L’invasion noire 1/8

CHAPITRE VIII


Le langage sur les ballons lenticulaires. — Rage d’amour. — Une lettre. — Descente à Marseille. — Les provisions de Guy. — Expérience de rasance. — Les parents de Saladin. — Souvenirs de Mellila. — Ténébreux projets. — En vue d’Alger.


— Mille caronades ! fit l’ingénieur en se relevant, car il venait de perdre subitement l’équilibre, au moins faudrait-il prévenir !

Mais, en se retournant, il vit que tout l’équipage l’avait imité.

A part le vieux Gesland, préposé au maniement du contrepoids, chacun des passagers du Tzar avait été surpris par le brusque relèvement angulaire de l’aérostat, et il s’en était suivi une chute générale.

— Il y a là une amélioration sérieuse à apporter à notre véhicule, fit Guy de Brantane, en remettant dans son arcade sourcilière droite le monocle qui en avait été subitement délogé.

— En effet, je ne vois pas des passagers, des passagères surtout, se renversant en arrière ou s’aplatissant sur le pont, chaque fois que le bâtiment baissera le nez vers la terre ou le lèvera vers les planètes.

— Sans compter, ajouta l’excellent boulevardier, que ce mouvement de tangage permanent finit par donner le mal de mer, bien qu’il ne soit pas aussi fréquent qu’à bord d’un paquebot.

— Voyons, Gesland, fit l’ingénieur, en s’adressant à l’aérostier qui, un levier dans chaque main, surveillait avec une attention extrême la marche du ballon, ne pourrais-tu déplacer ton contrepoids lentement, de façon à nous redresser insensiblement et à nous éviter ces brusques changements d’équilibre ?

— Quand j’aurai plus l’habitude, j’espère y arriver, fit le digne homme ; mais j’ai une telle peur de faire mon renversement trop tard et de rencontrer quelque colline, que je me presse un peu trop.

— J’ai bien songé, reprit l’ingénieur, en revenant vers son neveu, à améliorer le système en suspendant la nacelle par le procédé de Cardan, mais je me suis buté contre des difficultés presque insurmontables.

— Et quel est ce procédé ?

— As-tu déjà vu les boussoles qui servent aux navigateurs ?

— Non… jamais navigué que sur le lac de Saint-Mandé.

— Eh bien ! elles sont en permanence horizontales, ce qui assure la verticalité constante de la pointe d’acier qui supporte l’aiguille.

— Je vois bien le résultat, mais le moyen ?

— Le voici : la boussole est suspendue au centre d’un cercle libre d’osciller autour d’un axe dont les extrémités traversent diamétralement un deuxième cercle plus grand ; ce deuxième cercle plus grand oscille lui aussi autour d’un axe, mais cet axe est perpendiculaire au premier ; de cette façon, le poids même de la boussole l’oblige à conserver constamment son cadran horizontal.

— Très ingénieux !

— Oh ! ce n’est pas nouveau ; et, à bord de leur yacht, certains souverains peu amateurs du mal de mer, l’empereur d’Allemagne, par exemple, ont fait disposer leur cabine de telle sorte que, suspendue à la Cardan, elle fût indépendante du tangage et du roulis.

— Dans tous les cas, c’est une amélioration à introduire, dès notre retour, dans la construction de nos appareils… et, à propos de mal de mer, poursuivit le jeune homme, est-ce que notre nouveau passager serait atteint de ce fâcheux malaise ?

— Je ne le crois pas ; mais ce que je voudrais bien connaître, c’est l’histoire qui a dû lui arriver avant d’embarquer, car, sûrement, il lui est arrivé quelque chose.

— Un créancier qui l’aura suivi jusqu’au ballon, fit le jeune homme en riant. Je connais ça ; mais sapristi ! il devrait se sentir maintenant tout à fait à l’abri des protêts et du papier timbré : encore un avantage des ballons. Jamais un aéronaute ne se verra relancé par les huissiers à 2.000 mètres en l’air.

— Quoi qu’il en soit, notre homme n’est pas curieux ; c’est pourtant la première fois qu’il voyage ainsi, et le paysage…

Il s’interrompit : la trappe qui donnait accès à l’intérieur de la nacelle conique venait de se soulever et une tête, celle de l’interprète apparaissait.

— Chut ! fit l’ingénieur ; et tous deux se penchèrent sur la balustrade, regardant la terre.

Le spectacle était admirable. Docile comme un sous-marin, le ballon se balançait dans l’espace avec une régularité de pendule.

Quand il se laissait glisser sur son plan idéal, entraîné par la poussée croissante de la pesanteur, le paysage terrestre grossissait à vue d’œil ; les plaques sombres devenaient des bois, les petites maisonnettes semblables à des bergeries d’enfant montraient peu à peu leurs détails de construction ; les toits, les cours apparaissaient ; les étangs, semblables à de petits miroirs aux formes irrégulières, devenaient des lacs, et les rubans blanchâtres se transformaient en rivières dont on distinguait le fond jaunâtre.

