dédaignerez-vous, Seigneur, de venir vous réjouir avec nous ? » « Non, répondit Zeyn, je serai ravi d’être de votre festin. » Aussitôt Mobarec le conduisit sous un dôme où étoit la compagnie. Il le fit mettre à table, et commença de le servir à genoux. Les grands du Caire en furent surpris. Ils se disoient tout bas les uns aux autres : « Hé qui est donc cet étranger que Mobarec sert avec tant de respect ? »

Après qu’ils eurent mangé, Mobarec prit la parole : « Grands du Caire, dit-il, ne soyez pas étonnés de m’avoir vu servir de cette sorte ce jeune étranger. Sachez que c’est le fils du roi de Balsora mon maître. Son père m’acheta de ses propres deniers. Il est mort sans m’avoir donné la liberté. Ainsi je suis encore esclave ; et par conséquent tous mes biens appartiennent de droit à ce jeune prince son unique héritier. » Zeyn l’interrompit en cet endroit : « Ô Mobarec, lui dit-il, je déclare devant tous ces seigneurs, que je vous affranchis dès ce moment, et que je retranche de mes biens votre personne et tout ce que vous possédez ; voyez outre cela ce que vous voulez que je vous donne. » Mobarec à ce discours baisa la terre, et fit de grands remercîmens au prince. Ensuite on apporta le vin : ils en burent toute la journée ; et sur le soir les présens furent distribués aux convives qui se retirèrent.

Le lendemain, Zeyn dit à Mobarec : « J’ai pris assez de repos. Je ne suis point venu au Caire pour vivre dans les plaisirs. J’ai dessein d’avoir la neuvième statue. Il est temps que nous partions pour l’aller conquérir. » « Seigneur, répondit Mobarec, je suis prêt à céder à votre envie ; mais vous ne savez pas tous les dangers qu’il faut courir pour faire cette précieuse conquête. » « Quelque péril qu’il y ait, répliqua le prince, j’ai résolu de l’entreprendre. J’y périrai, ou j’en viendrai à bout. Tout ce qui arrive, c’est Dieu qui le fait arriver. Accompagnez-moi seulement, et que votre fermeté soit égale à la mienne.»

Mobarec le voyant déterminé à partir, appela ses domestiques, et leur ordonna d’apprêter les équipages. Ensuite le prince et lui firent l’ablution et la prière de précepte appelée Farz[1], après quoi ils se mirent en chemin. Ils remarquèrent sur leur route une infinité de choses rares et merveilleuses. Ils marchèrent pendant plusieurs jours, au bout desquels étant arrivés dans un séjour délicieux, ils descendirent de cheval. Alors Mobarec dit à tous les domestiques qui les suivoient : « Demeurez en cet endroit, et gardez soigneusement les équipages jusqu’à notre retour. » Puis il dit à Zeyn : « Allons, Seigneur, avançons-nous seuls ; nous sommes proche du lieu terrible où l’on garde la neuvième statue : vous allez avoir besoin de votre courage. »

Ils arrivèrent bientôt au bord d’un grand lac. Mobarec s’assit sur le rivage, en disant au prince : « Il faut que nous passions cette mer. » « Hé comment la pourrions-nous passer, répondit Zeyn ? Nous n’avons point de bateau. » « Vous en verrez paroître un dans le moment, reprit Mobarec ; le bateau enchanté du roi des Génies va venir vous prendre ; mais n’oubliez pas ce que je vais vous dire : il faut garder un profond silence ; ne parlez point au batelier ; quelque singulière que vous paroisse sa figure, quelque chose extraordinaire que vous puissiez remarquer, ne dites rien ; car je vous avertis que si vous prononcez un seul mot quand nous serons embarqués, la barque fondra sous les eaux. » « Je saurai bien me taire, dit le prince. Vous n’avez qu’à me prescrire tout ce que je dois faire, et je le ferai fort exactement. »

En parlant ainsi, il aperçut tout-à-coup sur le lac un bateau fait de bois de sandal rouge. Il avoit un mât d’ambre fin avec une banderole de satin bleu. Il n’y avoit dedans qu’un batelier dont la tête ressembloit à celle d’un éléphant, et son corps avoit la forme de celui d’un tigre. Le bateau s’étant approché du prince et de Mobarec, le batelier les prit avec sa trompe l’un après l’autre, et les mit dans son bateau. Ensuite il les passa de l’autre côté du lac en un instant. Il les reprit avec sa trompe, les posa sur le rivage, et disparut aussitôt avec sa barque.

« Nous pouvons présentement parler, dit Mobarec. L’isle où nous sommes, est celle du roi des Génies ; il n’y en a point de semblable dans le reste du monde. Regardez de tous côtés, prince, est-il un plus charmant séjour ? C’est sans doute une véritable image de ce lieu ravissant que Dieu destine aux fidèles observateurs de notre loi. Voyez les champs parés de fleurs et de toutes sortes d’herbes odorantes. Admirez ces beaux arbres, dont les fruits délicieux font plier les branches jusqu’à terre. Goûtez le plaisir que doivent causer ces chants harmonieux que forment dans les airs mille oiseaux de mille espèces inconnues dans les autres pays. » Zeyn ne pouvoit se lasser de considérer la beauté des choses qui l’environnoient ; et il en remarquoit de nouvelles à mesure qu’il s’avançoit dans l’isle.

Enfin, ils arrivèrent devant un palais de fines émeraudes, entouré d’un large fossé, sur les bords duquel, d’espace en espace, étoient plantés des arbres si hauts qu’ils couvroient de leur ombrage tout le palais. Vis-à-vis la porte qui étoit d’or massif, il y avoit un pont fait d’une seule écaille de poisson, quoiqu’il eût pour le moins six toises de long et trois de large. On voyoit à la tête du pont une troupe de Génies d’une hauteur démesurée, qui défendoient l’entrée du château avec de grosses massues d’acier de la Chine.

« N’allons pas plus avant, dit Mobarec, ces Génies nous assommeroient ; et si nous voulons les empêcher de venir à nous, il faut faire une cérémonie magique. » En même temps il tira d’une bourse qu’il avoit sous sa robe, quatre bandes de taffetas jaune. De l’une il entoura sa ceinture, et en mit une autre sur son dos ; il donna les deux autres au prince qui en fit le même usage. Après cela, Mobarec étendit sur la terre deux grandes nappes, au bord desquelles il répandit quelques pierreries avec du musc et de l’ambre. Il s’assit ensuite sur une de ces nappes, et Zeyn sur l’autre. Puis Mobarec parla dans ces termes au prince : « Seigneur, je vais présentement conjurer le roi des Génies qui habite le palais qui s’offre à nos yeux : puisse-t-il venir à nous sans colère ! Je vous avoue que je ne suis pas sans inquiétude sur la réception qu’il nous fera. Si notre arrivée dans son isle lui déplaît, il paroîtra sous la figure d’un monstre effroyable ; mais s’il approuve votre dessein, il se montrera sous la forme d’un homme de bonne mine. Dès qu’il sera devant nous, il faudra vous lever et le saluer sans sortir de votre nappe, parce que vous péririez infailliblement si vous en sortiez. Vous lui direz :

« Souverain maître des Génies, mon père, qui étoit votre serviteur, a été emporté par l’ange de la mort : puisse votre Majesté me protéger comme elle a toujours protégé mon père !

» Et si le roi des Génies, ajouta Mobarec, vous demande quelle grâce vous voulez qu’il vous accorde, vous lui répondrez :

« Sire, c’est la neuvième statue que je vous supplie très-humblement de me donner. »

Mobarec, après avoir instruit de la sorte le prince Zeyn, commença de faire des conjurations. Aussitôt leurs yeux furent frappés d’un long éclair qui fut suivi d’un coup de tonnerre. Toute l’isle se couvrit d’épaisses ténèbres ; il s’éleva un vent furieux ; l’on entendit ensuite un cri épouvantable ; la terre fut ébranlée, et l’on sentit un tremblement pareil à celui qu’Asrafyel[2] doit causer le jour du jugement.

Zeyn sentit quelqu’émotion, et commençoit à tirer de ce bruit un fort mauvais présage, lorsque Mobarec, qui savoit mieux que lui ce qu’il falloit penser, se prit à sourire, et lui dit : « Rassurez-vous, mon prince, tout va bien. » En effet, dans le moment le roi des Génies se fit voir sous la forme d’un bel homme. Il ne laissoit pas, toutefois, d’avoir dans son air quelque chose de farouche.

D’abord que le prince Zeyn l’aperçut, il lui fit le compliment que Mobarec lui avoit dicté. Le roi des Génies en sourit, et répondit : « Ô mon fils, j’aimois ton père, et toutes les fois qu’il me venoit rendre ses respects, je lui faisois présent d’une statue qu’il emportoit. Je n’ai pas moins d’amitié pour toi. J’obligeai ton père quelques jours avant sa mort, à écrire ce que tu as lu sur la pièce de satin blanc. Je lui promis de te prendre sous ma protection, et de te donner la neuvième statue qui surpasse en beauté celles que tu as. J’ai commencé à lui tenir parole. C’est moi que tu as vu en songe sous la forme d’un vieillard. Je t’ai fait découvrir le souterrain où sont les urnes et les statues. J’ai beaucoup de part à tout ce qui t’est arrivé, ou plutôt j’en suis la cause. Je sais ce qui t’a fait venir ici. Tu obtiendras ce que tu desires. Quand je n’aurois pas promis à ton père de te le donner, je te l’accorderois volontiers ; mais il faut auparavant que tu me jures par tout ce qui rend un serment inviolable, que tu reviendras dans cette isle, et que tu m’ameneras une fille qui sera dans sa quinzième année, qui n’aura jamais connu d’homme, ni souhaité d’en connoître. Il faut de plus que sa beauté soit parfaite, et que tu sois si bien maître de toi, que tu ne formes même aucun désir de la posséder en la conduisant ici. »

Zeyn fit le serment téméraire qu’on exigeait de lui. « Mais, Seigneur, dit-il ensuite, je suppose que je sois assez heureux pour rencontrer une fille telle que vous la demandez, comment pourrai-je savoir que je l’aurai trouvée ? » « J’avoue, répondit le roi des Génies en souriant, que tu t’y pourrois tromper à la mine : cette connoissance passe les enfans d’Adam ; aussi n’ai-je pas dessein de m’en rapporter à toi là-dessus. Je te donnerai un miroir qui sera plus sûr que tes conjectures. Dès que tu auras vu une fille de quinze ans parfaitement belle, tu n’auras qu’à regarder dans ton miroir, tu y verras l’image de cette fille. La glace se conservera pure et nette si la fille est chaste ; et si au contraire la glace se ternit, ce sera une marque assurée que la fille n’aura pas toujours été sage, ou du moins qu’elle aura souhaité de cesser de l’être. N’oublie donc pas le serment que tu m’as fait ; garde-le en homme d’honneur ; autrement je t’ôterai la vie, quelque amitié que je me sente pour toi. » Le prince Zeyn Alasnam protesta de nouveau qu’il tiendroit exactement sa parole.

Alors le roi des Génies lui mit entre les mains un miroir, en disant : « Ô mon fils, tu peux t’en retourner quand tu voudras, voilà le miroir dont tu dois te servir ! » Zeyn et Mobarec prirent congé du roi des Génies, et marchèrent vers le lac. Le batelier à tête d’éléphant vint à eux avec sa barque, et les repassa de la même manière qu’il les avoit passés. Ils rejoignirent les personnes de leur suite, avec lesquelles ils retournèrent au Caire.

Le prince Alasnam se reposa quelques jours chez Mobarec. Ensuite il lui dit : « Partons pour Bagdad, allons-y chercher une fille pour le roi des Génies. » « Hé, ne sommes-nous pas au grand Caire, répondit Mobarec ? N’y trouverons-nous pas bien de belles filles ? » « Vous avez raison, reprit le prince ; mais comment ferons-nous pour découvrir les endroits où elles sont ? » « Ne vous mettez point en peine de cela, Seigneur, répliqua Mobarec ; je connois une vieille femme fort adroite, je la veux charger de cet emploi : elle s’en acquittera fort bien. »

Effectivement la vieille eut l’adresse de faire voir au prince un grand nombre de très-belles filles de quinze ans ; mais lorsqu’après les avoir regardées il venoit à consulter son miroir, la fatale pierre de touche de leur vertu, la glace, se ternissoit toujours. Toutes les filles de la cour et de la ville, qui se trouvèrent dans leur quinzième année, subirent l’examen l’une après l’autre ; et jamais la glace ne se conserva pure et nette.

Quand ils virent qu’ils ne pouvoient rencontrer des filles chastes au Caire, ils allèrent à Bagdad. Ils louèrent un palais magnifique dans un des plus beaux quartiers de la ville. Ils commencèrent à faire bonne chère. Ils tenoient table ouverte ; et après que tout le monde avoit mangé dans le palais, on portoit le reste aux Derviches qui par-là subsistoient commodément.

Or il y avoit dans le quartier un iman appelé Boubekir Muezin. C’étoit un homme vain, fier et envieux. Il haïssoit les gens riches, seulement parce qu’il étoit pauvre. Sa misère l’aigrissoit contre la prospérité de son prochain. Il entendit parler de Zeyn Alasnam et de l’abondance qui régnoit chez lui. Il ne lui en fallut pas davantage pour prendre ce prince en aversion. Il poussa même la chose si loin, qu’un jour dans la mosquée il dit au peuple après la prière du soir : « Ô mes frères, j’ai ouï dire qu’il est venu loger dans notre quartier un étranger qui dépense tous les jours des sommes immenses. Que sait-on ? Cet inconnu est peut-être un scélérat qui aura volé dans son pays des biens considérables, et il vient dans cette grande ville se donner du bon temps. Prenons-y garde, mes frères, si le calife apprend qu’il y a un homme de cette sorte dans notre quartier, il est à craindre qu’il ne nous punisse de ne l’en avoir pas averti. Pour moi, je vous déclare que je m’en lave les mains, et que s’il en arrive quelque accident, ce ne sera pas ma faute. » Le peuple qui se laisse aisément persuader, cria tout d’une voix à Boubekir : « C’est votre affaire, docteur ; faites savoir cela au conseil. Alors l’iman satisfait se retira chez lui, et se mit à composer un mémoire, résolu de le présenter le lendemain au calife.

Mais Mobarec qui avoit été à la prière, et qui avoit entendu comme les autres le discours du docteur, mit cinq cents sequins d’or dans un mouchoir, fit un paquet de plusieurs étoffes de soie, et s’en alla chez Boubekir. Le docteur lui demanda d’un ton brusque ce qu’il souhaitoit. « Ô docteur, lui répondit Mobarec d’un air doux en lui mettant entre les mains l’or et les étoffes, je suis votre voisin et votre serviteur : je viens de la part du prince Zeyn qui demeure en ce quartier. Il a entendu parler de votre mérite, et il m’a chargé de vous venir dire qu’il souhaitoit de faire connoissance avec vous. En attendant, il vous prie de recevoir ce petit présent. » Boubekir fut transporté de joie, et répondit à Mobarec : « De grâce, Seigneur, demandez bien pardon au prince pour moi. Je suis tout honteux de ne l’avoir point encore été voir ; mais je réparerai ma faute, et dès demain j’irai lui rendre mes devoirs. »

En effet, le jour suivant, après la prière du matin, il dit au peuple : « Sachez, mes frères, qu’il n’y a personne qui n’ait ses ennemis. L’envie attaque principalement ceux qui ont de grands biens. L’étranger dont je vous parlois hier au soir, n’est point un méchant homme, comme quelques gens mal intentionnés me l’ont voulu faire accroire ; c’est un jeune prince qui a mille vertus. Gardons-nous bien d’en aller faire quelque mauvais rapport au calife. »

Boubekir par ce discours ayant effacé de l’esprit du peuple l’opinion qu’il avoit donnée de Zeyn le soir précédent, s’en retourna chez lui. Il prit ses habits de cérémonie, et alla voir le jeune prince qui le reçut très-agréablement. Après plusieurs complimens de part et d’autre, Boubekir dit au prince : « Seigneur, vous proposez-vous d’être long-temps à Bagdad ? » « J’y demeurerai, lui répondit Zeyn, jusqu’à ce que j’aie trouvé une fille qui soit dans sa quinzième année, qui soit parfaitement belle, et si chaste qu’elle n’ait jamais connu d’homme, ni souhaité d’en connoître. » « Vous cherchez une chose assez rare, répliqua l’iman, et je craindrois fort que votre recherche ne fût inutile, si je ne savois pas où il y a une fille de ce caractère-là. Son père a été visir autrefois ; mais il a quitté la cour, et vit depuis long-temps dans une maison écartée où il se donne tout entier à l’éducation de sa fille. Je vais, Seigneur, si vous voulez, la lui demander pour vous : je ne doute pas qu’il ne soit ravi d’avoir un gendre de votre naissance. » « N’allons pas si vîte, repartit le prince : je n’épouserai point cette fille, que je ne sache auparavant si elle me convient. Pour sa beauté, je puis m’en fier à vous ; mais à l’égard de sa vertu, quelles assurances m’en pouvez-vous donner ? » « Hé quelles assurances en voulez-vous avoir, dit Boubekir ? » « Il faut que je la voie en face, répondit Zeyn ; je n’en veux pas davantage pour me déterminer. » « Vous, vous connoissez donc bien en physionomie, reprit l’iman en souriant ? Hé bien venez avec moi chez son père ; je le prierai de vous la laisser voir un moment en sa présence. »

Muezin conduisit le prince chez le visir, qui ne fut pas plutôt instruit de la naissance et du dessein de Zeyn, qu’il fit venir sa fille, et lui ordonna d’ôter son voile. Jamais une beauté si parfaite et si piquante ne s’étoit présentée aux yeux du jeune roi de Balsora, il en demeura surpris. Dès qu’il put éprouver si cette fille étoit aussi chaste que belle, il tira son miroir, et la glace se conserva pure et nette.

Quand il vit qu’il avoit enfin trouvé une jeune fille telle qu’il la souhaitoit, il pria le visir de la lui accorder. Aussitôt on envoya chercher le cadi qui vint. On fit le contrat et la prière du mariage. Après cette cérémonie, Zeyn mena le visir en sa maison, ou il le régala magnifiquement, et lui fit des présens considérables. Ensuite il envoya une infinité de joyaux à la mariée par Mobarec qui la lui amena chez lui, où les noces furent célébrées avec toute la pompe qui convenoit au rang de Zeyn. Quand tout le monde se fut retiré, Mobarec dit à son maître : « Allons, Seigneur, ne demeurons pas plus long-temps à Bagdad ; reprenons le chemin du Caire. Souvenez-vous de la promesse que vous avez faite au roi des Génies. » « Partons, répondit le prince ; il faut que je m’en acquitte avec fidélité. Je vous avouerai pourtant, mon cher Mobrarec, que si j’obéis au roi des Génies, ce n’est pas sans violence. La personne que je viens d’épouser est charmante, et je suis tenté de l’emmener à Balsora pour la placer sur le trône. » « Ah, Seigneur, répliqua Mobarec, gardez-vous bien de céder à votre envie ! Rendez-vous maître de vos passions ; et quelque chose qu’il vous en puisse coûter, tenez parole au roi des Génies. » « Hé bien, Mobarec, dit le prince, ayez donc soin de me cacher cette aimable fille. Que jamais elle ne s’offre à mes yeux ! Peut-être même ne l’ai-je que trop vue ! »

Mobarec fit faire les préparatifs du départ. Ils retournèrent au Caire, et de là prirent la route de l’isle du roi des Génies. Lorsqu’ils y furent, la fille qui avoit fait le voyage en litière et que le prince n’avoit point vue depuis le jour des noces, dit à Mobarec : « En quels lieux sommes-nous ? Serons-nous bientôt dans les états du prince mon mari ? » « Madame, répondit Mobarec, il est temps de vous détromper. Le prince Zeyn ne vous a épousée que pour vous tirer du sein de votre père. Ce n’est point pour vous rendre souveraine de Balsora qu’il vous a donné sa foi ; c’est pour vous livrer au roi des Génies qui lui a demandé une fille de votre caractère. » À ces mots elle se mit à pleurer amèrement, ce qui attendrit fort le prince et Mobarec. « Ayez pitié de moi, leur disoit-elle. Je suis une étrangère ; vous répondrez devant Dieu de la trahison que vous m’avez faite. »

Ses larmes et ses plaintes furent inutiles. On la présenta au roi des Génies, qui, après l’avoir regardée avec attention, dit à Zeyn : « Prince, je suis content de vous. La fille que vous m’avez amenée, est charmante et chaste ; et l’effort que vous avez fait pour me tenir parole, m’est agréable. Retournez dans vos états. Quand vous entrerez dans la chambre souterraine où sont les huit statues, vous y trouverez la neuvième que je vous ai promise : je vais l’y faire transporter par mes Génies. » Zeyn remercia le roi, et reprit la route du Caire avec Mobarec, mais il ne demeura pas long-temps dans cette ville : l’impatience de recevoir la neuvième statue lui fit précipiter son départ. Cependant il ne laissoit pas de penser souvent à la fille qu’il avoit épousée ; et se reprochant la tromperie qu’il lui avoit faite, il se regardoit comme la cause et l’instrument de son malheur. « Hélas, disoit-il en lui-même, je l’ai enlevée aux tendresses de son père pour la sacrifier à un Génie ! Ô beauté sans pareille, vous méritiez un meilleur sort ! »

Le prince Zeyn occupé de ces pensées, arriva enfin à Balsora, où ses sujets, charmés de son retour, firent de grandes réjouissances. Il alla d’abord rendre compte de son voyage à la reine sa mère, qui fut ravie d’apprendre qu’il avoit obtenu la neuvième statue. « Allons, mon fils, dit-elle, allons la voir, car elle est sans doute dans le souterrain, puisque le roi des Génies vous a dit que vous l’y trouveriez. » Le jeune roi et sa mère, tous deux pleins d’impatience de voir cette statue merveilleuse, descendirent dans le souterrain, et entrèrent dans la chambre des statues. Mais quelle fut leur surprise, lorsqu’au lieu d’une statue de diamans, ils aperçurent sur le neuvième piédestal une fille parfaitement belle, que le prince reconnut pour celle qu’il avoit conduite dans l’isle des Génies. « Prince, lui dit la jeune fille, vous êtes fort étonné de me voir ici ! Vous vous attendiez à trouver quelque chose de plus précieux que moi, et je ne doute point qu’en ce moment vous ne vous repentiez d’avoir pris tant de peine. Vous vous proposiez une plus belle récompense. » « Non, madame, répondit Zeyn, le ciel m’est témoin que j’ai plus d’une fois pensé manquer de foi au roi des Génies pour vous conserver à moi. De quelque prix que puisse être une statue de diamans, vaut-elle le plaisir de vous posséder ? Je vous aime mieux que tous les diamans et toutes les richesses du monde. »

Dans le temps qu’il achevoit de parler, on entendit un coup de tonnerre qui fit trembler le souterrain. La mère de Zeyn en fut épouvantée ; mais le roi des Génies qui parut aussitôt, dissipa sa frayeur. « Madame, lui dit-il, je protège et j’aime votre fils. J’ai voulu voir si à son âge il seroit capable de dompter ses passions. Je sais bien que les charmes de cette jeune personne l’ont frappé, et qu’il n’a pas tenu exactement la promesse qu’il m’avoit faite de ne point souhaiter sa possession ; mais je connois trop la fragilité de la nature humaine pour m’en offenser, et je suis charmé de sa retenue. Voilà cette neuvième statue que je lui destinois : elle est plus rare et plus précieuse que les autres ! Vivez, Zeyn, poursuivit-il en s’adressant au prince, vivez heureux avec cette jeune dame, c’est votre épouse ; et si vous voulez qu’elle vous garde une foi pure et constante, aimez-la toujours, mais aimez-la uniquement. Ne lui donnez point de rivale, et je réponds de sa fidélité. » Le roi des Génies disparut à ces paroles ; et Zeyn enchanté de la jeune dame, consomma son mariage dès le jour même, la fit proclamer reine de Balsora ; et ces deux époux, toujours fidèles, toujours amoureux, passèrent ensemble un grand nombre d’années.


La sultane des Indes n’eut pas plus tôt fini l’histoire du prince Zeyn Alasnam, qu’elle demanda la permission d’en commencer une autre ; ce que Schahriar lui ayant accordé pour la prochaine nuit, parce que le jour alloit bientôt paroître, cette princesse en fit le récit dans ces termes :


Notes
  1. Il n’y a pas de prière proprement appelée Farz. Les Mahométans comprennent sous ce nom les devoirs de droit divin, et qui sont d’une nécessité absolue pour être agréable à Dieu et à son prophète, tels que la prière, l’aumône, le jeûne, etc.
  2. Asrafyel, ou Asrafil : c’est l’ange qui, suivant les Mahométans, doit sonner de la trompette au son de laquelle tous les morts doivent ressusciter pour paroître au dernier jugement.

HISTOIRE
DE
CODADAD ET DE SES FRÈRES.


Ceux qui ont écrit l’histoire du royaume de Dyarbekir, rapportent que dans la ville de Harran régnoit autrefois un roi très-magnifique et très-puissant. Il n’aimoit pas moins ses sujets qu’il en étoit aimé. Il avoit mille vertus, et il ne lui manquoit pour être parfaitement heureux que d’avoir un héritier. Quoiqu’il eût dans son sérail les plus belles femmes du monde, il ne pouvoit avoir d’enfans. Il en demandoit sans cesse au ciel ; et une nuit, pendant qu’il goûtoit la douceur du sommeil, un homme de bonne mine, ou plutôt un prophète, lui apparut et lui dit :

« Tes prières sont exaucées ; tu as enfin obtenu ce que tu desirois. Lève-toi aussitôt que tu seras réveillé, mets-toi en prières, et fais deux génuflexions ; après cela, va dans les jardins de ton palais, appelle ton jardinier, et lui ordonne de t’apporter une grenade ; manges-en tant de grains qu’il te plaira, et tes souhaits seront comblés. »

Le roi rappelant ce songe à son réveil, en rendit grâces au ciel. Il se leva, se mit en prières, fit deux génuflexions ; puis il alla dans les jardins, ou il prit cinquante grains de grenade qu’il compta l’un après l’autre, et qu’il mangea. Il avoit cinquante femmes qui partageoient son lit ; elles devinrent toutes grosses ; mais il y en eut une nommée Pirouzé, dont la grossesse ne parut point. Il conçut de l’aversion pour cette dame, il vouloit la faire mourir. « Sa stérilité, disoit-il, est une marque certaine que le ciel ne trouve pas Pirouzé digne d’être mère d’un prince. Il faut que je purge le monde d’un objet odieux au Seigneur. » Il formoit cette cruelle résolution ; mais son visir l’en détourna, en lui représentant que toutes les femmes n’étoient pas du même tempérament, et qu’il n’étoit pas impossible que Pirouzé fût grosse, quoique sa grossesse ne se déclarât point encore. « Hé bien, reprit le roi, qu’elle vive ; mais qu’elle sorte de ma cour, car je ne puis la souffrir. » « Que votre Majesté, répliqua le visir, l’envoie chez le prince Samer, votre cousin. » Le roi goûta cet avis ; il envoya Pirouzé à Samarie avec une lettre, par laquelle il mandoit à son cousin de la bien traiter ; et si elle étoit grosse, de lui donner avis de son accouchement.

Pirouzé ne fut pas arrivée dans ce pays-là, qu’on s’aperçut qu’elle étoit enceinte ; et enfin elle accoucha d’un prince plus beau que le jour. Le prince de Samarie écrivit aussitôt au roi de Harran pour lui faire part de l’heureuse naissance de ce fils, et l’en féliciter. Le roi en eut beaucoup de joie, et fit une réponse au prince Samer dans ces termes :

« Mon cousin, toutes mes autres femmes ont mis aussi au monde chacune un prince, de sorte que nous avons ici un grand nombre d’enfans. Je vous prie d’élever celui de Pirouzé, de lui donner le nom de Codadad[1], et vous me l’enverrez quand je vous le manderai. »

Le prince de Samarie n’épargna rien pour l’éducation de son neveu. Il lui fit apprendre à monter à cheval, à tirer de l’arc, et toutes les autres choses qui conviennent aux fils des rois, si bien que Codadad à dix-huit ans pouvoit passer pour un prodige. Ce jeune prince se sentant un courage digne de sa naissance, dit un jour à sa mère : « Madame, je commence à m’ennuyer à Samarie ; je sens que j’aime la gloire, permettez-moi d’aller chercher les occasions d’en acquérir dans les périls de la guerre. Le roi de Harran, mon père, a des ennemis. Quelques princes ses voisins veulent troubler son repos. Que ne m’appelle-t-il à son secours ? Pourquoi me laisse-t-il dans l’enfance si long-temps ? Ne devrois-je pas être dans sa cour ? Pendant que tous mes frères ont le bonheur de combattre à ses côtés, faut-il que je passe ici ma vie dans l’oisiveté ? » « Mon fils, lui répondit Pirouzé, je n’ai pas moins d’impatience que vous de voir votre nom fameux. Je voudrois que vous vous fussiez déjà signalé contre les ennemis du roi votre père ; mais il faut attendre qu’il vous demande. » « Non, madame, répliqua Codadad, je n’ai que trop attendu. Je meurs d’envie de voir le roi, et je suis tenté de lui aller offrir mes services comme un jeune inconnu. Il les acceptera sans doute, et je ne me découvrirai qu’après avoir fait mille actions glorieuses : je veux mériter son estime avant qu’il me reconnoisse. » Pirouzé approuva cette généreuse résolution ; et de peur que le prince Samer ne s’y opposât, Codadad, sans la lui communiquer, sortit un jour de Samarie comme pour aller à la chasse.

Il étoit monté sur un cheval blanc, qui avoit une bride et des fers d’or, une selle avec une housse de satin bleu toute parsemée de perles. Il avoit un sabre dont la poignée étoit d’un seul diamant, et le fourreau de bois de sandal tout garni d’émeraudes et de rubis. Il portoit sur ses épaules son carquois et son arc ; et dans cet équipage qui relevoit merveilleusement sa bonne mine, il arriva dans la ville de Harran. Il trouva bientôt moyen de se faire présenter au roi, qui charmé de sa beauté, de sa taille avantageuse, ou peut-être entraîné par la force du sang, lui fit un accueil favorable, et lui demanda son nom et sa qualité. « Sire, répondit Codadad : je suis fils d’un émir du Caire. Le désir de voyager m’a fait quitter ma patrie ; et comme j’ai appris en passant par vos états que vous étiez en guerre avec quelques-uns de vos voisins, je suis venu dans votre cour pour offrir mon bras à votre Majesté. » Le roi l’accabla de caresses, et lui donna de l’emploi dans ses troupes.

Ce jeune prince ne tarda guère à faire remarquer sa valeur. Il s’attira l’estime des officiers, excita l’admiration des soldats ; et comme il n’avoit pas moins d’esprit que de courage, il gagna si bien les bonnes grâces du roi, qu’il devint bientôt son favori. Tous les jours les ministres et les autres courtisans ne manquoient point d’aller voir Codadad ; et ils recherchoient avec autant d’empressement son amitié, qu’ils négligeoient celle des autres fils du roi. Ces jeunes princes ne purent s’en apercevoir sans chagrin ; et s’en prenant à l’étranger, ils conçurent tous pour lui une extrême haine. Cependant le roi l’aimant de plus en plus tous les jours, ne se lassoit point de lui donner des marques de son affection. Il le vouloit avoir sans cesse auprès de lui. Il admiroit ses discours pleins d’esprit et de sagesse ; et pour faire voir jusqu’à quel point il le croyoit sage et prudent, il lui confia la conduite des autres princes, quoiqu’il fût de leur âge ; de manière que voilà Codadad gouverneur de ses frères.

Cela ne fit qu’irriter leur haine. « Comment donc, dirent-ils, le roi ne se contente pas d’aimer un étranger plus que nous, il veut encore qu’il soit notre gouverneur, et que nous ne fassions rien sans sa permission ? C’est ce que nous ne devons pas souffrir. Il faut nous défaire de cet étranger. » « Nous n’avons, disoit l’un, qu’à l’aller chercher tous ensemble, et le faire tomber sous nos coups. » « Non, non, disoit l’autre, gardons-nous bien de nous l’immoler nous-mêmes ; sa mort nous rendroit odieux au roi, qui, pour nous en punir, nous déclareroit tous indignes de régner. Perdons l’étranger adroitement. Demandons-lui permission d’aller à la chasse ; et quand nous serons loin de ce palais, nous prendrons le chemin d’une autre ville où nous irons passer quelque temps. Notre absence étonnera le roi, qui ne nous voyant pas revenir, perdra patience, et fera peut-être mourir l’étranger ; il le chassera du moins de sa cour pour nous avoir permis de sortir du palais. »

Tous les princes applaudirent à cet artifice. Ils allèrent trouver Codadad, et le prièrent de leur permettre d’aller prendre le divertissement de la chasse, en lui promettant de revenir le même jour. Le fils de Pirouzé donna dans le piège : il accorda la permission que ses frères lui demandoient. Ils partirent et ne revinrent point. Il y avoit déjà trois jours qu’ils étoient absens, lorsque le roi dit à Codadad : « Où sont les princes ? Il y a long-temps que je ne les ai vus. » « Sire, répondit-il, après avoir fait une profonde révérence, ils sont à la chasse depuis trois jours ; ils m’avoient pourtant promis qu’ils reviendroient plus tôt. » Le roi devint inquiet, et son inquiétude augmenta lorsqu’il vit que le lendemain les princes ne paroissoient point encore. Il ne put retenir sa colère : « Imprudent étranger, dit-il à Codadad, devois-tu laisser partir mes fils sans les accompagner ? Est-ce ainsi que tu t’acquittes de l’emploi dont je t’ai chargé ? Va les chercher tout-à-l’heure et me les amène ; autrement ta perte est assurée. »

Ces paroles glacèrent d’effroi le malheureux fils de Pirouzé. Il se revêtit de ses armes, monta promptement à cheval. Il sortit de la ville ; et comme un berger qui a perdu son troupeau, il chercha partout ses frères dans la campagne, il s’informa dans tous les villages si on ne les avoit point vus ; et n’en apprenant aucune nouvelle, il s’abandonna à la plus vive douleur. « Ah, mes frères, s’écria-t-il, qu’êtes-vous devenus ? Seriez-vous au pouvoir de nos ennemis ? Ne serois-je venu à la cour de Harran que pour causer au roi un déplaisir si sensible ? » Il étoit inconsolable d’avoir permis aux princes d’aller à la chasse, ou de ne les avoir point accompagnés.

Après quelques jours employés à une recherche vaine, il arriva dans une plaine d’une étendue prodigieuse, au milieu de laquelle il y avoit un palais bâti de marbre noir. Il s’en approcha, et vît à une fenêtre une dame parfaitement belle, mais parée de sa seule beauté ; car elle avoit les cheveux épars, des habits déchirés, et l’on remarquoit sur son visage toutes les marques d’une profonde affliction. Sitôt qu’elle aperçut Codadad, et qu’elle jugea qu’il pouvoit l’entendre, elle lui adressa ces paroles : « Ô jeune homme, éloigne-toi de ce palais funeste, ou bien tu te verras bientôt en la puissance du monstre qui l’habite. Un nègre qui se repaît de sang humain, fait ici sa demeure ; il arrête toutes les personnes que leur mauvaise fortune fait passer par cette plaine, et il les enferme dans de sombres cachots, d’où il ne les tire que pour les dévorer. »

« Madame, lui répondit Codadad, apprenez-moi qui vous êtes, et ne vous mettez point en peine du reste ? » « Je suis une fille de qualité du Caire, repartit la dame ; je passois bien près de ce château pour aller à Bagdad ; je rencontrai le nègre qui tua tous mes domestiques, et m’amena ici. Je voudrois n’avoir rien à craindre que la mort, mais pour comble d’infortune, ce monstre veut que j’aie de la complaisance pour lui ; et si dès demain je ne me rends pas sans effort à sa brutalité, je dois m’attendre à la dernière violence. Encore une fois, poursuivit-elle, sauve-toi, le nègre va bientôt revenir ; il est sorti pour poursuivre quelques voyageurs qu’il a remarqués de loin dans la plaine. Tu n’as pas de temps à perdre, et je ne sais pas même si par une prompte fuite tu pourras lui échapper. »

Elle n’eut pas achevé ces mots que le nègre parut. C’étoit un homme d’une grandeur démesurée et d’une mine effroyable. Il montoit un puissant cheval de Tartarie, et portoit un cimeterre si large et si pesant, que lui seul pouvoit s’en servir. Le prince l’ayant aperçu, fut étonné de sa taille monstrueuse. Il s’adressa au ciel pour le prier de lui être favorable ; ensuite il tira son sabre, et attendit de pied ferme le nègre, qui, méprisant un si foible ennemi, le somma de se rendre sans combattre ; mais Codadad fit connoître par sa contenance qu’il vouloit défendre sa vie, car il s’approcha de lui et le frappa rudement au genou. Le nègre se sentant blessé poussa un cri si effroyable, que toute la plaine en retentit. Il devint furieux, il écuma de rage, il se leva sur ses étriers, et voulut frapper à son tour Codadad de son redoutable cimeterre. Le coup fut porté avec tant de roideur, que c’étoit fait du jeune prince, s’il n’eût pas eu l’adresse de l’éviter en faisant faire un mouvement à son cheval. Le cimeterre fit dans l’air un horrible sifflement. Alors, avant que le nègre eut le temps de porter un second coup, Codadad lui en déchargea un sur le bras droit avec tant de force, qu’il le lui coupa. Le terrible cimeterre tomba avec la main qui le soutenoit, et le nègre aussitôt cédant à la violence du coup, vuida les étriers, et fit retentir la terre du bruit de sa chute. En même temps le prince descendit de son cheval, se jeta sur son ennemi, et lui coupa la tête. En ce moment, la dame dont les yeux avoient été témoins de ce combat, et qui faisoit encore au ciel des vœux ardens pour ce jeune héros qu’elle admiroit, fit un cri de joie, et dit à Codadad : « Prince (car la pénible victoire que vous venez de remporter, me persuade, aussi-bien que votre air noble, que vous ne devez pas être d’une condition commune), achevez votre ouvrage : le nègre a les clefs de ce château, prenez-les et venez me tirer de prison. » Le prince fouilla dans les poches du misérable qui étoit étendu sur la poussière, et y trouva plusieurs clefs.

Il ouvrit la première porte, et entra dans une grande cour, où il rencontra la dame qui venoit au-devant de lui. Elle voulut se jeter à ses pieds pour mieux lui marquer sa reconnoissance ; mais il l’en empêcha. Elle loua sa valeur, et l’éleva au-dessus de tous les héros du monde. Il répondit à ses complimens ; et comme elle lui parut encore plus aimable de près que de loin, je ne sais si elle sentoit plus de joie de se voir délivrée de l’affreux péril où elle avoit été, que lui d’avoir rendu cet important service à une si belle personne.

Leurs discours furent interrompus par des cris et des gémissemens. « Qu’entends-je, s’écria Codadad ? D’où partent ces voix pitoyables qui frappent mes oreilles ? » « Seigneur, dit la dame, en lui montrant du doigt une porte basse qui étoit dans la cour, elles viennent de cet endroit : il y a là je ne sais combien de malheureux que leur étoile a fait tomber entre les mains du nègre ; ils sont tous enchaînés, et chaque jour ce monstre en tiroit un pour le manger. »

« C’est un surcroît de joie pour moi, reprit le jeune prince, d’apprendre que ma victoire sauve la vie à ces infortunés. Venez, Madame, venez partager avec moi le plaisir de les mettre en liberté ; vous pouvez juger par vous-même de la satisfaction que nous allons leur causer. » À ces mots, ils s’avancèrent vers la porte du cachot. À mesure qu’ils en approchoient, ils entendoient plus distinctement les plaintes des prisonniers. Codadad en étoit pénétré. Impatient de terminer leurs peines, il mit promptement une de ces clefs dans la serrure. D’abord il ne mit pas celle qu’il falloit ; il en prit une autre, et au bruit qu’il fit, tous ces malheureux, persuadés que c’est le nègre qui venoit selon sa coutume leur apporter à manger et en même temps se saisir d’un de leurs compagnons, redoublèrent leurs cris et leurs gémissemens. On entendoit des voix lamentables qui sembloient sortir du centre de la terre.

Cependant le prince ouvrit la porte, et trouva un escalier assez roide, par où il descendit dans une vaste et profonde cave, qui recevoit un foible jour par un soupirail, et où il y avoit plus de cent personnes attachées à des pieux les mains liées. « Infortunés voyageurs, leur dit-il, misérables victimes qui n’attendez que le moment d’une mort cruelle, rendez grâces au ciel qui vous délivre aujourd’hui par le secours de mon bras ! J’ai tué l’horrible nègre dont vous deviez être la proie, et je viens briser vos fers. » Les prisonniers n’eurent pas sitôt entendu ces paroles, qu’ils poussèrent tous ensemble un cri mêlé de surprise et de joie. Codadad et la dame commencèrent à les délier ; et à mesure qu’ils les délioient, ceux qui se voyoient débarrassés de leurs chaînes, aidoient à défaire celles des autres ; de manière qu’en peu de temps ils furent tous en liberté.

Alors ils se mirent à genoux, et après avoir remercié Codadad de ce qu’il venoit de faire pour eux, ils sortirent de la cave ; et quand ils furent dans la cour, de quel étonnement fut frappé le prince, de voir parmi ces prisonniers, ses frères qu’il cherchoit, et qu’il n’espéroit plus rencontrer ! « Ah, princes, s’écria-t-il en les apercevant, ne me trompé-je point ? Est-ce vous en effet que je vois ? Puis-je me flatter que je pourrai vous rendre au roi votre père, qui est inconsolable de vous avoir perdus ! Mais n’en aura-t-il pas quelqu’un à pleurer ? Êtes-vous tous en vie ? Hélas, la mort d’un seul d’entre vous suffit pour empoisonner la joie que je sens de vous avoir sauvés ! »

Les quarante-neuf princes se firent tous reconnoître à Codadad qui les embrassa l’un après l’autre, et leur apprit l’inquiétude que leur absence causoit au roi. Ils donnèrent à leur libérateur toutes les louanges qu’il méritoit, aussi bien que les autres prisonniers, qui ne pouvoient trouver de termes assez forts à leur gré pour lui témoigner toute la reconnoissance dont ils se sentoient pénétrés. Codadad fit ensuite avec eux la visite du château, où il y avoit des richesses immenses, des toiles fines, des brocards d’or, des tapis de Perse, des satins de la Chine, et une infinité d’autres marchandises que le nègre avoit prises aux caravanes qu’il avoit pillées, et dont la plus grande partie appartenoit aux prisonniers que Codadad venoit de délivrer. Chacun reconnut son bien et le réclama. Le prince leur fit prendre leurs ballots, et partagea même entr’eux le reste des marchandises. Puis il leur dit : « Comment ferez-vous pour porter vos étoffes ? Nous sommes ici dans un désert, il n’y a pas d’apparence que vous trouviez des chevaux. » « Seigneur, répondit un des prisonniers, le nègre nous a volé nos chameaux avec nos marchandises ; peut-être sont-ils dans les écuries de ce château ? » « Cela n’est pas impossible, repartit Codadad ; il faut nous en éclaircir. » En même temps ils allèrent aux écuries, où non-seulement ils aperçurent les chameaux des marchands, mais même les chevaux des fils du roi de Harran ; ce qui les combla tous de joie. Il y avoit dans les écuries quelques esclaves noirs, qui, voyant tous les prisonniers délivrés, et jugeant par-là que le nègre avoit été tué, prirent l’épouvante et la fuite par des détours qui leur étoient connus. On ne songea point à les poursuivre. Tous les marchands ravis d’avoir recouvré leurs chameaux et leurs marchandises, avec leur liberté, se disposèrent à partir ; mais avant leur départ ils firent de nouveaux remercîmens à leur libérateur.

Quand ils furent partis, Codadad s’adressant à la dame, lui dit : « En quels lieux, madame, souhaitez-vous d’aller ? Où tendoient vos pas lorsque vous avez été surprise par le nègre ? Je prétends vous conduire jusqu’à l’endroit que vous avez choisi pour retraite, et je ne doute point que ces princes ne soient tous dans la même résolution. » Les fils du roi de Harran protestèrent à la dame qu’ils ne la quitteroient point qu’ils ne l’eussent rendue à ses parens.

« Princes, leur dit-elle, je suis d’un pays trop éloigné d’ici ; et outre que ce seroit abuser de votre générosité que de vous faire faire tant de chemin, je vous avouerai que je suis pour jamais éloignée de ma patrie. Je vous ai dit tantôt que j’étois une dame du Caire ; mais après les bontés que vous me témoignez, et l’obligation que je vous ai, Seigneur, ajouta-t-elle en regardant Codadad, j’aurois mauvaise grâce de vous déguiser la vérité. Je suis fille de roi. Un usurpateur s’est emparé du trône de mon père, après lui avoir ôté la vie ; et pour conserver la mienne, j’ai été obligée d’avoir recours à la fuite. » À cet aveu, Codadad et ses frères prièrent la princesse de leur conter son histoire, en l’assurant qu’ils prenoient toute la part possible à ses malheurs, et qu’ils étoient disposés à ne rien épargner pour la rendre plus heureuse. Après les avoir remerciés des nouvelles protestations de service qu’ils lui faisoient, elle ne put se dispenser de satisfaire leur curiosité, et elle commença de cette sorte le récit de ses aventures :


Notes
  1. Dieudonné.

HISTOIRE
DE LA PRINCESSE DE DERYABAR.


« Il y a dans une isle une grande ville appelée Deryabar. Elle a été long-temps gouvernée par un roi puissant, magnifique et vertueux. Ce prince n’avoit point d’enfans, et cela seul manquoit à son bonheur. Il adressoit sans cesse des prières au ciel ; mais le ciel ne les exauça qu’à demi ; car la reine sa femme, après une longue attente, ne mit au monde qu’une fille.

» Je suis cette malheureuse princesse. Mon père eut plus de chagrin que de joie de ma naissance ; mais il se soumit à la volonté de Dieu. Il me fit élever avec tout le soin imaginable, résolu, puisqu’il n’avoit point de fils, à m’apprendre l’art de régner, et à me faire occuper sa place après lui.

» Un jour qu’il prenoit le divertissement de la chasse, il aperçut un âne sauvage. Il le poursuivit ; il se sépara du gros de la chasse ; et son ardeur l’emporta si loin, que, sans songer qu’il s’égaroit, il courut jusqu’à la nuit. Alors il descendit de cheval, et s’assit à l’entrée d’un bois dans lequel il avoit remarqué que l’âne s’étoit jeté. À peine le jour venoit de se fermer, qu’il aperçut entre les arbres une lumière qui lui fit juger qu’il n’étoit pas loin de quelque village. Il s’en réjouit dans l’espérance d’y aller passer la nuit, et d’y trouver quelqu’un qu’il pût envoyer aux gens de sa suite pour leur apprendre où il étoit. Il se leva, et marcha vers la lumière qui lui servoit de fanal pour se conduire.

» Il connut bientôt qu’il s’étoit trompé : cette lumière n’étoit autre chose qu’un feu allumé dans une cabane. Il s’en approche, et vit avec étonnement un grand homme noir, ou plutôt un géant épouvantable qui étoit assis sur un sofa. Le monstre avoit devant lui une grosse cruche de vin, et faisoit rôtir sur des charbons un bœuf qu’il venoit d’écorcher. Tantôt il portoit la cruche à sa bouche, et tantôt il dépeçoit ce bœuf et en mangeoit des morceaux. Mais ce qui attira le plus l’attention du roi mon père, fut une très-belle femme qu’il aperçut dans la cabane. Elle paroissoit plongée dans une profonde tristesse ; elle avoit les mains liées ; et l’on voyoit à ses pieds un petit enfant de deux ou trois ans, qui, comme s’il eût déjà senti les malheurs de sa mère, pleuroit sans relâche, et faisoit retentir l’air de ses cris.

