L’isotopie et les éléments isotopes/16
CHAPITRE XVI
MÉTHODES QUI UTILISENT DIRECTEMENT LA VITESSE D’AGITATION MOLÉCULAIRE
49. Principe de ces méthodes. — Ces méthodes dont le rendement est soumis à une limite théorique peu élevée, sont cependant les seules qui aient donné, jusqu’à présent, des résultats positifs certains. Elles reposent sur ce fait que l’énergie des molécules isotopes étant la même à la température du mélange, la vitesse moyenne de chaque espèce de molécules est en raison inverse de la racine carré du poids moléculaire. Si donc on parvient à profiter de cet excès de vitesse des molécules légères, on doit pouvoir les séparer partiellement de celles qui ont une masse supérieure.
L’opération à effectuer doit être essentiellement irréversible. En effet, si tel n’était pas le cas, l’avantage acquis par une certaine opération serait détruit par l’opération inverse. Ainsi, la distillation fractionnée ne conduit pas à la séparation des isotopes, bien que la vitesse d’évaporation soit plus grande pour l’espèce de molécules plus légères. Car si les molécules de cette espèce quittent en plus grand nombre la surface du liquide par unité de temps, d’un autre côté, elles y pénètrent aussi en plus grand nombre, de sorte que la composition de la vapeur est la même que celle du liquide quand il y a équilibre de régime entre les deux phases. On n’obtient donc aucun résultat en séparant la vapeur saturante du liquide, mais seulement en favorisant la séparation des molécules légères par un mécanisme irréversible qui sera décrit dans la suite.
Les méthodes dont il s’agit ici sont les suivantes : Diffusion et effusion au travers de parois poreuses et d’orifices étroits. Évaporation dans le vide avec condensation sur paroi froide. Vitesse de réaction chimique.
50. Diffusion et effusion. — On prévoit une séparation partielle de molécules gazeuses isotopiques, lors de leur diffusion au travers d’une paroi poreuse, ou de l’effusion, c’est-à-dire, écoulement au travers d’un orifice en paroi mince.
Dans les deux cas on utilise directement la différence des vitesses d’agitation thermique.Condition d’indépendance des gaz. — Le phénomène ne se présente d’une manière simple que sous certaines conditions, mises en lumière aussi bien par la théorie que par l’expérience. Ces conditions sont celles où les molécules gazeuses traversent l’orifice ou l’un des canaux étroits de la matière poreuse, sans avoir subi aucun choc contre d’autres molécules gazeuses. Il est nécessaire pour cela que le diamètre de l’orifice ou du canal soit petit par rapport au chemin moyen des molécules à la pression considérée. S’il en est ainsi, les molécules de divers gaz qui se trouvent en présence se comportent d’une manière tout à fait indépendante, chacun des gaz s’écoulant comme s’il était seul.
C’est cette indépendance des gaz qui a une importance fondamentale pour l’étude théorique du problème quand il s’agit d’un mélange. On sait, en effet, que l’écoulement de gaz purs obéit dans tous les cas à une loi simple. Quand on fait écouler des volumes égaux de gaz entre les mêmes limites de pression et à la même température, les vitesses moyennes de l’écoulement sont en raison inverse de la racine carrée du poids moléculaire, tout au moins pour les gaz ayant même rapport des chaleurs spécifiques. C’est là une méthode bien connue pour la détermination des poids moléculaires. Cette loi est justifiée par les prévisions de la thermodynamique, mais la vitesse d’écoulement du gaz aux basses pressions s’exprime par une loi différente de celle qui est valable aux pressions élevées.
Les conditions sont changées pour les mélanges, car l’écoulement de chaque gaz se complique de l’interdiffusion. On ne peut plus alors affirmer que la vitesse d’écoulement pour chacun d’eux est en raison inverse de la racine carrée du poids moléculaire, et on ne retrouve cette loi que si les conditions d’indépendance ci-dessus énoncées sont réalisées.
Ceci est clairement prouvé par les recherches approfondies de Knudsen [95] qui a comparé l’écoulement des gaz à basse pression aux prévisions de la théorie cinétique. Pour un orifice en paroi mince le nombre q de molécules qui traversent par unité de temps l’orifice, et le débit du volume gazeux sont donnés par les formules :
où n est la concentration moléculaire, s la surface de l’orifice, la vitesse moyenne des molécules, M la masse moléculaire, R la constante des gaz parfaits par molécule-gramme, T la température absolue.
