L’opium/Texte entier

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 3-607).


L’OPIUM


PREMIÈRE PARTIE


« Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment secrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée ? »
(Baudelaire : L’invitation au voyage.)


I


— Vous êtes un grossier personnage, et je vais vous signaler à vos chefs !

Sur cette dernière apostrophe au conducteur, Marcel Deschamps sauta hors du tramway.

Le jeune homme était très rouge, ayant commencé par être très pâle, et les frémissements de sa colère se prolongeaient, leur cause éteinte, sous cette exaltation que donne aux novices la sensation d’une galerie, d’un auditoire.

— La Madeleine !… glapit l’employé.

Le petit véhicule s’arrêtait à sa place habituelle, et tandis que les chevaux fumants essuyaient mutuellement leurs naseaux sur leur crinière, oublieux du fouet déjà, et résignés dans l’essoufflement de leur repos, les voyageurs moins agiles que Marcel, les dames impotentes, descendaient à leur tour, en s’appuyant sur le bras rechigné du conducteur.

Son dernier passager parti, l’homme racontait sa querelle au contrôleur gravement occupé à vérifier la feuille de recette et le timbre enregistreur de la voiture.

— Figurez-vous que ce particulier-là…

Mais Marcel s’éloignait, voulant ne pas entendre afin de ne point avoir de plainte à déposer, et satisfait déjà, d’ailleurs, par l’approbation des vieux messieurs et des vieilles dames qu’il entendait derrière lui s’entretenir de sa galanterie. Au bout du boulevard Malesherbes, il ralentit le pas, machinalement, et se laissa dépasser comme si son allure eût suivi les modifications de son pouls. Pourquoi s’était-il emporté ? Il se le demandait un peu. La bizarre fantaisie, de jouer les Don Quichotte bourgeois en tramway pour les beaux yeux d’une matrone à ridicule qu’il n’avait point seulement vue ! Ah ! Marcel ! Toujours la langue prompte !… Comme s’il n’était pas habitué aux insolences populacières de ses égaux en électorat ! Eh ! l’on se « débrouille » parbleu ! La dame n’avait qu’à se faire comprendre sans impatienter l’employé !… En tout cas, il ne devait point intervenir, puisqu’avec sa lâcheté bien parisienne, il n’aurait pas le courage de pousser sa bonne action jusqu’à se déranger pour signer une plainte dans le bureau du contrôleur !… Les nerfs ! toujours les nerfs !

— Est-ce bien la faute de mes nerfs ?…

Il s’arrêta tout à fait, accrochant sa songerie questionneuse à la réfection d’une cigarette qu’il alluma longuement, sa canne sous le bras. Des gens passaient. Des bonnes, des soldats, deux filles d’élégance excentrique. L’une des deux le dévisagea longuement. Appétissante, brune, et mûre. Il sentit son œillade. mais la rendit d’une haine instinctive, plus forte que lui, et qui emporta sa pensée. Avec un frémissement des paupières, pareil à un haussement d’épaules, la femme s’éloigna, ouvrant un sillon de parfums communs que battait le soyeux fla-fla de sa robe, et Marcel, planté devant le kiosque à journaux, suivait encore le ballonnement des jupes sur les reins de la flâneuse et le ballonnement de son ombrelle, celui-ci fixe, celui-là dandiné. Du doigt, il retenait contre la brise la feuille d’un journal illustré mis à la devanture et dont il n’arrivait pas à lire la légende, cloué là dans une détente, par une réaction de torpeur.

Des voitures filaient tout près de lui, avec de sourds roulements de roues, des craquements de cuir neuf, toute une vie ensoleillée, reluisante de harnais et de caisses vernies. La Madeleine semblait de pâte tendre. Une première communiante, à moitié des marches, regardait la rue Royale béante devant elle, tandis que sa mère et son institutrice, toutes deux noires à faire peur à côté de cette neige crémeuse, retapaient sa ceinture moirée. Autour du temple, Paris bruissait, charriant, sous un nimbe dépoussiéré, ses clinquants, ses joies, ses couleurs d’après-midi de soleil ; et devant les grilles, sur le refuge, un gardien de la paix soulignait ces papillotements par son immobilité endormie et sombre sous le cadran bêtement bleu d’une horloge pneumatique.

Marcel eut à peine conscience de ces choses auxquelles une accoutumance empêchait son rêve de se consoler. Les foules et leurs rumeurs, sa colère à présent tout à fait morte, berçaient seulement ses vagabondes mélancolies. C’était Paris cela, ces lumières, ces pierres, ces gens, ces tapages ! C’était Paris, vu du bon endroit, à l’heure préférable, dans un cadre de ciel clair, de maisons souriantes, dont les fenêtres avaient des regards, et peuplé d’enchantements depuis le bord du tableau jusqu’au fond de la toile, peinte en relief de monuments à colonnes, bombée de dômes, barrée d’un obélisque crayeux et mourant enfin dans une confusion embuée. L’atmosphère spéciale qui planait là-dessus, il en avait sensuellement goûté la griserie, longtemps, très longtemps, hier encore. Alors, il quitterait tout cela, comme cela ? C’était vrai ! Tantôt n’avait-il pas sauté en tramway pour courir là, rue Royale, au cœur de la fête, et signer son consentement à l’exil ?… Une mollesse glissant en lui, coupait ses interrogations, suspendait ses réponses, tandis que, lentement, montait à son esprit, avec l’infinie terreur d’une décision-à prendre, le souhait vague d’un répit.

Sans plus vouloir penser, le jeune homme traversa la chaussée et prit la rue Royale. Son calme d’à présent lui semblait béatitude, et très loin lui apparaissait ce ministère de la Marine au seuil duquel il lui faudrait proférer un oui ou un non, entrer ou rebrousser chemin. L’œil perdu, il regardait les femmes, les hommes, les façades ; mais à la porte de la Taverne anglaise, un garçon le salua discrètement d’un sourire effacé, et, tout à coup, cette rencontre ranima ses fièvres. Pourquoi ce garçon souriait-il ? Pouvait-il point le saluer comme un client ordinaire ? Ça, Paris ? Ça, une ville ? Allons donc ! On n’y savait pas plus traîner incognito son boulet que dans un chef-lieu de canton ! Là même, dans cette cohue cosmopolite, entre ces gens parlant toutes les langues, à côté de ces Arabes et de ces Chinois, derrière ces sauvages issus du Jardin d’Acclimatation, quelqu’un le reconnaissait, un obséquieux subalterne, et lui envoyait un petit signe, le bonjour du complice ou du bas confident se gaussant des amours dont il met le couvert ! À qui le sourire : à M. Marcel Deschamps, ou à l’amant de la Leroux ? À l’amant !…

Le jeune homme hâta le pas, ses irritations revenues, et dépassa le Ministère, sans y songer. Les Champs-Élysées s’ouvrirent devant lui, l’attirèrent, distrait, en une allée peuplée de seuls enfants, surveillés de loin par des bonnes anglaises. Là, des fleurs roses criblaient les feuilles gros vert des marronniers, et l’ombre, au-dessous, était si calme, si éloignée du tapage voisin, qu’il se laissa tomber sur un banc. Mais ses membres seuls se reposèrent. Tout de suite, et comme malgré lui, le promeneur passait en revue ses tristesses.

Heure amère, pensait-il, ton périodique retour doit scander la vie des misérables, pour que si facilement je t’ouvre la porte qu’à peine tu grattais ! Il faut familièrement te connaître pour qu’au milieu de la paix des choses, je t’installe si largement dans mon cœur !…

Il est certain, reprit-il, que ne pouvant me dispenser de souffrir, je finis par prendre plaisir à ma souffrance, à la façon du moins de ces malades rouvrant leur plaie pour apaiser une démangeaison !…

Là-dessus, il s’affaissa davantage sur son banc, sous les arbres, et, tandis que les babies lui bégayaient aux oreilles et versaient du sable dans les poches de sa jaquette, il repassa brièvement son existence. Comme toujours, il n’y trouva que les deuils en notant les étapes, et presque aussitôt, il se sentit défaillir pour avoir tenté de se consoler des férocités de la vie en se découvrant supérieur à la vie. Des regrets se levaient avec ses malheurs ; il se jugea comme on se juge étant seul : il se vit pire qu’il n’était, puis, un instinctif besoin de se disculper à ses propres yeux l'amena à chercher des excuses. Bien vite, leur vulgarité, leur convenu l’écœurèrent. Sa pauvreté, sa famille, son enfance sans sourires : qu’était tout cela ? Combien d’autres n’avaient-ils pas victorieusement traversé ces épreuves ? Au mal dont il souffrait, son orgueil cherchait une raison plus noble, plus haute, plus puissante, une raison que son jugement d’analyste pressentait d’ailleurs, très réelle, trop réelle, sans cependant arrivera la définir.

Il eut un sanglot qui mourut en un bâillement ; sa pensée de Latin sensitif se traduisit, machinale, en gestes étirés. Mon Dieu ! Que faire ? Où aller ?… Ses chagrins tombaient à un ennui immense, d’une lourdeur de plomb. Il lui semblait qu’une chose liquide, qu’une rivière noire l’emportait en dérive, comme une épave, aussi impuissante à sortir du courant qu’à couler bas. C’était vivre cela ?… Son instinct lui disait encore que, ses deuils effacés, son cœur apaisé, il resterait cependant, comme à cette heure, affaissé sous un poids invisible, à se tordre les mains dans un désespoir sans nom, et cette pensée l’accablait. Des ombres passèrent devant lui. Une jeune fille emmenait un de ses enfants. Il la regarda qui maternellement essuyait le visage du bébé, et son rêve errait encore ; mais quand elle s’éloigna, toujours penchée sur son petit compagnon, il s’arrêta à contempler sa taille mince, la gracilité exquise de sa silhouette ; puis, longtemps, ses yeux caressèrent la nuque rose, très découverte par les cheveux haut relevés, des cheveux couleur de bière.

Ah ! que cherchait-il ? Son mal, il le diagnostiquait maintenant, sans peine. Aimer… Il aurait fallu aimer. Puisque les « à quoi bon ? » de sa précoce expérience, puisque les exigences de son esthétique jamais satisfaite, avaient stérilisé toutes ses ambitions littéraires, et crevé tous ses rêves, il aurait fallu que l’amour le consolât, qu’une passion peuplât son cœur avec son cerveau, qu’il souffrît par elle, qu’il vécût enfin. Tout à l’heure, il repassait ses années mortes : les rares joies qu’il y retrouvait, ne les devait-il pas à la femme ? Ces joies fugitives, des lendemains cruels les avaient suivies ; seulement, la faute en restait à ses fringales, à sa solitude, aux amertumes exigeantes de son foyer sans affection. Il n’avait pas aimé d’abord : il avait cru aimer ; de là, la brièveté de ses bonheurs et ses rancœurs ensuite, quand la désillusion le réveillait de ses essais d’amour !… Aimer !… Quand et où aimerait-il ? Qui serait-elle ?…

Il se leva, redevenu fiévreux. Alors, la pensée qu’il n’était pas libre lui souffla une bouffée d’énergie. Or, justement, comme il se remémorait les supplices de son esclavage, un mot de sa maîtresse, son reproche habituel, le hanta : « Tu ne sais pas vouloir… »

— Oui, monologua-t-il, en redescendant rapidement l’allée, je ne sais pas vouloir, parce que je n’ai pas de motif à vouloir…

Une seconde il se tut, sous l’intuition qu’exactement il venait de définir son état d’âme, et il reprit sa course, plus léger, plus jeune et le sang aux pommettes.

— Eh bien, je voudrai ! je voudrai !…

Pareil aux enfants qui, par peur d’oublier la commission dont leur mère les charge, la crient à tous les échos du chemin, il répétait encore son « je voudrai », quand il entra sous la vaste porte cochère du ministère de la Marine. Mais il n’avait point peur d’oublier ; ce qu’il craignait, c’était de faiblir un dernier coup. Des gens existent qui ne se connaissent pas eux-mêmes ou ne se connaissent pas assez : Marcel sans doute se connaissait trop. Un frisson le glaça devant le factionnaire, puis devant le gros concierge. « Je veux ! Je veux ! » balbutia-t-il en serrant les poings comme s’il allait se battre, et cinq minutes après, il se trouvait dans le cabinet du Directeur des Colonies. Le fonctionnaire lui tendit la main :

— Eh bien, filleul, acceptez-vous ?

À ce moment, le jeune homme était si naïvement, si sincèrement résolu, qu’il s’étonna :

— Oh ! mon cher parrain ! Mais je croyais ma nomination signée ?

Comme s’il avait compris les hommes, le directeur sourit. Immédiatement, d’ailleurs, il ajouta dans son faux-col :

Amour, amour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire : adieu prudence !

Deschamps ne répondit que par un hochement triste. Peut-être, au fond, restait-il assez candide pour être flatté qu’on attribuât son exil à un chagrin d’amour ? peut-être aussi, plus simplement, se rappelait-il d’autres prud’hommeries moins bienveillantes, des jugements sévères sur sa liaison avec Claire Leroux ? À moins encore, et ceci doit être probable, qu’il ne pensât à rien, tout à cette satisfaction d’en avoir fini, que les plus navrés et les plus aimants rapportent du cimetière.

Quand il se retrouva dans la rue Royale, il était « administrateur stagiaire des Affaires Indigènes de Cochinchine » et « chancelier par intérim du Consulat de France, à Hanoï (Tonkin) ». Ce titre, il se le répétait également plusieurs fois sur le trottoir, s’habituant peu à peu à son exotisme, à son étrangeté. Et dans son exaltation, il ne trouvait d’autre cri qu’un banal : « Ça y est !… », — trois syllables d’argot auxquelles se raccrochaient sa joie de la décision prise et son soulagement de n’avoir plus à réfléchir. Le chemin qu’il suivait tout à l’heure, il le reprit. Devant la Taverne anglaise, le même garçon époussetait les tables d’un air ennuyé. Il lui trouva une « bonne figure », s’assit, puis, sans y penser, but une pinte d’ale, et laissa un pourboire généreux. Qui savait ? Sans le sourire de ce domestique, tantôt, peut-être hésiterait-il encore ? On ne dirait jamais assez les sottises et la petitesse de notre conscience. Jusqu’à sa porte, cette constatation marchait avec lui. Il se rappelait son émotion d’après déjeuner, et sûr à présent qu’elle ne se renouvellerait plus, jamais plus, il revivait la scène humiliante qui l’avait jeté en tramway, soudain prêt à l’exil, cet exil vaguement décidé en des heures plus intimement, plus sérieusement navrantes.

