L’iris bleu/Chapitre XXI

Éditions Édouard Garand (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 58-62).

CHAPITRE XXI


Journal d’Yves Marin
(Extraits)
3 juillet 1920

Nouvelle visite chez mes fournisseurs français ; nos négociations marchent rondement : je crois pouvoir conclure lundi.

Cet après-midi, j’ai rencontré Léon Larose, un copain d’autrefois. Nous nous demandions souvent comment ce gros garçon tranquille, paisible, sérieux pouvait jadis prendre part à toutes nos folles équipées ; aujourd’hui, à ses réflexions ironiques, je comprends que nous étions son champ d’études psychologiques et que, s’il était de nos fêtes, c’était bien plus en spectateur qu’à titre de participant actif.

— Tu ne saurais croire, mon cher Yves, comme je suis heureux de te voir guéri à tout jamais de cette vie vide et factice que tu menais autrefois ! Tant de jeunes gens et des mieux doués viennent y gaspiller les plus beaux jours de leur jeunesse, les meilleurs instincts de leurs cœurs. Les villes gâtent tout, elles gâtent même jusqu’aux vertus les plus belles et les plus admirables. Regarde les journaux avec leurs rapports insipides de fête de charité : à chaque ligne tu vois percer l’égoïste orgueil des organisatrices. Madame Une Telle a organisé telle tombola et sa photo jointe à un article ridicule de louanges va crier à tous les coins du pays la petite parcelle de mérite qu’elle aurait pu acquérir si son action avait été faite dans le silence, tel que le Seigneur l’a recommandé. L’orgueil envahit toutes les classes, depuis les riches à morgue superbe jusqu’à la classe la plus pauvre, l’excentricité dans les toilettes gagne tout le monde, et, lorsque vous rencontrez une femme sur la rue, vous en êtes à vous demander si c’est une honnête femme ou une traîneuse, tant son costume est voyant, tire l’œil, extravagant. On parle, depuis quelques mois, de crise financière, de crise ouvrière, de misère générale en perspective et cependant, si tu avais vu cet hiver quelle débauche de riches fourrures ! Et, tu sais, non seulement chez les riches, mais aussi chez les classes pauvres, chez ceux qui ne réussissaient qu’à peine à boucler leur budget.

Que veux-tu, ces pauvres ouvriers ont l’exemple des classes dirigeantes, ils sont témoins de leurs excentricités, de leurs frivolités, de leurs folles équipées. Les jeunes filles sont tellement saturées d’orgueil, de luxe, du désir des plaisirs, qu’elles ne laissent aucune place en leur cœur et leur âme pour les choses sérieuses. Toutes sont frivoles, assoiffées d’émotions nouvelles, de plaisirs inconnus. Avec de telles formations, comment veux-tu prétendre à en faire jamais des mères dignes de ce nom ? Comme nos mères étaient autrement et mieux ! Elles avaient été formées de bonne heure aux austères devoirs qui les attendaient. Elles ambitionnaient de conquérir leur mari par la beauté de leur intelligence, la bonté de leur cœur, la grandeur de leurs vertus, aujourd’hui, les mille et une pimbêches qui cherchent mari, espèrent séduire par le fard de leurs joues, le décolleté de leur toilette, l’élégance de leur danse, la frivolité de leur vie. Elles sont la parodie de la vraie femme et nous, les pauvres petits gens naïfs, nous suivons leur sillage gracieux et léger avec un peu de paradis dans l’âme, nous nous enlisons à leurs plaisirs, nous y laissons les beaux rêves de nos quinze ans, et, une fois pris dans cet engrenage démoralisateur, si nous passons près de la femme telle que nos mamans nous en ont donné les conceptions vivantes, la femme que l’on admire, on est trop pris, nous laissons passer le bonheur pour courir après l’ombre. D’autres sont simplement ridicules ; oh ! alors celles-là, il faut les plaindre, car elles ont la conviction de leur vie. Te souviens-tu de Corinne Latour ? Certainement oui, tu dois t’en souvenir ; tu sais bien cette grande rousse qui se mettait du carmin sur les lèvres ?

— Certainement ! Même que ce fut ma première flamme !

