L’invasion noire 1/10

CHAPITRE X


Dilatation anormale du ballon. — Le rayonnement nocturne en Afrique. — Laghouat. — Mesure d’un arc de méridien entre l’Europe et l’Afrique. — Le fusil à hydrogène solidifié. — Un réservoir de trois mille coups. — Cavalerie d’exploration. — Un officier plein d’entrain. — Le général Quarteron. — La formation en « Tête de porc ». — Deux Touaregs prisonniers. — Convoi d’eau et forage artésien en marche. — L’armée de Ben-Amema. — La prière du soir.


Il était midi environ, lorsque, par delà les derniers contreforts du Djebel-Amour, une longue ligne d’un jaune pâle remplaça les arêtes et les profils rocheux qui, depuis le départ d’Alger, constituaient le seul horizon des aéronautes.

— Le Sahara ! s’écria Saladin en étendant le bras.

C’était bien la mer du désert qui se développait au loin et allait bientôt s’étaler sous les pieds des voyageurs.

Dunes, lits d’oueds desséchés, plis et replis de sable, tout s’uniformisait, se fondant en une immensité plane au reflet grisâtre.

A l’Est, les derniers contreforts du Bon-Khalil dont le sommet domine de 1.300 mètres le pays d’origine des Ouled-Naïl, semblaient baigner leur pied dans une mer calme.

C’en était fait des montagnes : les aéronautes ne devaient plus en rencontrer jusqu’au Touat.

Fort heureusement d’ailleurs, car l’ingénieur avait été très préoccupé de la marche de son ballon au-dessus des chaînes qui s’étagent au sud de Blidah.

Sous le nom générique de montagnes de Tittéri, ce contrefort de l’Atlas atteint des reliefs de 1.800 mètres, et la marche de l’aérostat avait été ralentie par ces altitudes anormales.

Car, ne pouvant disposer de différences de niveau aussi considérables qu’en France et surtout qu’en mer, il avait dû diminuer son angle de chute et par suite sa vitesse de translation.

Le ballon avait franchi le chaînon principal de l’Atlas à la brèche de Guelt-es-Stel qui longe le Sebas-Bous, et, de loin, l’interprète montrant à ses compagnons ce dernier massif, leur avait appris que son nom étrange, mont des Sept-Têtes, provenait de sa forme bizarre, et, en effet, l’ingénieur voulut bien, faisant preuve d’une imagination orientale, convenir que son sommet dentelé ressemblait aux remparts ébréchés d’une ville portant sur ses créneaux les têtes de sept géants décapités[1].

Saladin était devenu le plus aimable et le plus loquace des passagers du Tzar : il ne perdait pas une occasion d’intéresser ses compagnons à la topographie et à l’histoire des pays qu’ils franchissaient.

De plus, il manifestait, depuis le départ d’Alger, une admiration sans bornes pour l’inventeur du merveilleux aérostat qui les emportait. Il lui avait adressé mille questions sur son principe, ses principaux organes et ses procédés de direction. Il avait demandé à remplir un rôle, si modeste qu’il fût, dans le fonctionnement de la machine, et l’ingénieur lui avait complaisamment expliqué d’abord, puis confié pendant quelques instants, à titre d’essai, l’emploi rempli par Gesland.

Saladin avait poussé de véritables cris d’enthousiasme en arrivant lui-même, par le simple déplacement du contrepoids et la manœuvre de deux cordes, à provoquer les ascensions et les descentes alternatives du ballon, et il promettait de devenir un auxiliaire précieux et intelligent pendant le voyage.

Aussi les préventions qu’il avait provoquées au départ avaient rapidement disparu.

Seul, Guy de Brantane continuait à garder vis-à-vis de lui une réserve voisine de la froideur.

Cette tête-là « ne lui revenait » décidément point.

Vers dix heures, l’ingénieur avait constaté sur le baromètre que l’altitude atteinte était de 2.800 mètres, et n’avait pas eu besoin de longues réflexions pour en comprendre la cause.

Le thermomètre marquait 39 degrés, et le gaz dilaté par cette température anormale tendait démesurément le soufflet d’équateur.

Au-dessus du Chott-el-Chergui, il avait été forcé de lui donner issue par la soupape, afin de dégager le trop-plein.

— Il ne faudrait pas souvent répéter ce manège-là, fit-il en tirant lui-même à petits coups sur la corde rouge qui manœuvrait la soupape ; nous serions vite anémiés, car notre gaz c’est notre sang.

— Bah ! fit Guy, nous en avons une sérieuse réserve.

— Sérieuse n’est pas le mot, mon cher neveu : le gaz comprimé à 500 atmosphères que renferme la paroi inférieure de la nacelle, représente à peu près 3.000 mètres cubes d’hydrogène à la pression normale, : or, il ne faudrait pas souvent en perdre, comme nous venons de le faire, 50 mètres cubes d’un coup.

— Mais il n’est pas nécessaire de les remplacer ces 50 mètres, dit le jeune homme : la température qui nous oblige aujourd’hui à les évacuer va rester très élevée, et nous nous trouverons dans des conditions semblables avec 50 mètres cubes de moins.

— Erreur, mon brave ami : tu n’as pas l’air de te douter qu’en Afrique on constate des différences de température extraordinaires entre le jour et la nuit : il n’est pas rare, à Géryville, de voir cette différence atteindre 35 et 40 degrés, et Reclus raconte qu’à Touggourt elle a atteint un jour 63 degrés, la température ayant été de 7 degrés au-dessous de zéro pendant la nuit et de 56 au-dessus vers 11 heures du matin.

— Dois-je vous croire ?

— Ce sont des voyageurs sérieux qui l’affirment, et l’ingénieur Roland a vu, dans l’Oued-Righ, des journées de + 46 degrés succéder à des nuits de - 3 degrés.

— A quoi cela tient-il ?

— Au « rayonnement nocturne » qui amène pendant les nuits une condensation notable de vapeur d’eau et des rosées abondantes dont profite la végétation.

— Alors, dans ce pays brûlé, c’est pendant la nuit que les plantes peuvent boire ?

— Comme tu le dis, car la pluie y est à peu près inconnue ; nous allons atteindre une région où il pleut à peu près tous les sept ans.

Mais n’est-ce pas à cette absence de vapeur d’eau que l’on peut attribuer la transparence de l’air ?

— Evidemment ; regarde la différence d’aspect des objets tels qu’ils apparaissent ici, et tels que nous les voyons en France ; vois ces collines jaunes encore très éloignées. On y distingue les taches formées par les broussailles ; ces petits points noirs très lointains les uns derrière les autres qui vont, se déplaçant lentement sur la plaine grisâtre, ce sont des nomades qui émigrent avec leurs chameaux ; à Paris et à cette distance-là, nous ne verrions que brumes.

— C’est vrai.

— C’est cet air lumineux, d’une merveilleuse transparence, qui donne aux paysages algériens ce charme qui attire les peintres…

— Et qui ramène en Afrique tous ceux qui y ont passé quelques années, ajouta l’interprète ; ainsi, j’ai vécu en France dix-huit mois, je n’ai jamais pu m’habituer à son terne climat et à ses horizons rétrécis. Cette lumière douce nous devient nécessaire a notre insu[2].

