L’iris bleu/Chapitre XIII

Éditions Édouard Garand (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 34-37).

CHAPITRE XIII


Avant de rentrer chez lui, Yves s’attarda encore à contempler son domaine que n’éclairaient plus qu’à contrejour les derniers rayons du soleil couchant. Dans la nuit sereine et douce, que troublaient seuls les bruits sourds et mystérieux du soir, il sentit vibrer l’âme des siens, de ces pionniers de la glèbe qui avaient identifié leur vie à cet humble coin du sol et qui, à travers les âges, lui envoyaient l’hommage de leur reconnaissance. Entré dans son bureau, le cahier-journal de son oncle attira son attention. C’était bien la grosse écriture malhabile du vieillard.

Inconscient de la fatigue qui l’envahissait, il lut à la page ouverte. C’était à la date du 10 mai 1917, quelques jours après son arrivée de France :

« Les lilas sont en fleurs, mes rosiers couvent avec un amour religieux leurs boutons et leur renvoient toute la sève que leurs racines tirent de la terre et tout l’air que respirent les innombrables tomates de leurs feuilles ; les champs disparaissent sous la vive verdure qui envahit leur chaume vétuste d’un renouveau de jeunesse et de vie ; les oiseaux chantent dans l’air embaumé les espérances des nids en construction, tout dans la nature déborde de vie et de fécondité ; moi seul suis solitaire tel une pièce de chaume d’automne au milieu de cette verdure printanière… Aurais-je mal compris ma mission sur terre ? Était-ce bien ma destinée d’être un arbre sans fruit et cette vie de travail consacrée à la reconstruction de notre domaine, ne serait-ce qu’un héroïsme stérile au service d’un orgueil futile ? Non, je sens que je ne suis pas condamnable d’en avoir agi ainsi, je sens que j’ai l’approbation de tous les aïeux, chez qui l’amour de la terre symbolisait l’attachement à la religion et à la patrie… Mes sacrifices ne seront pas vains, mes labeurs ne seront pas stériles !

Yves est ici depuis deux jours… Ce pauvre enfant est encore bien faible, sa blessure commence à se cicatriser et il a besoin de beaucoup de ménagements encore ; mais Dieu soit loué, tout danger est maintenant passé.

Hier soir, je voulais lui parler de mes projets ; il était si pâle, si faible, je n’ai pas osé. Oserais-je jamais ? J’ai tellement peur d’une déception… Les traditions, la famille, le passé c’est le domaine de la vieillesse ; mais lui que seul le sang rattache à ces souvenirs, lui qui est la jeunesse, le plaisir, l’avenir, ai-je bien le droit de le river au passé ? »

Yves, feuilletant à rebours, voulut revivre la vie de son parent. Ces pages où il devait consigner au jour le jour les événements, ses émotions, ses impressions, offraient un tel ensemble de calme sérénité que le jeune notaire y retrouvait à chaque ligne la grande âme du vieux terrien lui parlant de l’au-delà de la tombe…

20 avril 1917.

J’ai reçu ce matin la nouvelle de la blessure d’Yves et de son prochain retour au milieu de nous… J’ai hésité avant d’ouvrir l’enveloppe du télégramme du ministère m’en informant, j’avais tellement peur que ce fût pis encore… Heureusement, il n’est que blessé, il nous reviendra bientôt, je le soignerai avec tant de sollicitude qu’il ne tardera pas à recouvrer la santé ! Pauvre enfant ! comme il doit souffrir !… Mais il vit et malgré moi, cette blessure qui doit enfin l’éloigner de l’horrible hécatombe me rend heureux…

15 avril 1917

Une escouade d’agents est arrivée dans le village à la poursuite des conscrits récalcitrants… C’est à croire que nous devons nous réjouir d’être vieux. Qui aurait prédit, il y a vingt ans, qu’un jour viendrait où l’on pourchasserait nos jeunes gens comme des criminels parce qu’ils refusent d’abandonner père, mère, frères et sœurs, le village qui les a vus naître, la vieille chaumière où ils ont fait leurs premiers pas, pour aller dans les marais des Flandres servir de chair à canon aux Allemands… Et pour qui ces sacrifices ? Pour le Canada ? Farceurs ! La défense du Canada, elle est ici, dans nos champs que l’on ouvre à la culture… Les meilleurs soldats de notre pays ce sont ceux qui savent tenir fermement les manchons de la charrue, les semeurs au large geste prometteur de blé d’or, les défricheurs hardis qui attaquent la forêt et font reculer les frontières de la civilisation ! Farceurs ceux qui disent que nos premières lignes de défenses sont dans les Flandres ! Farceurs qui répètent que nous devons à la France de voler à son secours ! Cyniques farceurs ceux qui affirment que cette horrible boucherie est la guerre de la civilisation ! Ayons donc enfin le courage de dire bien franchement à tous ces prêcheurs qui viennent suivant le besoin nous rappeler un cousinage perdu dans les siècles, que nous ne sommes ni Français ni Anglais, que nous ne sommes simplement et uniquement que Canadiens !