Les bruits de la terre, à peine perceptibles à 2.000 mètres, montaient de plus en plus forts ; les sifflets des locomotives, le roulement des trains sur les rails et des voitures sur les pavés, les cris des animaux, les cloches des villages et le bruit confus des humains s’agitant à la surface terrestre, formaient un ensemble sonore qui allait grossissant rapidement à mesure que la chute s’accélérait.

Puis, le merveilleux appareil arrivait à 300 mètres de terre, virait en hauteur, et soudain, l’effet inverse se produisait ; tout diminuait à vue d’œil, et, en même temps que la terre reprenait son aspect de plan topographique, le silence se faisait de nouveau autour de l’aérostat lancé dans les profondeurs de l’éther.

— Sapristi ! que c’est beau ! s’écria Guy ; je voudrais voir ici certains sceptiques du Cercle des Mirlitons ou du Club des Pannés ; ils comprendraient peut-être qu’on peut éprouver de réelles émotions ailleurs que dans le boudoir de ces demoiselles ou au fond de la coupe de l’intrépide Vide-Bouteilles.

Cependant, Saladin était remonté sur le pont, et, l’œil fixe, accoudé de son côté sur la balustrade, la tête dans ses mains, il songeait.

Sa physionomie avait repris le calme ; mais, au tressaillement qui agitait les muscles de son visage, il était facile de voir que ce calme n’était qu’apparent.

Et, en effet, mille pensées confuses tourbillonnaient au fond de son âme secouée par une rage indicible, comme la toiture d’un monument par le cyclone qui passe.

Mais aussi, pourquoi avait-il eu la malencontreuse idée d’aller la revoir avant de partir et de lui parler d’amour au moment où elle s’enveloppait dans son deuil comme les Israélites en prières dans leur linceul ?

Pourquoi ? mais le savait-il ?

Non ! une fatalité l’avait conduit là !

Une fatalité ! car il avait pris la résolution d’attendre, d’être discret, de ne revenir auprès d’elle que grandi par cette tentative héroïque à laquelle un hasard béni l’avait associé.

S’il avait eu la force de caractère voulue pour s’affermir dans cette résolution, la seule raisonnable, à cette heure encore il eût pu espérer.

Mais il avait été fou : deux heures avant l’embarquement, il avait été comme saisi de vertige.

Comment s’était-il trouvé devant elle et comment, malgré son long voile noir, sa pâleur, ses yeux humides et son air grave, avait-il eu l’audace de se jeter à ses pieds ?

Il n’aurait pu le dire.

Il ne se rappelait plus qu’une chose, c’est qu’il avait été chassé par elle, chassé comme un chien.

Oh ! ce visage irrité, ces yeux agrandis par l’indignation, ce bras levé vers la porte !

Il les revoyait, et ses poings se serraient, et ses ongles entraient dans sa chaire.

Les paroles hautaines qu’elle lui avait jetées à la face, ses regrets, l’explosion de son amour pour le rival exécré, tout cela formait dans ses oreilles un bourdonnement funèbre au milieu duquel le mot « jamais » tintait comme le son lugubre de la cloche des morts.

Non, jamais elle ne serait à lui ; il le comprenait maintenant, et il s’était bercé d’un espoir insensé en espérant faire oublier l’autre.

Ah ! que n’avait-il pu l’enlever, la prendre de force, l’emmener avec lui au milieu de ce Sahara au-dessus duquel il allait planer dans quelques jours.

Quelle volupté il eût éprouvée à la tenir en sa possession, seule, abandonnée, au bord d’une dune de sable, livrée à sa merci, et, à son tour, se tordant à ses pieds !

Quelle jouissance divine de se venger de ses mépris hautains en la prenant, en étouffant sur ses lèvres le nom de l’autre !

Mais il porta la main à son front ; de nouveau, la fièvre le reprenait, ses tempes battaient avec force, et, se penchant davantage, il se demanda un instant, le haut du corps au-dessus de l’abîme, s’il n’allait pas faire le saut libérateur qui le délivrerait à jamais de l’intolérable torture.

À ce moment, l’aérostat passait au-dessus de Decize.

La petite ville apparaissait tout entière avec la netteté d’un plan ; les nombreuses cheminées de ses usines vomissaient des torrents de fumée noire et le grondement des hauts fourneaux montait jusqu’au ballon.

Comme ce serait vite fini, de cette hauteur !

Il serait mort asphyxié, avant d’arriver.

Il ne sentirait même pas le choc sur le toit des maisons ou le pavé de la rue.

Mais cette idée ne fit que passer : il y avait dans cet homme un fonds de fatalisme déposé par dix siècles d’atavisme, et il murmura machinalement : « Mecktouh », C’était écrit.

Il se rejeta en arrière et ses yeux tombèrent sur un paquet qui avait roulé dans un coin, sous la quille d’un des bateaux de sauvetage.

Il le ramassa.

Et soudain ses yeux s’agrandirent, lorsqu’il lut ces mots tracés comme suscription d’une écriture longue et penchée :

A Monsieur le capitaine Léon de Melval.,

Saladin regarda autour de lui, personne ne l’avait vu : les hommes d’équipage étaient tous occupés à regarder au dehors, sauf Billard et Poulet, deux anciens zouaves qui, grimpés à des échelles, graissaient avec soin les pas de vis des arbres de couche des deux hélices.