— Mais vous êtes bien né en Algérie ? demanda l’ingénieur. M. Fortier m’a dit que vous en étiez originaire.

— M. Fortier s’est mépris avec beaucoup d’autres personnes qui me supposaient la même origine : ma mère était créole a la Martinique, et c’est d’elle que je tiens le teint légèrement bronzé de mon visage.

— Mais vous avez habité l’Algérie dès votre enfance ?

— J’y suis arrivé à douze ans : j’y ai donc passé vingtdeux ans, dit Saladin. C’est vous dire que cette nouvelle France est ma vraie patrie, et que je suis doublement heureux de la servir en ce moment.

Et ayant ainsi donné un coup de canif à son état civil :

— Nous voici en vue de Laghouat, ajouta-t-il, voyez cette tache sombre au pied des montagnes : c’est l’oasis.

D’ailleurs, nous venons de rejoindre la voie ferrée qui constitue le premier élément du Transsaharien et qui dessert Laghouat depuis 1898 : voyez ce ruban sinueux à nos pieds ; jadis, il fallait aux troupes plus de trente jours de route pour venir d’Alger ici : on les y amène maintenant en treize heures.

Les voyageurs regardèrent dans la direction indiquée.

Au pied de la chaîne du Djebel-Amour, au delà d’un oued raviné, dessiné sur le sable par une raie d’ombre, quelques monticules crétacés se dressaient isolés, semblables à une ligne de taupinières blanches.

Sur le plus proche, un petit marabout blanc semblait une sentinelle au-dessus de la vallée ; sur les deux autres une ville chevauchait, dominée par une vaste caserne aux nombreuses fenêtres, dont les murailles d’enceinte, comme autant d’arêtes, descendaient vers la ville et bordaient les jardins.

Tout autour, sur une largeur de cinq à six kilomètres, s’étendait l’oasis, et au milieu de la verdure se glissait, invisible, le filet d’eau, canal de dérivation de l’Oued-Mzi, qui lui donnait la vie.

Ce n’étaient pas les palmiers qui dominaient là, mais les essences d’Europe, et, vu de haut, le fouillis de verdure était charmant avec les nuances claires des abricotiers et des figuiers, et le feuillage brillant des poiriers et des grenadiers ; des bordures de cactus le rayaient dans tous les sens, et de hauts dattiers se balançaient au-dessus de lui comme des bouquets de plumes.

A tire-d’aile l’aérostat atteignit rapidement l’oasis, laissant derrière lui de vastes chantiers de rails et de traverses, et Guy, qui se figurait trouver une ville bâtie à l’arabe, avec des ruelles étroites et des maisons délabrées, fut surpris de trouver à la porte du désert des constructions françaises élégantes et des rues rectilignes.

L’interprète lui apprit alors qu’occupé une première fois en 1844, Laghouat avait été repris en 1855, et que l’assaut très meurtrier ayant été suivi d’un massacre et d’un incendie, la ville avait été dépeuplée et ses quartiers indigènes démolis.

— Et maintenant voilà une cité qui prend tout à fait tournure, ajouta Guy, et nous allons organiser des excursions aérostatiques pour Laghouat comme on organise des trains de plaisir pour Vichy. En vingt heures, on sera rendu de la Madeleine ici, tombant des champs de neige au milieu des sables brûlés par le soleil.

— Douze heures seront suffisantes, dit l’ingénieur qui déploya sa carte : mesure toi-même la distance en ligne droite entre ces deux villes.

— Vous avez mille fois raison, dit le jeune homme, je ne trouve que 1.400 kilomètres.

— Et ce que nous appelons une ligne droite, ajouta l’ingénieur, n’est autre que le méridien de Paris.

— Laghouat est donc sur le méridien de Paris ?

— Oui, comme Alger, à moins d’un degré près : c’est une station géodésique importante sur le grand arc de cercle prolongé à travers le continent africain[3] et dont nos topographes militaires sont en train de pousser la triangulation jusqu’à In-Salah.

— Mais comment a-t-on pu rattacher la France à l’Afrique à travers la Méditerranée ?

— Par l’Espagne.

— Et par le Maroc ?

— Non, on n’en a pas eu besoin, car par les temps clairs, du haut des montagnes d’Algérie qui dominent Oran et Nemours, on voit certains pics espagnols de la Sierra-Nevada situés pourtant à 270 kilomètres : quand je dis qu’on voit, c’est, bien entendu, par des temps exceptionnellement clairs ; Ainsi, quand ce travail de rattachement fut résolu, des officiers français et espagnols, campés sur les sommets, cherchèrent en vain pendant vingt nuits consécutives à découvrir les faisceaux de lumière électrique dardés par-dessus la Méditerranée. La vingt et unième nuit seulement, les étoiles de feu se montrèrent : les deux réseaux européen et africain étaient soudés l’un à l’autre ; c’est ainsi qu’a été reporté sur les cartes le plus grand arc de méridien qui, jusqu’à présent, ait été a directement mesuré sur la terre et projeté astronomiquement sur le ciel »[4].

Quelques instants après cette conversation, le Tzar s’abattait sur l’esplanade qui précède la citadelle et était entouré aussitôt par les zouaves transformés en aérostiers.

— Monsieur le commandant Le Ny ? dit l’ingénieur s’avançant au-devant d’un officier qui venait d’apparaître à la porte du bâtiment principal.

— Lui-même, répondit ce dernier, et joliment ébahi, je vous assure, de vous voir arriver ici trois heures après la dépêche qui m’annonce votre arrivée. Quand on pense que nous mettons ving-cinq jours, par étapes, à nous carapatter d’ici Alger…

Le commandant Le Ny était un homme grisonnant, de haute taille et de belle allure : il avait une moustache touffue, hérissée, qui donnait à sa physionomie un aspect formidable ; les deux mains plongées dans les poches d’un « flottard » de respectable volume, la poitrine bombée, portant beau, il était bien le type de ces officiers auxquels un long séjour en Afrique a donné sur les Arabes le geste dominateur du maître.

— Et les nouvelles ? demanda l’ingénieur.

— Pas brillantes : plus un Arabe ici ; désertion complète !

Les voyageurs se retournèrent vers la ville qui se développait à leurs pieds ; on ne voyait pas une âme dans les rues.

— Ils sont partis vers le Nord ?

— Non pas, vers le Sud, et il en est de même à Géryville et à Biskra : les femmes, les enfants ont fui comme les autres et il ne reste plus dans les maisons que les vieillards et quelques chiens : c’est une véritable émigration.

— Ceci est l’indice que l’ennemi n’est pas loin ; ne vous semble-t-il pas, commandant ?

— Je n’en sais rien : de l’escadron de spahis qui était ici il reste 28 hommes, c’est-à-dire les cadres français ; les autres ont déserté avec leurs armes et leurs chevaux. Impossible par conséquent d’envoyer la moindre reconnaissance aux environs.

— Et nos colonnes ?

— Elles seront concentrées ce soir. En forçant de marches elles ont dû se réunir à 20 kilomètres à l’est d’El-Abiod.

— Alors vous restez la avec votre bataillon de zouaves ?

