Police Journal Enr (Aventures de cow-boys No. 1p. 11-18).

CHAPITRE III

L’OFFICE RELIGIEUX


Tout le reste de la semaine se passa sans incident.

On se serait cru dans un sage petit village de rentiers Québécois.

Le jeudi après-midi, comme Baptiste était à sermonner un enfant qui venait de voler un veau, Marchildon, son assistant, entra.

— Si ça se répète, mon petit Euclide, dit Verchères à l’enfant, je te fais passer 24 heures au cachot. Va et ne pèche plus.

Euclide sortit pendant que Gérard se tirait une chaise et y déposait son corps lourd de musculature.

— Tout va pour le mieux, chef, dit-il…

— Heu… ?

— Il n’y a presque personne dans les deux salounes ; je reviens du camp de mineurs ; tout le monde est sage comme des images. Je crois que la présence seule de monsieur l’Abbé Taché commence à porter des fruits.

— J’en doute un peu, mon jeune.

— Comment ça ?

— Cette sagesse sans précédent ne me dit rien qui vaille. J’ai peur…

— Peur ?

— Oui, j’ai peur que Dougald, Monroe et leur bande de hors-la-loi ne soient à monter un de ces coups diaboliques.

— Ils oseraient ?

— Oui, je crains pour dimanche…

Marchildon questionna :

— Ils auraient, croyez-vous, l’audace de s’attaquer à un prêtre ?

— Oui.

— Mais pourquoi ?

— Parce que ce prêtre vanterait les vertus qu’ils ne possèdent point et dénoncerait les vices dans lesquels ils gagnent leur vie. L’Abbé Taché est pour eux une menace presque directe.

— Quand frapperont-ils ?

— À l’office religieux de dimanche sans doute.

— Baptiste demanda :

— As-tu vu l’Abbé aujourd’hui ?

— Oui, je viens de le laisser. Il a terminé l’installation de la grande tente que vous lui avez prêtée ; il a acheté du bois chez le marchand et Huguette et lui sont en train de construire des bancs rudimentaires pour les fidèles.

— T’a-t-il dit quel ordre il suivra dimanche ?

— Oui, il fera son sermon d’abord ; après quoi il dira la messe.

— Une messe basse ?

— Évidement, car il n’a pas le temps d’ici là de driler des chantres.

Le vieux Verchères se leva :

— Je vais à la maison ; garde le bureau, dit-il à Marchildon.

La résidence du chef était tout près de la station de police.

Comme les autres habitations de Squeletteville elle ne péchait pas par un excès de peinture ou de tout autre luxe.

Il se dirigea vers la chambre du révérend.

Pander était couché mais il ne dormait pas.

— Hugh, demanda-t-il, tu fais toujours bien attention de ne pas te montrer ?

— Me prenez-vous pour un fou ? Je n’ai nullement l’intention de mourir…

— Oui, oui, excusez-moi.

La figure du chef se fit soucieuse.

— Qu’avez-vous donc ? demanda le révérend.

— J’ai un problème à te soumettre ; tu connais l’Ouest aussi bien que moi, Hugh. Depuis l’arrivée de Taché ici, il règne dans Squeletteville un calme étonnant, un calme de cimetière…

— Tiens, tiens…

— Je pense, moi, que ce calme est hypocrite et présage quelque chose de pas très propre.

— Oui, chef, c’est comme l’air mort au péricentre d’un cyclone.

— Tu es de la même opinion que moi ?

— Oui. il faudra surveiller de près dimanche prochain…

Le chef dit :

— J’aurai besoin de toi dimanche ; seras-tu en condition physique pour me porter main-forte ?

— Certainement.

Baptiste sortit une badge de sa poche.

— Il faut, dit-il, que toutes les choses soient faites légalement. Je te nomme policier.

Il prit le livre des évangiles sur une commode et dit :

— Place ta main droite dessus, Hugh.

L’autre obéit.

Baptiste récita :

— Révérend Hugh Pander, vous jurez de défendre les intérêts de la justice canadienne au risque de votre vie, sans succomber aux tentatives des influences mauvaises et sans reculer devant les menaces…

— Je le jure.

— Vous jurez de même de faire respecter tous les articles du code criminel canadien au meilleur de votre connaissance et de votre habileté…

— Je le jure.

— Je vous lègue donc, à titre de chef de police de Squeletteville, tous mes pouvoirs que vous exercerez sous mes ordres.

Gravement Baptiste attacha la badge sur la poitrine de Pander.

Puis les deux hommes se serrèrent la main.

Le révérend dit en souriant :

— Votre premier ordre, chef…

— Vous tenir aux aguets dimanche matin ; observer d’ici sans vous faire voir, et au besoin vous montrer, et, et…

— … et tomber dans le tas ?

Verchères sourit :

— Oui, mon ami.

x x x

Le reste de la semaine, le calme lourd, inquiétant, continua sans aucune interruption.

Fait sans précédent, le samedi soir, Baptiste et Gérard n’eurent même point à arrêter un seul ivrogne turbulent.

Enfin le dimanche fatidique arriva.