Il descendait son escalier, boutonnant ses gants, las comme à l’ordinaire, mais ne songeant à rien, oui, ne songeant à rien, quand son nom, crié par une voix méchante, l’avait réveillé.

— Est-ce qu’il est là, votre monsieur Marcel Deschamps ?

Le concierge, bien stylé, répondait non. Trop tard. La questionneuse avait vu le faux absent, et Marcel, éperdu comme un enfant pris en faute, ne songeait pas à remonter pour éviter une explication dans le vestibule. Il ôtait blême.

— Je vous ai dit de revenir à la fin du mois !

— C’est le 28 !

— La fin du mois, c’est le 30. Je ne vous paierai pas avant !

Il passait, raide, devant la créancière qu’excitait l’air goguenard du portier, et la mégère le suivait sur le trottoir, vexée de ce qu’il ne se retournât pas, s’en allant de sa démarche lente, la cigarette aux lèvres, et toujours visiblement préoccupé de boutonner son gant.

Elle criait des injures : « S’il était permis de s’habiller comme un mylord, lorsqu’on ne payait pas le pauvre monde !… » Les épithètes roulaient, et, déjà, les passants tout de suite très amusés, entouraient la femme, goûtant en badauds sa colère, ou lui soufflant de nouveaux cris contre « l’aristo » dont les guêtres et le chapeau gris offusquaient leurs instincts.

Ah ! l’horrible minute !… Marcel étouffait de rage. Son orgueil de timide qu’affolaient la moindre piqûre, le moindre ridicule, saignait sous son plastron, et il aurait tué un homme sans frémir, brûlé Paris avec bonheur.

Peu à peu, comme il hâtait le pas enfin, et changeait de trottoir, il cessait d’entendre la femme ; pourtant, sa colère ne tombait point, changeait de cours seulement. Une vie pareille ne pouvait durer ; il fallait en sortir. Son parti était pris ; l’exil que son parrain lui offrait, et qu’il avait à peu près accepté dans un accès de désespérance moins banalement motivée, l’exil le sauverait de ces misères !…

Un tramway filait devant le parc Monceau, descendant à la Madeleine ; il s’y était jeté, le cœur lui sautant à grands coups. Une fois installé dans la voiture, il vibrait encore de cette fureur, et lui devait d’être intervenu auprès du conducteur en faveur d’une dame, — à cette heure cela le faisait rire intérieurement, — d’une dame qui, peut-être, sans doute même, n’avait pas raison ! Il se serait aussi bien battu avec un géant ou jeté du haut d’un pont, pour sauver un chien ! quoi pourtant tiennent l’héroïsme et tout ce que conventionnellement il faut admirer ! Un créancier ameutant de bons prolétaires sur un trottoir : il ne lui en avait pas fallu davantage pour le rendre brave, car, avec ses terreurs du qu’en dirait-on et ses timidités puériles, il eût, de sang-froid, mieux aimé le plus périlleux duel qu’un éclat en voiture devant ces douze ou quinze bourgeois par lui fort méprisés, et il devait enfin, par expérience, estimer bravoure sa très naturelle résistance à l’un des petits tyrans du pavé.

Ensuite, par une logique association d’idées, il revenait au garçon de la taverne, au signe d’intelligence ou de salut que, client de marque, il en avait reçu au passage, juste à temps pour réveiller son humeur. Il n’oserait pas le nier : les favoris ministériels de cet homme étaient pour autant que l’esclandre de sa créancière dans cette décision de partir, dont, après de vrais deuils, de vrais pleurs, il n’avait pas eu le courage ! Et cela l’étonnait moins, au fond, que l’examen de conscience, que l’intime sondage, conséquences de cette rencontre stupide. Alors, les philosophies comme les héroïsmes étaient enfants du hasard, et petites, et mesquines comme leurs auteurs ? Par habitude, il formulait, ainsi que s’il eût parlé sa pensée, capable encore de s’étonner de ses découvertes, mais, par éducation, fidèle jusqu’au bout à la logique de ses examens. Il se disait, — son mépris coulant en découragement, — que, malgré la dissimulation de notre instinctif égoïsme, il n’est guère de crises de tristesse et de dégoût de vivre, dans l’explosion desquelles on ne puisse retrouver quelque contrariété misérable, ou quelque froissement de notre orgueil.

Si de telles causes, pensa-t-il, déterminent dans l’humeur du vulgaire de brèves violences, elles achèvent d’exacerber la sensibilité des natures dont notre manie de classification, et la mode un peu, qualifient le raffinement de névrose. Et ces natures ne pardonnent pas sa banalité à cette blessure, sans d’ailleurs en souffrir moins, leur humanité demeurant lucide au cours de ses pires faiblesses, et consciente toujours. Mélancoliquement, elles vibrent, durant des heures, des jours ou des années. Cette attaque mesquine et bête, cette méchanceté des choses, en choquant leur partie la moins noble, réveillent des échos, suscitent des études, évoquent des souvenirs aussi, les mettent enfin en présence de leur monstrueuse petitesse. Elles généralisent, poussées à bout. Une piqûre de moustique a rouvert des plaies qui s’enflamment dans une renaissance des douleurs assoupies, — et le moustique est oublié. De bonne foi, misérables observateurs, ils prêtent alors à leurs plus violentes amertumes une génération spontanée, et leur naïveté de souffrants ne se souvient pas plus de l’impulsion originelle que l’eau ne se souvient du caillou qui brisa son miroir.

Tout à l’heure, c’était une laque vague, une chose vitreuse, transparente à faible épaisseur, et qui couvait, semblant morte, horizontalement immobile. Le caillou du passant est tombé, et, tout aussitôt, sont nés des cercles concentriques. Sans fin, ils se succèdent, s’élargissant jusqu’aux rives ; mais là, dans l’effort de leur fuite, ils se heurtent à des racines, à des branches pendantes, à des roches, et la violence de leur choc semble les multiplier, faisant naître, tout aussitôt, d’autres cercles, qui, sans fin aussi, se succèdent en s’élargissant jusqu’au large, si bien qu’au bout d’un instant, on chercherait en vain, sur ce miroir rayé où des plis s’embrouillent, le point où commença la révolte. L’eau ne s’en souvient pas. L’homme moins encore. Toutefois, l’eau seule est muette.

Marcel jeta sa cigarette finie avec sa méditation. Il était rue de Miromesnil, devant sa porte. Le concierge, comme tantôt, s’étalait sur le seuil, l’air goguenard, suant d’aise, sa médaille militaire bien en vue sur sa veste. Et Deschamps, sur un prétexte, lui donna son dernier louis. Car enfin, sans ce concierge !… Il recommençait la filière, et s’en aperçut, égayé soudain.

Installé chez lui, il savourait encore son bonheur d’avoir pris une décision, bonne ou mauvaise, d’en avoir terminé. C’était comme la sensation confuse d’une amputation qui lui aurait enlevé et sa douleur et le membre endolori. Il essaya de lire deux ou trois volumes parlant de sa future résidence, puis dîna seul, heureux et distrait. Avant le dessert, il se leva pour consulter un itinéraire. Par quel paquebot partirait-il ? Comme il cherchait le livret, il rencontra le portrait de Claire Leroux, le regarda comme s’il ne l’avait jamais vu. Était-elle jolie ! Pourquoi l’aimait-il donc si peu ? Un attendrissement l’empoignant, il jeta la photographie, furieux d’avoir à raisonner déjà la manière dont elle prendrait son départ. Des songes, des souvenirs, des regrets l’abîmèrent, sans que son rêve se précisât. Alors, il s’habilla, sortit, entra dans un théâtre. Des amis le reconnurent, qu’il suivit au dernier entr’acte. On discutait le livre de la veille, et Marcel retrouvait des fièvres d’artiste, des paradoxes convaincus. Cependant il tut son prochain départ, assez enfant pour s’imaginer une surprise de la dernière heure, quand on saurait, et pour s’en réjouir.

Lorsqu’il rentra, il était délesté de soucis. Une valse tournait en sa tête, et songeant à la décision qu’il avait prise, à la philosophie qu’il avait ruminée, il se coucha, trouvant sa journée bien remplie.


II


Sur le pont, dans les salons, dans les batteries du Messidor, c’était un tapage et une confusion inexprimables, ce matin de dimanche. On partirait à dix heures.

Marcel errait un peu partout, las du bruit, agacé de cette fièvre universelle, triste aussi de cette première et vague tristesse que donne la solitude dans une foule. Mentalement, à chaque fois que son vagabondage le ramenait à des bousculades essuyées déjà, il se comparait à un chien perdu ; puis, sans savoir pourquoi, il se sentait le cœur serré avec une telle fatigue cérébrale qu’incapable de creuser sa sensation, il voulut se l’imaginer toute physique : « C’est une crampe d’estomac, je me suis levé tôt et j’ai faim ! » Sur ce, toujours railleur à lui-même, il haussa les épaules et héla le maître d’hôtel. On lui servit un verre de Marsala et deux biscuits dont la première bouchée lui resta dans la gorge. Son malaise croissait. Il se réfugia à l’arrière, s’assit sur le caillebottis, n’ayant plus qu’un souhait, celui de partir vite, d’être au large, en plein ciel, en pleine mer.

Physiquement, elle l’accablait, la vie bruyante qui l’entourait, à cette heure. C’était un va-et-vient de passagers faisant les cent pas avec des amis attardés à leur dire adieu, d’enfants qui couraient par leurs jambes, et, tout près de lui, une stagnation agaçante d’hommes graves, trop décorés, vêtus de noir, hauts fonctionnaires de la Compagnie des Messageries, entretenant un dernier coup le commandant du paquebot. A ce moment, Marcel eut conscience de regards inconnus, fouilleurs ou distraits, s’abaissant sur son isolement, et sentit un regret très humain, et irréfléchi, presque une honte, de cet isolement. D’autres gens le regardaient aussi qui, déjà, semblait-il, s’inquiétaient de leur place à table et de l’espèce de leurs compagnons ou voisins futurs. Les femmes étaient les plus curieuses, mais comme elles paraissaient laides, insignifiantes du moins, il demeura revêche, sans remarquer que d’aucunes l’étudiaient avec plaisir, sans se soucier qu’on pût croire cherchés cette immobilité et cet air qui le distinguaient dans la cohue.

Indifférent à tout, en effet, et peut-être à cause de cela même, Deschamps appelait l’attention. Au milieu de globe-trotters affairés, il gardait l’attitude d’un être fier, vivant en dedans, d’esprit trop élevé pour tomber aux petitesses du paraître, trop hautain aussi pour descendre à laisser découvrir sa pensée ou son rêve au vulgaire. Il devait s’ensuivre — constatation banale, des jugements non mondains s’échafaudent pareillement — qu’avant l’appareillage, il aurait pour les passagers et les officiers du Messidor sa réputation établie qu’il devinait par expérience : celle d’un fat orgueilleux et méprisant. Mais il n’en avait cure : on n’en rechercherait sa connaissance qu’un peu plus.

Aussi bien, Marcel, dans son orgueil, ne s’arrêta point à ces examens. Bien vite, il retomba l’œil dans le vide, abasourdi, détaché des choses ambiantes. Brusquement alors, les vitres de la claire-voie lui renvoyèrent son image, et il la regarda, surpris comme étrangère, ne la reconnaissant point. A cette heure, son teint mat s’éclairait d’une pâleur saine sur laquelle ses traits s’accentuaient vigoureusement. Une finesse, il est vrai, atténuait leur mâle dessin, solide en son irrégularité. Sans doute venait-elle de la bouche, trop petite, trop féminine en sa pureté, avec ses lèvres moins rouges que roses et serrées dans un pli où se marquait plus de capricieuse bouderie que de volonté réelle ? Peut-être encore, songea-t-il, était-ce son maigre menton ou son cou blanc et rond, un cou de femme, un peu fort, laissant à peine deviner les muscles, peut-être était-ce la gracilité de sa moustache, qui adoucissaient ainsi sa physionomie ? Car le haut du visage, lorsqu’il clignait les yeux, comme à cette minute, montrait seulement de la force. Les méplats des joues en allongeaient l’ovale, creusaient la face où les pommettes pointaient, sans rudesse, arrondies par la lumière, et presque luisantes au contraste de l’envoûtement des yeux. Les sourcils tentaient de rejoindre leurs deux arcs entêtés au-dessus de la ligne mince et droite d’un nez dont la petitesse, dont les ailes mobiles semblaient aussi d’une femme. Et la vigueur masculine trahie par les pommettes et les sourcils, le front la révélait en son entier développement, faite d’intelligence et non plus d’appétits. Très large, — la tête s’exagérant au sommet, — ce front était haut sans être singulier, et d’une hauteur à peu près partout égale, comme si les cheveux eussent été tonsurés par devant. Ceux-ci très courts, très drus, revêches en leur rebrousse-poil, encadraient d’assez loin les oreilles, mouraient en rebelle duvet sur la nuque puissante, et, avec leur teinte châtain sans lustre, imprimaient à la figure quelque chose de cet aspect baptisé : air militaire, et qui, suivant les types, est fait de franchise et de résolution, d’insolence et de brutalité. Seul le regard crée la différence. Furieux de se voir, agacé de retrouver le sourire bête qui découvrait ses gencives, las de lui-même, comme de tout, Marcel riva le sien aux croisillons du caillebottis, puis le rentra dans une contemplation interne et perdue, laissant également inexpressifs sous la trame de longs cils recourbés, sa pupille au brun indécis, alors sans flamme, et l’humide nacre de sa prunelle.

Telle quelle, pensa-t-il, pour se consoler de n’être point l’homme physique qu’il souhaitait être, la tête était peu banale en l’ensemble, curieuse en quelques détails. Autant que la vie peut rappeler ce qui est mort et reste mort sous l’apparente résurrection des traductions artistiques, cette figure, ce cou, ces épaules robustes tendues ferme sous la cheviotte du veston, lui rappelaient les bustes de jeunes Romains dont fourmillent en Europe les musées des Antiques. Quand poursuivant sa pensée tout bas, il caressait quelque colère ou quelque plainte, ses dents se serraient, ses pommettes luisaient davantage, tandis que les maxillaires saillaient à leur tour, volontaires et ambitieux. C’était bien alors, tant il est dit qu’en nous tout doit mentir, le visage et la mine du Latin inquiet qu’un besoin pousse à la lutte devant le trône à conquérir ou la tribune à renverser.