— Oui : exactement 1.256 hommes, c’est-à-dire de quoi laisser piller la ville, mais défendre sérieusement la citadelle : toute l’Afrique peut bien venir buter contre ses murailles, elle n’entrera pas ici, je vous en réponds.

L’ingénieur hocha la tête. La situation était plus noire qu’il ne l’avait cru, et il voyait déjà Laghouat entouré de tous côtés par le flot grondant de l’invasion.

Les voyageurs serrèrent chaleureusement la main du commandant, et l’aérostat repartit dans la direction du sudouest.

À quatre heures du soir, il passait au-dessus de l’oppidum circulaire d’Aïn-Mahdi, cité célèbre par le siège long et héroïque qu’elle soutint contre Abd-el-Kader.

Une heure après il arrivait à Brezina.

Autour du bordj crénelé qui dominait le village, des tentes étaient dressées. Des files de mulets attachés à des cordes s’alignaient le long des murs blancs, et de nombreuses arabas réunies en parcs, timon contre timon, formaient un vaste carré.

Des points noirs se mouvaient autour d’un trou circulaire, comme des, fourmis environnant un noyau de fruit : c’étaient des soldats qui tiraient de l’eau à un puits.

— Voilà un convoi appartenant à l’une ou à l’autre de nos colonnes, dit Guy, nous approchons.

Et soucieux, il descendit à la soute aux munitions et en remonta quelques instants après avec six carabines qu’il examina avec soin.

— Oui, nous approchons, dit l’ingénieur, et tu as raison de penser aux armes, car il y a de grandes chances pour que nous ayons l’occasion de nous en servir, nous aussi.

— Seulement, dit le jeune homme, je réfléchis aujourd’hui que j’aurais bien dû apprendre à notre équipage le maniement de cette nouvelle arme. Evidemment nos hommes ne la connaissent pas.

— Ces fusils sont donc d’un modèle particulier ? demanda l’interprète qui prit l’un d’eux et le considéra attentivement.

— Nous n’avons pas encore ces armes-là dans les régiments d’Afrique, dit-il au bout d’un instant. Les anciennes armes à petit calibre et à répétition nous suffisent largement contre les Arabes toujours armés de leur éternel fusil à pierre.

L’arme que tenait Saladin était surtout remarquable par sa grande simplicité extérieure. Elle ressemblait à une carabine Flobert comme aspect général, et on était surpris au premier abord de l’absence complète de culasse mobile ou de tout autre système d’obturation, obturation que semble cependant rendre nécessaire, le chargement par l’arrière.

Ce qui distinguait surtout ce fusil des armes connues était un gros tube métallique situé sous le canon en avant du pontet.

En le touchant, l’interprète avait senti une impression de froid assez vive, et remarqua qu’une rondelle de feutre épais était destinée à préserver la main du tireur de ce contact réfrigérant.

— Des fusils à gaz, fit-il ?

— Oui.

— J’ai vu les premières carabines Giffard, reprit Saladin, ce sont elles évidemment qui ont servi de point de départ à ces nouvelles armes ; mais la goutte d’acide carbonique liquide qui chassait la balle en revenant à l’état gazeux ne pouvait lui donner qu’une vitesse de 120 à 150 mètres, ce qui était insuffisant. J’ai entendu dire qu’on avait réalisé dans ce nouveau fusil d’importants progrès. Comment y est-on arrivé ?

— Par deux moyens, répondit l’ingénieur : d’abord par l’emploi d’un autre gaz d’une puissance extraordinaire qui n’est pas liquéfié, lui, mais « solidifié » et comprimé par-dessus le marché ; en second lieu par l’obligation imposée à ce gaz d’agir sur la balle jusqu’à sa sortie du canon.

— Et ce gaz ?

— C’est l’hydrogène, et ce tube de 25 centimètres de long que vous voyez sous le canon en contient de quoi tirer trois mille coups.

— Trois mille coups ! fit l’interprète abasourdi.

— Oui, trois mille coups, sans encrassement, sans déperdition de gaz, sans enrayage d’aucune sorte. Le mécanisme en est des plus simples. Tel que vous le voyez en ce moment, ce fusil est inoffensif comme un bâton. Voulez-vous vous en servir, vous soulevez près de la culasse cette plaquette de cuivre et poussez ce bouton ; l’arme est prête pour le tir. Il ne vous reste plus qu’à engager dans l’encastrement que vous voyez ici les paquets de balles qui, automatiquement, viendront prendre leur place dans le canon. Le mouvement est rapide, jugez-en !

Et l’ingénieur, prenant des mains de son neveu un rouleau de papier rouge de forme prismatique, l’introduisit dans une échancrure pratiquée à la partie supérieure du canon.

— Voilà, fit-il, qui contient 32 balles. Un soldat exercé les tire en deux tiers de minute environ ; le seul mouvement à exécuter consiste à appuyer sur la détente.

— Mais il faut armer auparavant ?

— Non pas, la détente est à double bossette. En amenant la première au contact on déclanche le ressort qui pousse la balle à sa place ; en achevant de fermer le doigt on ouvre une issue à l’hydrogène qui fait partir le coup.

— Je comprends ; c’est l’idéal de la simplicité. Mais cette issue ouverte au gaz, comment lui est-elle fermée lorsqu’il doit cesser d’agir sur le projectile ?

— Tout simplement par la balle elle-même. En quittant le canon elle comprime sans effort un petit ressort plat situé près de la bouche, ressort plat dont l’effet est d’obturer hermétiquement par transmission l’entrée du réservoir. La production du gaz cesse donc au moment précis où la balle sort et où elle a atteint sa vitesse maximum.

— Vitesse de…

— De 940 mètres à la seconde.

— Joli chiffre… où le progrès s’arrêtera-t-il ?

— De plus, acheva l’ingénieur, plus de démontage de l’arme, car aucune pièce ne peut s’oxyder et le mécanisme délicat de distribution d’hydrogène est renfermé dans ce manchon ; pas d’entretien, car l’hydrogène n’encrasse pas le canon ; sécurité complète enfin, car le fusil ne devient arme à feu que si je soulève cette petite porte d’acier pour déplacer l’index qu’elle protège.

Et ce disant M. Durville poussait du doigt une large aiguille de cuivre qui stationnait devant le mot « Repos » et la mettait en face du repère portant l’indication « Action ».

— Maintenant l’arme est prête pour le tir, fit-il, en la portant à l’épaule ; mais où l’essayer ?

Il regarda au dessous de lui.

Le camp, entrevu tout à l’heure, était déjà loin en arrière ; l’aérostat planait maintenant au-dessus des solitudes qui précèdent les plateaux tourmentés d’El-Hamada.

— Pas d’accident possible, fit-il, après avoir jeté un coup d’œil vers le sud.

Et dirigeant son canon de ce côté, il appuya sur la détente.

Un jet de vapeur blanchâtre à peine perceptible sortit de la bouche accompagné d’un bruissement comparable à celui des grillons dans les blés.

Huit fois de suite, le même bruit se fit entendre, sans que l’arme quittât l’épaule, sans que l’œil se détachât de la ligne de mire et sans que l’ingénieur parût sentir l’effet de la réaction qui chassait le projectile avec la vitesse d’un météore.