Quelques instants après, l’interprète était de nouveau de retour dans sa cabine, étroit réduit de 2 mètres de long sur 1m50 de large et de hauteur d’homme. Une couchette, une table, un pliant et quelques ustensiles de toilette, encastrés dans des alvéoles en bois, en formaient tout l’ameublement.

Elle était éclairée par un hublot de fermeture semblable à celle des ouvertures similaires dans les paquebots.

Fiévreux, il enleva la faveur bleue qui entourait le paquet et l’ouvrit.

C’était celui que M. Fortier avait confié à l’ingénieur, au moment du départ, et que ce dernier très affairé avait laissé glisser sur la plate-forme.

Il contenait un bouquet déjà séché de muguet, de myosotis et de violettes, un petit calendrier dont les jours étaient barrés jusqu’à celui du départ et une petite bague portant une miniature entourée de perles.

C’était le portrait de Mlle Fortier et il la reconnut de suite, bien que la miniature eût été exécutée quatre ans auparavant, à une époque où Christiane était encore une petite fille portant sur ses épaules les lourdes nattes de ses beaux cheveux.

Au fond du paquet, il y avait une lettre et sur l’enveloppe la même main avait retracé la même suscription.

Un instant il hésita. Ce qu’il allait faire était odieux.

Bah ! il était disposé à en faire bien d’autres !

Et, brusquement, il brisa le cachet de cire noire, et, les yeux troubles, lut ces quelques lignes :

Mon bien aimé, vous êtes ma vie et je vous attends. Oh ! revenez vite auprès de votre Christiane, et rap- portez-lui cette bague de jeune fille pour l’échanger contre l’anneau d’or qui lie pour toujours. A tout jamais mon cœur vous appartient ; j’avais cru aimer jadis, c’est aujourd’hui seulement que je sens toute la puissance de mon amour pour vous. Revenez, ou fasse Dieu que je vous rejoigne.

Votre Christiane.

— Oh ! fit-il dans un mouvement de rage, comme elle l’aime, et comme je voudrais aussi le torturer celui-là, s’il n’était pas mort !

— Mais, fit-il en relevant la tête, est-il mort au moins ?

Et comme une idée infernale venait de germer dans sa tète, il enfouit soigneusement dans une de ses poches le message de la jeune fille, en jetant dans l’espace par le hublot enveloppe et bouquet.

L’aérostat était parti de Paris à dix heures ; à trois heures et demie, il arrivait à Marseille, ayant parcouru, en cinq heures et demie, une distance en ligne droite de 660 kilomètres.

C’était une vitesse de 120 kilomètres à l’heure : vitesse atteinte et dépassée même par les locomotives électriques qui partout remplaçaient les anciennes machines à vapeur ; mais le ballon avait sur elles l’avantage de se mouvoir en ligne droite et de réduire ainsi de 200 kilomètres le trajet normal des Eclairs du P.-L.-M.

Et il était arrivé sur Marseille avec la précision du bateau qui entre au port.

Il lui avait suffi d’observer avant le départ l’azimut fait par la ligue Paris-Marseille avec le méridien de Paris, de constater à quel angle de l’aiguille aimantée correspondait cet azimut, et d’orienter l’aérostat suivant cette direction invariable ; c’est à peine si des courants latéraux avaient dévié l’aérostat de 4 à 5 kilomètres vers l’Est. Encore avait-on pu, lors du dernier louvoiement, réparer cette erreur en mettant le cap directement sur la ville.

Le télégraphe y avait annoncé l’arrivée du Tzar, et, bien que la dépêche ne le précédât que de deux heures à peine, une foule énorme attendait son arrivée pour applaudir les hardis explorateurs.

C’est que la grande cité phocéenne était, de toutes les villes du bassin méditerranéen, celle que troublait le plus le nouvel état de choses.

Son commerce avec l’Afrique, si florissant depuis l’épanouissement colonial de la fin du siècle, était devenu nul ; les bâtiments qui arrivaient d’Algérie, de Tunisie, du Sénégal, du Bénin et du Congo, n’avaient plus d’autre fret que les milliers d’émigrants chassés par la peur et terrifiés de ce qu’ils avaient vu.

C’était une des sources les plus importantes de la prospérité de Marseille qui se tarissait tout d’un coup.

Le ballon prit terre dans un des petits vallons d’Endoume ; il avait effectué sa descente avec une majestueuse lenteur où et comme son inventeur l’avait voulu.

L’ingénieur avait tenu à remettre au lendemain la traversée de la Méditerranée, afin d’avoir toute sa journée pour l’effectuer.

Il avait apporté de Paris un stock complet de cartes, mais ne s’en rapportant pas à ses propres mesures et tenant à connaître aussi exactement que possible l’azimut Marseille-Alger, il prit les renseignements voulus auprès d’un capitaine au long cours qu’il connaissait à la Joliette.

Guy, de son côté, passa en revue une dernière fois le personnel et le matériel de la machine. Il vérifia surtout le bon état des deux canots en cuir destinés à recueillir l’équipage en cas de chute inopinée dans le Grand lac.

