L’invasion noire 3/2

CHAPITRE II


Le mal du pays. — Un peu de stratégie. — Désespoir d’Omar. — Derniers projets. — L’intérieur du harem. — La sultane Hézia. — Deux exécutions. — Baba réparait. — Dans la tour du Seraskier. — Mélancolie. — La petite étoile s’éteint. — Solde de captivité. — Les étonnements d’Hilarion. — Le double courant du Bosphore. — Un sauvetage inutile.


Le caïque, dans lequel de Melval et Zahner venaient de traverser le Bosphore à la suite du Sultan, était encore à plusieurs mètres de l’appontement du Vieux-Sérail, lorsqu’un corps, replié à l’avant de l’embarcation, s’élança, décrivit une courbe fantastique et à l’ébahissement des rameurs turcs, se mit à esquisser sur le quai une gigue ultra-britannique.

C’était Hilarion ; depuis qu’il avait la certitude qu’en mettant le pied en Europe il recouvrait la liberté, il ne tenait plus en place, et il n’avait pu se décider à débarquer comme tout le monde. Au milieu de la gravité générale, au seuil des ruines encore fumantes qui avaient été une des premières capitales du monde, et à quelques centaines de mètres du Vieux-Sérail où un drame pareil aux drames antiques se préparait, sa gaieté exubérante formait un contraste peu commun.

La France ! il allait revoir la France : et Paris ! ce Paris où il était né, et d’où il était parti un beau matin, le chapeau sur l’oreille, pour tâter de la vie d’Afrique.

Il y avait des jours où il croyait rêver et, ce jour-là encore, il avait demandé plus de dix fois au capitaine de Melval : « Croyez-vous qu’ils nous lâcheront comme ça, mon capitaine ? Pourvu qu’il n’y ait pas d’anicroche !… »

Chez les deux officiers la même impression se traduisait tout autrement. Ils étaient silencieux, remués jusqu’au plus profond de l’âme par la pensée de la patrie bientôt retrouvée.

Et eux aussi se prenaient parfois à douter.

Dans quelques jours ils allaient revoir ceux qu’ils aimaient, parents, amis, camarades.

Ils allaient surtout retrouver leur place dans les rangs de l’armée française.

Etaient-ils toujours portés comme décédés, expression de l’Annuaire, ou « disparus », autre expression particulière aux « journaux des marches et opérations ».

Ou bien les nouvelles, qui étaient arrivées d’eux par le lieutenant de vaisseau rencontré dans l’île de Périm, avaient-elles apporté une variante à ces mentions officielles ? N’étaient-ils pas plutôt considérés comme officiers « en captivité » et ne devaient-ils pas compter être replacés dès leur retour ?

Dans tous les cas, leur premier soin à l’arrivée serait de revendiquer leur place au milieu des camarades. Ils arriveraient d’ailleurs à un moment où la France aurait besoin de tous ses enfants, car cette « Invasion Noire », avec sa vitesse acquise, ses succès ininterrompus, les armes terribles qu’elle opposait aux peuples civilisés, était bien capable de rouler jusqu’au Rhin à travers les peuples épouvantés.

Tous deux maintenant commençaient à le craindre, mais tous deux aussi étaient convaincus qu’au Rhin elle trouverait à qui parler.

Zahner surtout n’avait aucun doute à cet égard tout ce qu’il voyait autour de lui l’accoutumait à cette idée que jamais cette racaille de guerriers improvisés, quel que fût leur fanatisme, ne tiendrait devant de bons régiments français. Il avait pu y avoir surprise en Afrique, elle ne se renouvellerait pas en France, et si ses compatriotes se laissaient eux aussi effrayer par le choléra et les fléaux dont le Sultan se faisait précéder comme avant-garde, il se trouverait bien des généraux énergiques pour les remonter et les obliger à tenir tête.

On y serait habitué d’ailleurs, à cette pensée du choléra. On se fait à tout, et d’ailleurs était-il aussi terrible que cela ?

Depuis un mois les deux officiers vivaient non loin de ce terrible caravansérail où s’accumulaient les malades et les morts, et jamais ils n’avaient ressenti la moindre colique ou les hoquets, menaçants précurseurs du vomito-negro.

Mais ce n’était pas ce sujet qui hantait l’esprit de Zahner au moment où il allait mettre le pied sur la terre d’Europe.

À cette heure il ne songeait qu’au départ.

Où et comment l’exécuter ?

Ils avaient d’abord à se présenter au Sultan pour obtenir son agrément définitif car déliés par lui-même de leur parole, ils n’avaient pas l’intention de s’esquiver sans mot dire. Après tout, le puissant Agitateur qui menaçait à cette heure la tranquillité du monde, s’était montré généreux en leur laissant la vie, bienveillant en la leur rendant relativement douce et facile, magnanime enfin en leur restituant la liberté sans conditions.

Donc, ils iraient prendre congé de lui. Puis, par où se dirigeraient-ils ?…

— L’Orient-express doit toujours fonctionner, fit de Melval ; mais mon sentiment est, qu’au lieu de nous engager par terre au delà des murailles de Constantinople où nous risquons d’être fusillés par les Russes comme Arabes ou par les Turcs comme déserteurs, nous ferions bien mieux de filer par mer. Nous trouverons bien quelque part un caïque comme celui-ci sur lequel nous longerons les côtes de la mer de Marmara, jusqu’à ce que nous trouvions un bateau anglais ou russe.

— Et si, nous prenant pour des cholériques, ils nous envoient une bordée de leurs canons à tir rapide ?

— Nous arborerons un drapeau, nous aurons des costumes européens.

— Où les trouveras-tu ?

— J’y ai songé ; tu te rappelles la villa du consul anglais qui était mise à la disposition du Sultan, près de Scutari, et à laquelle il a préféré sa tente ; j’ai été y faire un tour et j’y ai déniché une garde-robe un peu excentrique mais suffisante pour qu’on ne nous prenne pas pour des Arabes.

— Tiens, c’est ce ballot que tu vois à l’arrière.

— Tu es un ami précieux et prévoyant.

— J’ai prévu aussi les vivres ; nous en avons pour huit jours au moins ; je ne veux pas mourir de faim en Europe comme jadis dans le Sahara.

— Espérons que nous n’aurons pas huit jours à errer sur la mer de Marmara à la recherche d’un navire.

— J’y compte bien ; j’ajoute que notre nouvelle garde-robe est assez complète pour nous affubler dans des costumes européens ; j’en ai un surtout pour Hilarion qui le transformera sérieusement. Tu verras cela.

— Brave Hilarion !… il est littéralement fou de joie… tiens, regarde-le !…

C’était le moment où le tirailleur exécutait le bond remarquable qui l’amenait à quai.

Et comme la barque se rangeait pour aborder, de Melval prit le bras de son ami.

— Et pour elle, dit-il, il faudrait bien aussi un déguisement…

— Bah ! une femme ! à la rigueur elle pourrait s’en passer mais sois tranquille, en exécutant ma réquisition, il m’a semblé empiler dans mon ballot quelques effets de l’autre sexe et nous y trouverons bien quelque robe noire de vieille anglaise ou quelque jupon clair de jeune miss… Je te le répète, j’ai songé à tout cela. Laisse-moi seulement m’occuper de nos bagages, car ici nous n’avons à compter que sur nous-mêmes.

— Nos bagages, dit de Melval, cela me donne un avant-goût de chemin de fer… Ah ! le beau jour !

— La belle nuit, veux-tu dire, car voilà le soleil qui se couche, et si nous ne pouvons voir le Sultan aujourd’hui, c’est un retard de vingt-quatre heures.

— Le retard m’a l’air certain, car le Sultan semble s’éloigner de suite du côté de ce grand bâtiment, le seul que l’incendie ait respecté.

— C’est le Grand Sérail, dit Zahner, je l’ai entendu nommer tout à l’heure par ce long échalas qui s’intitule le chef des eunuques et qui suit le Sultan comme son ombre.

— Le Grand Sérail ! alors le premier soin de ce prophète qui devrait être détaché des plaisirs de cette nature, est de mettre la main sur le harem de son prédécesseur.

— Ça m’en a tout l’air et il parait même joliment pressé de refaire connaissance avec les odalisques qu’il y entretenait, dit de Melval ; quant à moi, je vais chercher un endroit où mettre Nedjma en sûreté pour cette nuit, car avec ce Mounza je ne serai tranquille que quand j’aurai mis la mer entre lui et moi. Heureusement, ce brave Mata est là.

Il regarda la jeune fille accroupie nonchalamment au fond de la barque elle laissait errer son regard sur l’immense panorama de la ville en cendres.