— Ni recul, ni fumée, dit l’interprète émerveillé ; on voit bien que j’ai vécu en sauvage dans le Sahara depuis deux ans, tout préoccupé du Transsaharien. Toutes ces nouveautés m’ont échappé.

— On avait déjà obtenu ce double résultat avec les modèles précédents, répondit l’ingénieur ; mais ce qui me semble le plus extraordinaire, c’est l’absence de bruit.

— En effet ; mais alors de quoi va se composer une rencontre ? reprit Saladin. Déjà les peintres étaient désespérés du manque de fumée qui donnait une si grande allure aux tableaux de bataille ; mais les poètes pouvaient encore décrire un combat en l’agrémentant du crépitement de la fusillade et en le faisant dominer par le grondement du canon. Aujourd’hui plus rien.

— Non, plus rien que les cris des combattants, les hurlements des blessés et les commandements des chefs ; ce qui fera encore une jolie musique.

— De sorte, reprit l’interprète, qu’on pourra se figurer être revenu aux temps antiques, car ce fusil ne diffère en somme de l’arbalète que par ses effets.

— Moi, fit Guy, qui depuis un instant n’avait pas parlé, je regrette ce progrès, car ainsi conçu le fusil à hydrogène devient l’arme de l’assassinat.

— De l’assassinat ! fit l’interprète, vous croyez ?

— À n’en pas douter, répondit le jeune homme. On tuera un homme sans que son voisin voie d’où part le coup, sans que ce voisin sache même que cet homme est frappé et pourquoi il tombe ; quand le système sera appliqué aux revolvers les vengeances anonymes auront beau jeu ; on tuera un ennemi endormi sans que personne entende ; on enverra une balle dans une foule à quelqu’un sans se faire remarquer. Bien plus, on évitera de donner à cet engin la forme trop connue du revolver ou de la carabine ; on le dissimulera dans une canne, dans un parapluie, dans une lorgnette… que sais-je ; d’un geste absolument inoffensif on mettra en joue et on tuera l’ennemi sans méfiance… c’est l’arme de l’assassinat, vous dis-je.

— C’est vrai, fit l’interprète, voilà un côté de la question bien curieux à envisager.

Et se penchant sur le bordage de la nacelle pour cacher l’éclair qui venait de luire dans ses yeux.

— Nous devons être maintenant bien près de l’armée, dit-il.

L’ingénieur prit sa jumelle et la braqua vers l’Ouest…

— Si ce n’est pas elle, dit-il, ce que j’aperçois là-bas doit en être un élément.

— C’est de la cavalerie, fit Guy de Brantane après un examen d’un instant.

L’aérostat se rapprochait des carrés noirs aperçus dans la plaine.

En vingt minutes il arrivait au-dessus d’eux.

— Amène-nous près de terre. dit l’ingénieur à son neveu. Ce sont des chasseurs d’Afrique, si je ne me trompe ; nous allons savoir par eux où est l’armée.

— Vers le Nord évidemment, répondit le jeune homme, c’est son avant-garde que nous rencontrons ici… voyez cette marche en éventail.

C’était en effet un véritable éventail que dessinait la cavalerie sur la plaine ondulée.

En première ligne, de petits groupes de deux à six cavaliers cheminaient sur une longue ligne serpentant au sommet de croupes dénudées.

À quelques centaines de mètres en arrière d’eux, prêts à recueillir et à soutenir ces éclaireurs, venaient les pelotons qui les avaient fournis.

Derrière eux à 1.500 ou 2.000 mètres, des escadrons groupés formaient une puissante ligne de soutien pour le fragile cordon qui les précédait et dont la mission principale était de voir.

Enfin à 2 ou 3 kilomètres en arrière une épaisse poussière apparaissait. Très absorbés par la vue des cavaliers, les aéronautes ne l’avaient pas remarquée.

— L’armée ! fit l’ingénieur très ému.

— Oui, dit Guy de Brantane ; que c’est beau une armée en marche !

— Ils ne dirent plus rien. Le même sentiment venait de les étreindre : celui d’une peur instinctive de cet inconnu qu’on ne voyait pas encore et qui allait arriver du côté opposé.

Certes ils ne doutaient pas de la valeur et de la force des 25.000 soldats français que la mère-patrie envoyait ainsi en avant-garde contre les envahisseurs africains ; mais M. Durville se rappelait les inquiétudes mal dissimulées du général de Solis, et il se demandait si ce coin envoyé pour porter le premier coup dans la masse noire n’allait pas s’y ébrécher, si bien trempé fût-il, comme le fer d’une hache sur un bloc de granit d’Auvergne.

L’aérostat était descendu à 300 mètres.

Curieux et bruyants, les cavaliers d’un peloton qui se trouvait immédiatement au-dessous de lui faisaient entendre de joyeux appels.

— Plus bas, commanda l’ingénieur : mets-nous à portée de la voix.

En tête du peloton, monté sur un cheval bai dont la queue traînait à terre, un jeune officier agitait son képi.

Le ballon arriva à 80 mètres du sol.

— Bonjour, mon lieutenant, cria Guy en agitant les deux bras frénétiquement.

— Je vous salue, Monsieur ! et vive le Tzar ! répondit l’officier.

Il était cambré sur son cheval, à demi renversé sur sa selle, et montrait aux aéronautes une figure gaie, rieuse et rose, ornée de moustaches blondes ébouriffées et retroussées à la russe.

— Vous arrivez de France ? demanda-t-il.

— Oui, nous avons quitté Paris avant-hier.

— Avant-hier !…

Et la manière dont il répéta ce mot montrait son ahurissement.

— Et vous allez ? poursuivit-il.

— Nous voulions d’abord vous trouver pour nous mettre à la disposition de votre général, après quoi nous avons l’intention de pousser au-devant de l’ennemi pour le reconnaître.

— Nous n’avons pu encore le joindre : c’est navrant ; j’ai une peur du diable qu’il ne se dérobe, et comme nous ne pourrions le poursuivre bien loin à cause de nos impedimenta, ce serait une fameuse occasion de manquée.

— C’est votre seule inquiétude, lieutenant ? demanda l’ingénieur.

— Mon Dieu oui, car si nous parvenons à le joindre, que voulez-vous qu’il fasse contre nous ? Avez-vous vu les bataillons et l’artillerie qui nous suivent ?

— Pas encore, nous y allons de ce pas. Mais dites-moi, avez-vous une idée approximative des forces que vous allez rencontrer ?

— Inutile de les connaître ou de les compter : ce sont des pouilleux que nous allons retourner en un tour de main. Si vous voulez bien attendre vous verrez cela, vous êtes aux premières loges.

— Alors il n’y a pas encore eu de rencontre préliminaire ?

— Non, et c’est enrageant. Nous apercevons des éclaireurs au loin sur les crêtes, nous fonçons dessus ; quand nous arrivons, plus personne. Cavaliers et méharistes filent comme des lapins, et Bon-Garçon n’a pas encore pu en joindre un seul.

— Bon-Garçon ! c’est le surnom d’un de vos chefs, sans doute ?

— C’est le nom de mon cheval, fit le lieutenant en riant, une riche bête que j’aime comme un camarade et qui n’attend qu’une occasion de se distinguer.