Knudsen a montré que ces lois se vérifient tant que le diamètre de l’orifice ne dépasse pas 1/10 du chemin moyen, ce qui a lieu à basse pression. Quand la pression augmente, la loi d’écoulement tend vers la forme qu’elle prend aux pressions plus élevées.
Il en est de même pour l’écoulement par un canal étroit. Il existe une loi limite applicable aux cas où le diamètre du canal est inférieur à 1/10 du chemin moyen, et le débit en masse ne dépend alors que de la différence de pression entre les extrémités du tube. Quand la pression augmente, la loi se modifie et tend vers la forme limite connue sous le nom de loi de Poiseuille, faisant intervenir le coefficient de viscosité.
Debierne a fait des recherches sur l’écoulement par un orifice en paroi mince, dans le but d’utiliser cette méthode pour la détermination du poids moléculaire de l’émanation du radium [45]. Il a montré qu’à des pressions suffisamment basses deux gaz mélangés ont des vitesses d’écoulement indépendantes, et que ces vitesses sont inversement proportionnelles aux racines carrées des poids moléculaires. Les expériences faites sur l’émanation du radium, par comparaison avec quelques autres gaz, ont donné pour le poids moléculaire la valeur 222 que prévoit la théorie des transformations radioactives.
Lorsqu’il s’agit d’une paroi poreuse, les canaux ou pores peuvent être très fins ; malgré cela, les conditions d’indépendance du passage des gaz ne sont, en général, qu’imparfaitement réalisées si la pression est normale.
Théorie de Rayleigh [96]. — Ce savant a donné une théorie de la séparation de deux gaz par diffusion au travers d’une paroi poreuse sous la réserve des conditions suivantes : mélange parfait des gaz, indépendance de leur passage au travers de la paroi. Cette théorie est également applicable avec les mêmes restrictions au phénomène d’effusion par une ouverture en paroi mince.
Désignons par x0 et y0 les volumes initiaux des gaz, par x et y les volumes qui subsistent quand la diffusion ou l’effusion ont eu lieu pendant quelque temps vers un récipient où la pression est négligeable. L’équation qui régit le phénomène est la suivante :
où K1 et K2 sont des coefficients qui caractérisent les vitesses d’écoulement et qui ne dépendent ni de x ni de y.
L’intégration de la relation ci-dessus conduit à la formule :
où U et u sont les volumes initial et final du mélange.
Cette formule est valable quelles que soient les modalités du processus de diffusion ou d’effusion ; il est indifférent que celle-ci soit effectuée sous pression totale constante ou sous volume constant. Il suffit de rapporter les volumes partiels à la même pression, ce qui revient à faire intervenir les concentrations des deux gaz.
Au premier constituant on peut faire correspondre de même un coefficient d’enrichissement s, tel que rs = 1. On voit que r (ou s) ne dépend que du rapport qui mesure la réduction de volume et du rapport qui a une valeur déterminée pour les gaz considérés. D’après les développements donnés ci-dessus, on doit avoir
Rayleigh a envisagé également un dispositif de fractionnement et a donné les formules qui permettent de calculer r et s pour les opérations successives.
L’application numérique de la théorie aux expériences de Graham sur la diffusion de mélanges d’oxygène et d’hydrogène ou d’argon et d’azote montre que l’accord entre la théorie et l’expérience n’est pas satisfaisant et que l’efficacité du procédé de séparation est fortement réduite par rapport aux prévisions ; ce défaut de rendement est attribuable à l’imparfaite réalisation des conditions théoriques.
Quand les masses moléculaires sont peu différentes, ce qui est le cas des molécules isotopiques, on peut écrire, avec une approximation suffisante :
où K est une fraction moyenne entre et .
Si et sont inversement proportionnels à et on trouve les valeurs approchées :
Ainsi, pour une seule opération, r est donné, dans le cas du néon, par la racine du 21e ordre du rapport de réduction de volume ; dans le cas du gaz chlorhydrique, par la racine d’ordre 37 et ainsi de suite. Pour que r prenne une valeur notablement supérieure à 1, il est donc nécessaire de réaliser une grande réduction de volume.
L’augmentation de densité du résidu s’exprime en fraction de la densité du mélange par la formule donnée plus haut (p. 156).