À ses pieds, Mata, immobile, rêvait sans rien voir.

Ce n’était plus la petite Mauresque ignorante de la vie et dont le cœur s’éveillait au milieu des solitudes du Sahara.

En vingt mois elle s’était faite femme et elle était devenue la femme d’Orient dans son épanouissement le plus complet.

Depuis la nuit terrible où, sur la mer Rouge, elle avait failli devenir la proie de Zérouk, elle s’était voilée comme les femmes arabes ; mais sous la blancheur des étoffes, sous la fouta qui ceignait ses reins, on devinait un corps souple, ferme et charmant ; ses jambes fuselées portaient toujours les lourds anneaux d’argent, seuls souvenirs de sa jeunesse au désert, et ses cheveux d’un noir bleu ondulaient toujours libres sous le voile diaphane qui rappelait la coiffure des femmes juives à l’époque du Christ.

De Melval la prit par la main, l’aida à débarquer, puis chercha autour de lui l’abri désiré.

Mais partout l’incendie avait passé : des pans de mur noircis marquaient seuls l’alignement des rues et des bandes innombrables de chiens grouillaient, déchaînés, menaçants, semblant empêcher toute investigation dans ces quartiers dont ils, avaient toujours été les hôtes tolérés. Fuyant l’incendie, ils s’étaient rassemblés en véritables troupeaux dans les quartiers hauts de la ville, où la flamme avait respecté quelques lots de maisons, et c’étaient leurs avant-gardes affamées qui s’avançaient en retour offensif vers la mer.

— Il serait dangereux d’aller par là, dit de Melval, ces bêtes nous mettraient en pièces je ne vois guère ici que cette grande tour qui puisse nous servir d’abri à tous pour la nuit.

Il montrait la tour du Séraskier que l’incendie avait léché, en effet, mais n’avait pu entamer, à cause de l’épaisseur de ses murailles ; elle était à courte distance et la porte seule brûlée montrait à sa base l’étroite ouverture par laquelle le gardien, chargé de signaler les incendies si fréquents à Stamboul, s’introduisait dans son observatoire.

Il se dirigeait de ce côté lorsqu’il s’entendit appeler.

– De Melval ! de Melval !

Le capitaine se retourna.

Debout sur le quai, Omar lui faisait signe de la main.

— Mata, dit l’officier, tu vois la grande tour ; la porte est ouverte, entre, vois s’il n’y a personne et attends-moi là ; je vais aller t’y retrouver.

Le nègre inclina la tête.

En abordant le jeune prince, de Melval fut frappé de l’altération de ses traits.

— Qu’as-tu donc ? demanda-t-il.

En quelques mots rapides, Omar le mit au courant ; avec la réserve qu’éprouvent les Arabes pour tout ce qui touche à la femme, à leurs épouses comme à leurs mères, il n’avait jamais fait part à son ami de ses inquiétudes concernant la sultane Hézia mais à cette heure le péril était imminent, il ne savait plus à quelle branche de salut se raccrocher, il le mit au courant des intentions de son père.

— Tu l’as supplié ? demanda l’officier.

— Hier, pendant une heure, tout à l’heure encore ; il a été inexorable… il dit que son sort est écrit là-haut… qu’il a juré sur le Coran de ne jamais pardonner… or, le serment sur le Coran…

— Oui, je sais, il ne peut se parjurer… alors…

— Alors elle va mourir, dit Omar.

Et de Melval vit une larme briller au bout des cils du jeune prince.

C’était la première ; jamais il n’avait vu sur cette figure de bronze l’ombre d’une émotion ; ce masque superbe cachait bien l’âme énergique dont le reflet l’éclairait.

Et il fallait que l’angoisse fût bien vive pour qu’elle se trahît par une larme.

De Melval fut remué.

— Omar, dit-il lui prenant la main et la serrant avec force, Omar, tu souffres, dispose de moi : que puis-je faire ?

Le jeune prince ne répondit pas ; les yeux sur la haute muraille du sérail maintenant toute proche, il laissait s’échapper des mots sans suite, des phrases entrecoupées.

Le jour baissait ; du côté des Sept-Tours le soleil empourprait les créneaux de la grande muraille encore debout et, de temps en temps, une maison oubliée s’enflammait au fond de la Corne-d’Or.

Le vent du soir s’élevait faisant sortir des ruines des tourbillons d’étincelles et projetant dans le Bosphore des nuages de cendre.

À quelque distance de là le Sultan avait pris terre ; des serviteurs avaient déroulé sous ses pieds les lourds tapis de Perse, et d’autres avaient déployé au-dessus de sa tête un dais écarlate garni de hautes plumes blanches.

Une haie, à chaque instant plus épaisse de fidèles revenus dans la ville après le départ des Anglais, se courbait sur son passage.

À ses côtés l’iman de Sainte-Sophie et Hékim, le chef des eunuques, lui ouvraient le chemin.

Vingt Soudanais de la garde, la carabine haute, l’entourèrent et écartèrent les Turcs qui cherchaient à baiser ses sandales.

Sélim s’inclina devant lui et lui tendit ses deux pistolets, damasquinés d’argent et de pierreries, qu’il passa à sa ceinture.

Plusieurs autres barques abordèrent aussi portant une cinquantaine de Monbouttous de la garde particulière de Mounza, et parmi eux le roi des Monbouttous lui-même, plus hideux, plus farouche que jamais.

Sans doute il savait que ce jour était le dernier que devaient passer les deux Français à la cour du Sultan ; et sa passion avivée par l’exaspération d’un échec dont il ne pouvait supporter l’idée, avait imprimé à sa face une expression plus bestiale encore que par le passé.

Comment les mois avaient-ils pu s’écouler sans qu’il arrivât à ses fins, lui le tyran redouté, lui dont un signal pouvait faire tomber cent têtes dans son royaume du Pays des Rivières ?

Il fallait qu’il redoutât singulièrement la vengeance d’Omar pour n’avoir jamais osé employer la force ouvertement.

À défaut de la force il avait essayé la ruse.

Maintes fois il avait essayé de faire surprendre la jeune fille pendant les absences de l’officier français, mais ces jours-là il l’avait jamais trouvée au camp du Sultan.

En fidèle chien de garde, Mata l’emportait, veillant sur elle avec un soin infini, se rappelant que jadis sa petite Atima n’avait, après lui-même, d’autre affection que la jeune Mauresque.

Une seule fois deux Monbouttous avaient réussi à pénétrer auprès de Nedjma sans être éventés par le fidèle serviteur mais au moment où ils se précipitaient pour la saisir et l’emporter, elle leur avait montré le gris-gris, l’amulette sacrée enlevée au cadavre de Zérouk dans la casemate de Périm, et ils s’étaient enfuis, sachant que celui-là est sacré qui porte ce talisman royal.

Ceux-là, Mounza les avait fait décapiter sans entendre leurs explications mais, depuis, d’autres tentatives avaient été vaines.

Et elle allait lui échapper définitivement s’il échouait encore ce jour-là.

Il lança vers de Melval un regard chargé de haine ; mais le Français, absorbé par sa conversation avec le fils du Sultan, ne le vit pas…

Puis il fit signe à deux Monbouttous, deux chefs dont les hauts bonnets étaient garnis de plumes d’autruche, leur dit quelques mots à voix basse, résumé d’ordres précédemment donnés, et se perdit dans la suite des grands chefs qui faisait escorte à Abd-ul-M’hamed.

À part les dix ou douze barques qui venaient de traverser le Bosphore, aucune embarcation ne se montrait dans le détroit.

Il semblait pourtant que la masse noire ne trouvant plus rien devant elle, dût s’élancer sur cet objectif si longtemps convoité.

Mais Omar avait exposé à son père combien il serait imprudent d’occuper de suite cette ville détruite, encore infectée de millions de cadavres sans sépulture, et de quitter la région fertile et bien arrosée où les approvisionnements étaient assurés encore pour plusieurs semaines.

Pour la Garde noire surtout, indemne jusque-là de toute maladie contagieuse, l’imprudence eût été flagrante, et des ordres avaient été donnés pour que les troupes noires bordassent le rivage d’Asie ce jour-là.

Le lendemain seulement celles qui devraient se porter au delà de Stamboul, sur les lignes fortifiées de Tchataldscha, seraient désignées et la journée devait être employée à préparer leurs moyens de passage.

Le cortège du Sultan se mit en marche vers le Vieux Serail dont l’entrée s’ouvrait du côté opposé à la mer.

Deux rides profondes plissaient le front d’Abd-ul-M’hamed et jamais il n’était apparu aussi grave, aussi imposant.

Omar le suivit machinalement.