— Comme son maître, à ce que je vois… mais nous vous faisons dévier de votre route, dit l’ingénieur. Bonne chance, lieutenant, nous allons maintenant chercher votre général.

— Vous n’aurez pas de peine a le trouver, il est certainement en tête de la colonne ; s’il s’écoutait il serait au milieu de nous autres ; c’est un pétulant, le général Quarteron, le connaissez-vous ?

— De réputation seulement ; encore une fois bonne chance, lieutenant, votre peloton est loin déjà.

En effet et l’aérostat, ne manœuvrant plus, obliquait insensiblement vers l’Est, sous la poussée d’un léger courant de siroco.

Un peu de lest fut jeté et le Tzar gagna rapidement l’altitude de 500 mètres.

Un spectacle inoubliable y attendait les aéronautes.

A 4 ou 5 kilomètres au plus en arrière, l’armée française tout entière se développait, formée de plus de cinquante carrés ou rectangles de toutes dimensions et de toutes couleurs, disposés symétriquement par rapport à l’axe de la marche.

À la hauteur où étaient placés les aéronautes, on pouvait en embrasser complètement l’ensemble et le dispositif.

C’était en plus grand celui que le maréchal Bugeaud avait préconisé et rendu célèbre à la bataille de l’Isly, sous le nom de « tête de porc ».

C’était celui avec lequel il avait pénétré au milieu des 60.000 cavaliers de Muley-Mohammed, fils du sultan du Maroc, « comme un lion au milieu de 100.000 chacals », suivant l’expression d’un témoin oculaire arabe.

En tête, dans l’axe de la marche, un petit groupe de cavaliers entourait un maréchal des logis de Spahis monté sur un méhari pour être vu de plus loin.

Ce sous-officier portait un grand fanion rouge qui devait servir à chacun des bataillons échelonnés en arrière, pour conserver par rapport à l’axe de marche sa position relative.

C’était le fanion de direction, point vers lequel convergeaient tous les regards.

Derrière ce petit groupe s’avançait le bataillon des chasseurs à pied, reconnaissables à leur uniforme sombre.

Il marchait en carré, la compagnie de tête en ligne déployée, deux autres marchant par le flanc sur les côtés, prêtes à faire face à droite ou à gauche pour y fournir des feux. Au milieu des carrés les mulets, porteurs de caissons de cartouches, étaient tenus en main par leurs conducteurs.

En arrière de ce bataillon une épaisse colonne de mulets s’avançait lentement, et du milieu de la masse presque rectangulaire qu’elle formait, des milliers de scintillements montaient jusqu’au ballon.

L’interprète jusque-là silencieux les montra à ses compagnons, pendant que le ballon évoluant lentement se dirigeait vers le « museau de la tête de porc ».

— L’artillerie de montagne, dit-il, il y a là au moins huit batteries.

Sur les côtés, les bataillons en carrés s’échelonnaient, se débordant, se flanquant les uns les autres, et l’ingénieur en compta plus de trente donnant à chacun des côtés du losange une longueur de 1.200 à 1.500 mètres.

Entre ces deux branches, d’autres carrés s’allongeaient, et comme le Tzar arrivait à hauteur du fanion de direction, Guy remarqua que six d’entre eux étaient formés de cavalerie marchant en ligne de colonne de pelotons ; bien qu’elles fussent à l’intérieur du losange, chacune de ces colonnes avait en face d’elle l’espace réservé entre eux pour se lancer à la charge.

Au centre du dispositif marchait une longue colonne d’où montaient une épaisse poussière et des cris rauques de chameaux.

C’était le convoi.

Et quel convoi !

Derrière l’ambulance, reconnaissable à ses drapeaux blancs à croix rouge, s’entassaient plus de 20.000 chameaux et mulets.

Les uns portaient des sacs d’orge, du biscuit, du bois, d’autres des tonnelets formant l’équipe d’eau nécessaire pour s’avancer dans ce pays de la soif où les puits échelonnés de vingt en vingt kilomètres n’eussent jamais pu suffire à une pareille agglomération de combattants.

Le troupeau sur pied suivait immédiatement le convoi ; il était composé de plusieurs milliers de bœufs et de moutons et un cordon presque continu d’hommes à pied entourait les animaux pour les empêcher de s’échapper et de jeter le désordre dans les colonnes latérales.

Derrière cette agglomération, trois nouveaux bataillons marchaient dans le même ordre que les précédents, suivis eux-mêmes de cavaliers dispersés en éventail.

C’était l’arrière-garde.

— Voici le fanion du général, dit Saladin, en montrant du doigt un fanion tricolore dominant un petit groupe de cavaliers.

— Je le distingue lui-même très nettement derrière son escorte, déclara Guy.

— C’est d’ailleurs sa place dans une formation de cette nature, répondit Saladin qui avait approfondi assez sérieusement l’histoire de la conquête d’Algérie : le maréchal Bugeaud avait choisi la même, et disait qu’il se tenait là « entre les oreilles de sa hure », prêt à envoyer son artillerie sur les points les plus menacés, ou à soutenir les parties faibles de la ligne avec ses bataillons de réserve.

— Dirige-nous vers le général en nous rapprochant de terre le plus possible, dit l’ingénieur.

— Justement la colonne s’arrête, dit le jeune homme.

— La halte horaire, sans doute, fit l’interprète.

Quelques instants après le Tzar s’abattait en avant de l’escorte de chasseurs d’Afrique, qui venait de mettre pied à terre, et Gesland lançait au dehors deux des guideropes.

Avant qu’il eût eu, besoin de faire un signe, le ballon était halé à terre par vingt bras vigoureux.

Un grand brouhaha avait accueilli cette apparition si inattendue.

Depuis deux mois que ces troupes marchaient pour opérer leur concentration, combien peu avaient reçu des nouvelles récentes de France et connaissaient le projet de M. Durville.

Seul, le général en chef avait été informé de sa venue d’Alger par téléphone.

Il était descendu de cheval et s’était avancé vers l’aérostat.

L’ingénieur avait fait jeter au dehors l’ancre à échelle.

C’était l’une des plus intéressantes inventions de l’ancienne école de Meudon : depuis le commandant Renard, on n’avait rien trouvé de mieux pour remplacer l’ancre peu pratique de la marine.

C’était une véritable échelle de fer : ses articulations permettaient de l’enrouler sous un petit volume. D’un côté elle portait à hauteur de chaque échelon des crocs de vingt à trente centimètres en acier trempé, susceptibles de mordre dans le sol et d’arrêter la marche de l’aérostat pendant les « trainages ».

Du côté opposé, elle se présentait comme une échelle ordinaire et permettait de gagner la nacelle.

Avec une agilité très remarquable pour un homme de son âge, le général Quarteron était rapidement monté sur la plate-forme.

— Que je suis donc heureux de vous voir, Messieurs, fit-il en serrant vigoureusement la main de l’ingénieur.

Le commandant des forces françaises du Sahara était un des généraux les plus connus et des plus appréciés de l’armée d’Afrique ; Dans le cours de sa vie militaire, il avait guerroyé sous toutes les latitudes, à Madagascar, au Tonkin et sur le Niger : ce qui le distinguait, avant tout, c’était un entrain endiablé.

