L’invasion noire 2/8

CHAPITRE VIII


Marche sur la Ville sainte. — Le chérif de La Mecque. — Présents au Sultan. — Le chameau d’Arabie et le cheval du Néfond. — Les sept Européens qui ont visite La Mecque. — Nomination de Zahner à l’ancienneté. — Le Ramadan. — La prière de l’Aurore. — Les Senoussistes en Égypte. — Le khédive prisonnier. — Hourida l’ingénue.


Plus la terre est aride, plus l’Homme regarde en lui-même, a écrit un poète oriental.

C’est à l’Arabie que s’appliquait, ce mot profond et, en effet, nul pays au monde, sauf le Sahara dans certaines de ses parties, telles que le Djouf ou les dunes d’Iguidi, n’oblige l’homme, par le contraste de son immensité déserte, à une concentration plus profonde de son être.

Georges Ebers, dans son ouvrage Ægypten, a pu avec raison en inférer que la plupart des religions d’Orient avaient été révélées à leurs fondateurs dans le désert.

Et, en effet, c’était dans ce désert arabique, au milieu des solitudes de Médine, que Mahomet avait écrit sous la dictée, disait-il, de l’ange Gabriel, ce Coran devenu le guide de la vie de tout musulman, le Livre par excellence.

C’était là également qu’il avait conçu le Haditz, ce recueil de préceptes, commentant, expliquant et complétant le texte sacré du Livre.

Aussi, profonde avait été l’impression de tous les musulmans d’Afrique en débarquant sur la cote d’Asie. Beaucoup d’entre eux s’étaient agenouillés et avaient pieusement baisé le sol.

Mais nul n’avait été plus impressionné que le Sultan, Abd-ul-M’hamed lui-même : c’est qu’il se considérait maintenant comme le chef suprême de la religion musulmane, de cette religion qui comptait deux cents millions de prosélytes à la fin du siècle précédent et qui, à cette heure où les masses fétichistes avaient embrassé l’Islam, régnait sur plus de trois cent vingt millions d’âmes, c’est-à-dire sur le cinquième de la population du globe.

Jadis, comme sultan de Constantinople, il avait été le Maître de ce pays, berceau du mahométanisme ou, du moins, il avait possédé la souveraineté sur les parties qui restaient aux Turcs de l’ancienne Arabie : l’Yémen, l’Assir, l’Hedjaz, Is pays de Madian, bordant la mer Rouge et le territoire d’El-Hasa sur le golfe Persique.

L’Arabie intérieure était toujours restée indépendante de la Turquie.

Le Nedjed, noyau intérieur de la péninsule, et l’Hadramout avaient conservé leur autonomie vis-à-vis de Constantinople et du Caire, et le Sultan de Mascate avait abandonné aux Anglais le protectorat du territoire Omanite, envahi d’ailleurs de plus en plus par l’émigration hindoue.

Maintenant Abd-ul-M’hamed était sur cette terre beaucoup plus puissant qu’il ne l’avait jamais été à l’époque la mieux assise de son règne ; car, oubliant toutes leurs divisions, les populations de la péninsule accouraient à lui comme le fer à l’aimant.

Depuis deux ans, d’ailleurs, l’action incessante du khalife de La Mecque, Si-Ebnou-ben-Aoun, s’était exercée en faveur du nouveau Prophète dont il annonçait la venue.

C’était le petit-fils de ce Mohamed-Ebnou-Aoun, si renommé pour ses vertus et sa haute intelligence qui, en 1842, recevant à Taïf, sa résidence fortifiée, l’interprète français, Léon Roche, qui lui était envoyé par le maréchal Bugeaud, s’écriait :

— Les padischahs de Constantinople, ces commandeurs des croyants, ombres de Dieu sur la terre, ont donné de l’éclat au drapeau de l’Islamisme tant qu’ils ont pris le Coran pour guide et tenu en main le glaive de la guerre sainte ; mais dès qu’ils ont cessé de s’appuyer sur le sentiment religieux, et qu’ils ont introduit dans les hautes fonctions des renégats de tous les peuples, dès qu’ils ont subi le protectorat des chrétiens, les bases de l’empire des Osmanlis ont été sapées, et le jour est prochain peut-être où il s’écroulera, car les mauvais exemples donnés par les princes ont perverti les sujets, et tout peuple qui perd sa foi marche à la décadence.

« Un gouvernement d’infidèles, disait encore ce sage, peut durer s’il est juste ; un gouvernement de vrais croyants, s’il est injuste, doit périr. »

Le moment était venu où cette prédiction allait s’accomplir.

Une des premières, Sana, capitale du vilayet turc de l’Yémen, la jolie ville aux cinquante mosquées, se révolta, aidée par les Arabes indépendants du Mareb.

Mareb était l’ancienne Saba, et l’on y montre encore le palais de Balkis, jadis habité par la reine de Saba, ancienne alliée de Salomon.

Sana est une des villes les plus élevées du globe. Elle est bâtie à 2.130 mètres au-dessus du niveau de la mer, altitude qu’atteignent bien peu de villages dans les Alpes.

Le pacha turc, qui y commandait, avait essayé de tenir tête à la révolte ; mais il avait été massacré par ses propres soldats qui, descendus sur Moka et Hodeidah, s’étaient emparés de ces deux villes et, grossis de contingents enthousiastes, étaient venus bloquer Aden.

Onze cents kilomètres en ligne droite séparaient le point où le Sultan avait pris terre de la Ville sainte de La Mecque ; mais aucune route n’existant entre ces deux points, le Sultan avait décidé de suivre parallèlement au rivage les premières crêtes des hauteurs qui montent en gradins jusqu’au plateau arabique, ce qui portait à quinze cents kilomètres environ la marche entreprise.

Ce fut une véritable marche triomphale.

Les Bédouins des contrées les plus lointaines de l’Hadramout, du Djof, du Soleyel et de l’Assir accoururent sur son passage ; ils avaient tout quitté pour apporter, à celui qui leur apparaissait comme un second Mahomet, le concours de leurs bras, et dans le camp du Sultan les cadeaux s’accumulaient, témoignages naïfs de l’enthousiasme de ces peuples.

C’étaient les dattes et le cafier, les produits les plus précieux de l’Arabie Heureuse. Les dattes, fruit nourricier de l’Arabe, dont on compte plus de cent trente variétés dans l’Hedjaz, le cafier, fève aromatique du pays de Kaffa, dont elle a gardé le nom et qui a rendu célèbre le petit port de Moka.