C’étaient deux merveilles de légèreté et de construction ; aplaties contre le bordage de la nacelle, elles n’encombraient pas le pont et, grâce à quelques entretoises rapidement ajustées, elles étaient susceptibles d’être mises à flot en un instant par un homme seul.

Puis il parcourut les alvéoles qui formaient autant de petits compartiments étanches dans la nacelle conique.

Quatre d’entre elles étaient destinées aux principaux passagers, à l’ingénieur, à son neveu, à l’interprète et à Gesland, promu à la dignité de quartier-maître.

La cinquième, plus grande, était le poste de l’équipage ; quatre hommes et l’électricien y couchaient dans des hamacs.

Dans une autre cabine était la dynamo, et dans les deux réduits situés à fond de cale, au-dessus du réservoir d’hydrogène, étaient emmagasinée : le matériel et les vivres.

Le premier contenait, accumulés : cordages, ancres de rechange, armes des derniers modèles, munitions, et jusqu’à des articles d’échange, verroteries, fausses perles, petits miroirs, couteaux de Thiers, cotonnades aux fleurs brillantes.

Les hardis explorateurs ne se doutaient guère que les Noirs se souciaient, à cette heure, de leurs articles autant qu’un requin, en présence d’un homme tombé à la mer, se préoccupe du chapeau qui flotte à ses côtés.

Ce à quoi Guy de Brantane avait donné tous ses soins, c’était au garde-manger et à la cave.

Il y avait dans ce dernier réduit, dont il s’était réservé la clé, quantité de bonnes choses empruntées, moyennant finances, aux meilleurs hôteliers de la capitale.

Et Guy connaissait les bons endroits.

Quant aux crus (Terminus) que lui avait fournis le célèbre hôtel de la gare Saint-Lazare, ils eussent ranimé les courages les moins éprouvés, et notre boulevardier comptait sur eux pour maintenir à un niveau constant le moral de tout le monde.

En un mot, il était muni du nécessaire et même du superflu pour un voyage au long cours.

Pour être moins encombrant, le lest était en grande partie formé de barres plates en plomb superposées, du poids de 2 kilogrammes chacune, maintenues contre le bordage par des bandes de toile.

Il y avait évidemment un inconvénient sérieux à laisser tomber ces projectiles d’un nouveau genre à la surface terrestre, et jamais les aéronautes n’eussent songé a les utiliser en Europe, où les gens sont très susceptibles et dont la surface est trop uniformément peuplée ; mais en Afrique, où les déserts abondent, ce serait bien le diable, avait dit l’ingénieur, si le projectile-lest rencontrait un nègre.

— Et quand même il en rencontrerait quelques-uns, avait répondu Guy.

— Ils ont le crâne si dur !

— Et quand même ça défoncerait quelques crânes, avait ajouté Guy.

Et tous deux avaient terminé cette courte et substantielle conversation par un geste montrant suffisamment que les idées philanthropiques et humanitaires ne les étoufferaient ni l’un ni l’autre dès qu’ils planeraient sur le continent voisin.

— Le lendemain de ce jour, les nombreux curieux qui couvraient les hauteurs du Roucas-Blanc ; la plate-forme de Notre-Dame-de-la-Garde et les pelouses du château Borelly, virent le Tzar quitter le sol par un temps magnifique, s’élever verticalement dans un ciel sans nuage et sans vent, et décrire son premier élément descendant, comme s’il eût voulu raser la plaine liquide.

On eût dit un galet lancé par la main d’un dieu, de manière à ricocher à la surface des eaux, et les respirations restèrent suspendues jusqu’au moment où, arrêté dans sa chute, il repartit dans les immensités bleues.

Les Marseillais ne devaient plus revoir le Tzar.

Et ce fut un voyage merveilleux que celui-là.

Une heure et demie à peine s’était écoulée depuis que le ballon avait quitté le rivage, et déjà les côtes de Provence avaient disparu.

De tous côtés l’eau s’étendait en une immense nappe, tantôt d’un bleu céleste se fondant à l’horizon avec le ciel lorsque l’aérostat était à son apogée, tantôt d’un vert d’émeraude lorsqu’il descendait au périgée.

Ces deux termes, empruntés à l’astronomie et caractérisant le point le plus éloigné et le plus rapproché de la terre par rapport au soleil, servaient à désigner les altitudes maxima et minima du ballon.

La comparaison était assez juste.

Le Tzar n’était-il pas un satellite dépendant de la terre, s’en éloignant ou s’en rapprochant suivant que la pesanteur agissait plus ou moins sur lui ?

Vers midi, l’aérostat croisa les paquebots partis la veille de Marseille, et peu après ceux qui arrivaient d’Alger ; ils semblaient de petites barques de pêcheurs laissant derrière elles un sillon blanc qui restait visible pendant plusieurs milles.

— Voyons, mon cher oncle, fit Guy, c’est le cas de tenter ce que nous n’avons jamais pu faire à terre : notre expérience de rasance maximum.

— As-tu projeté de nous faire boire un coup ?