Et cet entrain était communicatif, car l’ingénieur n’avait pas encore conversé depuis dix minutes avec lui que sa confiance, fort diminuée tout à l’heure, était revenue tout à fait.

Le merveilleux aspect de cette armée en mouvement, l’expression de force qui s’en dégageait, le parfait ordonnancement de toutes ses parties, ne contribuaient pas peu d’ailleurs à dissiper ses fâcheuses appréhensions du début.

— Que voulez-vous, dit le général d’une voix chaude et vibrante, que ces misérables hordes, sans discipline, sans cohésion, fassent contre moi ? je m’enfoncerai au milieu d’elles comme un sanglier ; de quelque côté qu’elles attaquent, des feux terribles les décimeront, l’artillerie formée dans les intervalles les mitraillera, et vous connaissez les effets de nos canons à tir rapide. Quand le désordre se sera mis parmi les assaillants et que leur élan aura été brisé par notre feu, la cavalerie chargera pour transformer la défaite en déroute. Voici toute la bataille, on peut la décrire à l’avance : remporter une victoire sur ces gens-là, ce n’est pas plus difficile que cela.

— C’est qu’ils sont innombrables, parait-il, mon général, fit l’ingénieur.

— Tant mieux ! plus il y en aura, plus le désastre sera grand, plus l’effet sera retentissant ; je n’ai qu’une crainte : celle de les voir m’échapper.

C’était la réflexion du lieutenant de chasseurs d’Afrique.

Du général au soldat le moral était bon, la confiance dans la victoire absolue, et M. Durville se rasséréna tout à fait.

— Mais j’y songe, reprit le général : le gouverneur me dit que vous voulez bien vous mettre à ma disposition.

— C’est pour cela que nous sommes ici, reprit l’ingénieur.

— Parfait ; alors je vais en user. Ce qui me manque le plus, c’est un renseignement précis, non pas sur le nombre de nos ennemis, vous savez le cas que j’en fais, mais sur la position et l’éloignement de leur noyau principal. Leurs coureurs sont littéralement insaisissables. Ces gens-là sont restés les Numides du temps de Jugurtha ; on n’a pu en pincer que deux, et encore n’y est-on arrivé qu’après un feu de peloton qui abattit leurs chameaux. Eh bien, ces deux gaillards que vous pouvez voir d’ici attachés à la queue de ces mulets, croiriez-vous qu’il est impossible de leur arracher deux mots : et pourtant j’ai employé les grands moyens.

— Lesquels, mon général ? demanda l’interprète.

— Ma foi j’ai commencé par leur faire allonger quelques coups de trique, puis, devant leur silence persistant, je les ai fourrés devant un peloton d’exécution ; on les a mis en joue… rien. Ils n’ont pas dit un mot, et si vous les aviez vus devant les fusils braqués, impassibles, dédaigneux… de rudes hommes, tout de même !

J’espérais toujours qu’ils parleraient et je les avais fait attacher à la suite de mon escorte ; mais, puisque vous voilà, je n’ai plus besoin d’eux.

— Nous sommes à vos ordres, mon général, dit l’ingénieur.

— Eh bien ! dépassez ma cavalerie, ce qui vous sera facile, puisque, vous venez de faire en huit ou dix heures la traversée de Marseille à Alger. Allez voir au delà de mes éclaireurs et renseignez-moi le plus tôt possible ; voilà tout ce que j’ai à vous demander pour aujourd’hui.

— Il est déjà bien tard aujourd’hui, mon général, fit l’ingénieur, pour que notre reconnaissance soit fructueuse, pourtant nous avons encore quatre heures de jour environ et…

— C’est plus qu’il ne vous en faut, reprit vivement le général, pour aller observer et revenir, car je persiste à croire que l’ennemi n’est pas loin.

— Nous partons de suite ; mais si nous ne pouvions revenir avant la nuit, dites-nous où vous avez l’intention d’établir votre camp ?

— Où qu’il soit, vous le distinguerez aisément de très loin, d’abord à ses feux, ensuite et pour plus de sûreté, au foyer de magnésium que je ferai allumer tout exprès au-dessus de ma tente.

À ce moment, Saladin, qui depuis un instant examinait les deux Arabes prisonniers, s’approcha :

— Mon général, dit-il, me permettez-vous de vous demander qui a interrogé ces deux hommes ?

— Mon interprète en chef, M. Bossoutrot.

— Et quelle langue leur a-t-il parlé ?

— Eh ! parbleu ! l’arabe pur, l’arabe classique.

— C’est que je crois reconnaître en eux le type Kel-Owi, et vous n’ignorez pas que la langue « temahaq », employée par cette fraction des Touaregs n’a rien de commun avec l’arabe courant ; c’est un dialecte particulier, et peu connu même de nos meilleurs arabisants.

— Et vous le connaissez ?

— Parfaitement.

— Alors, je m’en rapporte à vous, monsieur, interrogezles.

— Si vous le permettez, mon général, je vais les prendre à part pour les mettre en confiance, dit l’interprète.

— A quoi bon ? fit l’ingénieur, puisque nous allons reconnaître nous-mêmes.

— S’ils veulent parler, ils peuvent nous faciliter singulièrement cette reconnaissance.

— Essayez.

L’interprète descendit de la nacelle.

Les deux mulets porteurs de cantines qui avaient été choisis pour prêter leurs queues vigoureuses aux prisonniers attachés par le cou furent tirés à l’écart, et Saladin examina les deux indigènes.

Il ne s’était pas trompé.

A leurs yeux petits, aigus, confinés sous d’épais sourcils, à leurs mentons carrés, à leurs fronts bombés, au port fier de leur tête, enfin à la teinte d’indigo qui couvrait leurs jambes et leur figure, on reconnaissait les Berbères qui, avec les Aouellimiden, constituent les Touaregs du Sud.

S’ils n’avaient plus le « litzàm », ou voile traditionnel qui protège contre la vue leur bouche (cet orifice qu’on ne doit pas montrer, disent-ils, parce qu’il sert à introduire la nourriture dans le corps), c’est que, dans la lutte qu’ils avaient soutenue contre les chasseurs d’Afrique, ils avaient eu leurs vêtements mis en lambeaux.

Et Guy de Brantane, qui les observait, les vit dresser l’oreille aux premiers mots de l’interprète.

Après quelques instants de mutisme, ils consentirent à répondre ; leur physionomie s’était éclairée : à la place des deux brutes de tout à l’heure, Saladin se trouvait en face de deux hommes aux traits durs, mais au regard intelligent et d’une étonnante fixité.

Sans doute, en entendant parler leur langue, ils s’étaient adoucis, et contre la promesse de meilleurs traitements ils s’étaient décidés à parler.

— Mon général, vint dire Saladin au bout d’un instant de conversation, consentez-vous à me confier ces deux hommes, avec l’agrément de M. Durville, toutefois ?

— Oui, fit l’ingénieur, s’ils consentent à guider l’aérostat vers le noyau principal de leur armée.

— Mais, fit le général, que n’indiquent-ils de suite où il est ?