1er avril 1917

Lambert vient d’entailler, c’est le temps des sucres… Ce soir je vais aller coucher dans la sucrerie. Au milieu de ces érables centenaires qui ont été témoins des labeurs et des souffrances des miens, je me sens plus paisiblement libre de rêver du passé, de revivre mes souvenirs…

Je n’ai pas de nouvelles d’Yves depuis près d’un mois. Dans sa dernière lettre il m’annonçait son départ pour les tranchées après un repos de quinze jours. Lui serait-il arrivé malheur ? qu’il est dur de vivre ainsi dans l’incertitude !

1er février 1917

J’ai reçu une lettre d’Yves ce matin, il m’annonce qu’il vient d’être cité à l’ordre du corps d’armée à la suite d’une reconnaissance hasardeuse qu’il a menée à bonne fin. En lisant sa lettre, toute remplie de bravoure, de hardiesse, d’un mépris dédaigneux de la mort j’ai senti tout mon sang bouillir d’orgueil et je me demande si c’est la fierté de ma race ou la crainte de voir mes rêves s’anéantir qui l’emporte dans mon cœur !

Et puis, c’était depuis le commencement de l’automne la même préoccupation au sujet de ce neveu qu’il avait tant peur de voir mourir, de ce jeune homme insouciant sur la tête duquel il avait reporté les espérances de toute une famille. L’été précédent, les traces de cette préoccupation se faisaient plus rares, non pas qu’elle n’ait jamais cessé, mais les travaux des champs, le spectacle de la belle nature, les récoltes qui s’accumulaient dans ses granges, les fleurs de son parterre qu’il soignait avec une paternelle sollicitude étaient autant d’heureuses diversions à ses rêveries.

15 octobre 1916

Les oiseaux ont commencé leur migration. Des jolis hôtes de mon bosquet, bien peu me sont restés. Les hirondelles ont abandonné les nids où cet été elles avaient couvé leurs petits ; les merles ne sifflent plus dans les têtes des arbres lorsque le soir, le soleil se couche ; les martinets volent en troupes nombreuses autour de la cheminée, sonnant le rassemblement pour le grand départ ; les mainates ont délaissé leur bourgade dans les têtes des grands pins, les pinsons se font chaque jour de plus en plus rares ; seuls les moineaux me restent pour égayer ma solitude. Les reverrai-je mes jolis oiseaux ?

Au moins, ils reviendront, eux, ils reviendront avec le printemps et les bois retentiront de leurs joyeux chants, ils reconstruiront leurs nids dans ces mêmes bosquets où ils ont cet été élevé leur famille… Hélas ! nos braves cultivateurs émigrent aussi, mais c’est pour ne plus revenir. Comme il est triste de voir nos gens abandonner la terre pour aller s’engouffrer dans la métropole. Montréal ! Ce nom magique fascine tout le monde. La convoitise des hauts salaires, des courtes heures de travail, du luxe moderne, du plaisir qu’ils croient y trouver leur font oublier leurs devoirs de citoyen et de patriote.

Ce mal de la centralisation de notre population dans une seule ville avec sa contingence naturelle et certaine de vice, d’orgueil, d’abaissement moral et physique est, à mon point de vue, le plus grand danger qui menace la vitalité de notre race. Quel remède y apporter ? Ouvrir de nouveaux centres de colonisations ? Il y a cent à parier que ceux qui désertent la terre pour les villes, le faisant surtout pour se procurer plus de luxe et de confort deviendraient de très mauvais colons. Le remède, le seul remède efficace, ce serait de leur procurer chez eux ce travail qu’ils vont chercher si loin. L’industrie est en elle-même une chose admirable et notre province devra tôt ou tard vivre autant sinon plus de l’industrie que de l’agriculture, et ce en dépit de ses prétentions de province agricole. Ce qui est mauvais c’est non l’industrie, mais la centralisation de l’industrie. Sagement distribuée à travers la Province et dirigée de manière à tirer sa matière première de l’agriculture, elle en serait le complètement et le principal agent de développement. Par ailleurs, il se trouve dans chaque famille un ou plusieurs membres que les travaux des champs n’intéressent pas, alors ces pauvres êtres sont d’avance condamnés à devenir des déracinés et à aller s’engouffrer dans notre grand centre cosmopolite, écueil où vont sombrer tant de nos jeunes gens. Combien ne seraient-ils pas sauvés si nous pouvions leur procurer du travail au village natal ?

1er octobre 1916

Ma récolte est engrangée depuis quelques semaines et mes champs ont repris leur belle verdure d’automne qui semble une coquetterie de vieux beau avant les suprêmes attaques de goutte.