— Je t’en prie, insista de Melval à voix basse, dispose de moi ; en me faisant cette confidence tu comptais évidemment sur moi. En quoi puis-je te servir ? Je t’assure qu’au moment de te quitter, ce serait une vraie joie pour moi de te prouver ma reconnaissance pour tout ce que nous te devons.

— Je le sais bien, dit Omar, et c’est parce que tu pars que je comptais te demander de l’emmener avec toi.

— Ta mère !

— Oui.

— Mais certainement, tu peux me la confier ; ne sais-tu pas…

— Il est trop tard ; j’avais espéré jusqu’à présent pouvoir arriver le premier au sérail, favoriser sa fuite, la mettre entre tes mains. Mais il semble que mon père m’ait deviné… il m’écarte, il veut entrer de suite et seul ; j’eusse mieux aimé voir brûler avec toute la ville ce palais maudit, que d’y savoir ma mère vivante… avec le sort qui l’attend.

— Quel sort ? demanda de Melval.

— Ne le sais-tu pas : celui des épouses infidèles… il me l’a laissé entendre plus d’une fois et ne lui ménagera pas cet horrible supplice : tiens, regarde !

De Melval suivit la direction du regard du jeune prince.

Dans la haute muraille dont la mer profonde venait battre le pied, une sorte d’embrasure s’ouvrait à quelques mètres au-dessus de l’eau ; la muraille était si épaisse qu’on n’en voyait pas le fond elle se prolongeait par un plan incliné, faisait saillie sur la mer, et de Melval comprit vite.

C’était là le chemin que tout à l’heure allait prendre l’infortunée Sultane, enfermée vivante dans un sac avec un chat et un serpent.

L’officier sentit un frisson lui courir de la tête aux pieds…

— Ne vois-tu aucun moyen de la sauver avant cette horrible exécution ? demanda-t-il.

— Je vais faire une nouvelle tentative auprès de mon père, dit Omar, mais je n’espère plus : il a juré sur le Coran… sur le Coran, répéta-t-il.

De Melval le regarda s’éloigner ; un instant encore il resta là les yeux sur les vagues clapotantes qui baignaient les pierres énormes couvertes de végétations marines.

Soudain il se frappa le front.

Un souvenir, celui de la nuit de Périm, venait de lui revenir à l’esprit ; il chercha des yeux Hilarion et l’aperçut courbé sous le faix, du ballot que venait de lui confier Zahner, et qui semblait receler dans ses flancs le contenu de tout un bazar.

Il l’appela :

— Mon capitaine !

— Tu vois toutes ces barques, il nous en faut une pour nous en aller.

— C’est bien ce qu’il me semblait, mon capitaine.

— Pour en avoir une, il faut la prendre.

— Ça, c’est très simple : en voilà une douzaine au moins, il y en a bien une pour nous.

— Tu as compris : quand la nuit sera venue, dans une demi-heure à peine, tu choisiras la meilleure, la plus légère.

— Je vois d’ici laquelle… une barque à deux rames seulement… la petite brune là-bas fera notre affaire.

— Oui, c’est suffisant, car nous avons le courant pour nous.

— Nous partons donc par là ?

Et Hilarion montrait la direction de la mer de Marmara.

— Oui, écoute : quand tous ces mécréants auront quitté le quai, tu opéreras une rafle dans les autres embarcations ; tu garniras la nôtre de tout ce que tu pourras trouver : rames de rechange, cordages, etc.

— Soyez tranquille.

— Tu y transporteras le ballot que tu viens de débarquer et tu nous attendras dans cette petite anse, au pied de la muraille.

— Là-bas, au-dessous de ce grand soupirail noir ?

— C’est cela.

Et de Melval, certain que ses ordres seraient exécutés, revint vers Zahner et lui parla longuement à voix basse.

— C’est dangereux, fit celui-ci, lorsque le capitaine eut terminé : nous y risquons la liberté ; c’est cela qui s’appellerait échouer au port.

— Nous réussirons, te dis-je ; avoue que nous devons bien cela à Omar ; c’est un moyen de nous acquitter envers lui avant de partir.

— Il est vrai que nous lui devons un fameux cierge.

— Il n’y a pas à hésiter, te dis-je : à vous deux Hilarion, vous ne pouvez manquer le coup ; moi, je reviendrai avec Nedjma à la nuit noire ; je ne veux pas la ramener ici maintenant.

— Tu as raison, compte sur moi.

Cependant, le maître venait de franchir la porte monumentale qui séparait l’enceinte extérieure occupée par la domesticité des appartements intérieurs où vivent les femmes.

Devant lui, nègres et eunuques s’étaient évanouis par toutes les issues, ou tremblants s’étaient aplatis dans les recoins obscurs, le front sur les dalles.

Eux connaissaient celui qui entrait dans son ancien domaine.

Seule la sultane Hézia ignorait ce qui se tramait à quelques pas d’elle.

Appuyé à l’écart contre un des pilastres intérieurs qui décoraient l’entrée, un vieux Turc portant les épaulettes et la ceinture d’or, avec le court cimeterre des officiers de la marine turque, semblait attendre quelqu’un, et Omar, en le voyant, eut toutes les peines du monde à ne pas se trahir en courant à lui.

Le Sultan fit un geste : Hékim seul le suivrait ; les autres, Omar lui-même, ne pouvaient pénétrer dans le « gynécée ».

Une lourde portière retomba derrière lui et aussitôt le vieux caïmakan se précipita, embrassant l’épaule de son ancien élève.

— Eh bien ! Nubar !

— Hélas mon bon maitre !

— Elle est là ?…

— Oui !…

— Tu n’as rien pu ?…

— Rien !…

Un lourd silence suivit ce dernier mot.

— Tu n’as donc rien promis en mon nom : une fortune, j’aurais donné une fortune de roi pour la savoir loin d’ici !

— J’ai tout tenté, mais Hékim veillait : on eût dit qu’il se doutait de ma mission ; je n’ai pu pénétrer auprès d’elle, et un esclave que j’avais acheté pour lui porter une lettre a été trouvé égorgé le soir même en travers de sa porte.

— Alors, fit Omar, Dieu est le maître, mektoub !…

Mais ce fut avec un geste de profond découragement que le jeune prince laissa tomber cette devise du fatalisme arabe, et de nouveau son œil se mouilla en sentant son impuissance devant la volonté de fer qui allait condamner sa mère.

Il se laissa glisser sur un divan, la tête dans ses mains, attendant l’arrêt du destin.

Cependant, Abd-ul-M’hamed pénétrait dans le « patio » du harem.

C’était une cour hexagonale, au milieu de laquelle un jet d’eau retombait en pluie nacrée dans une vasque en marbre blanc ; une végétation de forêt vierge l’encadrait, dans laquelle les orangers et les bananiers dominaient, mêlant leurs pommes d’or et leurs régimes jaunissants : des lianes enlacées de vigne vierge à la feuille purpurine sautaient d’un arbre à l’autre, et l’ensemble de ces guirlandes formait, en quelques endroits, des voûtes ombreuses sous lesquelles se perdaient des allées bordées de treillages verts…

Bien que ce jardin fût minuscule, il donnait l’illusion de la profondeur, montrant des retraites pleines de fraîcheur, nuancé de mille tons et tel que les croyants dépeignent le paradis d’Allah. Dans ses allées avaient passé des générations de femmes, les plus belles de l’empire musulman, semblables aux houris qui attendent le combattant mort pour sa foi.

Le Sultan passa près de la fontaine de marbre, prit une allée bordée de citronniers et se dirigea vers un portique dont les hautes colonnes de granit du Caucase dominaient les arbres.

Ses souvenirs le guidaient, aussi vivants que dix ans auparavant ; il eût, les yeux fermés, trouvé la porte qu’il cherchait.

Sous le portique, une jeune femme marchait pieds nus et visage découvert. À la vue des trois hommes, elle se couvrit précipitamment de son voile et disparut derrière une porte jaune encadrée de baguettes d’argent le Sultan ne tourna même pas la tête ; ce n’était pas celle-là qu’il cherchait.

Des nattes de sparterie très fine recouvraient les dalles de pierre bleue ; l’architecture arabe s’était donné libre cours dans l’ornementation de cette galerie des sultanes : guipures de stuc d’un blanc laiteux, plafonds en stalactites vert, rouge et or, niches cannelées de faïences aux couleurs éclatantes, marbres troués à jour comme des broderies vénitiennes, inscriptions aux enlacements infinis, tout y était d’une richesse inouïe, et bien que les idées religieuses des Turcs suppriment dans l’ornementation des palais une foule de motifs sans lesquels l’art n’existerait pas ailleurs, statues, bas-reliefs, figurines, sphinx, monstres héraldiques, etc., il était impossible de concevoir une décoration plus variée, plus luxuriante que celle de ce portique aux lignes fuyantes, aux colonnes aussi nombreuses que les arbres d’un parc.