— Ils disent qu’ils ont été pris avant-hier, qu’ils ne savent plus si les renseignements qu’ils donneront sont exacts, qu’ils appartiennent à des fractions très avancées, quelque chose comme les éclaireurs de leur cavalerie d’exploration, et qu’enfin les explications qu’ils donneront seront plus précises lorsqu’ils seront en ballon.

— Ça ne les effraie pas de monter là-dessus ?

— Je leur ai expliqué grosso modo ce que c’était, ça n’a pas eu l’air de les étonner beaucoup.

— Rien ne surprend ces gens-là, fit le général ; j’en ai vu monter dans des trains express, se voir emporter à toute vapeur, et ne pas donner un coup d’œil à la locomotive en descendant, alors que la veille encore ils ne connaissaient que leurs chameaux comme véhicules. Emmenez-les, c’est chose entendue.

— Mon oncle, fit Guy, c’est 150 kilogrammes au bas mot à enlever ; ils ont beau être maigres comme des ficelles…

— Eh bien, c’est le cas de nous débarrasser du même poids de lest en plomb sans risquer de tuer quelqu’un comme cela nous arrivera lorsque nous jetterons nos saumons dehors de 1.000 mètres de haut.

— Mais je n’ai pas de cabines pour deux hommes de plus.

— Une cabine ! ils resteront sur la plate-forme.

— Et vous ne craignez pas ?…

— Ils resteront ficelés : donc rien à craindre, et, d’ailleurs, fit l’ingénieur s’adressant à Saladin, vous n’avez pas l’intention de les garder longtemps, je pense ?

— Non, ce soir même, dès que nous serons de retour, ils seront devenus inutiles, et nous les réintégrerons où nous les avons pris.

— Je vous en fais cadeau bien volontiers, fit le général en riant : ne vous croyez donc pas obligés de me les ramener.

Les deux indigènes étaient retombés dans leur mutisme indifférent.

Pendant que Gesland comptait le nombre de saumons nécessaires pour compenser cette augmentation de poids, Saladin, revenu près d’eux, faisait débarrasser leurs jambes des liens qui les immobilisaient pour leur permettre de monter dans la nacelle.

Ils furent dirigés vers l’échelle, s’arrêtèrent au pied sans mot dire, reportèrent leurs regards sur l’interprète et, sur un signe de lui, se mirent à monter lentement l’un derrière l’autre.

— Ah ! vous voilà ! moricauds du diable ! fit le général Quarteron ; voulez-vous leur demander, Monsieur, dit-il, en s’adressant à l’interprète, de nous dire dans qu’elle direction ils supposent l’agglomération de leurs tribus ? Est-ce ici, ou là ?

Et le général, le bras étendu, montrait alternativement la direction du Sud et celle du Sud-Est.

L’interprète parla aux deux hommes ; la langue employée était rauque, les mots brefs, les phrases hachées.

Mais il était visible que l’interprète agrémentait son discours de considérations étrangères à la demande qu’il traduisait, car il parla longtemps, et les deux Touaregs, les yeux dans les siens, semblaient boire ses paroles.

Enfin, l’un d’eux se leva, le plus vieux, et de son bras amaigri, montra l’horizon vers le Sud-Est.

— C’est un peu à gauche de ma direction de marche, dit le général ; mais, c’est égal, je ne serais pas passé à côté d’eux sans les voir. Et sont-ils loin ?

Le vieux Targui hocha la tête lorsque la question lui fut transmise.

— Ils sont tout près, alors ?

Un nouveau hochement, semblable au précédent, fut encore sa réponse.

— Les mots près et loin n’ont pas pour eux, mon général. dit l’interprète, la même signification que pour nous ; dans ce Sahara, qu’ils parcourent en tous sens, deux ou trois cents kilomètres ne sont que fort peu de chose, puisqu’ils arrivent à les franchir en deux ou trois jours à dos de méhari.

— Tout est relatif, en effet, dit le général ; mais j’avoue que ça dérangerait singulièrement mes combinaisons, d’apprendre qu’ils sont encore à deux de leurs journées de marche ; j’aime mieux espérer que vous allez les rencontrer à une cinquantaine de kilomètres d’ici tout au plus, et comme c’est pour votre ballon l’affaire d’une demi-heure, nous serons bientôt fixés ; dans tous les cas, je ne vais pas plus loin pour aujourd’hui, la chaleur est torride, mes hommes ont 33 kilomètres dans les jambes, nous allons camper ; vous nous retrouverez donc ici ce soir.

— Mais il n’y a pas d’eau, ici, mon général, dit l’ingénieur.

— Je ne comptais pas en trouver ; mais, soyez sans inquiétude, j’en ai pour cinq jours au convoi.

— Cinq jours, ça ne vous mènera plus bien loin.

— Oui, mais j’ai mieux que cela, j’ai des appareils perfectionnés de forages artésiens et des équipes du génie pour les manœuvrer.

— Et vous avez trouvé l’eau jusqu’à présent ?

— Oui, chaque jour depuis la formation de la colonne, nous avons pu renouveler la réserve portée par les chameaux ; dès l’arrivée au bivouac, mes équipes de puisatiers se dispersent sur plusieurs points du terrain, s’installent, enfoncent leurs tubes dans le sol, atteignent en trois heures des profondeurs de 70 mètres, grâce à la perfection de leur outillage, et il est rare que deux ou trois d’entre elles sur dix ne hissent pas au-dessus de leurs forages le drapeau bleu, qui indique la présence d’une nappe d’eau souterraine et sa montée dans les tubes. Son seul inconvénient est d’arriver quelquefois à une température de 60 degrés ; on en est quitte pour la mettre à rafraîchir dans des peaux de bouc ou des gargoulettes.

— Mais alors, vous avez résolu le problème de la marche d’une armée dans le désert, mon général, dit l’ingénieur.

— C’était la seule solution possible.

— Mon oncle, fit Guy, montrant le soleil qui baissait du côté des montagnes de l’Atlas, l’heure s’avance.

— Ce jeune homme à raison, dit le général, vous me faites bavarder et perdre de vue notre but principal ; partez, j’attends votre retour avec impatience.

— Et vous ne doutez pas du succès ?

— Pas une minute, vous dis-je.

— Votre assurance me réchauffe le cœur.

— Il avait donc besoin d’être réchauffé, votre cœur ? fit le général surpris.

— Je ne vous le cacherai pas.

— Ah ! ces savants, dit le général en riant, ces polytechniciens positifs ; vous êtes bien les saints Thomas des temps modernes ; quels hommes parfaits vous feriez si, au culte de la matière et du chiffre, vous mêliez un peu de l’enthousiasme et de la foi des Saint-Cyriens.

— A votre contact, mon général, l’enthousiasme vient tout seul.

L’ingénieur disait vrai. Ses appréhensions étaient tout à fait évanouies cette fois.

— La France allait remporter là une superbe victoire : l’histoire des guerres d’Afrique allait s’enrichir d’un fait d’armes sans précédent, car toutes les batailles livrées jusqu’à présent aux Arabes n’étaient que de petits combats en raison du choc qui se préparait.

Jamais, même au temps de la conquête, on n’avait réuni de pareilles forces dans un même point.