Tout le village est en émoi ! Les commissaires ont été sommés de faire reconstruire la vieille école et nos rentiers se font une montagne de cet événement. Pensez donc, leurs impôts vont être augmentés de quelques piastres !

17 juillet 1916

Tout chante et parfume dans nos campagnes. Je viens de faire une promenade jusqu’à ma pinière et en présence de ces géants encore si verts en dépit de leur âge, je me suis senti fier du respect qui toujours les a entourés. Qui plus que ces colosses plusieurs fois centenaires, peut nous parler des choses de jadis ? Et quand on se fait vieux, que la vie n’a plus rien à nous donner, que nos rêves de jeunesse sont réalisés ou définitivement sacrifiés, c’est dans le souvenir du passé que l’on vit, de ce passé auquel toute notre existence se rattache et dont nous serons nous-mêmes demain.

En revenant de ma promenade, je suis passé près du marais aux iris versicolores, les iris bleus comme on les appelait jadis. Voici encore une chose du passé qui commence à disparaître. Mon père nous racontait que lorsque Pierre Marin, le grand ancêtre, est venu s’établir sur la concession, il fut charmé de trouver tous les bords des cours d’eaux qui la traversaient couverts de cette belle fleur et en donna le nom au domaine qui jusqu’à mon grand-père continua à s’appeler la ferme de l’« Iris Bleu ». J’ai retracé moi-même cette tradition dans plusieurs de nos titres de propriété et notamment dans l’acte de concession par le capitaine Pierre de St-Ours à mon aïeul. La tradition voulait aussi que tant qu’il y aurait des iris sur nos terres, notre famille ne s’éteindrait pas…

15 juillet 1916

Je viens d’émonder mes rosiers, mes vieux rosiers aux fleurs rouges, roses, blanches et jaunes. J’ai été émerveillé d’y trouver tant de floraison et de parfum. Comment peut-on toujours être si jeune ? Hélas ! seuls les rosiers ont cette merveilleuse faculté de récupérer leur jeunesse perdue !…

1er juillet 1916

Je viens de terminer la classification de mes notes sur la flore de notre région. Si j’avais un peu de littérature et beaucoup plus de jeunesse je publierais ce travail ; mais allez donc écrire un livre à mon âge !

Et pourtant, comme elles sont jolies les fleurs de chez nous, non seulement celles que l’on cultive avec un soin jaloux dans nos jardins ; mais surtout les plus petites fleurs des champs et des bois ! La petite hydiotis bleue admirable dans son humilité, l’opulente bardane aux larges feuilles vertes que domine le capitule aux pétales roses, la renoncule âcre avec ses élégants boutons d’or, la bermudienne qui, dans la verdure matutinale des prés, perce ses jolis yeux bleus, le liseron des champs dont le velouté du large calice ne le cède qu’au charme de l’ancolie du Canada, une fleur bien à nous, et si gracieuse avec ses cinq pétales et sépales artistiquement groupés par le Créateur, le fraisier, la marguerite des champs, la violette, la chicorée sauvage, encore une fleur bleue que l’on trouve accrochée à sa tige rude et sauvage comme une parcelle de firmament que l’aurore y aurait oubliée, le melilot, mignonnes fleurs qui semblent être des réservoirs inépuisables de parfum, enfin, le cotonnier dont l’ombelle penchée figure une admirable pièce pyrotechnique venant d’éclater. Mais nous sommes tous un peu badauds et prêts à admirer ce qui nous est étranger cependant que nous traitons avec la plus impardonnable indifférence les merveilles qui nous sont coutumières.

20 décembre 1915

Yves est maintenant sur la ligne de feu… Saura-t-il toujours se montrer digne de notre famille ? Je n’ai pas de crainte sur ce sujet, les ancêtres veillent sur lui et vont lui communiquer cette fièvre ardente qui a fait d’eux des héros. Paul et Pierre Marin morts à vingt et vingt-deux ans sous de Valrenne à Laprairie, Jean mort à Carillon après avoir eu la suprême consolation de voir la défaite d’Abercromby, Georges, Léon, Julien, frappés mortellement près de Montcalm sur les Plaines d’Abraham, Jean et Louis tombés en tirant leurs dernières cartouches à St-Antoine en 1837 ! Quand on a de tels ancêtres, on ne peut déchoir !…

Et c’était à chaque page des aperçus toujours nouveaux. Cet homme lui apparaissait de l’au-delà de la tombe, sous un jour jusqu’alors tout à fait inconnu. Comme il l’avait mal jugé ce vieillard qu’il avait quelquefois taxé d’égoïsme ! Plus il pénétrait dans sa vie intime plus il réalisait son injustice et la regrettait. Lorsque l’aube le surprit, il avait revécu les dix dernières années de la vie de son oncle.