Que de fois, aux jours heureux de sa puissance, Abd-ul-M’hamed était venu oublier, dans ce séjour enchanteur, les soucis de la politique, les intrigues anglaises, les dilapidations de ses « valis » et les convoitises de l’Europe.

Sa sultane préférée s’étendait alors à ses pieds, sur un tapis aux couleurs éclatantes, vêtue d’une simple gaze, et les tons nacrés de sa peau faisaient paraitre gris le marbre des chapiteaux et jaunâtres les dentelles de stuc transparent.

Elle appuyait sa tête sur ses genoux, ses yeux dans les siens ; et Abd-ul-M’hamed, à cette heure, la revoyait dans ses poses alanguies, restée la plus belle des nombreuses épouses qu’il délaissait pour elle.

Il pressa le pas, souleva une lourde portière de Damas derrière laquelle un filet de soie aux mailles très fines formait moustiquaire et se trouva dans une pièce en forme de rotonde dont le dôme était recouvert de cabochons de verre rouge ; les dernières lueurs du jour, tamisant leurs innombrables facettes, allumaient les marbres et donnaient des tons de rubis aux pilastres, aux lampadaires et aux colonnettes d’albâtre ; les épais tapis semblaient de pourpre et les nombreux divans qui encadraient la pièce étaient surmontés d’arcades mauresques dont les rosaces d’or avaient des flamboiements étranges.

Sur l’un d’eux, une femme étendue semblait dormir ; elle était vêtue d’une petite veste à broderies d’or, d’un pantalon de soie jaune très bouffant attaché aux chevilles ; ses pieds étaient débarrassés des petites mules d’argent, recouvertes de turquoises, qui gisaient à terre auprès d’elle ; sur ses cheveux d’un noir de jais était noué un foulard d’un bleu tendre dont les extrémités retombaient sur son cou, et ses bras, très blancs, étaient recouverts d’une gaze bleuâtre et transparente.

C’était la sultane Hêzia.

Son visage d’un ovale parfait avait la pâleur de l’albâtre ; elle avait conservé la sveltesse des formes, chose rare en Turquie où les femmes deviennent à trente ans d’épaisses matrones envahies par la graisse ; mais son âge se lisait sur sa figure que la douleur avait émaciée et sur son front que striaient des rides profondes. Sous son masque grave et pâle, elle avait la beauté tragique que les statuaires anciens ont prêtée aux marbres de Lucrèce et d’Agrippine.

À ses pieds, une esclave de Circassie agitait doucement un grand éventail de plumes d’autruche.

Le Sultan s’était arrêté sur le seuil, laissant Hékim sous la colonnade extérieure.

Elle ne l’avait pas entendu entrer ; les yeux demi-clos, perdus dans un rêve lointain, elle se détachait dans le Kébou[1] comme une statue vivante sur un fond de brocart.

— Hézia ! dit Abd-ul-M’hamed d’une voix grave.

Les yeux de la sultane s’ouvrirent et devinrent fixes ; on eût dit qu’elle venait d’entendre une voix d’outre-tombe.

Elle ne bougea pas ; sans doute son rêve se précisait.

Mais le cimeterre du Sultan heurta une corniche de marbre et elle tourna lestement la tête.

Rien ne saurait peindre l’expression de terreur muette qui se répandit alors sur son visage.

Son premier mouvement fut de ramener sur sa bouche le voile tombé sur ses épaules ; mais, devant le maître d’autrefois, elle n’avait pas à se couvrir, et sa main retomba lasse le long du corps…

Puis, lentement, elle se leva ; une femme européenne, devant l’apparition tragique qui la surprenait ainsi, eût poussé un cri terrible, se fût évanouie après une crise de nerfs…

Les femmes arabes acquièrent dès leur plus jeune âge la résignation qui accepte tout et qui ne permet pas aux émotions de se répandre au dehors.

Dans les harems surtout, où nul contrôle ne pénètre, où une seule justice est admise, celle du maître, leur vie, tissée d’or et de soie tant que la fantaisie de ce dernier se tourne vers elle, cette vie est à la merci d’un soupçon, d’un signe fait au bourreau.

Que de drames, que de mystérieuses disparitions, que d’exécutions sommaires dans ces paradis cachés ! À force de craindre la venue de l’eunuque chargé de la lugubre mission, les femmes s’habituent à l’idée d’une mort imprévue, toujours possible, et leur fatalisme égale celui des hommes.

La civilisation européenne a changé beaucoup de choses en Turquie elle y a introduit des procédés administratifs, des modes françaises, des manœuvres allemandes, elle n’a rien changé à la condition des femmes ; elle n’a jamais, surtout, pénétré au harem, et celles qui vivent à son ombre sont aujourd’hui ce qu’étaient les Circassiennes que le sultan Bayezid faisait jeter au Bosphore sur la dénonciation d’un eunuque.

La mère d’Omar resta un instant immobile ; son cœur avait cessé de battre et son œil se voila.

Mais elle se rappela que le devoir de la femme musulmane est de venir s’incliner devant l’époux et de baiser sa main ; elle fit un pas, les yeux à terre… en ramenant sur sa poitrine les plis de son haïk.

— N’approche pas ! femme ! dit Abd-ul-M’hamed.

Et quand il la vit debout, devant lui, d’une pâleur de cire :

— Me reconnais-tu ? dit-il.

Elle leva les yeux, ouvrit la bouche, mais sa gorge serrée ne laissait pas sortir les mots… pourtant elle se raffermit.

— Je reconnais ta Hautesse, dit-elle.

— Te souviens-tu ? demanda-t-il encore.

— Je me souviens, dit-elle, et sa voix cristalline plus assurée fit tressaillir le Sultan sous son masque rigide.

Il y eut un silence ; ce fut elle qui le rompit ; résignée à son sort, elle reprenait possession d’elle-même.

— Et Omar, mon fils Omar ? dit-elle.

— Je te défends de prononcer son nom, dit-il ; tu ne le verras plus.

— Il est mort ? demanda-t-elle ; et, de ses yeux, les larmes jaillirent soudain.

Le Sultan la regarda un instant, abîmé dans ses souvenirs, plus ébranlé qu’il ne voulait le laisser paraitre.

Mais un pli se creusa entre ses yeux ; une sourate du Coran gravée en lettres d’or sur le marbre d’une corniche frappa son regard et il se souvint qu’il était entré là en juge inflexible.

— Non, dit-il, il n’est pas mort ; mais c’est toi qui vas mourir.

— Laisse-moi le revoir auparavant.

— Non !

— Un instant, un seul instant !

— Non !

Ils se turent de nouveau : les larmes avaient cessé de couler sur le visage de la sultane ; elle gardait une effrayante immobilité.

À son tour il dit, scandant ses mots, espaçant ses phrases :

— Tu as été infidèle ; tu étais à moi devant Dieu et tu as appartenu à un autre, à un infâme : tu vas mourir.

— Cet infâme n’a pris que mon corps : il était le maître.

— Moi seul étais ton maître, comme je le suis encore aujourd’hui.

— Il m’a dit que tu étais mort.

— Il y a des poisons au palais il fallait me suivre…

— C’est pour Omar que j’ai vécu, pour Omar, mon enfant bien-aimé…

— Tu n’es plus sa mère, tu n’es plus qu’une femme coupable que je viens châtier ; depuis des mois, je marche en songeant à cette heure ; elle est venue…

— Si je suis condamnée d’avance, je n’ai plus rien à dire. Laisse-moi seulement te demander la mort rapide, la mort par le poison.

— Non, tu connais le supplice des sultanes infidèles.

Elle se tourna vers l’une des fenêtres jumelées qui donnaient sur le Bosphore et tressaillit.

— Au nom de l’amour d’autrefois, dit-elle encore, épargne-moi cette horrible fin… donne-moi le lacet…

— Non ! dit-il encore ; ne parle plus d’amour ; je t’ai maudite pendant ma fuite au fond des forêts, sur le bord des fleuves et dans le creux des rochers ; je t’ai maudite, parce que je t’aimais trop, et je te maudis à cette heure quoique je t’aime encore ; mais tu es souillée et tu dois disparaître ; donc, assez de paroles ; depuis dix ans tu es condamnée sans appel…

— Et je ne reverrai pas mon enfant ?

— Non !

Elle ne parla plus ; elle connaissait l’homme qui était devant elle, inflexible comme le destin ; elle le sentit cuirassé contre les émotions du souvenir, et son regard reprit, hypnotisé, la direction du Bosphore.