» Mon père frappé de cet objet pitoyable, fut d’abord tenté d’entrer dans la cabane et d’attaquer le géant ; mais faisant réflexion que ce combat seroit inégal, il s’arrêta, et résolut, puisque ses forces ne suffisoient pas, de s’en défaire par surprise. Cependant le géant, après avoir vuidé la cruche et mangé plus de la moitié du bœuf, se tourna vers la femme, et lui dit : « Belle princesse, pourquoi m’obligez-vous par votre opiniâtreté à vous traiter avec rigueur ? Il ne tient qu’à vous d’être heureuse : vous n’avez qu’à prendre la résolution de m’aimer et de m’être fidelle, et j’aurai pour vous des manières plus douces. » « Ô Satyre affreux, répondit la dame, n’espère pas que le temps diminue l’horreur que j’ai pour toi ! Tu seras toujours un monstre à mes yeux ! » Ces mots furent suivis de tant d’injures, que le géant en fut irrité. « C’en est trop, s’écria-t-il d’un ton furieux, mon amour méprisé se convertit en rage ; ta haine excite enfin la mienne, je sens qu’elle triomphe de mes désirs, et que je souhaite ta mort avec plus d’ardeur que je n’ai souhaité ta possession. » En achevant ces paroles, il prit cette malheureuse femme par les cheveux, il la tint d’une main en l’air, et de l’autre tirant son sabre, il s’apprêta à lui couper la tête, lorsque le roi mon père décocha une flèche et perça l’estomac du géant, qui chancella et tomba aussitôt sans vie.

« Mon père entra dans la cabane ; il délia les mains de la femme, lui demanda qui elle étoit, et par quelle aventure elle se trouvoit là ? « Seigneur, lui répondit-elle, il y a sur le rivage de la mer quelques familles sarrazines qui ont pour chef un prince qui est mon mari. Ce géant que vous venez de tuer étoit un de ses principaux officiers. Ce misérable conçut pour moi une passion violente qu’il prit grand soin de cacher, jusqu’à ce qu’il pût trouver une occasion favorable d’exécuter le dessein qu’il forma de m’enlever. La fortune favorise plus souvent les entreprises injustes que les bonnes résolutions. Un jour le géant me surprit avec mon enfant dans un lieu écarté ; il nous enleva tous deux ; et pour rendre inutiles toutes les perquisitions qu’il jugeoit bien que mon mari feroit de ce rapt, il s’éloigna du pays qu’habitent les Sarrazins, et nous amena jusque dans ce bois où il me retient depuis quelques jours. Quelque déplorable pourtant que soit ma destinée, je ne laisse point de sentir une secrète consolation, quand je pense que ce géant, tout brutal et tout amoureux qu’il ait été, n’a point employé la violence pour obtenir ce que j’ai toujours refusé à ses prières. Ce n’est pas qu’il ne m’ait cent fois menacée qu’il en viendroit aux plus fâcheuses extrémités, s’il ne pouvoit vaincre autrement ma résistance ; et je vous avoue que tout-à-l’heure, quand j’ai excité sa colère par mes discours, j’ai moins craint pour ma vie que pour mon honneur. Voilà, Seigneur, continua la femme du prince des Sarrazins, voilà mon histoire ; et je ne doute point que vous ne me trouviez assez digne de pitié pour ne pas vous repentir de m’avoir si généreusement secourue. »

« Oui, madame, lui dit mon père, vos malheurs m’ont attendri ; j’en suis vivement touché ; mais il ne tiendra pas à moi que votre sort ne devienne meilleur. Demain, dès que le jour aura dissipé les ombres de la nuit, nous sortirons de ce bois, nous chercherons le chemin de la grande ville de Deryabar dont je suis le souverain ; et, si vous l’avez pour agréable, vous logerez dans mon palais, jusqu’à ce que le prince votre époux vous vienne réclamer. »

» La dame sarrazine accepta la proposition ; et le lendemain elle suivit le roi mon père, qui trouva à la sortie du bois tous ses officiers qui avoient passé la nuit à le chercher, et qui étoient fort en peine de lui. Ils furent aussi ravis de le retrouver, qu’étonnés de le voir avec une dame dont la beauté les surprit. Il leur conta de quelle manière il l’avoit rencontrée, et le péril qu’il avoit couru en s’approchant de la cabane, où sans doute il auroit perdu la vie si le géant l’eut aperçu. Un des officiers prit la dame en croupe, et un autre porta l’enfant.

» Ils arrivèrent dans cet équipage au palais du roi mon père, qui donna un logement à la belle sarrazine, et fit élever son enfant avec beaucoup de soin. La dame ne fut pas insensible aux bontés du roi : elle eut pour lui toute la reconnoissance qu’il pouvoit souhaiter. Elle avoit paru d’abord assez inquiète et impatiente de ce que son mari ne la réclamoit point ; mais peu à peu elle perdit son inquiétude : les déférences que mon père avoit pour elle, charmèrent son impatience ; et je crois qu’elle eût enfin su plus mauvais gré à la fortune de la rapprocher de ses parens, que de l’en avoir éloignée.

» Cependant le fils de cette dame devint grand ; il étoit fort bien fait, et comme il ne manquoit pas d’esprit, il trouva moyen de plaire au roi mon père, qui prit pour lui beaucoup d’amitié. Tous les courtisans s’en aperçurent, et jugèrent que ce jeune homme pourroit m’épouser. Dans cette pensée, et le regardant déjà comme héritier de la couronne, ils s’attachoient à lui, et chacun s’efforçoit de gagner sa confiance. Il pénétra le motif de leur attachement ; il s’en applaudit ; et oubliant la distance qui étoit entre nos conditions, il se flatta dans l’espérance qu’en effet mon père l’aimoit assez pour préférer son alliance à celle de tous les princes du monde. Il fit plus : le roi tardant trop à son gré à lui offrir ma main, il eut la hardiesse de la lui demander. Quelque châtiment que méritât son audace, mon père se contenta de lui dire qu’il avoit d’autres vues sur moi, et ne lui en fit pas plus mauvais visage. Le jeune homme fut irrité de ce refus : cet orgueilleux se sentit aussi choqué du mépris qu’on faisoit de sa recherche, que s’il eût demandé une fille du commun, ou qu’il eût été d’une naissance égale à la mienne. Il n’en demeura pas là : il résolut de se venger du roi ; et par une ingratitude dont il est peu d’exemples, il conspira contre lui, il le poignarda, et se fit proclamer roi de Deryabar, par un grand nombre de personnes mécontentes dont il sut ménager le chagrin. Son premier soin, dès qu’il se vit défait de mon père, fut de venir lui-même dans mon appartement à la tête d’une partie des conjurés. Son dessein étoit de m’ôter la vie, ou de m’obliger par force à l’épouser. Mais j’eus le temps de lui échapper : tandis qu’il étoit occupé à égorger mon père, le grand visir, qui avoit toujours été fidèle à son maître, vint m’arracher du palais, et me mit en sûreté dans la maison d’un de ses amis, où il me retint jusqu’à ce qu’un vaisseau secrètement préparé par ses soins, fût en état de faire voile. Alors je sortis de l’isle accompagnée seulement d’une gouvernante et de ce généreux ministre, qui aima mieux suivre la fille de son maître, et s’associer à ses malheurs, que d’obéir au tyran.

« Le grand visir se proposoit de me conduire dans les cours des rois voisins, d’implorer leur assistance, et de les exciter à venger la mort de mon père ; mais le ciel n’approuva pas une résolution qui nous paroissoit si raisonnable. Après quelques jours de navigation, il s’éleva une tempête si furieuse, que malgré l’art de nos matelots, notre vaisseau emporté par la violence des vents et des îlots, se brisa contre un rocher. Je ne m’arrêterai point à vous faire la description de notre naufrage ; je vous peindrois mal de quelle manière ma gouvernante, le grand visir et tous ceux qui m’accompagnoient, furent engloutis dans les abymes de la mer : la frayeur dont j’étois saisie, ne me permit pas de remarquer toute l’horreur de notre sort. Je perdis le sentiment ; et soit que j’eusse été portée par quelques débris du vaisseau sur la côte, soit que le ciel qui me réservoit à d’autres malheurs, eût fait un miracle pour me sauver, quand j’eus repris mes esprits, je me trouvai sur le rivage.

» Souvent les malheurs nous rendent injustes : au lieu de remercier Dieu de la grâce particulière que j’en recevois, je ne levai les yeux au ciel, que pour lui faire des reproches de m’avoir sauvée. Loin de pleurer le visir et ma gouvernante, j’enviois leur destinée, et peu-à-peu ma raison cédant aux affreuses images qui la troubloient, je pris la résolution de me jeter dans la mer. J’étois prête à m’y lancer, lorsque j’entendis derrière moi un grand bruit d’hommes et de chevaux. Je tournai aussitôt la tête pour voir ce que c’étoit, et je vis plusieurs cavaliers armés, parmi lesquels il y en avoit un monté sur un cheval arabe : celui-là portoit une robe brodée d’argent avec une ceinture de pierreries, et il avoit une couronne d’or sur la tête. Quand je n’aurois pas jugé à son habillement que c’étoit le maître des autres, je m’en serois aperçu à l’air de grandeur qui étoit répandu dans toute sa personne. C’étoit un jeune homme parfaitement bien fait, et plus beau que le jour. Surpris de voir en cet endroit une jeune dame seule, il détacha quelques-uns de ses officiers pour venir me demander qui j’étois. Je ne leur répondis que par des pleurs. Comme le rivage étoit couvert de débris de notre vaisseau, ils jugèrent qu’un navire venoit de se briser sur la côte, et que j’étois sans doute une personne échappée du naufrage. Cette conjecture et la vive douleur que je faisois paroître, irritèrent la curiosité des officiers qui commencèrent à me faire mille questions, en m’assurant que leur roi étoit un prince généreux, et que je trouverois dans sa cour de la consolation.

» Leur roi, impatient d’apprendre qui je pouvois être, s’ennuya d’attendre le retour de ses officiers : il s’approcha de moi ; il me regarda avec beaucoup d’attention ; et comme je ne cessois pas de pleurer et de m’affliger, sans pouvoir répondre à ceux qui m’interrogeoient, il leur défendit de me fatiguer davantage par leurs questions, et s’adressant à moi : « Madame, me dit-il, je vous conjure de modérer l’excès de votre affliction. Si le ciel en colère vous fait éprouver sa rigueur, faut-il pour cela vous abandonner au désespoir ? Ayez, je vous prie, plus de fermeté : la fortune qui vous persécute est inconstante ; votre sort peut changer. J’ose même vous assurer que si vos malheurs peuvent être soulagés, il le seront dans mes états. Je vous offre mon palais : vous demeurerez auprès de la reine ma mère, qui s’efforcera, par ses bons traitemens, d’adoucir vos peines. Je ne sais point encore qui vous êtes, mais je sens que je m’intéresse déjà pour vous. »

» Je remerciai le jeune roi de ses bontés ; j’acceptai les offres obligeantes qu’il me faisoit, et pour lui montrer que je n’en étois pas indigne, je lui découvris ma condition. Je lui peignis l’audace du jeune Sarrazin, et je n’eus besoin que de raconter simplement mes malheurs pour exciter sa compassion et celle de tous ses officiers qui m’écoutoient. Le prince, après que j’eus cessé de parler, reprit la parole, et m’assura de nouveau qu’il prenoit beaucoup de part à mon infortune. Il me conduisit ensuite à son palais, où il me présenta à la reine sa mère. Il fallut là recommencer le récit de mes aventures et renouveler les larmes. La reine se montra très-sensible à mes chagrins, et conçut pour moi une tendresse extrême. Le roi son fils de son côté devint éperdument amoureux de moi, et m’offrit bientôt sa couronne et sa main. J’étois encore si occupée de mes disgrâces, que le prince, tout aimable qu’il étoit, ne fit pas sur moi toute l’impression qu’il auroit pu faire dans un autre temps. Cependant pénétrée de reconnoissance, je ne refusai point de faire son bonheur : notre mariage se fit avec toute la pompe imaginable.

» Pendant que tout le monde étoit occupé à célébrer les noces de son souverain, un prince voisin et ennemi vint une nuit faire une descente dans l’isle avec un grand nombre de combattans : ce redoutable ennemi étoit le roi de Zanguebar ; il surprit tout le monde, et tailla en pièces tous les sujets du prince mon mari. Peu s’en fallut même qu’il ne nous prît tous deux ; car il étoit déjà dans le palais avec une partie de ses gens ; mais nous trouvâmes moyen de nous sauver et de gagner le bord de la mer, où nous nous jetâmes dans une barque de pêcheur que nous eûmes le bonheur de rencontrer. Nous voguâmes au gré des vents pendant deux jours, sans savoir ce que nous deviendrions ; le troisième, nous aperçumes un vaisseau qui venoit à nous à toutes voiles. Nous nous en réjouîmes d’abord, parce que nous imaginâmes que c’étoit un vaisseau marchand qui pourroit nous recevoir ; mais nous fûmes dans un étonnement que je ne puis vous exprimer, lorsque s’étant approché de nous, dix ou douze corsaires armés parurent sur le tillac. Ils vinrent à l’abordage ; cinq ou six se jetèrent dans une barque, se saisirent de nous deux, lièrent le prince mon mari, et nous firent passer dans leur vaisseau, où d’abord ils m’ôtèrent mon voile. Ma jeunesse et mes traits les frappèrent : tous ces pirates témoignent qu’ils sont charmés de ma vue. Au lieu de tirer au sort, chacun prétend avoir la préférence, et que je devienne sa proie. Ils s’échauffent, ils en viennent aux mains, ils combattent comme des furieux. Le tillac en un moment est couvert de corps morts. Enfin, ils se tuèrent tous, à la réserve d’un seul qui se voyant maître de ma personne, me dit : « Vous êtes à moi : je vais vous conduire au Caire, pour vous livrer à un de mes amis, à qui j’ai promis une belle esclave. Mais, ajouta-t-il en regardant le roi mon époux, qui est cet homme-là ? Quels liens l’attachent à vous ? Sont-ce ceux du sang ou ceux de l’amour ? » « Seigneur, lui répondis-je, c’est mon mari. » « Cela étant, reprit le corsaire, il faut que je m’en défasse par pitié ; il souffriroit trop de vous voir entre les bras de mon ami. » À ces mots, il prit ce malheureux prince qui étoit lié, et le jeta dans la mer, malgré tous les efforts que je pus faire pour l’en empêcher. » Je poussai des cris effroyables à cette cruelle action ; et je me serois indubitablement précipitée dans les flots, si le pirate ne m’eût retenue. Il vit bien que je n’avois point d’autre envie ; c’est pourquoi il me lia avec des cordes au grand mât ; et puis mettant à la voile, il cingla vers la terre où il alla descendre. Il me détacha, me mena jusqu’à une petite ville, où il acheta des chameaux, des tentes et des esclaves, et prit ensuite la route du Caire, dans le dessein, disoit-il toujours, de m’aller présenter à son ami et de dégager sa parole.

» Il y avoit déjà plusieurs jours que nous étions en marche, lorsqu’en passant hier par cette plaine, nous aperçûmes le nègre qui habitoit ce château. Nous le prîmes de loin pour une tour ; et lorsqu’il fut près de nous, à peine pouvions-nous croire que ce fût un homme. Il tira son large cimeterre, et somma le pirate de se rendre prisonnier, avec tous ses esclaves et la dame qu’il conduisoit. Le corsaire avoit du courage, et secondé de tous ses esclaves qui promirent de lui être fidèles, il attaqua le nègre. Le combat dura long-temps ; mais enfin le pirate tomba sous les coups de son ennemi, aussi bien que tous ses esclaves, qui aimèrent mieux mourir que de l’abandonner. Après cela, le nègre m’emmena dans ce château, où il apporta le corps du pirate qu’il mangea à son souper. Sur la fin de cet horrible repas, il me dit, voyant que je ne faisois que pleurer : « Jeune dame, dispose-toi à combler mes désirs, au lieu de t’affliger ainsi. Cède de bonne grâce à la nécessité : je te donne jusqu’à demain à faire tes réflexions. Que je te revoie toute consolée de tes malheurs, et ravie d’être réservée à mon lit. » En achevant ces paroles, il me conduisit lui-même dans une chambre, et se coucha dans la sienne, après avoir fermé lui-même toutes les portes du château. Il les a ouvertes ce matin, et refermées aussitôt pour courir après quelques voyageurs qu’il a remarqués de loin ; mais il faut qu’ils lui soient échappés, puisqu’il revenoit seul et sans leurs dépouilles, lorsque vous l’avez attaqué. »


La princesse n’eut pas plutôt achevé le récit de ses aventures, que Codadad lui témoigna qu’il étoit vivement touché de ses malheurs : « Mais, Madame, ajouta-t-il, il ne tiendra qu’à vous de vivre désormais tranquillement. Les fils du roi de Harran vous offrent un asile dans la cour de leur père ; acceptez-le, de grâce ! Vous y serez chérie de ce prince et respectée de tout le monde ; et si vous ne dédaignez pas la foi de votre libérateur, souffrez que je vous la présente, et que je vous épouse devant tous ces princes ; qu’ils soient témoins de notre engagement. » La princesse y consentit ; et dès le jour même ce mariage se fit dans le château, où se trouvèrent toutes sortes de provisions : les cuisines étoient pleines de viandes et d’autres mets, dont le nègre avoit coutume de se nourrir lorsqu’il étoit rassasié de chair humaine. Il y avoit aussi beaucoup de fruits, tous excellens dans leurs espèces, et pour comble de délices, une grande quantité de liqueurs et de vins exquis.

Ils se mirent tous à table ; et après avoir bien mangé et bien bu, ils emportèrent tout le reste des provisions, et sortirent du château dans le dessein de se rendre à la cour du roi de Harran. Ils marchèrent plusieurs jours, campant dans les endroits les plus agréables qu’ils pouvoient trouver ; et ils n’étoient plus qu’à une journée de Harran, lorsque s’étant arrêtés et achevant de boire leur vin, comme gens qui ne se soucioient plus de le ménager, Codadad prit la parole : « Princes, dit-il, c’est trop long-temps vous cacher qui je suis ; vous voyez votre frère Codadad : je dois le jour, aussi-bien que vous, au roi de Harran. Le prince de Samarie m’a élevé, et la princesse Pirouzé est ma mère. Madame, ajouta-t-il en s’adressant à la princesse de Deryabar, pardon si je vous ai fait aussi un mystère de ma naissance. Peut-être qu’en vous la découvrant plus tôt, j’aurois prévenu quelques réflexions désagréables qu’un mariage que vous avez cru inégal vous a pu faire faire. » « Non, Seigneur, lui répondit la princesse, les sentimens que vous m’avez d’abord inspirés, se sont fortifiés de moment en moment ; et pour faire mon bonheur, vous n’aviez pas besoin de cette origine que vous me découvrez. »

Les princes félicitèrent Codadad sur sa naissance, et lui en témoignèrent beaucoup de joie ; mais dans le fond de leur cœur, au lieu d’en être bien aises, leur haine pour un si aimable frère ne fit que s’augmenter. Ils s’assemblèrent la nuit, et se retirèrent dans un lieu écarté, pendant que Codadad et la princesse sa femme goûtoient sons leur tente la douceur du sommeil. Ces ingrats, ces envieux frères oubliant que sans le courageux fils de Pirouzé, ils seroient tous devenus la proie du nègre, résolurent entr’eux de l’assassiner. « Nous n’avons point d’autre parti à prendre, dit l’un de ces méchans, dès que le roi saura que cet étranger qu’il aime tant, est son fils, et qu’il a eu assez de force pour terrasser lui seul un géant que nous n’avons pu vaincre tous ensemble, il l’accablera de caresses, il lui donnera mille louanges, et le déclarera son héritier au mépris de tous ses autres fils, qui seront obligés de se prosterner devant leur frère et de lui obéir. »

À ces paroles il en ajouta d’autres qui firent tant d’impression sur tous ces esprits jaloux, qu’ils allèrent sur-le-champ trouver Codadad endormi. Ils le percèrent de mille coups de poignard ; et le laissant sans sentiment dans les bras de la princesse, ils partirent pour se rendre à la ville de Harran, où ils arrivèrent le lendemain.

Leur arrivée causa d’autant plus de joie au roi leur père, qu’il désespéroit de les revoir. Il leur demanda la cause de leur retardement ; mais ils se gardèrent bien de la lui dire ; ils ne firent aucune mention du nègre ni de Codadad, et dirent seulement que n’ayant pu résister à la curiosité de voir le pays, ils s’étoient arrêtés dans quelques villes voisines.

Cependant Codadad noyé dans son sang, et peu différent d’un homme mort, étoit sous sa tente avec la princesse sa femme, qui ne paroissoit guère moins à plaindre que lui. Elle remplissoit l’air de cris pitoyables ; elle s’arrachoit les cheveux, et mouillant de ses larmes le corps de son mari : « Ah, Codadad, s’écrioit-elle à tous momens, mon cher Codadad, est-ce toi que je vois prêt à passer chez les morts ! Quelles cruelles mains t’ont réduit en l’état où tu es ? Croirois-je que ce sont tes propres frères qui t’ont si impitoyablement déchiré, ces frères que ta valeur a sauvés ? Non, ce sont plutôt des démons, qui, sous des traits si chers, sont venus t’arracher la vie. Ah, barbares, qui que vous soyez, avez-vous bien pu payer d’une si noire ingratitude le service qu’il vous a rendu ? Mais pourquoi m’en prendre à tes frères, malheureux Codadad ? C’est à moi seule que je dois imputer ta mort : tu as voulu joindre ta destinée à la mienne ; et toute l’infortune que je traîne après moi depuis que je suis sortie du palais de mon père, s’est répandue sur toi. Ô ciel, qui m’avez condamnée à mener une vie errante et pleine de disgrâces, si vous ne vouliez pas que j’aie d’époux, pourquoi souffrez-vous que j’en trouve ? En voilà deux que vous m’ôtez dans le temps que je commence à m’attacher à eux. »

C’étoit par de semblables discours, et de plus touchans encore, que la déplorable princesse de Deryabar exprimoit sa douleur en regardant l’infortuné Codadad qui ne pouvoit l’entendre. Il n’étoit pourtant pas mort ; et sa femme ayant pris garde qu’il respiroit encore, courut vers un gros bourg qu’elle aperçut dans la plaine, pour y chercher un chirurgien. On lui en enseigna un qui partit sur-le-champ avec elle ; mais quand ils furent sous la tente, ils n’y trouvèrent point Codadad ; ce qui leur fit juger que quelque bête sauvage l’avoit emporté pour le dévorer. La princesse recommença ses plaintes et ses lamentations de la manière du monde la plus pitoyable. Le chirurgien en fut attendri ; et ne voulant pas l’abandonner dans l’état affreux où il la voyoit, il lui proposa de retourner dans le bourg, et lui offrit sa maison et ses services.

Elle se laissa entraîner ; le chirurgien l’emmena chez lui ; et sans savoir encore qui elle étoit, la traita avec toute la considération et tout le respect imaginable. Il tâchoit par ses discours de la consoler ; mais il avoit beau combattre sa douleur, il ne faisoit que l’aigrir au lieu de la soulager. « Madame, lui dit-il un jour, apprenez-moi, de grâce, tous vos malheurs ; dites-moi de quel pays et de quelle condition vous êtes ? Peut-être que je vous donnerai de bons conseils, quand je serai instruit de toutes les circonstances de votre infortune. Vous ne faites que vous affliger, sans songer que l’on peut trouver des remèdes aux maux les plus désespérés. »

Le chirurgien parla avec tant d’éloquence, qu’il persuada la princesse ; elle lui raconta toutes ses aventures ; et lorsqu’elle en eut achevé le récit, le chirurgien reprit la parole : « Madame, dit-il, puisque les choses sont ainsi, permettez-moi de vous représenter que vous ne devez point vous abandonner à votre affliction ; vous devez plutôt vous armer de constance, et faire ce que le nom et le devoir d’une épouse exigent de vous ; vous devez venger votre mari. Je vais, si vous souhaitez, vous servir d’écuyer. Allons à la cour du roi de Harran ; ce prince est bon et très-équitable ; vous n’avez qu’à lui peindre avec de vives couleurs le traitement que le prince Codadad a reçu de ses frères, je suis persuadé qu’il vous fera justice. » « Je cède à vos raisons, répondit la princesse : oui, je dois entreprendre la vengeance de Codadad ; et puisque vous êtes assez obligeant et assez généreux pour vouloir m’accompagner, je suis prête à partir. Elle n’eut pas plutôt pris cette résolution, que le chirurgien fit préparer deux chameaux sur lesquels la princesse et lui se mirent en chemin, et se rendirent à la ville de Harran.

Ils allèrent descendre au premier caravansérail qu’ils rencontrèrent ; ils demandèrent à l’hôte des nouvelles de la cour. « Elle est, leur dit-il, dans une assez grande inquiétude. Le roi avoit un fils, qui, comme un inconnu, a demeuré près de lui fort long-temps, et l’on ne sait ce qu’est devenu ce jeune prince. Une femme du roi, nommée Pirouzé, en est la mère ; elle a fait faire mille perquisitions qui ont été inutiles. Tout le monde est touché de la perte de ce prince ; car il avoit beaucoup de mérite. Le roi a quarante-neuf autres fils, tous sortis de mères différentes ; mais il n’y en a pas un qui ait assez de vertu pour consoler le roi de la mort de Codadad. Je dis de la mort, parce qu’il n’est pas possible qu’il vive encore, puisqu’on ne l’a pu trouver, malgré toutes les recherches qu’on a faites. »

Sur le rapport de l’hôte, le chirurgien jugea que la princesse de Deryabar n’avoit point d’autre parti à prendre que d’aller se présenter à Pirouzé ; mais cette démarche n’étoit pas sans péril, et demandoit beaucoup de précautions. Il étoit à craindre que si les fils du roi de Harran apprenoient l’arrivée et le dessein de leur belle-sœur, ils ne la fissent enlever avant qu’elle pût parler à la mère de Codadad. Le chirurgien fit toutes ces réflexions, et se représenta ce qu’il risquoit lui-même ; c’est pourquoi voulant se conduire prudemment dans cette conjoncture, il pria la princesse de demeurer au caravansérail, pendant qu’il iroit au palais reconnoître les chemins par où il pourroit sûrement la faire parvenir jusqu’à Pirouzé.

Il alla donc dans la ville, et marchoit vers le palais comme un homme attiré seulement par la curiosité de voir la cour, lorsqu’il aperçut une dame montée sur une mule richement harnachée ; elle étoit suivie de plusieurs demoiselles aussi montées sur des mules, et d’un très-grand nombre de gardes et d’esclaves noirs. Tout le peuple se rangeoit en haie pour la voir passer, et la saluoit en se prosternant la face contre terre. Le chirurgien la salua de la même manière, et demanda ensuite à un Calender qui se trouva près de lui, si cette dame étoit femme du roi ? « Oui, frère, lui dit le Calender, c’est une de ses femmes, et celle qui est la plus honorée et la plus chérie du peuple, parce qu’elle est la mère du prince Codadad, dont vous devez avoir ouï parler. »

Le chirurgien n’en voulut pas savoir davantage : il suivit Pirouzé jusqu’à une mosquée, où elle entra pour distribuer des aumônes et assister aux prières publiques que le roi avoit ordonnées pour le retour de Codadad. Le peuple qui s’intéressoit extrêmement à la destinée de ce jeune prince, couroit en foule joindre ses vœux à ceux des prêtres, de sorte que la mosquée étoit remplie de monde. Le chirurgien fendit la presse, et s’avança jusqu’aux gardes de Pirouzé. Il entendit toutes les prières ; et lorsque cette princesse sortit, il aborda un des esclaves, et lui dit à l’oreille : « Frère, j’ai un secret important à révéler à la princesse Pirouzé ; ne pourrois-je point par votre moyen être introduit dans son appartement ? » « Si ce secret, répondit l’esclave, regarde le prince Codadad, j’ose vous promettre que dès aujourd’hui vous aurez d’elle l’audience que vous souhaitez ; mais si ce secret ne le regarde point, il est inutile que vous cherchiez à vous faire présenter à la princesse ; car elle n’est occupée que de son fils, et elle ne veut point entendre parler d’autre chose. » « Ce n’est que de ce cher fils que je veux l’entretenir, reprit le chirurgien. » « Cela étant, dit l’esclave, vous n’avez qu’à nous suivre jusqu’au palais et vous lui parlerez bientôt. »

Effectivement, lorsque Pirouzé fut retournée dans son appartement, cet esclave lui dit qu’un homme inconnu avoit quelque chose d’important à lui communiquer, et que le prince Codadad y étoit intéressé. Il n’eut pas plutôt prononcé ces paroles, que Pirouzé témoigna une vive impatience de voir cet homme inconnu. L’esclave le fit aussitôt entrer dans le cabinet de la princesse, qui écarta toutes ses femmes, à la réserve de deux pour qui elle n’avoit rien de caché. Dès qu’elle aperçut le chirurgien, elle lui demanda avec précipitation quelles nouvelles de Codadad il avoit à lui annoncer ? « Madame, lui répondit le chirurgien après s’être prosterné la face contre terre, j’ai une longue histoire à vous raconter, et des choses sans doute qui vous surprendront. » Alors il lui fit le détail de tout ce qui s’étoit passé entre Codadad et ses frères ; ce qu’elle écouta avec une attention avide ; mais quand il vint à parler de l’assassinat, cette tendre mère, comme si elle se fût sentie frappée des mêmes coups que son fils, tomba évanouie sur un sofa. Les deux femmes la secoururent promptement, et lui firent reprendre ses esprits. Le chirurgien continua son récit. Lorsqu’il eut achevé, cette princesse lui dit : « Allez retrouver la princesse de Deryabar, et annoncez-lui de ma part que le roi la reconnoîtra bientôt pour sa belle-fille ; et à votre égard, soyez persuadé que vos services seront bien récompensés. »

Après que le chirurgien fut sorti, Pirouzé demeura sur le sofa dans l’accablement qu’on peut s’imaginer ; et s’attendrissant au souvenir de Codadad : « Oh mon fils, disoit-elle, me voilà donc pour jamais privée de ta vue ! Lorsque je te laissai partir de Samarie pour venir dans cette cour, et que je reçus tes adieux, hélas, je ne croyois pas qu’une mort funeste t’attendît loin de moi ! Ô malheureux Codadad, pourquoi m’as-tu quittée ! Tu n’aurois pas, à la vérité, acquis tant de gloire, mais tu vivrois encore, et tu ne coûterois pas tant de pleurs à ta mère. » En disant ces paroles elle pleuroit amèrement, et ses deux confidentes touchées de sa douleur mêloient leurs larmes avec les siennes.

Pendant qu’elles s’affligeoient comme à l’envi toutes trois, le roi entra dans le cabinet ; et les voyant en cet état, il demanda à Pirouzé si elle avoit reçu de tristes nouvelles de Codadad ? « Ah, Seigneur, lui dit-elle, c’en est fait, mon fils a perdu la vie ! Et pour comble d’affliction, je ne puis lui rendre les honneurs de la sépulture ; car, selon toutes les apparences, des bêtes sauvages l’ont dévoré. » En même temps elle raconta tout ce que le chirurgien lui avoit appris : elle ne manqua pas de s’étendre sur la manière cruelle dont Codadad avoit été assassiné par ses frères.

Le roi ne donna pas le temps à Pirouzé d’achever son récit ; il se sentit enflammé de colère ; et cédant à son transport : « Madame, dit-il à la princesse, les perfides qui font couler vos larmes, et qui causent à leur père une douleur mortelle, vont éprouver un juste châtiment. » En parlant ainsi, ce prince, la fureur peinte en ses yeux, se rendit dans la salle d’audience où étoient ses courtisans, et ceux d’entre le peuple qui avoient quelque prière à lui faire. Ils furent tous étonnés de le voir paroître d’un air furieux : ils jugèrent qu’il étoit en colère contre son peuple ; leurs cœurs étoient glacés d’effroi. Il monta sur le trône ; et faisant approcher son grand visir : « Hassan, lui dit-il, j’ai un ordre à te donner ; va tout-à-l’heure prendre mille soldats de ma garde, et arrête tous les princes mes fils ; enferme-les dans la tour destinée à servir de prison aux assassins, et que cela soit fait dans un moment. » À cet ordre extraordinaire, tous ceux qui étoient présens frémirent ; et le grand visir, sans répondre un seul mot, mit la main sur sa tête pour marquer qu’il étoit prêt à obéir, et sortit de la salle pour aller s’acquitter d’un emploi dont il étoit fort surpris. Cependant le roi renvoya les personnes qui venoient lui demander audience, et déclara que d’un mois il ne vouloit entendre parler d’aucune affaire. Il étoit encore dans la salle quand le visir revint. « Hé bien, visir, lui dit ce prince, tous mes fils sont-ils dans la tour ? » « Oui, Sire, répondit le ministre, vous êtes obéi. » « Ce n’est pas tout, reprit le roi, j’ai encore un autre ordre à te donner. » En disant cela, il sortit de la salle d’audience, et retourna dans l’appartement de Pirouzé avec le visir qui le suivoit. Il demanda à cette princesse où étoit logée la veuve de Codadad. Les femmes de Pirouzé le dirent ; car le chirurgien ne l’avoit point oublié dans son récit. Alors le roi se tournant vers son ministre : « Va, lui dit-il, dans ce caravansérail, et amène ici une jeune princesse qui y loge ; mais traite-la avec tout le respect dû à une personne de son rang. »

Le visir ne fut pas long-temps à faire ce qu’on lui ordonnoit : il monta à cheval avec tous les émirs et les autres courtisans, et se rendit au caravansérail où étoit la princesse de Deryabar, à laquelle il exposa son ordre, et lui présenta de la part du roi une belle mule blanche qui avoit une selle et une bride d’or parsemée de rubis et d’émeraudes. Elle monta dessus ; et au milieu de tous ces seigneurs, elle prit le chemin du palais. Le chirurgien l’accompagnoit aussi monté sur un beau cheval tartare que le visir lui avoit fait donner. Tout le monde étoit aux fenêtres ou dans les rues, pour voir passer une si magnifique cavalcade ; et comme on répandoit que cette princesse que l’on conduisoit si pompeusement à la cour, étoit femme de Codadad, ce ne fut qu’acclamations. L’air retentit de mille cris de joie, qui se seroient sans doute tournés en gémissemens, si l’on avoit su la triste aventure de ce jeune prince : tant il étoit aimé de tout le monde !

La princesse de Deryabar trouva le roi qui l’attendoit à la porte du palais pour la recevoir. Il la prit par la main, et la conduisit à l’appartement de Pirouzé, où il se passa une scène fort touchante. La femme de Codadad sentit renouveler son affliction à la vue du père et de la mère de son mari, comme le père et la mère ne purent voir l’épouse de leur fils, sans en être fort agités. Elle se jeta aux pieds du roi ; et après les avoir baignés de larmes, elle fut saisie d’une si vive douleur, qu’elle n’eut pas la force de parler. Pirouzé n’étoit pas dans un état moins déplorable ; elle paroissoit pénétrée de ses déplaisirs ; et le roi frappé de ces objets touchans, s’abandonna à sa propre foiblesse. Ces trois personnes confondant leurs soupirs et leurs pleurs, gardèrent quelque temps un silence aussi tendre que pitoyable. Enfin la princesse de Deryabar étant revenue de son accablement, raconta l’aventure du château et le malheur de Codadad ; ensuite elle demanda justice de la trahison des princes. « Oui, madame, lui dit le roi, ces ingrats périront ; mais il faut auparavant faire publier la mort de Codadad, afin que le supplice de ses frères ne révolte pas mes sujets. D’ailleurs, quoique nous n’ayons pas le corps de mon fils, ne laissons pas de lui rendre les derniers devoirs. » À ces mots il s’adressa à son visir, et lui ordonna de faire bâtir un dôme de marbre blanc dans une belle plaine, au milieu de laquelle la ville de Harran est bâtie ; et cependant il donna dans son palais un très-bel appartement à la princesse de Deryabar, qu’il reconnut pour sa belle-fille.

Hassan fit travailler avec tant de diligence, et employa tant d’ouvriers, qu’en peu de jours le dôme fut bâti. On éleva dessous un tombeau sur lequel étoit une figure qui représentoit Codadad. Aussitôt que l’ouvrage fut achevé, le roi ordonna des prières et marqua un jour pour les obsèques de son fils.

Ce jour étant venu, tous les habitans de la ville se répandirent dans la plaine, pour voir la cérémonie qui se fit de cette manière :

Le roi suivi de son visir et des principaux seigneurs de sa cour, marcha vers le dôme ; et quand il y fut arrivé, il entra, et s’assit avec eux sur des tapis de satin, à fleurs d’or ; ensuite une grosse troupe de gardes à cheval, la tête basse et les yeux à demi fermés, s’approcha du dôme. Ils en firent le tour deux fois, gardant un profond silence ; mais à la troisième, ils s’arrêtèrent devant la porte, et dirent tous l’un après l’autre ces paroles à haute voix :

« Ô prince, fils du roi, si nous pouvions apporter quelque soulagement à ton mal, par le tranchant de nos cimeterres, et par la valeur humaine, nous te ferions voir la lumière ; mais le roi des rois a commandé, et l’ange de la mort a obéi ! »

À ces mots, ils se retirèrent pour faire place à cent vieillards qui étoient tous montés sur des mules noires, et qui portoient de longues barbes blanches. C’étoient des solitaires, qui pendant le cours de leur vie se tenoient cachés dans des grottes : ils ne se montroient jamais aux yeux des hommes, que pour assister aux obsèques des rois de Harran et des princes de sa maison. Ces vénérables personnages portoient sur leur tête chacun un gros livre qu’ils tenoient d’une main ; ils firent tous trois fois le tour du dôme sans rien dire ; ensuite s’étant arrêtés à la porte, l’un d’eux prononça ces mots :

« Ô prince, que pouvons-nous faire pour toi ? Si par la prière ou par la science on pouvoit te rendre la vie, nous frotterions nos barbes blanches à tes pieds, et nous réciterions des oraisons ; mais le roi de l’univers t’a enlevé pour jamais ! »

Ces vieillards, après avoir ainsi parlé, s’éloignèrent du dôme ; et aussitôt cinquante jeunes filles parfaitement belles s’en approchèrent ; elles montoient chacune un petit cheval blanc ; elles étoient sans voiles, et portoient des corbeilles d’or pleines de toutes sortes de pierres précieuses ; elles tournèrent aussi trois fois autour du dôme ; et s’étant arrêtées au même endroit que les autres, la plus jeune porta la parole, et dit :

« Ô prince, autrefois si beau, quels secours peux-tu attendre de nous ? Si nous pouvions te ranimer par nos attraits, nous nous rendrions tes esclaves ; mais tu n’es plus sensible à la beauté, et tu n’as plus besoin de nous ! »

Les jeunes filles s’étant retirées, le roi et ses courtisans se levèrent, et firent trois fois le tour de la représentation ; puis le roi prenant la parole, dit :

« Ô mon cher fils, lumière de mes yeux, je t’ai donc perdu pour toujours ! »

Il accompagna ces mots de soupirs, et arrosa le tombeau de ses larmes. Les courtisans pleurèrent à son exemple ; ensuite on ferma la porte du dôme, et tout le monde retourna à la ville. Le lendemain on fit des prières publiques dans les mosquées, et on les continua huit jours de suite.

Le neuvième, le roi résolut de faire couper la tête aux princes ses fils. Tout le peuple indigné du traitement qu’ils avoient fait au prince Codadad, sembloit attendre impatiemment leur supplice. On commença à dresser des échaffauds ; mais on fut obligé de remettre l’exécution à un autre temps, parce que tout-à-coup on apprit que les princes voisins qui avoient déjà fait la guerre au roi de Harran, s’avançoient avec des troupes plus nombreuses que la première fois, et qu’ils n’étoient pas même fort éloignés de la ville. Il y avoit déjà long-temps qu’on savoit qu’ils se préparoient à faire la guerre, mais on ne s’étoit point alarmé de leurs préparatifs. Cette nouvelle causa une consternation générale, et fournit une occasion de regretter de nouveau Codadad, parce que ce prince s’étoit signalé dans la guerre précédente contre ces mêmes ennemis. « Ah, disoient-ils, si le généreux Codadad vivoit encore, nous nous mettrions peu en peine de ces princes qui viennent nous surprendre. » Cependant le roi, au lieu de s’abandonner à la crainte, leva du monde à la hâte, forma une armée assez considérable ; et trop courageux pour attendre dans les murs que ses ennemis l’y revenoient chercher, il sortit et marcha au-devant d’eux. Les ennemis de leur côté ayant appris par leurs coureurs que le roi de Harran s’avançoit pour les combattre, s’arrêtèrent dans une plaine et mirent leur armée en bataille.

Le roi ne les eut pas plutôt aperçus, qu’il rangea aussi et disposa ses troupes au combat ; il fit sonner la charge, et attaqua avec une extrême vigueur : on lui résista de même. Il se répandit de part et d’autre beaucoup de sang, et la victoire demeura long-temps incertaine. Mais enfin elle alloit se déclarer pour les ennemis du roi de Harran, lesquels étant en plus grand nombre alloient l’envelopper, lorsqu’on vit paroître dans la plaine une grosse troupe de cavaliers qui s’approchoient des combattans en bon ordre. La vue de ces nouveaux soldats étonna les deux partis qui ne savoient ce qu’ils en devoient penser. Mais ils ne demeurèrent pas long-temps dans l’incertitude : ces cavaliers vinrent prendre en flanc les ennemis du roi de Harran, et les chargèrent avec tant de furie, qu’ils les mirent d’abord en désordre, et bientôt en déroute. Ils n’en demeurèrent pas là : ils les poursuivirent vivement, et les taillèrent en pièces presque tous.

Le roi de Harran qui avoit observé avec beaucoup d’attention tout ce qui s’étoit passé, avoit admiré l’audace de ces cavaliers dont le secours inopiné venoit de déterminer la victoire en sa faveur. Il avoit sur-tout été charmé de leur chef, qu’il avoit vu combattre avec une valeur extrême ; il souhaitoit de savoir le nom de ce héros généreux. Impatient de le voir et de le remercier, il chercha à le joindre ; il s’aperçut qu’il avançoit pour le prévenir. Ces deux princes s’approchèrent ; et le roi de Harran reconnoissant Codadad dans ce brave guerrier qui venoit de le secourir, ou plutôt de battre ses ennemis, il demeura immobile de surprise et de joie. « Seigneur, lui dit Codadad, vous avez sujet, sans doute, d’être étonné de voir paroître tout-à-coup devant votre Majesté un homme que vous croyiez peut-être sans vie. Je le serois si le ciel ne m’avoit pas conservé pour vous servir encore contre vos ennemis. » « Ah, mon fils, s’écria le roi, est-il bien possible que vous me soyez rendu ? Hélas, je désespérois de vous revoir ! » En disant cela, il tendit les bras au jeune prince qui se livra à un embrassement si doux.

« Je sais tout, mon fils, reprit le roi, après l’avoir tenu long-temps embrassé ; je sais de quel prix vos frères ont payé le service que vous leur avez rendu en les délivrant des mains du nègre ; mais vous serez vengé dès demain. Cependant allons au palais ; votre mère, à qui vous avez coûté tant de pleurs, m’attend pour se réjouir avec moi de la défaite de nos ennemis. Quelle joie nous lui causerons en lui apprenant que ma victoire est votre ouvrage ! » « Seigneur, dit Codadad, permettez-moi de vous demander comment vous avez pu être instruit de l’aventure du château ? Quelqu’un de mes frères, poussé par ses remords, vous l’auroit-il avouée ? » « Non, répondit le roi, c’est la princesse de Deryabar qui nous a informés de toutes choses ; car elle est venue dans mon palais, et elle n’y est venue que pour me demander justice du crime de vos frères. » Codadad fut transporté de joie en apprenant que la princesse sa femme étoit à la cour. « Allons, Seigneur, s’écria-t-il avec transport, allons trouver ma mère qui nous attend ; je brûle d’impatience d’essuyer ses larmes, aussi bien que celles de la princesse de Deryabar. »

Le roi reprit aussitôt le chemin de la ville avec son armée qu’il congédia ; il rentra victorieux dans son palais, aux acclamations du peuple qui le suivoit en foule, en priant le ciel de prolonger ses années, et portant jusqu’au ciel le nom de Codadad. Ces deux princes trouvèrent Pirouzé et sa belle-fille qui attendoient le roi pour le féliciter ; mais on ne peut exprimer tous les transports de joie dont elles furent agitées lorsqu’elles virent le jeune prince qui l’accompagnoit. Ce furent des embrassemens mêlés de larmes bien différentes de celles qu’elles avoient déjà répandues pour lui. Après que ces quatre personnes eurent cédé à tous les mouvemens que le sang et l’amour leur inspiroient, on demanda au fils de Pirouzé par quel miracle il étoit encore vivant ?

Il répondit qu’un paysan monté sur une mule, étant entré par hasard dans la tente où il étoit évanoui, le voyant seul et percé de coups, l’avoit attaché sur la mule et conduit à sa maison, et que là il avoit appliqué sur ses blessures certaines herbes mâchées qui l’avoient rétabli en peu de jours. « Lorsque je me sentis guéri, ajouta-t-il, je remerciai le paysan, et lui donnai tous les diamans que j’avois. Je m’approchai ensuite de la ville de Harran ; mais ayant appris sur la route que quelques princes voisins avoient assemblé des troupes et venoient fondre sur les sujets du roi, je me suis fait connoître dans les villages, et j’excitai le zèle de ses peuples à prendre sa défense. J’armai un grand nombre de jeunes gens ; et me mettant à leur tête, je suis arrivé dans le temps que les deux armées étoient aux mains. »

Quand il eut achevé de parler, le roi dit : « Rendons grâces à Dieu de ce qu’il a conservé Codadad ; mais il faut que les traîtres qui l’ont voulu tuer, périssent aujourd’hui. » « Seigneur, reprit le généreux fils de Pirouzé, tout ingrats et tout méchans qu’ils sont, songez qu’ils sont formés de votre sang : ce sont mes frères, je leur pardonne leur crime, et je vous demande grâce pour eux. »

Ces nobles sentimens arrachèrent des larmes au roi, qui fit assembler le peuple, et déclara Codadad son héritier. Il ordonna ensuite qu’on fit venir les princes prisonniers, qui étoient tous chargés de fers. Le fils de Pirouzé leur ôta leurs chaînes et les embrassa tous les uns après les autres, d’aussi bon cœur qu’il avoit fait dans la cour du château du nègre. Le peuple fut charmé du naturel de Codadad, et lui donna mille applaudissemens. Ensuite on combla de biens le chirurgien, pour reconnoître les services qu’il avoit rendus à la princesse de Deryabar.


La sultane Scheherazade avoit raconté l’histoire de Ganem avec tant d’agrémens, que le sultan des Indes, son époux, ne put s’empêcher de lui témoigner, une seconde fois, qu’il l’avoit entendue avec un très-grand plaisir.

« Sire, lui dit la sultane, je ne doute pas que votre Majesté n’ait eu bien de la satisfaction d’avoir vu le calife Haroun Alraschild changer de sentiment en faveur de Ganem, de sa mère et de sa sœur Force des cœurs, et je crois qu’elle doit avoir été touchée sensiblement des disgrâces des uns et des mauvais traitemens faits aux autres ; mais je suis persuadée que si votre Majesté vouloit bien entendre l’histoire du dormeur éveillé, au lieu de tous ces mouvemens d’indignation et de compassion que celle de Ganem doit avoir excités dans son cœur, et dont il est encore ému, celle-ci au contraire ne lui inspireroit que de la joie et du plaisir. »

Au seul titre de l’histoire dont la sultane venoit de lui parler, le sultan, qui s’en promettoit des aventures toutes nouvelles et toutes réjouissantes, eût bien voulu en entendre le récit dès le même jour ; mais il étoit temps qu’il se levât : c’est pourquoi il remit au lendemain à entendre la sultane Scheherazade, à qui cette histoire servit à se faire prolonger la vie encore plusieurs nuits et plusieurs jours. Ainsi, le jour suivant, après que Dinarzade l’eut éveillée, elle commença à la lui raconter en cette manière :

HISTOIRE
DU DORMEUR ÉVEILLÉ.


Sous le règne du calife Haroun Alraschild, il y avoit à Bagdad un marchand fort riche, dont la femme étoit déjà vieille. Ils avoient un fils unique nommé Abou Hassan, âgé d’environ trente ans, qui avoit été élevé dans une grande retenue de toutes choses.