Les chameaux affluèrent dans le camp de la Garde noire, et le Sultan en profita pour former un corps de vingt mille volontaires montés sur des dromadaires de race, à l’instar de ce qu’avaient fait Bonaparte en Égypte et les Français en Algérie. La province du Nedjed, appelée fréquemment la « Mère des chameaux », en avait fourni le plus grand nombre.

L’Arabie est d’ailleurs la première patrie de ce précieux animal, et les envoyés chargés de présenter au Maître les animaux dont les tribus lui faisaient hommage, ne manquaient pas de vanter leurs qualités particulières. Le pays d’Oman fournissait les plus rapides et les montagnes d’Hadramout les plus intelligents.

Et comme un jour de Melval n’avait pu réprimer un sourire, en entendant un Arabe faire de longs récits à son chameau, comme si ce dernier pouvait le comprendre :

— Si tu n’étais pas aussi ignorant des mœurs de ces populations, lui dit Omar, populations dont la force d’expansion était merveilleuse à l’époque de Mahomet, tu saurais que, d’après la légende, le chameau et le dattier furent créés par Allah de la même terre qu’Adam ; ils étaient avec lui dans le paradis terrestre, car la légende arabe de l’origine du monde, ce que vous appelez l’histoire sainte, est la même dans votre religion et dans la nôtre.

Avec l’homme le chameau revivra dans la vie future. Aussi, jadis, c’était une coutume de laisser un chameau mourir de faim près de la tombe de son maître.

Le chameau ! mais c’est l’animal sacré : c’est monté sur un dromadaire que Mahomet proclamait ses lois ; c’est du haut d’un chameau que tu verras donner la bénédiction à La Mecque… ou plutôt non, reprit le jeune prince, tu ne verras pas cela, car tu ne peux y aller.

Et comme de Melval faisait un mouvement.

— Laisse-moi finir c’est sur un chameau que Mahomet est monté au ciel ; sais-tu que six cents noms et épithètes glorifient ce noble animal, et que l’Arabe l’admet à ses fêtes comme un être humain. N’est-ce pas à lui, d’ailleurs, qu’il doit son indépendance, et les Touaregs ne lui rendent-ils pas le même culte pour la même raison ?

— J’entends, répondit l’officier, et je ne rirai plus quand je verrai ce brave animal traité en enfant gâté ; mais explique-moi donc pourquoi je ne pourrai t’accompagner à La Mecque ? Ne suis-je pas accepté maintenant dans ton camp au même titre qu’un musulman ?

— Oui, parce que tu es mon ami, qu’on le sait et qu’Allah ne nous interdit pas le commerce avec les infidèles ; mais si tu tentais de pénétrer dans La Mecque, la Ville sainte par excellence, ni mon autorité, ni celle de mon père ne pourraient te préserver d’un assassinat. Tu n’en verrais même pas le temple ; à peine aurais-tu mis le pied sur le Houdoud-el-Haram, territoire sacré, qui s’étend à deux jours de marche autour de la ville, que tu serais mis en pièces.

— C’est beau le fanatisme ! fit de Melval, un peu amer, encore faudrait-il en être un peu le maître.

— Le fanatisme religieux, dit Omar, est de ceux qu’on provoque, qu’on dirige même en leur donnant un but bien déterminé comme le nôtre, mais qu’on n’arrête plus. Nous avons mis en branle une machine extraordinaire, et la voilà partie ; elle nous mettrait en miettes si nous voulions l’arrêter. C’est, d’ailleurs, ce qui fait sa puissance et amènera son triomphe.

— Eh ! que diable ! pourtant jamais les chrétiens n’ont songé à interdire à tes musulmans leurs cathédrales, ni les protestants leurs oratoires. Personne ne s’étonnerait de te voir faire le pèlerinage de Lourdes, et moi je ne peux aller à La Mecque !

— Tout cela dérive de la différence même qui existe entre la manière dont vous observez votre religion et celle dont nous pratiquons la nôtre ; veux-tu un exemple ? Vous avez le carême et nous avons le Ramadan. Combien de chrétiens chez vous observent sérieusement le carême qui, pourtant, n’est pas une pénitence sérieuse ? Eh bien, chez nous, un musulman, qui romprait le jeûne du Ramadan, serait lapidé.

Et pourtant Dieu sait si ce jeûne est dur, quand il tombe en été. La privation de boire par les chaleurs torrides de juillet devient une véritable souffrance ; tu vas, d’ailleurs, être témoin du zèle avec lequel nos soldats l’observent malgré leur fatigue puisqu’il commence dans quinze jours.

— C’est vrai, dit de Melval, j’ai déjà fait toutes ces réflexions ; seulement comme plusieurs Européens ont déjà visité La Mecque et fait son pèlerinage.

— On les compte, le sais-tu ? Les uns ont pu y pénétrer au moment de la guerre soutenue par les Égyptiens contre les Wahabites, en se glissant dans le cortège de Méhémet-Ali, les autres sous le déguisement du hadji (pèlerin) ; on les cite : ce sont l’espagnol Badia ou Ali-bey en 1818, l’anglais Burckhardt en 1814, Burton en 1853, Maltzan et Keane en 1860, le docteur Hollandais Snouck en 1886, enfin en 1894 un jeune Français, Courtellemont, dont j’ai admiré vraiment l’audacieuse tentative, car il y a risqué dix fois sa peau : au total six.

— Sept, car tu oublies Léon Roches, le seul que je connaisse, et dont la relation si complète et si intéressante dans le livre Trente ans à travers l’Islam[1], me donne tant envie de pénétrer dans la « Kaaba ».

— Oui, il y a encore celui-là ; mais réfléchis aussi que tous ceux que nous venons de nommer n’ont pu pénétrer dans la Ville sainte qu’à cette époque de tiédeur musulmane que j’ai si souvent entendu déplorer à mon père… ignores-tu donc ce qu’était autrefois le pèlerinage de La Mecque ? C’était le rendez-vous annuel de deux et trois cent mille croyants ; six caravanes y arrivaient régulièrement chaque année de tous les points cardinaux ; nos ancêtres ont vu des princes souverains s’y rendre suivis de populations entières, et le dernier des Abasides, Mostassem-Billah, y campa avec cent trente mille chameaux. Le pèlerinage était autrefois considéré comme un acte commandé par Dieu lui-même.