Le Sultan sortit. Hékim entra quelques instants après…

Elle s’était de nouveau étendue sur les coussins, sans une larme.

— C’est l’heure ? demanda-t-elle en se soulevant sur le coude.

— Non, Mourad, que Dieu le maudisse, doit mourir avant toi. Le Maître veut que tu entendes ses cris de douleur et que tu prennes ta part des supplices auxquels il va le condamner.

Elle ne répondit point ; mais un quart d’heure à peine s’était écoulé qu’un hurlement de douleur se fit entendre derrière la portière ; puis des cris, des imprécations, des plaintes rauques se succédèrent et, pendant deux heures que dura la torture infligée à l’usurpateur la malheureuse Hézia dut suivre, la sueur aux tempes, la marche de son agonie.

Quel supplice nouveau avait inventé le bourreau ? Par quel raffinement de barbarie avait-il prolongé la douleur dans ce corps tenaillé, brûlé à petit feu, découpé pièce à pièce, ? Assis sur un divan, le chibouk aux lèvres, Abd-ul-M’hamed assista à cette scène d’atroce cruauté, à ce supplice épouvantable, avec un calme effrayant.

Et quand il vit à ces pieds ce corps pantelant, dont la chair pendait en lambeaux au milieu de flaques de sang, quand il regarda cette tête dont le nez et les oreilles avaient été coupés comme on fait aux voleurs de grand chemin, dont les orbites étaient vides, dont les traits contractés n’avaient plus rien d’humain, il cracha à terre avec mépris, fit signe à Hékim, en lui montrant la chambre voisine, de remplir la seconde partie de sa tâche et s’en alla de son pas lent et majestueux de justicier.

Des esclaves éthiopiens se chargèrent du cadavre de Mourad et allèrent le jeter en pâture aux chiens de Constantinople.

Quelques instants après le chef des eunuques entrait chez la sultane, suivi d’un esclave porteur d’un grand sac en poil de chameau, qu’agitaient des soubresauts désordonnés.

Tout au fond un « cobra » de grande taille et un chat fou de terreur se tordaient ; on avait enlevé au serpent ses crochets venimeux, car en quelques secondes il eût tué la prisonnière et sa souffrance en eût été abrégée.

D’une main brutale, Hékim la dépouilla de ses vêtements, la prit et la glissa dans le sac que l’esclave ouvrait avec précaution ; puis il le fit coudre par une négresse à la partie supérieure, et quelques instants après l’eau noire du Bosphore se refermait sur le funèbre dépôt que lui confiait cet ascète à la fois gardien et bourreau des femmes du harem.

 

Abd-ul-M’hamed avait rempli la première partie de sa tâche, qui était de punir : il allait se mettre à la seconde, qui était de dévaster.

Après la vengeance, la conquête.

 

Cependant de Melval se dirigeait vers la tour du Séraskier où l’attendait Nedjma, sous la garde de Mata.

Il allait l’atteindre quand une appellation inattendue le cloua au sol :

— Ma captain !… ma captain !…

Il se retourna ; cette voix lui était connue, mais elle évoquait en lui des souvenirs déjà lointains et il ne la reconnut pas tout d’abord.

Un Arabe entouré complètement d’un burnous brun, dont le capuchon était ramené soigneusement sur la figure, surgit à quelques pas.

— Qui vive ! fit l’officier en allant vers lui, si tu m’appelles ton capitaine, tu dois connaître ces deux mots-là.

— Baba ! répondit l’indigène, montrant sa face tannée, ses yeux caves et sa barbe rude.

— Comment ! c’est toi ! fit l’officier au comble de la surprise, car depuis deux ans il n’avait pas rencontré souvent l’ancien tirailleur devenu un des soldats les plus fanatiques de la Garde du Sultan et élevé depuis plusieurs mois au grade de « raïs-el-safft » ou chef de rang.

Il avait même remarqué chez lui, dans ces rares occasions, le désir manifeste d’éviter toute espèce de contact avec ses anciens officiers.

Pourquoi ce soir-là venait-il à lui ?

— Mon brave Baba, reprit de Melval, ça me fait plaisir de te revoir avant de partir… tu te rappelles le Sahara ?…

Le tirailleur mit un doigt sur ses lèvres, regarda autour de lui si personne ne l’épiait et à voix très basse, revenant au parler indigène du régiment :

— Moi sabir que ti parti, toi bono captain, Zahner bono kif kif. Alors je dis : prends garde ! prends garde bezzef !…

— Prends garde à quoi ? fit de Melval saisi soudain d’une inquiétude.

— À li Mounza… prends garde beaucoup felil[2]

De Melval sentit alors que la main du noir cherchait la sienne ; c’était un adieu que le tirailleur reconnaissant à son ancien chef lui adressait avant son départ.

Les souvenirs du Régiment, l’attachement à l’officier aimé de ses soldats dominaient en lui à ce moment les haines religieuses, comme ils avaient fait taire son fanatisme dans le Sahara, la nuit du massacre de Tambouctou.

C’était même plus qu’un adieu, car de Melval sentit que Baba lui mettait un objet dans la main.

Et l’indigène avait disparu lorsqu’il se rendit compte de la nature du cadeau qui lui était fait si inopinément.

C’était un poignard dans sa gaine, un de ces poignards recourbés à lame courte et tranchante comme celle des cimeterres. Le manche était en corne de buffle et la gaine en cuivre ornée de dessins grossiers un anneau servait à le suspendre à la ceinture, comme font les Marocains employés par les riches Arabes en Algérie à la garde des maisons.

L’officier regarda un instant l’arme, la fit jouer dans son fourreau et s’assura que son revolver était à sa ceinture.

Baba savait, à n’en pas douter, que son capitaine avait ce revolver et ne s’en séparait jamais ; pourquoi avait-il éprouvé le besoin de lui fournir une autre arme ?…

Sans doute parce que celle-là ne fait pas de bruit, pensa l’officier… brave garçon…

Et il reprit sa course vers la haute tour dont il n’était plus qu’à une centaine de mètres et dont l’ombre gigantesque dessinée par l’étroit croissant de la lune s’allongeait jusqu’à la mer.

Il pénétra par l’ouverture basse que ne fermait plus la porte à demi carbonisée, se trouva dans l’obscurité, appela.

Personne ne lui répondit : une vague lueur filtrant par une étroite meurtrière lui montra une large rampe qui, à l’instar de celle de la Giralda de Séville, montait en hélice et par une pente relativement douce dans l’intérieur de la tour.

Le sultan Achmet la gravissait souvent à cheval, dit la légende, et, debout sur la plate-forme qui dominait toute la ville, « il semblait une statue de bronze du Prophète descendue du ciel sur le seul piédestal digne d’elle ! »

De Melval s’élança, cessant d’appeler, envahi de plus en plus par une vague terreur dans cette obscurité que perçaient seulement de distance en distance de tremblants rayons de lune.

Soudain il s’arréta : il avait cru entendre au-dessus de lui des pas rapides et étouffés.

Il appela de nouveau : « Mata ! Nedjma ! »

Mais le bruit de sa voix monta dans la haute spirale de pierre sans écho, sans réponse, et l’angoisse de l’officier s’accrut.

Il hâta sa course ; des silhouettes dansaient devant ses yeux, l’ombre se peuplait de fantômes grimaçants, une sueur froide perla à ses tempes.

Quelle fâcheuse idée il avait eue d’envoyer là la jeune Mauresque

N’avait-il pas été influencé à tort par le souvenir de la barque de Zérouk sur la mer Rouge ? Nedjma n’eût-elle pas été plus en sûreté en restant sur un des caïques au bord du quai avec Zahner ?

Non, car Zahner et Hilarion avaient une besogne délicate à mener à bien cette nuit-là… besogne sur laquelle il fallait avant tout éviter d’attirer l’attention.

Il allait arriver en haut ; il crut entrevoir à l’un des tournants deux silhouettes blanches.

Était-ce une hallucination ? Il voulut en avoir le cœur net, assujettit dans sa main droite le poignard de Baba et fit un bond.

Mais il se heurta à la muraille de granit sans doute il avait été trompé par un jeu de lumière ou par un trouble de sa propre vision.

Oppressé, haletant, il parvint à l’extrémité de la rampe.

Elle débouchait dans un petit kiosque très aplati situé à l’un des angles de la tour et faisant saillie sur la ligne des créneaux qui en dentelaient le sommet.

C’était le réduit où se tenait le guetteur des incendies pendant les mauvais temps ; quatre fenêtres lui permettaient d’embrasser tout l’horizon de la ville.

Une porte très basse s’ouvrait sur la plate-forme ; elle était fermée.