La première application de cette méthode à la séparation des isotopes a été faite par Aston sur le néon dès 1913 [61]. La diffusion avait lieu au travers d’une paroi poreuse constituée par deux courts tuyaux en série. L’opération consistait à fractionner systématiquement 100 cm3 de néon à basse pression, en 8 fractions, et à mesurer la densité des fractions obtenues. Un premier fractionnement comprenant 15 séries d’opérations donna une différence de densité de 0,5 % entre les fractions extrêmes soigneusement purifiées. La pureté du gaz était contrôlée par la méthode de rayons positifs, considérée par l’auteur comme bien plus délicate que l’analyse spectrale ; on ne trouvait aucune trace d’hélium dans la fraction la plus légère. Celle-ci ayant été perdue par accident, on a procédé à un nouveau fractionnement sur la partie la plus dense du gaz comportant 20 cm3 en plusieurs fractions soumises à un grand nombre de nouvelles opérations. Les deux fractions extrêmes, de 2 à 3 cm3, ont été purifiées et examinées ; leurs densités ont été trouvées égales à 20,15 et 20,28 ; leur examen spectroscopique n’a révélé aucune différence appréciable. La séparation réalisée correspond à un écart de densité de 0,65 % et aux proportions suivantes de Ne20 et Ne22
92,5 % et 7,5 % | fraction moins dense ; | |
86 | % et 14 %fraction plus dense. |
Ce résultat a été obtenu au prix d’un effort considérable. Un deuxième essai fait en 1914 avec un appareil automatique permettant de traiter 300 cm3 de néon, donna un résultat moins satisfaisant bien que plusieurs milliers d’opérations aient été effectuées ; cet échec a été attribué à ce que la diffusion avait lieu à la pression atmosphérique, de sorte que les conditions théoriques étaient loin d’être réalisées. Les expériences à basse pression sont, au contraire, considérées par l’auteur comme ayant donné à peu près le rendement théorique, bien que la valeur de r n’ait pu être déterminée avec précision (r entre 1,3 et 1,5 ; réduction de volume comprise entre 500 et 10.000).
Stem et Vollmer ont effectué des expériences de diffusion sur l’hydrogène et l’oxygène, afin de rechercher si le rapport non entier des poids atomiques de ces gaz peut s’expliquer par l’existence d’isotopes de poids atomiques 2 pour l’hydrogène, 15 pour l’oxygène [96]. La diffusion a eu lieu au travers d’un tube de terre poreuse vertical, sous la pression constante du courant gazeux qui passait dans un manchon dans lequel le tube était fixé. Les expériences étant faites à la pression atmosphérique, il était à craindre que les conditions de mélange au contact de la paroi ne se trouvent imparfaitement réalisées. Pour éviter cet inconvénient, les auteurs ont procédé par entraînement du gaz diffusé au moyen d’un fort courant ascendant de vapeur d’eau circulant à l’intérieur du tube ; le gaz expérimenté passait à l’extérieur de celui-ci dans la direction opposée. Le volume du gaz était réduit au trentième environ par la diffusion, puis la portion non diffusée était soumise à l’analyse. Pour cela le gaz était converti en eau par combustion et la densité de l’eau obtenue était déterminée au moyen d’un pyknomètre, avec une précision estimée à 10-4 % et même davantage.
Des expériences préliminaires faites sur un mélange d’oxygène et d’hydrogène ont montré que l’efficacité de la méthode n’est pas celle qu’on prévoit si les vitesses de passage sont en raison inverse des racines carrées des poids moléculaires, mais que le résultat obtenu pour un rapport de volume n = 30 est le même que le résultat théorique prévu pour n = 8,5. C’est pourquoi, les auteurs ont remplacé dans le calcul de leurs expériences le vrai rapport des volumes 30 par ce nombre empirique 8,5. Les variations attendues de densité étaient 4,2 × 10-2 % pour l’hydrogène et 1,8 × 10-2 % pour l’oxygène. Mais la densité d’eau mesurée s’est montrée la même, à la précision de 0,6 × 10-4 % pour l’hydrogène et 10-4 % pour l’oxygène. L’effet obtenu est estimé inférieur à 1/700 de l’effet prévu dans le premier cas et à 1/180 dans le deuxième cas, de sorte que l’on ne peut attribuer à cette cause la valeur du rapport des poids atomiques. Cette conclusion est conforme à l’analyse des masses par les rayons positifs d’après laquelle l’hydrogène et l’oxygène sont simples. De plus, la présence d’un isotope d’hydrogène de poids atomique 2, en proportion suffisante pour porter le poids atomique moyen à 1,008, entraînerait l’apparition dans le spectre optique de satellites aux raies principales, ce qui n’a pas été mis en évidence par l’observation.