Aujourd’hui cinquante mille pèlerins à peine visitent chaque année Bit-Allah (la maison de Dieu) ; il n’arrive plus que trois caravanes, de Syrie, d’Egypte et de l’Yémen ; la plupart des pèlerins prennent la voie de mer et débarquent à Djedda. Encore ont-ils à subir dans ce port le contrôle de l’Europe.

— Tu ne peux cependant nier le salutaire effet de ce contrôle. Si la commission sanitaire internationale n’était pas là pour imposer des quarantaines aux caravanes empoisonnées par le choléra, l’Europe serait infestée chaque année.

— Le beau malheur ! fit Omar, que décidément l’approche de La Mecque exaltait lui aussi.

— Tu tournes au barbare, mon cher camarade, reprit de Melval ; tu t’assois déjà fort convenablement sur les lois de la guerre. Tu admets le carnage sans prisonniers et sans merci, et tu ne serais pas éloigné, je vois cela, de désirer l’empoisonnement par le typhus, le choléra et la peste, de tous les peuples d’Europe. Ta besogne de conducteur d’invasion en serait singulièrement facilitée.

Et je me répète pour la centième fois : qui m’eût dit cela autrefois à Saint-Cyr, quand tu ne pensais qu’au « cornard » du gérant, aux « galettes » du dimanche et…

Il allait ajouter et à la jolie Suzanne : il se retint ; mais il sentit le regard d’Omar sur les siens. Il avait été deviné, et il en fut tout à fait certain, lorsque Omar, rompant cette conversation qu’il évitait à tout prix, prétexta qu’il avait à recevoir un lot de chevaux du Nefoud, envoyés au Sultan par l’émir du Chammar.

— Des chevaux du Nefoud, s’écria de Melval, la plus belle race du monde ! je vais voir ça aussi.

L’officier n’avait rien exagéré. Le coursier du Nefoud, c’est-à-dire celui qui vit dans les steppes arabes voisines de la Syrie et de l’Euphrate, réalise l’idéal du cheval.

Il joint à l’élégance des formes et à la fierté d’aspect, la vivacité, la douceur de caractère, l’extraordinaire souplesse et l’ardeur à la marche.

Ceux que l’émir envoyait au Sultan étaient du modèle et du sang le plus pur, indemnes de tout croisement avec les chevaux de la Perse et du Turkestan ; plus petit que le cheval anglais, ils avaient la tête plus grosse, la bouche plus fine, l’œil plus grand et plus doux, le dos plus court, les jambes plus minces. Un des signes caractéristiques de la race était le port de la queue toujours horizontale pendant la course.

Et ce qui les complétait était leur sobriété et leur endurance.

« Ils vivent d’air », a dit d’eux un poète arabe.

L’envoyé du souverain de Chammar affirma que les douze chevaux qu’il amenait appartenaient à la « Khamsa », c’est-à-dire à l’une des cinq races « kéhilan » que la tradition fait descendre des cinq juments favorites montées par le Prophète. Ils portaient à leur cou dans un sachet de cuir les preuves écrites de leur généalogie.

Et de Melval ne fut pas peu surpris lorsque le Sultan, qui le voyait examiner les merveilleuses bêtes en connaisseur, lui en désigna une l’autorisant à la monter.

— Tu es l’ami d’Omar, lui dit-il, et après ce que tu m’as montré de la noblesse de ton caractère, je ne te considère plus comme un infidèle ; tu n’es qu’un égaré et Dieu t’ouvrira les yeux à la dernière heure. Prends ce cheval, il s’appelle Mordjan, à cause de sa robe bai doré ; Dieu veuille qu’il te porte dans la vraie voie.

Et comme de Melval s’étonnait auprès du jeune prince que le Sultan, si froid jusqu’alors, lui manifestât semblable sympathie :

— N’en sois pas surpris, répondit Omar : mon père met la fidélité à la parole donnée au-dessus de tout le reste ; il dit qu’elle est le signe distinctif de l’Arabe de race. Les fétichistes, eux, ignorent la valeur du serment, et sans aller aussi loin, le roi du Choa, ce tyranneau que nous venons de supprimer, avait l’habitude, quand il avait prononcé un serment avec l’intention de le violer, de cracher autour de lui en prenant ses courtisans à témoin qu’il se nettoyait la bouche.

— Mon capitaine, dit Zahner, lorsqu’il connut la générosité du Sultan, si ça continue, je vous vois nommer ici à la tête d’un corps d’armée. Pour un avancement, ce serait un bel avancement et vos camarades de la promotion de Siam seraient joliment épatés ; il est vrai que l’Annuaire Berger-Levrault aurait sûrement la délicatesse de vous omettre sur la liste des divisionnaires en activité.

— Taisez-vous, mauvais plaisant, fit de Melval, pour qui Zahner était devenu un ami intime, bien que l’excellent garçon n’oubliât jamais, même dans ce milieu si nouveau, la différence de grade qui les séparait… et à propos d’annuaire, poursuivit-il, quel numéro y aviez-vous donc ?

— Je restais avec le no 125 à l’ancienneté quand nous avons été portés disparus, répondit Zahner en riant, le « choix » n’était pas fait pour moi ; on ne m’en avait pas trouvé digne et je comprends ça, car je n’ai jamais pu mordre à l’administration ; figurez-vous qu’à l’examen écrit, j’ai piqué un « mini » sur la loi des réquisitions, parce que j’ignorais que l’article 194 du Code militaire a prévu cinq ans de prison pour les charretiers qui abandonnent leurs attelages réquisitionnés par l’autorité militaire.

— Pauvre Zahner ! fit de Melval en riant, moi aussi je l’ignore l’article 194, et pourtant je suis passé au choix.

— Attendez, fit le lieutenant qui semblait prendre un plaisir particulier à se plonger dans tous ces souvenirs ; j’ai encore été nul sur une autre question administrative : toujours dans cette loi des réquisitions, j’ai omis de spécifier que les veuves et les filles vivant seules étaient dispensées de fournir le logement chez elles… Et pourtant, un jour en manœuvres, j’ai logé chez une jeune veuve qui…

Il allait entamer une de ces histoires avec lesquelles il excitait l’hilarité générale à la pension.