— Console-toi, tu n’as pas été le seul. C’est elle qui m’a initié moi-même à la vie d’étudiant. Une brave fille après tout, tu sais, très honnête, très bonne, un vrai cœur d’or ; mais elle a la malencontreuse manie de vouloir tenir un salon où toute l’Université devrait se rencontrer. Tu te souviens du temps où tu y venais, chaque fois que tu la laissais, elle te recommandait de lui amener des étudiants. Elle cherchait son âme sœur parmi la gent universitaire. Or, à l’Université, on songe beaucoup plus au plaisir qu’au sentiment, et, depuis dix ans passés, cette pauvre Corinne cherche toujours sans jamais se décourager. Elle a toujours pour mission d’initier à la vie mondaine les petits étudiants de Laval et son salon regorge de monde. Inutile de dire qu’elle a beaucoup d’amies qui viennent lui prendre ses sujets et se gaussent d’elle en arrière. Malgré ses trente ans bien passés, elle fait des efforts inouïs pour se donner de faux airs jeunets. Mais, au fait, es-tu libre dimanche soir ?

— Certainement, je dois demeurer en ville jusqu’à lundi midi et je t’avoue que je m’ennuie royalement.

— Viens donc avec moi chez Corinne dimanche soir : cela te rappellera le temps où tu étais frais émoulu du collège.

— Avec plaisir. Et cet après-midi, que fais-tu ?

— Je flâne.

— Viens-tu à la partie de crosse ?

— Avec plaisir. Nous sommes alors montés sur le tramway depuis longtemps encombré qui nous conduisit tant bien que mal à Maisonneuve où la joute commençait. J’y ai passé deux heures délicieuses. Qu’il est amusant notre jeu national, qu’il est autrement scientifique que le base-ball américain. Il y avait nombreuse assistance et lorsque Pitre a enregistré le point donnant la victoire à son club, l’enthousiasme était à son comble.

Durant la partie, j’ai remarqué, à l’extrémité opposé de l’enceinte, mon ancienne flamme, cette Berthe Lesueur, dont l’indifférence et l’égoïsme m’ont fait fuir il y a un an. « C’est vrai, me fit remarquer Léon, c’est ton ancienne… Désole-toi pas, mon vieux, elle ne vaudrait pas les regrets que tu lui donnerais ; c’est la femme de marbre de Phidias : si tu n’avais suivi l’exemple du grand statuaire, c’est elle qui t’aurait perdu. »

— Avec qui est-elle ?

— Avec un jeune ingénieur, un nommé Gauvin, auquel elle fait faire ses quatre volontés. Encore un pauvre diable qui va souffrir…

J’ai réalisé alors que j’étais complètement guéri, que mon voyage d’Europe avait été un remède infaillible, qu’il ne me restait aucune parcelle de mon amour fou de jadis. Mais, au fait, est-ce bien mon voyage d’Europe ? Si je m’interroge bien sincèrement, je suis obligé d’avouer que si j’avais rencontré Berthe le lendemain de mon arrivée, j’aurais peut-être souffert terriblement… N’est-ce pas plutôt ma jolie savante de St-Irénée qui a opéré ce miracle ? Alors, j’ai longuement parlé à mon sage Léon de mes travaux, de mes espérances, et, légèrement, de ma jolie petite ennemie de là-bas. Mais lui a saisi la balle au vol : « Comment, tu es assez heureux pour être sorti indemne de cette engeance, tu as à ta portée la vraie femme dont je faisais le portrait, il y a un moment, et tu hésites encore ? Mais tu es fou, mon pauvre vieux, tu es doublement fou. Va bien vite refaire tes malles, retourne à ton village, et, sans perdre un instant, demande la main de cette jeune fille. Ce serait trop bête de passer ainsi à côté du bonheur sans un effort pour le retenir ! »

Il est bon lui, avec ses beaux discours, ce n’est pas aussi facile que cela ; cette jeune fille me trouve antipathique, elle me déteste et ne s’en cache pas. Il est vrai que les femmes, même les plus vertueuses, sont tellement extraordinaires. Et puis, de la haine, ce n’est pas de l’indifférence ; il n’y a pas si loin entre haïr et aimer…

Bulletin du jour : — Armée complètement démoralisée ; on demande un armistice à grands cris. Reçu nouvelles de l’adversaire par notre fidèle Paul. Louis aussi se démoralise.