Kohlweiler a appliqué la méthode de diffusion à l’étude de la vapeur d’iode [96]. Cet élément considéré comme simple par Aston, à la suite de l’examen dans le spectrographe des masses, est représenté, tout au moins principalement, par un seul constituant de poids atomique 127. La vapeur d’iode était admise à diffuser successivement au travers de 131 plaques poreuses fixées à joints étanches dans un tube maintenu à la température de 230° ; le mélange d’air et de vapeur était introduit dans le tube à la pression atmosphérique, tandis que la pression à la sortie était environ 50 mm. de mercure. L’iode diffusé était recueilli dans une solution de sulfure de carbone, et formait dans celle-ci des cristaux qui était soumis à l’analyse. Le poids atomique normal 126,93 a été trouvé pour l’iode naturel purifié, avec un écart extrême de 0,15 %, tandis que les fractions extrêmes résultant de la diffusion correspondent aux poids atomiques 126,07 et 127,73 avec un écart de 1,3 % distribué par moitiés environ autour de la valeur normale. L’auteur conclut à l’existence de deux isotopes de l’iode, présents en petite proportion, l’un plus lourd, l’autre plus léger que l’iode 127. Ce résultat demande confirmation, toutefois on peut s’attendre à la complexité d’un élément à poids atomique élevé tel que l’iode.
On doit à Harkins et à ses collaborateurs Turner, Liggitt, Brocker, Hayes, Mülliken, des recherches importantes poursuivies depuis 1915 sur la séparation des isotopes du chlore par diffusion [96). Les recherches ont porté non sur le chlore même, mais sur le gaz chlorhydrique ; il n’existe pour celui-ci que deux espèces de molécules isotopiques HCl35 et HCl37, tandis qu’il existe, comme nous l’avons vu, trois espèces de molécules de chlore. La diffusion avait lieu au travers de tubes poreux où le gaz produit par l’action de l’acide sulfurique sur une solution de HCl et soigneusement lavé, était admis à la pression atmosphérique ; le gaz diffusé entraîné par un courant d’air était recueilli dans un bain d’eau pure et l’on déterminait le poids atomique du chlore qui y était contenu, à la précision de 0,003 unité, par le titrage du chlore dans des solutions d’égale densité.
Les auteurs ont examiné de près les conditions du problème et ont donné un certain nombre de formules pour le calcul des résultats. Le rapport (« cut ») désigné par C est pris comme variable en fonction de laquelle on détermine soit la valeur du coefficient d’enrichissement r, soit la variation du poids atomique, pour le rendement théorique. Celui-ci n’est pas réalisé dans ces expériences, puisqu’elles sont faites à la pression atmosphérique pour réduire les difficultés d’exécution.
Harkins et Mülliken font observer que, pour des gaz isotopes diffusant dans un gaz étranger, la complication introduite par l’interdiffusion est moins importante que pour les gaz non isotopes. On peut, en effet, penser que les nombres de molécules qui traversent la membrane dans le même temps, sont proportionnels aux chemins moyens, aux vitesses d’agitations thermiques et aux gradients de concentration. Le rapport des chemins moyens, dont l’expression est compliquée dans le cas général, se simplifie pour les isotopes et prend une valeur approchée qui ne dépend que des masses moléculaires et qui est inversement proportionnelle à la racine d’ordre 4 de leur rapport. Il en résulte que le rapport des vitesses de passage à gradient égal serait inversement proportionnel à la puissance 3/4 du rapport des masses. Ainsi la diffusion pourrait être plus efficace que ne le prévoit la théorie du passage indépendant.
Voici, suivant ces auteurs, un tableau qui donne la variation de poids atomique selon la théorie de Rayleigh pour HCl et pour Ne en fonction de C (fraction non diffusée).
Augmentation de poids atomique | ||||
C | HCl | Ne | ||
10 | 0,021 | 0,020 | ||
102 | 0,044 | 0,042 | ||
103 | 0,067 | 0,065 | ||
104 | 0,091 | 0,091 | ||
105 | 0,116 | 0,120 | ||
106 | 0,142 | 0,151 | ||
107 | 0,169 | 0,182 |
L’augmentation de poids atomique est sensiblement proportionnelle au logarithme de C. Pour obtenir l’accroissement 0,2 par une seule opération sur un résidu d’un gramme de matière, il faut diffuser 130 tonnes de HCl ou 36 tonnes de néon. Ceci montre l’effort nécessaire pour réaliser un résultat appréciable. La quantité de matière dont il faut disposer peut subir une réduction quand on utilise la diffusion fractionnée.