— Je crois que vous me rasez, fit de Melval en riant, et je reviens à votre ancienneté, car il me vient à votre sujet une idée qui ne manque pas de piquant. Suivez mon raisonnement : Si le ministre ne vous avait pas rayé du nombre des vivants, il eût été obligé de vous nommer capitaine.

— Parfaitement, je serais passé il y a un mois.

— Or, c’est indûment qu’il vous a rayé, puisque vous n’êtes pas mort.

— Rien de plus juste.

— Et s’il était là, il vous nommerait tout de suite.

— J’en suis certain.

— Mais qui peut représenter le ministre dans notre détachement ? car nous formons un vrai détachement en subsistance dans l’armée du Sultan.

— Vous, évidemment, mon capitaine.

— Alors la conclusion s’impose et, après tous ces considérants, je vous nomme capitaine à la date du premier Ramadan qui commence demain : à dater de ce jour, vous aurez droit…

— À un poisson séché de plus par jour, interrompit Zahner en riant ; mais ne nous plaignons pas, on n’est pas trop mal nourri ici : quant à la solde, nous allons avoir droit à un rude arriéré quand nous rentrerons au corps ; je ne veux pas penser dès maintenant à toutes les bonnes choses que je m’offrirai quand j’aurai touché la forte somme ; mais il y a beaucoup de chances pour que je ne la consacre pas à l’achat d’un éclimètre.

— Mais, mon brave Zahner, rien ne vous empêche d’y penser dès maintenant ; vous n’avez pas l’air de vous douter que dans six mois nous serons à Paris.

— À moins que quelque chose ne craque d’ici Constantinople.

— Allons donc ! l’Arabie, la Syrie, l’Asie Mineure, tout cela est turc, et d’après ce que nous voyons ici du lâchage de la Sublime Porte par ses infidèles sujets, nous pouvons bien nous attendre au même spectacle tout le long du chemin jusqu’à la mer de Marmara.

— Et même au delà, vers la Turquie d’Europe, car les Turcs d’Europe doivent être dans les mêmes dispositions que ceux d’ici.

— Oui, mais là-bas, nous rencontrerons l’Angleterre, la Russie, et peut-être d’autres ; toutes les puissances intéressées à la conservation de Constantinople auront mis la main dessus et ce sera dur de la leur reprendre.

— D’autant plus que les flottes européennes seront payées pour se méfier et que le Sultan n’aura plus les mêmes moyens d’action contre elles, puisque vous avez supprimé clandestinement le chef de la fabrication des poudres.

— C’est vrai, mais le Bosphore n’a pas la largeur du détroit de Bab-el-Mandeb, et, si la population de Constantinople en tient pour notre Sultan, je ne vois pas que les navires anglais ou russes puissent nous empêcher d’y arriver.

— Ma foi, comme notre liberté en dépend, j’avoue à ma honte que je fais des vœux pour tous ces moricauds, reprit Zahner ; qu’ils entrent donc à Constantinople, et sans trop tarder ; après quoi, s’ils avaient le mauvais goût de pousser jusqu’aux frontières de France, nous pourrions nous rattraper de notre inaction d’aujourd’hui. Ainsi donc, me voilà capitaine ! Je vous ai sottement interrompu au moment où vous alliez me faire connaître mes nouveaux droits dans le détachement : quels sont-ils ?

— Vous avez droit, mon cher :

1° Au titre de capitaine donné par notre unique soldat Hilarion, que je vais en aviser officiellement ;

2° Au tutoiement de ton ancien capitaine et ami.

Sous la phrase rieuse et plaisante de son ancien chef, Zahner sentit l’intention affectueuse et tendit les mains.

— Mieux que ça, fit de Melval, tu as droit à l’accolade.

Et, émus tous deux malgré eux, les deux officiers s’embrassèrent.

— Une rude histoire qui nous sera arrivée là, fit Zahner les yeux humides ; quand nous raconterons ça au retour, ce qu’on nous traitera de blagueurs.

Et quand tu raconteras que toi, un mangeur de prémier ordre, tu as observé rigoureusement le Ramadan, ce sera bien pis, dit de Melval, on ne te croira plus du tout.

— Moi, observer le Ramadan ! ah ! pour ça non ! en voilà une de coutume idiote qui empêche les gens de manger le jour et leur permet de se bourrer la nuit ; et ils appellent ça une pénitence, une privation ! comme si tout le monde ne savait pas qu’ils font des noces de cordonniers quand le soleil se couche !

— Il paraît pourtant que c’est une privation, dit en riant de Melval, puisqu’elle t’embête.

— Assurément que ça m’embêterait, surtout de ne plus boire par les chaleurs qu’il fait ; et puis, plus la moindre bouffée de tabac, dit Zahner qui, depuis sa « mise en subsistance », avait toujours trouvé moyen de fumer son chibouk matin et soir.

— Ce n’est pas tout, poursuivit de Melval, riant plus fort, il y a des privations plus sensibles que celles-là : ce terrible Mahomet a interdit, pendant le Ramadan, certains plaisirs profanes que tu devines, et ta jeune Hourida devra s’en apercevoir.

— Hourida ! fit Zahner, dont le sourire commencé se termina en grimace.

— Oui, ta naïve, ton ingénue…

— Peuh ! fit Zahner d’un ton dégagé, s’il n’y avait que cette prohibition-là, le Ramadan me laisserait froid… mais, fit-il, rompant la conversation, vous dites qu’il nous faut l’observer ? Est-ce sérieux ? Est-ce que vraiment Galette-Pacha nous jouerait ce mauvais tour ?

De Melval sentit qu’une brouille était dans l’air entre Zahner et sa vertueuse conquête : avec une discrétion parfaite, il n’insista pas, se disant qu’un jour ou l’autre il en connaîtrait la raison.

— Je parle à demi-sérieusement, répondit-il, en ce sens qu’Omar nous prie de ne pas affecter de manger le jour pendant qu’autour de nous des centaines de mille braves croyants se serreraient le ventre ; tu comprends pourquoi ?

— Oui, ça les exciterait contre nous inutilement : il a raison. Je me contenterai donc de manger silencieusement dans ma tente, et je me garderai bien de demander du feu à l’un de ces mécréants, en plein jour.

La Garde noire arriva à El-Ouidan, petit port de la province d’Assir, un des pays où s’étaient conservées le plus longtemps certaines traditions bizarres de l’Afghanistan, par exemple celle de vendre à l’encan, sur un marché public, les filles en âge d’être mariées.