Un physionomiste eût-il conclu de même ? Volontiers Deschamps lui aurait demandé de confirmer sa propre analyse, mais il n existait pas sans doute de tels observateurs sur le Messidor. Les passagers qui le regardaient mieux que les autres, lui trouvaient simplement l’aspect d’un « officier de chasseurs à pieds», puis, quand il se leva, développant ses longues jambes et sa maigreur aristocratique, « d’un lieutenant de cavalerie », en tout cas d’un « original ». Il sourit lorsque le vent lui apporta par lambeaux ces propos, car les hommes mettaient une rancune dans ce terme : « original », vexés instinctivement de ce que leurs compagnes reconnussent l’inconnu « distingué », la distinction, aujourd’hui que tous les mâles ne sont ni beaux ni laids et semblablement s’habillent, représentant sous ses syllabes élastiques tout l’idéal confus des bourgeoises et des femmes de classes moyennes.

— Monsieur Deschamps, voulez-vous me permettre de vous présenter à votre commandant ?

C’était un des fonctionnaires de la Compagnie, un des hommes noirs, trop décorés. Jusque-là, il tournait le dos au jeune homme et le découvrait seulement à cette minute, dans le brouhaha du croissant encombrement.

— Commandant, j’ai l’honneur de vous présenter, car il n’est pas besoin de vous le recommander… vous l’avez lu, j’en suis sûr… M. Marcel Deschamps, le poète des Chimères et des Angoisses.

Le commandant avait-il lu Chimères et Angoisses ? Le chancelier ne se le demanda pas pour n’avoir point à répondre non. D’ailleurs, d’emblée, il se sentait séduit par le visage sympathiquement cordial de l’officier dont l’œil intelligent et profond, le bon sourire, tout l’aspect extérieur lui promettaient un intéressant et aimable compagnon, dont les premiers mois enfin lui annonçaient un hôte assez lettré pour les discussions d’art, et, pour toutes autres causeries, savant sans pédanterie, conteur sans rabâchages.

M. Louis Villaret, lieutenant de vaisseau démissionnaire, capitaine du Messidor.

Les deux hommes se serraient la main. Ils s’étaient plu. Le marin citait déjà des vers de son nouvel hôte :

Sous des cieux trop bas, par des routes mornes,
J’ai souvent pleuré mes espoirs défunts,

Et, las de chercher couleur et parfums,
Maudit ma Chimère aux désirs sans bornes,
Sous les cieux trop bas, par les routes mornes !…

Marcel souriait sans amertume, habitué à chaque présentation à trouver sur les lèvres bien intentionnées de gens qui, la plupart du temps, ignoraient son œuvre, des vers de son début, vers popularisés par les gazettes, car le poète avait été un novateur, et des maîtres plus connus, introduisant après lui les anxieuses lassitudes de la jeunesse de ce temps dans le poème jusque-là conventionnel, l’avaient remorqué à leur gloire. A tout autre moment, il se fût, sur ce rappel, reporté à la fiévreuse époque d’où datait la pièce, aux joies brèves et brisantes de ces commencements ; mais une autre préoccupation le tenait, plus terre à terre et pressante. Il lui fallait expliquer comment et pourquoi, poète, il renonçait à son milieu, à la vie intellectuelle, pour aller s’enterrer en Indo-Chine comme fonctionnaire colonial. Cherchant ses mots, gêné, furieux de n’avoir pas prévu cette si naturelle question qui, désormais, le poursuivrait partout, il bégayait, parlant de sa fatigue de Paris, de son besoin d’horizons infinis, de choses neuves.

— Et puis, termina-t-il, — moins honteux de son demi-mensonge que de son embarras qui le forçait à citer à son tour ses propres vers, — on se bat là-bas ; notre poignée de soldats fait de l’épopée dans du soleil, par les rizières, dans un cadre étrange :

Être acteur et témoin de choses héroïques…

Il m’a pris une démangeaison de voir la guerre dans cet exotique milieu: je suis parti.

— Bravo ! faisait le commandant. Mieux vaut vivre l’histoire que la lire !…

De son œil clair, tout en causant, il détaillait son nouveau passager, semblant déroulé lui aussi, sans que, d’ailleurs, sa sympathie primitive en souffrît, par ces contrastes de force et de douceur, de volonté et d’abattement, auxquels le visage de Marcel empruntait son originalité avec sa grâce. Le jeune homme avait recouvré son sang-froid. On remuait des choses banales ; des présentations entrecoupaient dans le groupe la conversation généralisée. Ensuite, des dames s’approchèrent et, un coup encore, la mobile physionomie du voyageur changea. Son regard distrait s’allumait d’une flamme claire avec de fugitives éclipses sous les cils, d’où il resurgissait hautain et dur. Les yeux étaient-ils gris ou bruns ? L’officier ne put le savoir. Une fillette de quatre ou cinq ans, blonde et rose, jolie adorablement, lâchait la main maternelle pour se pendre à celle du chancelier qui la contemplait. Il l’avait prise, la tenait en l’air des deux bras, et, tandis qu’elle s’extasiait bienheureuse, conquise, sa prunelle ne la quittait point, avec la même caresse tendrement chaude qui faisait de sa pupille un bijou de vieil or rayonnant sur du velours. M. Villaret alors hocha la tête, comme jugeant que c’était assez étudier ce nouveau venu, qui, non célèbre, eut été remis à plus tard ; et, se penchant vers l’auteur de la présentation, il définit, par acquit, le chancelier : « un monsieur complexe ». Au surplus, bien qu’ayant simplement conclu d’après l’examen du visage, il est vrai semblable que, seul parmi les nouvelles connaissances de Marcel, le capitaine émettait un jugement dont l’intéressé ne contestât point l’exactitude, car le poète, en le surprenant, ne put retenir un sourire.

Longuement, une cloche tinta ; les hommes graves tirèrent leur montre :

— C’est la première sonnerie pour avertir les visiteurs d’avoir à quitter le bord et à presser leurs embrassades.

Le marin se tourna vers son second qui s’approchait la casquette à la main :

— Tout le monde au poste d’appareillage !

Puis, tandis que le commandement répété précipitait un peu plus le movement du bord, il prit congé des fonctionnaires, glissa un au revoir amical à Deschamps et courut à sa passerelle.

Le jeune homme aussitôt se sentit retomber à son navrement.

Sans voir le coquet remerciement de la mère du joli baby, il se penchait sur la lisse, cherchant machinalement dans la foule qui grouillait sur les appontements, sur le quai, sur la jetée, partout, un visage ami, une figure où se raccrochât sa vague tristesse. Personne. Le cœur étreint, il battit et rebattit la foule avec sa lorgnette. Personne.

En bas, sur les flancs du Messidor, bâillant sous la coupée, une large porte-fenêtre se prolongeait d’une passerelle en pente ayant deux filins tendus pour garde-fous et dégorgeait tout un peuple sur le wharf. Là encore, personne. Des visages inconnus, insignifiants, communs, que son égoïsme trouvait morts. Il sentit son malaise grandir et quelque chose le prendre à la gorge.

Le tapage croissait. Ce n’était plus la rumeur, les cris, les jurons, les rires de la cohue de tantôt. A un second coup de cloche, les salons et les batteries avaient vidé sur l’appontement le flot des commissionnaires, des garçons d’hôtel, des portefaix, des curieux et des indifférents. Quelques visiteurs seuls restaient en bas, devant les abord et la passerelle, prêts à l’expulsion suprême, mais ceux-là ne faisaient pas de bruit, muets dans l’attendrissement du départ proche, avec des étreintes subites aux bras des passagers, des larmes mal essuyées, des caresses, des recommandations à voix basse. Le vacarme du bord, c’était le bord qui le produisait à cette heure, fièvreusement, rageusement, par saccades, comme impatient et las d’avoir attendu. Et l’on percevait à peine les lazzis, les querelles montant du quai où se partageaient pourboires et salaires.

, Marius ! et tu ne pars pas pour les îles ?

La voix du Messidor couvrait tout, une voix rauque que le grondement de la vapeur orchestrait. Les treuils de l’avant et de l’arrière grinçaient sur te rythme précipité des petits chevaux ; les faux-bras, énormes, s’enroulaient, se traînant des machines aux bittes sur le parquet sali, avec des tremblotements et des soubresauts traîtres de boas. Le sifflet de la machine ululait, et son enrouement crevait encore le tympan, remplacé bientôt par les susurrements perçants et grêles du méchant sifflet d’argent du maître de manœuvre, — un roquet aboyant derrière un canon.

Dominant le vacarme, un commandement s’éleva qui, tombé de la passerelle, courut par les bouches :

— Paré à larguer les amarres !…

Une sorte de silence se fit. La vapeur ronflait seule avec entêtement.

— Machine en avant ! Larguez tout !

Nul ne l’avait répété cet ordre, mais Marcel l’entendit ; les vibrantes syllabes lui meurtrirent le cœur.

Et le Messidor s’avança, lâchant ses câbles d’arrière, puis l’amarre qui, par bâbord, à l’avant, le retenait au paquebot voisin. Sur l’amarre de tribord, il se halait, sans secousses, avec une force douce, et l’on ne s’aperçut de son mouvement qu’aux vivats partis du quai dont le navire s’éloignait avec lenteur. Des manœuvres suivirent, scandées de coups de sifflet. Les treuils ronflaient toujours, on rentrait les haussières, le navire était dans la passe, le nez au large, renâclant. Brusquement, quelque chose l’ébranla plus fort. Il semblait s’étirer, se gonfler comme un monstre au réveil. Et ses flancs vibrèrent plus vite, et, plus violemment l’hélice battit l’eau glauque, sous une soudaine nappe de mousse bouillonneuse. On était en route.

Deschamps se redressa. Un souffle passa sur son front, il sentit l’heure plus grave encore que triste, ému d’étrange façon, impuissant à raisonner. Du moins voulut-il, afin d’analyser plus tard son trouble d’à présent, noter les détails du tableau, les moindres phases de cet « adieu vat. » Mais la terre était voilée par une pluie fine, délayant le brouillard. Marseille se noyait dans du gris, pareille à quelque port anglais, mélancolique ainsi, et plus sale. Des maisons creusaient des trous jaunes dans le sombre rideau, s’effaçaient à leur tour derrière des mâtures. Le voyageur se retourna, regarda l’officier de manœuvre placé à l’extrême arrière qui, tout en surveillant la rentrée des haussières, à proximité du porte-voix communiquant avec la passerelle, envoyait à terre des baisers furtifs à des femmes, la mère et les filles, pelotonnées sous une toute petite ombrelle. Les parapluies maintenant bombaient de toutes parts. Sur la jetée, des docks au phare, ondulait un étoilement de boucliers tremblotants comme des épis. Marcel s’efforça de trouver ridicules ces adieux trop mouillés, ces mouchoirs agités sous la bruine.

— Saluez ! dit l’officier, l’oreille à son tuyau acoustique, l’œil et la main vers les trois femmes.

Deux timoniers saisirent la drisse, tirèrent doucement, l’un après l’autre, les deux bouts. La tente couvrant le paquebot empêchait Marcel de suivre la promenade du pavillon, montant et descendant pour le salut d’adieu ; il s’en agaça, furieux de l’insouciance de ces matelots dont les bras allaient et venaient, distraits et monotones. Alors, il se réaccouda sur la lisse, se contraignant à déchiffrer au passage les noms des steamers rangés les uns le long des autres, l’arrière à quai, pareils des chevaux à l’écurie. Imitant leur hôte, le navire de guerre, ils rendaient le salut au courrier, eux aussi. Ce fut, pendant cinq minutes, une voltige de pavillons que l’absence de soleil décolorait, que l’averse faisait lamentables. Puis, plus rien. À droite le large, là sous cette brume légère où l’averse s’étale en rideau, là, derrière et après ce bout de jetée, où la foule a couru et grouille, fourmilière tapie sous des parapluies. Des cris arrivent, et vingt, et cinquante, et cent, cinq cents mouchoirs s’agitent, ensemble, sous les dômes de soie qu’anime une danse de Saint-Guy.

— Adieu !… adieu !… Bon voyage !

Des syllabes provençales, plus hautes, plus chantantes, dominent les autres. Et toujours les mouchoirs s’agitent. On dirait d’un essaim d’oiseaux blancs tentant de s’envoler de ces blocs de pierre et toujours reculant, effrayés par l’eau. Les passagers se sont tous précipités à tribord, pressant Marcel qui suffoque. Ils répondent aux vivats ; leurs mouchoirs, leurs chapeaux dansent aussi entre les pistolets et les haubans, au bout de bras infatigables.

— Au revoir !… au revoir !…

Des enthousiastes crient des dates, des noms propres, et Deschamps se recule, tombe sur un banc à côté d’un Anglais grave et flegmatique qui déjà consulte sur ses genoux la première carte de son Itinéraire.

— Mais qu’ai-je donc ? pense le jeune homme… Puisque je ne l’aime plus !…

Il ne dit point comme à Paris : Puisque je ne l'aime pas, et s’en étonne. Malgré lui, il regarde encore la foule, le phare qui décroissent, et, lentement, se perdent, toujours pointillés par les mouchoirs, tandis que le paquebot roule un peu, et ronfle plus vite, dans la brise humide et iodée qui balaie son pont.

C’est fini, on part, on est parti. Eh quoi, déjà ?… Déjà ! On ferme les panneaux des cales, on passe fauberts et balais sur le parquet boueux. La toile à voile des tentes, trempée de pluie, a pris une couleur de bière, tendre et laide, on croirait une toiture aux vitres de corne, le plafond d’un laboratoire photographique. Elle commence, la vie à la mer ; les matelots rangent les fauteuils de bambou, les rocking-chairs empilés, et le bruit qu’ils font semble être du silence auprès du vacarme de tout à l’heure. Deschamps les regarde et s’imagine, à sa lourdeur triste, au poids qui l’écrase, sentir l’affre d’un pressentiment. Il est seul, à tout jamais seul. Nulle main, nul mouchoir n’a remué pour lui, et, plus à plaindre que ces matelots, il n’emporte, pense-t-il, aucun souhait, aucun viatique. Que sera l’avenir, si la première heure s’ouvre ainsi ? Sangloter lui ferait du bien, mais les pleurs se refusent, et puis ce serait bête ! Mieux vaut se consoler avec les choses. Là-dessus il s’accoude de nouveau sur le bastingage, mais tout le repousse, le ciel d’un gris de suie, et la mer sans lumière, sans couleur, terne, laide, ridée. Alors, il rentre chez lui, et, la tête enfouie entre deux oreillers, cahoté de la muraille à la planche à roulis, mouillé par le sabord de l’étroite cabine, il laisse son cœur se crever et lentement s’endormir celte désespérance qu’il croit sans cause comme elle est sans larmes.