Le marchand mourut ; et Abou Hassan qui se vit seul héritier, se mit en possession des grandes richesses que son père avoit amassées pendant sa vie avec beaucoup d’épargne et avec un grand attachement à son négoce. Le fils, qui avoit des vues et des inclinations différentes de celles de son père, en usa aussi tout autrement. Comme son père ne lui avoit donné d’argent pendant sa jeunesse que ce qui suffisoit précisément pour son entretien, et qu’il avoit toujours porté envie aux jeunes gens de son âge qui n’en manquoient pas, et qui ne se refusoient aucun des plaisirs auxquels la jeunesse ne s’abandonne que trop aisément, il résolut de se signaler à son tour en faisant des dépenses proportionnées aux grands biens dont la fortune venoit de le favoriser. Pour cet effet, il partagea son bien en deux parts : l’une fut employée en acquisition de terres à la campagne, et de maisons dans la ville, et dont il se fit un revenu suffisant pour vivre à son aise, avec promesse de ne point toucher aux sommes qui en reviendroient, mais de les amasser à mesure qu’il les recevroit ; l’autre moitié, qui consistoit en une somme considérable en argent comptant, fut destinée à reparer tout le temps qu’il croyoit avoir perdu sous la dure contrainte où son père l’avoit retenu jusqu’à sa mort ; mais il se fit une loi indispensable, qu’il se promit à lui-même de garder inviolablement, de ne rien dépenser au-delà de cette somme, dans le déréglement de vie qu’il s’étoit proposé.

Dans ce dessein, Abou Hassan se fit en peu de jours une société de gens à-peu-près de son âge et de sa condition, et il ne songea plus qu’à leur faire passer le temps très-agréablement. Pour cet effet, il ne se contenta pas de les bien régaler les jours et les nuits, et de leur faire des festins splendides où les mets les plus délicieux et les vins les plus exquis étoient servis en abondance, il y joignit encore la musique en y appelant les meilleures voix de l’un et de l’autre sexe. La jeune bande de son côté le verre à la main, mêloit quelquefois ses chansons à celles des musiciens, et tous ensemble ils sembloient s’accorder avec tous les instrumens de musique dont ils étoient accompagnés. Ces fêtes étoient ordinairement terminées par des bals, où les meilleurs danseurs et baladins de l’un et de l’autre sexe de la ville de Bagdad étoient appelés. Tous ces divertissemens renouvelés chaque jour par des plaisirs nouveaux, jetèrent Abou Hassan dans des dépenses si prodigieuses, qu’il ne put continuer une si grande profusion au-delà d’une année. La grosse somme qu’il avoit consacrée à cette prodigalité, et l’année finirent ensemble. Dès qu’il eut cessé de tenir table, les amis disparurent ; il ne les rencontroit pas même en quelqu’endroit qu’il allât. En effet, ils le fuyoient dès qu’ils l’apercevoient ; et si par hasard il en joignoit quelqu’un et qu’il voulût l’arrêter, il s’excusoit sur différens prétextes.

Abou Hassan fut plus sensible à la conduite étrange de ses amis qui l’abandonnoient avec tant d’indignité et d’ingratitude, après toutes les démonstrations et les protestations d’amitié qu’ils lui avoient faites, qu’à tout l’argent qu’il avoit dépensé avec eux si mal-à-propos. Triste, rêveur, la tête baissée et avec un visage sur lequel un morne chagrin étoit dépeint, il entra dans l’appartement de sa mère, et il s’assit sur le bout du sofa, assez éloigné d’elle.

« Qu’avez-vous donc, mon fils, lui demanda sa mère en le voyant en cet état ? Pourquoi êtes-vous si changé, si abattu et si différent de vous-même ? Quand vous auriez perdu tout ce que vous avez au monde, vous ne seriez pas fait autrement. Je sais la dépense effroyable que vous avez faite ; et depuis que vous vous y êtes abandonné, je veux croire qu’il ne vous reste pas grand argent. Vous étiez maître de votre bien ; et si je ne me suis point opposée à votre conduite déréglée, c’est que je savois la sage précaution que vous aviez prise de conserver la moitié de votre bien. Après cela, je ne vois pas ce qui peut vous avoir plongé dans cette profonde mélancolie. »

Abou Hassan fondit en larmes à ces paroles ; et au milieu de ses pleurs et de ses soupirs : « Ma mère, s’écria-t-il, je connois enfin par une expérience bien douloureuse, combien la pauvreté est insupportable. Oui, je sens vivement que comme le coucher du soleil nous prive de la splendeur de cet astre, de même la pauvreté nous ôte toute sorte de joie. C’est elle qui fait oublier entièrement toutes les louanges qu’on nous donnoit et tout le bien que l’on disoit de nous avant d’y être tombés ; elle nous réduit à ne marcher qu’en prenant des mesures pour ne pas être remarqués, et à passer les nuits en versant des larmes de sang. En un mot, celui qui est pauvre n’est plus regardé, même par ses parens et par ses amis, que comme un étranger. Vous savez, ma mère, poursuivit-il, de quelle manière j’en ai usé avec mes amis depuis un an. Je leur ai fait toute la bonne chère que j’ai pu imaginer, jusqu’à m’épuiser ; et aujourd’hui que je n’ai plus de quoi la continuer, je m’aperçois qu’ils m’ont tous abandonné. Quand je dis que je n’ai plus de quoi continuer à leur faire bonne chère, j’entends parler de l’argent que j’avois mis à part pour l’employer à l’usage que j’en ai fait. Pour ce qui est de mon revenu, je rends grâces à Dieu de m’avoir inspiré de le réserver, sous la condition et sous le serment que j’ai fait de n’y pas toucher pour le dissiper si follement. Je l’observerai ce serment, et je sais le bon usage que je ferai de ce qui me reste si heureusement. Mais auparavant, je veux éprouver jusqu’à quel point mes amis, s’ils méritent d’être appelés de ce nom, pousseront leur ingratitude. Je veux les voir tous l’un après l’autre ; et quand je leur aurai représenté les efforts que j’ai faits pour l’amour d’eux, je les solliciterai de me faire entr’eux une somme qui serve en quelque façon à me relever de l’état malheureux où je me suis réduit pour leur faire plaisir. Mais je ne veux faire ces démarches, comme je vous ai déjà dit, que pour voir si je trouverai en eux quelque sentiment de reconnoissance. »

« Mon fils, reprit la mère d’Abou Hassan, je ne prétends pas vous dissuader d’exécuter votre dessein ; mais je puis vous dire par avance, que votre espérance est mal fondée. Croyez-moi : quoi que vous puissiez faire, il est inutile que vous en veniez à cette épreuve ; vous ne trouverez de secours qu’en ce que vous vous êtes réservé pardevers vous. Je vois bien que vous ne connoissiez pas encore ces amis qu’on appelle vulgairement de ce nom parmi les gens de votre sorte ; mais vous allez les connoître. Dieu veuille que ce soit de la manière que je le souhaite, c’est-à-dire, pour votre bien ! » « Ma mère, repartit Abou Hassan, je suis bien persuadé de la vérité de ce que vous me dites ; je serai plus certain d’un fait qui me regarde de si près, quand je me serai éclairci par moi-même de leur lâcheté et de leur insensibilité. »

Abou Hassan partit à l’heure même, et il prit si bien son temps, qu’il trouva tous ses amis chez eux. Il leur représenta le grand besoin où il étoit, et il les pria de lui ouvrir leur bourse pour le secourir efficacement. Il promit même de s’engager envers chacun d’eux en particulier, de leur rendre les sommes qu’ils lui auroient prêtées, dès que ses affaires seroient rétablies, sans néanmoins leur faire connoître que c’étoit en grande partie à leur considération qu’il s’étoit si fort incommodé, afin de les piquer davantage de générosité. Il n’oublia pas de les leurrer aussi de l’espérance de recommencer un jour avec eux la bonne chère qu’il leur avoit déjà faite.

Aucun de ses amis de bouteille ne fut touché des vives couleurs dont l’affligé Abou Hassan se servit pour tâcher de les persuader. Il eut même la mortification de voir que plusieurs lui dirent nettement qu’ils ne le connoissoient pas, et qu’ils ne se souvenoient pas même de l’avoir vu. Il revint chez lui le cœur pénétré de douleur et d’indignation. « Ah, ma mère, s’écria-t-il en rentrant dans son appartement, vous me l’aviez bien dit : au lieu d’amis, je n’ai trouvé que des perfides, des ingrats et des méchans, indignes de mon amitié ! C’en est fait, je renonce à la leur, et je vous promets de ne les revoir jamais. »

Abou Hassan demeura ferme dans la résolution de tenir sa parole. Pour cet effet, il prit les précautions les plus convenables pour en éviter les occasions ; et afin de ne plus tomber dans le même inconvénient, il promit avec serment de ne donner à manger de sa vie à aucun homme de Bagdad. Ensuite il tira le coffre-fort où étoit l’argent de son revenu, du lieu où il l’avoit mis en réserve, et il le mit à la place de celui qu’il venoit de vuider. Il résolut de n’en tirer pour sa dépense de chaque jour qu’une somme réglée et suffisante pour régaler honnêtement une seule personne avec lui à souper. Il fit encore serment que cette personne ne seroit pas de Bagdad, mais un étranger qui y seroit arrivé le même jour, et qu’il le renverroit le lendemain matin, après lui avoir donné le couvert une nuit seulement.

Selon ce projet, Abou Hassan avoit soin lui-même chaque matin de faire la provision nécessaire pour ce régal, et vers la fin du jour, il alloit s’asseoir au bout du pont de Bagdad, et dès qu’il voyoit un étranger, de quelqu’état ou condition qu’il fût, il l’abordoit civilement, et l’invitoit de même à lui faire l’honneur de venir souper et loger chez lui pour la première nuit de son arrivée ; et après l’avoir informé de la loi qu’il s’étoit faite, et de la condition qu’il avoit mise à son honnêteté, il l’emmenoit en son logis.

Le repas dont Abou Hassan régaloit son hôte n’étoit pas somptueux ; mais il y avoit suffisamment de quoi se contenter. Le bon vin sur-tout n’y manquoit pas. On faisoit durer le repas jusque bien avant dans la nuit ; et au lieu d’entretenir son hôte d’affaires d’état, de famille ou de négoce, comme il arrive fort souvent, il affectoit au contraire de ne parler que de choses indifférentes, agréables et réjouissantes. Il étoit naturellement plaisant, de belle humeur et fort divertissant ; et sur quelque sujet que ce fût, il savoit donner un tour à son discours capable d’inspirer la joie aux plus mélancoliques.

En renvoyant son hôte le lendemain matin : « En quelque lieu que vous puissiez aller, lui disoit Abou Hassan, Dieu vous préserve de tout sujet de chagrin. Quand je vous invitai hier à venir prendre un repas chez moi, je vous informai de la loi que je me suis imposée ; ainsi ne trouvez pas mauvais si je vous dis que nous ne boirons plus ensemble, et même que nous ne nous verrons plus ni chez moi ni ailleurs : j’ai mes raisons pour en user ainsi. Dieu vous conduise ! »

Abou Hassan étoit exact dans l’observation de cette règle ; il ne regardoit plus les étrangers qu’il avoit une fois reçus chez lui, et il ne leur parloit plus. Quand il les rencontroit dans les rues, dans les places ou dans les assemblées publiques, il faisoit semblant de ne les pas voir ; il se détournoit même, pour éviter qu’ils ne vinssent l’aborder ; enfin il n’avoit plus aucun commerce avec eux. Il y avoit du temps qu’il se gouvernoit de la sorte, lorsqu’un peu avant le coucher du soleil, comme il étoit assis à son ordinaire au bout du pont, le calife Haroun Alraschild vint à paroître, mais déguisé de manière qu’on ne pouvoit pas le reconnoître.

Quoique ce monarque eût des ministres et des officiers chefs de justice d’une grande exactitude à bien s’acquitter de leur devoir, il vouloit néanmoins prendre connoissance de toutes choses par lui-même. Dans ce dessein, comme nous l’avons déjà vu, il alloit souvent déguisé en différentes manières par la ville de Bagdad. Il ne négligeoit pas même les dehors ; et à cet égard, il s’étoit fait une coutume d’aller, chaque premier jour du mois, sur les grands chemins par où on abordoit à Bagdad, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Ce jour-là, premier du mois, il parut déguisé en marchand de Moussoul qui venoit de débarquer de l’autre côté du pont, et suivi d’un esclave grand et puissant.

Comme le calife avoit dans son déguisement un air grave et respectable, Abou Hassan, qui le croyoit marchand de Moussoul, se leva de l’endroit où il étoit assis ; et après l’avoir salué d’un air gracieux, et lui avoir baisé la main : « Seigneur, lui dit-il, je vous félicite de votre heureuse arrivée ; je vous supplie de me faire l’honneur de venir souper avec moi, et de passer cette nuit en ma maison, pour tâcher de vous remettre de la fatigue de votre voyage. » Et afin de l’obliger davantage à ne lui pas refuser la grâce qu’il lui demandoit, il lui expliqua en peu de mots la coutume qu’il s’étoit faite de recevoir chez lui chaque jour, autant qu’il lui seroit possible, et pour une nuit seulement, le premier étranger qui se présenteroit à lui.

Le calife trouva quelque chose de si singulier dans la bizarrerie du goût d’Abou Hassan, que l’envie lui prit de le connoître à fond. Sans sortir du caractère de marchand, il lui marqua qu’il ne pouvoit mieux répondre à une si grande honnêteté à laquelle il ne s’étoit pas attendu à son arrivée à Bagdad, qu’en acceptant l’offre obligeante qu’il venoit de lui faire ; qu’il n’avoit qu’à lui montrer le chemin, et qu’il étoit tout prêt à le suivre.

Abou Hassan, qui ne savoit pas que l’hôte que le hasard venoit de lui présenter étoit infiniment au-dessus de lui, en agit avec le calife comme avec son égal. Il le mena à sa maison et le fit entrer dans une chambre meublée fort proprement, où il lui fit prendre place sur le sofa, l’endroit le plus honorable. Le souper étoit prêt, et le couvert étoit mis. La mère d’Abou Hassan, qui entendoit fort bien la cuisine, servit trois plats : l’un, au milieu, garni d’un bon chapon, flanqué de quatre gros poulets ; et les deux autres à côté qui servoient d’entrée : l’un d’une oie grasse, et l’autre de pigeonneaux en ragoût. Il n’y avoit rien de plus, mais ces viandes étoient bien choisies et d’un goût délicieux.

Abou Hassan se mit à table vis-à-vis de son hôte, et le calife et lui commencèrent à manger de bon appétit en prenant chacun ce qui étoit de son goût, sans parler et même sans boire, selon la coutume du pays. Quand ils eurent achevé de manger, l’esclave du calife leur donna à laver, et cependant la mère d’Abou Hassan desservit, et apporta le dessert qui consistoit en diverses sortes de fruits de la saison, comme raisins, pêches, pommes, poires et plusieurs sortes de pâtes d’amandes sèches. Sur la fin du jour on alluma les bougies, après quoi Abou Hassan fit mettre les bouteilles et les tasses près de lui, et prit soin que sa mère fît souper l’esclave du calife.

Quand le feint marchand de Moussoul, c’est-à-dire le calife, et Abou Hassan se furent remis à table, Abou Hassan avant de toucher au fruit, prit une tasse, se versa à boire le premier, et en la tenant à la main : « Seigneur, dit-il au calife, qui étoit, selon lui, un marchand de Moussoul, vous savez comme moi que le coq ne boit jamais qu’il n’appelle les poules pour venir boire avec lui : je vous invite donc à suivre mon exemple. Je ne sais ce que vous en pensez ; pour moi il me semble qu’un homme qui hait le vin et qui veut faire le sage, ne l’est pas. Laissons là ces sortes de gens avec leur humeur sombre et chagrine, et cherchons la joie ; elle est dans la tasse, et la tasse la communique à ceux qui la vuident. »

Pendant qu’Abou Hassan buvoit : « Cela me plaît, dit le calife en se saisissant de la tasse qui lui étoit destinée, et voilà ce qu’on appelle un brave homme. Je vous aime de cette humeur, et avec cette gaieté j’attends que vous m’en versiez autant. »

Abou Hassan n’eut pas plutôt bu, qu’en remplissant la tasse que le calife lui présentoit : « Goûtez, Seigneur, dit-il, vous le trouverez bon. »

« J’en suis bien persuadé, reprit le calife d’un air riant ; il n’est pas possible qu’un homme comme vous ne sache faire le choix des meilleures choses. »

Pendant que le calife buvoit : « Il ne faut que vous regarder, repartit Abou Hassan, pour s’apercevoir du premier coup d’œil, que vous êtes de ces gens qui ont vu le monde et qui savent vivre.

» Si ma maison, ajouta-t-il en vers arabes, étoit capable de sentiment, et qu’elle fût sensible au sujet de joie qu’elle a de vous posséder, elle le marqueroit hautement ; et en se prosternant devant vous, elle s’écrieroit : Ah, quel plaisir, quel bonheur de me voir honoré de la présence d’une personne si honnête et si complaisante, qu’elle ne dédaigne pas de prendre le couvert chez moi ! »

« Enfin, Seigneur, je suis au comble de ma joie, d’avoir fait aujourd’hui la rencontre d’un homme de votre mérite. »

Ces saillies d’Abou Hassan divertissoient fort le calife, qui avoit naturellement l’esprit très-enjoué, et qui se faisoit un plaisir de l’exciter à boire, en demandant souvent lui-même du vin, afin de le mieux connoître dans son entretien, par la gaieté que le vin lui inspiroit. Pour entrer en conversation, il lui demanda comment il s’appeloit, à quoi il s’occupoit, et de quelle manière il passoit la vie ? « Seigneur, répondit-il, mon nom est Abou Hassan. J’ai perdu mon père qui étoit marchand, non pas à la vérité des plus riches, mais au moins de ceux qui vivoient le plus commodément à Bagdad. En mourant, il me laissa une succession plus que suffisante pour vivre sans ambition selon mon état. Comme sa conduite à mon égard avoit été fort sévère, et que jusqu’à sa mort j’avois passé la meilleure partie de ma jeunesse dans une grande contrainte, je voulus tâcher de réparer le bon temps que je croyois avoir perdu. En cela néanmoins, poursuivit Abou Hassan, je me gouvernois d’une autre manière que ne font ordinairement tous les jeunes gens. Ils se livrent à la débauche sans considération, et ils s’y abandonnent jusqu’à ce que, réduits à la dernière pauvreté, ils fassent malgré eux une pénitence forcée pendant le reste de leurs jours. Afin de ne pas tomber dans ce malheur, je partageai tout mon bien en deux parts, l’une en fonds, et l’autre en argent comptant. Je destinai l’argent comptant pour les dépenses que je méditois, et je pris une ferme résolution de ne point toucher à mes revenus. Je fis une société de gens de ma connoissance et à-peu-près de mon âge ; et sur l’argent comptant que je dépensois à pleine main, je les régalois splendidement chaque jour, de manière que rien ne manquoit à nos divertissemens. Mais la durée n’en fut pas longue. Je ne trouvai plus rien au fond de ma cassette à la fin de l’année, et en même temps tous mes amis de table disparurent. Je les vis l’un après l’autre. Je leur représentai l’état malheureux où je me trouvais ; mais aucun ne m’offrit de quoi me soulager. Je renonçai donc à leur amitié, et en me réduisant à ne plus dépenser que mon revenu, je me retranchai à n’avoir plus de société qu’avec le premier étranger que je rencontrerois chaque jour à son arrivée à Bagdad, avec cette condition de ne le régaler que ce seul jour-là. Je vous ai informé du reste, et je remercie ma bonne fortune de m’avoir présenté aujourd’hui un étranger de votre mérite. »

Le calife fort satisfait de cet éclaircissement, dit à Abou Hassan : « Je ne puis assez vous louer du bon parti que vous avez pris, d’avoir agi avec tant de prudence en vous jetant dans la débauche, et de vous être conduit d’une manière qui n’est pas ordinaire à la jeunesse ; je vous estime encore d’avoir été fidèle à vous-même au point que vous l’avez été. Le pas étoit bien glissant, et je ne puis assez admirer comment, après avoir vu la fin de votre argent comptant, vous avez eu assez de modération pour ne pas dissiper votre revenu, et même votre fonds. Pour vous dire ce que j’en pense, je tiens que vous êtes le seul débauché à qui pareille chose est arrivée, et à qui elle arrivera peut-être jamais. Enfin, je vous avoue que j’envie votre bonheur. Vous êtes le plus heureux mortel qu’il y ait sur la terre, d’avoir chaque jour la compagnie d’un honnête homme avec qui vous pouvez vous entretenir si agréablement, et à qui vous donnez lieu de publier partout la bonne réception que vous lui faites. Mais ni vous ni moi, nous ne nous apercevons pas que c’est parler trop long-temps sans boire : buvez, et versez-m’en ensuite. » Le calife et Abou Hassan continuèrent de boire long-temps en s’entretenant de choses très-agréables.

La nuit étoit déjà fort avancée, et le calife en feignant d’être fort fatigué du chemin qu’il avoit fait, dit à Abou Hassan qu’il avoit besoin de repos. « Je ne veux pas aussi de mon côté, ajouta-t-il, que vous perdiez rien du vôtre pour l’amour de moi. Avant que nous nous séparions (car peut-être serai-je sorti demain de chez vous avant que vous soyez éveillé), je suis bien aise de vous marquer combien je suis sensible à votre honnêteté, à votre bonne chère et à l’hospitalité que vous avez exercée envers moi si obligeamment. La seule chose qui me fait de la peine, c’est que je ne sais par quel endroit vous en témoigner ma reconnoissance. Je vous supplie de me le faire connoître, et vous verrez que je ne suis pas un ingrat. Il ne se peut pas faire qu’un homme comme vous n’ait quelqu’affaire, quelque besoin, et ne souhaite enfin quelque chose qui lui feroit plaisir. Ouvrez votre cœur, et parlez-moi franchement. Tout marchand que je suis, je ne laisse pas d’être en état d’obliger par moi-même, ou par l’entremise de mes amis. »

À ces offres du calife, qu’Abou Hassan ne prenoit toujours que pour un marchand : « Mon bon Seigneur, reprit Abou Hassan, je suis très-persuadé que ce n’est point par compliment que vous me faites des avances si généreuses. Mais, foi d’honnête homme, je puis vous assurer que je n’ai ni chagrin, ni affaire, ni désir, et que je ne demande rien à personne. Je n’ai pas la moindre ambition, comme je vous l’ai déjà dit, et je suis très-content de mon sort. Ainsi, je n’ai qu’à vous remercier, non-seulement de vos offres si obligeantes, mais même de la complaisance que vous avez eue de me faire un si grand honneur, que celui de venir prendre un méchant repas chez moi. Je vous dirai néanmoins, poursuivit Abou Hassan, qu’une seule chose me fait de la peine, sans pourtant qu’elle aille jusqu’à troubler mon repos. Vous saurez que la ville de Bagdad est divisée par quartiers ; et que dans chaque quartier il y a une mosquée avec un iman pour faire la prière aux heures ordinaires, à la tête du quartier qui s’y assemble. L’iman est un grand vieillard, d’un visage austère et parfait hypocrite, s’il y en eut jamais au monde. Pour conseil, il s’est associé quatre autres barbons, mes voisins, gens à peu près de sa sorte, qui s’assemblent chez lui régulièrement chaque jour ; et dans leur conciliabule, il n’y a médisance, calomnie et malice qu’ils ne mettent en usage contre moi et contre tout le quartier, pour en troubler la tranquillité et y faire régner la dissention. Ils se rendent redoutables aux uns, ils menacent les autres. Ils veulent enfin se rendre les maîtres, et que chacun se gouverne selon leur caprice, eux qui ne savent pas se gouverner eux-mêmes. Pour dire la vérité, je souffre de voir qu’ils se mêlent de toute autre chose que de leur Alcoran, et qu’ils ne laissent pas vivre le monde en paix. »

« Hé bien, reprit le calife, vous voudriez apparemment trouver un moyen pour arrêter le cours de ce désordre ? » « Vous l’avez dit, repartit Abou Hassan ; et la seule chose que je demanderois à Dieu pour cela, ce seroit d’être calife à la place du Commandeur des croyans, Haroun Alraschild, notre souverain seigneur et maître, seulement pour un jour. » « Que feriez-vous si cela arrivoit, demanda le calife ? » « Je ferois une chose d’un grand exemple, répondit Abou Hassan, et qui donneroit de la satisfaction à tous les honnêtes gens. Je ferois donner cent coups de bâton sur la plante des pieds à chacun des quatre vieillards, et quatre cents à l’iman, pour leur apprendre qu’il ne leur appartient pas de troubler et de chagriner ainsi leurs voisins. »

Le calife trouva la pensée d’Abou Hassan fort plaisante ; et comme il étoit né pour les aventures extraordinaires, elle lui fit naître l’envie de s’en faire un divertissement tout singulier. « Votre souhait me plaît d’autant plus, dit le calife, que je vois qu’il part d’un cœur droit, et d’un homme qui ne peut souffrir que la malice des méchans demeure impunie. J’aurois un grand plaisir d’en voir l’effet ; et peut-être n’est-il pas aussi impossible que cela arrive, que vous pourriez vous l’imaginer. Je suis persuadé que le calife se dépouilleroit volontiers de sa puissance pour vingt-quatre heures entre vos mains, s’il étoit informé de votre bonne intention et du bon usage que vous en feriez. Quoique marchand étranger, je ne laisse pas néanmoins d’avoir du crédit pour y contribuer en quelque chose. »

« Je vois bien, repartit Abou Hassan, que vous vous moquez de ma folle imagination, et le calife s’en moqueroit aussi s’il avoit connoissance d’une telle extravagance. Ce que cela pourroit peut-être produire, c’est qu’il se feroit informer de la conduite de l’iman et de ses conseillers, et qu’il les feroit châtier. »

« Je ne me moque pas de vous, répliqua le calife : Dieu me garde d’avoir une pensée si déraisonnable pour une personne comme vous qui m’avez si bien régalé, tout inconnu que je vous suis ; et je vous assure que le calife ne s’en moqueroit pas. Mais laissons là ce discours : il n’est pas loin de minuit, et il est temps de nous coucher. »

« Brisons donc là notre entretien, dit Abou Hassan, je ne veux pas apporter obstacle à votre repos. Mais comme il reste encore du vin dans la bouteille, il faut, s’il vous plaît, que nous la vuidions ; après cela nous nous coucherons. La seule chose que je vous recommande, c’est qu’en sortant demain matin, au cas que je ne sois pas éveillé, vous ne laissiez pas la porte ouverte, mais que vous preniez la peine de la fermer. » Ce que le calife lui promit d’exécuter fidèlement.

Pendant qu’Abou Hassan parloit, le calife s’étoit saisi de la bouteille et des deux tasses. Il se versa du vin le premier en faisant connoître à Abou Hassan, que c’étoit pour le remercier. Quand il eut bu, il jeta adroitement dans la tasse d’Abou Hassan une pincée d’une poudre qu’il avoit sur lui, et versa par-dessus le reste de la bouteille. En la présentant à Abou Hassan : « Vous avez, dit-il, pris la peine de me verser à boire toute la soirée ; c’est bien la moindre chose que je doive faire que de vous en épargner la peine pour la dernière fois ; je vous prie de prendre cette tasse de ma main, et de boire ce coup pour l’amour de moi. »

Abou Hassan prit la tasse ; et pour marquer davantage à son hôte, avec combien de plaisir il recevoit l’honneur qu’il lui faisoit, il but, et il la vuida presque tout d’un trait. Mais à peine eut-il mis la tasse sur la table, que la poudre fît son effet. Il fut saisi d’un assoupissement si profond, que la tête lui tomba presque sur ses genoux d’une manière si subite, que le calife ne put s’empêcher d’en rire. L’esclave par qui il s’étoit fait suivre, étoit revenu dès qu’il avoit eu soupé, et il y avoit quelque temps qu’il étoit là tout prêt à recevoir ses commandemens. « Charge cet homme sur tes épaules, lui dit le calife ; mais prends garde de bien remarquer l’endroit où est cette maison, afin que tu le rapportes quand je te le commanderai. »

Le calife suivi de l’esclave qui étoit chargé d’Abou Hassan, sortit de la maison, mais sans fermer la porte comme Abou Hassan l’en avoit prié ; et il le fit exprès. Dès qu’il fut arrivé à son palais, il rentra par une porte secrète, et il se fît suivre par l’esclave jusqu’à son appartement, où tous les officiers de sa chambre l’attendoient. « Déshabillez cet homme, leur dit-il, et couchez-le dans mon lit, je vous dirai ensuite mes intentions. »

Les officiers déshabillèrent Abou Hassan, le revêtirent de l’habillement de nuit du calife, et le couchèrent selon son ordre. Personne n’étoit encore couché dans le palais. Le calife fit venir tous ses autres officiers et toutes les dames ; et quand ils furent tous en sa présence : « Je veux, leur dit-il, que tous ceux qui ont coutume de se trouver à mon lever, ne manquent pas de se rendre demain matin auprès de cet homme que voilà couché dans mon lit, et que chacun fasse auprès de lui, lorsqu’il s’éveillera, les mêmes fonctions qui s’observent ordinairement auprès de moi. Je veux aussi qu’on ait pour lui les mêmes égards que pour ma propre personne, et qu’il soit obéi en tout ce qu’il commandera. On ne lui refusera rien de tout ce qu’il pourra demander, et on ne le contredira en quoi que ce soit de ce qu’il pourra dire ou souhaiter. Dans toutes les occasions où il s’agira de lui parler ou de lui répondre, on ne manquera pas de le traiter de Commandeur des croyans. En un mot, je demande qu’on ne songe non plus à ma personne tout le temps qu’on sera près de lui, que s’il étoit véritablement ce que je suis, c’est-à-dire le calife et le Commandeur des croyans. Sur toutes choses, qu’on prenne bien garde de se méprendre en la moindre circonstance. »

Les officiers et les dames qui comprirent d’abord que le calife vouloit se divertir, ne répondirent que par une profonde inclination ; et dès-lors chacun de son côté se prépara à contribuer de tout son pouvoir, en tout ce qui seroit de sa fonction, à se bien acquitter de son personnage.

En rentrant dans son palais, le calife avoit envoyé appeler le grand visir Giafar, par le premier officier qu’il avoit rencontré ; et ce premier ministre venoit d’arriver. Le calife lui dit : « Giafar, je t’ai fait venir pour t’avertir de ne pas t’étonner quand tu verras demain en entrant à mon audience, l’homme que voilà couché dans mon lit, assis sur mon trône avec mon habit de cérémonie. Aborde-le avec les mêmes égards et le même respect que tu as coutume de me rendre, en le traitant aussi de Commandeur des croyans. Écoute, et exécute ponctuellement tout ce qu’il te commandera, comme si je te le commandois. Il ne manquera pas de faire des libéralités, et de te charger de la distribution : fais tout ce qu’il te commandera là-dessus, quand même il s’agiroit d’épuiser tous les coffres de mes finances. Souviens-toi d’avertir aussi mes émirs, mes huissiers et tous les autres officiers du dehors de mon palais, de lui rendre demain à l’audience publique les mêmes honneurs qu’à ma personne, et de dissimuler si bien, qu’il ne s’aperçoive pas de la moindre chose, qui puisse troubler le divertissement que je veux me donner. Va, retire-toi, je n’ai rien à t’ordonner davantage, et donne-moi la satisfaction que je te demande. »

Après que le grand visir se fut retiré, le calife passa dans un autre appartement ; et en se couchant, il donna à Mesrour, chef des eunuques, les ordres qu’il devoit exécuter de son côté, afin que tout réussît de la manière qu’il l’entendoit, pour remplir le souhait d’Abou Hassan, et voir comment il useroit de la puissance et de l’autorité de calife, dans le peu de temps qu’il l’avoit désiré. Sur toutes choses il lui enjoignit de ne pas manquer de venir l’éveiller à l’heure accoutumée, et avant qu’on éveillât Abou Hassan, parce qu’il vouloit y être présent.

Mesrour ne manqua pas d’éveiller le calife dans le temps qu’il lui avoit commandé. Dès que le calife fut entré dans la chambre où Abou Hassan dormoit, il se plaça dans un petit cabinet élevé, d’où il pouvoit voir par une jalousie tout ce qui s’y passoit sans être vu. Tous les officiers et toutes les dames qui devoient se trouver au lever d’Abou Hassan, entrèrent en même temps, et se postèrent chacun à sa place accoutumée, selon son rang, et dans un grand silence, comme si c’eût été le calife qui eût dû se lever, et prêts à s’acquitter de la fonction à laquelle ils étoient destinés.

Comme la pointe du jour avoit déjà commencé de paroître, et qu’il étoit temps de se lever pour faire la prière d’avant le lever du soleil, l’officier qui étoit le plus près du chevet du lit, approcha du nez d’Abou Hassan une petite éponge trempée dans du vinaigre.

Abou Hassan éternua aussitôt en tournant la tête sans ouvrir les yeux ; et avec un petit effort, il jeta comme de la pituite qu’on fut prompt à recevoir dans un petit bassin d’or, pour empêcher qu’elle ne tombât sur le tapis de pied et ne le gâtât. C’est l’effet ordinaire de la poudre que le calife lui avoit fait prendre, quand, à proportion de la dose, elle cesse, en plus ou en moins de temps, de causer l’assoupissement pour lequel on la donne.

En remettant la tête sur le chevet, Abou Hassan ouvrit les yeux, et autant que le peu de jour qu’il faisoit le lui permettoit, il se vit au milieu d’une grande chambre, magnifique et superbement meublée, avec un plafond à plusieurs enfoncemens de diverses figures, peints à l’arabesque, ornée de grands vases d’or massif, de portières et d’un tapis de pied or et soie, et environné de jeunes dames, dont plusieurs avoient différentes sortes d’instrumens de musique, prêtes à en toucher, toutes d’une beauté charmante, d’eunuques noirs, tous richement habillés et debout, dans une grande modestie. En jetant les jeux sur la couverture du lit, il vit qu’elle étoit de brocard d’or à fond rouge, rehaussée de perles et de diamans, et près du lit un habit de même étoffe et de même parure, et à côté de lui, sur un coussin, un bonnet de calife. À ces objets si éclatans, Abou Hassan fut dans un étonnement et dans une confusion inexprimable. Il les regardoit tous comme dans un songe : songe si véritable à son égard, qu’il desiroit que ce n’en fût pas un ! « Bon, disoit-il en lui-même, me voilà calife ; mais, ajoutoit-il, un peu après en se reprenant, il ne faut pas que je me trompe, c’est un songe, effet du souhait dont je m’entretenois tantôt avec mon hôte. » Et il refermoit les yeux comme pour dormir.

En même temps un eunuque s’approcha : « Commandeur des croyans, lui dit-il respectueusement, que votre Majesté ne se rendorme pas, il est temps qu’elle se lève pour faire sa prière ; l’aurore commence à paroître. »

À ces paroles, qui furent d’une grande surprise pour Abou Hassan : « Suis-je éveillé, ou si je dors, disoit-il encore en lui-même ? Mais je dors, continuoit-il en tenant toujours les yeux fermés ; je ne dois pas en douter. »

Un moment après : « Commandeur des croyans, reprit l’eunuque, qui vit qu’il ne répondoit rien et ne donnoit aucune marque de vouloir se lever, votre Majesté aura pour agréable que je lui répète qu’il est temps qu’elle se lève, à moins qu’elle ne veuille laisser passer le moment de faire sa prière du matin ; le soleil va se lever, et elle n’a pas coutume d’y manquer. « 

« Je me trompois, dit aussitôt Abou Hassan, je ne dors pas, je suis éveillé ; ceux qui dorment n’entendent pas, et j’entends qu’on me parle. » Il ouvrit encore les yeux ; et comme il étoit grand jour, il vit distinctement tout ce qu’il n’avoit aperçu que confusément. Il se leva sur son séant avec un air riant, comme un homme plein de joie de se voir dans un état si fort au-dessus de sa condition ; et le calife qui l’observoit sans être vu, pénétra dans sa pensée avec un grand plaisir.

Alors les jeunes dames du palais se prosternèrent la face contre terre devant Abou Hassan ; et celles qui tenoient des instrumens de musique, lui donnèrent le bon jour par un concert de flûtes douces, de haut-bois, de téorbes et d’autres instrumens harmonieux dont il fut enchanté et ravi en extase, de manière qu’il ne savoit où il étoit, et qu’il ne se possédoit pas lui-même. Il revint néanmoins à sa première idée, et il doutoit encore si tout ce qu’il voyoit et entendoit, étoit un songe ou une réalité. Il se mit les mains devant les yeux ; et en baissant la tête : « Que veut dire tout ceci, disoit-il en lui-même ? Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ? Qu’est-ce que ce palais ? Que signifient ces eunuques, ces officiers si bien faits et si bien mis ; ces dames si belles, et ces musiciennes qui m’enchantent ? Est-il possible que je ne puisse distinguer si je rêve ou si je suis dans mon bon sens ? » Il ôte enfin les mains de devant ses jeux, les ouvre ; et en levant la tête, il vit que le soleil jetoit déjà ses premiers rayons au travers des fenêtres de la chambre où il étoit.

Dans ce moment, Mesrour, chef des eunuques, entra, se prosterna profondément devant Abou Hassan, et lui dit en se relevant : « Commandeur des croyans, votre Majesté me permettra de lui représenter qu’elle n’a pas coutume de se lever si tard, et qu’elle a laissé passer le temps de faire sa prière. À moins qu’elle n’ait passé une mauvaise nuit, et qu’elle ne soit indisposée, elle n’a plus que celui d’aller monter sur son trône pour tenir son conseil et se faire voir à l’ordinaire. Les généraux de ses armées, les gouverneurs de ses provinces, et les autres grands officiers de sa cour, n’attendent que le moment que la porte de la salle du conseil leur soit ouverte. »

Au discours de Mesrour, Abou Hassan fut comme persuadé qu’il ne dormoit pas, et que l’état où il se trouvoit n’étoit pas un songe. Il ne se trouva pas moins embarrassé que confus dans l’incertitude du parti qu’il prendroit. Enfin il regarda Mesrour entre les deux yeux, et d’un ton sérieux : « À qui donc parlez-vous, lui demanda-t-il, et qui est celui que vous appeliez Commandeur des croyans, vous que je ne connois pas ? Il faut que vous me preniez pour un autre. »

Tout autre que Mesrour se fût peut-être déconcerté à la demande d’Abou Hassan ; mais instruit par le calife, il joua merveilleusement bien son personnage. « Mon respectable Seigneur et maître, s’écria-t-il, votre Majesté me parle ainsi aujourd’hui apparemment pour m’éprouver : votre Majesté n’est-elle pas le Commandeur des croyans, le monarque du monde, de l’orient à l’occident, et le vicaire sur la terre du prophète envoyé de Dieu maître de ce monde terrestre et du céleste ? Mesrour, votre chétif esclave, ne l’a pas oublié depuis tant d’années qu’il a l’honneur et le bonheur de rendre ses respects et ses services à votre Majesté. Il s’estimeroit le plus malheureux des hommes, s’il avoit encouru votre disgrâce : il vous supplie donc très-humblement d’avoir la bonté de le rassurer ; il aime mieux croire qu’un songe fâcheux a troublé son repos cette nuit. »

Abou Hassan fit un si grand éclat de rire à ces paroles de Mesrour, qu’il se laissa aller à la renverse sur le chevet du lit, avec une grande joie du calife, qui en eût ri de même, s’il n’eût craint de mettre fin, dès son commencement, à la plaisante scène qu’il avoit résolu de se donner.

Abou Hassan, après avoir ri long-temps en cette posture, se remit sur son séant ; et en s’adressant à un petit eunuque noir comme Mesrour : « Écoute, lui dit-il, dis-moi qui je suis ? » « Seigneur, répondit le petit eunuque d’un air modeste, votre Majesté est le Commandeur des croyans, et le vicaire en terre du maître des deux mondes. » « Tu es un petit menteur, face de couleur de poix, reprit Abou Hassan. »

Abou Hassan appela ensuite une des dames qui étoit plus près de lui que les autres. « Approchez-vous, la belle, dit-il en lui présentant la main, tenez, mordez-moi le bout du doigt, que je sente si je dors ou si je veille. »

La dame qui savoit que le calife voyoit tout ce qui se passoit dans la chambre, fut ravie d’avoir occasion de faire voir de quoi elle étoit capable, quand il s’agissoit de le divertir. Elle s’approcha donc d’Abou Hassan avec tout le sérieux possible ; et en serrant légèrement entre ses dents le bout du doigt qu’il lui avoit avancé, elle lui fit sentir un peu de douleur.

En retirant la main promptement : « Je ne dors pas, dit aussitôt Abou Hassan, je ne dors pas certainement. Par quel miracle, suis-je donc devenu calife en une nuit ? Voilà la chose du monde la plus merveilleuse et la plus surprenante ! » En s’adressant ensuite à la même dame : « Ne me cachez pas la vérité, dit-il, je vous en conjure par la protection de Dieu, en qui vous avez confiance aussi bien que moi. Est-il bien vrai que je sois le Commandeur des croyans ? » « Il est si vrai, répondit la dame, que votre Majesté est le Commandeur des croyans, que nous avons sujet tous tant que nous sommes de vos esclaves, de nous étonner qu’elle veuille faire accroire qu’elle ne l’est pas. » « Vous êtes une menteuse, reprit Abou Hassan : je sais bien ce que je suis. »

Comme le chef des eunuques s’aperçut qu’Abou Hassan vouloit se lever, il lui présenta la main, et l’aida à se mettre hors du lit. Dès qu’il fut sur ses pieds, toute la chambre retentit du salut que tous les officiers et toutes les dames lui firent en même temps par une acclamation en ces termes : « Commandeur des croyans, que Dieu donne le bon jour à votre Majesté ! »

« Ah ciel, quelle merveille, s’écria alors Abou Hassan ! J’étois hier au soir Abou Hassan, et ce matin je suis le Commandeur des croyans ! Je ne comprends rien à un changement si prompt et si surprenant ! » Les officiers destinés à ce ministère l’habillèrent promptement ; et quand ils eurent achevé, comme les autres officiers, les eunuques et les dames s’étoient rangés en deux files jusqu’à la porte où il devoit entrer dans la chambre du conseil, Mesrour marcha devant, et Abou Hassan le suivit. La portière fut tirée, et la porte ouverte par un huissier. Mesrour entra dans la chambre du conseil, et marcha encore devant lui jusqu’au pied du trône, où il s’arrêta pour l’aider à monter, en le prenant d’un côté par-dessous l’épaule, pendant qu’un autre officier qui suivoit, l’aidoit de même à monter de l’autre.

Abou Hassan s’assit aux acclamations des huissiers, qui lui souhaitèrent toute sorte de bonheur et de prospérité ; et en se tournant à droite et à gauche, il vit les officiers des gardes rangés dans un bel ordre et en bonne contenance.

Le calife cependant qui étoit sorti du cabinet où il étoit caché au moment qu’Abou Hassan étoit entré dans la chambre du conseil, passa à un cabinet qui avoit aussi vue sur la même chambre, d’où il pouvoit voir et entendre tout ce qui se passoit au conseil quand son grand visir y présidoit à sa place, et que quelqu’incommodité l’empêchoit d’y être en personne. Ce qui lui plut d’abord, fut de voir qu’Abou Hassan le représentoit sur son trône presqu’avec autant de gravité que lui-même.

Dès qu’Abou Hassan eut pris place, le grand visir Giafar qui venoit d’arriver, se prosterna devant lui au pied du trône, se releva ; et en s’adressant à sa personne : « Commandeur des croyans, dit-il, que Dieu comble votre Majesté de ses faveurs en cette vie, la reçoive dans son paradis dans l’autre, et précipite ses ennemis dans les flammes de l’enfer. »

Abou Hassan, après tout ce qui lui étoit arrivé depuis qu’il étoit éveillé, et ce qu’il venoit d’entendre de la bouche du grand visir, ne douta plus qu’il ne fût calife, comme il avoit souhaité de l’être. Ainsi, sans examiner comment ou par quelle aventure un changement de fortune si peu attendu s’étoit fait, il prit sur-le-champ le parti d’en exercer le pouvoir. Aussi demanda-t-il au grand visir, en le regardant avec gravité, s’il avoit quelque chose à lui dire ?

« Commandeur des croyans, reprit le grand visir, les émirs, les visirs, et les autres officiers qui ont séance au conseil de votre Majesté, sont à la porte, et ils n’attendent que le moment où votre Majesté leur donnera la permission d’entrer et de venir lui rendre leurs respects accoutumés. » Abou Hassan dit aussitôt qu’on leur ouvrît ; et le grand visir en se retournant et en s’adressant au chef des huissiers qui n’attendoit que l’ordre : « Chef des huissiers, dit-il, le Commandeur des croyans commande que vous fassiez votre devoir. »

La porte fut ouverte, et en même temps les émirs et les principaux officiers de la cour, tous en habits de cérémonie magnifiques, entrèrent dans un bel ordre, s’avancèrent jusqu’au pied du trône, et rendirent leurs respects à Abou Hassan, chacun à son rang, le genou en terre et le front contre le tapis de pied, comme à la propre personne du calife, et le saluèrent en lui donnant le titre de Commandeur des croyans, selon l’instruction que le grand visir leur avoit donnée ; et ils prirent chacun leur place à mesure qu’ils s’étoient acquittés de ce devoir.

Quand la cérémonie fut achevée, et qu’ils se furent tous placés, il se fit un grand silence.

Alors le grand visir, toujours debout devant le trône, commença à faire son rapport de plusieurs affaires, selon l’ordre des papiers qu’il tenoit à la main. Les affaires, à la vérité, étoient ordinaires et de peu de conséquence. Abou Hassan néanmoins ne laissa pas de se faire admirer, même par le calife. En effet, il ne demeura pas court ; il ne parut pas même embarrassé sur aucune. Il prononça juste sur toutes, selon que le bon sens lui inspiroit, soit qu’il s’agît d’accorder ou de rejeter ce que l’on demandoit.

Avant que le grand visir eût achevé son rapport, Abou Hassan aperçut le juge de police qu’il connoissoit de vue, assis en son rang. « Attendez un moment, dit-il au grand visir en l’interrompant, j’ai un ordre qui presse à donner au juge de police. »

Le juge de police qui avoit les yeux sur Abou Hassan, et qui s’aperçut qu’Abou Hassan le regardoit particulièrement, s’entendant nommer, se leva aussitôt de sa place, et s’approcha gravement du trône, au pied duquel il se prosterna la face contre terre. « Juge de police, lui dit Abou Hassan après qu’il se fut relevé, allez sur l’heure et sans perdre de temps dans un tel quartier et dans une rue qu’il lui indiqua, il y a dans cette rue une mosquée où vous trouverez l’iman et quatre vieillards à barbe blanche ; saisissez-vous de leurs personnes, et faites donner à chacun des quatre vieillards cent coups de nerf de bœuf, et quatre cents à l’iman. Après cela, vous les ferez monter tous cinq chacun sur un chameau, vêtus de haillons, et la face tournée vers la queue du chameau. En cet équipage vous les ferez promener par tous les quartiers de la ville, précédés d’un crieur qui criera à haute voix :

« Voilà le châtiment de ceux qui se mêlent des affaires qui ne les regardent pas, et qui se font une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins, et de leur causer tout le mal dont ils sont capables. »

» Mon intention est encore que vous leur enjoigniez de changer de quartier, avec défense de jamais remettre le pied dans celui d’où ils auront été chassés. Pendant que votre lieutenant leur fera faire la promenade que je viens de vous dire, vous reviendrez me rendre compte de l’exécution de mes ordres. »

Le juge de police mit la main sur sa tête, pour marquer qu’il alloit exécuter l’ordre qu’il venoit de recevoir, sous peine de la perdre lui-même s’il y manquoit. Il se prosterna une seconde fois devant le trône ; et après s’être relevé, il s’en alla.

Cet ordre donné avec tant de fermeté, fit au calife un plaisir d’autant plus sensible, qu’il connut par-là qu’Abou Hassan ne perdoit pas le temps de profiter de l’occasion pour châtier l’iman et les vieillards de son quartier, puisque la première chose à quoi il avoit pensé en se voyant calife, avoit été de les faire punir.