Chez aucun autre peuple, on ne poussait aussi loin les obligations de l’hospitalité, puisque les hôtes y cédaient leurs femmes à l’étranger pendant la durée de son séjour.

Lorsqu’eut lieu, dans le sein de l’Islamisme, le fameux schisme Wahabite, à la fin du XVIIIe siècle, les habitants de l’Assir se convertirent au nouveau culte et les pratiques païennes par lesquelles ils se singularisaient disparurent.

Ce fut le jour de l’arrivée à El-Ouidan que s’ouvrit, pour les armées musulmanes, le mois du Ramadan, et, à partir de ce jour, le Sultan, que 480 kilomètres séparaient encore de La Mecque, ne fit plus exécuter à la Garde noire que de courtes étapes ; non point qu’il redoutât pour ses soldats la fatigue du jeûne, car ils étaient dans une situation morale qui permettait de tout leur demander ; mais le pèlerinage de La Mecque devait, d’après les ordres du Prophète, s’effectuer dans les trois mois qui suivent le Ramadan.

Il fallait donc retarder d’un mois l’arrivée dans la Ville sainte.

D’ailleurs, si la Garde marchait à petites journées, toutes les armées qui la suivaient auraient le temps de se concentrer derrière elle, et le Sultan tenait à n’arriver sur le territoire sacré que suivi de masses formidables.

Le premier jour du Ramadan fut annoncé au loin par des salves d’artillerie ; le Sultan avait emmené avec lui six éléphants de l’armée du Mahdi, dressés au port des pièces ; ces merveilleux animaux constituaient à eux seuls une batterie complète, car chacun d’eux portait, outre la pièce elle-même, son affût et ses munitions.

Les canons que le Sultan traînait ainsi derrière lui ne provenaient pas de l’achat direct aux Anglais, comme tous ceux qui armaient l’artillerie du Mahdi ; ils avaient été pris sur l’armée anglo-égyptienne du général Hicks, exterminée à Kasghil par les derviches, en 1883, avec 11.000 hommes.

Seulement, au moment de s’en servir pour faire les salves de la prière de l’aurore, on s’aperçut que leurs servants n’étaient pas très ferrés sur leur service et leur fonctionnement ; et il fallut qu’Omar, rassemblant ses souvenirs de Saint-Cyr concernant ce vieux matériel Witworth, vint en aide au commandant inexpérimenté de cette batterie d’occasion.

De Melval lui-même, trouvant très plaisants les tâtonnements et les hésitations dont il était témoin, vint à la rescousse, et les cent coups furent tirés, non sans que deux des artilleurs mahdistes improvisés n’eussent reçu en pleine figure la décharge de l’une de leurs pièces.

On les emporta, la tête fracassée, sans que la moindre émotion se manifestât autour d’eux ; et le Sultan déclara qu’ils étaient entrés sans hésitation dans le paradis de Mahomet, affirmation qu’il fut sur le point de regretter, car tel était le fanatisme de ses soldats que d’autres furent sur le point de suivre l’exemple des deux imprudents béatifiés.

— Mes compliments, dit Zahner à de Melval, voilà que tu leur apprends maintenant à tirer le canon.

— Il fallait bien les sortir de leur embarras, et je l’ai fait sans remords, car je ne vois pas ces malheureux artilleurs essayant d’utiliser leurs pièces contre nos artilleries européennes : ne vois-tu pas d’ailleurs que, même avec mon aide, ils sont encore arrivés en retard, et qu’au moment où était parti le premier coup, il y avait beau temps que l’heure était passée.

— Je l’ai constaté : le jeûne doit commencer au moment où l’on peut à peine distinguer un fil noir d’un fil blanc ; or, je les distinguais parfaitement l’un de l’autre quand la première étoupille s’est décidée à s’enflammer… Alors en voilà jusqu’au coucher du soleil ?

— Oui, abstinence complète et prières nombreuses en guise d’apéritif, prière de l’aurore (El Fedjr), prière d’une heure après-midi (El D’hour), prière à égale distance du D’hour et du Moghrëb (Elaàsser), prière du coucher du soleil (El Moghrëb), enfin prière El Acha, deux heures après.

— Et, tiens, dit Zahner, voici que le Sultan va dire lui-même la prière de l’Aurore.

En effet, Abd-ul-M’hamed venait de monter sur le chameau sacré que lui avait envoyé le khalife de La Mecque, et sur lequel il devait faire son entrée dans la Ville sainte.

C’était un des grands modèles du Nedjed ; il était blanc, son corps disparaissait presque en entier sous les ornements qui descendaient de sa selle : peaux rouges et jaunes filigranées d’argent, longues bandes de soie brodée d’or et fines lanières ornées de rangées de corail.

Les deux conducteurs portaient un costume semi-hindou, semi-persan, longue chemise blanche serrée à la taille par une ceinture multicolore, caftan jaune, long poignard à gaine d’argent suspendu à un baudrier de cuir.

La nature de leurs fonctions leur valait le respect de tous, et ils touchaient sur les revenus sacrés de la mosquée de La Mecque un traitement considérable.

L’un d’eux, muni d’une baguette en bois noir, en donna un coup léger sur les genoux de l’animal qui s’accroupit aussitôt ; l’autre apporta un escabeau doré à l’aide duquel le Sultan s’installa sur la peau de mouton qui garnissait le sommet de la selle, entre deux montants argentés.

Puis le chameau se releva et le Sultan, dominant la multitude, étendit les mains et s’écria d’une voix forte :

« Que soit loué le Dieu puissant et miséricordieux ! qu’il répande sur vous tous, au premier jour de ce mois de purification, la santé qui vous inspirera le courage, et la foi qui vous donnera la victoire !

« Tout est en Dieu ! Dieu seul est grand »

Sous ses bras étendus, des milliers d’hommes s’inclinèrent et levèrent leurs mains ouvertes à la hauteur de leur front, frappèrent le sol de leur tête et répétèrent

— Dieu est grand !

Et, sur cette mer de têtes penchées vers la terre, passa comme un souffle d’orage le murmure des voix :

— Dieu est le plus grand !

À perte de vue apparaissaient les tentes : d’un côte, l’horizon bleuâtre de la mer Rouge, de l’autre les crêtes dentelées des montagnes servaient de cadre à ce spectacle, le plus émouvant que pût concevoir une imagination humaine.