Surexcité au plus haut point, de Melval s’élança, la porte s’entr’ouvrit ; un corps étendu en travers barrait le chemin, puis elle s’ouvrit complètement et de Melval se trouva en présence d’un noir qui, vivement redressé, lui prit les poignets et les lui serra avec une telle force que le poignard échappa aux doigts crispés de l’officier.

— Mata ! s’écria-t-il.

C’était en effet le fidèle gardien et, à quelques pas de lui, appuiyée contre un créneau, Nedjma venait de se lever, craintive ; de Melval se précipita vers elle.

Avec quelle ardeur il la serra dans ses bras, son cœur se dilatait ; l’avertissement bref et mystérieux de Baba lui avait insufflé une crainte folle, et bien qu’habitué depuis de longs mois à une existence de perpétuelle méfiance et de précautions incessantes, il avait rarement éprouvé une angoisse comparable à celle de ce soir-là.

Mais tout était oublié, puisqu’il la retrouvait.

Mata n’avait rien vu de suspect, rien entendu non plus, mais la nuit était maintenant arrivée, il valait mieux retourner au quai, retrouver Zahner et Hilarion, rester et agir tous ensemble jusqu’à l’heure du départ.

— Descendons, fit-il.

Mais à ce moment un rayon de lune éclaira le visage de Nedjma, et l’officier s’aperçut qu’elle avait pleuré.

— Qu’as-tu ? fit-il, la serrant plus étroitement ; pourquoi pleures-tu, ma petite étoile ?

Elle l’entraîna vers un créneau sans répondre. Tout autour du parapet très bas qui bordait la plate-forme, une bordure de pierre formait un siège circulaire, elle l’obligea doucement à s’asseoir et s’étendit à ses pieds dans sa pose favorite, la tête sur ses genoux.

— Tu as pleuré, tu pleures encore, Nedjma, fit-il… toi qui ne pleures jamais…

Elle inclina la tête…

— Pourquoi ?

Et comme elle ne répondait rien.

— Pourquoi ? répéta-t-il, dans quelques heures nous en aurons fini avec cette vie de crainte perpétuelle ; tu seras toute à moi sans soucis… toute à moi, répéta-t-il, en approchant sa bouche de la sienne…

— Oui, fit-elle très bas, mais j’aimais encore mieux craindre avec toi, souffrir avec toi, que de…

Et comme elle s’interrompait.

— Achève, fit-il doucement, dis-moi ce qui te fait mal, Nedjma ?

— Ce qui me fait mal, dit-elle, c’est que tu vas m’oublier quand tu seras dans ton pays. Oui, je sais bien, tu vas dire non ; mais moi je le sens. Comment veux-tu que je lutte dans ton cœur avec les femmes de ta patrie… ?

Il se récria.

Avec l’une d’elles surtout, reprit-elle lui mettant sa main sur la bouche : ne nie pas, Lioune, tu ne l’as pas oubliée. L’autre soir, je t’ai vu, tu as tiré son image, tu l’as regardée… longtemps, trop longtemps, et j’ai pleuré comme ce soir.

Il se tut, songeur ; ce qu’elle lui disait là le replongeait dans tout un monde d’idées nouvelles, et son regard erra rêvant sur la ville morte.

Ce n’était plus la blanche ville turque, éblouissement des yeux, jouet de la lumière et de la couleur ; c’était un immense cratère éteint sur lequel les maisons restées debout mettaient quelques facettes brillantes ; mais au loin, vers l’Occident flèche lumineuse vibrait à la surface liquide, semblant lui montrer le chemin de l’Europe.

Ces ruines étaient-elles l’image de son amour pour Nedjma, amour né des sens et de la solitude, amour entretenu par le désir mais destiné à s’éteindre au contact des souvenirs d’antan ? Et ce rayon là-bas n’était-il pas l’amour ancien se réveillant plus vivace à mesure que se rapprochait l’heure du retour ?

— Pourquoi attrister ce dernier jour ? dit-il… ne sais-tu pas que je t’aime…

Elle ne répondit rien.

— Ne veux-tu plus me suivre ? reprit-il.

— Tu sais bien, Lioune, que je suis ta chose ; tu n’as qu’à me dire « viens » et je te suivrai du côté du soleil couchant comme du côté du Midi…

— Alors, pourquoi pleurer ?

— Je te l’ai dit, parce que je sens que tu penses maintenant à celle que tu vas revoir.

— Je ne la reverrai jamais !

— Jamais ? interrogea-t-elle.

— Jamais, répéta-t-il en t’attirant doucement contre lui. Et maintenant, ne pleure plus, ma petite gazelle.

Il était sincère en parlant ainsi, car il ne voûlait plus revoir Christiane, et Nedjma, ignorante des mystères du cœur, ne demandait qu’à croire.

Elle essuya ses yeux, jeta ses bras autour du cou de Lioune, heureuse et insouciante de nouveau.

— Et maintenant, dit-il, descendons.

Il avait hâte d’arriver au quai. Zahner pouvait avoir besoin de lui là-bas ! Et après tout Nedjma, sous la garde de quatre hommes résolus, ne courrait aucun risque pendant cette dernière nuit.

Ils passèrent dans le kiosque, retrouvèrent la rampe et se mirent à descendre

Elle se serrait contre lui, craintive, dans l’obscurité.

Mata, marchant devant à une allure rapide, prit l’avance pour explorer le bas de la tour, et de Melval, ayant passé son bras autour de la taille de la jeune fille, la rassurait doucement, lorsque le bruit de la chute d’un corps, suivi d’un cri rauque, les fit tressaillir tous deux.

— C’est la voix de Mata, dit Nedjma en s’arrêtant.

— Vite, dit de Melval, accélérant la descente.

Mais ils firent à peine quelques mètres et s’abattirent tous deux à la fois.

Ils venaient de trébucher dans une corde tendue à hauteur du genou, et au moment où ils essayaient de se relever, trois ombres bondirent d’une niche obscure creusée dans les parois de l’épaisse muraille et se précipitèrent sur eux.

Pendant que deux des inconnus se jetaient sur de Melval, le troisième saisissait Nedjma à plein corps…

Mais il avait compté sans la souplesse de la jeune fille et surtout sans son extraordinaire instinct.

Sans que son agresseur eût dit un mot, elle avait reconnu Mounza, Mounza qui ne voulait plus s’en rapporter qu’à lui-même du soin d’agir cette nuit, la dernière !…

Et la pensée qu’elle pouvait tomber entre les mains de ce monstre redouté, exécré depuis si longtemps, décupla ses forces ; elle glissa comme une couleuvre entre ses larges mains, et avec une agilité de gazelle se mit à remonter la pente qu’elle venait de descendre.

Le roi des Monbouttous poussa un grognement de fauve et s’élança sur ses traces…

En quelques instants, Nedjma arrivait à la porte du kiosque, la poussait derrière elle et s’arc-boutait contre le frêle obstacle avec toute l’énergie du désespoir…

Mais le monarque anthropophage arrivait au galop et d’une seule poussée l’obligeait à reculer ; presque jetée à terre, elle le vit les yeux sanglants, les bras tendus, prêt à la saisir, à l’emporter dans une dernière étreinte…

Puis, du fond de la tour, un cri monta, et elle reconnut son nom, son nom jeté par Lioune qu’on égorgeait, sans doute.

Alors, elle se retourna.

Entre deux montants de granit, une ouverture se profilait, conduisant au vide par la pente douce de son épaisse plongée.

De l’autre côté, c’était la délivrance.

Elle échappa une seconde fois au contact de Mounza, courut au rebord circulaire où elle était tout à l’heure assise, l’escalada et, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, s’encadra dans l’embrasure.

Une seconde elle regarda l’abîme, puis recula terrifiée, détournant la tête, espérant voir surgir celui qu’elle aimait.

Ne l’avait-il pas sauvée déjà au camp d’Atougha lorsque l’emportaient ses ravisseurs monbouttous ?

Mais elle sentit des doigts saisir son haïk, une main s’égarer fébrilement sur elle et n’osant plus regarder le vide effrayant qui commençait là tout près, elle fit un pas en arrière, puis un second et tomba les bras étendus, semblable, avec son voile blanc, à un oiseau battant l’air d’une seule aile.

Le roi des Monbouttous n’avait pas tâché le haïk. Escaladant à son tour la plongée du créneau, il la vit disparaitre dans le noir ; penché, il regarda le point blanc qui s’évanouissait dans l’ombre en jetant aux échos de la nuit un dernier nom :

— Lioune ! Lioune !…

Hébété, stupide, il resta là, le bras tendu, tenant encore le haïk qu’elle lui avait abandonné dans sa chute…

Un cri terrible le fit retourner.