Le grand visir cependant continua de faire son rapport ; et il étoit prêt à finir, lorsque le juge de police de retour se présenta pour rendre compte de sa commission. Il s’approcha du trône ; et après la cérémonie ordinaire de se prosterner : « Commandeur des croyans, dit-il à Abou Hassan, j’ai trouvé l’iman et les quatre vieillards dans la mosquée que votre Majesté m’a indiquée ; et pour preuve que je me suis acquitté fidèlement de l’ordre que j’avois reçu de votre Majesté, en voici le procès-verbal signé de plusieurs témoins des principaux du quartier. » En même temps il tira un papier de son sein, et le présenta au calife prétendu.

Abou Hassan prit le procès-verbal, le lut tout entier, même jusqu’aux noms des témoins, tous gens qui lui étoient connus ; et quand il eut achevé : « Cela est bien, dit-il au juge de police en souriant, je suis content et vous m’avez fait plaisir : reprenez votre place. Des cagots, dit-il en lui-même avec un air de satisfaction, qui s’avisoient de gloser sur mes actions, et qui trouvoient mauvais que je reçusse et que je régalasse d’honnêtes gens chez moi, méritoient bien cette avanie et ce châtiment. » Le calife qui l’observoit, pénétra dans sa pensée, et sentit en lui-même une joie inconcevable d’une si belle expédition.

Abou Hassan s’adressa ensuite au grand visir : « Faites-vous donner par le grand trésorier, lui dit-il, une bourse de mille pièces de monnoie d’or, et allez au quartier où j’ai envoyé le juge de police, la porter à la mère d’un certain Abou Hassan surnommé le Débauché. C’est un homme connu dans tout le quartier sous ce nom ; il n’y a personne qui ne vous enseigne sa maison. Partez, et revenez promptement. »

Le grand visir Giafar mit la main sur sa tête, pour marquer qu’il alloit obéir ; et après s’être prosterné devant le trône, il sortit et s’en alla chez le grand trésorier qui lui délivra la bourse. Il la fit prendre par un des esclaves qui le suivoient, et s’en alla la porter à la mère d’Abou Hassan. Il la trouva, et lui dit que le calife lui envoyoit ce présent, sans s’expliquer davantage. Elle le reçut avec d’autant plus de surprise, qu’elle ne pouvoit imaginer ce qui pouvoit avoir obligé le calife de lui faire une si grande libéralité, et qu’elle ignoroit ce qui se passoit au palais.

Pendant l’absence du grand visir, le juge de police fît le rapport de plusieurs affaires qui regardoient sa fonction, et ce rapport dura jusqu’au retour du visir. Dès qu’il fut rentré dans la chambre du conseil, et qu’il eut assuré Abou Hassan qu’il s’étoit acquitté de l’ordre qu’il lui avoit donné, le chef des eunuques, c’est-à-dire Mesrour, qui étoit entré dans l’intérieur du palais après avoir accompagné Abou Hassan jusqu’au trône, revint, et marqua par un signe aux visirs, émirs, et à tous les officiers, que le conseil étoit fini, et que chacun pouvoit se retirer ; ce qu’ils firent après avoir pris congé, par une profonde révérence au pied du trône, dans le même ordre que quand ils étoient entrés. Il ne resta auprès d’Abou Hassan que les officiers de la garde du calife, et le grand visir.

Abou Hassan ne demeura pas plus long-temps sur le trône du calife ; il en descendit de la même manière qu’il y étoit monté, c’est-à-dire, aidé par Mesrour et par un autre officier des eunuques, qui le prirent par-dessous les bras, et qui l’accompagnèrent jusqu’à l’appartement d’où il étoit sorti. Il y entra, précédé du grand visir. Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu’il témoigna avoir quelque besoin pressant. Aussitôt on lui ouvrit un cabinet fort propre qui étoit pavé de marbre, au lieu que l’appartement où il se trouvoit, étoit couvert de riches tapis de pied, ainsi que les autres appartermens du palais. On lui présenta une chaussure de soie brochée d’or, qu’on avoit coutume de mettre avant que d’y entrer. Il la prit ; et comme il n’en savoit pas l’usage, il la mit dans une de ses manches qui étoient fort larges.

Comme il arrive fort souvent que l’on rit plutôt d’une bagatelle que de quelque chose d’important, peu s’en fallut que le grand visir, Mesrour et tous les officiers du palais qui étoient près de lui, ne fissent un éclat de rire, par l’envie qui leur en prit, et ne gâtassent toute la fête ; mais ils se retinrent ; et le grand visir fut enfin obligé de lui expliquer qu’il devoit la chausser pour entrer dans ce cabinet de commodité.

Pendant qu’Abou Hassan étoit dans le cabinet, le grand visir alla trouver le calife qui s’étoit déjà placé dans un autre endroit pour continuer d’observer Abou Hassan sans être vu, et lui raconta ce qui venoit d’arriver, et le calife s’en fit encore un nouveau plaisir.

Abou Hassan sortit du cabinet ; Mesrour en marchant devant lui pour lui montrer le chemin, le conduisit dans l’appartement intérieur où le couvert étoit mis. La porte qui y donnoit communication, fut ouverte, et plusieurs eunuques coururent avertir les musiciennes que le faux calife approchoit. Aussitôt elles commencèrent un concert de voix et d’instrumens des plus mélodieux avec tant de charme pour Abou Hassan, qu’il se trouva transporté de joie et de plaisir, et ne savoit absolument que penser de ce qu’il voyoit et de ce qu’il entendoit. « Si c’est un songe, se disoit-il à lui-même, le songe est de longue durée ? Mais ce n’est pas un songe, continuoit-il, je me sens bien, je raisonne, je vois, je marche, j’entends. Quoi qu’il en soit, je me remets à Dieu sur ce qui en est. Je ne puis croire néanmoins que je ne sois pas le Commandeur des croyans : il n’y a qu’un Commandeur des croyans qui puisse être dans la splendeur où je suis. Les honneurs et les respects que l’on m’a rendus et que l’on me rend, les ordres que j’ai donnés et qui ont été exécutés, en sont des preuves suffisantes. »

Enfin Abou Hassan tint pour constant qu’il étoit le caiife et le Commandeur des croyans ; et il en fut pleinement convaincu, lorsqu’il se vit dans un salon très-magnifique et des plus spacieux. L’or mêlé avec les couleurs les plus vives y brilloit de toutes parts. Sept troupes de musiciennes, toutes plus belles les unes que les autres, entouroient ce salon ; et sept lustres d’or à sept branches pendoient de divers endroits du plafond, où l’or et l’azur ingénieusement mêlés faisoient un effet merveilleux. Au milieu étoit une table couverte de sept grands plats d’or massif qui embaumoient le salon de l’odeur des épiceries et de l’ambre, dont les viandes étoient assaisonnées. Sept jeunes dames debout, d’une beauté ravissante, vêtues d’habits de différentes étoffes les plus riches et les plus éclatantes en couleurs, environnoient cette table. Elles avoient chacune à la main un éventail, dont elles devoient se servir pour donner de l’air à Abou Hassan, pendant qu’il seroit à table.

Si jamais mortel fut charmé, ce fut Abou Hassan lorsqu’il entra dans ce magnifique salon. À chaque pas qu’il y faisoit, il ne pouvoit s’empêcher de s’arrêter pour contempler à loisir toutes les merveilles qui se présentoient à sa vue. Il se tournoit à tout moment de côté et d’autre, avec un plaisir très-sensible de la part du calife qui l’observoit très-attentivement. Enfin, il s’avança jusqu’au milieu et il se mit à table. Aussitôt les sept belles dames qui étoient à l’entour, agitèrent l’air toutes ensemble avec leurs éventails, pour rafraîchir le nouveau calife. Il les regardoit l’une après l’autre ; et après avoir admiré la grâce avec laquelle elles s’acquittoient de cet office, il leur dit avec un souris gracieux, qu’il croyoit qu’une seule d’entr’elles suffisoit pour lui donner tout l’air dont il auroit besoin ; et il voulut que les six autres se missent à table avec lui, trois à sa droite et les autres à sa gauche, pour lui tenir compagnie. La table étoit ronde, et Abou Hassan les fit placer tout autour, afin que de quelque côté qu’il jetât la vue, il ne pût rencontrer que des objets agréables et tout divertissans.

Les six dames obéirent et se mirent à table. Mais Abou Hassan s’aperçut bientôt qu’elles ne mangeoient point par respect pour lui. Ce qui lui donna occasion de les servir lui-même en les invitant et les pressant de manger dans des termes tout-à-fait obligeans. Il leur demanda ensuite comment elles s’appeloient, et chacune le satisfit sur sa curiosité. Leurs noms étoient cou d’albâtre, bouche de corail, face de lune, éclat du soleil, plaisir des yeux, délices du cœur. Il fit aussi la même demande à la septième qui tenoit l’éventail, et elle lui répondit qu’elle s’appelloit canne de sucre. Les douceurs qu’il leur dit à chacune sur leurs noms, firent voir qu’il avoit infiniment d’esprit ; et l’on ne peut croire combien cela servit à augmenter l’estime que le calife, qui n’avoit rien perdu de tout ce qu’il avoit dit sur ce sujet, avoit déjà conçue pour lui.

Quand les dames virent qu’Abou Hassan ne mangeoit plus : « Le Commandeur des croyans, dit l’une en s’adressant aux eunuques qui étoient présens pour servir, veut passer au salon du dessert ; qu’on apporte à laver. » Elles se levèrent toutes de table en même temps, et elles prirent des mains des eunuques, l’une un bassin d’or, l’autre une aiguière de même métal, et la troisième une serviette, et se présentèrent le genou en terre devant Abou Hassan qui étoit encore assis, et lui donnèrent à laver. Quand il eut fait, il se leva, et à l’instant un eunuque tira la portière, et ouvrit la porte d’un autre salon où il devoit passer.

Mesrour, qui n’avoit pas abandonné Abou Hassan, marcha devant lui, et l’introduisit dans un salon de pareille grandeur à celui d’où il sortoit, mais orné de diverses peintures des plus excellens maîtres, et tout autrement enrichi de vases de l’un et de l’autre métal, de tapis de pied, et d’autres meubles plus précieux. Il y avoit dans ce salon sept troupes de musiciennes, autres que celles qui étoient dans le premier salon, et ces sept troupes ou plutôt ces sept chœurs de musique commencèrent un nouveau concert dès qu’Abou Hassan parut. Le salon étoit orné de sept autres grands lustres, et la table au milieu se trouva couverte de sept grands bassins d’or, remplis en pyramide de toutes sortes de fruits de la saison, les plus beaux, les mieux choisis et les plus exquis ; et à l’entour sept autres jeunes dames, chacune avec un éventail à la main, qui surpassoient les premières en beauté.

Ces nouveaux objets jetèrent Abou Hassan dans une admiration plus grande qu’auparavant, et firent qu’en s’arrêtant il donna des marques plus sensibles de sa surprise et de son étonnement. Il s’avança enfin jusqu’à la table ; et après qu’il s’y fut assis, et qu’il eut contemplé les sept dames à son aise l’une après l’autre, avec un embarras qui marquoit qu’il ne savoit à laquelle il devoit donner la préférence, il leur ordonna de quitter chacune leur éventail, de se mettre à table, et de manger avec lui, en disant que la chaleur n’étoit pas assez incommode pour avoir besoin de leur ministère.

Quand les dames se furent placées à la droite et à la gauche d’Abou Hassan, il voulut, avant toutes choses, savoir comment elles s’appeloient, et il apprit qu’elles avoient chacune un nom différent des noms des sept dames du premier salon, et que ces noms signifioient de même quelque perfection de l’ame ou de l’esprit, qui les distinguoit les unes d’avec les autres. Cela lui plut extrêmement ; et il le fit connoître par les bons mots qu’il dit encore à cette occasion, en leur présentant l’une après l’autre des fruits de chaque bassin. « Mangez cela pour l’amour de moi, dit-il à chaîne des cœurs qu’il avoit à sa droite, en lui présentant une figue, et rendez plus supportables les chaînes que vous me faites porter depuis le moment que je vous ai vue. » Et en présentant un raisin à tourment de l’ame : « Prenez ce raisin, dit-il, à la charge que vous ferez cesser bientôt les tourmens que j’endure pour l’amour de vous. » Et ainsi des autres dames. Et par ces endroits, Abou Hassan faisoit que le calife, qui étoit fort attaché à toutes ses actions et à toutes ses paroles, se savoit bon gré de plus en plus d’avoir trouvé en lui un homme qui le divertissoit si agréablement, et qui lui avoit donné lieu d’imaginer le moyen de le connoître plus à fond.

Quand Abou Hassan eut mangé de tous les fruits qui étoient dans les bassins, ce qui lui plut selon son goût, il se leva ; et aussitôt Mesrour, qui ne l’abandonnoit pas, marcha encore devant lui, et l’introduisit dans un troisième salon, orné, meublé et enrichi aussi magnifiquement que les deux premiers.

Abou Hassan y trouva sept autres chœurs de musique, et sept autres dames autour d’une table couverte de sept bassins d’or, remplis de confitures liquides de différentes couleurs et de plusieurs façons. Après avoir jeté les jeux de tout côté avec une nouvelle admiration, il s’avança jusqu’à la table au bruit harmonieux des sept chœurs de musique qui cessa dès qu’il s’y fut mis. Les sept dames s’y mirent aussi à ses côtés par son ordre ; et comme il ne pouvoit leur faire la même honnêteté de les servir qu’il avoit faite aux autres, il les pria de se choisir elles-mêmes les confitures qui seroient le plus à leur goût. Il s’informa aussi de leurs noms qui ne lui plurent pas moins que les noms des autres dames par leur diversité, et qui lui fournirent une nouvelle matière de s’entretenir avec elles, et de leur dire des douceurs qui leur firent autant de plaisir qu’au calife qui ne perdoit rien de tout ce qu’il disoit.

Le jour commençoit à finir, lorsqu’Abou Hassan fut conduit dans le quatrième salon. Il étoit orné, comme les autres, des meubles les plus magnifiques et les plus précieux. Il y avoit aussi sept grands lustres d’or qui se trouvèrent remplis de bougies allumées, et tout le salon éclairé par une quantité prodigieuse de lumières qui y faisoient un effet merveilleux et surprenant. On n’avoit rien vu de pareil dans les trois autres, parce qu’il n’en avoit pas été besoin. Abou Hassan trouva encore dans ce dernier salon, comme il avoit trouvé dans les trois autres, sept nouveaux chœurs de musiciennes, qui concertoient toutes ensemble d’une manière plus gaie que dans les autres salons, et qui sembloient inspirer une plus grande joie. Il y vit aussi sept autres dames qui étoient debout autour d’une table aussi couverte de sept bassins d’or remplis de gâteaux feuilletés, de toutes sortes de confitures sèches et de toutes autres choses propres à exciter à boire. Mais ce qu’Abou Hassan y aperçut, qu’il n’avoit pas vu aux autres salons, c’étoit un buffet de sept grands flacons d’argent pleins d’un vin des plus exquis, et de sept verres de cristal de roche d’un très-beau travail auprès de chaque flacon.

Jusque-là, c’est-à-dire dans les trois premiers salons, Abou Hassan n’avoit bu que de l’eau, selon la coutume qui s’observe à Bagdad, aussi-bien parmi le peuple et dans les ordres supérieurs qu’à la cour du calife, où l’on ne boit le vin ordinairement que le soir. Tous ceux qui en usent autrement, sont regardés comme des débauchés, et ils n’osent se montrer de jour. Cette coutume est d’autant plus louable, qu’on a besoin de tout son bon sens dans la journée pour vaquer aux affaires ; et que par-là, comme on ne boit du vin que le soir, on ne voit pas d’ivrognes en plein jour causer du désordre dans les rues de cette ville.

Abou Hassan entra donc dans ce quatrième salon, et il s’avança jusqu’à la table. Quand il s’y fut assis, il demeura un grand espace de temps comme en extase, à admirer les sept dames qui étoient autour de lui, et les trouva plus belles que celles qu’il avoit vues dans les autres salons. Il eut envie de savoir les noms de chacune en particulier. Mais comme le grand bruit de la musique, et surtout les tambours de basque, dont on jouoit à chaque chœur, ne lui permettoient pas de se faire entendre, il frappa des mains pour la faire cesser, et aussitôt il se fit un grand silence.

Alors en prenant par la main la dame qui étoit plus près de lui, à sa droite, il la fit asseoir ; et après lui avoir présenté d’un gâteau feuilleté, il lui demanda comment elle s’appeloit ? « Commandeur des croyans, répondit la dame, mon nom est bouquet de perles. » « On ne pouvoit vous donner un nom plus convenable, reprit Abou Hassan, et qui fit mieux connoître ce que vous valez ; sans blâmer néanmoins celui qui vous l’a donné, je trouve que vos belles dents effacent la plus belle eau de toutes les perles qui soient au monde. Bouquet de perles, ajouta-t-il, puisque c’est votre nom, obligez-moi de prendre un verre et de m’apporter à boire de votre belle main. »

La dame alla aussitôt au buffet, et revint avec un verre plein de vin qu’elle présenta à Abou Hassan d’un air tout gracieux. Il le prit avec plaisir ; et la regardant passionnément : « Bouquet de perles, lui dit-il, je bois à votre santé ; je vous prie de vous en verser autant, et de me faire raison. » Elle courut vite au buffet, et revint le verre à la main ; mais avant de boire, elle chanta une chanson, qui ne le ravit pas moins par sa nouveauté que par les charmes d’une voix qui le surprit encore davantage.

Abou Hassan, après avoir bu, choisit ce qui lui plut dans les bassins, et le présenta à une autre dame qu’il fit asseoir auprès de lui. Il lui demanda aussi son nom ? Elle répondit qu’elle s’appeloit étoile du matin. « Vos beaux yeux, reprit-il, ont plus d’éclat et de brillant que l’étoile dont vous portez le nom. Allez, et faites-moi le plaisir de m’apporter à boire. » Ce qu’elle fit sur-le-champ de la meilleure grâce du monde. Il en usa de même envers la troisième dame qui se nommoit lumière du jour, et de même jusqu’à la septième, qui toutes lui versèrent à boire avec une satisfaction extrême du calife.

Quand Abou Hassan eut achevé de boire autant de coups qu’il y avoit de dames, Bouquet de perles, la première à qui il s’étoit adressé, alla au buffet, prit un verre qu’elle remplit de vin, après y avoir jeté une pincée de la poudre dont le calife s’étoit servi le jour précédent, et vint le lui présenter : « Commandeur des croyans, lui dit-elle, je supplie votre Majesté par l’intérêt que je prends à la conservation de sa santé, de prendre ce verre de vin, et de me faire la grâce, avant de le boire, d’entendre une chanson, laquelle, si j’ose me flatter, ne lui déplaira pas. Je ne l’ai faite que d’aujourd’hui, et je ne l’ai encore chantée à qui que ce soit. »

« Je vous accorde cette grâce avec plaisir, lui dit Abou Hassan en prenant le verre qu’elle lui présentoit, et je vous ordonne, en qualité de Commandeur des croyans, de me la chanter, persuadé que je suis qu’une belle personne comme vous n’en peut faire que de très-agréables et pleines d’esprit. » La dame prit un luth, et elle chanta la chanson en accordant sa voix au son de cet instrument avec tant de justesse, de grâce et d’expression, qu’elle tint Abou Hassan comme en extase, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il la trouva si belle, qu’il la lui fit répéter une seconde fois, et il n’en fut pas moins charmé que la première fois.

Quand la dame eut achevé, Abou Hassan qui vouloit la louer comme elle le méritoit, vuida le verre auparavant tout d’un trait. Puis tournant la tête du côté de la dame comme pour lui parler, il en fut empêché par la poudre, qui fit son effet si subitement, qu’il ne fit qu’ouvrir la bouche en bégayant. Aussitôt ses yeux se fermèrent ; et en laissant tomber sa tête jusque sur la table comme un homme accablé de sommeil, il s’endormit aussi profondément qu’il avoit fait le jour précédent environ à la même heure, quand le calife lui eut fait prendre de la même poudre ; et dans le même instant une des dames qui étoit auprès de lui, fut assez diligente pour recevoir le verre qu’il laissa tomber de sa main. Le calife qui s’étoit donné lui-même ce divertissement avec une satisfaction au-delà de ce qu’il s’en étoit promis, et qui avoit été spectateur de cette dernière scène, aussi bien que de toutes les autres qu’Abou Hassan lui avoit données, sortit de l’endroit où il étoit, et parut dans le salon tout joyeux d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avoit imaginé. Il commanda premièrement qu’on dépouillât Abou Hassan de l’habit de calife dont on l’avoit revêtu le matin, et qu’on lui remît celui dont il éloit habillé il y avoit vingt-quatre heures, quand l’esclave qui l’accompagnoit l’avoit apporté en son palais. Il fit appeler ensuite le même esclave ; et quand il se fut présenté : « Reprends cet homme, lui dit-il, et reporte-le chez lui sur son sofa sans faire de bruit ; et en te retirant, laisse de même la porte ouverte.»

L’esclave prit Abou Hassan, l’emporta par la porte secrète du palais, le remit chez lui comme le calife lui avoit ordonné, et revint en diligence lui rendre compte de ce qu’il avoit fait. « Abou Hassan, dit alors le calife, avoit souhaité d’être calife pendant un jour seulement, pour châtier l’iman de la mosquée de son quartier et les quatre scheikhs ou vieillards dont la conduite ne lui plaisoit pas ; je lui ai procuré le moyen de se satisfaire, et il doit être content sur cet article. »

Abou Hassan remis sur son sofa par l’esclave, dormit jusqu’au lendemain fort tard, et il ne s’éveilla que quand la poudre qu’on avoit jetée dans le dernier verre qu’il avoit bu, eut fait tout son effet. Alors en ouvrant les yeux, il fut fort surpris de se voir chez lui. « Bouquet de perles, Étoile du matin, Aube du jour, Bouche de corail, Face de lune, s’écria-t-il, en appelant les dames du palais qui lui avoient tenu compagnie, chacune par leur nom, autant qu’il put s’en souvenir, où êtes-vous ? Venez, approchez. »

Abou Hassan crioit de toute sa force. Sa mère qui l’entendit de son appartement, accourut au bruit ; et en entrant dans sa chambre : « Qu’avez-vous donc, mon fils, lui demanda-t-elle ? Que vous est-il arrivé ? »

À ces paroles Abou Hassan leva la tête, et en regardant sa mère fièrement et avec mépris : « Bonne femme, lui demanda-t-il à son tour, qui est donc celui que tu appelles ton fils ? »

« C’est vous-même, répondit la mère avec beaucoup de douceur. N’êtes-vous pas Abou Hassan mon fils ? Ce seroit la chose du monde la plus singulière, que vous l’eussiez oublié en si peu de temps. »

« Moi, ton fils ! Vieille exécrable, reprit Abou Hassan, tu ne sais ce que tu dis, et tu es une menteuse ! Je ne suis pas l’Abou Hassan que tu dis, je suis le Commandeur des croyans. »

« Taisez-vous, mon fils, repartit la mère ; vous n’êtes pas sage ; on vous prendroit pour un fou si l’on vous entendoit. »

« Tu es une vieille folle toi-même, répliqua Abou Hassan, et je ne suis pas fou comme tu le dis. Je te répète que je suis le Commandeur des croyans, et le vicaire en terre du maître des deux mondes. »

« Ah, mon fils, s’écria la mère, est-il possible que je vous entende proférer des paroles qui marquent une si grande aliénation d’esprit ? Quel malin génie vous obsède pour vous faire tenir un semblable discours ? Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, et qu’il vous délivre de la malignité de Satan. Vous êtes mon fils Abou Hassan, et je suis votre mère. »

Après lui avoir donné toutes les marques qu’elle put imaginer pour le faire rentrer en lui-même, et lui faire voir qu’il étoit dans l’erreur : « Ne voyez-vous pas, continua-t-elle, que cette chambre où vous êtes est la vôtre, et non pas la chambre d’un palais digne d’un Commandeur des croyans, et que vous ne l’avez pas abandonnée depuis que vous êtes au monde en demeurant inséparablement avec moi ? Faites bien réflexion à tout ce que je vous dis ; et ne vous allez pas mettre dans l’imagination des choses qui ne sont pas et qui ne peuvent pas être. Encore une fois, mon fils, pensez-y sérieusement. »

Abou Hassan entendit paisiblement ces remontrances de sa mère, et les yeux baissés, et la main au bas du visage, comme un homme qui rentre en lui-même pour examiner la vérité de tout ce qu’il voit et de ce qu’il entend. « Je crois que vous avez raison, dit-il à sa mère quelques momens après, en revenant comme d’un profond sommeil, sans pourtant changer de posture : il me semble, que je suis Abou Hassan, que vous êtes ma mère, et que je suis dans ma chambre. Encore une fois, ajouta-t-il en jetant les yeux sur lui et sur tout ce qui se présentoit à sa vue, je suis Abou Hassan, je n’en doute plus ; et je ne comprends pas comment je m’étois mis cette rêverie dans la tête ! »

La mère crut de bonne foi que son fils étoit guéri du trouble qui agitoit son esprit et qu’elle attribuoit à un songe. Elle se préparoit même à en rire avec lui et à l’interroger sur ce songe, quand tout-à-coup il se mit sur son séant ; et en la regardant de travers : « Vieille sorcière, vieille magicienne, dit-il, tu ne sais ce que tu dis : je ne suis pas ton fils, et tu n’es pas ma mère. Tu te trompes toi-même, et tu veux m’en faire accroire. Je te dis que je suis le Commandeur des croyans, et tu ne me persuaderas pas le contraire. »

« De grâce, mon fils, recommandez-vous à Dieu, et abstenez-vous de tenir ce langage, de crainte qu’il ne vous arrive quelque malheur. Parlons plutôt d’autre chose ; et laissez-moi vous raconter ce qui arriva, hier dans notre quartier à l’iman de notre mosquée et à quatre scheikhs de nos voisins. Le juge de police les fit prendre ; et après leur avoir fait donner en sa présence à chacun je ne sais combien de coups de nerf de bœuf, il fit publier par un crieur que c’étoit là le châtiment de ceux qui se mêloient des affaires qui ne les regardoient pas, et qui se faisoient une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins. Ensuite il les fit promener par tous les quartiers de la ville avec le même cri, et leur fit défense de remettre jamais le pied dans notre quartier. »

La mère d’Abou Hassan qui ne pouvoit s’imaginer que son fils eût eu quelque part à l’aventure qu’elle lui racontoit, avoit exprès changé de discours, et regardé le récit de cette affaire comme un moyen capable d’effacer l’impression fantastique où elle le voyoit, d’être le Commandeur des croyans.

Mais il en arriva tout autrement ; et ce récit, loin d’effacer l’idée qu’il avoit toujours d’être le Commandeur des croyans, ne servit qu’à la lui rappeler et à la lui graver d’autant plus profondément dans son imagination, qu’en effet elle n’étoit pas fantastique, mais réelle.

Aussi, dès qu’Abou Hassan eut entendu ce récit : « Je ne suis plus ton fils, ni Abou Hassan, reprit-il ; je suis certainement le Commandeur des croyans, je ne puis plus en douter après ce que tu viens de me raconter toi-même. Apprends que c’est par mes ordres que l’iman et les quatre scheikhs ont été châtiés de la manière que tu m’as dit. Je suis donc véritablement le Commandeur des croyans, te dis-je ; et cesse de me dire que c’est un rêve. Je ne dors pas, et j’étois aussi éveillé que je le suis en ce moment que je te parle. Tu me fais plaisir de me confirmer ce que le juge de police à qui j’en avois donné l’ordre, m’en a rapporté, c’est-à-dire, que mon ordre a été exécuté ponctuellement ; et j’en suis d’autant plus réjoui, que cet iman et ces quatre scheikhs sont de francs hypocrites. Je voudrois bien savoir qui m’a porté en ce lieu-ci ? Dieu soit loué de tout ! Ce qu’il y a de vrai, c’est que je suis très-certainement le Commandeur des croyans ; et toutes tes raisons ne me persuaderont pas le contraire. »

La mère qui ne pouvoit deviner, ni même s’imaginer pourquoi son fils soutenoit si fortement et avec tant d’assurance, qu’il étoit le Commandeur des croyans, ne douta plus qu’il n’eût perdu l’esprit, en lui entendant dire des choses qui étoient dans son esprit au-delà de toute croyance, quoiqu’elles eussent leur fondement dans celui d’Abou Hassan. Dans cette pensée : « Mon fils, lui dit-elle, je prie Dieu qu’il ait pitié de vous, et qu’il vous fasse miséricorde. Cessez, mon fils, de tenir un discours si dépourvu de bon sens. Adressez-vous à Dieu ; demandez-lui qu’il vous pardonne, et vous fasse la grâce de parler comme un homme raisonnable. Que diroit-on de vous, si l’on vous entendoit parler ainsi ? Ne savez-vous pas que les murailles ont des oreilles ? »

De si belles remontrances, loin d’adoucir l’esprit d’Abou Hassan, ne servirent qu’à l’aigrir encore davantage. Il s’emporta contre sa mère avec plus de violence. « Vieille, lui dit-il, je t’ai déjà avertie de te taire : si tu continues davantage, je me lèverai, et je te traiterai de manière que tu t’en ressentiras tout le reste de tes jours. Je suis le calife, le Commandeur des croyans, et tu dois me croire quand je te le dis. »

Alors la bonne dame qui vit qu’Abou Hassan s’égaroit de plus en plus de son bon sens plutôt que d’y rentrer, s’abandonna aux pleurs et aux larmes ; et en se frappant le visage et la poitrine, elle faisoit des exclamations qui marquoient son étonnement et sa profonde douleur de voir son fils dans une si terrible aliénation d’esprit.

Abou Hassan, au lieu de s’appaiser et de se laisser toucher par les larmes de sa mère, s’oublia lui-même au contraire jusqu’à perdre envers elle le respect que la nature lui inspiroit. Il se leva brusquement, il se saisit d’un bâton ; et venant à elle la main levée comme un furieux : « Maudite vieille, lui dit-il dans son extravagance et d’un ton à donner de la terreur à tout autre qu’à une mère pleine de tendresse pour lui, dis-moi tout-à-l’heure qui je suis ? »

« Mon fils, répondit la mère en le regardant tendrement, bien loin de s’effrayer, je ne vous crois pas abandonné de Dieu jusqu’au point de ne pas connoître celle qui vous a mis au monde, et de vous méconnoître vous-même. Je ne feins pas de vous dire que vous êtes mon fils Abou Hassan, et que vous avez grand tort de vous arroger un titre qui n’appartient qu’au calife Haroun Alraschild, votre souverain seigneur et le mien, pendant que ce monarque nous comble de biens, vous et moi, par le présent qu’il m’envoya hier. En effet, il faut que vous sachiez que le grand visir Giafar prit la peine de venir hier me trouver ; et qu’en me mettant entre les mains une bourse de mille pièces d’or, il me dit de prier Dieu pour le Commandeur des croyans qui me faisoit ce présent. Et cette libéralité ne vous regarde-t-elle pas plutôt que moi qui n’ai plus que deux jours à vivre ? »

À ces paroles, Abou Hassan ne se posséda plus. Les circonstances de la libéralité du calife que sa mère venoit de lui raconter, lui marquoient qu’il ne se trompoit pas, et lui persuadoient plus que jamais qu’il étoit le calife, puisque le visir n’avoit porté la bourse que par son ordre, « Hé bien, vieille sorcière, s’écriat-il, seras-tu convaincue quand je te dirai que c’est moi qui t’ai envoyé ces mille pièces d’or par mon grand visir Giafar, qui n’a fait qu’exécuter l’ordre que je lui avois donné en qualité de Commandeur des croyans ? Cependant, au lieu de me croire, tu ne cherches qu’à me faire perdre l’esprit par tes contradictions, et en me soutenant avec opiniâtreté que je suis ton fils. Mais je ne laisserai pas long-temps ta malice impunie. » En achevant ces paroles, dans l’excès de sa frénésie, il fut assez dénaturé pour la maltraiter impitoyablement avec le bâton qu’il tenoit à la main.

La pauvre mère qui n’avoit pas cru que son fils passeroit si promptement des menaces aux actions, se sentant frappée, se mit à crier de toute sa force au secours ; et jusqu’à ce que les voisins fussent accourus, Abou Hassan ne cessoit de frapper, en lui demandant à chaque coup : « Suis-je Commandeur des croyans ? » À quoi la mère répondoit toujours ces tendres paroles : « Vous êtes mon fils. »

La fureur d’Abou Hassan commençoit un peu à se ralentir quand les voisins arrivèrent dans sa chambre. Le premier qui se présenta, se mit aussitôt entre sa mère et lui ; et après lui avoir arraché son bâton de la main : « Que faites-vous donc, Abou Hassan, lui dit-il ? Avez-vous perdu la crainte de Dieu et la raison ? Jamais un fils bien né comme vous, a-t-il osé lever la main sur sa mère ? Et n’avez-vous point de honte de maltraiter ainsi la vôtre, elle qui vous aime si tendrement ? » Abou Hassan encore tout plein de sa fureur, regarda celui qui lui parloit sans lui rien répondre ; et en jetant en même temps ses jeux égarés sur chacun des autres voisins qui l’accompagnoient : « Qui est cet Abou Hassan dont vous parlez, demanda-t-il ? Est-ce moi que vous appelez de ce nom ? »

Cette demande déconcerta un peu les voisins. « Comment, repartit celui qui venoit de lui parler, vous ne reconnoissez donc pas la femme que voilà pour celle qui vous a élevé, et avec qui nous vous avons toujours vu demeurer, en un mot, pour votre mère ? » « Vous êtes des impertinens, répliqua Abou Hassan, je ne la connois pas, ni vous non plus, et je ne veux pas la connoître. Je ne suis pas Abou Hassan, je suis le Commandeur des croyans ; et si vous l’ignorez, je vous le ferai apprendre à vos dépens. »

À ce discours d’Abou Hassan, les voisins ne doutèrent plus de l’aliénation de son esprit. Et pour empêcher qu’il ne se portât à des excès semblables à ceux qu’il venoit de commettre contre sa mère, ils se saisirent de sa personne malgré sa résistance, et ils le lièrent de manière qu’ils lui ôtèrent l’usage des bras, des mains et des pieds. En cet état et hors d’apparence de pouvoir nuire, ils ne jugèrent pas cependant à propos de le laisser seul avec sa mère. Deux de la compagnie se détachèrent, et allèrent en diligence à l’hôpital des fous avertir le concierge de ce qui se passoit. Il y vint aussitôt avec ses voisins, accompagné d’un bon nombre de ses gens, chargés de chaînes, de menottes et d’un nerf de bœuf.

À leur arrivée, Abou Hassan qui ne s’attendoit à rien moins qu’à un appareil si affreux, fit de grands efforts pour se débarrasser ; mais le concierge qui s’étoit fait donner le nerf de bœuf, le mit bientôt à la raison par deux ou trois coups bien appliqués qu’il lui en déchargea sur les épaules. Ce traitement fut si sensible à Abou Hassan, qu’il se contint, et que le concierge et ses gens firent de lui ce qu’ils voulurent. Ils le chargèrent de chaînes et lui appliquèrent les menottes et les entraves ; et quand ils eurent achevé, ils le tirèrent hors de chez lui, et le conduisirent à l’hôpital des fous.

Abou Hassan ne fut pas plutôt dans la rue qu’il se trouva environné d’une grande foule de peuple. L’un lui donnoit un coup de poing, un autre un soufflet ; et d’autres le chargeoient d’injures, en le traitant de fou, d’insensé et d’extravagant.

À tous ces mauvais traitemens : « Il n’y a, disoit-il, de grandeur et de force qu’en Dieu très-haut et tout-puissant. On veut que je sois fou, quoique je sois dans mon bon sens ; je souffre cette injure et toutes ces indignités pour l’amour de Dieu. »

Abou Hassan fut conduit de cette manière jusqu’à l’hôpital des fous. On l’y logea, et on l’attacha dans une cage de fer ; et avant de l’y enfermer, le concierge endurci à cette terrible exécution, le régala sans pitié de cinquante coups de nerf de bœuf sur les épaules et sur le dos, et continua plus de trois semaines à lui faire le même régal chaque jour, en lui répétant ces mêmes mots chaque fois : « Reviens en ton bon sens, et dis si tu es encore le Commandeur des croyans ? »

« Je n’ai pas besoin de ton conseil, répondoit Abou Hassan, je ne suis pas fou ; mais si j’avois à le devenir, rien ne seroit plus capable de me jeter dans une si grande disgrâce, que les coups dont tu m’assommes. »

Cependant la mère d’Abou Hassan venoit voir son fils réglément chaque jour ; et elle ne pouvoit retenir ses larmes, en voyant diminuer de jour en jour son embonpoint et ses forces, et l’entendant se plaindre et soupirer des douleurs qu’il souffroit. En effet, il avoit les épaules, le dos et les côtés noircis et meurtris ; et il ne savoit de quel côté se tourner pour trouver du repos. La peau lui changea même plus d’une fois, pendant le temps qu’il fut retenu dans cette effroyable demeure. Sa mère vouloit lui parler pour le consoler, et pour tâcher de sonder s’il étoit toujours dans la même situation d’esprit sur sa prétendue dignité de calife et de Commandeur des croyans. Mais toutes les fois qu’elle ouvroit la bouche pour lui en toucher quelque chose, il la rebutoit avec tant de furie, qu’elle étoit contrainte de le laisser, et de s’en retourner inconsolable de le voir dans une si grande opiniâtreté.

Les idées fortes et sensibles qu’Abou Hassan avoit conservées dans son esprit, de s’être vu revêtu de l’habillement de calife, d’en avoir fait effectivement les fonctions, d’avoir usé de son autorité, d’avoir été obéi et traité véritablement en calife, et qui l’avoient persuadé à son réveil qu’il l’étoit véritablement, et l’avoient fait persister si long-temps dans cette erreur, commencèrent insensiblement à s’effacer de son esprit.

« Si j’étois calife et Commandeur des croyans, se disoit-il quelquefois à lui-même, pourquoi me serois-je trouvé chez moi en me réveillant, et revêtu de mon habit ordinaire ? Pourquoi ne me serois-je pas vu environné du chef des eunuques, de tant d’autres eunuques et d’une si grosse foule de belles dames ? Pourquoi le grand visir Giafar que j’ai vu à mes pieds, tant d’émirs, tant de gouverneurs de provinces, et tant d’autres officiers dont je me suis vu environné, m’auroient-ils abandonné ? Il y a long-temps, sans doute, qu’ils m’auroient délivré de l’état pitoyable où je suis, si j’avois quelqu’autorité sur eux. Tout cela n’a été qu’un songe, et je ne dois pas faire difficulté de le croire. J’ai commandé, il est vrai, au juge de police de châtier l’iman et les quatre vieillards de son conseil ; j’ai ordonné au grand visir Giafar de porter mille pièces d’or à ma mère, et mes ordres ont été exécutés. Cela m’arrête, et je n’y comprends rien. Mais combien d’autres choses y a-t-il que je ne comprends pas, et que je ne comprendrai jamais ? Je m’en remets donc entre les mains de Dieu qui sait et qui connoît tout. »

Abou Hassan étoit encore occupé de ces pensées et de ces sentimens, quand sa mère arriva. Elle le vit si exténué et si défait, qu’elle en versa des larmes plus abondamment qu’elle n’avoit encore fait jusqu’alors. Au milieu de ses sanglots, elle le salua du salut ordinaire, et Abou Hassan le lui rendit, contre sa coutume depuis qu’il étoit dans cet hôpital. Elle en prit un bon augure : « Hé bien, mon fils, lui dit-elle en essuyant ses larmes, comment vous trouvez-vous ? En quelle assiette est votre esprit ? Avez-vous renoncé à toutes vos fantaisies et aux propos que le démon vous avoit suggérés ? »

« Ma mère, répondit Abou Hassan d’un sens rassis et fort tranquille, et d’une manière qui peignoit la douleur qu’il ressentoit des excès auxquels il s’étoit porté contr’elle, je reconnois mon égarement, mais je vous prie de me pardonner le crime exécrable que je déteste, et dont je suis coupable envers vous. Je fais la même prière à nos voisins, à cause du scandale que je leur ai donné. J’ai été abusé par un songe, mais un songe si extraordinaire et si semblable à la vérité, que je puis mettre en fait que tout autre que moi, à qui il seroit arrivé, n’en auroit pas été moins frappé, et seroit peut-être tombé dans de plus grandes extravagances que vous ne m’en avez vu faire. J’en suis encore si fort troublé, au moment où je vous parle, que j’ai de la peine à me persuader que ce qui m’est arrivé en soit un : tant il a de ressemblance à ce qui se passe entre des gens qui ne dorment pas ! Quoiqu’il en soit, je le tiens et le veux tenir constamment pour un songe et pour une illusion. Je suis même convaincu que je ne suis pas ce fantôme de calife et de Commandeur des croyans, mais Abou Hassan votre fils. Oui, je suis le fils d’une mère que j’ai toujours honorée, jusqu’à ce jour fatal, dont le souvenir me couvre de confusion ; que j’honore et que j’honorerai toute ma vie comme je le dois. »

À ces paroles si sages et si sensées, les larmes de douleur, de compassion et d’affliction que la mère d’Abou Hassan versoit depuis si long-temps, se changèrent en larmes de joie, de consolation et d’amour tendre pour son cher fils qu’elle retrouvoit. « Mon fils, s’écria-t-elle toute transportée de plaisir, je ne me sens pas moins ravie de contentement et de satisfaction à vous entendre parler si raisonnablement, après ce qui s’est passé, que si je venois de vous mettre au monde une seconde fois. Il faut que je vous déclare ma pensée sur votre aventure, et que je vous fasse remarquer une chose à quoi vous n’avez peut-être pas pris garde. L’étranger que vous aviez amené un soir pour souper avec vous, s’en alla sans fermer la porte de votre chambre, comme vous lui aviez recommandé ; et je crois que c’est ce qui a donné occasion au démon d’y entrer et de vous jeter dans l’affreuse illusion où vous étiez. Ainsi, mon fils, vous devez bien remercier Dieu de vous en avoir délivré, et le prier de vous préserver de tomber davantage dans les piéges de l’esprit malin. »

« Vous avez trouvé la source de mon mal, répondit Abou Hassan ; et c’est justement cette nuit-là que j’eus ce songe qui me renversa la cervelle. J’avois cependant averti le marchand expressément de fermer la porte après lui ; et je connois à présent qu’il n’en a rien fait. Je suis donc persuadé avec vous que le démon a trouvé la porte ouverte, qu’il est entré, et qu’il m’a mis toutes ces fantaisies dans la tête. Il faut qu’on ne sache pas à Moussoul d’où venoit ce marchand, comme nous sommes bien convaincus à Bagdad que le démon vient causer tous ces songes fâcheux qui nous inquiètent la nuit quand on laisse les chambres où l’on couche ouvertes. Au nom de Dieu, ma mère, puisque par la grâce de Dieu, me voilà parfaitement revenu du trouble où j’étois, je vous supplie, autant qu’un fils peut supplier une aussi bonne mère que vous l’êtes, de me faire sortir au plus tôt de cet enfer, et de me délivrer de la main du bourreau qui abrégera mes jours infailliblement, si j’y demeure davantage. »

La mère d’Abou Hassan parfaitement consolée et attendrie de voir qu’Abou Hassan étoit revenu entièrement de sa folle imagination d’être calife, alla sur le champ trouver le concierge qui l’avoit amené, et qui l’avoit gouverné jusqu’alors ; et dès qu’elle lui eut assuré qu’il étoit parfaitement bien rétabli dans son bon sens, il vint, l’examina, et le mit en liberté en sa présence.

Abou Hassan retourna chez lui, et il y demeura plusieurs jours, afin de rétablir sa santé par de meilleurs alimens que ceux dont il avoit été nourri dans l’hôpital des fous. Mais dès qu’il eut à-peu-près repris ses forces, et qu’il ne se ressentit plus des incommodités qu’il avoit souffertes par les mauvais traitemens qu’on lui avoit faits dans sa prison, commença à s’ennuyer de passer les soirées sans compagnie. C’est pourquoi il ne tarda pas à reprendre le même train de vie qu’auparavant ; c’est-à-dire qu’il recommença de faire chaque jour une provision suffisante pour régaler un nouvel hôte le soir.

Le jour qu’il renouvela la coutume d’aller, vers le coucher du soleil, au bout du pont de Bagdad, pour y arrêter le premier étranger qui se présenteroit, et le prier de lui faire l’honneur de venir souper avec lui, étoit le premier du mois, et le même jour, comme nous l’avons déjà dit, que le calife se divertissoit à aller déguisé hors de quelqu’une des portes par où on abordoit en cette ville, pour observer par lui-même s’il ne se passoit rien contre la bonne police, de la manière qu’il l’avoit établie et réglée dès le commencement de son règne.

Il n’y avoit pas long-temps qu’Abou Hassan étoit arrivé, et qu’il s’étoit assis sur un banc pratiqué contre le parapet, lorsqu’en jetant la vue jusqu’à l’autre bout du pont, il aperçut le calife qui venoit à lui déguisé en marchand de Moussoul, comme la première fois, et suivi du même esclave. Persuadé que tout le mal qu’il avoit souffert ne venoit que de ce que le calife, qu’il ne connoissoit que pour un marchand de Moussoul, avoit laissé la porte ouverte en sortant de sa chambre, il frémit en le voyant. « Que Dieu veuille me préserver, dit-il en lui-même ! Voilà, si je ne me trompe, le magicien qui m’a enchanté. » Il tourna aussitôt la tête du côté du canal de la rivière, en s’appuyant sur le parapet, afin de ne le pas voir, jusqu’à ce qu’il fût passé.