Sur une colline dénudée, aux flancs arrondis, se développait le camp de la légion du Prophète.

Ce n’était plus le ramassis de tentes des nationalités groupées au hasard dans la clairière d’Atougha.

Omar avait établi un ordre parfait dans l’installation et chacun connaissait sa place.

Les différentes armes étaient séparées par de larges rues ; les tentes des soldats étaient du modèle de la « Kheima » des tribus sahariennes ; chacune d’elles donnait place à vingt hommes ; en avant de leurs lignes étaient celles des Outaks ; des Khalifas et des Raiss ; en avant de ces dernières, les tentes des Aghas, généraux commandant dix bataillons.

La tente du Sultan dominait toutes les autres, et, détachée du reste du camp par un intervalle de cinq cents pas, formait avec celles de son escorte et de son entourage un camp à part.

C’est dans cet intervalle que venaient se grouper les soldats au moment de la prière, tous tournés vers La Mecque comme le Sultan lui-même.

Ce n’était pas sans surprise que les musulmans du Soudan, habitués pour leurs prières quotidiennes à s’orienter vers le soleil levant, se trouvaient maintenant tournés vers le Nord ; à ce seul indice, ils sentaient qu’ils se rapprochaient de la « Maison de Dieu », et leur ferveur allait croissant.

L’armée du Mahdi rejoignit la Garde à Doka : la zone qui s’étendait à droite de la légion lui fut dévolue comme direction de marche.

Les autres armées devaient suivre, mais en restant à six jours de marche en arrière des deux premières, pour permettre aux intendants du Sultan de faire disposer au point voulu les nombreux approvisionnements accumulés sur la côte.

Cet intervalle était également nécessaire pour permettre le curage des puits par des tribus spécialement désignées.

Jour et nuit, le passage du détroit avait continué.

À l’exception des peuples du Zambèze, de l’Angola, du Mozambique et du Sud-Africain, séparés de la mer Rouge par d’énormes distances, on pouvait maintenant regarder comme transportés en Asie, sinon la masse principale des combattants, du moins leurs armées les mieux organisées.

D’ailleurs, il était temps : de toutes parts affluaient les vaisseaux européens ; l’escadre anglaise de Chine, que ne retenait pas comme celle des Indes un soulèvement islamique, la flotte française d’Extrême-Orient et la division navale de Madagascar accouraient pour venger l’inoubliable défaite.

Le plus longtemps possible, les vaisseaux turcs avaient résisté, luttant victorieusement contre les bâtiments qui se présentaient isolément ; mais incapables eux-mêmes de renouveler leurs approvisionnements de charbon et de projectiles, puisqu’ils ne pouvaient se risquer dans la Méditerranée, ils cédèrent la place et remontèrent la mer Rouge.

Fort heureusement pour eux, le canal de Suez était au pouvoir de l’Invasion noire, du moins dans sa section méridionale, de Suez aux lacs Amers.

Pendant qu’un lieutenant du Mahdi s’emparait par surprise de la ville même de Suez, le cheik Snoussi, après son audacieuse traversée du désert libyque par l’oasis fameuse de Jupiter Ammon, atteinte jadis par Alexandre, s’était dirigé sur le Caire, puis, sans s’attarder à l’attaque de cette ville, mise hâtivement en état de défense par les Anglais, il avait atteint Ismaïlia et jeté dans Suez un renfort important pour mettre cette ville à l’abri d’un retour offensif.

Il avait d’abord eu l’idée de couper le canal à son extrémité même, au port de Tewfik ; mais il apprit bientôt qu’il n’avait devant lui que des forces insuffisantes.

En effet, les Anglais, suivant en cela leurs errements habituels, avaient tenu à assumer seuls la défense du canal.

Alors, le cheik Snoussi se jeta sur Serapeum, au débouché nord des lacs Amers, et s’en empara.

Le résultat de cette habile manœuvre ne se fit pas longtemps attendre.

Deux cuirassés et plusieurs garde-côtes anglais qui stationnaient dans le réservoir des lacs Amers, voyant refluer vers le Nord ces essaims nombreux de Noirs défilant prudemment hors de la portée de leurs canons, craignirent, et avec raison, d’être coupés de la Méditerranée, et se hâtèrent de remonter sur Ismaïlia.

Puis, sans s’arrêter au lac Timsah, ils poussèrent plus loin encore et ne se crurent en sûreté qu’à l’abri des jetées de Port-Saïd.

Deux nuits après, le canal de Suez était obstrué à la sortie nord des lacs Amers par un enchevêtrement de bateaux coulés, et des redoutes élevées rapidement sur la route occidentale défiaient toute attaque des Anglais du Caire.

Cette heureuse opération venait à peine d’être terminée, que les navires turcs arrivèrent de la mer Rouge, refoulés par les vaisseaux anglais et français. En toute hâte, ils entrèrent dans le canal, et garantis de toute attaque et de toute surprise du côté du Nord, ils trouvèrent un abri dans ce vaste estuaire des lacs Amers, long de 40 kilomètres et large de 10 kilomètres ; ils en barrèrent aussitôt l’entrée par plusieurs lignes de torpilles, bouchant ainsi toute issue aux navires européens et les obligeant, pour retourner dans la Méditerranée, à doubler le cap de Bonne-Espérance.

Alors, l’armée du cheik Snoussi se retourna vers le Caire, défendu par 12.000 Anglais doublés d’un nombre égal de soldats égyptiens, secrètement acquis déjà à la cause musulmane.

Mais renonçant aux assauts qui font perdre inutilement des milliers d’hommes sous le feu des armes perfectionnées, le cheik Ahmed, se révélant en cette occasion stratégiste remarquable, masqua la ville par un corps de 60.000 Arabes et descendit le Nil jusqu’au barrage d’El-Menachek ; il s’en empara, coupa le chemin de fer d’Alexandrie, puis, se rabattant vers l’Est, se disposa à isoler complètement le Caire du reste du Delta,

Les Anglais n’attendirent pas que l’investissement fût complet. Les coureurs noirs arrivèrent à Kalimb juste à temps pour voir le dernier train anglais filer sur Tantah pour rejoindre, par Telbaroud, la ligne d’Alexandrie.

L’évacuation du Caire était donc obtenue sans combat ; le gros des forces snoussistes survint sur ces entrefaites, bientôt suivi de l’armée du Tibbou et des gens de Nubie.