III


— Peuh !… La vie, la nature et les hommes, voyez-vous, restent toujours cruellement pareils, immuables dans leur férocité, immuables dans leur indifférence. Les sourires que nous leur découvrons à des heures rares, c’est nous qui les leur prêtons, libéralement. Encore, pour ce prêt, les empruntons-nous au ciel ou à la mer, parfois aux deux, quand surtout un soleil, longtemps attendu, balaie nos mélancolies avec leur brumes, et réveille toutes les exubérances physiques avec tous les espoirs. Plus ou moins, et sans nous en apercevoir, nous sommes, tous, de la couleur du temps, soumis presque autant aux variations du baromètre qu’aux caprices de notre estomac ! Or, juger hommes et choses par les enchantements d’un beau jour ou les béatitudes d’une heureuse digestion, c’est juger la mer par un temps calme. Rien n’est cruel comme la mer, et rien cependant, sauf l’enfance peut-être, n’a de sommeil plus doux, plus tendre. Cependant, comme l’inverse n’est pas moins véritable, mieux vaut, à mon sens, ne pas juger du tout et se tenir à l’écart, dans l’isolement de ses mépris ou de son insouciance. Le détachement de tout, la vie contemplative, redeviennent donc, en dépit des rhéteurs, le dernier mot de nos sagesses…

C’était Marcel qui, s’écoutant un peu parler, philosophait de la sorte, sur la passerelle supérieure du Messidor, en vue du feu d’Ischia, entre trois et quatre heures du matin. On allait à toute petite vitesse, dans la nuit humide que cinglaient des grains du sud-est. À l’horizon, luttant contre le brouillard, l’aigrette incendiée du Vésuve se percevait, point rougeoyant.

Le commandant laissait s’épancher le jeune homme. Deschamps n’avait pas voulu dormir, afin d’assister à l’atterrissage et pour ne point quitter l’officier.

All right ! dit enfin le marin, après un silence pensif. Je vois que vous allez mieux qu’avant-hier et j’en suis heureux…

— Comment cela ? interrogea Marcel, dont la susceptibilité vibrait vite.

Il s’était habitué déjà à ce familier : All right, dont le capitaine abusait, lui donnant vingt significations peu anglaises. L’interjection, cette fois moins que jamais, ne pouvait se traduire par un « Ça va bien » approbatif. N’était-ce pas plutôt un « Vraiment ? » poli, une façon d’esquiver la discussion avec la réponse ? Puis, pourquoi le trouvait-on mieux portant ?…

M. Villaret reposa la grosse lorgnette avec laquelle il tentait de fouiller l’horizon et fixa son hôte. Une sympathie, une pitié cordiale voilée d’ironie s’exhalaient de son regard clair et de son rude visage, tout blanc dans l’encapuchonnement du caban.

— Je pense qu’il y a du mieux, simplement à cause de vos paroles, de vos plaintes… Je ne vous ferais pas l’injure de vous demander jusqu’à quel point vous avez souffert, même ayant le droit de vous interroger, mais par expérience, je sais la guérison proche quand le blessé discute de sa blessure.

Il fit deux pas, se pencha sur le tube du porte-voix pour crier un ordre à la machine ou à l’officier de quart, debout à guetter à l’étage inférieur de la passerelle, devant le kiosque de timonerie. Marcel eut donc le temps de réprimer son mouvement boudeur, et de se rappeler la scène de l’avant-veille, après le départ. On avait sonné deux fois pour le déjeuner sans qu’il eût rien entendu, prostré sur sa couchette, où son angoisse maladive essayait de dormir. Non plus, il n’avait entendu le commandant frapper à la cloison, en soulevant la portière qui, seule alors, fermait la cabine ; mais, en sursaut, la face ravagée, il s’était dressé à un « Eh bien ? » affectueux de ton, dont la caresse devait provoquer la détente de ses nerfs, après la première honte d’être ainsi surpris, plus faible qu’une femme. Pas un mot n’avait suivi, ni de consolation banale, ni d’indiscrète question ; seulement, une main cherchait la sienne, lui disait dans une étreinte longue et forte ce qui ne pouvait être dit, même du regard, à ses yeux baissés de confusion. A cette minute précise, il s’était senti un ami, et son cœur s’était réchauffé.

Depuis, et durant ses longues conversations avec le marin, aucune allusion n’avait été faite à cette défaillance. Cependant, de quoi ne causaient-ils point, accrochés soudain l’un à l’autre par une de ces affinités que nous subissons sans les comprendre ? Nulles confidences ; des choses générales sur l’un et sur l’autre, simplement, comme si leur sympathie, assez forte pour mépriser les conventions et les réserves des ordinaires méfiances sociales, eût, du moins, voulu laisser à la divination de leurs deux intelligences mutuellement pressenties, le plaisir de lentement suppléer aux aveux.

Marcel remercia et rassura du regard M. Villaret dont l’œil s’excusait. Puis, quand celui-ci, content, eut souri, et repris, avec ses cent pas, son observation des brumes, il garda le silence un instant encore, pensant à la bizarrerie des hasards et des destinées qui lui faisait rencontrer à l’heure et dans les lieux les plus inattendus le partenaire intellectuel que ses rêves appelaient en vain à Paris. Il retombait de là à l’étude commencée de ce compagnon. Son caractère, il l’avait lu, à livre ouvert, sur sa physionomie de Bourguignon, bien équilibré, unissant dans une saine synthèse tout ce que donne l’héréditaire communion avec le sol, tout ce que livre la lutte avec la mer. La bonté, la franchise, l’énergie, l’amour des horizons infinis, l’œil et la bouche les proclamaient, mais cela formait le moral, et Marcel se préoccupait surtout de l’homme intellectuel. Sa complexité s’amusait au surplus de celle qu’il devinait chez son nouvel ami, pour deux ou trois lambeaux de profession de foi philosophique, dont le paradoxe restait irréfutable, étant vécu. M. Villaret, docteur ès-sciences naturelles et passionnément observateur, représentait dans le débat le physiologiste raisonnant sur des faits, alors qu’il demeurait lui-même — il en avait conscience, — le psychologue naïf, dont l’analyse tâtonne hors du moi, instinctive d’ailleurs, et par cela même, survivant à la volonté, comme le naturel et très égoïste produit d’un tempérament sensitif.

Justement, lorsqu’il renoua la conversation tombée, cette explication le frappa. Il disait :

— Mon cher commandant, il est certain qu’à Marseille j’eusse été plus… calme par un ciel bleu, sur de l’eau bleue, et que, depuis, à défaut de résignation, j’aurais atteint le non-penser, si le ciel et la mer avaient daigné sourire.

— Tout cela, répliqua le marin, est impression physique, donc dominable. Si vous étiez micrographe, vous vous apercevriez moins du temps !

Il riait. Marcel répliqua :

— Êtes-vous heureux de posséder des recettes !

— Pourquoi ce pluriel ? Je n’en ai qu’une : être content de soi pour être, suivant les cas, content des autres, ou pour pouvoir les mépriser. Ma recette : le travail. Je le trouve pareil à la foi, l’amour en vient avec la pratique. Le travail console, et l’absence…

De nouveau il s’arrêtait redevenu timide, et craignant d’être allé trop loin en obéissant à son impulsion sympathique.

— L’absence ?…

Le jeune homme n’avait dans le regard que de la mélancolie. Le capitaine, reprit plus bas :

— L’absence idéalise ce que l’on a fui : elle ne guérit rien…

Un silence encore tomba. Deschamps secouant la tète et chassant ses visions, le rompit :

— Pour travailler, il faut croire à quelque chose, ne fût-ce qu’en soi !

— Allons donc ! Excuse d’école, excuse de… paresseux ! Vous ne connaissez pas mon système d’éducation : prendre artificiellement l’habitude d’un travail qui, un jour, tôt ou tard, sera le refuge, le soutien, — la vengeance. La souffrance aigrit celui qui souffre, sans servir personne ; le travail sert tout le monde.

— Brrr ! Socialiste que vous êtes !… Mais que conseillez-vous à celui qui vous a connu trop tard, vous et votre panacée, à celui que l’absence d’horizon étreint et anémie ? Que conseillez-vous à celui qui se débat entre les débris des croyances dont s’aidaient nos pères ?… Ne vous récriez pas : je n’en suis pas au Christ poussiéreux de Musset, au Christ en toc dédoré par le « hideux Voltaire ! » Les croyances dont je parle n’ont rien de religieux : croyances à la patrie, croyances à la simple honnêteté, croyances à un devoir quelconque, croyances à l’utilité de nos actions, croyances en nous-mêmes : il ne reste rien de tout cela. Nous sommes des castrats et nous ne savons ni pourquoi, ni comment vivre…

— Et vous vivez !

— On est lâche.

— Non : l’on espère. L’espoir est la prescience d’un mieux qu’on peut atteindre. C’est l’appeau à notre volonté, et tout est dans le vouloir. Vous ne partagez plus les croyances dont vous célébrez les funérailles, et cependant, vous agissez comme si vous les partagiez ! Vous vous feriez tuer pour votre pays, vous êtes honnête, vous êtes serviable et vous avez, d’après vos propres livres, sacrifié à un idéal.

— Cela ne prouve rien, commandant ! L’éducation…

— Mais vous dis-je autre chose ? L’éducation vous a fait survivre à vos désillusions d’homme. Mieux entendue, elle vous les aurait évitées, comme elle les évitera à mes enfants. Que vous a-t-on appris ? A chercher hors de vous-même un idéal qui n’est qu’en vous. En vous enseignant que cet idéal n’est, et ne peut être qu’un perfectionnement de votre personnalité, elle vous évitait ces angoisses et ces découragements… Voyez-vous, nous sommes à la fois adaptés à notre milieu et perfectibles par transformations lentes. Or, de nos forces latentes, l’orgueil est la plus profonde. Il doit à la fois corriger et utiliser notre égoïsme, mais, pour cela, il faut le développer du premier jour où l’on nous façonne à vivre. L’orgueil et la conscience sont un. On tolère la vie, croyez-moi, quand pour se montrer supérieur à elle, on s’impose de modifier les fruits de notre hérédité morale. Vous souriez ?… Je sais bien que ma théorie est insuffisante, mais considérez-la comme de transition. Elle est du moins à la hauteur de ce que nous savons scientifiquement. Certes, on peut s’ingénier à rechercher la nature des relations de notre être psychologique avec le monde extérieur, mais réfléchissez qu’une petite veine en se rompant dans une circonvolution de notre cerveau nous fait voir ce qui n’existe point…

— Eh bien alors ? ricana Marcel.

— Alors ?... Cela constaté, je me suis rappelé, je vous le répète, que nous héritions de l’organisme psychologique comme du reste, et que nous pouvions le perfectionner comme le reste, — avec de la volonté. Appelez-le comme vous voudrez, notre espèce tend vers un état meilleur que nous ne connaissons pas, mais que nous pressentons. Le devoir pour chacun de nous consiste à pousser à la roue. Pourquoi s’inquiéter d’autre chose ? Pour tomber dans les contradictions, dans les impossibilités ? Le devenir est-il si important ! Pour moi, mes spéculations théoriques ne vont pas plus loin. La morale pratique me préoccupe seule, que je considère comme individuelle, chacun ayant sa conscience propre, plus ou moins perfectionnée. Nos instincts, dit Spencer, sont des habitudes organisées héréditaires. Mon indulgence vient de ce que nous ne pouvons les modifier qu’avec peine, que lentement… Mais pourquoi discuter de ces choses ? De même que notre morale et que notre conscience, nos façons de juger sont individuelles, et il est parfaitement inutile de nous les communiquer les uns aux autres. Grâce au dessin, nous savons que l’image des objets sur notre rétine est la même pour tout le monde : en est-il ainsi pour nos impressions ou sensations psychiques ?… Le mieux est donc de rester sur le terrain banal, mais sûr, des faits… Mon cher ami, j’ai passé par vos épreuves et je vous parle étant guéri. Votre éducation n’est malheureusement pas à refaire, mais vous pouvez m’imiter et demander l’oubli au travail jusqu’au jour où, toujours comme moi, vous le trouverez dans la famille, dans un embourgeoisement n’atteignant pas le cerveau. Vous êtes jeune : Aimez !

— Commandant, répondit Marcel, vous concluez comme le Puits-qui-parle, dans la romance de ma mère-grand !

Tous deux sourirent et le jeune homme descendit, — non convaincu. Il rêvassait cependant ; même, un long moment, il s’arrêta à la passerelle inférieure, où l’officier de quart s’immobilisait dans son caban, les yeux rivés à ses jumelles. Autour, l’ombre était comme tangible ; la pluie gâchait des ténèbres où le pont du Messidor, sa mâture, se seraient perdus sans les feux déposition, le vert et le rouge aux extrémités de la passerelle, le jaune à l’avant, qui jetaient, çà et là, des bouts de lueur sur les haubans et les câbles de fer, brouillés en toile d’araignée. Dans le kiosque de timonerie, son regard machinal chercha les lampes, masquées pour ne point gêner les observations. Un filet pâle indiquait seul le compas dont le cercle quadrillé, sous son bonnet de cuivre, ondulait doucement comme l’eau d’une cuvette. Mais l’officier entra dans le papillon vitré, tourna une clé, et, soudain, une lumière jaillit dont l’obscurité proche et l’habitude du noir exagérèrent la nappe crue.

Penché sur une carte marine, le lieutenant étudiait l’atterrissage ; en arrière le timonier demeurait dans l’ombre, l’œil sur le compas, et l’on ne voyait que ses gros poings velus, tatoués d’une ancre près du pouce, s’appuyant aux manettes de la roue minuscule de la barre à vapeur. Dans le fond du poste, confuse, mystérieuse, la petite machine actionnant le gouvernail, se révélait à des éclairs de métal, à de courts souffles rauques. L’officier recoiffa la lumière, ressortit, et la nuit retomba, plus épaisse.

Marcel, accoté à l’échelle, s’attardait encore, songeant à présent à cette vie de la mer, toute de souffrance et de grandeur. Le vent faisait rage, moins froid, lourd des odeurs de la terre prochaine ; la nuit, devinant l’aube à l’horizon, se condensait davantage, s’accrochant aux choses désespérément, et l’immense navire dormait, frémissant à peine aux battements de l’hélice, roulant avec un bercement assoupi. Pas d’autre bruit que celui de cette roue, joujou d’enfant auquel obéissait le colosse ; pas d’autre vie que celle de ces deux officiers veillant solitaires aux deux étages, et de ce matelot muet, planté comme une statue.

En haut, le commandant reprit son va-et-vient, et sous ses pas vibra la frêle passerelle.