4 juillet 1920

Dimanche ! Que c’est triste un dimanche en ville ! Le samedi soir, tous les gens ayant quelques ressources, partent pour la campagne ; seuls les pauvres diables se résignent à se faire rôtir en ville par un jour du Seigneur !… Cet après-midi, je me suis enhardi à entrer dans un cinéma de la rue Ste-Catherine. Mon Dieu que c’était abrutissant. On y représentait un drame américain, vols, brigandages et autres pareilles infamies, le tout joué par des cabotins américains représenté dans un théâtre canadien. Si c’est avec de telles représentations que l’on compte lutter contre l’américanisme ! Heureusement, nous sommes là, nous, les fils des campagnes, et nous saurons toujours y opposer un mur solide.

Dégoûté, je suis sorti et me suis dirigé vers le parc Lafontaine, après avoir eu soin de prendre le « Nationaliste » en chemin.

Le parc était littéralement envahi. Ces pauvres miséreux des villes, qu’ils sont à plaindre d’être ainsi sevrés d’air pur et d’être obligés de se disputer entre mille ce petit coin de verdure ! Il y avait là des gens de toutes classes, de tout âge, de toutes nationalités : des Italiens, des Juifs, des Polonais, des Canadiens-français, et que sais-je encore. Tous ces gens étaient couchés pêle-mêle, les bancs étant depuis longtemps envahis. Des familles entières s’y étaient donné rendez-vous. Sur un lac minuscule, des centaines de personnes se donnaient l’illusion de la large natation de nos rivières, sur la promenade, les jeunes filles et jeunes garçons donnaient libre cours à leurs flirts, cependant que les pères et mères, trop heureux de retrouver un petit coin de verdure, laissaient faire sans penser à mal.

J’ai fait comme les autres, je me suis étendu sur le gazon ; mais, en ouvrant mon journal, j’ai été frappé par une rubrique bien connue : « Les Hôtes de nos Bois et de nos Champs ». Certes oui ! c’était bien de chez nous ce titre, c’était bien l’ouvrage de notre Curé. Je parcourus fébrilement l’article, judicieuse critique due à la plume d’un jeune collaborateur, et, ma lecture terminée, je me hâtai vers la ville pour me procurer l’ouvrage lui-même.

Je le trouvai enfin chez un Monsieur Méthot, et portant mon volume précieusement, je gagnai ma chambre, où je me plongeai dans ma lecture. J’y retrouvais presque mot à mot les longues dissertations du brave Curé. Mais que m’importait la nouveauté du texte, ce petit livre, c’était quelque chose de chez nous, il me rappelait avec émotion le village que j’ai quitté, il y a une semaine à peine, et c’était avec une sainte religion que j’en parcourais les feuilles comme si j’étais un exilé retenu depuis longtemps loin de sa patrie. Et puis, ce n’était pas seulement l’œuvre du vieux prêtre… Ne m’avait-il pas dit lui-même que Mlle Andrée y avait collaboré activement ? Et je cherchais à découvrir les sentiments délicats et féminins qu’elle y avait intercalés, les expressions trop crues qu’elle y avait corrigées, ce qu’il y avait dans ce livre de cette ancienne petite ennemie qui ne se soucie peut-être pas de terminer la lutte, mais devant qui je suis moi-même bien prêt à capituler.

Sans jamais lui avoir adressé la parole, elle a eu sur ma vie la plus grande influence, cette petite magicienne de village. À mon retour d’Europe, je me disais orgueilleusement bien guéri et bien cuirassé, je me croyais un blasé, un désabusé, du moins je le disais à Paul et me le criais bien fort à moi-même ; mais comme j’étais encore faible, comme ma vie de travail épuisant de là-bas avait été triste et monotone… Est-ce le village… le souvenir des ancêtres qui ont fait de moi un homme ? J’ai beau me le redire pour la centième fois, toutes ces choses ne furent que les accessoires : la grande cause de ma rénovation, c’est cette petite fille de campagne, cette humble fleur des prés… Je le réalise bien maintenant que je suis éloigné d’elle ; je l’aime, je l’aime éperdument, je l’aime mille fois plus que je n’ai jamais aimé Berthe et surtout infiniment mieux… Hélas ! m’aimera-t-elle jamais, elle ?