En quelques semaines, toute la vallée du Nil fut couverte de Noirs, arrivant comme des sauterelles, de tous les points de l’horizon.

Les Égyptiens, délivrés d’une oppression qu’ils n’avaient jamais pu secouer et que l’Europe avait été impuissante à faire cesser, les fellahs surtout, ces misérables agriculteurs des bords du Nil, réduits par les exactions à la dernière des misères sur le sol qu’ils fécondaient, arrivèrent en foule au camp d’Ahmed-ben-Snoussi.

L’Angleterre, qui avait fait de l’Égypte son fief et sa chose malgré les protestations de l’Europe, qui à l’aide des procédés les plus dilatoires et des réponses les plus évasives. avait résisté à toutes les sommations des puissances, l’Angleterre venait d’être bousculée par une poussée à laquelle elle ne s’attendait guère, lorsqu’elle protestait de ses intentions d’évacuer l’ancienne terre des Pharaons et se jouait de la Turquie, de la Russie et de la France.

Au moment où le Sultan arrivait en vue de La Mecque, les Anglais ne possédaient plus en Égypte qu’Alexandrie et Aboukir, protégées par leur position même sur une presqu’île que le lac Maréotis sépare du continent. Ahmed-ben-Smoussi fit occuper par des troupes solides l’isthme étroit qui, entre Damanhour et Alexandrie, relie les terres du Delta au cordon du littoral. Ce passage, déjà défendu par Arabi-Pacha sur la ligne Kafr-Douar en 1880, est la porte de l’Égypte, et il n’était pas à craindre que les Anglais pussent arriver par une autre porte, celle de Ouadi-Toumilat, fameuse par le combat de Tell-el-Kebir ; car cette dernière trouée, par où passe le canal d’Ismaïlia, était tout entière au pouvoir des Noirs depuis la prise du canal de Suez.

Par la promptitude de sa marche et l’audacieuse habileté de ses manœuvres, Ahmed-ben-Snoussi venait de se révéler comme le lieutenant le plus habile du Sultan dans le nord de l’Afrique.

Les chefs des deux armées, qui le suivaient, armées d’ailleurs moins nombreuses et moins bien organisées que la sienne, se rangèrent d’eux-mêmes sous ses ordres à la suite de ses succès rapides.

En quelques semaines, il assura l’occupation entière de l’Égypte, prit des dispositions pour la libre navigation du Nil et l’ensemencement de sa vallée, donna des ordres pour le ravitaillement de ses troupes, et avant de se diriger vers la Syrie, expédia au Sultan par la presqu’île du Sinaï et le pays de Madian ses meilleurs courriers méharistes. A raison de 100 kilomètres par jour, ceux-ci arrivèrent à La Mecque en même temps que le Sultan pour lui offrir, à son entrée dans la Ville sainte, les clefs du Caire et les hommages des armées du Nord.

Mais une nouvelle allait inonder le cœur d’Abd-ul-M’hamed d’une joie plus intense encore que les autres : c’était celle de la capture de Tewfik, le khédive égyptien qui, se joignant aux Anglais, l’avait poursuivi dans ses États dix ans auparavant, lui son ancien suzerain, son ancien chef politique et religieux.

De tous les ressentiments qu’avait amassés le Sultan dans sa longue retraite, celui-là était bien un des plus vivaces.

Surpris par les événements, le khédive n’avait pas eu le temps de fuir à bord d’un navire anglais ; il avait succédé en 1898 au jeune prince Abbas-Pacha, en qui le sentiment national avait vu le futur libérateur de l’Égypte, mais que l’Angleterre inquiète avait dépossédé avec cette brutalité dont lord Cromer, son représentant, avait le monopole.

Dès lors le souverain nominal de l’Égypte avait été le servile instrument de l’oppression britannique ; mais l’abandon de son peuple et même de son entourage immédiat lui prouva, aux jours des revers, combien il était méprisé ; ses propres janissaires le livrèrent aux snoussistes au moment où, sous un déguisement de fellah, il cherchait à gagner Damiette.

Quand Abd-ul-M’hamed connut cette prise, il envoya courriers sur courriers pour que le prisonnier lui fût envoyé à La Mecque sur le dos du dromadaire le plus rapide.

Il voulait le montrer aux populations musulmanes, comme autrefois les généraux romains traînaient les rois vaincus derrière leur char de triomphe.

Maintenant toute la côte arabique, de l’Yémen à l’Hedjaz. était couverte de colonnes en marche ; en tête du gigantesque mouvement le Sultan marchait d’autant plus lentement qu’il s’approchait de la Ville sainte, et derrière lui les peuples se hâtaient pour arriver à temps au pèlerinage.

Dans ce long couloir de 12.000 kilomètres de long sur 100 de large, une partie de l’Afrique se déversait comme une coulée de lave entre deux fissures de rochers.

La proximité des lieux saints enflammait tous les cœurs. La foi devenait chaque jour plus ardente, le fanatisme s’exaltait.

Souffrances, privations, fatigues, ne comptaient plus pour ces hommes, que la vue de leur nombre, le sentiment de leur force et l’ivresse de leurs premiers succès préparaient à la conquête du monde.

Les fêtes du Ramadan Aïd-el-Sghaïr et Aïd-el-Kebir (en turc le petit et le grand Beïram) avaient été célébrées avec un éclat extraordinaire dans toutes les armées.

Le jeûne sacré avait pris fin depuis six jours, lorsque mandés par le Sultan, les principaux chefs musulmans le rejoignirent à l’entrée de la vallée de l’Oued Fathma, où commence le territoire sacré de La Mecque.

Ce fut là que de Melval et Zahner quittèrent le Sultan.

Omar avait fait préparer à leur intention une caravane commandée par un de ses officiers les plus sûrs, et qui allait les conduire à Djedda, à quatre jours de marche sur la mer Rouge.

À leur grand regret, les deux officiers durent se borner à voir, du haut d’une montagne assez escarpée, le pays mystérieux où il leur était interdit de porter un pied sacrilège.

À leurs pieds des rochers abrupts semblaient les marches d’un escalier géant, descendant dans l’immense plaine inculte et brûlée qui conduisait à la Ville sainte ; de toutes parts les pèlerins guerriers garnissaient les crêtes des hauteurs et le flanc des collines, attendant pour franchir l’enceinte sacrée que le Sultan, son fils et les chefs, eussent revêtu le ihram, c’est-à-dire le vêtement prescrit par Mahomet pour effectuer saintement le pèlerinage.