De Melval venait d’apparaître, son poignard sanglant à la main ; débarrassé, grâce à cette arme terrible, des deux chefs monbouttous qui l’avaient saisi, il accourait espérant arriver à temps.

En voyant Mounza penché vers l’abime, l’étoffe blanche à la main, il comprit tout.

Et avant que le monstre eût pu faire un mouvement pour lui échapper, il lui planta dans la gorge son arme encore fumante…

Mounza s’abattit sur le bord du créneau, la carotide coupée, tué raide…

Mais la rage de l’officier avait atteint son paroxysme. La bête féroce qui gisait là sous ses yeux avait, pendant de longs mois, été son cauchemar incessant, et il s’acharna sur lui, le criblant de coups.

Puis, comme un fou, il cria une dernière fois Nedjma ! Nedjma et, descendant la rampe, se heurta à Mata qui remontait encore tout étourdi de sa chute…

— Qu’is qui ci, maîtresse ?

— Viens, dit l’officier d’une voix blanche.

Quand ils furent au pied de la tour, un rayon de lune leur montra un corps étendu, les bras en croix, les cheveux épars

C’était la pauvre petite Mauresque.

Née à l’amour à un âge où elle n’en connaissait même pas le nom, elle s’était donnée tout entière à celui qu’avait choisi son cœur d’enfant, et elle était morte pour garder intact le trésor d’amour, qu’insouciante des haines de races et des rivalités de continents, elle avait prodigué hors de sa race et de bon pays.

Comme la lumière de Sankore, dont elle avait annoncé la disparition à l’officier la nuit du massacre de Tambouctou, Nedjma, la petite étoile, était éteinte pour toujours…

Un sanglot déchirant monta dans la nuit.

 

Ce drame venait à peine de prendre fin à la tour du Séraskier qu’un autre commençait au Vieux Sérail.

Dans l’ombre éparse projetée sur la mer par le rideau de cyprès de la Pointe des Jardins, une barque était amarrée.

Le quai était désert et Zahner, assis avec Hilarion à l’arrière, regardait l’eau tournoyant en sinistres remous.

Il réfléchissait à tout ce que venait de lui apprendre de Melval au sujet des inquiétudes d’Omar, et son regard allait de l’eau noire à la sombre embrasure qui s’ouvrait dans la muraille, à quelques mètres du point où ils étaient amarrés.

— Comme le courant est rapide, dit-il ; es-tu bien sûr de ne pas te laisser entraîner ?

— Je suis, au contraire, assuré de l’être, répondit le tirailleur, c’est pas la peine d’essayer de lutter contre un courant pareil, mais j’en serai quitte pour aborder un peu plus bas.

— Tu es déshabillé ?

— Comme vous-même.

— Tu as ton couteau ?

— Oui.

— Tu sais que c’est la première chose à faire, éventrer le sac.

— Bien sûr… mais c’est tout de même renversant des histoires pareilles, fit Hilarion sentencieux ; il y a trente-six manières de se débarrasser d’une femme ainsi, moi, quand j’habitais la rue Popincourt…

— Ah ! tu habitais rue Popincourt… et tu as eu l’occasion de te débarrasser d’une femme ?

— Collante, oui, mon lieutenant, dit Hilarion qui n’avait pu s’habituer à prendre au sérieux la nomination de Zahner comme capitaine ; rudement collante même. Eh bien ! pour m’en débarrasser, je n’ai pas eu un seul instant l’idée de la flanquer à la Seine dans un sac.

— Comment as-tu fait ?

— J’ai tout bêtement changé de domicile, j’ai filé rue Lepic, et jamais la belle n’a eu l’idée de venir m’y chercher.

— Oui, mais un Sultan, ça n’a pas les mêmes procédés qu’un Parisien ; une femme les embête, vlan ! au Bosphore avec un chat et un serpent…

— Un serpent, brrr… il n’y a que ce serpent-là qui m’embête dans l’opération, s’il allait être gros, venimeux…

— Mais il sera bien plus embêté que toi dans ce sac.

— Est-ce que ça nage, les serpents ?

— Un peu, mais sous l’eau ils ne respirent pas mieux que nous, et…

— Mais s’il allait m’entourer, paralyser mes bras ?…

— Je m’en charge alors ; comme tu plonges mieux que moi, ramène seulement le sac à la surface et ouvre-le, je ferai le reste tu as peur, mon gaillard ?

— Je n’ai pas plus peur que ça, mon lieutenant, mais les serpents, même au Jardin d’Acclimatation, ça m’a toujours dégoûté. Ah ! le Jardin d’Acclimatation, et le Moulin-Rouge, et la Butte… dire que nous allons revoir tout ça. Moi, d’abord, je vais faire une noce de cordonnier. Je veux m’en…

Il allait enfourcher son dada des derniers jours.

– Chut ! fit Zahner, et fais semblant de dormir, voilà quelqu’un…

Une ombre s’approchait d’eux semblant chercher et une voix appela.

– De melval !…

Et comme les deux Français ne bougeaient pas :

– De Melval ! répéta-t-elle.

Zahner se redressa, sauta à terre… Il avait reconnu la voix d’Omar.

C’était, en effet, le jeune prince… et Zahner, habitué à le voir toujours calme et mesuré, fut surpris de son agitation.

— Où est de Melval ? demanda-t-il vivement.

— Il est allé chercher Nedjma, il va revenir.

— Mais il sera trop tard pour agir, l’heure s’avance.

— Agir ! mais nous sommes là deux pour cela…

— Vous savez donc ?…

— Nous savons… et vous pouvez compter sur nous.

— Brave cœur ! fit le jeune Sultan prenant la main de l’officier.

— Ne nous remerciez pas, nous vous devons bien cela… Nous n’avons pu nous amarrer exactement au-dessous de l’endroit, dit-il, ça aurait pu éveiller les soupçons ; il y a des yeux qui nous regardent à travers la muraille, sans quoi j’aurais pu éviter la chute dans l’eau.

Le jeune prince se voila les yeux.

— C’est affreux ! dit-il, affreux ! pauvre chère mère !… Vous réussirez, n’est-ce pas ?…

— N’en doutez pas, nous nageons tous deux comme des dauphins.

— De Melval vous a dit ce qu’il fallait faire ensuite ?

— Non, c’est même une lacune fâcheuse et je voudrais bien qu’il revienne.

— Eh bien ! il faut partir de suite, sans une minute de retard ; j’attends ici un noir chargé de tout ce qu’il faut pour faciliter votre voyage.

— Mais le Sultan ?

— Vous ne pouvez attendre à demain pour le voir… d’ici à demain ma mère pourrait être découverte, reprise, et elle serait perdue tout à fait…

— Nous la cacherons sous un amas de vêtements… j’ai pris une barque plus grande… nous aurons de la place.…

Ils se turent : un indigène s’approchait du quai, Chargé d’un sac pesant.

— Mets cela ici, dit Omar en lui montrant l’avant de la barque, et va chercher les autres…

Le sac rendit un son métallique.

— Il y a là 100.000 francs en livres anglaises, dit le jeune prince… On va en apporter trois fois autant avec des vêtements.

— Comment ? fit Zahner très surpris.

— Évidemment, dit Omar, croyez-vous que je vous aurais laissé partir ainsi pour un pareil voyage ? Je veux que vous puissiez au besoin fréter un train spécial ou louer un paquebot pour vous seuls dans le premier port où vous toucherez,

— Nous n’avons pas besoin d’une pareille somme.

— Bah ! vous savez ce que cet or me coûte… c’est aussi votre solde pendant cette longue captivité.

— Diable !

Et Zahner mit dans ce mot les inflexions les plus ébahies.

— Donc, reprit Omar, pas une minute à perdre et pas d’adieux à mon père. Je me charge de lui expliquer la promptitude de votre départ.

— Il va nous prendre pour des… pour des muffles !…

— Que vous importe !… la situation est trop grave pour que cette considération-là vous gêne…

Il y eut un silence… À travers l’embrasure que tous trois fixaient avec obstination, une lumière venait de briller.

— Attention ! dit Hilarion.

Et se débarrassant du burnous qui le couvrait, il s’accroupit, prêt à se laisser glisser à l’eau…

La lumière disparut et pendant quelques secondes on n’entendit que le bruit de leurs respirations.

— S’il avait pardonné, dit soudain Omar se parlant à lui-même…, car il l’aime encore, j’en suis sûr, absolument sûr… ; hier, pendant que je l’implorais, j’ai vu une émotion passer dans ses yeux…, si en la revoyant il avait pardonné…

— Mais non, il a juré sur le Coran !… Zahner, poursuivit-il, je m’éloigne ; je crains de vous faire remarquer…, et puis il se pourrait que j’aie été suivi, que je sois observé en ce moment… mon père a une police bien faite… et ici les murailles même ont des yeux… ; je ne serai pas loin, donnez un coup de sifflet si vous avez besoin de moi.