Toutes ces considérations ont conduit à la construction d’un appareil automatique, pouvant diffuser 1000 litres de HCl par jour, constitué par une série de 5 tubes poreux, avec une réduction de volume C = 12.000 devant conduire à un résidu à poids atomique 35,54 en une opération dans le cas du rendement théorique. L’efficacité pouvait être augmentée par un dispositif de fractionnement. Toutefois, le rendement a toujours été inférieur à la valeur maximum.
L’appareil est représenté dans la figure 31. Le gaz chlorhydrique est dégagéFig. 31. — Appareil d’Harkins pour la diffusion du gaz chlorhydrique.
Le gaz lavé et desséché est envoyé dans une série de 5 tubes poreux T1, T2, T3, T4, T5, enfermés dans des enveloppes au travers desquelles on fait circuler un courant d’air filtré et séché qui entraîne le gaz diffusé. Celui-ci est absorbé dans le bain H3.
Le meilleur résultat semble avoir été obtenu en 1920 par Brocker, qui sépara 5 grammes de chlore de poids atomique 35,51, avec C = 8.000 ;
Fig. 32.
l’efficacité de l’opération était évaluée à 60 %.
Les proportions des deux chlores dans ce mélange sont : 0,745 et 0,255 au lieu des valeurs normales 0,77 et 0,23.
Ensuite Harkins et Hayes (96) ont obtenu, en 1921, avec l’appareil décrit ci-dessus, 9 gr. de chlore de poids atomique 35,498 et 90 gr. de poids atomique 35,494.
Effusion. L’effusion par des ouvertures en paroi mince a été utilisée par Bronsted et Hevesy pour la séparation des isotopes du mercure [96]. Ces auteurs utilisaient l’appareil représenté dans la fig. 32. Le mercure contenu dans une cornue était maintenu à la température de 105°. La vapeur qui s’échappait dans un espace vide d’air, se condensait en majeure partie dans le tube C refroidi dans la glace ; cette vapeur passait au contact d’une feuille de platine percée de mille trous de 0,15 mm. de diamètre ; les molécules qui avaient traversé ces ouvertures, se condensaient dans le tube B. Le mélange de la vapeur soumise à l’effusion était assuré par son renouvellement constant, et l’opération avait lieu à basse pression en raison de la présence de parois froides ; les conditions théoriques étaient, par conséquent, réalisées d’une manière satisfaisante. Les proportions des isotopes en B doivent être, d’après cela, entre elles, comme les proportions initiales multipliées par les inverses des racines carrées des masses moléculaires ; on ne peut vérifier cette prévision sans connaître les proportions initiales.
Les résultats étaient contrôlés par des mesures de densité du mercure, au moyen d’un pyknomètre, rempli avec un soin particulier. La précision sur la densité est évaluée à 2 10-6. Le mercure recueilli en B avait une densité inférieure de la fraction 13 10-6 à la densité normale.
Diffusion instantanée. — Certains auteurs signalent qu’au début du phénomène de diffusion ou d’effusion, les molécules légères doivent former un front qui s’avance en précédant le régime d’écoulement théorique. En recueillant ces molécules premières arrivées en petit nombre, on réaliserait donc une séparation qui pourrait être très efficace. Ce principe a été en partie appliqué dans les expériences de Kohlweiler sur l’iode. Toutefois, il n’en a été fait jusqu’ici aucune application systématique.
Diffusion contre un courant gazeux. — Hertz a suggéré une nouvelle méthode de séparation de gaz qui consiste à les mélanger en faible proportion à un courant de gaz auxiliaire de vitesse v [96]. Si la direction x de diffusion est opposée à celle du courant gazeux, on trouve la relation
où et sont les densités initiales des gaz, et leurs coefficients de diffusion, et les densités des gaz diffusés.
Quand on tient compte de la nécessité de faire pénétrer les gaz étudiés dans le courant de gaz auxiliaire par un point du trajet de celui-ci, la formule doit subir une modification.
Les essais faits en employant un courant de vapeur d’eau et un mélange de néon et d’hélium ont conduit à une excellente et rapide séparation de ces deux gaz. La méthode doit être appliquée à la séparation des isotopes.
51. Distillation sous basse pression. — On a vu plus haut qu’il y a peu de chance de réussir une séparation, même partielle, des isotopes par la méthode de distillation fractionnée qui n’est opérante que s’il existe une différence appréciable des pressions de vapeur saturante. Il n’en est plus de même quand on fait appel uniquement à la vitesse d’évaporation, déterminée par la vitesse d’agitation thermique.