À perte de vue, chevaux, chameaux, tentes, êtres humains couvraient vallées et montagnes. Jamais le soleil n’avait éclairé pareil spectacle, même à l’époque des grands pèlerinages abassides, et de Melval, de plus en plus troublé par la constatation de cette puissance effrayante du nombre, le considérait sans rien dire.

À côté de lui Zahner, se promenant de long en large, les mains derrière le dos, attendait le départ.

— Eh bien ! fit de Melval en se retournant et en remarquant l’agitation de son ami, tu n’as pas l’air d’être dans ton assiette ; qu’y a-t-il donc ?

— Moi ! fit Zahner en cherchant à éluder la question, mais rien du tout !

— Rien ! avec cette figure-là ! Allons donc ; regretterais-tu tant que cela de ne pas voir La Mecque ?

— La Mecque je m’en soucie comme de mes premiers jours d’arrêts, fit-il. Qu’est-ce que ça peut me faire de voir une ville où la vermine, parait-il, est respectée à l’égal d’un hôte sacro-saint !

— C’est vrai, fit de Melval en riant. Pendant toute la durée du pèlerinage, il est interdit de molester aucun être vivant.

— Aussi ce que la puce doit s’en donner à cœur joie dans cette multitude !

— Franchement elle aurait tort de s’en priver ; mais tout cela ne me dit pas, reprit de Melval, quelle mouche te pique… aurais-tu oublié de prévenir ton Hourida de se joindre à notre caravane ?

— Hourida ! fit Zahner dans un grognement.

— Oui, c’est une compagne précieuse pour Djedda ; car je pense bien que tu ne vas pas passer ton temps à la pêche à la ligne.

Et comme Zahner ne répondait pas :

— Allons, fit de Melval, vas-y donc de ton secret ; il y a trop longtemps que tu le gardes pour toi.

— Un secret ! fit le brave garçon.

— Oui, un secret et à propos de cette petite Pahouine encore !

— Pahouine ! pourquoi la crois-tu Pahouine !

— Est-ce que je sais, moi ? Tu ne m’as jamais présenté à elle, tu ne m’as jamais dit à quelle tribu elle appartenait, et je la baptise Pahouine comme la Niarinze de Crampel, à moins que ce ne soit une Bédouine, une Dahoméenne, une Haoussa, que sais-je ?

— Ecoute, fit Zahner, qui sembla prendre son courage à deux mains, tu veux savoir ça ? Eh bien ! je te le donne en mille !

— Diable ça n’est pourtant pas une Parisienne fraîchement peinte, je pense ? Où veux-tu donc en venir ? La Parisienne, d’ailleurs, n’a pas l’air ingénu et la naïveté de ton Hourida, et je crois…

— Ah ! l’air ingénu ! nous y voilà, fit Zahner qui ne se décidait qu’avec peine à finir l’explication. Ah ! oui, l’air ingénu ! Eh bien, mon cher, quand je me fierai aux femmes de ce pays-ci et à leur mine plus ou moins virginale, il tombera ici un mètre de neige au mois d’août.

— T’aurait-elle trompé ? Dieu d’Âbraham !

— Trompé ! ce n’est même pas trompé, fit-il d’un air rageur, mais elle s’est fichue de moi dans les plus grandes largeurs… Je l’aurais proclamée la plus naïve des femmes noires et blanches ; je lui aurais donné le diable sans confession, j’aurais juré… Eh bien, sais-tu ce que j’ai découvert, il y a quinze jours ?

— Tu me mets sur le gril, dépêche-toi donc !

— Voilà : tu ne seras pas long à comprendre ; tu sais, la vieille duègne…

— Oui, celle qui la préservait des contacts impurs.

— Parfaitement : un soir je la trouvai en train de compter des pièces de 20 francs enfilées toutes ensemble et formant plusieurs colliers ; elle ne me croyait pas là, elle étalait ainsi avec complaisance toute une fortune sortie d’un vieux morceau de tapis.

— Eh bien ?

— Attends… pressée de questions, elle finit par m’avouer que tout cela appartenait à Hourida.

— À Hourida ! fit le capitaine de plus en plus surpris, mais comment ?

— Tu n’y es pas ? Ah mon pauvre capitaine, tes souvenirs de Laghouat sont donc bigrement loin, et les Ouled-Naïl ?

Il eut un silense.

— Hourida, une Ouled-Naïl ! s’écria de Melval qui faillit s’étrangler dans un accès de rire subit.

— Oui, reprit Zahner, dont l’air pensif était comique à voir, et une Ouled-Naïl riche, c’est-à-dire exerçant depuis trois ans au moins.

— Trois ans ! ah, bon Dieu ! et tu l’as crue…

— Peut-être quatre, mon cher ; elle connaît Tlemcen, Boufarik, Cherchell, Médéah ; elle a fait les trois provinces. Je l’ai confessée aussitôt, comme bien tu penses, et elle m’a avoué, toujours naïvement, avoir connu là-bas le petit Baills, et Linarès, de ma promotion, et Bichat, de mes recrues, elle a même dû pousser jusqu’en Tunisie, car elle m’a cité d’autres noms, Gousseau, Trousson, du Pasquet, Renouard… mais ils sont des centaines, te dis-je, car sa dot est ronde… le voilà, mon trésor d’innocence ! Ça te paraît plaisant, hein !

De Melval ne se contenait plus ; secoué par un rire inextinguible, il était dans l’impossibilité de répondre.

Et Zahner, ayant lâché son secret, s’en allait en grommelant, lorsque soudain il se retourna :

— Le plus fort, dit-il, les bras croisés, le plus fort, je ne te l’ai pas dit !

— Qu’est-ce donc ?

— Eh bien !… c’est que je la garde !…

  1. C’est de ce livre extrêmement intéressant et dont la lecture ouvre sur le monde musulman et sur Abd-el-Kader des horizons nouveaux, qu’ont été tirés nombre de détails du pèlerinage si curieux et si peu connu de La Mecque. L’auteur de l’Invasion noire profite de ces emprunts pour adresser à M. Léon Roches, ancien ministre plénipotentiaire et secrétaire intime d’Abd-el-Kader, l’hommage de sa sincère admiration.