— Bâbord un peu !… Tribord un peu !… Droite ! criait-il parfois à l’officier de quart qui, de son geste d’ombre chinoise, soulignait l’ordre en le répétant à l’homme de barre. Les chaînes grinçaient, le piston donnait quelques coups, puis le silence reprenait et tout semblait remourir.

Deschamps s’éloigna enfin. Ses semelles éveillaient les sonorités métalliques des claires-voies de la machine d’où montait une chaleur grasse. Entre leurs barreaux s’enfonçaient des étages, pareils à des puits de mine, où tremblotaient des lueurs résineuses. Vues de là, ces profondeurs lui parurent plus effrayantes encore que le jour. Des silhouettes luisantes traversaient leur enfer, torses maigres et ruisselants des chauffeurs somalis dont les ringards tintaient contre la fonte avec des bruits de gong. Ces démoniaques se penchèrent, des portes battirent, et Marcel entrevit les gueules béantes des brasiers. Ce fut une vision brève. Du charbon enfourné, dans le temps d’un éclair, les monstres éteignirent leurs bâillements ensanglantés, et le noir se rua dans ce coin de la chaufferie, souligné par les tisons tombés des grilles, de gros tisons roses, que, peu à peu, les cendres et l’eau voilèrent d’un tapis poudroyé d’étincelles.

Un timonier piquait quatre heures ; secoué, le noctambule, qui, pour ne pas glisser, se retenait aux bordages des embarcations de sauvetage, atteignit la dernière échelle et redescendit sur le pont. Là, de joyeux parfums de pain chaud l’enveloppèrent de tiédeur. Plus loin, les bâbordais prenant le quart, déroulaient en bâillant, avec des gestes paresseux, le tuyau de la pompe pour le lavage du pont. Deschamps regagna sa cabine et s’habilla. Le Messidor stoppait, et, malgré lui, une impatience le tenait de descendre à Naples dont les lumières apparaissaient maintenant, falotes, affreuses, ou contraste du Vésuve qui crachait des flammes, par à-coups furieux, et remplissait le ciel d’un reflet de forge.

IV

— Vous ne connaissez pas Naples, monsieur ?

— Je vous demande pardon, répondit Marcel, et il sauta dans le canot où l’attendaient le médecin du bord et l’agent des postes. L’embarcation poussa.

— C’est qu’en vous voyant si pressé…

Le chancelier fronça le sourcil sans répondre. Une susceptibilité maladive, dont il se rendait compte sans la pouvoir réprimer, lui faisait pressentir partout des malveillances, lui montrait des épigrammes dans des indiscrétions sans méchanceté. Ce matin-là particulièrement, son humeur n’était pas en veine d’indulgence, et il cédait au commun besoin de traduire son mécontentement de lui-même en sévérités pour autrui. Certes, il lui semblait grossier, ce marchand de timbres-poste dont la gêne à la table des premières classes, au milieu d’une majorité de gens du monde, s’épanchait tout le jour en sorties de goujat, mais il eût cependant trouvé ses questions naturelles, et il lui aurait affablement répondu s’il ne s’était justement, tout bas, reproché sa précipitation. Pourquoi cette hâte de descendre à terre ? Était-ce pour reparcourir, défigurée par la pluie, cette Naples aimée dont l’ensoleillement et le golfe bleu, il y a vingt mois, au temps où ses baisers n’étaient point las, l’avaient vu promener sa maîtresse ? Idéalisait-il si tôt ? sa volonté déjà faiblissait-elle ? Et pourquoi, radouci, demandait-il à son voisin l’adresse de la Poste centrale ?

Ah ! il lui tenait bien aux épaules, le vieil épiderme dont il avait cru se dépouiller ! On change d’air et d’habitudes sans pour cela faire peau neuve ; on guette les lettres de la femme quand on ne la guette plus elle-même ; mais semblables sont les affres des attentes…

La brise passait au sud-ouest, balayant l’eau colère ; la baleinière dansait comme un bouchon. Des embruns aspergeaient la face des trois hommes, plaquaient les chemises de laine et les cols bleus aux épaules des nageurs, déposaient de blanches efflorescences sur les sacs de lettres, vieux sacs avachis, fangeux et lourds, entassés sous les pieds de Deschamps. Il les regarda, songeant à la lettre de Claire, à la lettre espérée, qui l’avait précédé en Italie par le chemin de fer, perdue dans un semblable sac, également piétiné par des semelles indifférentes. Combien de destinées ressemblaient à ces valises postales, « foulées et trempées » ainsi que la courtisane de Brantôme, muettes sous les mépris et pareillement inconscientes de leur contenu sous un cachet que la vie appose et que la mort rompt seule, dans une ombre où nul ne lit ?

On accosta, sous l’ondée. Marcel laissant l’agent à la poste maritime, suivit le docteur à la Direction de la Santé, puis, la patente visée, fréta un corricolo et partit. Des laideurs de crasse se détrempaient de l’avant-port à la ville, et Naples, avec la puanteur en plus, ressemblait à Marseille, le dimanche du départ. Dans une joie amère, il goûta ce lendemain de rêve, mais ne s’étonna pas, ne récrimina pas, sachant bien, encore qu’elle fût jeune, son expérience, qu’on ne doit point, sous peine de nausées, rentrer dans les salles de banquet, le festin clos, quand la nappe devient loque, quand l’ivresse des valets s’attarde aux rinçures. Seulement, sa mélancolie, lorsqu’il eut fermé les paupières pour éviter la navrante horreur ambiante, s’ingénia à reconstituer les pampres et le soleil d’antan. Il revit le Pausilippe, la Chiaia, et, dans un défilé d’amoureux souvenirs, tous les chers endroits où, Claire au bras, il avait promené sa jeunesse, l’illusion du cadre lui donnant l’illusion de l’amour.

La voiture s’arrêtait devant un vieil hôtel orné d’un drapeau. Il descendit et se fit indiquer le guichet de la poste-restante.

Avete alcuna lettera diretta da Parigi al signor Deschamps ?…

L’employé, jeune homme noir et velu, fouilla comme à regret dans un tiroir. Marcel s’impatientait de sa lenteur, si nerveux qu’il eût volontiers secoué la forêt de poils que l’œil du commis trouait à peine. Comment ce faune pouvait-il lire avec tout cela sur la figure ? L’Italien se décida à relever la tête, et, dans un sourire qui fit scintiller des blancheurs d’ivoire sous les fourrés inférieurs de son visage, — telles brillent les étoiles entre les branches ! — laissa tomber un : « No, signor ! » musical et parfumé d’ail.

— Ah !… lui répondit-on avec un merci hébété. Deschamps venait de sentir un froid glisser sur ses reins. Il redescendit et, parvenu sur le trottoir, machinalement, il s’arrêta à regarder s’engouffrer, sous le porche de l’hôtel un flot de jeunes filles, les employées du télégraphe. Elles étaient jolies et crottées, mais il ne vit que leurs jupons sales, s’il les vit. Pourquoi donc aussi comptait-il sur une lettre ? Et que lui aurait appris cette lettre … La dernière Italienne n’avait point passé, et déjà Marcel s’était persuadé que l’amour-propre seul, que la curiosité seule, l’avaient amené là, et que, seuls, ils souffraient à cette heure. « J’aurais mieux fait de dormir », pensa-t-il. La pensée de sa nuit blanche, sur ce, lui donnant faim, il chercha un restaurant et s’y installa devant une tasse de chocolat, deux douzaines d’huîtres, deux tranches de mortadelle, et un fiaschino de vin de Capri. Sa fantaisie s’amusait, avec un rire jaune, de cet insolite menu et du démenti que son estomac donnait à son cœur.

À moitié du repas, il s’arrêta, reconnaissant la salle pour y avoir dîné avec Claire, mais il se contraignit à chasser cette image, acheva sa bouteille, et, un garçon à l’habit graisseux lui ayant rendu sa monnaie, il se dirigea vers la chapelle Sari Severino, où vainement il voulut retrouver ses admirations d’antan. Ensuite, il erra, sans savoir, les gestes lourds, les paupières lourdes, n’essayant point de lutter avec sa fatigue somnolente, comme si sa tristesse y eût trouvé une excuse ou une consolation. Devant la Danaé, devant la Psyché, devant les bronzes du Musée Royal, il eut bien de courts réveils et ce frisson à fleur de chair par lequel son organisme traduisait matériellement l’impression psychique du beau, mais ces enthousiasmes restaient brefs, gâtés par des réminiscences d’enthousiasmes jadis partagés, de leçons d’art professées là, là même, tout près d’une oreille rose dont l’ourlet le hantait à cette heure, vision gonflant encore sa lèvre de baisers. Comme elle l’entendait mal, sa Claire, mais comme elle l’écoutait, câline, pendue à son bras, et les yeux dans ses yeux, lui poussant au cœur, à travers les étoffes, la chaleur douce de son sein ! Nulle femme ne le regarderait plus ainsi ! Il ne le reverrait pas, ce beau regard où la fierté de l’homme adoré, le bonheur d’être vue collée à lui, et l’amour sans réserve éteignaient sous leurs flammes la sottise d’un cerveau d’enfant qui donnerait tout l’art pour une caresse, ne comprend pas les paroles de l’aimé, mais jouit cependant de la musique de sa voix ! Il ne le reverrait pas… et il l’avait voulu !

Des chefs-d’œuvre… certes oui, des chefs-d’œuvre ! Par malheur, déjà vus !… Puis, — fallait-il pas qu’il cherchât des raisons à côté pour ne pas s’avouer la vraie cause de cet amortissement de ses admirations ? — c’était comme un autre cadre. Ces barbouilleurs d’enseignes, ces bohèmes aux chapeaux pouilleux, qui le harcelaient par les salles pour lui vendre leurs horribles copies, cette mendicité des gardiens, leurs patrons et complices, l’agaçaient, lui qui, jusque-là, ne les avait pas remarqués ! Et c’était encore le temps, cette bruine montmartroise, ces verrières enfumées, cette suie grasse du ciel et des choses, cette Italie qu’on lui avait changée, en lui changeant son cœur… Il souleva un rideau, colla son front aux sales vitres, découvrit la rue banale, tachetée de flaques. Les corricolos dont il goûtait si fort la musique tintinnabulante et les rosses actives aux harnais cuivrés, lui semblèrent insupportablement lamentables. Lamentable aussi l’aigrelette fanfare des bersaglieri, rentrant d’une revue, qui défilaient entre deux haies d’admirateurs détrempés, et sonnaient du talon sur la lave boueuse, fantoches aussi laids sous la pluie qu’adorables sous le soleil. Marcel, jusqu’au retour d’angle de la rue, regarda frémir les pauvres plumes de coq, qui, flasques, sans plus un reflet bleu, pendaient, larmoyantes, au bord des feutres. Après, il s’en retourna, et de nouveau, il fermait les yeux, avec assez de deuil au cœur pour n’en pas vouloir demander aux choses.

Une musique entourait le Messidor épargné par l'averse, à son lointain mouillage. Là, Naples, la vraie Naples, se retrouvait, malgré le ciel bas et gris, malgré la brume du trop proche horizon. Car c’était, le long du géant paquebot, une confusion de barques multicolores, étrangement bariolées, qui se pressaient, s’accolaient, semblaient, de loin, monter les unes sur les autres. Des musiques s’en élevaient, orchestre et chœurs, portant plus haut que les huniers la gloire du Verdi national et de ses pasticheurs populaires. L’angoisse et les lamentations des miserere, les pleurs de la Traviata, les gloires barytonnantes d’Aïda, toutes les mélodies moulinées aux Deux-Mondes par les orgues barbares, confondaient là leur trémelos, et renforcées par les accordéons, les violons, les guitares, les harpes, promenaient leur banalité par les airs. Deschamps était trop mélomane pour que sa lassitude l’empêchât de noter l’inconcevable fusion de ces vulgaires harmonies. Cela faisait un tout, un ensemble, une œuvre unique, où rien ne détonnait, comme si Marguerite Gautier n’eut jamais joué que du trombone au deuxième escadron de la Garde Impériale égyptienne, comme si la nourrice du Trovatore eût toujours doublé la Prudence de la Dame aux Camélias ! Ainsi l’avaient frappé jadis certains volumes timbrés par l’éditeur Lemerre et pareillement rimés, sur des conventions pareilles. Il en vint, lui-même, à mêler en sa tête, comme les exécutants en leur concert, les opéras du maestro ; mais une soudaine clameur le sortit de ce cauchemar, le brusque nouvel accord des musicanti.

Santa Lucia ! criaient les passagers accoudés sur la lisse.

La romance populaire commença, lancée d’un tel entrain que, pour le chancelier, son usure, son trop connu s’effacèrent. Cette race italienne semble avoir la musique dans le sang. En dépit des concurrences et des recettes, d’instinct, comme malgré eux, chanteuses et chanteurs s’étaient mis à l’unisson, et, avec une merveilleuse justesse, rythmaient leurs chants disséminés. Deschamps, le navire accosté, ne se décida pas à rentrer dans sa cabine, s’accouda comme ses compagnons de route, ne songea plus à rien, un brin d’art, pour peu qu’il fût de sensation neuve, distrayant son rêve. Il écoutait, il regardait, content, d’un contentement physique , partant très simple, partant très doux. Dans la plus proche des embarcations, se tenaient deux hommes et trois femmes, la mère et les filles, dont les roulades montraient les dents de souris et de palais rose. On eût dit des grenades ouvertes. L’aînée, le morceau fini, fit la quête, et, du pont, les plus grosses offrandes tombèrent à cette belle fille, Italienne vraie, savoureuse et puissante. Comme Deschamps était resté à la coupée de tribord, au niveau de la batterie, et plus bas placé que les autres passagers, il ne voulut pas lancer ses cent sous dans la barque et força la chanteuse à s’approcher juste au-dessous de lui. Trop loin encore du palier, elle se haussa sur la pointe des pieds, tendant au jeune homme sa large guitare comme aumônière. Lui, s’amusait de ses efforts, riait à ses grands yeux convoitants, à ses lèvres saignantes, à son teint de raisin muscat, à l’entrebâillement de sa guimpe, où les deux seins s’écartaient en v dans une rousseur d’or. Et il feignait de craindre une maladresse, la perte de la pièce, pour qu’elle tendît davantage ses bras mordorés, demi-nus, dont le jet hardi faisait rouler les rondeurs de son buste tandis que sous sa manche s’élargissait une échancrure où luisait, entre deux éclairs de peau, dans des ombres jaunes, le troublant écheveau de sa fauve aisselle.