— Entendu.

Et le silence retomba de nouveau.

Non loin d’eux les barques qui avaient amené le Sultan et son escorte s’alignaient contre le quai, mais aucune d’elles n’était occupée, tous ceux qui les montaient ayant suivi Ab-ul-M’hamed ou s’étant répandus dans les dépendances du Vieux-Sérail.

De l’autre côté du Bosphore, des milliers de feux couvraient les collines et dessinaient les crêtes des premières montagnes ; c’était la Garde noire au bivouac…, et un observateur placé à quelques centaines de mètres dans l’atmosphère eût aperçu dans les lointains des feux bien plus nombreux encore.

C’étaient ceux des armées noires en marche pour la rejoindre, armées lasses de repos et auxquelles Saladin était allé porter les ordres de mouvement dès que le Sultan avait considéré comme assurée la chute de Stamboul.

— Attention ! répéta Hilarion.

Le jet de lumière venait de filtrer une seconde fois et au même moment une masse noire se montra au débouché de la muraille, glissa rapidement sur le plan incliné destiné à la projeter au large et disparut dans un gros bouillonnement.

Déjà Hilarion était à l’eau et plongeait sans bruit…

Penché sur le gouffre, Zahner attendait de le voir reparaître pour se porter à son aide.

Il n’eût servi de rien qu’il plongeât en même temps que lui, et il avait, dans le tirailleur, une confiance bien plus grande qu’en lui-même ; il savait qu’Hilarion y voyait dans l’eau presque aussi bien que dans l’air.

Le courant très violent coulait du côté de la mer de Marmara, éloignant par conséquent le nageur de la barque dans la direction du Sud.

Les secondes s’écoulaient… évidemment le tirailleur, quelle que fût sa vigueur, avait été entraîné fort loin par les remous, et Zahner, haletant, s’apprêtait à détacher la barque pour gagner de ce côté, lorsqu’il entendit à quelques mètres, et du côté opposé où il regardait, un reniflement caractéristique.

Il regarda : au-dessus de l’eau, tout près du bord, deux points blancs apparaissaient. Si l’officier eût connu le phénomène curieux qui donne au Bosphore un double courant en sens inverse, il n’eût pas été surpris de voir réapparaître son ordonnance du côté opposé où il l’attendait.

La mer Noire, en effet, grossie par les eaux de fleuves considérables comme le Don, le Dnieper, le Dniester, le Danube surtout, est obligée de rejeter son trop-plein dans la Méditerranée par le Bosphore et les Dardanelles, ce qui explique facilement le courant superficiel constaté du Nord au Sud.

Mais l’eau de ces fleuves est douce, de densité moindre par conséquent que celle de la mer, et un contre-courant, salin celui-là, s’établit à une faible profondeur au-dessous du premier, faisant refluer vers la mer Noire les masses profondes destinées à en maintenir la salure à un degré constant.

Si cet échange n’avait pas lieu, on pourrait calculer exactement le nombre d’années au bout desquelles la grande mer russe ne serait plus qu’un lac d’eau.

— C’est toi ? cria Zahner au comble de la surprise.

Il n’attendit pas la réponse, se mit à l’eau à son tour, et quelques instants après, tous deux abordaient tirant derrière eux le linceul funèbre éventré d’un coup de couteau…

Qu’allaient-ils y trouver, une morte peut-être ?…

— Vite ! dit Hilarion qui ne pensait plus guère, à cette heure, au serpent…

Il entrouvrit le sac, vit deux pieds blancs, les tira…

La femme était nue… elle ne faisait pas un mouvement.

— Va à la barque, apporte ton burnous, dit Zahner, car il sentait qu’Omar, arrivant là, souffrirait mille morts en pensant que des regards étrangers s’étaient reposés sur ce corps sans cesse voilé…

En un tour de main, il l’eut débarrassé de sa hideuse enveloppe et la sultane Hézia apparut, la figure recouverte par son opulente chevelure noire : des taches de sang éparses sur son corps d’un blanc laiteux prouvaient qu’elle avait été griffée cruellement par le chat pendant les quelques instants qui s’étaient écoulés avant la projection du sac au Bosphore.

Zahner la voila rapidement dans le burnous, pendant qu’avec un « pouah ! » très caractérisé, le tirailleur rejetait au flot le sac encore habité, peu curieux de voir les deux hôtes qui l’occupaient.

— Elle vit ! s’écria Zahner penché sur le corps.

Mais alors il s’aperçut que l’ombre des cyprès ne les protégeait plus : le groupe qu’ils formaient pouvait être aperçu des terrasses étagées du sérail.

Or, il fallait encore, avant de transporter la Sultane dans la barque, la faire sortir de son évanouissement, et pour cela la débarrasser de l’eau salée absorbée pendant sa courte station dans le Bosphore.

— Là-bas, fit-il, en chargeant le corps sur ses épaules. Toi, Hilarion, va chercher le capitaine, tu le trouveras dans la grande tour qui n’a pas été brûlée ; on la voit d’ici : tu lui diras que « c’est fait », que nous avons réussi, qu’Omar est là, et qu’il nous recommande de partir de suite… Vite : nous l’attendons…

Le tirailleur partit en courant vers le Séraskier.

Le point vers lequel de son côté se dirigeait Zahner avec son fardeau était un petit renfoncement voûté creusé dans la muraille au niveau du sol.

Il y déposa la mère d’Omar : là nul ne pouvait les voir, ni du haut des màchicoulis, ni même des quais maintenant éclairés par la lune.

Le mouvement qu’il avait cru percevoir chez la malheureuse femme était devenu insensible : il prit ses bras et leur imprima un mouvement de rotation destiné à obtenir des poumons la respiration artificielle.

Mais ce fut sans succès qu’il répéta ce mouvement plusieurs fois.

Il se souvint alors qu’il existait un moyen infaillible de faire revenir les noyés même après une immersion assez longue : avec la pointe de son poignard il desserra les dents de la sultane, parvint à saisir la langue contractée dans l’arrière-gorge et la tira fortement.

Un flot d’eau salée fut expectoré immédiatement, puis un autre, et quelques instants après la sultane Hézia ouvrit les yeux.

— Allons, pensa Zahner, en se relevant pour n’être pas aperçu, tout va bien dans dix minutes elle sera sur pied ; seulement, elle serait gênée de se trouver devant moi en pareille tenue ; je vais lui chercher les vêtements qu’Omar a fait apporter tout à l’heure, et je vais moi-même m’affubler de ceux du consul anglais. Personne ici : nous avons une chance !…

Il en était là de ses réflexions, lorsqu’un léger bruit partant du réduit où était étendue la sultane le fit tressaillir.

Il se pencha vers elle : ses yeux s’étaient refermés et sa poitrine se soulevait doucement, mais elle était inerte, et d’ailleurs, le bruit semblait venir de la voûte couverte de feuillage.

Zahner, immobile, resta là l’oreille tendue.

Le bruit ne se reproduisit pas.

— Allons, fit-il se parlant à lui-même, ce ne peut être qu’une couleuvre se promenant dans les fentes de la muraille. Toutes ces ruines en sont remplies. Filons ! elle va revenir à elle… ce réduit est un vrai boudoir de feuillage où elle pourra se vêtir elle-même beaucoup mieux que dans la barque, et d’ailleurs Omar sera là… j’aurais déjà dû l’appeler…

Et mettant les deux doigts repliés dans sa bouche, il lança un sifflement prolongé.

Moins d’une minute après, Omar accourait vers le caïque suivi de Yamin, son serviteur le plus dévoué.

— Eh bien ? dit-il.

— Elle est sauvée…

— Vivante ?

— Oui.

— Où est-elle donc ?

— Là-bas ! je l’ai laissée seule… elle n’a comme vêtements que… le burnous d’Hilarion ; voici les siens, portez-les lui vous-même…

— Elle est sous la voûte de la poterne ?…

— C’est donc une poterne ?…

Le jeune prince se précipita.

Il était à peine arrivé devant l’étroite ouverture, que Zahner l’entendit pousser un cri terrible.

D’un bond il fut près de lui.

Omar, penché sous la voûte obscure, heurtait violemment une porte de fer dissimulée par le feuillage au fond du réduit.

Quant à la sultane, elle avait disparu.

  1. Renfoncement voûté qui se trouve dans toutes les maisons arabes face à l’entrée.
  2. Cette nuit.