L’Abbé Taché avait annoncé son service religieux pour 8.30 heures du matin.

À 7 heures tout le monde était debout dans la maison de Baptiste Verchères.

Tout le monde déjeuna excepté le prêtre.

Lorsqu’il eut terminé son repas, le révérend se leva et fit un signe presque imperceptible que l’abbé Taché comprit.

Car il le suivit dans sa chambre.

— Qu’y a-t-il ? demanda le prêtre.

— Il s’agit de votre nièce.

— Huguette ?

— Oui, il vaut mieux qu’elle reste ici ce matin.

— Ah…

Le prêtre exprima sur sa figure l’étonnement, l’incompréhension ; puis peu à peu la compréhension s’en vint…

— Vous croyez ?

Hugh fit un signe de tête affirmatif et expliqua :

— Si vous connaissiez l’Ouest comme moi, mon ami, vous sentiriez la poudre dans l’air.

Gravement l’abbé dit :

— Je pourrais vous affirmer que je n’ai pas peur ; mais ce serait faux. J’ai peur, terriblement peur ; mais il faut que je triomphe de ma lâcheté ; ma foi saura bien vaincre ma terreur.

Le révérend murmura :

Here’s what I justly call a sport !

— Quoi ?

— Oh, rien… En tout cas, Taché, vous m’avez sauvé la vie ; fiez-vous sur moi ce matin ; je vous paierai ma dette de reconnaissance. Ayez une confiance absolue en moi ; j’arriverai au moment où la situation vous paraîtra désespérée. Vous me laissez votre nièce ?

— Oui, car je ne veux pas qu’elle soit outragée.

x x x

8 heures.

Les cow-boys entrent silencieusement dans la tente et s’assoient sur les bancs.

À la fenêtre Hugh et Huguette surveillent.

Chiasson, le propriétaire de la saloune qui porte son nom entre.

Puis Dougald et son lieutenant Artie Monroe se montrent à leur tour.

Pander s’écrie :

— Ça va être pire que je pensais. Monroe, un fugitif de la justice qui se fait voir en plein jour. Il faut qu’ils soient sûrs de leur affaire, les bandits…

8.30 heures.

Transportons-nous dans la tente.

x x x

L’abbé Taché, sa soutane recouverte d’un blanc surplis et d’une étole dorée.

Lentement il avança et monta la seule marche qui conduisait à son autel improvisé.

Il enleva sa barrette de sur sa tête et, la tenant dans sa main, il commença son sermon.

— Mes bien chers frères, je suis venu ici pour conquérir des âmes au bon Dieu. J’ai choisi comme exégèse de mon premier sermon l’histoire orgiaque de Sodôme et de Gomorrhe. Ces deux villes antiques étaient le théâtre quotidien des pires péchés…

Un coup de feu retentit.

La barrette trouée du prêtre s’échappa de sa main.

— Chou.

— Papiste.

— Ignorance ambulante !

Et des milliers d’autres insultes impubliables.

Cependant Dougald et Monroe s’approchaient du prêtre.

Soudain ils se mirent à tirer aux pieds de l’Abbé.

— Danse, papiste, ordonnèrent-ils.

L’Abbé Taché, très pâle, ne broncha pas.

— Danse.

— Non. on ne danse pas dans une église.

À ce moment la jupe de la tente s’était soulevée. Subrepticement, rampant tous deux, le révérend et Huguette pénétrèrent dans l’église improvisée.

Quand il vit Taché debout immobile et seul, sans arme, résister à cette horde déchaînée, il dit dans un élan d’admiration :

— Huguette, votre oncle est un héros.

Puis il ordonna :

— Restez ici, ma fille.

— Et vous ?

— Moi ? Je vais leur régler leur compte à cette bande de sacrilège.

Il rampa subrepticement jusqu’à ce qu’il fût rendu en arrière du prêtre.

Personne ne s’était encore aperçu de son manège.

Prudemment il examina l’auditoire.

Une dizaine de prospecteurs du camp des mineurs tenaient le vieux Baptiste Verchères et son lieutenant en respect.

Chiasson était occupé à remplir de balles les colts que Monroe et Dougald vidaient en tentant vainement de faire danser l’Abbé Taché.

Le reste de l’auditoire se tenait neutre, se contentant d’observer ce qui se passait sous leurs yeux.

Pander murmura :

— Ne bougez pas, l’Abbé ; c’est Hugh qui est derrière vous… Non, non, ne vous tournez pas…

Taché indiqua qu’il avait compris en remuant le pied gauche en direction arrière.

Hugh continua à voix très basse :

— Avant d’entrer en danse, l’Abbé, laissez-moi vous dire quelque chose. Vous êtes tout simplement un héros. Sans arme aucune, vous résistez avec une dignité incomparable aux balles de ceux qui veulent vous ridiculiser. Eh bien, Taché, la religion qui produit des hommes comme vous est pour moi la bonne. Vous venez de me convertir.

Il reprit :

— Voici mes ordres : Ne bougez pas. Quelques détonations vont éclater dans un instant. Demeurez calme et froid.