Les mandolines reprenaient, sur un chœur, non moins fameux, célébrant le chemin de fer funiculaire. On payait Marcel d’une œillade chaude, d’un rire sonore, et il cherchait encore l’éblouissement des dents scintillant entre ces lèvres italiennes, quand le commissaire du bord lui Loucha l’épaule du doigt.

— Monsieur Deschamps, voici une lettre pour vous, confiée aux bons soins de l’agence de notre Compagnie à Naples. Vous étiez à terre, quand on me l’a portée…

Marcel remercia, prit la lettre, une lettre lourde. Son sourire s’était éteint, et, un coup encore, il s’impatientait du malaise qui l’empoignait. Pourquoi sa fausse honte ? que se reprochait-il au juste ? son frisson sensuel devant la belle fille, ou bien ses injustes accusations de tantôt, à la poste ?… Il n’eut pas le temps de se répondre, il était chez lui, porte close, et il lisait, — il relisait.


V


« … C’est donc vrai ! tu es parti !… Tout s’est passé si vite que je ne me rendais compte de rien. C’est cette dernière nuit passée chez toi, près de toi, qui m’a rendu la conscience de mon malheur. Tu es parti, et mon cœur se gonfle à se briser…

» La pensée que c’est moi qui suis cause de ton départ, qui t’ai déterminé à ce coup de tête, me rend folle !

» Mon pauvre cher, nous aurions pu être si heureux !…

» Vois-tu, Marcel, tu n’es pas organisé pour lutter avec la vie ; tu es artiste dans toute l’acception du mot. Le rêve te donne envie de jouir de l’existence et les difficultés t’abattent. Tu es trop songe-creux. Et moi, imbécile, au lieu de te soutenir, je m’irritais de ton peu d’énergie ; puis, le doute de ta tendresse, les racontars de nos amis, les infidélités qu’on te prêtait, tout cela m’a désespérée, m’a rendue furieuse. Ensuite, comme tous les faibles, car je suis une faible, je montrais ma colère au lieu de te reprendre par la douceur. Toi, tu me promettais de changer, mais tu cherchais toutes sortes de subterfuges pour n’en rien faire. Alors… oh ! alors, je sentais que tu ne m’aimais plus, plus du tout. Alors, je me refusais à tes caresses, faisant taire ma chair, heureuse quand j’en arrivais à ne plus frémir à ton contact ! Je t’aimais tant, qu’un moment, j’eus l’horrible courage d’espérer être aimée en amie, en amie seulement, et, comme telle, d’être écoutée. Je voulais te sauver de toi-même, mais moi aussi je ne suis pas la femme des longs efforts ! Et je t’aimais trop ! Je retombais à mes regrets qui finissaient en scènes méchantes…

Va, pardonne-moi ! j’avais soif de toi, soif de tes caresses, j’avais dans tout mon sang le souvenir de tes baisers. Je les revoulais, ces baisers ! seulement comme je t’avais habitué à ma froideur, comme ma froideur avait fini par te gagner, tu ne surmontais pas ma résistance qui ne demandait qu’à être vaincue. Et une jalousie m’empoignait, une jalousie atroce, dissimulée, toute en dedans. Ah ! si tu as souffert ! je t’assure que je ne te dois rien !… J’en ai perdu le sourire et jusqu’à la faculté de réunir mes idées. Tout ce qui ne se rapportait pas à ma situation me devenait odieux, et je m’arrêtais au milieu d’une phrase, d’un mot, ne sachant plus. Au théâtre, on me disait folle… Ce n’était pas assez souffrir. Je me dis que j’étais ridicule et je cherchai à te rendre jaloux. J’encourageais, je promettais même, et puis, arrivée l’échéance, prise de rage et de dégoût, je me rétractais, et je te revenais, je revenais à mon amour, comme à ma niche !… Oh ! cher, cher, je sais pas si tout ce qu’il y a eu de bon dans notre liaison prendra sa vraie place et effacera le souvenir nos querelles, si tu me rendras ta tendresse, mais je puis te dire que tu as été, que tu resteras le seul amour, la seule affection de ma vie…

… Je viens de t’envoyer une dépêche à Marseille. J’ai calculé que ce dernier baiser t’arriverait avant que ton bateau lève l’ancre. Tu auras passé une bonne nuit, le soleil sera gai sur la mer que tu aimes, tu trouveras des compagnons agréables, des femmes rieuses, de ces créoles peut-être que tu as si bien chantées, lu auras la cabine que tu désirais ; tout sera pour le mieux ! Il ne restera que mon désespoir à moi, triste et misérable.

…Comme je t’ai aimé, mon Marcel ! Comme je t’aime !…

Je prends ta tête dans mes deux bras et je t’embrasse de tout mon cœur…»

Ces fragments de la lettre de Claire, ces passages plus incorrects ou plus mal orthographiés, dont l’émotion se trahissait autant par l’écriture que les mots eux-mêmes, Marcel s’entêtait à les retrouver dans sept ou huit feuillets, à les relire, — à les apprendre. Et, afin d’en souffrir à son tour, sa sensibilité s’exagérait à s’imaginer ce qu’avait souffert sa maîtresse.

La pauvre chère !… Pourquoi donc s’était-il trouvé sur sa route ? Pourquoi l’avait-elle aimé ? Pourquoi leurs deux destinées, que tout séparait, s’ôtaient-elles réunies, en dépit des obstacles, pour les laisser l’un et l’autre meurtris de cet accolement ? La douceur des premiers baisers, l'ivresse des premières extases, valaient-elles les tortures dont ils les avaient si vite expiées ? Certes, elle serait à présent exquise, et de plus en plus raffinée par le temps et l’idéalisation des choses disparues, la fleur de leurs souvenirs ; mais, fleur précieuse, fleur de serre, fleur morte, ne leur coûtait-elle pas trop cher, ne l'avaient-ils pas arrosée de trop de larmes, de ces larmes qu’on ne retrouve point et qui, pareilles aux virginités, ne reviennent jamais aux sources qui les pleurent ?

Oui, cette nuit du départ, il la revoyait, et il la revivait, plus étreint peut-être qu’en la vivant. Sa fuite, Claire l’avait acceptée sans grande crise, avec une résignation contrainte, une fataliste lassitude, et comme le prix enfin d’une réconciliation dernière qui lui rendrait pour une heure le fantôme des bonheurs anciens. Le fantôme s’était refusé aux appels de sa passion, et plus que l’exil de son amant, ce refus la brisait. Des récriminations, par bonheur brèves, des reproches avaient suivi ; Marcel énervé, à bout de sa courte énergie, tombait une minute à riposter, puis, des pleurs mal cachés leur trahissaient mutuellement la blessure dont ils saignaient, et confondus aux bras l’un de l’autre, ils se juraient de ne pas gâter la douceur d’un passé si cher. L’un et l’autre, depuis, s’empruntèrent ce sourire fictif et figé des êtres qui vont au supplice, des vaillants dont l’orgueil salue l’échafaud et s’exalte au martyre. Pour des raisons différentes, tous deux souffraient et souffraient également, car, pensait Marcel, nous n’avons qu’un cœur si nos souffrances sont multiples, et notre force de résistance au malheur dépend du temps seul qu’emploie notre sang à s’enfuir.

Navré du mal qu’il faisait sciemment à son amie, sans excuses qu’elle pût comprendre, du moins, avait-il voulu colorer de tendresse les adieux de leur amour. Il la sollicita de venir le rejoindre, comme autrefois, après son théâtre. Elle vint, vibrante et les lèvres sèches ; elle vint, et, comme autrefois, au bruit de sa clé tournant avec un petit bruit si connu, dans le silence de son appartement et de la maison endormis, il se relevait de sa table de travail, ouvrait sa porte, la regardait s’avancer dans l’antichambre où la veilleuse promenait des ombres tremblotantes. Que de fois il l’avait guettée ainsi ! Elle avait le même paletot… fourré, le même costume, les mêmes choses extérieures qu’avant leur dernière rupture. Elle avait le même air, elle était la même, et ce n’était plus elle. Il le sentit bien, lorsque, dès le seuil, il l’eut prise dans ses bras. Les joues, les paupières, la bouche étaient glacées par le froid du dehors. Jadis, il aimait à les réchauffer tout de suite, sans lui laisser le temps de quitter son chapeau, à genoux devant elle, au coin du feu, devant la causeuse où les coussins gardaient toujours l’empreinte de son buste. Ce soir-là, il avait compris que vainement il réchaufferait cette chair, et qu’entre eux un froid était tombé plus puissant que tous les brasiers. Cependant, il la dévêtissait avec les chères câlineries de leurs jours heureux. Elle le laissait faire, muette, ou bien elle lui prenait la tête à deux mains, et elle le regardait dans les yeux, dans l’âme, puis, lasse de leur abîme, elle baisait furieusement ces yeux dans lesquels elle ne se verrait plus. Chose étrange, — et en repassant ses souvenirs, à cette heure, le jeune homme se le rappelait avec une désespérance spéciale, — son regard n’avait pas un reproche. Ce qui l’attendrissait, c’était une inquiétude. Pouvant maudire, il plaignait.

Ensuite, quand dans sa chambre il l’étreignit, elle repoussa son étreinte, doucement. Encore qu’il le niât, par horreur de blesser ce cœur trop plein de lui, elle avait, avec son sens de femme, deviné depuis longtemps qu’il l’aimait moins, et moins l’aimer c’était ne plus l’aimer. Aussi, se refusait-elle, à présent, l’aimant trop, elle, pour consentir à le perdre tout de suite, voulant allonger les heures suprêmes, trop fière pourtant pour accepter qu’il parodiât les transports de jadis. Elle se refusait, d’un geste triste, et qui sait ? peut-être avec l’espoir inavoué qu’il passerait outre et que a petite flamme se réveillerait dans cette résurrection de vitalité qu’ont avant d’expirer les lumières moribondes. Mais il insistait à peine, quoique épris à nouveau comme elle le pressentait. Et c’était une pudeur qui le retenait ainsi, les lèvres dans les cheveux de sa maîtresse à écouter les palpitations de leurs deux cœurs. « Elle sait, pensait-il, que je ne l’aime plus, et mes caresses lui répugnent comme la brutalité d’un désir où parlent les sens seuls ». Il eut un frisson pareil à un sanglot qu’on étouffe ; alors elle lui prit la tête, l’appuya sur sa poitrine et elle éteignit la lampe, ne voulant pas qu’il vît ses larmes.

—Mon pauvre Marcel !…

Elle n’ajoutait rien, émue de cette tendresse qui mentait pour lui éviter de souffrir et de cette noblesse qui reculait devant la comédie de l’amour, inachevant le mensonge et pleurant sur elle. Cependant, Marcel pleurait bien un peu sur lui-même, plus navré du chagrin de briser l’unique affection qu’il possédât au monde que du chagrin de la voir souffrir. Mais l’homme et la femme se trompent sur leurs larmes comme sur le reste, ruminait à présent le poète, et méprisant l’évidence, oubliant que l’amour n’est qu’égoïsme, leurs deux égoïsmes à l’envie s’illusionnent, dans un aveuglement naïf où leur bonheur se repose, — se repose à la façon de l’oiseau.

Avoir trop de choses à se dire, c’est n’en pas trouver. Ils étaient restés silencieux, dans l’ombre, puisant une telle douceur au chaste contact de leur chair et au partage de leur mal, que cette souffrance leur fut volupté et que cette nuit sans caresses leur demeura inoubliable. Les heures tombaient, toutes blanches, sans qu’ils bougeassent, ainsi que s’ils eussent craint de briser par un mot, par un geste, leur mélancolique communion. A l’aube seulement, Claire s’endormit ; mais, pareille aux enfants qui dans la joie du jouet neuf, le pressent sur leur cœur jusque dans leur sommeil, de son bras replié elle retenait sur son sein la tête de son amant Hélas ! il était vieux, son jouet, mais certains babies les préfèrent ceux-là. D’ailleurs, dans quelques jours, ne le lui enlèverait-on point ?… Deschamps, attendri jusqu’aux moelles, jouissait de la tiédeur de ce coussin ; seulement sa mobilité d’esprit, le premier chagrin passé, emportait sa pensée loin de là, sur un steamer empanaché de fumée, sur la grande mer, par les rizières tonkinoises. Et en s’assoupissant, il songeait aux préparatifs qu’il devrait faire. Un torticolis, bientôt, l’éveillant à moitié, il repoussa d’un bras inconscient, mais ferme encore, sa compagne au bord du lit. Elle ouvrit les paupières, rejetée à la réalité de son deuil, et elle se fit petite pour ne plus le gêner. Elle le regardait dormir ; des pensées nageaient dans ses yeux humides. Du moins, celle-ci ne lui vint pas que le sommeil chez l’homme est seul à ne pas mentir, et que cette poussée brutale du mâle qui ne veut plus résumait la philosophie fatale de l’amour.

Marcel continuait à relire, goûtant à voyager par ses souvenirs cette mélancolie amère où se complaisent les êtres habitués à beaucoup vivre en eux. Les passages les plus récents, la fin de ces adieux écrits à deux reprises, le retinrent.

« … Cette lettre que tu m’as envoyée de l’hôtel, à la veille de ton embarquement !… Non seulement tu n’as plus de flamme, mais lu ne te donnes même plus la peine de mentir ! L’absence, mon pauvre Marcel, est comme la mort : on aime davantage — ou l’on oublie.

Il me semble qu’il y a un siècle que tu es parti, que je ne te verrai plus, et, triste ! triste ! cela me laisse presque sans larmes. J’avais dépensé mon énergie dans les dernières luttes : après ton départ, je n’en pouvais plus… L’énervement des adieux passé, je me suis dit : Il vaut mieux que cela soit. La séparation se fera naturellement, sans cris, sans colère — et nous deviendrons des amis.