L’évaporation d’un liquide consiste en ce que certaines molécules quittent la surface de séparation pour pénétrer dans l’espace occupé par la phase gazeuse. Le nombre de ces molécules est proportionnel à la vitesse moyenne d’agitation thermique, car on peut admettre que les forces de cohésion qui s’opposent à la sortie sont les mêmes pour les isotopes. La surface du liquide agit donc en quelque sorte comme une membrane poreuse au travers de laquelle s’échappent les molécules douées d’une énergie cinétique suffisante pour compenser le travail des forces de cohésion. D’autre part, du sein de la phase gazeuse, en équilibre de régime avec la phase condensée, des molécules se dirigent vers la surface de séparation pour être absorbées par celle-ci, et les nombres de ces molécules par unité de temps sont également proportionnels aux vitesses moyennes. Par conséquent, si l’on laisse s’établir le régime normal de la distillation, dans lequel le nombre des molécules séparées par condensation dans un réfrigérant n’est qu’une petite fraction du nombre des molécules échangées dans le même temps entre le liquide et la vapeur, la probabilité de séparation devient minime, car la composition moyenne de la vapeur est la même que celle du liquide.
Il n’en est plus de même si, rendant le processus irréversible, on empêche le retour des molécules évaporées vers le liquide, en les interceptant par une paroi froide, avant qu’elles aient pu subir un choc favorisant le renversement de la direction de leur vitesse. Toutes les molécules sorties du liquide étant alors captées, les nombres des molécules isotopes dans un distillat obtenu de cette manière doivent être entre eux dans le rapport des concentrations dans le liquide, multiplié par celui des vitesses moyennes d’agitation thermique, c’est-à-dire celui des inverses des racines carrées des masses moléculaires. La condition à réaliser consiste à maintenir dans le récipient une pression assez basse, pour qu’il ne se produise pas de choc entre les molécules qui s’évaporent et les molécules de gaz résiduel, sur la distance qui sépare la surface d’évaporation de la paroi froide qui sert de condenseur. La vitesse d’évaporation elle-même doit être limitée, car si la densité des molécules de vapeur devenait notable, il se produirait des chocs nuisibles entre ces molécules elles-mêmes ; pourtant, la limite ici est plus écartée car les molécules qui s’échappent du liquide forment un courant de vapeur dirigé vers la paroi froide. Une autre condition importante consiste à conserver une composition uniforme du liquide au voisinage de la surface ; cette uniformité du mélange est suffisamment assurée par le mécanisme de la diffusion, si l’évaporation n’est pas trop rapide. Par contre, on voit immédiatement qu’il y a là un motif suffisant pour que la méthode ne soit pas applicable à la sublimation.
La distillation irréversible a été utilisée avec succès par Brönsted et Hevesy
Fig. 33. — Distillation du mercure sous basse pression (Brönsted et Hevesy).
[97] pour la séparation des isotopes du mercure.
L’un des appareils employés est représenté dans la fig. (33).
Le vase à distillation est un ballon à double paroi (du genre des vases Dewar).
Le mercure contenu dans le ballon extérieur et maintenu à une température de 40° à 120° fournit une vapeur qui est condensée et solidifiée sur la paroi du ballon intérieur refroidie par l’air liquide.
La distance de cette paroi à la surface d’évaporation est 1 à 2 cm.
Un vide aussi parfait que possible est fait entre les parois.
Un autre modèle d’appareil est représenté dans la fig. 34.
Si l’on admet pour le coefficient d’interdiffusion du mercure la valeur D = 3 10-5 à 100°, on trouve que le renouvellement de la surface est assuré tant que le débit ne dépasse pas 5 × 10-3 cm3 par sec. et cm2. À la température de 40° du bain de mercure le chemin, moyen des molécules calculé d’après la pression de vapeur saturante pour cette température est de l’ordre de la distance des parois ; à la température de 100°, ce chemin moyen est très inférieur à cette
Fig. 34. — Distillation du mercure sous basse pression. (Bronsted et Hevesy).
distance.
Pourtant le rendement de l’opération est à peine inférieur, eu égard à la circonstance signalée plus haut ; en absence de molécules de gaz étranger les molécules de vapeur forment un courant dirigé vers la paroi froide, et la notion de chemin moyen n’est pas applicable à cette distribution avec sa signification ordinaire.