Le calife qui vouloit porter plus loin le plaisir qu’il s’étoit déjà donné à l’occasion d’Abou Hassan, avoit eu grand soin de se faire informer de tout ce qu’il avoit dit et fait le lendemain à son réveil, après l’avoir fait reporter chez lui, et de tout ce qui lui étoit arrivé. Il ressentit un nouveau plaisir de tout ce qu’il en apprit, et même du mauvais traitement qui lui avoit été fait dans l’hôpital des fous. Mais comme ce monarque étoit généreux et plein de justice, et qu’il avoit reconnu dans Abou Hassan un esprit propre à le réjouir plus long-temps ; et de plus, qu’il s’étoit douté qu’après avoir renoncé à sa prétendue dignité de calife, il reprendroit sa manière de vivre ordinaire, il jugea à propos, dans le dessein de l’attirer près de sa personne, de se déguiser le premier du mois en marchand de Moussoul, comme auparavant, afin de mieux exécuter ce qu’il avoit résolu à son égard. Il aperçut donc Abou Hassan, presqu’en même temps qu’il fut aperçu de lui ; et à son action, il comprit d’abord combien il étoit mécontent de lui, et que son dessein étoit de l’éviter. Cela fit qu’il côtoya le parapet où étoit Abou Hassan, le plus près qu’il put. Quand il fut proche de lui, il pencha la tête et il le regarda en face. « C’est donc vous, mon frère Abou Hassan, lui dit-il ! Je vous salue. Permettez-moi, je vous prie, de vous embrasser. »

« Et moi, répondit brusquement Abou Hassan, sans regarder le faux marchand de Moussoul, je ne vous salue pas : je n’ai besoin ni de votre salut, ni de vos embrassades. Passez votre chemin. »

« Hé quoi, reprit le calife, ne me reconnoissez-vous pas ? Ne vous souvient-il pas de la soirée que nous passâmes chez vous ensemble il y a aujourd’hui un mois, et pendant laquelle vous me fîtes l’honneur de me régaler avec tant de générosité ? » « Non, repartit Abou Hassan sur le même ton qu’auparavant, je ne vous connois pas, et je ne sais de quoi vous voulez me parler. Allez, encore une fois, et passez votre chemin. »

Le calife ne se rebuta pas de la brusquerie d’Abou Hassan. Il savoit bien qu’une des lois qu’Abou Hassan s’étoit imposées à lui-même, étoit de ne plus avoir de commerce avec l’étranger qu’il auroit une fois régalé : Abou Hassan le lui avoit déclaré, mais il vouloit bien faire semblant de l’ignorer. « Je ne puis croire, reprit-il, que vous ne me reconnoissiez pas : il n’y a pas assez long-temps que nous nous sommes vus, et il n’est pas possible que vous m’ayiez oublié si facilement. Il faut qu’il vous soit arrivé quelque malheur qui vous cause cette aversion pour moi. Vous devez vous souvenir cependant que je vous ai marqué ma reconnoissance par mes bons souhaits ; et même que sur certaine chose qui vous tenoit au cœur, je vous ai fait offre de mon crédit, qui n’est pas à mépriser. »

« J’ignore, repartit Abou Hassan, quel peut être votre crédit, et je n’ai pas le moindre désir de le mettre à l’épreuve ; mais je sais bien que vos souhaits n’ont abouti qu’à me faire devenir fou. Au nom de Dieu, vous dis-je encore une fois, passez votre chemin, et ne me chagrinez pas davantage. »

« Ah, mon frère Abou Hassan, répliqua le calife en l’embrassant, je ne prétends pas me séparer d’avec vous de cette manière ! Puisque ma bonne fortune a voulu que je vous aie rencontré une seconde fois, il faut que vous exerciez aussi une seconde fois la même hospitalité envers moi, que vous avez fait il y a un mois, et que j’aie l’honneur de boire encore avec vous. »

C’est de quoi Abou Hassan protesta qu’il sauroit fort bien se garder, « J’ai assez de pouvoir sur moi, ajouta-t-il, pour m’empêcher de me trouver davantage avec un homme comme vous, qui porte le malheur avec soi. Vous savez le proverbe qui dit : Prenez votre tambour sur les épaules, et délogez. Faites-vous-en l’application. Faut-il vous le répéter tant de fois ? Dieu vous conduise ! Vous m’avez causé assez de mal, je ne veux pas m’y exposer davantage. »

« Mon bon ami Abou Hassan, reprit le calife en l’embrassant encore une fois, vous me traitez avec une dureté à laquelle je ne me serois pas attendu. Je vous supplie de ne me pas tenir un discours si offensant, et d’être au contraire bien persuadé de mon amitié. Faites-moi donc la grâce de me raconter ce qui vous est arrivé, à moi qui ne vous ai souhaité que du bien, qui vous en souhaite encore, et qui voudrois trouver l’occasion de vous en faire, afin de réparer le mal que vous dites que je vous ai causé, si véritablement il y a de ma faute. » Abou Hassan se rendit aux instances du calife ; et après l’avoir fait asseoir auprès de lui : « Votre incrédulité et votre importunité, lui dit-il, ont poussé ma patience à bout. Ce que je vais vous raconter vous fera connoître si c’est à tort que je me plains de vous. »

Le calife s’assit auprès d’Abou Hassan, qui lui fit le récit de toutes les aventures qui lui étoient arrivées depuis son réveil dans le palais, jusqu’à son second réveil dans sa chambre ; et il les lui raconta toutes comme un véritable songe qui étoit arrivé, avec une infinité de circonstances que le calife savoit aussi bien que lui, et qui renouvelèrent le plaisir qu’il s’en étoit fait. Il lui exagéra ensuite l’impression que ce songe lui avoit laissée dans l’esprit, d’être le calife et le Commandeur des croyans. « Impression, ajouta-t-il, qui m’avoit jeté dans des extravagances si grandes, que mes voisins avoient été contraints de me lier comme un furieux, et de me faire conduire à l’hôpital des fous, où j’ai été traité d’une manière qu’on peut appeler cruelle, barbare et inhumaine ; mais ce qui vous surprendra, et à quoi sans doute vous ne vous attendez pas, c’est que toutes ces choses ne me sont arrivées que par votre faute. Vous vous souvenez bien de la prière que je vous avois faite de fermer la porte de ma chambre en sortant de chez moi après le souper. Vous ne l’avez pas fait : au contraire, vous l’avez laissée ouverte, et le démon est entré, et m’a rempli la tête de ce songe qui, tout agréable qu’il m’avoit paru, m’a causé cependant tous les maux dont je me plains. Vous êtes donc cause par votre négligence, qui vous rend responsable de mon crime, que j’ai commis une chose horrible et détestable, en levant non-seulement les mains contre ma mère ; mais même il s’en est peu fallu que je ne lui aie fait rendre l’âme à mes pieds, en commettant un parricide, et cela pour un sujet qui me fait rougir de honte toutes les fois que j’y pense, puisque c’étoit à cause qu’elle m’appeloit son fils, comme je le suis en effet, et qu’elle ne vouloit pas me reconnoître pour le Commandeur des croyans, tel que je croyois l’être, et que je lui soutenois effectivement que je l’étois. Vous êtes encore cause du scandale que j’ai donné à mes voisins, quand, accourus aux cris de ma pauvre mère, ils me surprirent acharné à la vouloir assommer ; ce qui ne seroit point arrivé, si vous eussiez eu soin de fermer la porte de ma chambre en vous retirant, comme je vous en avois prié. Ils ne seroient pas entrés chez moi sans ma permission ; et, ce qui me fait plus de peine, ils n’auroient point été témoins de ma folie. Je n’aurois pas été obligé de les frapper en me défendant contr’eux, et ils ne m’auroient pas maltraité et lié, comme ils ont fait, pour me conduire et me faire enfermer dans l’hôpital des fous, où je puis vous assurer que chaque jour, pendant tout le temps que j’ai été détenu dans cet enfer, on n’a pas manqué de me bien régaler à grands coups de nerf de bœuf. »

Abou Hassan racontoit au calife ses sujets de plainte avec beaucoup de chaleur et de véhémence. Le calife savoit mieux que lui tout ce qui s’étoit passé, et il étoit ravi en lui-même d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avoit imaginé pour le jeter dans l’égarement où il le voyoit encore ; mais il ne put entendre ce récit fait avec tant de naïveté, sans faire un grand éclat de rire.

Abou Hassan qui croyoit son récit digne de compassion, et que tout le monde devoit y être aussi sensible que lui, se scandalisa fort de cet éclat de rire du faux marchand de Moussoul. « Vous moquez-vous de moi, lui dit-il, de me rire ainsi au nez, ou croyez-vous que je me moque de vous quand je vous parle très-sérieusement ? Voulez-vous des preuves réelles de ce que j’avance ? Tenez, voyez et regardez vous-même : vous me direz après cela si je me moque. » En disant ces paroles il se baissa ; et en se découvrant les épaules et le sein, il fit voir au calife les cicatrices et les meurtrissures que lui avoient causées les coups de nerf de bœuf qu’il avoit reçus.

Le calife ne put regarder ces objets sans horreur. Il eut compassion du pauvre Abou Hassan, et il fut très-fâché que la raillerie eût été poussée si loin. Il rentra aussitôt en lui-même ; et en embrassant Abou Hassan de tout son cœur : « Levez-vous, je vous en supplie, mon cher frère, lui dit-il d’un grand sérieux : venez, et allons chez vous ; je veux encore avoir l’avantage de me réjouir ce soir avec vous. Demain, s’il plaît à Dieu, vous verrez que tout ira le mieux du monde. »

Abou Hassan, malgré sa résolution, et contre le serment qu’il avoit fait de ne pas recevoir chez lui le même étranger une seconde fois, ne put résister aux caresses du calife, qu’il prenoit toujours pour un marchand de Moussoul. « Je le veux bien, dit-il au faux marchand ; mais, ajouta-t-il, à une condition que vous vous engagerez à tenir avec serment. C’est de me faire la grâce de fermer la porte de ma chambre en sortant de chez moi, afin que le démon ne vienne pas me troubler la cervelle, comme il a fait la première fois. » Le faux marchand promit tout. Ils se levèrent tous deux, et ils prirent le chemin de la ville. Le calife, pour engager davantage Abou Hassan : « Prenez confiance en moi, lui dit-il, je ne vous manquerai pas de parole, je vous le promets en homme d’honneur. Après cela vous ne devez pas hésiter à mettre votre assurance en une personne comme moi, qui vous souhaite toute sorte de biens et de prospérités, et dont vous verrez les effets. »

« Je ne vous demande pas cela, repartit Abou Hassan en s’arrêtant tout court ; je me rends de bon cœur à vos importunités, mais je vous dispense de vos souhaits, et je vous supplie au nom de Dieu de ne m’en faire aucun. Tout le mal qui m’est arrivé jusqu’à présent, n’a pris sa source, avec la porte ouverte, que de ceux que vous m’avez déjà faits. »

« Hé bien, répliqua le calife en riant en lui-même de l’imagination toujours blessée d’Abou Hassan, puisque vous le voulez ainsi, vous serez obéi, et je vous promets de ne vous en jamais faire. » « Vous me faites plaisir de me parler ainsi, lui dit Abou Hassan, et je ne vous demande autre chose ; je serai trop content, pourvu que vous teniez votre parole ; je vous tiens quitte de tout le reste. »

Abou Hassan et le calife suivi de son esclave, en s’entretenant ainsi, approchoient insensiblement du rendez-vous : le jour commençoit à finir lorsqu’ils arrivèrent à la maison d’Abou Hassan. Aussitôt il appela sa mère, et fit apporter de la lumière. Il pria le calife de prendre place sur le sofa, et il se mit près de lui. En peu de temps le souper fut servi sur la table qu’on avoit approchée près d’eux. Ils mangèrent sans cérémonie. Quand ils eurent achevé, la mère d’Abou Hassan vint desservir, mit le fruit sur la table, et le vin avec les tasses près de son fils ; ensuite elle se retira, et ne parut pas davantage.

Abou Hassan commença à se verser du vin le premier, et en versa ensuite au calife. Ils burent chacun cinq ou six coups, en s’entretenant de choses indifférentes. Quand le calife vit qu’Abou Hassan commençoit à s’échauffer, il le mit sur le chapitre de ses amours, et il lui demanda s’il n’avoit jamais aimé.

« Mon frère, répliqua familièrement Abou Hassan, qui croyoit parler à son hôte comme à son égal, je n’ai jamais regardé l’amour, ou le mariage, si vous voulez, que comme une servitude à laquelle j’ai toujours eu de la répugnance à me soumettre ; et jusqu’à présent je vous avouerai que je n’ai aimé que la table, la bonne chère, et sur-tout le bon vin ; en un mot, qu’à bien me divertir et à m’entretenir agréablement avec des amis. Je ne vous assure pourtant pas que je fusse indifférent pour le mariage ni incapable d’attachement, si je pouvois rencontrer une femme de la beauté et de la belle humeur de celle que je vis en songe cette nuit fatale que je vous reçus ici la première fois, et que pour mon malheur vous laissâtes la porte de ma chambre ouverte ; qui voulut bien passer les soirées à boire avec moi ; qui sut chanter, jouer des instrumens et m’entretenir agréablement ; qui ne s’étudia enfin qu’à me plaire et à me divertir. Je crois au contraire que je changerois toute mon indifférence en un parfait attachement pour une telle personne, et que je croirois vivre très-heureux avec elle. Mais où trouver une femme telle que je viens de vous la dépeindre, ailleurs que dans le palais du Commandeur des croyans, chez le grand visir Giafar, ou chez les seigneurs de la cour les plus puissans, à qui l’or et l’argent ne manquent pas pour s’en pourvoir ? J’aime donc mieux m’en tenir à la bouteille ; c’est un plaisir à peu de frais qui m’est commun avec eux. » En disant ces paroles, il prit la tasse et il se versa du vin : « Prenez votre tasse, que je vous en verse aussi, dit-il au calife, et continuons de goûter un plaisir si charmant. »

Quand le calife et Abou Hassan eurent bu : « C’est grand dommage, reprit le calife, qu’un aussi galant homme que vous êtes, qui n’est pas indifférent pour l’amour, mène une vie si solitaire et si retirée. »

« Je n’ai pas de peine, repartit Abou Hassan à préférer la vie tranquille que vous voyez que je mène, à la compagnie d’une femme qui ne seroit peut-être pas d’une beauté à me plaire, et qui d’ailleurs me causeroit mille chagrins par ses imperfections et par sa mauvaise humeur. »

Ils poussèrent entr’eux la conversation assez loin sur ce sujet ; et le calife qui vit Abou Hassan au point où il le desiroit : « Laissez-moi faire, lui dit-il, puisque vous avez le bon goût de tous les honnêtes gens, je veux vous trouver votre fait, et il ne vous en coûtera rien. » À l’instant il prit la bouteille et la tasse d’Abou Hassan, dans laquelle il jeta adroitement une pincée de la poudre dont il s’étoit déjà servi, lui versa une rasade ; et en lui présentant la tasse : « Prenez, continua-t-il, et buvez d’avance à la santé de cette belle qui doit faire le bonheur de votre vie ; vous en serez content. »

Abou Hassan prit la tasse en riant ; et en branlant la tête : « Vaille que vaille, dit-il, puisque vous le voulez ! Je ne saurois commettre une incivilité envers vous, ni désobliger un hôte de votre mérite, pour une chose de peu de conséquence. Je vais donc boire à la santé de cette belle que vous me promettez, quoique, content de mon sort, je ne fasse aucun fondement sur votre promesse. »

Abou Hassan n’eut pas plutôt bu la rasade, qu’un profond assoupissement s’empara de ses sens comme les deux autres fois, et le calife fut encore le maître de disposer de lui à sa volonté. Il dit aussitôt à l’esclave qu’il avoit amené, de prendre Abou Hassan, de l’emporter au palais. L’esclave l’enleva ; et le calife, qui n’avoit pas dessein de renvoyer Abou Hassan comme la première fois, ferma la porte de la chambre en sortant.

L’esclave suivit avec sa charge, et quand le calife fut arrivé au palais, il fit coucher Abou Hassan sur un sofa dans le quatrième salon, d’où il l’avoit fait reporter chez lui assoupi et endormi il y avoit un mois. Avant de le laisser dormir, il commanda qu’on lui mît le même habit dont il avoit été revêtu par son ordre, pour lui faire faire le personnage de calife ; ce qui fut fait en sa présence ; ensuite il commanda à chacun de s’aller coucher, et ordonna au chef et aux autres officiers de la chambre, aux musiciennes et aux mêmes dames qui s’étoient trouvées dans ce salon lorsqu’il avoit bu le dernier verre de vin qui lui avoit causé l’assoupissement, de se trouver, sans faute, le lendemain à la pointe du jour à son réveil, et il enjoignit à chacun de bien faire son personnage.

Le calife alla se coucher, après avoir fait avertir Mesrour de venir l’éveiller avant qu’on entrât dans le même cabinet où il s’étoit déjà caché.

Mesrour ne manqua pas d’éveiller le calife précisément à l’heure qu’il lui avoit marquée. Il se fit habiller promptement, et sortit pour se rendre au salon, où Abou Hassan dormoit encore. Il trouva les officiers des eunuques, ceux de la chambre, les dames et les musiciennes à la porte, qui attendoient son arrivée. Il leur dit en peu de mots quelle étoit son intention ; puis il entra, et alla se placer dans le cabinet fermé de jalousies. Mesrour, tous les autres officiers, les dames et les musiciennes entrèrent après lui, et se rangèrent autour du sofa sur lequel Abou Hassan étoit couché ; de manière qu’ils n’empêchoient pas le calife de le voir, et de remarquer toutes ses actions.

Les choses ainsi disposées, dans le temps que la poudre du calife eut fait son effet, Abou Hassan s’éveilla sans ouvrir les yeux, et il jeta un peu de pituite qui fut reçue dans un petit bassin d’or, comme la première fois. Dans ce moment, les sept chœurs de musiciennes mêlèrent leurs voix toutes charmantes au son des haut-bois, des flûtes douces et autres instrumens, et firent entendre un concert très-agréable.

La surprise d’Abou Hassan fut extrême, quand il entendit une musique si harmonieuse ; il ouvrit les yeux, et elle redoubla lorsqu’il aperçut les dames et les officiers qui l’environnoient, et qu’il crut reconnoître. Le salon où il se trouvoit, lui parut le même que celui qu’il avoit vu dans son premier rêve ; il y remarquoit la même illumination, le même ameublement et les mêmes ornemens.

Le concert cessa, afin de donner lieu au calife d’être attentif à la contenance de son nouvel hôte, et à tout ce qu’il pourroit dire dans sa surprise. Les dames, Mesrour et tous les officiers de la chambre, en gardant un grand silence, demeurèrent chacun dans leur place avec un grand respect. « Hélas, s’écria Abou Hassan en se mordant les doigts, et si haut que le calife l’entendit avec joie, me voilà retombé dans le même songe et dans la même illusion qu’il y a un mois : je n’ai qu’à m’attendre encore une fois aux coups de nerf de bœuf, à l’hôpital des fous et à la cage de fer. Dieu tout-puissant, ajouta-t-il, je me remets entre les mains de votre divine Providence ! C’est un malhonnête homme que je reçus chez moi hier au soir, qui est la cause de cette illusion et des peines que j’en pourrai souffrir. Le traitre et le perfide qu’il est, m’avoit promis avec serment qu’il fermeroit la porte de ma chambre en sortant de chez moi ; mais il ne l’a pas fait, et le diable y est entré, qui me bouleverse la cervelle par ce maudit songe de Commandeur des croyans, et par tant d’autres fantômes dont il me fascine les yeux. Que Dieu te confonde, Satan, et puisses-tu être accablé sous une montagne de pierres ! »

Après ces dernières paroles, Abou Hassan ferma les yeux, et demeura recueilli en lui-même, l’esprit fort embarrassé. Un moment après, il les ouvrit ; et en les jetant de côté et d’autre sur tous les objets qui se présentoient à sa vue : « Grand Dieu, s’écria-t-il encore une fois avec moins d’étonnement et en souriant, je me remets entre les mains de votre Providence, préservez-moi de la tentation de Satan ! » Puis en refermant les yeux ; « Je sais, continua-t-il, ce que je ferai ; je vais dormir jusqu’à ce que Satan me quitte et s’en retourne par où il est venu, quand je devrois attendre jusqu’à midi. »

On ne lui donna pas le temps de se rendormir, comme il venoit de se le proposer. Force des cœurs, une des dames qu’il avoit vue la première fois, s’approcha de lui ; et en s’asseyant sur le bord du sofa : « Commandeur des croyans, lui dit-elle respectueusement, je supplie votre Majesté de me pardonner si je prends la liberté de l’avertir de ne pas se rendormir, mais de faire ses efforts pour se réveiller et se lever, parce que le jour commence à paroître. » « Retire-toi, Satan, dit Abou Hassan en entendant cette voix. » Puis en regardant force des cœurs : « Est-ce moi, lui dit-il, que vous appelez Commandeur des croyans ? Vous me prenez pour un autre certainement. »

« C’est à votre Majesté, reprit force des cœurs, à qui je donne ce titre, qui lui appartient comme au souverain de tout ce qu’il y a au monde de Musulmans, dont je suis très-humblement esclave, et à qui j’ai l’honneur de parler. Votre Majesté veut se divertir, sans doute, ajouta-t-elle, en faisant semblant de s’être oubliée elle-même, à moins que ce ne soit un reste de quelque songe fâcheux ; mais si elle veut bien ouvrir les yeux, les nuages qui peuvent lui troubler l’imagination se dissiperont, et elle verra qu’elle est dans son palais, environnée de ses officiers et de toutes tant que nous sommes de ses esclaves, prêtes à lui rendre nos services ordinaires. Au reste, votre Majesté ne doit pas s’étonner de se voir dans ce salon, et non pas dans son lit ; elle s’endormit hier si subitement, que nous ne voulûmes pas l’éveiller pour la conduire jusqu’à sa chambre, et nous nous contentâmes de la coucher commodément sur ce sofa. »

Force des cœurs dit tant d’autres choses à Abou Hassan, qui lui parurent vraisemblables, qu’enfin il se mit sur son séant. Il ouvrit les yeux, et il la reconnut, de même que bouquet de perles et les autres dames qu’il avoit déjà vues. Alors elles s’approchèrent toutes ensemble, et force des cœurs en reprenant la parole : « Commandeur des croyans et vicaire du prophète en terre, dit-elle, votre Majesté aura pour agréable que nous l’avertissions encore qu’il est temps qu’elle se lève ; voilà le jour qui paroît. »

« Vous êtes des fâcheuses et des importunes, reprit Abou Hassan en se frottant les yeux ; je ne suis pas le Commandeur des croyans, je suis Abou Hassan, je le sais bien, et vous ne me persuaderez pas le contraire. » « Nous ne connoissons pas Abou Hassan dont votre Majesté nous parle, reprit force des cœurs ; nous ne voulons pas même le connoître ; nous connoissons votre Majesté pour le Commandeur des croyans, et elle ne nous persuadera jamais qu’elle ne le soit pas. »

Abou Hassan jetoit les yeux de tout côté, et se trouvoit comme enchanté de se voir dans le même salon où il s’étoit déjà trouvé ; mais il attribuoit tout cela à un songe pareil à celui qu’il avoit eu, et dont il craignoit les suites fâcheuses. « Dieu me fasse miséricorde, s’écria-t-il en élevant les mains et les yeux, comme un homme qui ne sait où il en est ; je me remets entre ses mains ! Après ce que je vois, je ne puis douter que le diable qui est entré dans ma chambre, ne m’obsède et ne trouble mon imagination de toutes ces visions. » Le calife qui le voyoit et qui venoit d’entendre toutes ses exclamations, se mit à rire de si bon cœur, qu’il eut bien de la peine à s’empêcner d’éclater.

Abou Hassan cependant s’étoit couché, et il avoit refermé les yeux. « Commandeur des croyans, lui dit aussitôt force des cœurs, puisque votre Majesté ne se lève pas après l’avoir avertie qu’il est jour, selon notre devoir, et qu’il est nécessaire qu’elle vaque aux affaires de l’empire, dont le gouvernement lui est confié, nous userons de la permission qu’elle nous a donnée en pareil cas. » En même temps elle le prit par un bras, et elle appela les autres dames, qui lui aidèrent à le faire sortir du lit, et le portèrent, pour ainsi dire, jusqu’au milieu du salon, où elles le mirent sur son séant. Elles se prirent ensuite chacune par la main, et elles dansèrent et sautèrent autour de lui au son de tous les instrumens et de tous les tambours de basque, que l’on faisoit retentir sur sa tête et autour de ses oreilles.

Abou Hassan se trouva dans une perplexité d’esprit inexprimable. « Serois-je véritablement calife et Commandeur des croyans, se disoit-il à lui-même ? » Enfin dans l’incertitude où il étoit, il vouloit dire quelque chose, mais le grand bruit de tous les instrumens l’empêchoit de se faire entendre. Il fit signe à bouquet de perles et à étoile du matin, qui se tenoient par la main en dansant autour de lui, qu’il vouloit parler. Aussitôt elles firent cesser la danse et les instrumens, et elles s’approchèrent de lui : « Ne mentez pas, leur dit-il fort ingénument, et dites-moi, dans la vérité, qui je suis. »

« Commandeur des croyans, répondit étoile du matin, votre Majesté veut nous surprendre en nous faisant cette demande, comme si elle ne savoit pas elle-même qu’elle est le Commandeur des croyans et le vicaire en terre du prophète de Dieu, maître de l’un et de l’autre monde, de ce monde où nous sommes et du monde à venir après la mort. Si cela n’étoit pas, il faudroit qu’un songe extraordinaire lui eût fait oublier ce qu’elle est. Il pourroit bien en être quelque chose, si l’on considère que votre Majesté a dormi cette nuit plus long-temps qu’à l’ordinaire ; néanmoins, si votre Majesté veut bien me le permettre, je la ferai ressouvenir de ce qu’elle fit hier dans toute la journée. » Elle lui raconta donc son entrée au conseil, le châtiment de l’imam et des quatre vieillards par le juge de police ; le présent d’une bourse de pièces d’or envoyée par son visir à la mère d’un nommé Abou Hassan ; ce qu’il fit dans l’intérieur de son palais, et ce qui se passa aux trois repas qui lui furent servis dans les trois salons, jusqu’au dernier. « C’est dans ce dernier salon que votre Majesté, continua-t-elle en s’adressant à lui, après nous avoir fait mettre à table à ses côtés, nous fit l’honneur d’entendre nos chansons et de recevoir du vin de nos mains, jusqu’au moment où votre Majesté s’endormit de la manière que force des cœurs vient de le raconter. Depuis ce temps, votre Majesté, contre sa coutume, a toujours dormi d’un profond sommeil jusqu’à présent qu’il est jour. Bouquet de perles, toutes les autres esclaves et tous les officiers qui sont ici, certifieront la même chose. Ainsi, que votre Majesté se mette donc en état de faire sa prière, car il en est temps. »

« Bon, bon, reprit Abou Hassan en branlant la tête, vous m’en feriez bien accroire si je voulois vous écouter. Et moi, continua-t-il, je vous dis que vous êtes toutes des folles, et que vous avez perdu l’esprit. C’est cependant un grand dommage, car vous êtes de jolies personnes. Apprenez que depuis que je ne vous ai vues, je suis allé chez moi ; que j’y ai fort maltraité ma mère ; qu’on m’a mené à l’hôpital des fous, où je suis resté malgré moi plus de trois semaines, pendant lesquelles le concierge n’a pas manqué de me régaler chaque jour de cinquante coups de nerf de bœuf. Et vous voudriez que tout cela ne fût qu’un songe ? Vous vous moquez. »

« Commandeur des croyans, repartit étoile du matin, nous sommes prêtes, toutes tant que nous sommes, de jurer par ce que votre Majesté a de plus cher, que tout ce qu’elle nous dit n’est qu’un songe. Elle n’est pas sortie de ce salon depuis hier, et elle n’a pas cessé de dormir toute la nuit jusqu’à présent. »

La confiance avec laquelle cette dame assuroit à Abou Hassan, que tout ce qu’elle lui disoit étoit véritable, et qu’il n’étoit point sorti du salon depuis qu’il y étoit entré, le mit encore une fois dans un état à ne savoir que croire de ce qu’il étoit et de ce qu’il voyoit. Il demeura un espace de temps abymé dans ses pensées. « Ô ciel, disoit-il en lui-même, suis-je Abou Hassan ? Suis-je Commandeur des croyans ? Dieu tout-puissant, éclairez mon entendement : faites-moi connoître la vérité, afin que je sache à quoi m’en tenir. » Il découvrit ensuite ses épaules encore toutes livides des coups qu’il avoit reçus ; et en les montrant aux dames : « Voyez, leur dit-il, et jugez si de pareilles blessures peuvent venir en songe ou en dormant. À mon égard je puis vous assurer qu’elles ont été très-réelles ; et la douleur que j’en ressens encore, m’en est un sûr garant, qui ne me permet pas d’en douter. Si cela néanmoins m’est arrivé en dormant, c’est la chose du monde la plus extraordinaire et la plus étonnante ; et je vous avoue qu’elle me passe. »

Dans l’incertitude où étoit Abou Hassan de son état, il appela un des officiers du calife, qui étoit près de lui : « Approchez-vous, dit-il, et mordez-moi le bout de l’oreille, que je juge si je dors ou si je veille. » L’officier s’approcha, lui prit le bout de l’oreille entre les dents, et le serra si fort, qu’Abou Hassan fit un cri effroyable.

À ce cri, tous les instrumens de musique jouèrent en même temps, et les dames et les officiers se mirent à danser, à chanter et à sauter autour d’Abou Hassan avec un si grand bruit, qu’il entra dans une espèce d’enthousiasme qui lui fit faire mille folies. Il se mit à chanter comme les autres. Il déchira le bel habit de calife dont on l’avoit revêtu. Il jeta par terre le bonnet qu’il avoit sur la tête, et nu en chemise et en caleçon, il se leva brusquement, et se jeta entre deux dames qu’il prit par la main, et se mit à danser et à sauter avec tant d’action, de mouvement et de contorsions bouffonnes et divertissantes, que le calife ne put plus se contenir dans l’endroit où il étoit. La plaisanterie subite d’Abou Hassan le fit rire avec tant d’éclat, qu’il se laissa aller à la renverse, et se fit entendre par-dessus tout le bruit des instrumens de musique et des tambours de basque. Il fut si long-temps sans pouvoir se retenir, que peu s’en fallut qu’il ne s’en trouvât incommodé. Enfin, il se releva, et il ouvrit la jalousie. Alors en avançant la tête et en riant toujours : « Abou Hassan, Abou Hassan, s’écria-t-il, veux-tu donc me faire mourir à force de rire ? »

À la voix du calife tout le monde se tut, et le bruit cessa. Abou Hassan s’arrêta comme les autres, et tourna la tête du côté qu’elle s’étoit fait entendre. Il reconnut le calife, et en même temps le marchand de Moussoul. Il ne se déconcerta pas pour cela. Au contraire, il comprit dans ce moment qu’il étoit bien éveillé, et que tout ce qui lui étoit arrivé étoit très-réel, et non pas un songe. Il entra dans la plaisanterie et dans l’intention du calife : « Ha, ha, s’écria-t-il en le regardant avec assurance, vous voilà donc, marchand de Moussoul ! Quoi, vous vous plaignez que je vous fais mourir, vous qui êtes cause des mauvais traitemens que j’ai faits à ma mère, et de ceux que j’ai reçus pendant un si long-temps à l’hôpital des fous ; vous qui avez si fort maltraité l’iman de la mosquée de mon quartier, et les quatre scheikhs mes voisins ; car ce n’est pas moi, je m’en lave les mains ; vous qui m’avez causé tant de peines d’esprit et tant de traverses. Enfin, n’est-ce pas vous qui êtes l’agresseur, et ne suis-je pas l’offensé ? »

« Tu as raison, Abou Hassan, répondit le calife en continuant de rire ; mais pour te consoler et pour te dédommager de toutes tes peines, je suis prêt, et j’en prends Dieu à témoin, à te faire, à ton choix, telle réparation que tu voudras m’imposer. »

En achevant ces paroles, le calife descendit du cabinet, entra dans le salon. Il se fit apporter un de ses plus beaux habits, et commanda aux dames de faire la fonction des officiers de la chambre, et d’en revêtir Abou Hassan. Quand elles l’eurent habillé : « Tu es mon frère, lui dit le calife en l’embrassant ; demande-moi tout ce qui te peut faire plaisir, je le l’accorderai. »

« Commandeur des croyans, reprit Abou Hassan, je supplie votre Majesté de me faire la grâce de m’apprendre ce qu’elle a fait pour me démonter ainsi le cerveau, et quel a été son dessein ; cela m’importe présentement plus que toute autre chose, pour remettre entièrement mon esprit dans son assiette ordinaire. »

Le calife voulut bien donner cette satisfaction à Abou Hassan. « Tu dois savoir premièrement, lui dit-il, que je me déguise assez souvent, et particulièrement la nuit, pour connoître par moi-même si tout est dans l’ordre dans la ville de Bagdad ; et comme je suis bien aise de savoir aussi ce qui se passe aux environs, je me suis fixé un jour, qui est le premier de chaque mois, pour faire un grand tour au-dehors, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et je reviens toujours par le pont. Je revenois de faire ce tour, le soir que tu m’invitas à souper chez toi. Dans notre entretien tu me marquas que la seule chose que tu desirois, c’étoit d’être calife et Commandeur des croyans l’espace de vingt-quatre heures seulement, pour mettre à la raison l’imam de la mosquée de ton quartier, et les quatre scheikhs ses conseillers. Ton désir me parut très-propre pour m’en donner un sujet de divertissement ; et dans cette vue j’imaginai sur-le-champ le moyen de te procurer la satisfaction que tu desirois. J’avois sur moi de la poudre qui fait dormir du moment qu’on l’a prise, à ne pouvoir se réveiller qu’au bout d’un certain temps. Sans que tu t’en aperçusses, j’en jetai une dose dans la dernière tasse que je te présentai, et tu bus. Le sommeil te prit dans le moment, et je te fis enlever et emporter à mon palais par mon esclave, après avoir laissé la porte de ta chambre ouverte en sortant. Il n’est pas nécessaire de te dire ce qui t’arriva dans mon palais à ton réveil et pendant la journée jusqu’au soir, où après avoir été bien régalé par mon ordre, une de mes esclaves qui te servoit, jeta une autre dose de la même poudre dans le dernier verre qu’elle te présenta, et que tu bus. Le grand assoupissement te prit aussitôt, et je te fis reporter chez toi par le même esclave qui t’avoit apporté, avec ordre de laisser encore la porte de ta chambre ouverte en sortant. Tu m’as raconté toi-même tout ce qui t’est arrivé le lendemain et les jours suivans. Je ne m’étois pas imaginé que tu dusses souffrir autant que tu as souffert en cette occasion ; mais, comme je m’y suis déjà engagé envers toi, je ferai toutes choses pour te consoler, et te donner lieu d’oublier tous tes maux. Vois donc ce que je puis faire pour te faire plaisir, et demande-moi hardiment ce que tu souhaites. »

« Commandeur des croyans, reprit Abou Hassan, quelque grands que soient les maux que j’ai soufferts, ils sont effacés de ma mémoire, du moment que j’apprends qu’ils me sont venus de la part de mon souverain seigneur et maître. À l’égard de la générosité dont votre Majesté s’offre de me faire sentir les effets avec tant de bonté, je ne doute nullement de sa parole irrévocable ; mais comme l’intérêt n’a jamais eu d’empire sur moi, puisqu’elle me donne cette liberté, la grâce que j’ose lui demander, c’est de me donner assez d’accès près de sa personne, pour avoir le bonheur d’être toute ma vie l’admirateur de sa grandeur. »

Ce dernier témoignage de désintéressement d’Abou Hassan acheva de lui mériter toute l’estime du calife. « Je te sais bon gré de ta demande, lui dit le calife ; je te l’accorde, avec l’entrée libre dans mon palais à toute heure, en quelqu’endroit que je me trouve. » En même temps il lui assigna un logement dans le palais. À l’égard de ses appointemens, il lui dit qu’il ne vouloit pas qu’il eût affaire à ses trésoriers, mais à sa personne même ; et sur-le-champ il lui fit donner par son trésorier particulier une bourse de mille pièces d’or. Abou Hassan fit de profonds remercîmens au calife, qui le quitta pour aller tenir conseil selon la coutume.

Abou Hassan prit ce temps-là pour aller au plutôt informer sa mère de tout ce qui se passoit, et lui apprendre sa bonne fortune.

Il lui fit connoître que tout ce qui lui étoit arrivé n’étoit point un songe ; qu’il avoit été calife, et qu’il en avoit réellement fait les fonctions pendant un jour entier, et reçu véritablement les honneurs ; qu’elle ne devoit pas douter de ce qu’il lui disoit, puisqu’il en avoit eu la confirmation de la propre bouche du calife même.

La nouvelle de l’histoire d’Abou Hassan ne tarda guère à se répandre dans toute la ville de Bagdad ; elle passa même dans les provinces voisines, et de là dans les plus éloignées, avec les circonstances toutes singulières et divertissantes dont elle avoit été accompagnée.

La nouvelle faveur d’Abou Hassan le rendoit extrêmement assidu auprès du calife. Comme il étoit naturellement de bonne humeur, et qu’il faisoit naître la joie partout où il se trouvoit, par ses bons mots et par ses plaisanteries, le calife ne pouvoit guère se passer de lui, et il ne faisoit aucune partie de divertissement sans l’y appeler ; il le menoit même quelquefois chez Zobeïde son épouse, à qui il avoit raconté son histoire, qui l’avoit extrêmement divertie. Zobeïde le goûtoit assez ; mais elle remarqua que toutes les fois qu’il accompagnoit le calife chez elle, il avoit toujours les yeux sur une de ses esclaves appelée Nouzhatoul-Aouadat[1] ; c’est pourquoi elle résolut d’en avertir le calife. « Commandeur des croyans, dit un jour la princesse au calife, vous ne remarquez peut-être pas comme moi, que toutes les fois qu’Abou Hassan vous accompagne ici, il ne cesse d’avoir les yeux sur Nouzhatoul-Aouadat, et qu’il ne manque jamais de la faire rougir. Vous ne doutez point que ce ne soit une marque certaine qu’elle ne le hait pas. C’est pourquoi, si vous m’en croyez, nous ferons un mariage de l’un et de l’autre. »

« Madame, reprit le calife, vous me faites souvenir d’une chose que je devrois avoir déjà faite. Je sais le goût d’Abou Hassan sur le mariage, par lui-même, et je lui avois toujours promis de lui donner une femme dont il auroit tout sujet d’être content. Je suis bien aise que vous m’en ayez parlé, et je ne sais comment la chose m’étoit échappée de la mémoire. Mais il vaut mieux qu’Abou Hassan ait suivi son inclination, par le choix qu’il a fait lui-même. D’ailleurs, puisque Nouzhatoul-Aouadat ne s’en éloigne pas, nous ne devons point hésiter sur ce mariage. Les voilà l’un et l’autre, ils n’ont qu’à déclarer s’ils y consentent. »

Abou Hassan se jeta aux pieds du calife et de Zobeïde, pour leur marquer combien il étoit sensible aux bontés qu’ils avoient pour lui. « Je ne puis, dit-il en se relevant, recevoir une épouse de meilleures mains ; mais je n’ose espérer que Nouzhatoul-Aouadat veuille me donner la sienne, d’aussi bon cœur que je suis prêt à lui donner la mienne. » En achevant ces paroles, il regarda l’esclave de la princesse, qui témoigna assez de son côté par son silence respectueux, et par la rougeur qui lui montoit au visage, qu’elle étoit toute disposée à suivre la volonté du calife, et de Zobeïde sa maîtresse.

Le mariage se fit, et les noces furent célébrées dans le palais avec de grandes réjouissances, qui durèrent plusieurs jours. Zobeïde se fit un point d’honneur de faire de riches présens à son esclave, pour faire plaisir au calife ; et le calife de son côté, en considération de Zobeïde, en usa de même envers Abou Hassan.

La mariée fut conduite au logement que le calife avoit assigné à Abou Hassan son mari qui l’attendoit avec impatience. Il la reçut au bruit de tous les instrumens de musique, et des chœurs de musiciens et de musiciennes du palais, qui faisoient retentir l’air du concert de leurs voix et de leurs instrumens.

Plusieurs jours se passèrent en fêtes et en réjouissances accoutumées dans ces sortes d’occasions, après lesquels on laissa les nouveaux mariés jouir paisiblement de leurs amours. Abou Hassan et sa nouvelle épouse étoient charmés l’un de l’autre. Ils vivoient dans une union si parfaite, que hors le temps qu’ils employoient à faire leur cour, l’un au calife, et l’autre à la princesse Zobeïde, ils étoient toujours ensemble, et ne se quittoient point. Il est vrai que Nouzhatoul-Aouadat avoit toutes les qualités d’une femme capable de donner de l’amour et de l’attachement à Abou Hassan ; puisqu’elle étoit selon les souhaits sur lesquels il s’étoit expliqué au calife, c’est-à-dire, en état de lui tenir tête à table. Avec ces dispositions, ils ne pouvoient manquer de passer ensemble leur temps très-agréablement. Aussi leur table étoit-elle toujours mise, et couverte, à chaque repas, des mets les plus délicats et les plus friands qu’un traiteur avoit soin de leur apprêter et de leur fournir. Le buffet étoit toujours chargé de vin le plus exquis, et disposé de manière qu’il étoit à la portée de l’un et de l’autre lorsqu’ils étoient à table. Là ils jouissoient d’un agréable tête-à-tête, et s’entretenoient de mille plaisanteries qui leur faisoient faire des éclats de rire, plus ou moins grands, selon qu’ils avoient mieux ou moins bien rencontré à dire quelque chose capable de les réjouir. Le repas du soir étoit particulièrement consacré à la joie. Ils ne s’y faisoient servir que des fruits excellens, des gâteaux et des pâtes d’amandes ; et à chaque coup de vin qu’ils buvoient, ils s’excitoient l’un et l’autre par quelques chansons nouvelles, qui fort souvent étoient des impromptu faits à propos sur le sujet dont ils s’entretenoient. Ces chansons étoient aussi quelquefois accompagnées d’un luth, ou de quelqu’autre instrument dont ils savoient toucher l’un et l’autre.

Abou Hassan et Nouzhatoul-Aouadat passèrent ainsi un assez long espace de temps à faire bonne chère et à se bien divertir. Ils ne s’étoient jamais mis en peine de leur dépense de bouche ; et le traiteur qu’ils avoient choisi pour cela, avoit fait toutes les avances. Il étoit juste qu’il reçût quelque argent, c’est pourquoi il leur présenta le mémoire de ce qu’il avoit avancé. La somme se trouva très-forte. On y ajouta celle à quoi pouvoit monter la dépense déjà faite en habits de noces des plus riches étoffes pour l’un et pour l’autre, et en joyaux de très-grand prix pour la mariée ; et la somme se trouva si excessive, qu’ils s’aperçurent, mais trop tard, que de tout l’argent qu’ils avoient reçu des bienfaits du calife et de la princesse Zobéïde, en considération de leur mariage, il ne leur restoit précisément que ce qu’il falloit pour y satisfaire. Cela leur fit faire de grandes réflexions sur le passé, qui ne remédioient point au mal présent. Abou Hassan fut d’avis de payer le traiteur, et sa femme y consentit. Ils le firent venir et lui payèrent tout ce qu’ils lui devoient, sans rien témoigner de l’embarras où ils alloient se trouver sitôt qu’ils auroient fait ce paiement.

Le traiteur se retira fort content d’avoir été payé en belles pièces d’or à fleurs de coin : on n’en voyoit pas d’autres dans le palais du calife. Abou Hassan et Nouzhatoul-Aouadat ne le furent guère d’avoir vu le fond de leur bourse. Ils demeurèrent dans un grand silence, les yeux baissés, et fort embarrassés de l’état où ils se voyoient réduits dès la première année de leur mariage.

Abou Hassan se souvenoit bien que le calife en le recevant dans son palais, lui avoit promis de ne le laisser manquer de rien. Mais quand il considéroit qu’il avoit prodigué en si peu de temps les largesses de sa main libérale, outre qu’il n’étoit pas d’humeur à demander, il ne vouloit pas aussi s’exposer à la honte de déclarer au calife le mauvais usage qu’il en avoit fait, et le besoin où il étoit d’en recevoir de nouvelles. D’ailleurs, il avoit abandonné son bien de patrimoine à sa mère, sitôt que le calife l’avoit retenu près de sa personne, et il étoit fort éloigné de recourir à la bourse de sa mère, à qui il auroit fait connoître par ce procédé, qu’il étoit retombé dans le même désordre qu’après la mort de son père.

De son côté, Nouzhatoul-Aouadat, qui regardoit les libéralités de Zobéïde, et la liberté qu’elle lui avoit accordée en la mariant, comme une récompense plus que suffisante de ses services et de son attachement, ne croyoit pas être en droit de lui rien demander davantage.

Abou Hassan rompit enfin le silence ; et en regardant Nouzhatoul-Aouadat avec un visage ouvert : « Je vois bien, lui dit-il, que vous êtes dans le même embarras que moi, et que vous cherchez quel parti nous devons prendre dans une aussi fâcheuse conjoncture que celle-ci, où l’argent vient de nous manquer tout-à-coup, sans que nous l’ayons prévu. Je ne sais quel peut être votre sentiment ; pour moi, quoi qu’il puisse arriver, mon avis n’est pas de retrancher notre dépense ordinaire de la moindre chose, et je crois que de votre côté vous ne m’en dédirez pas. Le point est de trouver le moyen d’y fournir, sans avoir la bassesse d’en demander, ni moi au calife, ni vous à Zobéïde ; et je crois l’avoir trouvé. Mais pour cela, il faut que nous nous aidions l’un l’autre. »

Ce discours d’Abou Hassan plut beaucoup à Nouzhatoul-Aouadat, et lui donna quelque espérance. « Je n’étois pas moins occupée que vous de cette pensée, lui dit-elle, et si je ne m’en expliquois pas, c’est que je n’y voyois aucun remède. Je vous avoue que l’ouverture que vous venez de me faire, me fait le plus grand plaisir du monde. Mais puisque vous avez trouvé le moyen que vous dites, et que mon secours vous est nécessaire pour y réussir, vous n’avez qu’à me dire ce qu’il faut que je fasse, et vous verrez que je m’y emploierai de mon mieux. »

« Je m’attendois bien, reprit Abou Hassan, que vous ne me manqueriez pas dans cette affaire, qui vous touche autant que moi. Voici donc le moyen que j’ai imaginé pour faire en sorte que l’argent ne nous manque pas dans le besoin que nous en avons, au moins pour quelque temps. Il consiste dans une petite tromperie que nous ferons, moi au calife, et vous à Zobéïde, et qui, j’en suis sûr, les divertira, et ne nous sera pas infructueuse. Je vais vous dire quelle est la tromperie que j’entends : c’est que nous mourions tous deux. »

« Que nous mourions tous deux, interrompit Nouzhatoul-Aoaudat ! Mourez si vous voulez tout seul, pour moi, je ne suis pas lasse de vivre, et je ne prétends pas, ne vous en déplaise, mourir encore sitôt. Si vous n’avez pas d’autre moyen à me proposer que celui-là, vous pouvez l’exécuter vous-même ; car je vous assure que je ne m’en mêlerai point. »

« Vous êtes femme, repartit Abou Hassan, je veux dire d’une vivacité et d’une promptitude surprenante : à peine me donnez-vous le temps de m’expliquer. Écoutez-moi donc un moment avec patience, et vous verrez après cela que vous voudrez bien mourir de la même mort dont je prétends mourir moi-même. Vous jugez bien que je n’entends pas parler d’une mort véritable, mais d’une mort feinte. »

« Ah, bon pour cela, interrompit encore Nouzhatoul-Aouadat ; dès qu’il ne s’agira que d’une mort feinte, je suis à vous. Vous pouvez compter sur moi, vous serez témoin du zèle avec lequel je vous seconderai à mourir de cette manière ; car, pour vous le dire franchement, j’ai une répugnance invincible à vouloir mourir si tôt de la manière que je l’entendois tantôt. »

« Hé bien, vous serez satisfaite, continua Abou Hassan : voici comme je l’entends, pour réussir en ce que je me propose. Je vais faire le mort : aussitôt vous prendrez un linceul, et vous m’ensevelirez, comme si je l’étois effectivement. Vous me mettrez au milieu de la chambre à la manière accoutumée, avec le turban posé sur le visage, et les pieds tournés du côté de la Mecque, tout prêt à être porté au lieu de la sépulture. Quand tout sera ainsi disposé, vous ferez les cris et verserez les larmes ordinaires en de pareilles occasions, en déchirant vos habits, et vous arrachant les cheveux, ou du moins en feignant de vous les arracher, et vous irez tout en pleurs et les cheveux épars vous présenter à Zobéïde. La princesse voudra savoir le sujet de vos larmes ; et dès que vous l’en aurez informée par vos paroles entrecoupées de sanglots, elle ne manquera pas de vous plaindre, et de vous faire présent de quelque somme d’argent pour aider à faire les frais de mes funérailles, et d’une pièce de brocard pour me servir de drap mortuaire, afin de rendre mon enterrement plus magnifique, et pour vous faire un habit à la place de celui qu’elle verra déchiré. Aussitôt que vous serez de retour avec cet argent et cette pièce de brocard, je me lèverai du milieu de la chambre, et vous vous mettrez à ma place. Vous ferez la morte ; et après vous avoir ensevelie, j’irai de mon côté faire auprès du calife le même personnage que vous aurez fait chez Zobéïde ; et j’ose me promettre que le calife ne sera pas moins libéral à mon égard, que Zobéïde l’aura été envers vous. »

Quand Abou Hassan eut achevé d’expliquer sa pensée sur ce qu’il avoit projeté : « Je crois que la tromperie sera fort divertissante, reprit aussitôt Nouzhatoul-Aouadat, et je serai fort trompée si le calife et Zobéïde ne nous en savent bon gré. Il s’agit présentement de la bien conduire : à mon égard vous pouvez me laisser faire, je m’acquitterai de mon rôle, pour le moins, aussi bien que je m’attends que vous vous acquitterez du vôtre, et avec d’autant plus de zèle et d’attention, que j’aperçois comme vous le grand avantage que nous en devons remporter. Ne perdons point de temps. Pendant que je prendrai un linceul, mettez-vous en chemise et en caleçon ; je sais ensevelir aussi bien que qui que ce soit : car lorsque j’étois au service de Zobeïde, et que quelque esclave de mes compagnes venoit à mourir, j’avois toujours la commission de l’ensevelir. »

Abou Hassan ne tarda guère à faire ce que Nouzhatoul-Aouadat lui avoit dit. Il s’étendit sur le dos tout de son long sur le linceul qui avoit été mis sur le tapis de pied au milieu de la chambre, croisa ses bras, et se laissa envelopper de manière qu’il sembloit qu’il n’y avoit qu’à le mettre dans une bière, et l’emporter pour être enterré. Sa femme lui tourna les pieds du côté de la Mecque, lui couvrit le visage d’une mousseline des plus fines, et mit son turban par-dessus, de manière qu’il avoit la respiration libre. Elle se décoiffa ensuite, et les larmes aux yeux, les cheveux pendans et épars, en faisant semblant de se les arracher avec de grands cris, elle se frappoit les joues, et se donnoit de grands coups sur la poitrine, avec toutes les autres marques d’une vive douleur. En cet équipage elle sortit, et traversa une cour fort spacieuse, pour se rendre à l’appartement de la princesse Zobéïde.