Dougald dit dans un sarcasme :

— Danseras-tu enfin, papiste, ou aimes-tu mieux mourir ?

Le prêtre n’eut pas le temps de répondre.

Quatre coups de feu successifs…

Les quatre revolvers de Monroe et Dougald tombèrent et les traits crispés des deux bandits indiquaient leur douleur intense.

Pander fit signe à Huguette qui s’approcha de lui en courant.

Il échangea le premier colt qui venait de servir contre un autre chargé.

Quand il eut vidé ses deux armes, les rif-raffs qui tenaient le chef et son lieutenant en respect venaient de laisser échapper leurs pistolets.

— Merci, cria le vieux Baptiste.

Pander ordonna :

— Vous autres, Baptiste et Marchildon, veillez à ce que personne ne quitte cette tente d’ici la fin du service religieux.

Le révérend annonça :

— Mes amis, vous allez maintenant avoir le privilège d’entendre le sermon. Et, gare à vous, Dougald et Monroe, car si mes balles ont su trouver le chemin de vos pistolets, elles pourront tout aussi bien trouver celui de votre roche de cœur.

L’Abbé Taché commença :

In nomine patris et filii et spiritus sancti, amen ; mes frères, le feu du ciel a détruit les fornications des coupables qui avaient fait de Sodôme et de Gomorrhe les villes jumelles du péché…

Les deux colts aux poings, le révérend surveillait la foule.

Il vit Marchildon venir se placer près de la jolie Huguette.

Ah, jeunesse ! soupira-t-il.

Le sermon du prêtre fut court.

Il termina en disant :

— Maintenant, mes bien chers frères, je vais célébrer pour vous la sainte messe.

Un rire moqueur s’éleva dans l’auditoire.

C’était Chiasson qui se risquait.

Une balle troua son gigantesque chapeau dans sa main.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Puis le prêtre revint, vêtu de tous ses habits sacerdotaux.

La messe commença.

L’épître…

L’Évangile.

Après le credo, Pander dit à Dougald et à Monroe :

— Faites la quête ; une église s’élèvera bientôt à la place de cette tente. C’est vous qui allez la payer.

Comme Monroe et son boss hésitaient, le révérend cria :

— Prenez vos chapeaux, quêtez ou bien je vous abats comme les chiens que vous êtes. Et je ne veux pas une seule obole de moins de cinq piastres.

Les deux bandits obtempérèrent.

Quand ils eurent fini, Pander leur ordonna :

— Remettez tout cet argent au chef de police qui en prendra la garde.

La messe se termina sans autres incidents.

La foule se dispersa paisiblement sous les pistolets de Baptiste, de Gérard et du révérend.

x x x

Le prêtre, le révérend, Verchères et Huguette étaient à dîner ce dimanche-là à la résidence du chef de police.

L’Abbé dit :

— Mon cher Hugh, je tiens à vous remercier publiquement ; vous avez transformé une situation désespérée en une grande victoire spirituelle.

Baptiste interrompit :

— Je suis inquiet…

— Moi aussi, dit Pander. Il est évident que nous n’avons assisté ce matin qu’à une première escarmouche. La bataille décisive est encore à venir. Il nous faut nous préparer en conséquence.

S’adressant au chef il demanda :

— Pourquoi n’avez-vous pas arrêté le fugitif Monroe ?

— Vous ne saisissez pas la raison ?

— Mais non.

— Écoutez, mon révérend, vous êtes, vous aussi, un fugitif. Si j’arrêtais Monroe Dougald s’empresserait d’avertir la police montée du nord-ouest qui viendrait vous cueillir. Mais je n’arrête pas Monroe. S’ils font venir la police montée pour vous, ils savent fort bien que je dénoncerai le lieutenant de Dougald.

Le révérend sourit :

— Chef, dit-il, vous êtes un finaud… Mais que suggérez-vous ?

— Attendre !

— Je ne suis pas de votre avis. Vous avez un conseil de canton ici ?

— Alors réunissez-en les membres et faites-leur voter un règlement décrétant une licence annuelle de 10,000 $ sur les salounes et les maisons de jeux…

— Mais pourquoi ?

— Nous avons attaqué ce matin ; si nous voulons vaincre, il faut que nous nous tenions toujours à l’offensive.

— C’est plein de bon sens, avoua Baptiste.

— Alors agréé ?

— Agréé… Autre chose ?

— Oui.

— Quoi ?

— Il doit y avoir dans votre canton quantité de ranchers et de cow-boys paisibles et honnêtes.

— Certainement.

— Alors réunissez-les en mon posse. Car pour nettoyer à fond Squeletteville et le camp des mineurs il nous faut une petite armée.

— J’en conviens, Pander.

— Entendu ?

— Entendu.

Le chef ajouta :

— Je commence tout de suite à réunir mon posse ; et nous tiendrons demain soir une séance spéciale du conseil du canton.

Baptiste tint parole.

Le lundi soir, le conseil votait à l’unanimité le règlement exigeant une licence fort élevée des salounes et maisons de jeux.

À 10 heures le mardi matin, le posse était rassemblée à la porte de la station de police.