La distillation de 2700 cm3 de mercure a fourni, par évaporation graduée, des résidus successifs, dont le dernier correspondait à une réduction de volume dans le rapport C = 13500. La mesure de la densité d a été faite avec précision pour chaque résidu. La fig. [35] montre que la relation est représentée par une droite. L’écart maximum sur la densité est 0,5 pour mille (500 10-6), alors que la précision réalisée sur la mesure est environ 2 × 10-6. Le mercure était pesé dans un pyknomètre de 5 cm3 terminé par un tube étroit (0,2 mm. de diamètre), rempli dans le vide et équilibré dans un thermostat. Les densités obtenues sont : 0,99974 et 1,00023, prenant comme unité la valeur normale, et la variation correspondante de poids atomique est 0,1.
Pour contrôler ces résultats, on peut appliquer la théorie établie par
Fig. 35.
Rayleigh pour la diffusion ou l’effusion d’un mélange gazeux.
Toutefois, on doit faire des hypothèses sur les proportions encore imparfaitement connues, des isotopes du mercure.
Si l’on se borne à deux isotopes en proportions initiales égales et que l’on désigne par l’écart relatif de leur poids atomique à partir de la valeur moyenne 200,6 admise pour le mercure normal, on trouve, de sorte que les poids atomiques des deux constituants seraient 202,0 et 199,2.
On peut observer qu’Aston signale pour le mercure une forte raie à 202, et une bande dont le centre de gravité se placerait vers 199.
Les mêmes auteurs ont effectué la distillation de HCl en solution concentrée maintenue à dans un vide élevé, jusqu’à réduction du volume de moitié ; le mélange d’eau et de HCl évaporé se solidifiait sur une surface refroidie à la température de l’air liquide. La différence des fractions ainsi obtenues était mise en évidence, d’abord par la mesure des densités de solutions saturées de NaCl provenant de HCl expérimenté (valeurs obtenues 1,20222 et 1,20235), ensuite par le dosage du chlore dans des quantités égales de ce sel. Ces deux méthodes ont donné pour l’écart des poids atomiques la valeur 0,024 [97].
Harkins et Mülliken [97] ont également entrepris la distillation du mercure dans le vide, avec divers types d’appareils et avec purification très soignée. Ils ont obtenu un écart relatif de densité de 133 10-6. Ils ont aussi constaté, un petit changement de densité dans toutes les distillations de purification sous pression réduite. Continuant ces recherches, Mülliken [97] a montré que le rendement de l’opération diminue quand augmente la pression d’air dans l’appareil ou la vitesse d’évaporation ; il insiste aussi sur les effets des altérations de surface. Il décrit encore une méthode qui consiste à faire diffuser la vapeur de mercure distillée sous pression réduite, 0,2 à 0,5 mm, de mercure, à travers la paroi d’un long tube de papier-filtre ; l’effet de séparation est obtenu principalement par cette diffusion. L’auteur a obtenu ainsi une différence de poids atomique 0,1 entre 2 fractions extrêmes ; il estime que pour porter cette différence à 0,3 il serait nécessaire de continuer les opérations pendant une année entière.
Harkins et Madorsky [97] décrivent un appareil à distillation fractionnée qui leur a permis d’obtenir un écart de densité de 0,48 pour mille, en utilisant une surface refroidie seulement à 0°. Harkins et ses collaborateurs introduisent dans leurs formules un coefficient de séparation B tel que l’on ait
où est la variation du poids atomique pour le résidu d’une opération comportant la réduction de volume C.
Ils utilisent la valeur approchée
où x0 et y0 sont les proportions initiales des isotopes de masses m et m’.
Ces coefficients de séparation peuvent être calculés pour différents mélanges isotopiques.
Laby et Mepham [97] ont également apporté une vérification des expériences précédentes, en obtenant par distillation du mercure dans le vide un écart relatif de densité de 44 × 10-6. Ces auteurs rappellent que des écarts de densité inexpliqués avaient été signalés dès 1883 par Marck au Bureau International des Poids et Mesures, suivant les méthodes de purification.
Enfin, Honigschmid et Birckenbach ont obtenu par la même méthode un écart relatif 35 × 10-6 sur le poids atomique (200,564 et 200,632 pour les fractions extrêmes (97).
Brönsted et Hevesy ont déterminé la densité du mercure de diverses provenances, purifié par distillation dans le vide [97]. Ils ont soumis à l’examen 9 minerais : cinabre, calomel ou oxychlorure de mercure, provenant d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie, de Dalmatie, de Californie, de Tunis, de Hongrie, de Terlingue (États-Unis) et appartenant à des formations géologiques différentes. Les écarts relatifs ne dépassent pas 6 10-8, soit 0,0012 unité de poids atomique. Il est donc probable que la composition du mercure terrestre n’offre pas de différences appréciables.