Nouzhatoul-Aouadat faisoit des cris si perçans, que Zobéïde les entendit de son appartement. Elle commanda à ses femmes esclaves qui étoient alors auprès d’elle, de voir d’où pouvoient venir ces plaintes et ces cris qu’elle entendoit. Elles coururent vite aux jalousies, et revinrent avertir Zobéïde que c’étoit Nouzhatoul-Aouadat qui s’avançoit tout éplorée. Aussitôt la princesse impatiente de savoir ce qui pouvoit lui être arrivé, se leva, et alla au-devant d’elle jusqu’à la porte de son anti-chambre.

Nouzhatoul-Aouadat joua ici son rôle en perfection. Dès qu’elle eut aperçu Zobéïde, qui tenoit elle-même la portière de son antichambre entr’ouverte, et qui l’attendoit, elle redoubla ses cris en s’avançant, s’arracha les cheveux à pleines mains, se frappa les joues et la poitrine plus fortement, et se jeta à ses pieds, en les baignant de ses larmes.

Zobéïde étonnée de voir son esclave dans une affliction si extraordinaire, lui demanda ce qu’elle avoit, et quelle disgrâce lui étoit arrivée ?

Au lieu de répondre, la fausse affligée continua ses sanglots quelque temps, en feignant de se faire violence pour les retenir. « Hélas, ma très-honorée dame et maîtresse, s’écria-t-elle enfin avec des paroles entrecoupées de sanglots, quel malheur plus grand et plus funeste pouvoit-il m’arriver, que celui qui m’oblige de venir me jeter aux pieds de votre Majesté, dans la disgrâce extrême où je suis réduite ! Que Dieu prolonge vos jours dans une santé parfaite, ma très-respectable princesse, et vous donne de longues et heureuses années ! Abou Hassan, le pauvre Abou Hassan, que vous avez honoré de vos bontés, que vous et le Commandeur des croyans, m’aviez donné pour époux, ne vit plus ! »

En achevant ces dernières paroles, Nouzhatoul-Aouadat redoubla ses larmes et ses sanglots, et se jeta encore aux pieds de la princesse. Zobéïde fut extrêmement surprise de cette nouvelle. « Abou Hassan est mort, s’écria-t-elle, cet homme si plein de santé, si agréable et si divertissant ! En vérité, je ne m’attendois pas à apprendre sitôt la mort d’un homme comme celui-là, qui promettoit une plus longue vie, et qui la méritoit si bien. » Elle ne put s’empêcher d’en marquer sa douleur par ses larmes. Ses femmes esclaves qui l’accompagnoient, et qui avoient eu plusieurs fois leur part des plaisanteries d’Abou Hassan, quand il étoit admis aux entretiens familiers de Zobéïde et du calife, témoignèrent aussi par leurs pleurs, leurs regrets de sa perte, et la part qu’elles y prenoient.

Zobéïde, ses femmes esclaves et Nouzhatoul-Aouadat demeurèrent un temps considérable le mouchoir devant les yeux à pleurer et à jeter des soupirs de cette prétendue mort. Enfin la princesse Zobéïde rompit le silence : « Méchante, s’écria-t-elle, en s’adressant à la fausse veuve, c’est peut être toi qui est cause de sa mort ! Tu lui auras donné tant de sujets de chagrin par ton humeur fâcheuse, qu’enfin tu seras venue à bout de le mettre au tombeau. »

Nouzhatoul-Aouadat témoigna recevoir une grande mortification du reproche que Zobéïde lui faisoit. « Ah, Madame, s’écria-t-elle, je ne crois pas avoir jamais donné à votre Majesté pendant tout le temps que j’ai eu le bonheur d’être son esclave, le moindre sujet d’avoir une opinion si désavantageuse de ma conduite envers un époux qui m’a été si cher ! Je m’estimerois la plus malheureuse de toutes les femmes, si vous en étiez persuadée. J’ai chéri Abou Hassan, comme une femme doit chérir un mari qu’elle aime passionnément ; et je puis dire sans vanité que j’ai eu toute la tendresse qu’il meritoit que j’eusse pour lui, par toutes les complaisances raisonnables qu’il avoit pour moi, et qui m’étoient un témoignage qu’il ne m’aimoit pas moins tendrement. Je suis persuadée qu’il me justifieroit pleinement là-dessus dans l’esprit de votre Majesté, s’il étoit encore au monde. Mais, Madame, ajouta-t-elle en renouvelant ses larmes, son heure étoit venue, et c’est la cause unique de sa mort. »

Zobéïde en effet avoit toujours remarqué dans son esclave une même égalité d’humeur, une douceur qui ne se démentoit jamais, une grande docilité, et un zèle en tout ce qu’elle faisoit pour son service, qui marquoit qu’elle agissoit plutôt par inclination que par devoir. Ainsi elle n’hésita point à l’en croire sur sa parole, et elle commanda à sa trésorière d’aller prendre dans son trésor une bourse de cent pièces de monnoie d’or, et une pièce de brocard.

La trésorière revint bientôt avec la bourse et la pièce de brocard, qu’elle mit par ordre de Zobéïde entre les mains de Nouzhatoul-Aouadat.

En recevant ce beau présent, elle se jeta aux pieds de la princesse, et lui en fit ses très-humbles remercîmens, avec une grande satisfaction dans l’âme d’avoir bien réussi. « Va, lui dit Zobéïde, fais servir la pièce de brocard de drap mortuaire sur la bière de ton mari, et emploie l’argent à lui faire des funérailles honorables et dignes de lui. Après cela, modère les transports de ton affliction ; j’aurai soin de toi. »

Nouzhatoul-Aouadat ne fut pas plutôt hors de la présence de Zobéïde, qu’elle essuya ses larmes avec une grande joie, et retourna au plutôt rendre compte à Abou Hassan du succès de son rôle.

En rentrant, Nouzhatoul-Aouadat fit un grand éclat de rire, en retrouvant Abou Hassan au même état qu’elle l’avoit laissé, c’est-à-dire, enseveli au milieu de la chambre. « Levez-vous, lui dit-elle toujours en riant, et venez voir le fruit de la tromperie que j’ai faite à Zobéïde. Nous ne mourrons pas encore de faim aujourd’hui. »

Abou Hassan se leva promptement, et se réjouit fort avec sa femme, en voyant la bourse et la pièce de brocard.

Nouzhatoul-Aouadat étoit si aise d’avoir si bien réussi dans la tromperie qu’elle venoit de faire à la princesse, qu’elle ne pouvoit contenir sa joie. « Ce n’est pas assez, dit-elle à son mari en riant : je veux faire la morte à mon tour, et voir si vous serez assez habile pour en tirer autant du calife que j’ai fait de Zobéïde. »

« Voilà justement le génie des femmes, reprit Abou Hassan ; on a bien raison de dire qu’elles ont toujours la vanité de croire qu’elles sont plus que les hommes, quoique le plus souvent elles ne fassent rien de bien que par leur conseil. Il feroit beau voir que je n’en fisse pas au moins autant que vous auprès du calife, moi qui suis l’inventeur de la fourberie ! Mais ne perdons pas le temps en discours inutiles ; faites la morte comme moi, et vous verrez si je n’aurai pas le même succès. »

Abou Hassan ensevelit sa femme, la mit au même endroit où il étoit, lui tourna les pieds du côté de la Mecque, et sortit de sa chambre tout en désordre, le turban mal accommodé, comme un homme qui est dans une grande affliction. En cet état, il alla chez le calife qui tenoit alors un conseil particulier avec le grand visir Giafar, et d’autres visirs en qui il avoit le plus de confiance. Il se présenta à la porte ; et l’huissier qui savoit qu’il avoit les entrées libres, lui ouvrit. Il entra le mouchoir d’une main devant les yeux, pour cacher les larmes feintes qu’il laissoit couler en abondance, en se frappant la poitrine de l’autre à grands coups, avec des exclamations qui exprimoient l’excès d’une grande douleur.

Le calife, qui étoit accoutumé à voir Abou Hassan avec un visage toujours gai, et qui n’inspiroit que la joie, fut fort surpris de le voir paroître devant lui en un si triste état. Il interrompit l’attention qu’il donnoit à l’affaire dont on parloit dans son conseil, pour lui demander la cause de sa douleur.

Commandeur des croyans, répondit Abou Hassan avec des sanglots et des soupirs réitérés, il ne pouvoit m’arriver un plus grand malheur que celui qui fait le sujet de mon affliction. Que Dieu laisse vivre votre Majesté sur le trône qu’elle remplit si glorieusement ! Nouzhatoul-Aouadat qu’elle m’avoit donnée en mariage par sa bonté, pour passer le reste de mes jours avec elle, hélas…

À cette exclamation, Abou Hassan fit semblant d’avoir le cœur si pressé, qu’il n’en dit pas davantage, et fondit en larmes.

Le calife qui comprit qu’Abou Hassan venoit lui annoncer la mort de sa femme, en parut extrêmement touché. « Dieu lui fasse miséricorde, dit-il d’un air qui marquoit combien il la regretoit ! C’étoit une bonne esclave, et nous te l’avions donnée, Zobéïde et moi, dans l’intention de te faire plaisir ; elle méritoit de vivre plus long-temps. » Alors les larmes lui coulèrent des yeux, et il fut obligé de prendre son mouchoir pour les essuyer.

La douleur d’Abou Hassan, et les larmes du calife attirèrent celles du grand visir Giafar et des autres visirs. Ils pleurèrent tous la mort de Nouzhatoul-Aouadat, qui, de son côté, étoit dans une grande impatience d’apprendre comment Abou Hassan auroit réussi.

Le calife eut la même pensée du mari, que Zobéïde avoit eue de la femme, et il s’imagina qu’il étoit peut-être la cause de sa mort. » Malheureux, lui dit-il d’un ton d’indignation, n’est-ce pas toi qui as fait mourir ta femme par tes mauvais traitemens ? Ah, je n’en fais aucun doute ! Tu devois au moins avoir quelque considération pour la princesse Zobéïde, mon épouse, qui l’aimoit plus que ses autres esclaves, et qui a bien voulu s’en priver pour te l’abandonner. Voilà une belle marque de ta reconnoissance. »

« Commandeur des croyans, répondit Abou Hassan en faisant semblant de pleurer plus amèrement qu’auparavant, votre Majesté peut-elle avoir un seul moment la pensée qu’Abou Hassan, qu’elle a comblé de ses grâces et de ses bienfaits, et à qui elle a fait des honneurs auxquels il n’eût jamais osé aspirer, ait pu être capable d’une si grande ingratitude ? J’aimois Nouzhatoul-Aouadat, mon épouse, autant par tous ces endroits-là que par tant d’autres belles qualités qu’elle avoit, et qui étoient cause que j’ai toujours eu pour elle tout l’attachement, toute la tendresse et tout l’amour qu’elle méritoit. Mais, Seigneur, ajouta-t-il, elle devoit mourir, et Dieu n’a pas voulu me laisser jouir plus long-temps d’un bonheur que je tenois des bontés de votre Majesté et de Zobéïde, sa chère épouse. »

Enfin, Abou Hassan sut dissimuler si parfaitement sa douleur par toutes les marques d’une véritable affliction, que le calife, qui d’ailleurs n’avoit pas entendu dire qu’il eût fait fort mauvais ménage avec sa femme, ajouta foi à tout ce qu’il lui dit, et ne douta plus de la sincérité de ses paroles. Le trésorier du palais étoit présent, et le calife lui commanda d’aller au trésor, et de donner à Abou Hassan une bourse de cent pièces de monnoie d’or avec une belle pièce de brocard. Abou Hassan se jeta aussitôt aux pieds du calife pour lui marquer sa reconnoissance et le remercier de son présent. « Suis le trésorier, lui dit le calife : la pièce de brocard est pour servir de drap mortuaire à ta défunte, et l’argent pour lui faire des obsèques dignes d’elle. Je m’attends bien que tu lui donneras ce dernier témoignage de ton amour. »

Abou Hassan ne répondit à ces paroles obligeantes du calife, que par une profonde inclination, en se retirant. Il suivit le trésorier ; et aussitôt que la bourse et la pièce de brocard lui eurent été mises entre les mains, il retourna chez lui très-content et bien satisfait en lui-même d’avoir trouvé si promptement et si facilement de quoi suppléer à la nécessité où il s’étoit trouvé, et qui lui avoit causé tant d’inquiétudes.

Nouzhatoul-Aouadat fatiguée d’avoir été si long-temps dans une si grande contrainte, n’attendit pas qu’Abou Hassan lui dit de quitter la triste situation où elle étoit. Aussitôt qu’elle entendit ouvrir la porte, elle courut à lui : « Hé bien, lui dit-elle, le calife a-t-il été aussi facile à se laisser tromper que Zobéïde ? »

« Vous voyez, répondit Abou Hassan (en plaisantant et en lui montrant la bourse et la pièce de brocard), que je ne sais pas moins bien faire l’affligé pour la mort d’une femme qui se porte bien, que vous la pleureuse pour celle d’un mari qui est plein de vie. »

Abou Hassan cependant se doutoit bien que cette double tromperie ne manqueroit pas d’avoir des suites. C’est pourquoi il prévint sa femme autant qu’il put, sur tout ce qui pourroit en arriver, afin d’agir de concert, ajoutoit-il : « Mieux nous réussirons à jeter le calife et Zobéïde dans quelque sorte d’embarras, plus ils auront de plaisir à la fin ; et peut-être nous en témoigneront-ils leur satisfaction par quelques nouvelles marques de leur libéralité. » Cette dernière considération fut celle qui les encouragea plus qu’aucune autre à porter la feinte aussi loin qu’il leur seroit possible.

Quoiqu’il y eût encore beaucoup d’affaires à régler dans le conseil qui se tenoit, le calife néanmoins, dans l’impatience d’aller chez la princesse Zobéïde lui faire son compliment de condoléance sur la mort de son esclave, se leva peu de temps après le départ d’Abou Hassan, et remit le conseil à un autre jour. Le grand visir et les autres visirs prirent congé et ils se retirèrent.

Dès qu’ils furent partis, le calife dit à Mesrour, chef des eunuques de son palais, qui étoit presque inséparable de sa personne, et qui d’ailleurs étoit de tous ses conseils : « Suis-moi, et viens prendre part comme moi à la douleur de la princesse, sur la mort de Nouzhatoul-Aouadat son esclave. »

Ils allèrent ensemble à l’appartement de Zobéïde. Quand le calife fut à la porte, il entrouvrit la portière, et il aperçut la princesse assise sur un sofa, fort affligée, et les yeux encore tout baignés de larmes.

Le calife entra, et en avançant vers Zobéïde : « Madame, lui dit-il, il n’est pas nécessaire de vous dire combien je prends part à votre affliction, puisque vous n’ignorez pas que je suis aussi sensible à ce qui vous fait de la peine, que je le suis à tout ce qui vous fait plaisir : mais nous sommes tous mortels, et nous devons rendre à Dieu la vie qu’il nous a donnée, quand il nous la demande. Nouzhatoul-Aouadat votre esclave fidelle avoit véritablement des qualités qui lui ont fait mériter votre estime, et j’aprouve fort que vous lui en donniez encore des marques après sa mort. Considérez cependant que vos regrets ne lui redonneront pas la vie ; ainsi, Madame, si vous voulez m’en croire, et si vous m’aimez, vous vous consolerez de cette perte, et prendrez plus de soin d’une vie que vous savez m’être très-précieuse et qui fait tout le bonheur de la mienne. »

Si la princesse fut charmée des tendres sentimens qui accompagnoient le compliment du calife, elle fut d’ailleurs très-étonnée d’apprendre la mort de Nouzhatoul-Aouadat, à quoi elle ne s’attendoit pas. Cette nouvelle la jeta dans une telle surprise, qu’elle demeura quelque temps sans pouvoir répondre. Son étonnement redoubloit d’entendre une nouvelle si opposée à celle qu’elle venoit d’apprendre, et lui ôtoit la parole. Elle se remit, et en la reprenant enfin : « Commandeur des croyans, dit-elle d’un air et d’un ton qui marquoient encore son étonnement, je suis très-sensible à tous les tendres sentimens que vous marquez avoir pour moi ; mais permettez-moi de vous dire que je ne comprends rien à la nouvelle que vous m’apprenez de la mort de mon esclave : elle est en parfaite santé. Dieu nous conserve vous et moi, Seigneur ! Si vous me voyez affligée, c’est de la mort d’Abou Hassan son mari, votre favori, que j’estimois autant par la considération que vous aviez pour lui, que parce que vous avez eu la bonté de me le faire connoître, et qu’il m’a quelquefois divertie assez agréablement. Mais, Seigneur, l’insensibilité où je vous vois de sa mort, et l’oubli que vous en témoignez en si peu de temps après les témoignages que vous m’avez donnés à moi-même du plaisir que vous aviez de l’avoir auprès de vous, m’étonnent et me surprennent. Et cette insensibilité paroît davantage, par le change que vous me voulez donner, en m’annonçant la mort de mon esclave pour la sienne. »

Le calife qui croyoit être parfaitement bien informé de la mort de l’esclave, et qui avoit sujet de le croire, par ce qu’il avoit vu et entendu, se mit à rire et à hausser les épaules, d’entendre ainsi parler Zobéïde. « Mesrour, dit-il en se tournant de son côté et lui adressant la parole, que dis-tu du discours de la princesse ? N’est-il pas vrai que les dames ont quelquefois des absences d’esprit, qu’on ne peut que difficilement pardonner ? Car enfin tu as vu et entendu aussi bien que moi. » Et en se retournant du côté de Zobéïde : « Madame, lui dit-il, ne versez plus de larmes pour la mort d’Abou Hassan, il se porte bien. Pleurez plutôt la mort de votre chère esclave : il n’y a qu’un moment que son mari est venu dans mon appartement tout en pleurs et dans une affliction qui m’a fait de la peine, m’annoncer la mort de sa femme. Je lui ai fait donner une bourse de cent pièces d’or, avec une pièce de brocard, pour aider à le consoler et à faire les funérailles de la défunte. Mesrour que voilà, a été témoin de tout, et il vous dira la même chose. »

Ce discours du calife ne parut pas à la princesse un discours sérieux ; elle crut qu’il lui en vouloit faire accroire. « Commandeur des croyans, reprit-elle, quoique ce soit votre coutume de railler, je vous dirai que ce n’est pas ici l’occasion de le faire : ce que je vous dis est très-sérieux. Il ne s’agit plus de la mort de mon esclave, mais de la mort d’Abou Hassan, son mari, dont je plains le sort, que vous devriez plaindre avec moi. »

« Et moi, Madame, repartit le calife en prenant son plus grand sérieux, je vous dis sans raillerie que vous vous trompez : c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, et Abou Hassan est vivant et plein de santé. »

Zobéïde fut piquée de la répartie sèche du calife. « Commandeur des croyans, répliqua-t-elle d’un ton vif, Dieu vous préserve de demeurer plus long-temps en cette erreur : vous me feriez croire que votre esprit ne seroit pas dans son assiette ordinaire. Permettez-moi de vous répéter encore que c’est Abou Hassan qui est mort, et que Nouzhatoul-Aouadat, mon esclave, veuve du défunt, est pleine de vie. Il n’y a pas plus d’une heure qu’elle est sortie d’ici. Elle y étoit venue toute désolée, et dans un état qui seul auroit été capable de me tirer les larmes, quand même elle ne m’auroit point appris, au milieu de mille sanglots, le juste sujet de son affliction. Toutes mes femmes en ont pleuré avec moi, et elles peuvent vous en rendre un témoignage assuré. Elles vous diront aussi que je lui ai fait présent d’une bourse de cent pièces d’or et d’une pièce de brocard ; et la douleur que vous avez remarquée sur mon visage en entrant, étoit autant causée par la mort de son mari que par la désolation où je venois de la voir. J’allois même envoyer vous faire mon compliment de condoléance dans le moment que vous êtes entré. »

À ces paroles de Zobéïde : « Voilà, Madame, une obstination bien étrange, s’écria le calife avec un grand éclat de rire ! Et moi je vous dis, continua-t-il en reprenant son sérieux, que c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte. » « Non, vous dis-je, Seigneur, reprit Zobéïde à l’instant, et aussi sérieusement, c’est Abou Hassan qui est mort. Vous ne me ferez pas accroire ce qui n’est pas. »

De colère, le feu monta au visage du calife ; il s’assit sur le sofa assez loin de la princesse ; et, en s’adressant à Mesrour : « Va voir tout-à-l’heure, lui dit-il, qui est mort de l’un ou de l’autre, et viens me dire incessamment ce qui en est. Quoique je sois très-certain que c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, j’aime mieux néanmoins prendre cette voie que de m’opiniâtrer davantage sur une chose qui m’est parfaitement connue. »

Le calife n’avoit pas achevé, que Mesrour étoit parti. « Vous verrez, continua-t-il en adressant la parole à Zobéïde, dans un moment, qui a raison de vous ou de moi. »

« Pour moi, reprit Zobéïde, je sais bien que la raison est de mon côté ; et vous verrez vous-même que c’est Abou Hassan qui est mort, comme je l’ai dit. »

« Et moi, repartit le calife, je suis si certain que c’est Nouzhatoul-Aouadat, que je suis prêt à gager contre vous ce que vous voudrez, qu’elle n’est plus au monde, et qu’Abou Hassan se porte bien. »

« Ne pensez pas le prendre par-là, répliqua Zobéïde ; j’accepte la gageure. Je suis si persuadée de la mort d’Abou Hassan, que je gage volontiers ce que je puis avoir de plus cher contre ce que vous voudrez, de quelque peu de valeur qu’il soit. Vous n’ignorez pas ce que j’ai en ma disposition, ni ce que j’aime le plus selon mon inclination ; vous n’avez qu’à choisir et à proposer, je m’y tiendrai, de quelque conséquence que la chose soit pour moi. »

« Puisque cela est ainsi, dit alors le calife, je gage donc mon jardin de Délices, contre votre palais de Peintures : l’un vaut bien l’autre. » « Il ne s’agit pas de savoir, reprit Zobéïde, si votre jardin vaut mieux que mon palais : nous n’en sommes pas là-dessus. Il s’agit que vous ayiez choisi ce qu’il vous a plu de ce qui m’appartient, pour équivalent de ce que vous gagez de votre côté : je m’y tiens, et la gageure est arrêtée. Je ne serai pas la première à m’en dédire, j’en prends Dieu à témoin. » Le calife fit le même serment, et ils en demeurèrent là en attendant le retour de Mesrour.

Pendant que le calife et Zobéïde contestoient si vivement et avec tant de chaleur sur la mort d’Abou Hassan ou de Nouzhatoul-Aouadat, Abou Hassan qui avoit prévu leur démêlé sur ce sujet, étoit fort attentif à tout ce qui pourroit en arriver. D’aussi loin qu’il aperçut Mesrour au travers de la jalousie contre laquelle il étoit assis en s’entretenant avec sa femme, et qu’il eut remarqué qu’il venoit droit à leur logis, il comprit aussitôt à quel dessein il étoit envoyé. Il dit à sa femme de faire la morte encore une fois, comme ils en étoient convenus, et de ne pas perdre de temps.

En effet, le temps pressoit, et c’est tout ce qu’Abou Hassan put faire avant l’arrivée de Mesrour que d’ensevelir sa femme, et d’étendre sur elle la pièce de brocard que le calife lui avoit fait donner. Ensuite il ouvrit la porte de son logis ; et le visage triste et abattu, en tenant son mouchoir devant les yeux, il s’assit à la tête de la prétendue défunte.

À peine eut-il achevé, que Mesrour se trouva dans sa chambre. Le spectacle funèbre qu’il aperçut d’abord, lui donna une joie secrète par rapport à l’ordre dont le calife l’avoit chargé. Sitôt qu’Abou Hassan l’aperçut, il s’avança au-devant de lui ; et en lui baisant la main par respect : « Seigneur, dit-il en soupirant et en gémissant, vous me voyez dans la plus grande affliction qui pouvoit jamais m’arriver par la mort de Nouzhatoul-Aouadat ma chère épouse, que vous honoriez de vos bontés. »

Mesrour fut attendri à ce discours, et il ne lui fut pas possible de refuser quelques larmes à la mémoire de la défunte. Il leva un peu le drap mortuaire du côté de la tête pour lui voir le visage qui étoit à découvert ; et en le laissant aller après l’avoir seulement entrevue : « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, dit-il avec un soupir profond ! Nous devons nous soumettre tous à sa volonté, et toute créature doit retourner à lui. Nouzhathoul-Aouadat ma bonne sœur, ajouta-t-il en soupirant, ton destin a été de bien peu de durée ! Dieu te fasse miséricorde ! » Il se tourna ensuite du côté d’Abou Hassan qui fondoit en larmes : « Ce n’est pas sans raison, lui dit-il, que l’on dit que les femmes sont quelquefois dans des absences d’esprit qu’on ne peut pardonner. Zobéïde, toute ma bonne maîtresse qu’elle est, est dans ce cas-là. Elle a voulu soutenir au calife, que c’étoit vous qui étiez mort, et non votre femme ; et quelque chose que le calife lui ait pu dire au contraire, pour la persuader, en lui assurant même la chose très-sérieusement, il n’a jamais pu y réussir. Il m’a même pris à témoin pour lui rendre témoignage de cette vérité, et la lui confirmer, puisque, comme vous le savez, j’étois présent quand vous êtes venu lui apprendre cette nouvelle affligeante ; mais tout cela n’a servi de rien. Ils en sont même venus à des obstinations l’un contre l’autre, qui n’auroient pas fini, si le calife, pour convaincre Zobéïde, ne s’étoit avisé de m’envoyer vers vous pour en savoir encore la vérité. Mais je crains fort de ne pas réussir ; car de quelque biais qu’on puisse prendre aujourd’hui les femmes, pour leur faire entendre les choses, elles sont d’une opiniâtreté insurmontable, quand une fois elles sont prévenues d’un sentiment contraire. »

« Que Dieu conserve le Commandeur des croyans dans la possession et dans le bon usage de son rare esprit, reprit Abou Hassan, toujours les larmes aux yeux, et avec des paroles entre-coupées de sanglots ! Vous voyez ce qui en est, et que je n’en ai pas imposé à sa Majesté. Et plût à Dieu, s’écria-t-il, pour mieux dissimuler, que je n’eusse pas eu l’occasion d’aller lui annoncer une nouvelle si triste et si affligeante ! Hélas, ajouta-t-il, je ne puis assez exprimer la perte irréparable que je fais aujourd’hui ! » « Cela est vrai, reprit Mesrour ; et je puis vous assurer que je prends beaucoup de part à votre affliction ; mais enfin il faut vous consoler, et ne vous point abandonner ainsi à votre douleur. Je vous quitte malgré moi pour m’en retourner vers le calife ; mais je vous demande en grâce, poursuivit-il, de ne pas faire enlever le corps que je ne sois revenu ; car je veux assister à son enterrement, et l’accompagner de mes prières. »

Mesrour étoit déjà sorti pour aller rendre compte de son message, quand Abou Hassan qui le conduisoit jusqu’à la porte, lui marqua qu’il ne méritoit pas l’honneur qu’il vouloit lui faire. De crainte que Mesrour ne revînt sur ses pas pour lui dire quelque autre chose, il le conduisit de l’œil pendant quelque temps, et lorsqu’il le vit assez éloigné, il rentra chez lui ; et en débarrassant Nouzhatoul-Aouadat de tout ce qui l’enveloppoit : « Voilà déjà, lui disoit-il, une nouvelle scène de jouée ; mais je m’imagine bien que ce ne sera pas la dernière ; et certainement la princesse Zobéïde ne s’en voudra pas tenir au rapport de Mesrour ; au contraire elle s’en moquera : elle a de trop fortes raisons pour y ajouter foi. Ainsi nous devons nous attendre à quelque nouvel événement. » Pendant ce discours d’Abou Hassan, Nouzhatoul-Aouadat eut le temps de reprendre ses habits ; ils allèrent tous deux se remettre sur le sofa contre la jalousie, pour tâcher de découvrir ce qui se passoit.

Cependant Mesrour arriva chez Zobéïde : il entra dans son cabinet en riant, et en frappant des mains, comme un homme qui avoit quelque chose d’agréable à annoncer.

Le calife étoit naturellement impatient : il vouloit être éclairci promptement de cette affaire ; d’ailleurs il étoit vivement piqué au jeu par le défi de la princesse ; c’est pourquoi, dès qu’il vit Mesrour : « Méchant esclave, s’écria-t-il, il n’est pas temps de rire. Tu ne dis mot ! Parle hardiment : qui est mort du mari ou de la femme ? »

« Commandeur des croyans, répondit aussitôt Mesrour, en prenant un air sérieux, c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, et Abou Hassan en est toujours aussi affligé qu’il l’a paru tantôt devant votre Majesté. »

Sans donner le temps à Mesrour de poursuivre, le calife l’interrompit : « Bonne nouvelle, s’écria-t-il avec un grand éclat de rire ; il n’y a qu’un moment que Zobéïde ta maîtresse, avoit à elle le palais des Peintures, il est présentement à moi. Nous en avions fait la gageure contre mon jardin des Délices depuis que tu es parti ; ainsi tu ne pouvois me faire un plus grand plaisir, j’aurai soin de t’en récompenser. Mais laissons cela : dis-moi de point en point ce que tu as vu ? »

« Commandeur des croyans, poursuivit Mesrour, en arrivant chez Abou Hassan, je suis entré dans sa chambre qui étoit ouverte ; je l’ai trouvé toujours très-affligé, et pleurant la mort de Nouzhatoul-Aouadat sa femme. Il étoit assis près de la tête de la défunte, qui étoit ensevelie au milieu de la chambre, les pieds tournés du côté de la Mecque, et couverte de la pièce de brocard dont votre Majesté a tantôt fait présent à Abou Hassan. Après lui avoir témoigné la part que je prenois à sa douleur, je me suis approché ; et en levant le drap mortuaire du côté de la tête, j’ai reconnu Nouzhatoul-Aouadat qui avoit déjà le visage enflé et tout changé. J’ai exhorté du mieux que j’ai pu Abou Hassan à se consoler, et en me retirant, je lui ai marqué que je voulois me trouver à l’enterrement de sa femme, et que je le priois d’attendre à faire enlever le corps, que je fusse venu. Voilà tout ce que je puis dire à votre Majesté sur l’ordre qu’elle m’a donné. »

Quand Mesrour eut achevé de faire son rapport : « Je ne t’en demandois pas davantage, lui dit le calife, en riant de tout son cœur ; et je suis très-content de ton exactitude. » Et en s’adressant à la princesse Zobéïde : « Hé bien, Madame, lui dit le calife, avez-vous encore quelque chose à dire contre une vérité si constante ? Croyez-vous toujours que Nouzhatoul-Aouadat soit vivante, et qu’Abou Hassan soit mort ; et n’avouez-vous pas que vous avez perdu la gageure ? »

Zobéïde ne demeura nullement d’accord que Mesrour eût rapporté la vérité. « Comment, Seigneur, reprit-elle, vous imaginez-vous donc que je m’en rapporte à cet esclave ? C’est un impertinent qui ne sait ce qu’il dit. Je ne suis ni aveugle ni insensée ; j’ai vu de mes propres yeux Nouzhatoul-Aouadat dans sa plus grande affliction. Je lui ai parlé moi-même, et j’ai bien entendu ce qu’elle m’a dit de la mort de son mari. »

« Madame, reprit Mesrour, je vous jure par votre vie, et par la vie du Commandeur des croyans, choses au monde qui me sont les plus chères, que Nonzhatoul-Aouadat est morte, et qu’Abou Hassan est vivant ! » « Tu mens, esclave vil et méprisable, lui répliqua Zobéïde tout en colère ; et je veux te confondre tout-à-l’heure. » Aussitôt elle appela ses femmes, en frappant des mains ; elles entrèrent à l’instant en grand nombre : « Venez-çà, leur dit la princesse ; dites-moi la vérité : Qui est la personne qui est venue me parler, peu de temps avant que le Commandeur des croyans arrivât ici ? » Les femmes répondirent toutes que c’étoit la pauvre affligée Nouzhatoul-Aouadat. « Et vous, ajouta-t-elle, en s’adressant à sa trésorière, que vous ai-je commandé de lui donner en se retirant ? » « Madame, répondit la trésorière, j’ai donné à Nouzhatoul-Aouadat, par l’ordre de votre Majesté, une bourse de cent pièces de monnoie d’or, et une pièce de brocard qu’elle a emportée avec elle. » « Hé bien, malheureux, esclave indigne, dit alors Zobéïde à Mesrour dans une grande indignation, que dis-tu à tout ce que tu viens d’entendre ? Qui penses-tu présentement que je doive croire, ou de toi ou de ma trésorière, et de mes autres femmes, et de moi-même ? »

Mesrour ne manquoit pas de raisons à opposer au discours de la princesse ; mais comme il craignoit de l’irriter encore davantage, il prit le parti de la retenue et demeura dans le silence, bien convaincu pourtant, par toutes les preuves qu’il en avoit, que Nouzhatoul-Aouadat étoit morte, et non pas Abou Hassan.

Pendant cette contestation entre Zobéïde et Mesrour, le calife qui avoit vu les témoignages apportés de part et d’autre, dont chacun se faisoit fort, et toujours persuadé du contraire de ce que disoit la princesse, tant par ce qu’il avoit vu lui-même en parlant à Abou Hassan, que par ce que Mesrour venoit de lui rapporter, rioit de tout son cœur de voir que Zobéïde étoit si fort en colère contre Mesrour. « Madame, pour le dire encore une fois, dit-il à Zobéïde, je ne sais pas qui est celui qui a dit que les femmes avoient quelquefois des absences d’esprit ; mais vous voulez bien que je vous dise que vous faites voir qu’il ne pouvoit rien dire de plus véritable. Mesrour vient tout fraîchement de chez Abou Hassan ; il vous dit qu’il a vu de ses propres yeux Nouzhatoul-Aouadat morte au milieu de la chambre, et Abou Hassan vivant assis auprès de la défunte ; et nonobstant son témoignage, qu’on ne peut pas raisonnablement récuser, vous ne voulez pas le croire ! C’est ce que je ne puis pas comprendre ! »

Zobéïde, sans vouloir entendre ce que le calife lui représentoit : « Commandeur des croyans, reprit-elle, pardonnez-moi, si je vous tiens pour suspect : je vois bien que vous êtes d’intelligence avec Mesrour pour me chagriner et pour pousser ma patience à bout. Et comme je m’aperçois que le rapport que Mesrour vous a fait est un rapport concerté avec vous, je vous prie de me laisser la liberté d’envoyer aussi quelque personne de ma part chez Abou Hassan, pour savoir si je suis dans l’erreur. »

Le calife y consentit, et la princesse chargea sa nourrice de cette importante commission. C’étoit une femme fort âgée, qui étoit toujours restée près de Zobéïde depuis son enfance, et qui étoit là présente parmi ses autres femmes. « Nourrice, lui dit-elle, écoute : va-t-en chez Abou Hassan, ou plutôt chez Nouzhatoul-Aouadat, puisqu’Abou Hassan est mort. Tu vois quelle est ma dispute avec le Commandeur des croyans et avec Mesrour ; il n’est pas besoin de te rien dire davantage : éclaircis-moi de tout ; et si tu me rapportes une bonne nouvelle, il y aura un beau présent pour toi. Va vîte, et reviens incessamment. »

La nourrice partit avec une grande joie du calife, qui étoit ravi de voir Zobéïde dans ces embarras ; mais Mesrour, extrêmement mortifié de voir la princesse dans une si grande colère contre lui, cherchoit les moyens de l’appaiser, et de faire en sorte que le calife et Zobéïde fussent également contens de lui. C’est pourquoi il fut ravi dès qu’il vit que Zobéïde prenoit le parti d’envoyer sa nourrice chez Abou Hassan, parce qu’il étoit persuadé que le rapport qu’elle lui feroit ne manqueroit pas de se trouver conforme au sien, et qu’il serviroit à le justifier et à le remettre dans ses bonnes grâces.

Abou Hassan, cependant, qui étoit toujours en sentinelle à la jalousie, aperçut la nourrice d’assez loin : il comprit d’abord que c’étoit un message de la part de Zobéïde. Il appela sa femme ; et sans hésiter un moment sur le parti qu’ils avoient à prendre : « Voilà, lui dit-il, la nourrice de la princesse qui vient pour s’informer de la vérité ; c’est à moi à faire encore le mort à mon tour. »

Tout étoit préparé. Nouzhatoul-Aouadat ensevelit Abou Hassan promptement, jeta par-dessus lui la pièce de brocard que Zobéïde lui avoit donnée, et lui mit son turban sur le visage. La nourrice, dans l’empressement où elle étoit de s’acquitter de sa commission, étoit venue d’un assez bon pas. En entrant dans la chambre, elle aperçut Nouzhatoul-Aouadat assise à la tête d’Abou Hassan, tout échevelée et tout en pleurs, qui se frappoit les joues et la poitrine, en jetant de grands cris.

Elle s’approcha de la fausse veuve : « Ma chère Nouzhatoul-Aouadat, lui dit-elle d’un air fort triste, je ne viens pas ici troubler votre douleur, ni vous empêcher de répandre des larmes pour un mari qui vous aimoit si tendrement. » « Ah, bonne mère, interrompit pitoyablement la fausse veuve, vous voyez quelle est ma disgrâce, et de quel malheur je me trouve accablée aujourd’hui par la perte de mon cher Abou Hassan, que Zobéïde ma chère maîtresse et la vôtre, et le Commandeur des croyans, m’avoient donné pour mari ! Abou Hassan, mon cher époux, s’écria-t-elle encore, que vous ai-je fait pour m’avoir abandonnée si promptement ? N’ai-je pas toujours suivi vos volontés plutôt que les miennes ? Hélas, que deviendra la pauvre Nouzhatoul-Aouadat ? »

La nourrice étoit dans une surprise extrême de voir le contraire de ce que le chef des eunuques avoit rapporté au calife : « Ce visage noir de Mesrour, s’écria-t-elle avec exclamation en élevant les mains, mériteroit bien que Dieu le confondit d’avoir excité une si grande dissention entre ma bonne maîtresse et le Commandeur des croyans, par un mensonge aussi insigne que celui qu’il leur a fait ! Il faut, ma fille, dit-elle en s’adressant à Nouzhatoul-Aouadat, que je vous dise la méchanceté et l’imposture de ce vilain Mesrour, qui a soutenu à notre bonne maîtresse, avec une effronterie inconcevable, que vous étiez morte, et qu’Abou Hassan étoit vivant ! »

« Hélas, ma bonne mère, s’écria alors Nouzhatoul-Aouadat, plût à Dieu qu’il eût dit vrai ! Je ne serois pas dans l’affliction où vous me voyez, et je ne pleurerois pas un époux qui m’étoit si cher. » En achevant ces dernières paroles, elle fondit en larmes, et elle marqua une plus grande désolation par le redoublement de ses pleurs et de ses cris.

La nourrice attendrie par les larmes de Nouzhatoul-Aouadat, s’assit auprès d’elle, et en les accompagnant des siennes, elle s’approcha insensiblement de la tête d’Abou Hassan, souleva un peu son turban, et lui découvrit le visage pour tâcher de le reconnoître. « Ah, pauvre Abou Hassan, dit-elle en le recouvrant aussitôt, je prie Dieu qu’il vous fasse miséricorde ! Adieu, ma fille, dit-elle à Nouzhatoul-Aouadat ; si je pouvois vous tenir compagnie plus long-temps, je le ferois de bon cœur ; mais je ne puis m’arrêter davantage : mon devoir me presse d’aller incessamment délivrer notre bonne maîtresse de l’inquiétude affligeante où ce vilain noir l’a plongée par son impudent mensonge, en lui assurant même avec serment que vous étiez morte. »

À peine la nourrice de Zobéïde eut fermé la porte en sortant, que Nouzhatoul-Aouadat, qui jugeoit bien qu’elle ne reviendroit pas, tant elle avoit hâte de rejoindre la princesse, essuya ses larmes, débarrassa au plus tôt Abou Hassan de tout ce qui étoit autour de lui, et ils allèrent tous deux reprendre leurs places sur le sofa contre sa jalousie, en attendant tranquillement la fin de cette tromperie, et toujours prêts à se tirer d’affaire, de quelque côté qu’on voulût les prendre.

La nourrice de Zobéïde cependant, malgré sa grande vieillesse, avoit pressé le pas en revenant, encore plus qu’elle n’avoit fait en allant. Le plaisir de porter à la princesse une bonne nouvelle, et plus encore l’espérance d’une bonne récompense, la firent arriver en peu de temps ; elle entra dans le cabinet de la princesse presque hors d’haleine ; et en lui rendant compte de sa commission, elle raconta naïvement à Zobéïde tout ce qu’elle venoit de voir.

Zobéïde écouta le rapport de la nourrice avec un plaisir des plus sensibles, et elle le fit bien voir ; car dès qu’elle eut achevé, elle dit à sa nourrice d’un ton qui marquoit gain de cause : « Raconte donc la même chose au Commandeur des croyans, qui nous regarde comme dépourvues de bon sens, et qui, avec cela, voudroit nous faire accroire que nous n’avons aucun sentiment de religion, et que nous n’avons pas la crainte de Dieu. Dis-le à ce méchant esclave noir, qui a l’insolence de me soutenir une chose qui n’est pas, et que je sais mieux que lui. »

Mesrour qui s’étoit attendu que le voyage de la nourrice et le rapport qu’elle feroit, lui seroient favorables, fut vivement mortifié de ce qu’il avoit réussi tout au contraire. D’ailleurs, il se trouvoit piqué au vif de l’excès de la colère que Zobéïde avoit contre lui, pour un fait dont il se croyoit plus certain qu’aucun autre. C’est pourquoi il fut ravi d’avoir occasion de s’en expliquer librement avec la nourrice, plutôt qu’avec la princesse, à laquelle il n’osoit répondre, de crainte de perdre le respect. « Vieille sans dents, dit-il à la nourrice sans aucun ménagement, tu es une menteuse ; il n’est rien de tout ce que tu dis : j’ai vu de mes propres yeux Nouzhatoul-Aouadat étendue morte au milieu de sa chambre. »

« Tu es un menteur, et un insigne menteur toi-même, reprit la nourrice d’un ton insultant, d’oser soutenir une telle fausseté, à moi qui sors de chez Abou Hassan que j’ai vu étendu mort, à moi qui viens de quitter sa femme pleine de vie ! »

« Je ne suis pas un imposteur, repartit Mesrour ; c’est toi qui cherches à nous jeter dans l’erreur. »

« Voilà une grande effronterie, répliqua la nourrice, d’oser me démentir ainsi en présence de leurs Majestés, moi qui viens de voir de mes propres yeux la vérité de ce que j’ai l’honneur de leur avancer. »

« Nourrice, repartit encore Mesrour, tu ferois mieux de ne point parler : tu radotes. »

Zobéïde ne put supporter ce manquement de respect dans Mesrour, qui sans aucun égard, traitoit sa nourrice si injurieusement en sa présence. Ainsi, sans donner le temps à sa nourrice de répondre à cette injure atroce : « Commandeur des croyans, dit-elle au calife, je vous demande justice contre cette insolence qui ne vous regarde pas moins que moi. » Elle n’en put dire davantage, tant elle étoit outrée de dépit ; le reste fut étouffé par ses larmes.

Le calife qui avoit entendu toute cette contestation, la trouva fort embarrassante ; il avoit beau rêver, il ne savoit que penser de toutes ces contrariétés. La princesse de son côté, aussi bien que Mesrour, la nourrice et les femmes esclaves qui étoient là présentes, ne savoient que croire de cette aventure, et gardoient le silence. Le calife enfin prit la parole : « Madame, dit-il, en s’adressant à Zobéïde, je vois bien que nous sommes tous des menteurs, moi le premier, toi Mesrour, et toi nourrice : au moins il ne paroît pas que l’un soit plus croyable que l’autre ; ainsi levons-nous, et allons nous-mêmes sur les lieux reconnoître de quel côté est la vérité. Je ne vois pas un autre moyen de nous éclaircir de nos doutes, et de nous mettre l’esprit en repos. »

En disant ces paroles, le calife se leva, la princesse le suivit, et Mesrour, en marchant devant pour ouvrir la portière : « Commandeur des croyans, dit-il, j’ai bien de la joie que votre Majesté ait pris ce parti ; et j’en aurai une bien plus grande, quand j’aurai fait voir à la nourrice, non pas qu’elle radote, puisque cette expression a eu le malheur de déplaire à ma bonne maîtresse, mais que le rapport qu’elle lui a fait n’est pas véritable. »

La nourrice ne demeura pas sans réplique : « Tais-toi, visage noir, reprit-elle ; il n’y a ici personne que toi qui puisse radoter. »

Zobéïde qui étoit extraordinairement outrée contre Mesrour, ne put souffrir qu’il revînt à la charge contre sa nourrice. Elle prit encore son parti : « Méchant esclave, lui dit-elle, quoi que tu puisses dire, je maintiens que ma nourrice a dit la vérité ; pour toi, je ne te regarde que comme un menteur. »

« Madame, reprit Mesrour, si la nourrice est si fortement assurée que Nouzhatoul-Aouadat est vivante, et qu’Abou Hassan est mort, qu’elle gage donc quelque chose contre moi : elle n’oseroit. »

La nourrice fut prompte à la repartie : « Je l’ose si bien, lui dit-elle, que je te prends au mot. Voyons si tu oseras t’en dédire. »

Mesrour ne se dédit pas de sa parole : ils gagèrent, la nourrice et lui, en présence du calife et de la princesse, une pièce de brocard d’or à fleurons d’argent, au choix de l’un et de l’autre.

L’appartement d’où le calife et Zobéïde sortirent, quoiqu’assez éloigné, étoit néanmoins vis-à-vis du logement d’Abou Hassan et de Nouzhatoul-Aouadat. Abou Hassan qui les aperçut venir, précédés de Mesrour, et suivis de la nourrice et de la foule des femmes de Zobéïde, en avertit aussitôt sa femme, en lui disant qu’il étoit le plus trompé du monde, s’ils n’alloient être honorés de leur visite. Nouzhatoul-Aouadat regarda aussi par la jalousie, et elle vit la même chose. Quoique son mari l’eût avertie d’avance que cela pourroit arriver, elle en fut néanmoins fort surprise : « Que ferons nous, s’écria-t-elle ? Nous sommes perdus ! »

« Point du tout, ne craignez rien, reprit Abou Hassan d’un sang froid imperturbable ; avez-vous déjà oublié ce que nous avons dit là-dessus ? Faisons seulement les morts, vous et moi, comme nous l’avons déjà fait séparément, et comme nous en sommes convenus, et vous verrez que tout ira bien. Du pas dont ils viennent, nous serons accommodés avant qu’ils soient à la porte. »

En effet, Abou Hassan et sa femme prirent le parti de s’envelopper du mieux qu’il leur fut possible, et en cet état, après qu’ils se furent mis au milieu de la chambre, l’un près de l’autre, couverts chacun de leur pièce de brocard, ils attendirent en paix la belle compagnie qui leur venoit rendre visite.