— Non pas, ce serait un fâcheux début : mais en y allant prudemment, progressivement surtout, nous pouvons, nous devons arriver à raser l’eau comme une mouette.

— Le fait est qu’elle obéit joliment, notre embarcation, et cela sans gouvernail.

— Si elle obéit ! mais je gage que nous arriverons avec un peu d’habitude à tremper notre ancre dans l’eau sans que la nacelle touche, absolument comme les goélands qui effleurent la vague d’un coup d’aile.

— C’est rudement tentant.

— Qui sait, d’ailleurs, si cela ne nous servira pas un jour ou l’autre ? et puis nos bonds seront moins nombreux, puisqu’ils seront plus longs.

— Tu as raison, mais ce serait abominable, alors que tout va bien, de compromettre, par une expérience qui n’est pas indispensable, le résultat de notre voyage.

— Nous ne risquons rien ; en cas d’accident, le paquebot que voici, et qui marche dans le même sens que nous, arriverait à point pour nous tirer d’embarras.

— Allons, tu as réponse à tout ; essayons je le veux bien, seulement je me réserve le maniement du levier pendant toute la durée de l’expérience.

— Et moi, je vais régler la marche des hélices.

— C’est cela ; nous allons commencer par descendre de 100 mètres plus bas que d’habitude ; tu vas donc suspendre la marche des hélices pendant les cent premiers mètres de notre chute, puis tu les laisseras reprendre leur vitesse habituelle ; alors, au lieu de nous arrêter à 400 mètres de la surface liquide, elles nous équilibreront à 300 mètres seulement.

Les deux hommes se dirigèrent vers l’avant, si on peut appeler ainsi un point quelconque d’une nacelle circulaire.

— A moi le baromètre ! fit le boulevardier, qui laissa choir son monocle pour mieux voir.

C’était un instrument dit enregistreur, d’un modèle perfectionné.

Sur un grand cylindre en parchemin quadrillé au millimètre, une pointe se mouvait correspondante un baromètre à mercure dont les variations étaient rendues très sensibles par un ingénieux dispositif.

Cette pointe verticale, terminée par un stylet horizontal, traçait à grande échelle les lignes ascendantes et descendantes décrites par le ballon dans l’espace, et, par un procédé absolument neuf, arrivait à donner aux lignes ainsi tracées la forme exacte des trajectoires parcourues.

Que fallait-il, en effet, pour en obtenir la représentation exacte ?

D’abord que le cylindre eût lui-même un mouvement de rotation.

Mais jusque-là on n’avait songé à lui donner ce mouvement qu’à l’aide d’un mécanisme d’horlogerie, c’est-à-dire à le rendre uniforme et régulier.

Comment lui communiquer un mouvement proportionnel à la vitesse de l’aérostat ?

L’ingénieur était arrivé à ce but en lui donnant comme moteur l’instrument connu qui mesure la vitesse du vent, l’anémomètre.

Seulement, l’appareil très perfectionné qu’il employait, quoique basé sur le principe de l’anémomètre, en portait improprement le nom, puisqu’il marquait, non pas la vitesse du vent, mais celle du ballon lui-même.

Quand le ballon était au repos, l’anémomètre était immobile, laissant immobile aussi le cylindre du baromètre.

Dès que l’aérostat avait une vitesse propre, l’anémomètre se mettait en mouvement, et le cylindre tournait à la vitesse de 1 tour pour 1.000 tours d’anémomètre.

Comme, de son côté, la pointe verticale n’avait pas cessé de tracer le passage de l’appareil aux différentes altitudes, l’image figurée sur le parchemin déroulé représentait exactement le tracé parcouru.

— Et voyez, mon oncle, fit Guy en montrant à l’ingénieur l’élément de courbe tracé à ce moment par la pointe obéissante, voilà bien le point le plus bas, 300 au-dessus de la ligne qui figure l’altitude zéro, c’est-à-dire au-dessus du niveau de la mer.

— Oui, l’instrument est bon, répondit le savant ; mon ami Lecomte, de la vieille maison Chevalier, du Palais Royal, l’a fait construire exprès et me l’a expressément garanti.

— Il est même si bon, mon oncle, si fidèle et si sensible, que je ne vois vraiment pas pourquoi vous hésitez à faire des voyages de nuit ; il est bien inutile de voir la terre ; il suffit d’avoir l’œil sur ce baromètre, puisqu’il indique à chaque instant le point de l’espace où l’on se trouve.

— Ce que tu dis est exact pour le trajet que nous faisons en ce moment, parce que le niveau de l’eau est invariable, mais au-dessus de la terre, de cette terre bossuée, ravinée, mamelonnée, qui nous préviendrait en pleine nuit du ressaut formé par une montagne ?

— C’est vrai ; alors j’ajoute qu’il y a dans votre instrument un progrès sérieux à réaliser et qui s’imposera pour les ballons faisant un service régulier entre deux villes ; pour un trajet donné, celui de Paris à Nice, par exemple, il suffira de reproduire sur le cylindre une coupe du terrain parcouru : ce sera une espèce de carte donnant tous les reliefs du sol entre ces deux points, et l’échelle de cette coupe étant proportionnelle à la vitesse de marche, la pointe du baromètre indiquerait à chaque instant au-dessus de quel point on se trouve.