Bien plus grands sont les écarts cités dans le même travail entre les déterminations de densité du mercure par divers auteurs depuis Regnault (1807) jusqu’à notre époque. L’écart relatif dépasse 100 × 10-6 ; on peut l’attribuer, soit à une différence de composition déterminée par la différence des méthodes de purification, soit aux erreurs d’expériences.
Egerton a soumis la vapeur de zinc à une distillation fractionnée dans le vide et a obtenu des fractions dont les densités étaient dans le rapport 0,99971 à 1, et 1,00026 à 1 ; ces différences sont estimées supérieures aux erreurs d’expériences et il s’en déduit une différence de poids atomique de 0,035 unités, inférieure aux prévisions [97].
Brönsted et Hevesy ont appliqué la méthode de distillation fractionnée irréversible au chlorure de plomb. Le poids atomique de Pb déterminé par Honigschmid et Steinheil a été le même pour les deux tractions [49].
La distillation à basse pression s’étant montrée efficace pour la séparation des isotopes, peut, à plus forte raison, être utilisée pour la séparation de corps de type chimique différent.
52. Méthode de vitesses de réaction chimique. — J.-J. Thomson [98] a suggéré que la vitesse d’agitation thermique peut intervenir directement dans les réactions chimiques puisque avec elle augmente le nombre des rencontres qui sont une condition nécessaire, sinon suffisante, de la réaction. Il a proposé à titre d’exemple de faire passer un courant de HCl au contact de la surface d’une solution absorbante, espérant que celle-ci contiendrait du chlore enrichi en constituant plus léger.
L’expérience a été tentée par Ludlam [98] avec l’emploi d’eau comme surface absorbante. Le gaz produit par action chimique passait sur la surface d’eau pure, y causant une dépression légère. La solution dense tombant au fond, la surface se trouvait renouvelée. La pression était environ 2 cm de mercure ; le résidu non absorbé très faible, était recueilli dans l’eau pure séparément. Dans la solution de ce résidu on dosait le chlore par comparaison avec une solution normale. Le rapport du chlore à l’argent a été trouvé le même dans les deux cas.
Dans une autre expérience, le gaz AzH3 a été utilisé comme milieu absorbant. Pour cela on maintenait à la température de 290° un mélange de chlorure d’ammonium et de gaz chlorhydrique contenu dans un ballon. Le sel en se sublimant se décompose et se condense à nouveau dans le col du ballon. On espérait que le gaz résiduel serait enrichi en molécules plus lourdes. Cependant la détermination comparative des poids atomiques n’a décelé aucune différence entre les gaz soumis à la réaction et le gaz normal.
Brönsted et Hevesy ont émis l’idée qu’un courant de chlore circulant dans un tube d’argent pourrait abandonner à la paroi une petite fraction de ses molécules, et que cette fraction absorbée serait enrichie en molécules légères, de sorte que le rapport des concentrations de Ag Cl35 et Ag Cl37 serait plus grand que celui des isotopes dans la phase gazeuse. L’expérience n’a pas été faite [97].
Mülliken [97) a essayé de séparer les isotopes du mercure par dissolution dans le cyanure de potassium au moyen de l’électrolyse, espérant que la formation d’ions complexes créerait à la limite des deux phases des conditions favorables à la séparation. Le résultat a été entièrement négatif. Il en a été de même pour l’action du mercure sur le soufre en poudre.
Merton [98] a maintenu en contact une grande quantité de chlorure de zinc fondu avec une petite quantité de zinc fondu, espérant qu’il se produirait un échange entre les deux phases, avec séparation partielle des isotopes du chlore. Le résultat a été négatif.
En ce qui concerne ces essais on peut remarquer que nous ignorons les conditions qui déterminent la réaction. Il est possible et même probable, que le nombre de rencontres moléculaires ne suffit pas pour déterminer le problème, et que la proportion des chocs efficaces dépend de la configuration moléculaire au moment du choc, de l’état des molécules (sensibilisation par chocs préalables ou par radiation) et de la durée du choc laquelle dépend elle-même de la vitesse moléculaire. L’augmentation du nombre de rencontres pour les molécules légères pourrait être compensée par l’effet défavorable d’une durée de rencontre plus réduite.