Léon m’a surpris au milieu de ma lecture. Comme je lui expliquais que c’était l’œuvre de notre curé :

— Vous êtes bien tous les mêmes, les campagnards : sitôt éloignés de votre clocher, vous en rêvez et cherchez tout ce qui peut vous le rappeler. C’est un grand signe de vocation, mon vieux Yves, tu ne dois pas en avoir honte.

— Bien au contraire, je te l’assure ; je t’avoue même qu’au moment de ton arrivée, j’avais depuis longtemps quitté la métropole et mon esprit rôdait à travers nos côtes et nos bois à la suite d’une sarabande d’oiseaux aux chants desquels se mêlait la voix confuse de notre curé et le sourire argentin de qui tu sais…

Demain soir, je quitterai Montréal sans aucun regret. Décidément, je ne suis plus fait pour la vie des villes. Hélas ! là-bas, c’est l’incertain qui m’attend…

Bulletin du jour : — La situation s’éclaircit, la défaite est franchement acceptée. Attendons développements pour envoyer parlementaires.

5 juillet 1920

Je pars dans quelques heures par le train de quatre heures. Paul doit m’attendre à St-Hyacinthe.

J’ai conclu ce matin avec nos fournisseurs de machineries et suis complètement satisfait.

5 juillet (soirée)

Enfin me voici revenu au logis : je me sens revivre, je suis heureux. Paul m’attendait à St-Hyacinthe, et, durant tout le trajet, nous avons causé des choses de chez nous. Il parait que Mlle Andrée est tout à fait changée : elle ne rit plus, semble triste, ne s’intéresse plus à ses études de botanique, etc. Est-ce un effet de la pluie ou bien… Avec les femmes, encore une fois, on ne saurait jamais dire au juste… Si ce n’était pas à cause de la pluie…

Rencontré à ma descente du train ce bon Curé que j’ai chaleureusement félicité de l’agréable moment qu’il m’a fait passer dans la lecture de son livre. Cher Curé, il est si heureux, mais si heureux…

La mère Lambert en avait long à me raconter. Il parait qu’ici on est sur le point d’organiser des paris sur notre mariage, Mlle Andrée et moi : « La mariera-t-il ? Ne la mariera-t-il pas ? » J’ai sévèrement réprimandé cette brave femme de son commérage et lui ai bien défendu de propager de telles inepties ; mais, en mon for intérieur, je n’étais pas fâché du tout, loin de là : « Vox populi, Vox Dei ! » Et j’ai une trop bonne opinion de Mlle Andrée pour refuser d’écouter la voix de Dieu.

Bulletin du jour : — Sommes retournés à nos anciennes positions. Attendons occasion propice pour entamer les négociations. Ce soir, grand conseil de guerre : De quelle manière commencer les pourparlers. A été unanimement décidé d’envoyer un émissaire. Qui ? Le Curé ? Paul ? Jeanne ? Devons-nous faire un appel direct au Docteur Durand ? Finalement, il a été résolu de s’en tenir au hasard.

6 juillet 1920 (9 heures a. m.)

Je me suis levé avec le soleil ce matin, Paul m’attendait pour aller visiter l’usine qui a pris un tel regain d’activité depuis mon départ que j’avais peine à m’y reconnaître. Tout le village a été mobilisé, les charges de fraises nous arrivent de trois paroisses à la ronde. Paul jubilait en me montrant les belles confitures qui cuisaient dans les grands chaudrons de fonte ; les paysans sourient en apportant leurs fraises que nous leur payons en bel argent sonnant et nous annoncent une production triple pour l’an prochain ; les commères du village ont rengainé leur caquetage et travaillent avec ardeur, les unes à équeuter les fraises, les autres à la cuisson, d’autres à la préparation des récipients, tandis que leurs maris surveillent les feux, emmagasinent les confitures, déchargent les produits bruts, ou parcourent la campagne pour les aller chercher. Tout le monde travaille, tout le monde sourit, tout le monde est heureux et content, et, au contact de cette bonne humeur franche et sincère, je sens renaître ma confiance.

Ce serait le paradis terrestre que cette bonne vie active et utile si je pouvais persuader le joli minois que je viens d’apercevoir sur la route, là-bas, à bien vouloir la partager. Je sens qu’avec une telle compagne, je serais capable de belles et grandes choses… Y parviendrai-je jamais ?