Moi, ton amie ! Moi !… Je n’aurais jamais cru cette chose possible… si vile surtout !…

O mon Marcel, tu ne retrouveras plus une tendresse comme la mienne !… Que tu es faible sous tes apparences viriles ! Bah ! c’est peut-être pour cela que je t’ai aimé ! Et pourtant, non ! Non ! car, sans Le connaître moralement, je t’ai aimé tout de suite, comme une bête. Plus tard, c’était le reflet de ma propre illusion que j’essayais de rattraper… »

« On aime davantage ou l’on oublie ! » Le chancelier aurait écrit cela, l’avait écrit peut-être. Il n’en souffrit pas moins en retrouvant ce naïf aphorisme sous la plume de Claire. Dans ces débats d’amants qui se quittent, l’homme ne se borne pas à se contredire, il veut être contredit. Par destinée bourreau de soi-même, il essaie d’oublier les blessures de son cœur en imaginant d’autres blessures à son orgueil, ou en exagérant celles-ci. Deschamps avait rompu, mais, justement à cause de ce fait, voulait être plaint davantage, et, des deux, sembler le plus malheureux. Il avait, de Marseille, prêché la résignation à l’abandonnée et sans se l’avouer, il regrettait que l’abandonnée ne lui fît pas de reproches ; même, tout bas, il lui gardait rancune de paraître accepter ses conseils. Tantôt, aux premières lignes, il s’était apitoyé sur ce chagrin dont il était cause, — rien n’est plus accessible à la pitié qu’un amour-propre satisfait ; — maintenant il trouvait son amie bien prompte à prendre son parti de leur séparation. A tout dire, son orgueil souffrait surtout de se découvrir, en cette occurrence, pareil aux autres hommes, avec les communes lâchetés et les égoïstes puérilités des épluchages sentimentaux. On prétend, en effet, par le monde, — par le monde des femmes, — que tous les hommes sont pareils. Peut-être est-il donc possible que Marcel, en ses intimes réflexions, imitât la généralité des amants ; cependant, les mêmes femmes inclineront sans doute à croire qu’il leur était supérieur, puisqu’il chassa ces petitesses, dès qu’avec sa machinale analyse, il se les fut découverts. Une honte, à ce moment, renforça sa tristesse, et cette tristesse le ramena à la première partie de cette longue lettre, aux pages émues écrites après son départ. Et, entre les lignes, il recommença à revivre les jours morts.

Claire était revenue les nuits suivantes, mais comme il avait du travail, besognes à finir, affaires à régler, elle avait voulu demeurer près de son bureau, pelotonnée sur la causeuse. En vain, l’ancienne affection luttant mal contre son agacement, insistait-il pour qu’elle allât dormir : elle restait à ses côtés. Comme trop de femmes, la pauvre fille oubliait que l’amour, loin de se réchauffer, s’impatiente et s’enfuit devant ces attitudes de tendresse passive, muette et persistante, spéciales aux cœurs aussi faibles qu’épris, — spéciales aux chiens battus. Elle ne comprenait pas que son silence résigné, que son sourire trempé de larmes ne ramèneraient point l’oiseau envolé, et se croyant muette, elle parlait éloquemment. Ce silence, cette résignation, ces larmes qui se cachent, ce sourire qui dit : « Vois, j’ai du courage », tout cela c’était un reproche, un reproche criant, et Deschamps d’autant moins devait tolérer ce reproche qu’il le sentait plus mérité. Le dissentiment qui, depuis les débuts de l’humanité, sépare victimes et bourreaux, ne provient-il pas de ce que ceux-ci n’ont jamais compris et jamais ne comprendront l’ingratitude de celles-là ?

Marcel n’était point un bourreau. ou l’était inconsciemment. Son malheur venait même de ce qu’il se trouvait à la fois bourreau et victime. Seulement, sa maîtresse ne pouvait le savoir, et tous les amis du jeune homme ne l’auraient pas saisi eux-mêmes. Et puis, Deschamps avait encore cette intériorité qu’il ne pouvait expliquer son mal, la tandis que sa maîtresse, avec sa logique de femme passionnée, c’est-à-dire à sentiments clairs et définis, aurait su préciser : «Je souffre parce que j’aime toujours Marcel qui ne m’aime plus et qui me quitte. Je souffre parce que je regrette ses caresses et parce qu’en aurai soif encore lorsqu’il m’aura depuis longtemps oubliée. » Le propre de la passion est d’être aussi intelligible en son objet qu’obscure en ses causes. Deschamps, n’étant pas passionné, restait si compliqué que leur confesseur à tous deux, s’il s’en était trouvé parmi leurs amis, l’eût condamné, au bénéfice de la femme — d’autant encore qu’elle était jolie, celle-ci, et qu’elle pleurait sans s’enlaidir.

A la fin, ce soir-là, puis les soirs suivants, Claire voyant son amant s’entêter à causer avec elle, sa plume inactive aux doigts, avait compris qu’elle le gênait. Il avait ce terrible pli du sourcil qu’elle connaissait trop, mais que ce pli revînt durant les dernières heures à passer avec lui, quel crève-cœur pour son orgueil, pour son amour ! Trop brisée pour une révolte et tombée à ce point douloureux, à ce point mort, où toute souffrance nouvelle trouve insensible l’être saturé de souffrance, elle s’étendit sur la chaise longue non loin encore du bureau. Cependant, très ému, il insistait de nouveau pour qu’elle se couchât, mais elle refusa si énergiquement qu’il dut céder et se borner à jeter sur elle ses couvertures de voyage. La nature reprit par bonheur le dessus : elle s’endormit, tandis que la plume de Marcel grinçait sur le papier. Lorsqu’il entendit son souffle régularisé et s’appesantir, il se leva et l’emmaillota, sa tendresse débordant de pitié. Elle l’eût béni si elle l’avait pu voir penché sur elle et pleurant, lui qui ne pleurait jamais. Toutes les deux pages, il allumait une cigarette, la fumait en regardant sa maîtresse, et, vingt fois, il la baisa sur le front, sur les lèvres, sans qu’elle le sentît, notre sort étant d’être toujours éveillé pour ce qui nous blesse, et nos ronflements de bêtes harassées accueillant seuls nos courts bonheurs.

Les lendemains, Marcel, entre deux courses au Trésor et aux divers Ministères, dormait dans son fiacre. Elle, ne changeait rien à sa vie, supportait la fatigue comme la supportent les femmes, et, n’espérant plus le séduire, lui sacrifiait jusqu’à sa coquetterie. La dernière nuit fut la pire. Elle l’aidait à faire ses malles, lui passait un à un les livres qu’il emportait, rangeant les autres, car il gardait son appartement à Paris, par une dernière faiblesse où se trahissait, en dépit de ses discours, son espoir d’un retour prochain. Même, l’immolation de Claire était allée, cette après-midi-là, jusqu’à courir les magasins pour lui, avec la liste des objets lui manquant et de toutes ces menues ; choses que « les hommes, disait-elle, ne savent pas acheter » Habituée à vivre follement, au tourbillon d’un au jour le jour luxueux et fantaisiste, elle avait acquis des bibelots inutiles et procédé comme ces jeunes mariées désordonnées que grise une visite aux Grands Bazars, mais il ne s’en apercevait pas, la voyant en lui-même s’égarer, sous les coups d’œil, aux rayons masculins, et s’empêtrer dans des emplettes où sa bonne volonté n’entendait goutte.

— C’est très joli, très bon, très utile et pas cher. Tu as eu bon goût !

Et il empilait dans ses coffres sans regarder, l’embrassant à tous propos avec une gratitude repentante. Les malles achevées, Dieu sait comment, il voulut, comme il l’avait voulu le premier soir, sceller leurs adieux de caresses, mais elle se refusa de nouveau, et la nuit s’acheva sans qu’il quittât sa table de travail, sans qu’elle abandonnât sa chaise. Seulement, elle ne s’y endormit qu’à l’aube.

Vint le soir, l’heure du départ. Elle arriva en avance, repassa avec lui par les pièces pour voir si rien n’était oublié, et dans chacune retrouvant des miettes du bonheur passé, ils laissaient un peu de leur cœur, sans se le dire.

— Je garde ta clé, si tu veux bien, pour revenir ici en pèlerinage. Je la remettrai au concierge et je disparaîtrai quand j’apprendrai ton retour…

Il répondit : « Oui », tout bas, et les bagages chargés, ils descendirent, leurs talons s’accrochant aux marches. Dans le fiacre, leur deuil se contint d’abord, mais ils s’étreignirent à mi-route et leur désespérance alors s’épancha en grosses larmes, muettement.

Voici la gare, les amis qui guettent le poète pour lui dire adieu. Les « deux tourtereaux », comme les indifférents les appellent, ne se trouvent plus seuls et se surveillent dans la foule, où des gens les reconnaissent. Ils sont en retard et les minutes s’envolent vite.

— En voiture !

— Déjà !…

Tout bas, il l’appelait impatiemment, ce signal, car il n’en pouvait plus, brisé de fatigue et d’émotion. Des mains pressent les siennes, le poussent dans son coupé, l’y enferment, et comme il remercie, encadré dans la portière, et souriant à Claire, la femme n’y tient plus, oublie qu’on la regarde et sautant sur le marchepied, lui tend furieusement les lèvres.

— Mon Marcel !…

Mais le train s’ébranle. Elle chancelle et serait écrasée si les amis du jeune homme ne la sauvaient pas.

— Quelle imprudence, aussi !…

Elle n’entend rien, elle suit dans sa fuite le convoi, le wagon d’où Deschamps salue encore. En un clin d’œil, il est hors du cercle bleu des lampes électriques, et il retombe dans le noir, — comme elle.


VI


Les pattes de mouche de la femme à qui l’on a laissé prendre un peu de son cœur, pour petit que soit ce peu, rappellent singulièrement les encyclopédies, voire les simples dictionnaires Le besoin de les consulter vous arrachant au travail, on dépose sa plume et l’on ouvre les gros tomes, intimement persuadé que brève sera l’interruption, et vite découvert le terme ou le renseignement souhaité. Mais les doigts ne peuvent plus se détacher des pages. D’article en article, de définition en définition, le regard se rive, oublieux du but. Ce sont des trouvailles, des surprises, des moissons de pensées et de mots, toute une école buissonnière, charmante en son inattendu, qui nous promène par les champs des idées, mais, comme tous les vagabondages, nous fait oublier l’heure — et les gendarmes. Rentré dans le devoir, on accuse la pendule, heureux encore si l’on se souvient du mobile de la recherche originelle, si l’on sait se réatteler à la besogne interrompue.

Pareillement, les lettres de femme incitent aux longues flâneries l’homme qui les ouvre une minute. On ne sort plus des tiroirs où dorment les chers papiers avec les amours anciens, soit qu’on relise ceux-là, soit qu’on revive ceux-ci. Marcel n’avait qu’une lettre sous la main —’ en vérité fort longue, encore qu’il la trouvât courte ; — mais, de chaque ligne lue et relue, un monde de souvenirs se levait pour lui, vivante en- , cyclopédie, dont il n’avait pas le cœur de soi tir, sensations et idées s’y mêlant à plaisir pour la plus grande ; joie de son rêve. Sans se douter qu’il repasserait ainsi son existence entière, — sa courte existence, — il allait, entraîné, étourdi, par les crochets de sa mémoire, il allait de scène en scène, au hasard, mêlant les dotes.

Logiquement cette mentale promenade devait commencer par les origines de sa liaison avec Claire Leroux. Or, à peine retrouvait-il, dans une palpitation heureuse, la saveurde ses débuts, qu’il s’arrêtait court, confusément Iroublé de déterrer un Marcel semblable au fond de l’homme qu’il se sentait être, à présent. Des pourquoi le hantaient, la curiosité de l’analyste chez ce sensitif s’accordant à merveille avec les regrets. Lt, peu à peu, voulant savoir comment il avait réellement pu vivre en une semblable peau, il reconstituait ses divers avatars, il reconstituait sa vie que, par soif d’exactitude et de vrai, il prenait à l’aube de ses souvenirs d’enfance.

Tout d’abord, cela était vague, comme crépusculaire. Des choses flottaient. Imprécises et pourtant proches, il avait conscience qu’elles n’étaient pas oubliées, qu’elles nichaient sous son front, voilées seulement, comme ces costumes, comme ces paysages dont au moment de les décrire, on ne parvient point à réunir les détails, tout en les revoyant, tangibles à ce qu’il semble. Des murs gris, une cour ombragée de platanes dont l’écorce seule lui réapparaissait très nette, à cause de ses effrois de baby devant les perceoreilles découverts au-dessous ; plus loin, et plus confus encore, un balcon, des toits, les rubans d’une bonne Alsacienne, le dodo sur les genoux de grand’mère, enfin des bêtes à Bon Dieu qu’il promenait sur sa main jusqu’au moment où des gens l’enfermaient au milieu des ténèbres : telles étaient les choses qu’il percevait dans la pénombre, sur un plan unique, dans l’éloignement. Une cornette de religieuse passait ; ou le rapportait chez sa mère, hagard, demi-fou, angoissé du souvenir de ce noir où l’on avait jeté sa première révolte, de ce noir où couraient des bêtes. C’était, sans doute, cette peur nerveuse suivie d’une fièvre cérébrale qui creusait des trous dans sa mémoire. Sa convalescence resurgissait ensuite, moins obscure, bercée sur des navires, suivie de paysages exotiques, soit que, réellement, il se la rappelât, soit que, plutôt, il heurtât des souvenirs déjà réveillés une fois dans sa jeune tête par des conversations de famille, aux heures où, pour une première fable, pour une première culotte, les parents extasiés font défiler devant le héros l’histoire de sa vie qu’on compte encore par mois. A bien y songer, cette épouvante, cette maladie, qui l’avaient tiré de la vie végétative, n’étaient-elles pas l’accident initial, la primitive empreinte, qui, chez tant d’êtres, avant que le milieu et l’éducation aient agi, modifient ou compliquent l’œuvre de l’hérédité ?

Le certain, c’est que Marcel, à la source de ses sensations, retrouvait une terreur, ou plutôt le demi-sommeil cérébral, sa conséquence. Et celui-ci, il pouvait le mesurer, l’étudier, avec les dépositions si souvent entendues de ses proches. On l’avait cru idiotisé jusqu’au jour où l’on découvrait que ce cerveau fonctionnait d’autant plus activement que son travail restait silencieux. L’intelligence agissait sans se traduire par des sons, de sorte, — on le lui avait cent fois conté, — qu’après avoir refusé longtemps à son père et à sa mère la joie puérile et douce du premier balbutiement de leurs noms familiers : « pa-pa… ma-man», il les avait surpris ensuite en distinguant les lettres de l’alphabet avant que de parler comme les autres enfants de son âge. Cette paresse de la langue avait assez persisté pour inquiéter, puis, s’était envolée au contact d’autres petits hommes, mais elle n’avait pas pris fin qu’il manifestait, — « comme un sauvage » disait son père. — une extraordinaire affection pour la lumière et les couleurs vives.

Hors de ces caves où tâtonnait sa mémoire hésitante, Deschamps pénétrait dans de la clarté. Diffuse encore mais bien vivante, cette clarté s’élargissait dès lors à chaque marche dans l’escalier des souvenirs. Et tout à coup, il revoyait distinctement des physionomies, des coins de villes, des angles de chambre, tous les êtres et toutes les choses auxquelles son cœur et sa tête avaient emprunté. Il avait dix ans.