— Tu deviens joliment fort, mon cher neveu, fit l’ingénieur en riant. Si tu n’avais pas perdu dix années de ta vie dans les coulisses de l’Opéra ou sur les champs de courses, tu ferais peut-être partie de l’Académie des sciences ; laisse-moi te dire pourtant que ton projet a besoin d’être mûri : car pour peu qu’on ait une erreur de quelques kilomètres dans la vitesse, ce qui est possible avec la rapidité que nous obtenons, on heurtera les collines de la Côte-d’Or au moment où on croira franchir la Saône.

— Mon oncle, vous êtes injuste envers moi, fit le jeune homme qui eut un élan joyeux : voici un deuxième bond qui nous amène à 100 mètres de l’eau ; voyons maintenant le troisième.

Ils restèrent un instant silencieux : l’expérience était en effet curieuse et émouvante à la fois.

Penchés au-dessus du bordage, les hommes d’équipage la suivaient avec une attention qui n’était pas dénuée d’inquiétude.

L’interprète lui-même, toujours muet et songeur, regardait la mer fixement quand l’énorme machine semblait s’y diriger a toute vitesse.

— Quarante mètres, s’écria Guy, nous aurions touché l’extrémité des mats du paquebot cette fois-ci.

— S’il n’était pas déjà si loin, répondit l’ingénieur, car nous l’avons laissé à plus de 20 kilomètres derrière nous.

— Bah ! nous n’avons pas besoin de lui !

Au sixième bond, la marche de l’aérostat était si admirablement réglée, qu’il venait raser les vagues.

Ce fut un contact rapide comme un éclair, mais l’eau jaillit en écume blanche, car l’ancre à échelle suspendue à la partie inférieure de la nacelle, y avait été plongée tout entière.

Il était donc démontré que le Tzar pouvait évoluer en hauteur et en direction avec la même facilité.

Mais la démonstration n’avait pas été faite sans que l’équipage tout entier se jetât du côté opposé à celui qui semblait devoir plonger dans la mer.

En-même temps que les autres, l’interprète avait fait un pas vers les embarcations, qu’à tout hasard et par mesure de précaution, l’ingénieur avait fait mettre en état de flotter.

Le jeune homme était radieux.

— Bravo ! bravissimo ! s’écria-t-il enthousiasmé : ce n’est pas dix, mais mille ballons que nous allons construire au retour ; enfoncés les bateaux, chemins de fer, omnibus et bicyclettes ; impossibles les rencontres, déraillements, écrasements et autres accidents spéciaux aux pauvres gens qui rampent sur ce misérable globe !

— Accidents que nous remplacerons avantageusement par des chutes à grande vitesse, fit l’ingénieur en riant.

— Possible, fit Guy, que l’enthousiasme tenait décidément outre mesure, mais avec elles du moins on ne souffrira pas.

— Parfaitement juste, répondit le savant, car personne n’en réchappera et il n’y aura pas de jaloux.

— Et pas « d’interviews » non plus, conclut le jeune boulevardier en veine de belle humeur, on ne peut plus maintenant survivre à un déraillement sans voir sa maison envahie par les reporters ; quand tous les passagers, employés, capitaines et mécaniciens auront piqué une tête de 1.000 mètres de hauteur, les journalistes se tiendront tranquilles.

Et certainement, à cette heure, les hétaïres du Jardin de Paris n’eussent plus reconnu le jeune noctambule de l’année précédente, plus soucieux de contempler le « coucher d’Yvette » ou le « lever d’une Parisienne » que de calculer un angle de chute.

Un cri poussé par Gesland interrompit ces réflexions.

— Terre ! terre !

Tous les regards se tournèrent vers le point que le mécanicien indiquait du doigt : à l’horizon, une tache sombre apparaissait, qui s’élargit rapidement pendant que le ballon montait.

— C’est l’ile de Minorque, dit l’ingénieur, la plus orientale des Baléares.

Une heure après les voyageurs l’atteignaient, et la traversaient en quelques bonds dans sa plus grande largeur en rasant la ville de Mahon.

— Ils eurent à peine le temps d’entrevoir les fameux parapets de la citadelle prise et reprise, pendant le XVIII° siècle, par les Anglais et les Français : déjà ils planaient de nouveau au-dessus de la mer.

— Il est midi et nous avons fait la moitié du trajet, dit le jeune homme.

— Nous serons à Alger à quatre heures, je ne pouvais espérer mieux, répondit l’ingénieur.

— Et Monsieur sera rapatrié, dit Guy, en désignant l’interprète qui, assis sur un pliant, le dos au bardage et les yeux dans le vague, était aussi silencieux qu’au départ.

Quel ours mal léché, poursuivit-il à mi-voix, et quelle idée avez-vous eue, mon oncle, de nous adjoindre un pareil compagnon ?

— Je ne l’ai pas choisi : on me l’avait au contraire représenté comme un brillant causeur, comme un voyageur dont les connaissances, sur les hommes et les choses, étaient très étendues.