Cette illustre compagnie arriva enfin. Mesrour ouvrit la porte, et le calife et Zobéïde entrèrent dans la chambre, suivis de tous leurs gens. Ils furent fort surpris, et ils demeurèrent comme immobiles à la vue de ce spectacle funèbre qui se présentoit à leurs yeux. Chacun ne savoit que penser d’un tel événement. Zobéïde enfin rompit le silence : « Hélas, dit-elle au calife, ils sont morts tous deux ! Vous avez tant fait, continua-t-elle en regardant le calife et Mesrour, à force de vous opiniâtrer à me faire accroire que ma chère esclave étoit morte, qu’elle l’est en effet, et sans doute ce sera de douleur d’avoir perdu son mari. » « Dites plutôt, Madame, répondit le calife prévenu du contraire, que Nouzhatoul-Aouadat est morte la première, et que c’est le pauvre Abou Hassan qui a succombé à son affliction d’avoir vu mourir sa femme votre chère esclave ; ainsi vous devez convenir que vous avez perdu la gageure, et que votre palais des Peintures est à moi tout de bon. »

« Et moi, repartit Zobéïde animée par la contradiction du calife, je soutiens que vous avez perdu vous-même, et que votre jardin des Délices m’appartient. Abou Hassan est mort le premier, puisque ma nourrice vous a dit comme à moi, qu’elle a vu sa femme vivante qui pleuroit son mari mort. »

Cette contestation du calife et de Zobéïde en attira une autre. Mesrour et la nourrice étoient dans le même cas ; ils avoient aussi gagé, et chacun prétendoit avoir gagné. La dispute s’échauffoit violemment, et le chef des eunuques avec la nourrice étoient prêts à en venir à de grosses injures.

Enfin le calife en réfléchissant sur tout ce qui s’étoit passé, convenoit tacitement que Zobéïde n’avoit pas moins de raison que lui, de soutenir qu’elle avoit gagné. Dans le chagrin où il étoit de ne pouvoir démêler la vérité de cette aventure, il s’avança près des deux corps morts, et s’assit du côté de la tête, en cherchant lui-même quelque expédient qui lui pût donner la victoire sur Zobéïde. « Oui, s’écria-t-il un moment après, je jure par le saint nom de Dieu, que je donnerai mille pièces d’or de ma monnoie à celui qui me dira qui est mort le premier des deux. »

À peine le calife eut achevé ces dernières paroles, qu’il entendit une voix de dessous le brocard qui couvroit Abou Hassan, qui lui cria : « Commandeur des croyans, c’est moi qui suis mort le premier ; donnez-moi les mille pièces d’or. » Et en même temps il vit Abou Hassan qui se débarrassoit de la pièce de brocard qui le couvroit, et qui se prosterna à ses pieds. Sa femme se développa de même, et alla pour se jeter aux pieds de Zobéïde, en se couvrant de sa pièce de brocard par bienséance ; mais Zobéïde fit un grand cri, qui augmenta la frayeur de tous ceux qui étoient là présens. La princesse enfin revenue de sa peur, se trouva dans une joie inexprimable de voir sa chère esclave ressuscitée presque dans le moment qu’elle étoit inconsolable de l’avoir vue morte. « Ah, méchante, s’écria-t-elle, tu es cause que j’ai bien souffert pour l’amour de toi en plus d’une manière ! Je te pardonne cependant de bon cœur, puisqu’il est vrai que tu n’es pas morte. »

Le calife, de son côté, n’avoit pas pris la chose si à cœur ; loin de s’effrayer en entendant la voix d’Abou Hassan, il pensa au contraire étouffer de rire en les voyant tous deux se débarrasser de tout ce qui les entouroit, et en entendant Abou Hassan demander très-sérieusement les mille pièces d’or qu’il avoit promises à celui qui lui diroit qui étoit mort le premier. « Quoi donc, Abou Hassan, lui dit le calife en éclatant encore de rire, as-tu donc conspiré à me faire mourir à force de rire ? Et d’où t’est venue la pensée de nous surprendre ainsi Zobéïde et moi par un endroit sur lequel nous n’étions nullement en garde contre toi ? »

« Commandeur des croyans, répondit Abou Hassan, je vais le déclarer sans dissimulation. Votre Majesté sait bien que j’ai toujours été fort porté à la bonne chère. La femme qu’elle m’a donnée, n’a point ralenti en moi cette passion ; au contraire, j’ai trouvé en elle des inclinations toutes favorables à l’augmenter. Avec de telles dispositions, votre Majesté jugera facilement que quand nous aurions eu un trésor aussi grand que la mer, avec tous ceux de votre Majesté, nous aurions bientôt trouvé le moyen d’en voir la fin ; c’est aussi ce qui nous est arrivé. Depuis que nous sommes ensemble, nous n’avons rien épargné pour nous bien régaler sur les libéralités de votre Majesté. Ce matin, après avoir compté avec notre traiteur, nous avons trouvé qu’en le satisfaisant, et en payant d’ailleurs ce que nous pouvions devoir, il ne nous restoit rien de tout l’argent que nous avions. Alors les réflexions sur le passé, et les résolutions de mieux faire à l’avenir, sont venues en foule occuper notre esprit et nos pensées ; nous avons fait mille projets que nous avons abandonnés ensuite. Enfin, la honte de nous voir réduits à un si triste état, et de n’oser le déclarer à votre Majesté, nous a fait imaginer ce moyen de suppléer à nos besoins, en vous divertissant par cette petite tromperie que nous prions votre Majesté de vouloir bien nous pardonner. »

Le calife et Zobéïde furent fort contens de la sincérité d’Abou Hassan ; ils ne parurent point fâchés de tout ce qui s’étoit passé ; au contraire, Zobéïde, qui avoit toujours pris la chose très-sérieusement, ne put s’empêcher de rire à son tour en songeant à tout ce qu’Abou Hassan avoit imaginé pour réussir dans son dessein. Le calife qui n’avoit presque pas cessé de rire, tant cette imagination lui paroissoit singulière : « Suivez-moi l’un et l’autre, dit-il à Abou Hassan et à sa femme en se levant ; je veux vous faire donner les mille pièces d’or que je vous ai promises, pour la joie que j’ai de ce que vous n’êtes pas morts. »

« Commandeur des croyans, reprit Zobéïde, contentez-vous, je vous prie, de faire donner mille pièces d’or à Abou Hassan ; vous les devez à lui seul. Pour ce qui regarde sa femme, j’en fais mon affaire. » En même temps elle commanda à sa trésorière qui l’accompagnoit, de faire donner aussi mille pièces d’or à Nouzhatoul-Aouadat, pour lui marquer, de son côté, la joie qu’elle avoit de ce qu’elle étoit encore en vie.

Par ce moyen, Abou Hassan et Nouzhatoul-Aouadat, sa chère femme, conservèrent long-temps les bonnes grâces du calife Haroun Alraschild et de Zobéïde son épouse, et acquirent de leurs libéralités de quoi pourvoir abondamment à tous leurs besoins pour le reste de leurs jours.


La sultane Scheherazade, en achevant l’histoire d’Abou Hassan, avoit promis au sultan Schahriar de lui en raconter une autre le lendemain, qui ne le divertiroit pas moins. Dinarzade, sa sœur, ne manqua pas de la faire souvenir avant le jour de tenir sa parole, et que le sultan lui avoit témoigné qu’il étoit prêt à l’entendre. Aussitôt Scheherazade, sans se faire attendre, lui raconta l’histoire qui suit, en ces termes :


Notes
  1. C’est-à-dire, divertissement qui rappelle, ou qui fait revenir.

HISTOIRE D’ALADDIN,
OU
LA LAMPE MERVEILLEUSE.


Sire, dans la capitale d’un royaume de la Chine, très-riche et d’une vaste étendue, dont le nom ne me vient pas présentement à la mémoire, il y avoit un tailleur nommé Mustafa, sans autre distinction que celle que sa profession lui donnoit. Mustafa le tailleur étoit fort pauvre, et son travail lui produisoit à peine de quoi le faire subsister lui et sa femme, et un fils que Dieu leur avoit donné.

Le fils qui se nommoit Aladdin, avoit été élevé d’une manière très-négligée, et qui lui avoit fait contracter des inclinations vicieuses. Il étoit méchant, opiniâtre, désobéissant à son père et à sa mère. Sitôt qu’il fut un peu grand, ses parens ne le purent retenir à la maison ; il sortoit dès le matin, et il passoit les journées à jouer dans les rues et dans les places publiques, avec de petits vagabonds qui étoient même au-dessous de son âge.

Dès qu’il fut en âge d’apprendre un métier, son père, qui n’étoit pas en état de lui en faire apprendre un autre que le sien, le prit en sa boutique, et commença à lui montrer de quelle manière il devoit manier l’aiguille ; mais ni par douceur, ni par crainte d’aucun châtiment, il ne fut pas possible au père de fixer l’esprit volage de son fils : il ne put le contraindre à se contenir, et à demeurer assidu et attaché au travail, comme il le souhaitoit. Sitôt que Mustafa avoit le dos tourné, Aladdin s’échappoit, et il ne revenoit plus de tout le jour. Le père le châtioit ; mais Aladdin étoit incorrigible ; et à son grand regret, Mustafa fut obligé de l’abandonner à son libertinage. Cela lui fit beaucoup de peine ; et le chagrin de ne pouvoir faire rentrer ce fils dans son devoir, lui causa une maladie si opiniâtre, qu’il en mourut au bout de quelques mois.

La mère d’Aladdin qui vit que son fils ne prenoit pas le chemin d’apprendre le métier de son père, ferma la boutique, et fit de l’argent de tous les ustensiles de son métier, pour l’aider à subsister, elle et son fils, avec le peu qu’elle pourroit gagner à filer du coton.

Aladdin qui n’étoit plus retenu par la crainte d’un père, et qui se soucioit si peu de sa mère, qu’il avoit même la hardiesse de la menacer à la moindre remontrance qu’elle lui faisoit, s’abandonna alors à un plein libertinage. Il fréquentoit de plus en plus les enfans de son âge, et ne cessoit de jouer avec eux avec plus de passion qu’auparavant. Il continua ce train de vie jusqu’à l’âge de quinze ans, sans aucune ouverture d’esprit pour quoi que ce soit, et sans faire réflexion à ce qu’il pourroit devenir un jour. Il étoit dans cette situation, lorsqu’un jour qu’il jouoit au milieu d’une place avec une troupe de vagabonds, selon sa coutume, un étranger qui passoit par cette place, s’arrêta à le regarder.

Cet étranger étoit un magicien insigne, que les auteurs qui ont écrit cette histoire, nous font connoître sous le nom de magicien africain : c’est ainsi que nous l’appellerons, d’autant plus volontiers, qu’il étoit véritablement d’Afrique, et qu’il n’étoit arrivé que depuis deux jours.

Soit que le magicien africain, qui se connoissoit en physionomie, eût remarqué dans le visage d’Aladdin tout ce qui étoit absolument nécessaire pour l’exécution de ce qui avoit fait le sujet de son voyage, ou autrement, il s’informa adroitement de sa famille, de ce qu’il étoit, et de son inclination. Quand il fut instruit de tout ce qu’il souhaitoit, il s’approcha du jeune homme ; et en le tirant à part à quelques pas de ses camarades : « Mon fils, lui demanda-t-il, votre père ne s’appelle-t-il pas Mustafa le tailleur ? » « Oui, monsieur, répondit Aladdin ; mais il y a longtemps qu’il est mort. »

À ces paroles, le magicien africain se jeta au cou d’Aladdin, l’embrassa et le baisa par plusieurs fois les larmes aux yeux, accompagnées de soupirs. Aladdin qui remarqua ses larmes, lui demanda quel sujet il avoit de pleurer. « Ah, mon fils, s’écria le magicien africain, comment pourrois-je m’en empêcher ? Je suis votre oncle ; et votre père étoit mon bon frère. Il y a plusieurs années que je suis en voyage ; et dans le moment que j’arrive ici avec l’espérance de le revoir, et de lui donner de la joie de mon retour, vous m’apprenez qu’il est mort ! Je vous assure que c’est une douleur bien sensible pour moi de me voir privé de la consolation à laquelle je m’attendois ! Mais ce qui soulage un peu mon affliction, c’est que, autant que je puis m’en souvenir, je reconnois ses traits sur votre visage, et je vois que je ne me suis pas trompé en m’adressant à vous. » Il demanda à Aladdin, en mettant la main à la bourse, où demeuroit sa mère ? Aussitôt Aladdin satisfit à sa demande, et le magicien africain lui donna en même temps une poignée de menue monnoie, en lui disant : « Mon fils, allez trouver votre mère, faites-lui bien mes complimens, et dites-lui que j’irai la voir demain, si le temps me le permet, pour me donner la consolation de voir le lieu où mon bon frère a vécu si long-temps, et où il a fini ses jours. »

Dès que le magicien africain eut laissé le neveu qu’il venoit de se faire lui-même, Aladdin courut chez sa mère, bien joyeux de l’argent que son oncle venoit de lui donner. « Ma mère, lui dit-il en arrivant, je vous prie de me dire si j’ai un oncle. » « Non, mon fils, lui répondit la mère, vous n’avez point d’oncle du côté de feu votre père ni du mien. » « Je viens cependant, reprit Aladdin, de voir un homme qui se dit mon oncle du côté de mon père, puisqu’il étoit son frère, à ce qu’il m’a assuré ; il s’est même mis à pleurer et à m’embrasser quand je lui ai dit que mon père étoit mort. Et pour marque que je dis la vérité, ajouta-t-il en lui montrant la monnoie qu’il avoit reçue, voilà ce qu’il m’a donné. Il m’a aussi chargé de vous saluer de sa part, et de vous dire que demain, s’il en a le temps, il viendra vous saluer, pour voir en même temps la maison où mon père a vécu, et où il est mort. » « Mon fils, repartit la mère, il est vrai que votre père avoit un frère ; mais il y a long-temps qu’il est mort, et je ne lui ai jamais entendu dire qu’il en eût un autre. » Ils n’en dirent pas davantage touchant le magicien africain.

Le lendemain le magicien africain aborda Aladdin une seconde fois, comme il jouoit dans un autre endroit de la ville avec d’autres enfans. Il l’embrassa, comme il avoit fait le jour précédent ; et en lui mettant deux pièces d’or dans la main, il lui dit : « Mon fils, portez cela à votre mère, et dites-lui que j’irai la voir ce soir et qu’elle achète de quoi souper, afin que nous mangions ensemble ; mais auparavant enseignez-moi où je trouverai la maison. » Il la lui enseigna, et le magicien africain le laissa aller.

Aladdin porta les deux pièces d’or à sa mère ; et dès qu’il lui eut dit qu’elle étoit l’intention de son oncle, elle sortit pour les aller employer, et revint avec de bonnes provisions ; et comme elle étoit dépourvue d’une bonne partie de la vaisselle dont elle avoit besoin, elle alla en emprunter chez ses voisins. Elle employa toute la journée à préparer le souper ; et sur le soir, dès que tout fut prêt, elle dit à Aladdin : « Mon fils, votre oncle ne sait peut-être pas où est notre maison ; allez au-devant de lui et l’amenez, si vous le voyez. »

Quoiqu’Aladdin eût enseigné la maison au magicien africain, il étoit prêt néanmoins à sortir quand on frappa à la porte. Aladdin ouvrit, et il reconnut le magicien africain, qui entra chargé de bouteilles de vin et de plusieurs sortes de fruits qu’il apportoit pour le souper.

Après que le magicien africain eut mis ce qu’il apportoit entre les mains d’Aladdin, il salua sa mère et il la pria de lui montrer la place où son frère Mustafa avoit coutume de s’asseoir sur le sofa. Elle la lui montra ; et aussitôt il se prosterna, et il baisa cette place plusieurs fois les larmes aux jeux, en s’écriant : « Mon pauvre frère, que je suis malheureux de n’être pas arrivé assez à temps pour vous embrasser encore une fois avant votre mort ! » Quoique la mère d’Aladdin l’en priât, jamais il ne voulut s’asseoir à la même place : « Non, dit-il, je m’en garderai bien ; mais souffrez que je me mette ici vis-à-vis, afin que si je suis privé de la satisfaction de l’y voir en personne, comme père d’une famille qui m’est si chère, je puisse au moins l’y regarder comme s’il étoit présent. » La mère d’Aladdin ne le pressa pas davantage, et elle le laissa dans la liberté de prendre la place qu’il voulut.

Quand le magicien africain se fut assis à la place qu’il lui avoit plu de choisir, il commença de s’entretenir avec la mère d’Aladdin : « Ma bonne sœur, lui disoit-il, ne vous étonnez point de ne m’avoir pas vu tout le temps que vous avez été mariée avec mon frère Mustafa d’heureuse mémoire ; il y a quarante ans que je suis sorti de ce pays, qui est le mien aussi-bien que celui de feu mon frère. Depuis ce temps-là, après avoir voyagé dans les Indes, dans la Perse, dans l’Arabie, dans la Syrie, en Égypte, et séjourné dans les plus belles villes de ce pays-là, je passai en Afrique, où j’ai fait un plus long séjour. À la fin, comme il est naturel à l’homme, quelqu’éloigné qu’il soit du pays de sa naissance, de n’en perdre jamais la mémoire, non plus que de ses parens et de ceux avec qui il a été élevé, il m’a pris un désir si efficace de revoir le mien et de venir embrasser mon cher frère, pendant que je me sentois encore assez de force et de courage pour entreprendre un si long voyage, que je n’ai pas différé à faire mes préparatifs, et à me mettre en chemin. Je ne vous dis rien de la longueur du temps que j’y ai mis, de tous les obstacles que j’ai rencontrés, et de toutes les fatigues que j’ai souffertes pour arriver jusqu’ici ; je vous dirai seulement que rien ne m’a mortifié et affligé davantage dans tous mes voyages, que quand j’ai appris la mort d’un frère que j’avois toujours aimé, et que j’aimois d’une amitié véritablement fraternelle. J’ai remarqué de ses traits dans le visage de mon neveu votre fils, et c’est ce qui me l’a fait distinguer par-dessus tous les autres enfans avec lesquels il étoit. Il a pu vous dire de quelle manière j’ai reçu la triste nouvelle qu’il n’étoit plus au monde ; mais il faut louer Dieu de toutes choses ! Je me console de le retrouver dans un fils qui en conserve les traits les plus remarquables. »

Le magicien africain, qui s’aperçut que la mère d’Aladdin s’attendrissoit sur le souvenir de son mari, en renouvelant sa douleur, changea de discours ; et en se retournant du côté d’Aladdin, il lui demanda son nom. « Je m’appelle Aladdin, lui dit-il. » « Eh bien, Aladdin, reprit le magicien, à quoi vous occupez-vous ? Savez-vous quelque métier. »

À cette demande, Aladdin baissa les yeux, et fut déconcerté ; mais sa mère, en prenant la parole : « Aladdin, dit-elle, est un fainéant. Son père a fait tout son possible, pendant qu’il vivoit, pour lui apprendre son métier, et il n’a pu en venir à bout ; et depuis qu’il est mort, nonobstant tout ce que j’ai pu lui dire, et ce que je lui répète chaque jour, il ne fait autre métier que de faire le vagabond, et passer tout son temps à jouer avec les enfans, comme vous l’avez vu, sans considérer qu’il n’est plus enfant ; et si vous ne lui en faites honte, et qu’il n’en profite pas, je désespère que jamais il puisse rien valoir. Il sait que son père n’a laissé aucun bien ; et il voit lui-même qu’à filer du coton pendant tout le jour, comme je fais, j’ai bien de la peine à gagner de quoi nous avoir du pain. Pour moi, je suis résolue à lui fermer la porte un de ces jours, et à l’envoyer en chercher ailleurs. »

Après que la mère d’Aladdin eut achevé ces paroles en fondant en larmes, le magicien africain dit à Aladdin : « Cela n’est pas bien, mon neveu, il faut songer à vous aider vous-même, et à gagner votre vie. Il y a des métiers de plusieurs sortes ; voyez s’il n’y en pas quelqu’un pour lequel vous ayiez inclination plutôt que pour un autre. Peut-être que celui de votre père vous déplait, et que vous vous accommoderiez mieux d’un autre : ne dissimulez point ici vos sentimens, je ne cherche qu’à vous aider. » Comme il vit qu’Aladdin ne répondoit rien : « Si vous avez de la répugnance pour apprendre un métier, continua-t-il, et que vous vouliez être honnête homme, je vous lèverai une boutique garnie de riches étoffes et de toiles fines ; vous vous mettrez en état de les vendre ; et de l’argent que vous en ferez, vous achèterez d’autres marchandises, et de cette manière vous vivrez honorablement. Consultez-vous vous-même, et dites-moi franchement ce que vous en pensez ; vous me trouverez toujours prêt à tenir ma promesse. »

Cette offre flatta fort Aladdin, à qui le travail manuel déplaisoit d’autant plus, qu’il avoit assez de connoissance pour s’être aperçu que les boutiques de ces sortes de marchandises étoient propres et fréquentées, et que les marchands étoient bien habillés et fort considérés. Il marqua au magicien africain, qu’il regardoit comme son oncle, que son penchant étoit plutôt de ce côté-là que d’aucun autre, et qu’il lui seroit obligé toute sa vie du bien qu’il vouloit lui faire. « Puisque cette profession vous agrée, reprit le magicien africain, je vous menerai demain avec moi, et je vous ferai habiller proprement et richement, conformément à l’état d’un des plus gros marchands de cette ville ; et après-demain nous songerons à vous lever une boutique de la manière que je l’entends.

La mère d’Aladdin, qui n’avoit pas cru jusqu’alors que le magicien africain fût frère de son mari, n’en douta nullement après tout le bien qu’il promettoit de faire à son fils. Elle le remercia de ses bonnes intentions ; et après avoir exhorté Aladdin à se rendre digne de tous les biens que son oncle lui faisoit espérer, elle servit le souper. La conversation roula sur le même sujet pendant tout le repas, et jusqu’à ce que le magicien, qui vit que la nuit étoit avancée, prit congé de la mère et du fils, et se retira.

Le lendemain matin, le magicien africain ne manqua pas de revenir chez la veuve de Mustafa le tailleur, comme il l’avoit promis. Il prit Aladdin avec lui, et il le mena chez un gros marchand qui ne vendoit que des habits tout faits, de toutes sortes de belles étoffes, pour les différens âges et conditions. Il s’en fit montrer de convenables à la grandeur d’Aladdin ; et après avoir mis à part tous ceux qui lui plaisoient davantage, et rejeté les autres qui n’étoient pas de la beauté qu’il entendoit, il dit à Aladdin : « Mon neveu, choisissez dans tous ces habits celui que vous aimez le mieux. Aladdin, charmé des libéralités de son nouvel oncle, en choisit un ; le magicien l’acheta, avec tout ce qui devoit l’accompagner, et paya le tout sans marchander.

Lorsqu’Aladdin se vit ainsi habillé magnifiquement depuis les pieds jusqu’à la tête, il fit à son oncle tous les remercîmens imaginables ; et le magicien lui promit encore de ne le point abandonner, et de l’avoir toujours avec lui. En effet, il le mena dans les lieux les plus fréquentés de la ville, particulièrement dans ceux où étoient les boutiques des riches marchands ; et quand il fut dans la rue où étoient les boutiques des plus riches étoffes et des toiles fines, il dit à Aladdin : « Comme vous serez bientôt marchand comme ceux que vous voyez, il est bon que vous les fréquentiez, et qu’ils vous connoissent. » Il lui fit voir aussi les mosquées les plus belles et les plus grandes, le conduisit dans les khans où logeoient les marchands étrangers, et dans tous les endroits du palais du sultan où il étoit libre d’entrer. Enfin, après avoir parcouru ensemble tous les beaux endroits de la ville, ils arrivèrent dans le khan où le magicien avoit pris un appartement. Il s’y trouva quelques marchands avec lesquels il avoit commencé de faire connoissance depuis son arrivée, et qu’il avoit rassemblés exprès pour les bien régaler, et leur donner en même temps la connoissance de son prétendu neveu.

Le régal ne finit que sur le soir. Aladdin voulut prendre congé de son oncle pour s’en retourner ; mais le magicien africain ne voulut pas le laisser aller seul, et le reconduisit lui-même chez sa mère. Dès qu’elle eut aperçu son fils si bien habillé, elle fut transportée de joie ; et elle ne cessoit de donner mille bénédictions au magicien qui avoit fait une si grande dépense pour son enfant. « Généreux parent, lui dit-elle, je ne sais comment vous remercier de votre libéralité. Je sais que mon fils ne mérite pas le bien que vous lui faites, et qu’il en seroit tout à fait indigne, s’il n’en étoit reconnoissant, et s’il négligeoit de répondre à la bonne intention que vous avez de lui donner un établissement si distingué. En mon particulier, ajouta-t-elle, je vous en remercie encore de toute mon âme, et je vous souhaite une vie assez longue, pour être témoin de la reconnoissance de mon fils, qui ne peut mieux vous la témoigner qu’en se gouvernant selon vos bons conseils. »

« Aladdin, reprit le magicien africain, est un bon enfant ; il m’écoute assez, et je crois que nous en ferons quelque chose de bon. Je suis fâché d’une chose, de ne pouvoir exécuter demain ce que je lui ai promis. C’est jour de vendredi, les boutiques seront fermées, et il n’y aura pas lieu de songer à en louer une et à la garnir, pendant que les marchands ne penseront qu’à se divertir. Ainsi nous remettrons l’affaire à samedi ; mais je viendrai demain le prendre, et je le menerai promener dans les jardins, où le beau monde a coutume de se trouver. Il n’a peut-être encore rien vu des divertissemens qu’on y prend. Il n’a été jusqu’à présent qu’avec des enfans, il faut qu’il voie des hommes. » Le magicien africain prit enfin congé de la mère et du fils, et se retira. Aladdin cependant qui étoit déjà dans une grande joie de se voir si bien habillé, se fit encore un plaisir par avance de la promenade des jardins des environs de la ville. En effet, jamais il n’étoit sorti hors des portes, et jamais il n’avoit vu les environs, qui étoient d’une grande beauté et très-agréables.

Aladdin se leva et s’habilla le lendemain de grand matin, pour être prêt à partir quand son oncle viendroit le prendre. Après avoir attendu long-temps, à ce qu’il lui sembloit, l’impatience lui fit ouvrir la porte, et se tenir sur le pas, pour voir s’il ne le verroit point. Dès qu’il l’aperçut, il en avertit sa mère ; et en prenant congé d’elle, il ferma la porte, et courut à lui pour le joindre.

Le magicien africain fit beaucoup de caresses à Aladdin, quand il le vit. « Allons, mon cher enfant, lui dit-il d’un air riant, je veux vous faire voir aujourd’hui de belles choses. » Il le mena par une porte qui conduisoit à de grandes et belles maisons, ou plutôt à des palais magnifiques qui avoient chacun de très-beaux jardins dont les entrées étoient libres. À chaque palais qu’ils rencontroient, il demandoit à Aladdin s’il le trouvoit beau ; et Aladdin, en le prévenant, quand un autre se présentoit : « Mon oncle, disoit-il, en voici un plus beau que ceux que nous venons de voir. » Cependant ils avançoient toujours plus avant dans la campagne ; et le rusé magicien qui avoit envie d’aller plus loin pour exécuter le dessein qu’il avoit dans la tête, prit occasion d’entrer dans un de ces jardins. Il s’assit près d’un grand bassin, qui recevoit une très-belle eau par un muffle de lion de bronze, et feignit qu’il étoit las, afin de faire reposer Aladdin. « Mon neveu, lui dit-il, vous devez être fatigué aussi bien que moi ; reposons-nous ici pour reprendre des forces ; nous aurons plus de courage à poursuivre notre promenade. »

Quand ils furent assis, le magicien africain tira d’un linge attaché à sa ceinture, des gâteaux et plusieurs sortes de fruits dont il avoit fait provision, et il l’étendit sur le bord du bassin. Il partagea un gâteau entre lui et Aladdin ; et à l’égard des fruits, il lui laissa la liberté de choisir ceux qui seroient le plus à son goût. Pendant ce petit repas, il entretint son prétendu neveu de plusieurs enseignemens qui tendoient à l’exhorter de se détacher de la fréquentation des enfans, et de s’approcher plutôt des hommes sages et prudens, et de les écouter, et de profiter de leurs entretiens. « Bientôt, lui disoit-il, vous serez homme comme eux, et vous ne pouvez vous accoutumer de trop bonne heure à dire de bonnes choses à leur exemple. » Quand ils eurent achevé ce petit repas, ils se levèrent, et ils poursuivirent leur chemin au travers des jardins, qui n’étoient séparés les uns des autres que par de petits fossés qui en marquoient les limites, mais qui n’en empêchoient pas la communication. La bonne foi faisoit que les citoyens de cette capitale n’apportoient pas plus de précaution pour s’empêcher les uns les autres de se nuire. Insensiblement le magicien africain mena Aladdin assez loin au-delà des jardins, et le fit traverser des campagnes qui le conduisirent jusqu’assez près des montagnes.

Aladdin, qui de sa vie n’avoit fait tant de chemin, se sentit fort fatigué d’une si longue marche. « Mon oncle, dit-il au magicien africain, où allons-nous ? Nous avons laissé les jardins bien loin derrière nous, et je ne vois plus que des montagnes. Si nous avançons plus, je ne sais si j’aurai assez de force pour retourner jusqu’à la ville. » « Prenez courage, mon neveu, lui dit le faux oncle, je veux vous faire voir un autre jardin qui surpasse tous ceux que vous venez de voir ; il n’est pas loin d’ici, il n’y a qu’un pas ; et quand nous y serons arrivés, vous me direz vous-même si vous ne seriez pas fâché de ne l’avoir pas vu, après vous en être approché de si près. » Aladdin se laissa persuader, et le magicien le mena encore fort loin, en l’entretenant de différentes histoires amusantes, pour lui rendre le chemin moins ennuyeux, et la fatigue plus supportable.

Ils arrivèrent enfin entre deux montagnes d’une hauteur médiocre et à-peu-près égales, séparées par un vallon de très-peu de largeur. C’étoit là cet endroit remarquable où le magicien africain avoit voulu amener Aladdin pour l’exécution d’un grand dessein qui l’avoit fait venir de l’extrémité de l’Afrique jusqu’à la Chine. « Nous n’allons pas plus loin, dit-il à Aladdin : je veux vous faire voir ici des choses extraordinaires et inconnues à tous les mortels ; et quand vous les aurez vues, vous me remercierez d’avoir été témoin de tant de merveilles que personne au monde n’aura vues que vous ! Pendant que je vais battre le fusil, amassez de toutes les broussailles que vous voyez, celles qui seront les plus sèches, afin d’allumer du feu. »

Il y avoit une si grande quantité de ces broussailles, qu’Aladdin en eut bientôt fait un amas plus que suffisant, dans le temps que le magicien allumoit l’allumette. Il y mit le feu ; et dans le moment que les broussailles s’enflammèrent, le magicien africain y jeta d’un parfum qu’il avoit tout prêt. Il s’éleva une fumée fort épaisse. qu’il détourna de côté et d’autre, en prononçant des paroles magiques auxquelles Aladdin ne comprit rien.

Dans le même moment, la terre trembla un peu, et s’ouvrit en cet endroit devant le magicien et Aladdin, et fit voir à découvert une pierre d’environ un pied et demi en quarré, et d’environ un pied de profondeur, posée horizontalement, avec un anneau de bronze scellé dans le milieu, pour s’en servir à la lever. Aladdin effrayé de tout ce qui se passoit à ses yeux, eut peur, et il voulut prendre la fuite. Mais il étoit nécessaire à ce mystère, et le magicien le retint et le gronda fort, en lui donnant un soufflet si fortement appliqué, qu’il le jeta par terre, et que peu s’en fallut qu’il ne lui enfonçât les dents de devant dans la bouche, comme il y parut par le sang qui en sortit. Le pauvre Aladdin tout tremblant, et les larmes aux yeux : « Mon oncle, s’écria-t-il en pleurant, qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que vous me frappiez si rudement ? » « J’ai mes raisons pour le faire, lui répondit le magicien. Je suis votre oncle, qui vous tient présentement lieu de père, et vous ne devez pas me répliquer. Mais, mon enfant, ajouta-t-il en se radoucissant, ne craignez rien : je ne demande autre chose de vous, que vous m’obéissiez exactement, si vous voulez bien profiter et vous rendre digne des grands avantages que je veux vous faire. » Ces belles promesses du magicien calmèrent un peu la crainte et le ressentiment d’Aladdin ; et lorsque le magicien le vit entièrement rassuré : « Vous avez vu, continua-t-il, ce que j’ai fait par la vertu de mon parfum et des paroles que j’ai prononcées. Apprenez donc présentement que sous cette pierre que vous voyez, il y a un trésor caché qui vous est destiné, et qui doit vous rendre un jour plus riche que les plus grands rois du monde. Cela est si vrai, qu’il n’y a personne au monde que vous à qui il soit permis de toucher cette pierre, et de la lever pour y entrer : il m’est même défendu d’y toucher, et de mettre le pied dans le trésor quand il sera ouvert. Pour cela, il faut que vous exécutiez de point en point ce que je vous dirai, sans y manquer : la chose est de grande conséquence et pour vous et pour moi. »

Aladdin, toujours dans l’étonnement de ce qu’il voyoit et de tout ce qu’il venoit d’entendre dire au magicien, de ce trésor qui devoit le rendre heureux à jamais, oublia tout ce qui s’étoit passé. « Hé bien, mon oncle, dit-il au magicien en se levant, de quoi s’agit-il ? Commandez, je suis tout prêt à obéir. » « Je suis ravi, mon enfant, lui dit le magicien africain en l’embrassant, que vous ayiez pris ce parti ; venez, approchez-vous, prenez cet anneau, et levez la pierre. » « Mais, mon oncle, reprit Aladdin, je ne suis pas assez fort pour la lever ; il faut donc que vous m’aidiez. » « Non, repartit le magicien africain, vous n’avez pas besoin de mon aide, et nous ne ferions rien vous et moi si je vous aidois : il faut que vous la leviez vous seul. Prononcez seulement le nom de votre père et de votre grand-père, en tenant l’anneau, et levez : vous verrez qu’elle viendra à vous sans peine. » Aladdin fît comme le magicien lui avoit dit : il leva la pierre avec facilité, et il la posa à côté.

Quand la pierre fut ôtée, un caveau de trois à quatre pieds de profondeur se fit voir avec une petite porte et des degrés pour descendre plus bas. « Mon fils, dit alors le magicien africain à Aladdin, observez exactement tout ce que je vais vous dire. Descendez dans ce caveau ; quand vous serez au bas des degrés que vous voyez, vous trouverez une porte ouverte qui vous conduira dans un grand lieu voûté et partagé en trois grandes salles l’une après l’autre. Dans chacune vous verrez à droite et à gauche quatre vases de bronze grands comme des cuves, pleins d’or et d’argent ; mais gardez-vous bien d’y toucher. Avant d’entrer dans la première salle, levez votre robe, et serrez-la bien autour de vous. Quand vous y serez entré, passez à la seconde sans vous arrêter, et de là à la troisième aussi sans vous arrêter. Sur toutes choses, gardez-vous bien d’approcher des murs, et d’y toucher même avec votre robe ; car si vous y touchiez, vous mourriez sur-le-champ. C’est pour cela que je vous ai dit de la tenir serrée autour de vous. Au bout de la troisième salle, il y a une porte qui vous donnera entrée dans un jardin planté de beaux arbres, tous chargés de fruits ; marchez tout droit, et traversez ce jardin par un chemin qui vous menera à un escalier de cinquante marches pour monter sur une terrasse. Quand vous serez sur la terrasse, vous verrez devant vous une niche, et dans la niche une lampe allumée ; prenez la lampe, éteignez-la ; et quand vous aurez jeté le lumignon et versé la liqueur, mettez-la dans votre sein, et apportez-la moi. Ne craignez pas de gâter votre habit : la liqueur n’est pas de l’huile, et la lampe sera sèche dès qu’il n’y en aura plus. Si les fruits du jardin vous font envie, vous pouvez en cueillir autant que vous en voudrez ; cela ne vous est pas défendu. »

En achevant ces paroles, le magicien africain tira un anneau qu’il avoit au doigt, et il le mit à l’un des doigts d’Aladdin, en lui disant que c’étoit un préservatif contre tout ce qui pourroit lui arriver de mal, en observant bien tout ce qu’il venoit de lui prescrire. « Allez, mon enfant, lui dit-il après cette instruction, descendez hardiment, nous allons être riches l’un et l’autre pour toute notre vie. »

Aladdin sauta légèrement dans le caveau, et il descendit jusqu’au bas des degrés : il trouva les trois salles dont le magicien africain lui avoit fait la description. Il passa au travers avec d’autant plus de précaution, qu’il appréhendoit de mourir s’il manquoit à observer soigneusement ce qui lui avoit été prescrit. Il traversa le jardin sans s’arrêter, monta sur la terrasse, prit la lampe allumée dans la niche, jeta le lumignon et la liqueur ; et en la voyant sans humidité comme le magicien le lui avoit dit, il la mit dans son sein ; il descendit de la terrasse, et il s’arrêta dans le jardin à en considérer les fruits qu’il n’avoit vus qu’en passant. Les arbres de ce jardin étoient tous chargés de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portoit de différentes couleurs : il y en avoit de blancs, de luisans et transparens comme le cristal, de rouges, les uns plus chargés, les autres moins ; de verts, de bleus, de violets, de tirant sur le jaune, et de plusieurs autres sortes de couleurs. Les blancs étoient des perles ; les luisans et transparens, des diamans ; les rouges les plus foncés, des rubis ; les autres moins foncés, des rubis balais ; les verts, des émeraudes ; les bleus, des turquoises ; les violets, des améthystes ; ceux qui tiroient sur le jaune, des saphirs ; et ainsi des autres. Et ces fruits étoient tous d’une grosseur et d’une perfection à quoi on n’avoit encore vu rien de pareil dans le monde. Aladdin qui n’en connoissoit ni le mérite ni la valeur, ne fut pas touché de la vue de ces fruits qui n’étoient pas de son goût, comme l’eussent été des figues, des raisins, et les autres fruits excellens qui sont communs dans la Chine. Aussi n’étoit-il pas encore dans un âge à en connoître le prix ; il s’imagina que tous ces fruits n’étoient que du verre coloré, et qu’ils ne valoient pas davantage. La diversité de tant de belles couleurs néanmoins, la beauté et la grosseur extraordinaire de chaque fruit, lui donna envie d’en cueillir de toutes les sortes. En effet, il en prit plusieurs de chaque couleur, et il en emplit ses deux poches et deux bourses toutes neuves que le magicien lui avoit achetées, avec l’habit dont il lui avoit fait présent, afin qu’il n’eût rien que de neuf ; et comme les deux bourses ne pouvoient tenir dans ses poches qui étoient déjà pleines, il les attacha de chaque côté à sa ceinture ; il en enveloppa même dans les plis de sa ceinture, qui étoit d’une étoffe de soie ample et à plusieurs tours, et il les accommoda de manière qu’ils ne pouvoient pas tomber ; il n’oublia pas aussi d’en fourrer dans son sein, entre la robe et la chemise autour de lui.

Aladdin ainsi chargé de tant de richesses, sans le savoir, reprit en diligence le chemin des trois salles, pour ne pas faire attendre trop long-temps le magicien africain ; et après avoir passé à travers avec la même précaution qu’auparavant, il remonta par où il étoit descendu, et se présenta à l’entrée du caveau où le magicien africain l’attendoit avec impatience. Aussitôt qu’Aladdin l’aperçut : « Mon oncle, lui dit-il, je vous prie de me donner la main pour m’aider à monter. » Le magicien africain lui dit : « Mon fils, donnez-moi la lampe auparavant, elle pourroit vous embarrasser. » « Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Aladdin, elle ne m’embarrasse pas ; je vous la donnerai dès que je serai monté. » Le magicien africain s’opiniâtra à vouloir qu’Aladdin lui mît la lampe entre les mains avant de le tirer du caveau ; et Aladdin qui avoit embarrassé cette lampe avec tous ces fruits dont il s’étoit garni de tous côtés, refusa absolument de la donner, qu’il ne fût hors du caveau. Alors le magicien africain au désespoir de la résistance de ce jeune homme, entra dans une furie épouvantable : il jeta un peu de son parfum sur le feu qu’il avoit eu soin d’entretenir ; et à peine eut-il prononcé deux paroles magiques, que la pierre qui servoit à fermer l’entrée du caveau, se remit d’elle-même à sa place, avec la terre par-dessus, au même état qu’elle étoit à l’arrivée du magicien africain et d’Aladdin.

Il est certain que le magicien africain n’étoit pas frère de Mustafa le tailleur, comme il s’en étoit vanté, ni par conséquent oncle d’Aladdin. Il étoit véritablement d’Afrique, et il y étoit né ; et comme l’Afrique est un pays où l’on est plus entêté de la magie que partout ailleurs, il s’y étoit appliqué dès sa jeunesse ; et après quarante années ou environ d’enchantemens, d’opérations de géomance, de suffumigations et de lecture de livres de magie, il étoit enfin parvenu à découvrir qu’il y avoit dans le monde une lampe merveilleuse, dont la possession le rendroit plus puissant qu’aucun monarque de l’univers, s’il pouvoit en devenir le possesseur. Par une dernière opération de géomance, il avoit connu que cette lampe étoit dans un lieu souterrain au milieu de la Chine, à l’endroit et avec toutes les circonstances que nous venons de voir. Bien persuadé de la vérité de cette découverte, il étoit parti de l’extrémité de l’Afrique, comme nous l’avons dit ; et après un voyage long et pénible, il étoit arrivé à la ville qui étoit si voisine du trésor ; mais quoique la lampe fût certainement dans le lieu dont il avoit connoissance, il ne lui étoit pas permis néanmoins de l’enlever lui-même, ni d’entrer en personne dans le lieu souterrain où elle étoit. Il falloit qu’un autre y descendît, l’allât prendre, et la lui mît entre les mains. C’est pourquoi il s’étoit adressé à Aladdin qui lui avoit paru un jeune enfant sans conséquence, et très-propre à lui rendre ce service qu’il attendoit de lui, bien résolu, dès qu’il auroit la lampe dans ses mains, de faire la dernière suffumigation que nous avons dite, et de prononcer les deux paroles magiques qui devoient faire l’effet que nous avons vu, et sacrifier le pauvre Aladdin à son avarice et à sa méchanceté, afin de n’en avoir pas de témoin. Le soufflet donné à Aladdin, et l’autorité qu’il avoit prise sur lui, n’avoient pour but que de l’accoutumer à le craindre et à lui obéir exactement ; afin que lorsqu’il lui demanderoit cette fameuse lampe magique, il la lui donnât aussitôt ; mais il lui arriva tout le contraire de ce qu’il s’étoit proposé. Enfin il n’usa de sa méchanceté avec tant de précipitation, pour perdre le pauvre Aladdin, que parce qu’il craignit que s’il contestoit plus long-temps avec lui, quelqu’un ne vînt à les entendre, et ne rendît public ce qu’il vouloit tenir très-caché.

Quand le magicien africain vit ses grandes et belles espérances échouées à n’y revenir jamais, il n’eut pas d’autre parti à prendre que celui de retourner en Afrique ; c’est ce qu’il fit dès le même jour. Il prit sa route par des détours, pour ne pas rentrer dans la ville d’où il étoit sorti avec Aladdin. Il avoit à craindre en effet d’être observé par plusieurs personnes qui pouvoient l’avoir vu se promener avec cet enfant, et revenir sans lui.

Selon toutes les apparences, on ne devoit plus entendre parler d’Aladdin ; mais celui-là même qui avoit cru le perdre pour jamais, n’avoit pas fait attention qu’il lui avoit mis au doigt un anneau qui pouvoit servir à le sauver. En effet, ce fut cet anneau qui fut cause du salut d’Aladdin, qui n’en savoit nullement la vertu ; et il est étonnant que cette perte, jointe à celle de la lampe, n’ait pas jeté ce magicien dans le dernier désespoir. Mais les magiciens sont si accoutumés aux disgrâces et aux événemens contraires à leurs souhaits, qu’ils ne cessent tant qu’ils vivent, de se repaître de fumée, de chimères et de visions.

Aladdin qui ne s’attendoit pas à la méchanceté de son faux oncle, après les caresses et le bien qu’il lui avoit fait, fut dans un étonnement qu’il est plus aisé d’imaginer que de représenter par des paroles. Quand il se vit enterré tout vif, il appela mille fois son oncle, en criant qu’il étoit prêt à lui donner la lampe ; mais ses cris étoient inutiles, et il n’y avoit plus moyen d’être entendu ; ainsi il demeura dans les ténèbres et dans l’obscurité. Enfin, après avoir donné quelque relâche à ses larmes, il descendit jusqu’au bas de l’escalier du caveau pour aller chercher la lumière dans le jardin où il avoit déjà passé ; mais le mur qui s’étoit ouvert par enchantement, s’étoit refermé et rejoint par un autre enchantement. Il tâtonna devant lui à droite et à gauche par plusieurs fois, et il ne trouva plus de porte : il redoubla ses cris et ses pleurs, et il s’assît sur les degrés du caveau, sans espoir de revoir jamais la lumière, et avec la triste certitude au contraire de passer des ténèbres où il étoit, dans celles d’une mort prochaine.

Aladdin demeura deux jours en cet état, sans manger et sans boire : le troisième jour enfin en regardant la mort comme inévitable, il éleva les mains en les joignant ; et avec une résignation entière à la volonté de Dieu il s’écria :

« Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu, le haut, le grand ! »

Dans cette action de mains jointes, il frotta sans y penser, l’anneau que le magicien africain lui avoit mis au doigt, et dont il ne connoissoit pas encore la vertu. Aussitôt un génie d’une figure énorme et d’un regard épouvantable s’éleva devant lui comme de dessous la terre, jusqu’à ce qu’il atteignît de la tête à la voûte, et dit à Aladdin ces paroles :

« Que veux-tu ? Me voici prêt a t’obéir comme ton esclave, et l’esclave de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. »

En tout autre temps et en toute autre occasion, Aladdin qui n’étoit pas accoutumé à de pareilles visions, eût pu être saisi de frayeur, et perdre la parole à la vue d’une figure si extraordinaire ; mais occupé uniquement du danger présent où il étoit, il répondit sans hésiter : « Qui que tu sois, fais-moi sortir de ce lieu, si tu en as le pouvoir. » À peine eut-il prononcé ces paroles, que la terre s’ouvrit, et qu’il se trouva hors du caveau, et à l’endroit justement où le magicien l’avoit amené.