6 juillet 1920 (2 heures)

Comme notre pauvre destinée tient à peu de chose et que l’Écclésiaste a raison de dire : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité » ! On est heureux, joyeux, confiant, et puis un incident futile arrive, un coup de cravache, le saut d’un cheval qui vous envoie rouler par terre, meurtrissant vos rêves et vos espérances… Mon Dieu ! que c’est bête la vie !!!

Ce midi, à ma sortie de l’usine, je demande un cheval à Lambert.

« Corneille est malade, Monsieur, vous ne pourrez pas la monter aujourd’hui. » Corneille, c’est le nom de la vieille jument que je prends pour mes chevauchées quotidiennes.

— N’avez-vous pas un autre cheval à me donner ?

— Il y aurait bien Bijou, mais c’est un jeune cheval ; il est bien doux sur la voiture, toutefois, il n’a jamais été monté, peut-être vous jouera-t-il un mauvais tour ?

— Bah ! laissez faire, les chevaux, ça me connaît et je saurai bien maîtriser celui-ci. S’il veut faire des siennes, il saura à qui parler.

Là-dessus mon fermier m’amène la bête, un magnifique cheval noir qui se laisse monter sans difficulté, et me voilà parti. Je trottais depuis quelques instants sur la route quand j’aperçois au loin, presque masquée par une touffe d’arbres, Mlle Andrée en train de faire sa cueillette habituelle de fleurs sauvages. Je ne voulais pas faire mine de l’espionner, et, pour mettre ma bête au galop, je lui inflige un solide coup de cravache. Oh ! alors, mon animal de cheval, au lieu de partir au galop, fait un mouvement d’arrêt si brusque que je perds l’équilibre et roule par terre.

J’entendis en tombant un douloureux cri d’effroi venant de la fourrée, et, un moment, oh ! très court, l’idée me vint de feindre de m’être brisé un membre : certainement que la brave enfant serait venue à mon secours ; mais, encore une fois, cette idée ne fit que traverser mon cerveau ; il m’aurait répugné d’attirer faussement sa pitié, de la tromper. Je me relevai le plus rapidement possible et voulus reprendre ma monture, mais, comme les destriers enchantés des légendes, mon cheval était disparu. J’eus beau scruter la route poudreuse devant moi, cela tenait de l’enchantement, la route était déserte. Alors, je dus avoir un air comique d’ahurissement peu ordinaire dans mon premier mouvement de surprise stupéfaite, car la même voix qui, tout à l’heure avait poussé un cri d’effroi, éclata en un fol éclat de rire.

Ce rire fut comme un coup de fouet. Je me réveillai soudain de mon rêve apocalyptique et repris à travers champs et bois le chemin de la maison.

Comme elle a dû me trouver ridicule ! Antipathique… ce n’était rien, la haine cela se guérit, seul le ridicule nous tue… Malgré le beau soleil, l’activité qui règne partout, la bonne gaieté de Paul, l’enthousiasme du Curé qui vient de me causer de son livre et du succès qu’il obtient, malgré la paternelle affection du Docteur Durand, je me sens malheureux… oh ! si malheureux… si ridicule…

6 juillet 1920 (soirée)

Légère éclaircie ce soir. La mère Lambert vient de me dire que Victoire est venue discrètement s’informer de moi et des suites de mon accident. Comme les deux vieilles sont amies et que, de plus, la mère Victoire a été depuis longtemps gagnée à la conspiration de mes amis Lauzon, elle a avoué que c’était Mlle Andrée qui l’envoyait aux nouvelles après lui avoir bien fait promettre d’être discrète. Mais alors, puisqu’elle s’intéresse à moi… c’est que… peut-être… Pourtant, non, ce n’est pas possible, j’ai été trop ridicule… et cependant… qui sait jamais… avec les femmes ?…

Mon pauvre Yves, dans quel guêpier te revoilà lancé ?… Attention ! cette année, tu n’auras pas la ressource d’un voyage en Europe, et, d’ailleurs, un voyage en Europe aurait-il le même effet que par le passé ?

Bulletin du jour : — Nouvel échec ; le hasard est mauvais parlementaire… Avons décidé de recourir au Curé.