— Comme causeur, il est réussi, dit le jeune homme en riant ; je serais assez disposé a croire qu’il appartient à la troisième classe des interprètes.

— De quelle classe veux-tu parler ? Je les croyais divisés en interprètes principaux, titulaires et auxiliaires.

— Cela, c’est la division connue du vulgaire ; mais un de mes amis, chef de bureau, rue Royale, s’amusait à les classer en trois autres classes : dans la première, il rangeait ceux qui savaient le français et ne parlaient pas l’arabe ; dans la deuxième, ceux qui connaissaient l’arabe en écorchant le français, et dans la troisième, ceux qui ne savaient ni le français ni l’arabe.

Et comme l’ingénieur riait de bon cœur :

— Vous avez une lettre pour le général gouverneur ? demanda le jeune homme.

— Oui, j’ai un pli du ministre de la Guerre et un du ministre de l’Intérieur, indépendamment des lettres privées qu’on n’a pas manqué de m’apporter de partout ; de plus, il a dû recevoir une notification officielle de notre arrivée.

— Alors, demandez-lui un interprète ; quel qu’il soit, nous ne perdrons pas au change.

Si, à ce moment, le jeune homme se fût retourné, il eût surpris le tressaillement qui agite Saladin.

Car l’interprète avait entendu cette dernière phrase.

Mais il se remit vite, et passant sa main sur son front, il essaya de rendre le calme à ses traits de nouveau bouleversés, et de maîtriser la rage indicible qui le secouait, au souvenir de l’inoubliable scène.

Depuis quelques heures il vivait d’une vie nouvelle : un être que personne n’aurait pu soupçonner surgissait en lui.

Et cet être n’avait rien d’humain.

Depuis qu’il avait reçu la blessure sanglante qui affolait sa passion, une haine féroce l’avait envahi tout entier.

Ses instincts sauvages endormis, depuis vingt-cinq ans, se réveillaient menaçants, exaspérés.

Ah ! il en était bien sûr à cette heure : il n’avait pas dans les veines une seule goutte de sang français.

Tout en lui détestait le chrétien, le roumi, chien fils de chien !

Remontant le cours des ans, il se reporta vers l’époque lointaine où il était enfant, et sa vie tout entière s’étala devant lui.

— Il revit son père, marchand juif de Tripoli, enrichi dans le commerce des peaux et des olives après avoir vendu des allumettes au coin des rues ; puis, expédiant ses produits jusqu’à Tunis, Oran et Tanger.

C’est dans cette dernière ville que le marchand, devenu voyageur, avait rencontré sa mère à lui, Saladin, une Mauresque du Riff, nommée M’Rida, de cette région indomptée du Maroc où le Sultan lui-même n’ose envoyer un ordre ni réclamer un tribut.

Il s’était converti à l’islamisme pour avoir le droit de la prendre pour femme, car les parents et le cheik de la tribu l’avaient exigé ; il trouvait d’ailleurs son compte dans cette apostasie, car le commerce est dur aux Juifs dans ce pays où la haine des musulmans pour eux est restée vivace comme au premier jour.

Pendant dix ans il avait voyagé avec M’Rida, conduisant ses caravanes du Mogreb au M’Zab et à Mourzouk, ajoutant à son commerce antérieur celui des esclaves plus lucratif que tous les autres, accumulant enfin, par tous les moyens, l’or, l’unique objet de sa passion.

Mais au moment même où ses affaires prospéraient le plus, un événement s’était produit dans lequel il avait sombré tout d’un coup.

Au moment de l’attaque de la ville espagnole de Melilla par les belliqueuses populations du Riff, il avait cru faire un coup de maître en nouant des intelligences avec les tribus marocaines et en leur fournissant des armes, et il n’avait pas craint de venir s’installer à Melilla même, au moment où les Maures s’avançaient audacieusement jusqu’à portée de fusil des murailles de la ville.

Là, il avait fait la contrebande des armes de guerre, recevant de Gibraltar des fusils anglais, les cachant dans la maison qu’il habitait avec sa femme et son fils, le petit Salem, et les livrant aux Maures pendant la nuit.

Cette branche de commerce était plus prospère encore que les précédentes : car, en bons voisins des Espagnols et suivant en cela leurs plus chères traditions, les Anglais lui donnaient pour rien les armes et les cartouches, et le payaient grassement pour les faire parvenir aux rebelles.

Comme, d’autre part, il avait parmi ces derniers des parents de sa femme, il obtenait, par eux, un prix déterminé pour chaque arme livrée.

Tout le monde y trouvait son compte : les Anglais d’abord, qui jouaient un bon tour aux chevaleresques et naïfs hidalgos d’Espagne ; les Maures, en se procurant des fusils à très bon compte, et le père de notre héros, en accumulant les piastres sans se donner grand mal.

Les Espagnols seuls l’avaient trouvée mauvaise : leur étonnement avait été grand lorsqu’ils avaient découvert dans les membres de leurs blessés, au lieu des balles rondes arabes, des projectiles allongés provenant manifestement d’un Winchester ou d’un Martini de Liverpool.