On ne trouvera pas étrange qu’Aladdin, qui étoit demeuré si long-temps dans les ténèbres les plus épaisses, ait eu d’abord de la peine à soutenir le grand jour ; il y accoutuma ses yeux peu-à-peu ; et en regardant autour de lui, il fut fort surpris de ne pas voir d’ouverture sur la terre. Il ne put comprendre de quelle manière il se trouvoit si subitement hors de ses entrailles ; il n’y eut que la place où les broussailles avoient été allumées, qui lui fit reconnoître à-peu-près où étoit le caveau. Ensuite en se tournant du côté de la ville, il l’aperçut au milieu des jardins qui l’environnoient ; il reconnut le chemin par où le magicien africain l’avoit amené. Il le reprit en rendant grâces à Dieu de se revoir une autre fois au monde après avoir désespéré d’y revenir jamais. Il arriva jusqu’à la ville, et se traîna chez lui avec bien de la peine. En entrant chez sa mère, la joie de la revoir, jointe à la foiblesse dans laquelle il étoit de n’avoir pas mangé depuis près de trois jours, lui causèrent un évanouissement qui dura quelque temps. Sa mère qui l’avoit déjà pleuré comme perdu ou comme mort, en le voyant en cet état, n’oublia aucun de ses soins pour le faire revenir. Il revint enfin de son évanouissement ; et les premières paroles qu’il prononça, furent celles-ci :

« Ma mère, avant toute chose, je vous prie de me donner à manger ; il y a trois jours que je n’ai pris quoi que ce soit. » Sa mère lui apporta ce qu’elle avoit, et en le mettant devant lui : « Mon fils, lui dit-elle, ne vous pressez pas ; cela est dangereux ; mangez peu-à-peu et à votre aise, et ménagez-vous dans le grand besoin que vous en avez. Je ne veux pas même que vous me parliez : vous aurez assez de temps pour me raconter ce qui vous est arrivé, quand vous serez bien rétabli. Je suis toute consolée de vous revoir, après l’affliction où je me suis trouvée depuis vendredi, et toutes les peines que je me suis données pour apprendre ce que vous étiez devenu, dès que j’eus vu qu’il étoit nuit, et que vous n’étiez pas revenu à la maison. »

Aladdin suivit le conseil de sa mère, il mangea tranquillement et peu-à-peu, et il but à proportion. Quand il eut achevé : « Ma mère, dit-il, j’aurois de grandes plaintes à vous faire sur ce que vous m’avez abandonné avec tant de facilité à la discrétion d’un homme qui avoit le dessein de me perdre, et qui tient à l’heure que je vous parle, ma mort si certaine, qu’il ne doute pas, ou que je ne suis plus en vie, ou que je ne doive la perdre au premier jour ; mais vous avez cru qu’il étoit mon oncle, et je l’ai cru comme vous. Eh pouvions-nous avoir d’autre pensée d’un homme qui m’accabloit de caresses et de biens, et qui me faisoit tant d’autres promesses avantageuses ? Sachez, ma mère, que ce n’est qu’un traître, un méchant, un fourbe ! Il ne m’a fait tant de bien et tant de promesses, qu’afin d’arriver au but qu’il s’étoit proposé de me perdre, comme je l’ai dit, sans que ni vous ni moi nous puissions en deviner la cause. De mon côté, je puis assurer que je ne lui ai donné aucun sujet qui méritât le moindre mauvais traitement. Vous le comprendrez vous-même par le récit fidèle que vous allez entendre de tout ce qui s’est passé depuis que je me suis séparé de vous, jusqu’à l’exécution de son pernicieux dessein. »

Aladdin commença à raconter à sa mère tout ce qui lui étoit arrivé avec le magicien, depuis le vendredi qu’il étoit venu le prendre pour le mener avec lui voir les palais et les jardins qui étoient hors de la ville ; ce qui lui arriva dans le chemin, jusqu’à l’endroit des deux montagnes où se devoit opérer le grand prodige du magicien ; comment avec un parfum jeté dans le feu et quelques paroles magiques, la terre s’était ouverte en un instant, et avoit fait voir l’entrée d’un caveau qui conduisoit à un trésor inestimable. Il n’oublia pas le soufflet qu’il avoit reçu du magicien, et de cruelle manière, après s’être un peu radouci, il l’avoit engagé par de grandes promesses, et en lui mettant son anneau au doigt, à descendre dans le caveau. Il n’omit aucune circonstance de tout ce qu’il avoit vu en passant et en repassant dans les trois salles, dans le jardin et sur la terrasse où il avoit pris la lampe merveilleuse, qu’il montra à sa mère en la retirant de son sein aussi bien que les fruits transparens et de différentes couleurs qu’il avoit cueillis dans le jardin en s’en retournant, auxquels il joignit deux bourses pleines qu’il donna à sa mère, et dont elle fit peu de cas. Ces fruits étoient cependant des pierres précieuses ! L’éclat, brillant comme le soleil, qu’ils rendoient à la faveur d’une lampe qui éclairoit la chambre, devoit faire juger de leur grand prix ; mais la mère d’Aladdin n’avoit pas sur cela plus de connoissance que son fils. Elle avoit été élevée dans une condition très-médiocre, et son mari n’avoit pas eu assez de biens pour lui donner de ces sortes de pierreries. D’ailleurs elle n’en avoit jamais vu à aucune de ses parentes ni de ses voisines. Ainsi il ne faut pas s’étonner si elle ne les regarda que comme des choses de peu de valeur, et bonnes tout au plus à récréer la vue par la variété de leurs couleurs ; ce qui fit qu’Aladdin les mit derrière un des coussins du sofa sur lequel il étoit assis. Il acheva le récit de son aventure, en lui disant, que quand il fut revenu, et qu’il se fut présenté à l’entrée du caveau, prêt à en sortir, sur le refus qu’il avoit fait au magicien de lui donner la lampe qu’il vouloit avoir, l’entrée du caveau s’étoit refermée en un instant, par la force du parfum que le magicien avoit jeté sur le feu qu’il n’avoit pas laissé éteindre, et des paroles qu’il avoit prononcées. Mais il n’en put dire davantage sans verser des larmes, en lui représentant l’état malheureux où il s’étoit trouvé lorsqu’il s’étoit vu enterré tout vivant dans le fatal caveau, jusqu’au moment qu’il en étoit sorti, et que pour ainsi dire il étoit revenu au monde par l’attouchement de son anneau, dont il ne connoissoit pas encore la vertu. Quand il eut fini ce récit : « Il n’est pas nécessaire de vous en dire davantage, dit-il à sa mère, le reste vous est connu. Voilà enfin quelle a été mon aventure, et quel est le danger que j’ai couru depuis que vous ne m’avez vu. »

La mère d’Aladdin eut la patience d’entendre, sans l’interrompre, ce récit merveilleux et surprenant, et en même temps si affligeant pour une mère qui aimoit son fils tendrement, malgré ses défauts. Dans les endroits néanmoins les plus touchans, et qui faisoient connoître davantage la perfidie du magicien africain, elle ne put s’empêcher de faire paroître combien elle le détestoit, par les marques de son indignation ; mais dès qu’Aladdin eut achevé, elle se déchaîna en mille injures contre cet imposteur : elle l’appela traître, perfide, barbare, assassin, trompeur, magicien, ennemi et destructeur du genre humain. « Oui, mon fils, ajouta-t-elle, c’est un magicien, et les magiciens sont des pestes publiques : ils ont commerce avec les démons par leurs enchantemens et par leurs sorcelleries. Béni soit Dieu, qui n’a pas voulu que sa méchanceté insigne eût son effet entier contre vous ! Vous devez bien le remercier de la grâce qu’il vous a faite ! La mort vous étoit inévitable, si vous ne vous fussiez souvenu de lui, et que vous n’eussiez imploré son secours. » Elle dit encore beaucoup de choses, en détestant toujours la trahison que le magicien avoit faite à son fils ; mais en parlant, elle s’aperçut qu’Aladdin, qui n’avoit pas dormi depuis trois jours, avoit besoin de repos. Elle le fit coucher ; et peu de temps après elle se coucha aussi.

Aladdin, qui n’avoit pris aucun repos dans le lieu souterrain où il avoit été enseveli à dessein qu’il y perdît la vie, dormit toute la nuit d’un profond sommeil, et ne se réveilla le lendemain que fort tard. Il se leva ; et la première chose qu’il dit à sa mère, ce fut qu’il avoit besoin de manger, et qu’elle ne pouvoit lui faire un plus grand plaisir que de lui donner à déjeûner. « Hélas, mon fils, lui répondit sa mère, je n’ai pas seulement un morceau de pain à vous donner, vous mangeâtes hier au soir le peu de provisions qu’il y avoit dans la maison ; mais donnez-vous un peu de patience, je ne serai pas long-temps à vous en apporter. J’ai un peu de fil de coton de mon travail ; je vais le vendre, afin de vous acheter du pain et quelque chose pour notre dîner. » « Ma mère, reprit Aladdin, réservez votre fil de coton pour une autre fois, et donnez-moi la lampe que j’apportai hier ; j’irai la vendre, et l’argent que j’en aurai servira à nous avoir de quoi déjeûner et dîner, et peut-être de quoi souper. »

La mère d’Aladdin prit la lampe où elle l’avoit mise. « La voilà, dit-elle à son fils ; mais elle est bien sale, pour peu qu’elle soit nettoyée, je crois qu’elle en vaudra quelque chose davantage. » Elle prit de l’eau et un peu de sable fin pour la nettoyer ; mais à peine eut-elle commencé à frotter cette lampe, qu’en un instant, en présence de son fils, un génie hideux et d’une grandeur gigantesque s’éleva et parut devant elle, et lui dit d’une voix tonnante :

« Que veux-tu ? Me voici prêt à t’obéir, comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi avec les autres esclaves de la lampe ! »

La mère d’Aladdin n’étoit pas en état de répondre : sa vue n’avoit pu soutenir la figure hideuse et épouvantable du génie ; et sa frayeur avoit été si grande dès les premières paroles qu’il avoit prononcées, qu’elle étoit tombée évanouie.

Aladdin qui avoit déjà eu une apparition à-peu-près semblable dans le caveau, sans perdre de temps ni le jugement, se saisit promptement de la lampe, et en suppléant au défaut de sa mère, il répondit pour elle d’un ton ferme. « J’ai faim, dit-il au génie, apportez-moi de quoi manger. » Le génie disparut, et un instant après il revint chargé d’un grand bassin d’argent qu’il portoit sur sa tête, avec douze plats couverts de même métal, pleins d’excellens mets arrangés dessus, avec six grands pains blancs comme neige sur les plats, deux bouteilles de vin exquis, et deux tasses d’argent à la main. Il posa le tout sur le sofa, et aussitôt il disparut.

Cela se fit en si peu de temps, que la mère d’Aladdin n’étoit pas encore revenue de son évanouissement quand le génie disparut pour la seconde fois. Aladdin qui avoit déjà commencé de lui jeter de l’eau sur le visage, sans effet, se mit en devoir de recommencer pour la faire revenir ; mais soit que les esprits qui s’étoient dissipés, se fussent enfin réunis, ou que l’odeur des mets que le génie venoit d’apporter y eut contribué pour quelque chose, elle revint dans le moment. « Ma mère, lui dit Aladdin, cela n’est rien ; levez-vous, et venez manger : voici de quoi vous remettre le cœur, et en même temps de quoi satisfaire au grand besoin que j’ai de manger. Ne laissons pas refroidir de si bons mets, et mangeons. »

La mère d’Aladdin fut extrêmement surprise quand elle vit le grand bassin, les douze plats, les six pains, les deux bouteilles et les deux tasses, et qu’elle sentit l’odeur délicieuse qui exhaloit de tous ces plats. « Mon fils, demanda-t-elle à Aladdin, d’où nous vient cette abondance, et à qui sommes-nous redevables d’une si grande libéralité ? Le sultan auroit-il eu connoissance de notre pauvreté, et auroit-il eu compassion de nous ? » « Ma mère, reprit Aladdin, mettons-nous à table et mangeons, vous en avez besoin aussi bien que moi. Je vous dirai ce que vous me demandez, quand nous aurons déjeûné. » Ils se mirent à table, et ils mangèrent avec d’autant plus d’appétit, que la mère et le fils ne s’étoient jamais trouvés à une table si bien fournie.

Pendant le repas, la mère d’Aladdin ne pouvoit se lasser de regarder et d’admirer le bassin et les plats, quoiqu’elle ne sût pas trop distinctement s’ils étoient d’argent ou d’une autre matière, tant elle étoit peu accoutumée à en voir de pareils ; et, à proprement parler, sans avoir égard à leur valeur, qui lui étoit inconnue, il n’y avoit que la nouveauté qui la tenoit en admiration, et son fils Aladdin n’en avoit pas plus de connoissance qu’elle.

Aladdin et sa mère, qui ne croyoient faire qu’un simple déjeûner, se trouvèrent encore à table à l’heure du dîner : des mets si excellens les avoient mis en appétit ; et pendant qu’ils étoient chauds, ils crurent qu’ils ne feroient pas mal de joindre les deux repas ensemble, et de n’en pas faire à deux fois. Le double repas étant fini, il leur resta non-seulement de quoi souper, mais même assez de quoi en faire deux autres repas aussi forts le lendemain.

Quand la mère d’Aladdin eut desservi et mis à part les viandes auxquelles ils n’avoient pas touché, elle vint s’asseoir sur le sofa auprès de son fils. « Aladdin, lui dit-elle, j’attends que vous satisfassiez à l’impatience où je suis d’entendre le récit que vous m’avez promis. » Aladdin lui raconta exactement tout ce qui s’étoit passé entre le génie et lui pendant son évanouissement, jusqu’à ce qu’elle fût revenue à elle.

La mère d’Aladdin étoit dans un grand étonnement du discours de son fils et de l’apparition du génie : « Mais, mon fils, reprit-elle, que voulez-vous dire avec vos génies ? Jamais, depuis que je suis au monde, je n’ai entendu dire que personne de ma connoissance en eût vu. Par quelle aventure ce vilain génie est-il venu se présenter à moi ? Pourquoi s’est-il adressé à moi et non pas à vous, à qui il a déjà apparu dans le caveau du trésor ? »

« Ma mère, repartit Aladdin, le génie qui vient de vous apparoître n’est pas le même qui m’est apparu : ils se ressemblent en quelque manière par leur grandeur de géant ; mais ils sont entièrement différens par leur mine et par leur habillement ; aussi sont-ils à différens maîtres. Si vous vous en souvenez, celui que j’ai vu s’est dit esclave de l’anneau que j’ai au doigt, et celui que vous venez de voir s’est dit esclave de la lampe que vous aviez à la main. Mais je ne crois pas que vous l’ayez entendu : il me semble en effet que vous vous êtes évanouie dès qu’il a commencé à parler. »

« Quoi, s’écria la mère d’Aladdin, c’est donc votre lampe qui est cause que ce mauvais génie s’est adressé à moi plutôt qu’à vous ? Ah, mon fils, ôtez-la de devant mes jeux et la mettez où il vous plaira, je ne veux plus y toucher. Je consens plutôt qu’elle soit jetée ou vendue, que de courir le risque de mourir de frayeur en la touchant. Si vous me croyez, vous vous déferez aussi de l’anneau. Il ne faut pas avoir commerce avec des génies : ce sont des démons ; et notre prophète l’a dit. »

« Ma mère, avec votre permission, reprit Aladdin, je me garderai bien présentement de vendre, comme j’étois près de le faire tantôt, une lampe qui va nous être si utile à vous et à moi. Ne voyez-vous pas ce qu’elle vient de nous procurer ? Il faut qu’elle continue de nous fournir de quoi nous nourrir et nous entretenir. Vous devez juger comme moi que ce n’étoit pas sans raison que mon faux et méchant oncle s’étoit donné tant de mouvement, et avoit entrepris un si long et si pénible voyage, puisque c’étoit pour parvenir à la possession de cette lampe merveilleuse, qu’il avoit préférée à tout l’or et l’argent qu’il savoit être dans les salles, et que j’ai vu moi-même, comme il m’en avoit averti. Il savoit trop bien le mérite et la valeur de cette lampe, pour ne demander autre chose d’un trésor si riche. Puisque le hasard nous en a fait découvrir la vertu, faisons-en un usage qui nous soit profitable, mais d’une manière qui soit sans éclat, et qui ne nous attire pas l’envie et la jalousie de nos voisins. Je veux bien l’ôter de devant vos yeux, et la mettre dans un lieu où je la trouverai quand il en sera besoin, puisque les génies vous font tant de frayeur. Pour ce qui est de l’anneau, je ne saurois aussi me résoudre à le jeter : sans cet anneau vous ne m’eussiez jamais revu ; et si je vivois à l’heure qu’il est, ce ne seroit peut-être que pour peu de momens. Vous me permettrez donc de le garder, et de le porter toujours au doigt bien précieusement. Qui sait s’il ne m’arrivera pas quelqu’autre danger que nous ne pouvons prévoir ni vous ni moi, dont il pourra me délivrer ? » Comme le raisonnement d’Aladdin paroissoit assez juste, sa mère n’eut rien à y répliquer. « Mon fils, lui dit-elle, vous pouvez faire comme vous l’entendrez ; pour moi je ne voudrois pas avoir affaire avec des génies. Je vous déclare que je m’en lave les mains, et que je ne vous en parlerai pas davantage. »

Le lendemain au soir après le souper, il ne resta rien de la bonne provision que le génie avoit apportée. Le jour suivant, Aladdin qui ne vouloit pas attendre que la faim le pressât, prit un des plats d’argent sous sa robe, et sortit du matin pour l’aller vendre. Il s’adressa à un juif qu’il rencontra dans son chemin ; il le tira à l’écart ; et en lui montrant le plat, il lui demanda s’il vouloit l’acheter ?

Le juif rusé et adroit, prit le plat, l’examina ; et il n’eut pas plutôt connu qu’il étoit de bon argent, qu’il demanda à Aladdin combien il l’estimoit. Aladdin qui n’en connoissoit pas la valeur, et qui n’avoit jamais fait commerce de cette marchandise, se contenta de lui dire qu’il savoit bien lui-même ce que ce plat pouvoit valoir, et qu’il s’en rapportoit à sa bonne foi. Le juif se trouva embarrassé de l’ingénuité d’Aladdin. Dans l’incertitude où il étoit de savoir si Aladdin en connoissoit la matière et la valeur, il tira de sa bourse une pièce d’or qui ne faisoit au plus que la soixante-deuxième partie de la valeur du plat, et il la lui présenta. Aladdin prit la pièce avec un grand empressement, et dès qu’il l’eut dans la main, il se retira si promptement, que le juif, non content du gain exorbitant qu’il faisoit par cet achat, fut bien fâché de n’avoir pas pénétré qu’Aladdin ignoroit le prix de ce qu’il lui avoit vendu, et qu’il auroit pu lui en donner beaucoup moins. Il fut sur le point de courir après le jeune homme, pour tâcher de retirer quelque chose de sa pièce d’or ; mais Aladdin couroit, et il étoit déjà si loin, qu’il auroit eu de la peine à le joindre.

Aladdin s’en retournant chez sa mère, s’arrêta à la boutique d’un boulanger, chez qui il fit la provision de pain pour sa mère et pour lui, et qu’il paya sur sa pièce d’or, que le boulanger lui changea. En arrivant il donna le reste à sa mère, qui alla au marché acheter les provisions nécessaires pour vivre tous les deux pendant quelques jours.

Ils continuèrent ainsi à vivre de ménage, c’est-à-dire qu’Aladdin vendit tous les plats au juif l’un après l’autre jusqu’au douzième, de la même manière qu’il avoit fait le premier, à mesure que l’argent venoit à manquer dans la maison. Le juif qui avoit donné une pièce d’or du premier, n’osa lui offrir moins des autres, de crainte de perdre une si bonne aubaine : il les paya tous sur le même pied. Quand l’argent du dernier plat fut dépensé, Aladdin eut recours au bassin, qui pesoit lui seul dix fois autant que chaque plat. Il voulut le porter à son marchand ordinaire, mais son grand poids l’en empêcha. Il fut donc obligé d’aller chercher le juif qu’il amena chez sa mère ; et le juif, après avoir examiné le poids du bassin, lui compta sur-le-champ dix pièces d’or, dont Aladdin se contenta.

Tant que les dix pièces d’or durèrent, elles furent employées à la dépense journalière de la maison. Aladdin cependant, accoutumé à une vie oisive, s’étoit abstenu de jouer avec les jeunes gens de son âge, depuis son aventure avec le magicien africain. Il passoit les journées à se promener, ou à s’entretenir avec des gens avec lesquels il avoit fait connoissance. Quelquefois il s’arrêtoit dans les boutiques de gros marchands, où il prêtoit l’oreille aux entretiens de gens de distinction qui s’y arrêtoient, ou qui s’y trouvoient comme à une espèce de rendez-vous ; et ces entretiens peu-à-peu lui donnèrent quelque teinture de la connoissance du monde.

Quand il ne resta plus rien des dix pièces d’or, Aladdin eut recours à la lampe : il la prit à la main, chercha le même endroit que sa mère avoit touché ; et comme il l’eut reconnu à l’impression que le sable y avoit laissée, il la frotta comme elle avoit fait ; et aussitôt le même génie qui s’étoit déjà fait voir, se présenta devant lui ; mais comme Aladdin avoit frotté la lampe plus légèrement que sa mère, il lui parla aussi d’un ton plus radouci :

« Que veux-tu, lui dit-il dans les mêmes termes qu’auparavant ? Me voici prêt à t’obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe, comme moi ! »

Aladdin lui dit : « J’ai faim, apporte-moi de quoi manger. » Le génie disparut, et peu de temps après il reparut, chargé d’un service de table pareil à celui qu’il avoit apporté la première fois ; il le posa sur le sofa, et dans le moment il disparut.

La mère d’Aladdin, avertie du dessein de son fils, étoit sortie exprès pour quelque affaire, afin de ne se pas trouver dans la maison dans le temps de l’apparition du génie. Elle rentra peu de temps après, vit la table et le buffet très-bien garnis, et demeura presqu’aussi surprise de l’effet prodigieux de la lampe, qu’elle l’avoit été la première fois. Aladdin et sa mère se mirent à table ; et après le repas il leur resta encore de quoi vivre largement les deux jours suivans.

Dès qu’Aladdin vit qu’il n’y avoit plus dans la maison ni pain ni autres provisions, ni argent pour en avoir, il prit un plat d’argent, et alla chercher le juif qu’il connoissoit, pour le lui vendre. En y allant il passa devant la boutique d’un orfèvre respectable par sa vieillesse, honnête homme, et d’une grande probité. L’orfèvre qui l’aperçut, l’appela et le fit entrer : « Mon fils, lui dit-il, je vous ai déjà vu passer plusieurs fois, chargé comme vous l’êtes à présent, vous joindre à un tel juif, et repasser peu de temps après sans être chargé. Je me suis imaginé que vous lui vendez ce que vous portez. Mais vous ne savez peut-être pas que ce juif est un trompeur, et même plus trompeur que les autres juifs, et que personne de ceux qui le connoissent ne veut avoir affaire à lui. Au reste, ce que je vous dis ici n’est que pour vous faire plaisir ; si vous voulez me montrer ce que vous portez présentement, et qu’il soit à vendre, je vous en donnerai fidèlement son juste prix, si cela me convient, sinon je vous adresserai à d’autres marchands qui ne nous tromperont pas. »

L’espérance de faire plus d’argent du plat fit qu’Aladdin le tira de dessous sa robe, et le montra à l’orfèvre. Le vieillard qui connut d’abord que le plat étoit d’argent fin, lui demanda s’il en avoit vendu de semblables au juif, et combien celui-ci les lui avoit payés ? Aladdin lui dit naïvement qu’il en avoit vendu douze, et qu’il n’avoit reçu du juif qu’une pièce d’or de chacun. « Ah, le voleur, s’écria l’orfèvre ! Mon fils, ajouta-t-il, ce qui est fait est fait : il n’y faut plus penser ; mais en vous faisant voir ce que vaut votre plat, qui est du meilleur argent dont nous nous servions dans nos boutiques, vous connoîtrez combien le juif vous a trompé. »

L’orfèvre prit la balance, il pesa le plat ; et après avoir expliqué à Aladdin ce que c’étoit qu’un marc d’argent, combien il valoit, et ses subdivisions, il lui fit remarquer que suivant le poids du plat, il valoit soixante-douze pièces d’or, qu’il lui compta sur-le-champ en espèces. « Voilà, dit-il, la juste valeur de votre plat. Si vous en doutez, vous pouvez vous adresser à celui de nos orfèvres qu’il vous plaira ; et s’il vous dit qu’il vaut davantage, je vous promets de vous en payer le double. Nous ne gagnons que la façon de l’argenterie que nous achetons ; et c’est ce que les juifs les plus équitables ne font pas. »

Aladdin remercia bien fort l’orfèvre du bon conseil qu’il venoit de lui donner, et dont il tiroit déjà un si grand avantage. Dans la suite il ne s’adressa plus qu’à lui pour vendre les autres plats, aussi bien que le bassin, dont la juste valeur lui fut toujours payée à proportion de son poids. Quoiqu’Aladdin et sa mère eussent une source intarissable d’argent en leur lampe, pour s’en procurer tant qu’ils voudroient, dès qu’il viendroit à leur manquer, ils continuèrent néanmoins de vivre toujours avec la même frugalité qu’auparavant, à la réserve de ce qu’Aladdin en mettoit à part pour s’entretenir honnêtement et pour se pourvoir des commodités nécessaires dans leur petit ménage. Sa mère de son côté ne prenoit la dépense de ses habits, que sur ce que lui valoit le coton qu’elle filoit. Avec une conduite si sobre, il est aisé de juger combien de temps l’argent des douze plats et du bassin, selon le prix qu’Aladdin les avoit vendus à l’orfèvre, devoit leur avoir duré. Ils vécurent de la sorte pendant quelques années, avec le secours du bon usage qu’Aladdin faisoit de la lampe de temps en temps.

Dans cet intervalle, Aladdin qui ne manquoit pas de se trouver avec beaucoup d’assiduité au rendez-vous des personnes de distinction, dans les boutiques des plus gros marchands de draps d’or et d’argent, d’étoffes de soie, de toiles les plus fines, et de joailleries, et qui se mêloit quelquefois dans leurs conversations, acheva de se former, et prit insensiblement toutes les manières du beau monde. Ce fut particulièrement chez les joailliers qu’il fut détrompé de la pensée qu’il avoit que les fruits transparens qu’il avoit cueillis dans le jardin où il étoit allé prendre la lampe, n’étoient que du verre coloré, et qu’il apprit que c’étoient des pierres de grand prix. À force de voir vendre et acheter de toutes sortes de ces pierreries dans leurs boutiques, il en apprit la connoissance et le prix ; et comme il n’en voyoit pas de pareilles aux siennes, ni en beauté ni en grosseur, il comprit qu’au lieu de morceaux de verre qu’il avoit regardés comme des bagatelles, il possédoit un trésor inestimable. Il eut la prudence de n’en parler à personne, pas même à sa mère ; et il n’y a pas de doute que son silence ne lui ait valu la haute fortune où nous verrons dans la suite qu’il s’éleva.

Un jour en se promenant dans un quartier de la ville, Aladdin entendit publier à haute voix un ordre du sultan, de fermer les boutiques et les portes des maisons, et de se renfermer chacun chez soi, jusqu’à ce que la princesse Badroulboudour[1], fille du sultan, fût passée pour aller au bain, et qu’elle en fût revenue.

Ce cri public fit naître à Aladdin la curiosité de voir la princesse à découvert ; mais il ne le pouvoit qu’en se mettant dans quelque maison de connoissance, et à travers d’une jalousie, ce qui ne le contentoit pas, parce que la princesse, selon la coutume, devoit avoir un voile sur le visage en allant au bain. Pour se satisfaire, il s’avisa d’un moyen qui lui réussit : il alla se placer derrière la porte du bain, qui étoit disposée de manière qu’il ne pouvoit manquer de la voir venir en face.

Aladdin n’attendit pas long-temps : la princesse parut, et il la vit venir au travers d’une fente assez grande pour voir sans être vu. Elle étoit accompagnée d’une grande foule de ses femmes et d’eunuques qui marchoient sur les côtés et à sa suite. Quand elle fut à trois ou quatre pas de la porte du bain, elle ôta le voile qui lui couvroit le visage, et qui la gênoit beaucoup ; et de la sorte elle donna lieu à Aladdin de la voir d’autant plus à son aise, qu’elle venoit droit à lui.

Jusqu’à ce moment, Aladdin n’avoit pas vu d’autres femmes le visage découvert, que sa mère qui étoit âgée, et qui n’avoit jamais eu d’assez beaux traits pour lui faire juger que les autres femmes fussent plus belles. Il pouvoit bien avoir entendu dire qu’il y en avoit d’une beauté surprenante ; mais quelques paroles qu’on emploie pour relever le mérite d’une beauté, jamais elles ne font l’impression que la beauté fait elle-même.

Lorsqu’Aladdin eut vu la princesse Badroulboudour, il perdit la pensée qu’il avoit que toutes les femmes dussent ressembler à peu près à sa mère ; ses sentimens se trouvèrent bien différens, et son cœur ne put refuser toutes ses inclinations à l’objet qui venoit de le charmer. En effet, la princesse étoit la plus belle brune que l’on pût voir au monde : elle avoit les yeux grands, à fleur de tête, vifs et brillans, le regard doux et modeste, le nez d’une juste proportion et sans défaut, la bouche petite, les lèvres vermeilles et toutes charmantes par leur agréable symétrie ; en un mot, tous les traits de son visage étoient d’une régularité accomplie. On ne doit donc pas s’étonner si Aladdin fut ébloui et presque hors de lui-même à la vue de l’assemblage de tant de merveilles qui lui étoient inconnues. Avec toutes ces perfections, la princesse avoit encore une riche taille, un port et un air majestueux, qui à le voir seulement, lui attiroient le respect qui lui étoit dû.

Quand la princesse fut entrée dans le bain, Aladdin demeura quelque temps interdit et comme en extase, en retraçant et en s’imprimant profondément l’idée d’un objet dont il étoit charmé et pénétré jusqu’au fond du cœur ; il rentra enfin en lui-même ; et en considérant que la princesse étoit passée, et qu’il garderoit inutilement son poste pour la revoir à la sortie du bain, puisqu’elle devoit lui tourner le dos et être voilée, il prit le parti de l’abandonner et de se retirer.

Aladdin, en rentrant chez lui, ne put si bien cacher son trouble et son inquiétude, que sa mère ne s’en aperçût. Elle fut surprise de le voir ainsi triste et rêveur contre son ordinaire ; elle lui demanda s’il lui étoit arrivé quelque chose, ou s’il se trouvoit indisposé ? Mais Aladdin ne lui fit aucune réponse, et il s’assit négligemment sur le sofa, où il demeura dans la même situation, toujours occupé à se retracer l’image charmante de la princesse Badroulboudour. Sa mère qui préparoit le soupé, ne le pressa pas davantage. Quand il fut prêt, elle le servit près de lui sur le sofa, et se mit à table ; mais comme elle s’aperçut que son fils n’y faisoit aucune attention, elle l’avertit de manger, et ce ne fut qu’avec bien de la peine qu’il changea de situation. Il mangea beaucoup moins qu’à l’ordinaire, les yeux toujours baissés, et avec un silence si profond qu’il ne fut pas possible à sa mère de tirer de lui la moindre parole sur toutes les demandes qu’elle lui fit pour tâcher d’apprendre le sujet d’un changement si extraordinaire.

Après le soupé elle voulut recommencer à lui demander le sujet d’une si grande mélancolie ; mais elle ne put en rien savoir, et il prit le parti de s’aller coucher, plutôt que de donner à sa mère la moindre satisfaction sur cela.

Sans examiner comment Aladdin épris de la beauté et des charmes de la princesse Badroulboudour, passa la nuit, nous remarquerons seulement que le lendemain, comme il étoit assis sur le sofa vis-à-vis de sa mère qui filoit du coton à son ordinaire, il lui parla en ces termes : « Ma mère, dit-il, je romps le silence que j’ai gardé depuis hier à mon retour de la ville ; il vous a fait de la peine, et je m’en suis bien aperçu. Je n’étois pas malade, comme il m’a paru que vous l’avez cru, et je ne le suis pas encore ; mais je ne puis vous dire ce que je sentois ; et ce que je ne cesse encore de sentir, est quelque chose de pire qu’une maladie. Je ne sais pas bien quel est ce mal, mais je ne doute pas que ce que vous allez entendre, ne vous le fasse connoître. On n’a pas su dans ce quartier, continua Aladdin, et ainsi vous n’avez pu le savoir, qu’hier la princesse Badroulboudour, fille du sultan, alla au bain l’après-dînée. J’appris cette nouvelle en me promenant par la ville. On publia un ordre de fermer les boutiques et de se retirer chacun chez soi, pour rendre à cette princesse l’honneur qui lui est dû, et lui laisser les chemins libres dans les rues par où elle devoit passer. Comme je n’étois pas éloigné du bain, la curiosité de la voir le visage découvert, me fit naître la pensée d’aller me placer derrière la porte du bain, en faisant réflexion qu’il pouvoit arriver qu’elle ôteroit son voile quand elle seroit près d’y entrer. Vous savez la disposition de la porte, et vous pouvez juger vous-même que je devois la voir à mon aise, si ce que je m’étois imaginé arrivoit. En effet, elle ôta son voile en entrant, et j’eus le bonheur de voir cette aimable princesse, avec la plus grande satisfaction du monde. Voilà, ma mère, le grand motif de l’état où vous me vîtes hier quand je rentrai, et le sujet du silence que j’ai gardé jusqu’à présent. J’aime la princesse d’un amour dont la violence est telle que je ne saurois vous l’exprimer ; et comme ma passion vive et ardente augmente à tout moment, je sens qu’elle ne peut être satisfaite que par la possession de l’aimable princesse Badroulboudour ; ce qui fait que j’ai pris la résolution de la faire demander en mariage au sultan. »

La mère d’Aladdin avoit écouté le discours de son fils avec assez d’attention jusqu’à ces dernières paroles ; mais quand elle eut entendu que son dessein étoit de faire demander la princesse Badroulboudour en mariage, elle ne put s’empêcher de l’interrompre par un grand éclat de rire. Aladdin voulut poursuivre, mais en l’interrompant encore : « Eh, mon fils, lui dit-elle, à quoi pensez-vous ? Il faut que vous ayez perdu l’esprit, pour me tenir un pareil discours ! »

« Ma mère, reprit Aladdin, je puis vous assurer que je n’ai pas perdu l’esprit, je suis dans mon bon sens. J’ai prévu les reproches de folie et d’extravagance que vous me faites, et ceux que vous pourriez me faire ; mais tout cela ne m’empêchera pas de vous dire encore une fois que ma résolution est prise de faire demander au sultan la princesse Badroulboudour en mariage. »

« En vérité, mon fils, repartit la mère très-sérieusement, je ne saurois m’empêcher de vous dire que vous vous oubliez entièrement ; et quand même vous voudriez exécuter cette résolution, je ne vois pas par qui vous oseriez faire faire cette demande au sultan ? » « Par vous-même, répliqua aussitôt le fils sans hésiter. » « Par moi, s’écria la mère d’un air de surprise et d’étonnement, et au sultan ! Ah, je me garderai bien de m’engager dans une pareille entreprise ! Et qui êtes-vous, mon fils, continua-t-elle, pour avoir la hardiesse de penser à la fille de votre sultan ? Avez-vous oublié que vous êtes fils d’un tailleur des moindres de sa capitale, et d’une mère dont les ancêtres n’ont pas été d’une naissance plus relevée ? Savez-vous que les sultans ne daignent pas donner leurs filles en mariage, même à des fils de sultans qui n’ont pas l’espérance de régner un jour comme eux ? »

« Ma mère, répliqua Aladdin, je vous ai déjà dit que j’ai prévu tout ce que vous venez de me dire, et je dis la même chose de tout ce que vous y pourrez ajouter : vos discours ni vos remontrances ne me feront pas changer de sentiment. Je vous ai dit que je ferois demander la princesse Badroulboudour en mariage par votre entremise : c’est une grâce que je vous demande avec tout le respect que je vous dois, et je vous supplie de ne me la pas refuser, à moins que vous n’aimiez mieux me voir mourir que de me donner la vie une seconde fois. »

La mère d’Aladdin se trouva fort embarrassée, quand elle vit l’opiniâtreté avec laquelle Aladdin persistoit dans un dessein si éloigné du bon sens. « Mon fils, lui dit-elle encore, je suis votre mère ; et comme une bonne mère qui vous ai mis au monde, il n’y a rien de raisonnable ni de convenable à mon état et au vôtre, que je ne sois prête à faire pour l’amour de vous. S’il s’agissoit de parler de mariage pour vous avec la fille de quelqu’un de nos voisins, d’une condition pareille ou approchante de la vôtre, je n’oublierois rien, et je m’emploierois de bon cœur en tout ce qui seroit de mon pouvoir ; encore pour y réussir faudroit-il que vous eussiez quelques biens ou quelques revenus, ou que vous sussiez un métier. Quand de pauvres gens comme nous veulent se marier, la première chose à quoi ils doivent songer, c’est d’avoir de quoi vivre. Mais sans faire réflexion sur la bassesse de votre naissance, sur le peu de mérite et de biens que vous avez, vous prenez votre vol jusqu’au plus haut degré de la fortune, et vos prétentions ne sont pas moindres que de vouloir demander en mariage et d’épouser la fille de votre souverain, qui n’a qu’à dire un mot pour vous précipiter et vous écraser. Je laisse à part ce qui vous regarde, c’est à vous à y faire les réflexions que vous devez, pour peu que vous ayiez de bon sens. Je viens à ce qui me touche. Comment une pensée aussi extraordinaire que celle de vouloir que j’aille faire la proposition au sultan de vous donner la princesse sa fille en mariage, a-t-elle pu vous venir dans l’esprit ? Je suppose que j’aie, je ne dis pas la hardiesse, mais l’effronterie d’aller me présenter devant sa Majesté pour lui faire une demande si extravagante, à qui m’adresserai-je pour m’introduire ? Croyez-vous que le premier à qui j’en parlerois, ne me traitât pas de folle, et ne me chassât pas indignement, comme je le mériterois ? Je suppose encore qu’il n’y ait pas de difficulté à se présenter à l’audience du sultan ; je sais qu’il n’y en a pas quand on s’y présente pour lui demander justice, et qu’il la rend volontiers à ses sujets, quand ils la lui demandent. Je sais aussi que quand on se présente à lui pour lui demander une grâce, il l’accorde avec plaisir, quand il voit qu’on l’a méritée et qu’on en est digne. Mais êtes-vous dans ce cas-là, et croyez-vous avoir mérité la grâce que vous voulez que je demande pour vous ? En êtes-vous digne ? Qu’avez-vous fait pour votre prince ou pour votre patrie, et en quoi vous êtes-vous distingué ? Si vous n’avez rien fait pour mériter une si grande grâce, et que d’ailleurs vous n’en soyez pas digne, avec quel front pourrois-je la demander ? Comment pourrois-je seulement ouvrir la bouche pour la proposer au sultan ? Sa présence toute majestueuse, et l’éclat de sa cour me fermeroient la bouche aussitôt, à moi qui tremblois devant feu mon mari votre père, quand j’avois à lui demander la moindre chose. Il y a une autre raison, mon fils, à quoi vous ne pensez pas, qui est qu’on ne se présente pas devant nos sultans sans un présent à la main, quand on a quelque grâce à leur demander. Les présens ont au moins cet avantage, que s’ils refusent la grâce, pour les raisons qu’ils peuvent avoir, ils écoutent au moins la demande et celui qui la fait, sans aucune répugnance. Mais quel présent avez-vous à faire ? Et quand vous auriez quelque chose qui fût digne de la moindre attention d’un si grand monarque, quelle proportion y auroit-il de votre présent avec la demande que vous voulez lui faire ? Rentrez en vous-même, et songez que vous aspirez à une chose qu’il vous est impossible d’obtenir. »

Aladdin écouta fort tranquillement tout ce que sa mère put lui dire pour tâcher de le détourner de son dessein ; et après avoir fait réflexion sur tous les points de sa remontrance, il prit enfin la parole, et il lui dit : « J’avoue, ma mère, que c’est une grande témérité à moi d’oser porter mes prétentions aussi loin que je fais, et une grande inconsidération d’avoir exigé de vous avec tant de chaleur et de promptitude, d’aller faire la proposition de mon mariage au sultan, sans prendre auparavant les moyens propres à vous procurer une audience et un accueil favorables. Je vous en demande pardon ; mais dans la violence de la passion qui me possède, ne vous étonnez pas si d’abord je n’ai pas envisagé tout ce qui peut servir à me procurer le repos que je cherche. J’aime la princesse Badroulboudour au-delà de ce que vous pouvez vous imaginer, ou plutôt je l’adore, et je persévère toujours dans le dessein de l’épouser : c’est une chose arrêtée et résolue dans mon esprit. Je vous suis obligé de l’ouverture que vous venez de me faire : je la regarde comme la première démarche qui doit me procurer l’heureux succès que je me promets. Vous me dites que ce n’est pas la coutume de se présenter devant le sultan sans un présent à la main, et que je n’ai rien qui soit digne de lui. Je tombe d’accord du présent, et je vous avoue que je n’y avois pas pensé. Mais quant à ce que vous me dites que je n’ai rien qui puisse lui être présenté, croyez-vous, ma mère, que ce que j’ai apporté le jour que je fus délivré d’une mort inévitable de la manière que vous savez, ne soit pas de quoi faire un présent très-agréable au sultan ? Je parle de ce que j’ai apporté dans les deux bourses et dans ma ceinture, et que nous avons pris, vous et moi, pour des verres colorés ; mais à présent je suis détrompé, et je vous apprends, ma mère, que ce sont des pierreries d’un prix inestimable, qui ne conviennent qu’à de grands monarques. J’en ai connu le mérite en fréquentant les boutiques de joailliers, et vous pouvez m’en croire sur ma parole. Toutes celles que j’ai vues chez nos marchands joailliers, ne sont pas comparables à celles que nous possédons, ni en grosseur, ni en beauté ; et cependant ils les font monter à des prix excessifs. À la vérité nous ignorons vous et moi le prix des nôtres. Quoi qu’il en puisse être, autant que je puis en juger par le peu d’expérience que j’en ai, je suis persuadé que le présent ne peut être que très-agréable au sultan. Vous avez une porcelaine assez grande et d’une forme très-propre pour les contenir ; apportez-la, et voyons l’effet qu’elles feront quand nous les y aurons arrangées selon leurs différentes couleurs. »

La mère d’Aladdin apporta la porcelaine, et Aladdin tira les pierreries des deux bourses, et les arrangea dans la porcelaine. L’effet qu’elles firent au grand jour par la variété de leurs couleurs, par leur éclat et par leur brillant fut tel que la mère et le fils en demeurèrent presqu’éblouis : ils en furent dans un grand étonnement, car ils ne les avoient vues l’un et l’autre qu’à la lumière d’une lampe. Il est vrai qu’Aladdin les avoit vues chacune sur leur arbre, comme des fruits qui devoient faire un spectacle ravissant ; mais comme il étoit encore enfant, il n’avoit regardé ces pierreries que comme des bijoux propres à jouer ; et il ne s’en étoit chargé que dans cette vue, et sans autre connoissance.

Après avoir admiré quelque temps la beauté du présent, Aladdin reprit la parole : « Ma mère, dit-il, vous ne vous excuserez plus d’aller vous présenter au sultan, sous prétexte de n’avoir pas un présent à lui faire ; en voilà un, ce me semble, qui fera que vous serez reçue avec un accueil des plus favorables. »

Quoique la mère d’Aladdin, nonobstant la beauté et l’éclat du présent, ne le crût pas d’un prix aussi grand que son fils l’estimoit, elle jugea néanmoins qu’il pouvoit être agréé, et elle sentoit bien qu’elle n’avoit rien à lui répliquer sur ce sujet ; mais elle en revenoit toujours à la demande qu’Aladdin vouloit qu’elle fît au sultan, à la faveur du présent ; cela l’inquiétoit toujours fortement. « Mon fils, lui disoit-elle, je n’ai pas de peine à concevoir que le présent fera son effet, et que le sultan voudra bien me regarder de bon œil ; mais quand il faudra que je m’acquitte de la demande que vous voulez que je lui fasse, je sens bien que je n’en aurai pas la force, et que je demeurerai muette. Ainsi, non-seulement j’aurai perdu mes pas, mais même le présent, qui, selon vous, est d’une richesse si extraordinaire, et je reviendrois avec confusion vous annoncer que vous seriez frustré de votre espérance. Je vous l’ai déjà dit, et vous devez croire que cela arrivera ainsi. Mais, ajouta-t-elle, je veux que je me fasse violence pour me soumettre à votre volonté, et que j’aie assez de force pour oser faire la demande que vous voulez que je fasse, il arrivera très-certainement ou que le sultan se moquera de moi et me renverra comme une folle, ou qu’il se mettra dans une juste colère, dont immanquablement nous serons vous et moi les victimes. »

La mère d’Aladdin dit encore à son fils plusieurs autres raisons pour tâcher de le faire changer de sentiment ; mais les charmes de la princesse Badroulboudour avoient fait une impression trop forte dans son cœur pour le détourner de son dessein. Aladdin persista à exiger de sa mère qu’elle exécutât ce qu’il avoit résolu ; et autant par la tendresse qu’elle avoit pour lui, que par la crainte qu’il ne s’abandonnât à quelqu’extrémité fâcheuse, elle vainquit sa répugnance, et elle condescendit à la volonté de son fils.

Comme il étoit trop tard, et que le temps d’aller au palais pour se présenter au sultan ce jour-là, étoit passé, la chose fut remise au lendemain. La mère et le fils ne s’entretinrent d’autre chose le reste de la journée, et Aladdin prit un grand soin d’inspirer à sa mère tout ce qui lui vint dans la pensée pour la confirmer dans le parti qu’elle avoit enfin accepté, d’aller se présenter au sultan. Malgré toutes les raisons du fils, la mère ne pouvoit se persuader qu’elle pût jamais réussir dans cette affaire ; et véritablement il faut avouer qu’elle avoit tout lieu d’en douter. « Mon fils, dit-elle à Aladdin, si le sultan me reçoit aussi favorablement que je le souhaite pour l’amour de vous, s’il écoute tranquillement la proposition que vous voulez que je lui fasse, mais si après ce bon accueil il s’avise de me demander où sont vos biens, vos richesses et vos états, car c’est de quoi il s’informera avant toutes choses, plutôt que de votre personne ; si, dis-je, il me fait cette demande, que voulez-vous que je lui réponde ? »

« Ma mère, répondit Aladdin, ne nous inquiétons point par avance d’une chose qui peut-être n’arrivera pas. Voyons premièrement l’accueil que vous fera le sultan, et la réponse qu’il vous donnera. S’il arrive qu’il veuille être informé de tout ce que vous venez de dire, je verrai alors la réponse que j’aurai à lui faire. J’ai confiance que la lampe, par le moyen de laquelle nous subsistons depuis quelques années, ne me manquera pas dans le besoin. »

La mère d’Aladdin n’eut rien à répliquer à ce que son fils venoit de lui dire. Elle fit réflexion que la lampe dont il parloit, pouvoit bien servir à de plus grandes merveiiles qu’à leur procurer simplement de quoi vivre. Cela la satisfit, et leva en même temps toutes les difficultés qui auroient pu encore la détourner du service qu’elle avoit promis de rendre à son fils auprès du sultan. Aladdin, qui pénétra dans la pensée de sa mère, lui dit : « Ma mère, au moins souvenez-vous de garder le secret ; c’est de là que dépend tout le bon succès que nous devons attendre vous et moi de cette affaire. » Aladdin et sa mère se séparèrent pour prendre quelque repos ; mais l’amour violent et les grands projets d’une fortune immense dont le fils avoit l’esprit tout rempli, l’empêchèrent de passer la nuit aussi tranquillement qu’il auroit bien souhaité. Il se leva avant la pointe du jour, et alla aussitôt éveiller sa mère. Il la pressa de s’habiller le plus promptement qu’elle pourroit, afin d’aller se rendre à la porte du palais du sultan, et d’y entrer à l’ouverture, au moment où le grand visir, les visirs subalternes et tous les grands officiers de l’état y entroient pour la séance du divan, où le sultan assistoit toujours en personne.

La mère d’Aladdin fit tout ce que son fils voulut. Elle prit la porcelaine où étoit le présent de pierreries, l’enveloppa dans un double linge, l’un très-fin et très-propre, l’autre moins fin, qu’elle lia par les quatre coins pour le porter plus aisément. Elle partit enfin, avec une grande satisfaction d’Aladdin, et elle prit le chemin du palais du sultan. Le grand visir, accompagné des autres visirs, et les seigneurs de la cour les plus qualifiés étoient déjà entrés quand elle arriva à la porte. La foule de tous ceux qui avoient des affaires au divan étoit grande. On ouvrit, et elle marcha avec eux jusqu’au divan. C’étoit un très-beau salon, profond et spacieux, dont l’entrée étoit grande et magnifique. Elle s’arrêta, et se rangea de manière qu’elle avoit en face le sultan, le grand visir, et les seigneurs qui avoient séance au conseil à droite et à gauche. On appela les parties les unes après les autres, selon l’ordre des requêtes qu’elles avoient présentées, et leurs affaires furent rapportées, plaidées et jugées jusqu’à l’heure ordinaire de la séance du divan. Alors le sultan se leva, congédia le conseil, et rentra dans son appartement, où il fut suivi par le grand visir. Les autres visirs et les ministres du conseil se retirèrent. Tous ceux qui s’y étoient trouvés pour des affaires particulières, firent la même chose, les uns contens du gain de leur procès, les autres mal satisfaits du jugement rendu contr’eux, et d’autres enfin avec l’espérance d’être jugés dans une autre séance.

FIN DU TOME CINQIÈME.

Notes
  1. C’est-à-dire, pleine lune des pleines lunes.

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Cet ouvrage a été publié le 26 juin 2024 à 17 h 07 (UTC).

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