A l’homme fait, plus encore peut-être qu’au vieillard, un instinct, lorsqu’ils se revivent, semble souffler un trouble très bref, devant la si banale constatation que leur enfance a été. Le temps d’un éclair, le rêveur s’étonna donc, comme s’il eut, d’alors seulement, découvert que jadis il avait eu dix ans, lui aussi ! Le mépris de soi-même, la conscience perçaient dans cette naïveté. A l’inverse de l’insecte, pensa Marcel, nous sommes papillons avant d’être chenilles, et l’étonnement des ailes disparues en prime le regret. Du reste, sa pitié ricanante s’étonna davantage d’avoir repassé ces dix années premières en une si prompte et si insignifiante promenade, calculant encore qu’à la raconter, à l’écrire, il aurait mis des heures longues.

Plus rapide fut l’évocation suivante, souvent déjà faite sans doute. Dix ans: le premier lycée, les premières souffrances extérieures, car les autres avaient commencé plus tôt, mêlées, si loin qu’il remontât, aux moindres rappels du foyer familial. Comme toujours, ces choses vieilles se fixaient, se ramassaient en des petites scènes, en des points saillants, mieux retenus, et sans cause apparente, comme s’ils synthétisaient les impressions d’une période. De cette façon, Marcel revit en des bouts de province, en vingt appartements, vingt querelles entre son père et sa mère, et ses grands parents, querelles dont le souvenir surnageait dans le naufrage de souvenirs semblables, parce qu’il avait, ces vingt fois là, pleuré davantage, ou parce que des séparations les avaient closes. A ce propos, elles lui revenaient, les précocités de son intelligence. Il écoutait, il comprenait, il gardait les choses dites devant lui, sans jamais, quand il ne les saisissait pas tout de suite, proférer de pourquoi, pressentant des silences et des gronderies, s’il osait interroger, tandis que, muet, l’explication lui viendrait toute seule, à son heure. Oh ! les tristesses de ce foyer d’officier pauvre, ces désunions des êtres qu’alors il aimait également, ne pouvant les juger ! Il les revivait, le cœur étreint malgré leur date et pour pire qu’en eût été la suite… Ses petites mains avaient, en ces temps, déjà tenté des réconciliations, ses joues avaient essuyé les impatiences paternelles. Cependant, il poussait d’une croissance hâtive, se sentant aimé, lui aussi, et d’égales tendresses abrégeaient ses chagrins d’enfant, toutefois sans qu’il marquât jamais l’insouciance de son âge. Car, dans ce misérable intérieur, il vivait reclus, le teint blanc et les yeux trop profonds à cause de ses incessantes lectures aux pieds de sa mère, tandis que la jeune femme, non moins recluse, travaillait, très pâle les paupières rougies, à pousser une infatigable aiguille. Ces lectures inoubliées, mêlées étrangement dans une bibliothèque d’où son père avait retiré les seuls livres dangereux, il ne devait jamais perdre leurs résultats complexes, il les analysait à présent d’un jugement sûr— du moins le croyait-il, — y arrêtant une longue minute son voyage dans le passé.

Cette halte le fortifia dans cette opinion que l’abus du livre avait exagéré les legs de l’hérédité, l’intéressant trop tôt à la vie, tout en l’écartant de l’action, du vouloir, dans une habitude de paresse physique d’où sortiraient, d’où s’augmenteraient, à vingt ans, sa paresse morale, son amour du rêve, et ce besoin de sensations exceptionnelles qui lui faisaient écrire Les Chimères, à l’âge où les plus malheureux de ses aînés avaient à peine connu le doute en leurs passagères mélancolies.

Il se secoua, et, grain à grain, redéroula son chapelet. Un émoi l’attendrissait, contre lequel il luttait mal, à l’évocation fuyante de cette mère tant aimée, et morte. Ce n’était pas à cette époque qu’il la voulait retrouver, pâle figure, noyée de douceur, et pareille à une sœur aînée. Tantôt, il l’appellerait, douloureuse et tragique, vieillie, mais belle encore, telle qu’en ses derniers jours. Sa préférence allait d’abord à rémunération complaisante d’autres deuils, d’autres souffrances. Les divers lycées et collèges par lesquels vagabondait son éducation d’enfant de fonctionnaire roulant la France, du nord au sud, et du sud au nord, au gré des caprices ministériels, lui apportaient de cruelles blessures, cuisantes d’humiliations. Il ignorait les champs, le grand air, les exercices physiques, les jeux corporels, gauche et ridicule hors des jupes maternelles, et quoiqu’externe, souffrait partout du fait de ses compagnons, bourreaux actifs taillés pour la vie. Puis, dans ces villes diverses où son enfance s’était posée comme un oiseau, il était, fatalement, l’étranger : l’ennemi. Dans le midi, traité en renégat, en « Franciot », et dans le centre, dans le nord, dans l’est, haï comme méridional, il avait joué le paria qui n’est de nulle part, et que tous repoussent. Mais les coups, les vexations auxquels son isolement, sa maladresse et son manque démuselés l’avaient condamné jusqu’à ses quinze ans, n’étaient pour rien dans ses rancunes endormies. Il les eût oubliés, si des misères morales, plus méchantes, ne les avaient accompagnés. La pauvreté des siens, en effet, le martyrisait déjà au temps où l’on joue aux billes. Quand on l’assommait, on ne manquait pas de l’appeler: boursier. Et cela s’expliquait. Dans ces petites villes, sa famille était haïe pour son renoncement fier aux distractions communes, pour l’orgueil d’une médiocrité s’obstinant à végéter solitaire. Puis, c’était une distinction de goût, une correction élégante, naturelle, une sorte de supériorité aristocratique, qu’on reprochait jalousement à ces gens inconnus entêtés à demeurer chez eux. Cette dignité passant pour dédain, les enfants de la ville, échos de leurs foyers respectifs, s’en vengeaient sur Marcel qui se rappellerait toujours les persécutions dont il avait payé les mépris attribués aux siens. Elles étaient bêtes et raffinées, telles que la province en sait inventer seule. Si, par exemple, il arrivait en classe avec des habits neufs, il emportait du collège des étiquettes injurieuses accrochées à sou veston. « Pas payé ! » disait le même billet, qu’avec un mâchon, on lançait sur son chapeau, sur ses livres, sur son manteau. En pleine étude, le fils du banquier de l’endroit lui reprochait la demande de renouvellement d’un billet faite la veille par M. Deschamps père. Pour un rien, les enfants des créanciers de sa famille, ses . condisciples, lui jetaient au nez avec des rires méprisants ie chiffre de ce que les « Deschamps » devaient à leur comptoir. Plusieurs fois, son père était intervenu, et trop militairement, menaçant le pion complice ou trop faible de le faire révoquer, tirant les oreilles aux plus acharnés aboyeurs ; mais ces interventions avaient justement attisé des persécutions qui se seraient peut-être éteintes, à la longue.

Hors de l’enfer universitaire, Marcel ne retrouvait pas chez lui le bonheur tranquille dont son enfance inquiète aurait eu besoin. Il pouvait compter les repas que ne troublait pas une querelle, ou que n’assombrissaient pas les yeux rougis de sa mère, la face rageuse de son père. Dans cette rétrospective revue, cela le frappait, lui prouvant que sa sensibilité maladive s’était aiguisée dans l’intimité de précoces chagrins. Aussitôt, il se remémorait ses parents, et les analysait, d’un effort volontaire, comme il eût étudié des êtres de sang étranger.

M. Deschamps, joli homme, Dauphinois, était un soldat de fortune. Sous-lieutenant à trente ans, sans avenir, il épousait par amour une jeune fille très belle dont, à grand’peine, le père, chef d’escadron retraité de la veille, avait fictivement constitué la dot réglementaire. Après la guerre d’Italie, d’où il revint décoré mais blessé, il entrait dans la gendarmerie comme lieutenant, et, plus tard, pour augmenter sa solde, passait dans le cadre colonial. Deux ans en effet après la naissance de Marcel, la misère était venue, l’odieuse misère en robe de soie et en uniforme. L’officier devait faire vivre sa famille, deux septuagénaires qui n’avaient que lui ; enfin, son beau-père qui s’étant lancé dans les affaires, servait jusque-là à sa fille une pension dont le revenu représentait une assez jolie dot, se trouvait un matin victime d’une faillite, et, sans un sou, devait à sa rosette une modique place de caissier. Le jeune ménage s’était promené quelque temps dans les colonies, mais, finalement, réintégrait la France sans les économies rêvées, ramenant, au lieu de trésor, un domestique annamite, qui pris d’une adoration pour Marcel n’avait pas voulu s’en séparer. M. Deschamps, enfin promu capitaine, obtenait une perception et commençait sa tournée de voyages à travers la France, ses postes changeant tous les trois ans, au gré de l’avancement et surtout des disgrâces. Cette Juiverie Errante, escortée par les grands parents toujours plus vieux et plus grognons, interdisait le retour de l’aisance, creusait un fossé de dettes misérablement mesquines.

Or, l’amour était mort, qui seul eût soutenu, consolé le couple. La jeune femme perdait d’abord sa mère, un grand cœur, qu’avaient inconsciemment brisée son gendre et son mari, puis le frère et la sœur de Marcel emportés dans leur premier sourire. À ce moment, commençait un long martyre, le long duquel saignaient tous ses orgueils. Dès les premières épreuves, les parents de son mari lui reprochaient sa pauvreté. On l’insulta le jour où, pour la troisième fois, elle se sentit mère. Le percepteur était faible, sans caractère, soumis aux siens comme un enfant. Certes, il n’était point méchant homme, mais une lâcheté souvent rend cruels les êtres inintelligents, et il était inintelligent au point d’en vouloir à sa femme pour sa supériorité. Aussi céda-t-il à l’influence des siens, s’aigrissant davantage à chaque épreuve. Un jour, il lui reprocha d’être sans dot : « Si j’avais attendu ma seconde épaulette, j’aurais fait un riche mariage, et, pouvant payer un fort cautionnement, obtenu une perception importante, ou même une recette particulière. » Comme sa maternité l’avait pour un temps maigrie, il la trompait. Mais si l’amour de la jeune femme eut pardonné l’infidélité, son orgueil ne pardonna pas l’injure d’un reproche qui mit entre elle et le soldat l’irrémédiable. Pour toujours leur tête-à-tête fut empoisonné, et les réconciliations restèrent apparentes.

Tristes évocations du foyer disparu ! Marcel les chassa brusquement, car son cœur se gonflait. Et il accéléra son voyage dans le passé, glissant vite sur d’autres souvenirs, plus récents cependant, singulièrement plus cruels encore, et dont son avenir avait, semblait-il, subi l’influence davantage. On eût dit qu’il en voulait surtout à la vie de l’avoir si précocement entamé et qu’il dédaignait les épreuves de sa jeunesse, comme fatales celles-là, et communes. Pourtant elles n’étaient point absolument banales, closes par une catastrophe dont le souvenir lui empourprait le front.

Son père, sa retraite obtenue, se lançait dans la banque où le commanditaient d’anciens compagnons d’armes, aujourd’hui gros propriétaires. Les affaires, au début, étaient assez belles, grâce au coup de collier que donnait le pays après la guerre avec l’Allemagne ; mais la politique aidant, et des grèves, et de mauvaises récoltes successives, et les conséquences enfin du traité de Francfort dont l’industrie de la région souffrait particulièrement, la maison Deschamps, Muller et Cie déclinait, végétant sans plus guère servir d’intérêt à ses commanditaires. Son chef, toujours correct au dehors, boutonné dans sa redingote, comme il l’avait été jadis dans son uniforme, prenait mal son parti de ce temps d’arrêt survenu au moment juste où l’aisance lui apportait une dernière jeunesse et le goût de la vie facile. Au logis, déposant son masque, il montrait des vices communs sentant la caserne, s’éclipsait à tout propos pour aller au chef-lieu voisin se conPage:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/77 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/78 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/79 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/80 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/81 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/82 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/83 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/84 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/85 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/86 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/87 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/88 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/89 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/90 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/91 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/92 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/93 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/94 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/95 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/96 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/97 Page:Bonnetain - L'opium, 1886.djvu/98 Page:Bonnetain - 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Le bienveillant optimisme qu’exhale la fumerie le consolant des défaillances de son vouloir, — le consolant de tout, il attribuait à la chaleur la diminution croissante de son appétit, à l’habitude le calme actuel de sa chair.

À présent, l’augmentation de ses doses d’opium le gênant vis-à-vis d’Herthol, il fumait fréquemment chez le capitaine Lehrer, chez Rémy le vieil interprète, et même dans sa veulerie, chez Bernardet, le jeune élève administrateur, son secrétaire. Il ne trouvait pas d’autres fumeurs européens ; mais pour pallier les récidives de son indiscrétion, il arrivait chez eux avec un flacon d’opium en poche. Ses amis, du reste, refusaient ses excuses. Plus accueillants chaque jour, ils célébraient l’opium avec, dans la voix, dans les yeux, des enthousiasmes pareils, et de pareilles hésitations dans l’ambiguë description de leurs plaisirs. Tous montraient les mêmes ardeurs de prosélytisme. Peu à peu, Marcel, perdant ses fiertés, glissait à imiter leur propagande. Sans se rendre compte du mobile auquel il obéissait, ou bien attribuant à l’influence même de la pipe sa recherche d’un compagnon, il tenta de décider les frères Lochery.

— Mon cher, lui répondit le cadet, vous êtes comme les enfants vicieux qui ne veulent pas être seuls à jouer aux jeux défendus ! J’ai des troupiers aussi dans mon bataillon qui appellent leurs camarades et partagent les risques avec le plaisir, lorsqu’ils ne sont pas sûrs de la santé des femmes !...

Marcel se fâcha, mais sa bouderie ne dura pas une heure. L’opium endormait ses rancunes, et comme le fumeur étendait à lui-même les bienveillances de sa fumée, il ne s’apercevait point, retrouvant seulement sa volonté pour s’aveugler ou pour discuter les faits positifs, que le moindre effort l’oppressait aujourd’hui. Il avait le souffle court, le pouls capricant, et, s’il montait à cheval, n’allait plus qu’au pas, fatigué tout de suite.

Le matin, au réveil, l’influence de son cher poison annihilée, ses illusions tombaient, douloureusement, devant la constatation de son alanguissement physique, de la déchéance de ses forces. Il s’en consolait en notant que son intelligence demeurait lucide, augmentée plutôt, ou bien poussait un : Et puis après ? d’un découragement morne.

Puisque Blanche ne venait toujours pas ! 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