Le commerce a des hauts et des bas, et d’ailleurs Bou-Sliman, tel était le nom de l’habile marchand, risquait gros en se livrant à ce genre d’opération ;

Un beau matin, sa cachette avait été découverte : on avait saisi chez lui 400 fusils et 70.000 cartouches ; et comme les autorités espagnoles n’avaient pu décemment accepter, comme raison plausible, son goût très prononcé pour les collections d’armes, le maréchal Martinez Campos l’avait fait fusiller, sans autre forme de procès, en confisquant tous ses biens.

Sa femme avait pu s’embarquer avec son enfant à destination d’Oran ; là, elle était morte peu après, et Salem, après être passé successivement cireur de bottes à Tlemcen, garçon de kaouadji[1] à Saïda et masseur de hammam[2] à Tiaret, s’était engagé à la Légion étrangère.

Là il avait prudemment changé son nom de Salem contre celui de Saladin, oubliant son passé et reniant ses origines ; très bien doué, il avait profité de ses courses dans le Sud pour apprendre les dialectes en usage au Gourara et au Tikidelt, et avait quitté la légion comme adjudant après avoir fait les deux campagnes qui aboutirent, en 1895, à la conquête de Madagascar.

Il s’était alors fait naturaliser Français, avait embrassé le christianisme avec l’absence de scrupules qu’avait manifestée son père en embrassant l’islamisme, et ayant très aisément passé ses examens, il était entré dans le corps des interprètes militaires.

C’est là que la Compagnie du Transsaharien l’avait trouvé, occupant un poste de l’extrême Sud, et de suite M. Fortier avait compris quel parti il pouvait tirer d’un homme aussi ferré sur les dialectes sahariens et capable de traverser l’Afrique, d’Alger à Saint-Louis, sans cesser de se faire comprendre.

Il l’avait décidé sans peine à quitter une carrière où il n’avait pas trouvé grande considération, les officiers des bureaux ayant reconnu très vite, sous son obséquiosité, le vieux sang du père ; et il n’avait pas eu à se plaindre, car il avait fini par prendre pied dans le personnel permanent de la Compagnie avec des appointements de colonel.

Il avait alors goûté la plus douce des satisfactions, celle de regarder de haut les officiers qui l’avaient jadis tenu à l’écart.

Il leur avait rendu leur dédain d’autrefois en les éclaboussant de son luxe, affectant de les regarder comme de petites gens.

A Médéah, où il était resté quelque temps, il avait même pu s’offrir une vengeance assez raffinée en rachetant à des usuriers des billets signés d’officiers qu’il avait ensuite inondés de papier timbré.

Et il eût peut-être continué ce métier plein d’une réjouissance. intime si, à cette époque, Mlle Fortier ne lui était apparue dans tout l’épanouissement de ses dix-neuf ans.

De ce jour sa vie avait changé d’axe, et la jeune fille ne s’était guère doutée qu’elle avait inconsciemment sauvé du protêt et de la saisie quelques lieutenants, trop insouciants et partisans trop décidés des prêts à gros intérêts.

Pour elle Saladin eût accompli l’acte le plus héroïque, de même qu’il eût commis, sans sourciller, le crime le plus odieux.

Elle l’avait repoussé, rejeté loin d’elle, fidèle quand même au souvenir de l’autre.

Un officier encore, celui-là !

Comment se venger ?

Il ne le savait pas encore, mais un instinct secret l’avertit que, pour mener à bien cette vengeance à laquelle il allait se vouer tout entier, il ne devait pas abandonner le poste auquel le hasard venait de l’appeler.

Il resterait donc sur le ballon, et c’est pourquoi, en entendant la phrase qui parlait de son remplacement, il sut réprimer à temps un mouvement fâcheux.

Mais en même temps il sentit qu’il fallait changer d’attitude.

Il rappela le sourire sur ses lèvres, adoucit l’éclat de ses yeux, comprima les mouvements précipités de son cœur, et comme il se levait, soudainement transformé, il aperçut au loin un petit point blanc.

Puis une ligne sombre se profila, cerclant l’étendue bleuâtre d’un trait ininterrompu.

Sur la gauche des hauteurs encore indistinctes s’estompèrent mêlées aux cirrus qui couraient à l’horizon.

Saladin se redressa tout à fait et secoua la tête : dans ses yeux une lueur passa.

Là-bas c’était la terre d’Afrique, son pays, celui de sa race.

Cette terre il la sentait frémir, il l’entendait trembler sous les pas de millions d’hommes, ses frères, se ruant à l’assaut du vieux monde.

Pourquoi n’irait-il pas à eux, lui, le fils de l’ardente Mauresque et du rusé Tripolitain ?

Pourquoi n’irait-il pas mettre à leur service tout ce qu’il avait appris au contact d’une civilisation du sein de laquelle il se trouvait brutalement rejeté ?

Une vision l’illumina !

Oui, mais pour l’atteindre il fallait patienter, ruser, tromper !

La tache blanche était devenue plus visible : on eût dit une mouette les ailes étendues sur les flots.

— Alger ! dit-il, radieux et se précipitant les mains tendues vers l’ingénieur ; voyez là-bas ! c’est Alger !

  1. Cafetier.
  2. Bain.