Le maréchal Bugeaud qu’on ne pouvait s’empêcher de citer dans une pareille circonstance, n’avait à l’Isly que 8.000 hommes, dont 1.500 chevaux.

Et il avait remporté une victoire éclatante.

Le Tzar était remonté dans l’espace.

Et comme il venait d’atteindre l’altitude de 400 mètres, Guy poussa un cri.

— La cavalerie est engagée, fit-il.

En effet, le dispositif d’exploration qui développait tout à l’heure une longue ligne d’éclaireurs, à 6 ou 8 kilomètres en avant de l’armée, avait changé de forme.

Sur plusieurs points les éclaireurs s’étaient repliés, et les pelotons mêmes s’étaient rabattus sur leurs escadrons.

— Sur d’autres, des pelotons étaient aux prises avec des groupes de cavaliers arabes ; l’un d’eux était entouré complètement par une masse assez considérable, et les vestes bleues, noyées dans les burnous blancs, faisaient d’en haut l’effet d’un bleuet isolé dans un bouquet de marguerites.

Mais on allait les délivrer. De plusieurs points de la ligne, deux pelotons se suivaient de très près lancés à la charge ; en arrière des escadrons, des estafettes couraient à toutes brides vers l’armée. Si le ballon était resté à terre dix minutes de plus, il eût entendu les comptes rendus qu’ils apportaient.

Mais du point où était le Tzar, il était facile de les deviner.

Après avoir marché sans rencontrer personne, les observateurs arabes se repliaient devant eux, les-escadrons de découverte étaient venus se heurter au rideau qui couvrait l’armée musulmane.

Et là ils avaient trouvé une résistance opiniâtre, car le rideau n’avait pas voulu se laisser percer.

On n’entendait aucun coup de feu ; tout se passait à l’arme blanche.

— Voyez, mon oncle, dit Guy ; ne dirait-on pas là-bas un vaste pli de terrain ? Je ne l’avais pas remarqué d’en bas : sans doute le sol monte insensiblement jusqu’à la crête où sont ces cavaliers ; mais de l’autre côté on dirait des bas-fonds d’oued avec des lauriers-roses et des bois de tamarins très étendus, comme nous en avons rencontrés ce matin près de Taguin.

L’ingénieur avait pris la carte.

— Nous devons être ici dans les environs d’un affluent important du Daya, dit-il, affluent sans eau bien entendu, mais, dont le lit paraît d’une largeur extraordinaire ; en route, Gesland ! commanda-t-il.

Le Tzar s’inclina vers le Sud et repartit dans son glissement d’une infinie douceur.

Au-dessous de lui les tentes se dressaient, les feux de bivouac s’allumaient, la colonne allait camper.

Guy de Brantane regardait les deux spécimens de Touaregs qu’il avait sous les yeux.

Ils s’étaient assis de nouveau l’un en face de l’autre, indifférents en apparence à tout ce qui les entourait.

Leurs lèvres seules s’entr’ouvraient de temps en temps comme s’ils priaient.

— Quelles brutes ! fit-il, en haussant les épaules.

— N’en croyez rien, cher monsieur, dit l’interprète qui avait saisi le mot et vu le geste ; ces gens-là sont plus forts que nous.

La ligne des éclaireurs fut dépassée, et bientôt l’armée française tout entière ne fut plus sur le sol cendré de la plaine qu’un gros triangle noir entouré de fumée.

— Non : n’irons pas bien loin pour trouver leurs éclaireurs, dit Saladin ; voyez sur cette crête, à 3 kilomètres.

Puis il ajouta quelques mots en langue témahaq, et les indigènes se levèrent, malgré leurs liens, pour regarder dans la même direction.

Au sommet du mouvement de terrain qui séparait la plaine de l’Oued, de nombreux cavaliers apparaissaient, en effet, espacés les uns des autres par des intervalles réguliers et s’étendant sur un énorme front.

Leur immobilité était telle qu’ils ressemblaient de loin à ces débris de piliers qui marquent encore l’emplacement des aqueducs dans les solitudes de l’ancienne province romaine d’Afrique.

— Ce ne sont pas là des éclaireurs ordinaires, dit l’ingénieur, on dirait plutôt des sentinelles couvrant un camp.

Soudain Gesland poussa un cri :

— Mais les voilà ! dit-il, les voilà !

— Oui, s’écria Guy à son tour, après avoir observé quelques instants dans sa lorgnette ; ces taches noires que nous prenions tout à l’heure pour des bois de tamarins et de lauriers-roses, ce sont eux.

— Ils sont arrêtés, dit l’ingénieur ; c’est pour cela que nous ne les avons pas remarqués plus tôt.

Il y eut un silence plein d’émotion.

L’aérostat monta à 800 mètres.

De nouvelles exclamations se firent entendre.

— Y en a-t-il ! y en a-t-il ! fit Regnard, l’électricien.

— Ah ! bon sang de bon sang ! fit Descamps d’une voix mal affermie, je n’ai jamais vu tant de monde à la fois.

— Mon oncle, dit Guy, d’une voix sourde, voyez donc.

Il montrait les deux Touaregs.

L’ingénieur se retourna ; tous deux étaient transfigurés : leurs yeux brillaient d’un feu sauvage et un frémissement courait sur leurs peaux nues, où les veines saillaient comme des cordes..

Mais de suite ses yeux se reportèrent vers la terre et de nouveau un cri de surprise lui échappe.

A mesure que l’aérostat progressait, de nouvelles agglomérations apparaissaient.

Elles étaient formées de milliers de groupes très denses, des tribus sans doute.

Les unes figuraient des taches complètement noires et homogènes sur le sol ; c’étaient probablement des nègres à pied.

D’autres étaient grises piquées de nombreux points blancs et devaient être composées de cavaliers vêtus de burnous de laine.

D’en haut, tout cela avait l’apparence d’un rassemblement de fourmilière.

Et Regnard répéta pour la dixième fois :

— Ah ! bon Dieu de bon Dieu !

Cependant, Guy se disait que les deux Touaregs leur avaient été bien inutiles dans cette reconnaissance.

« Le noyau ? » leur avait demandé le général.

Or, ils n’auraient eu qu’à montrer la moitié de l’horizon, pour en indiquer l’emplacement.

Mais comment les aéronautes n’avaient-ils pas vu plus tôt de pareilles masses ? Comment n’avaient-ils pas eu tout à l’heure, dans le champ de leurs lorgnettes, cette effrayante réunion d’êtres humains ?

En se rapprochant, l’ingénieur en comprit la raison.

Le désert se creusait, en effet, curieusement en cet endroit.

Un lit de fleuve large de 3 kilomètres et profond de 50 mètres, s’allongeait du Nord-Est au Sud-Est, sur un fond d’argile rougeâtre.

C’était dans cette dépression saharienne que, fidèles aux rendez-vous donnés par Ben-Amema, venaient s’entasser, depuis plusieurs jours, les peuplades en marche : habitants du Figuig, du Tafilelt et du Touat ; Maures d’lguidi, du Zemmour et de l’Adrar ; Nègres de l’Asben, de l’Azaouad et du Tasili ; Touaregs des Ahaggar et de l’Adghagh, envoyés par Ichriden, pour former la cavalerie de cette armée, et tant d’autres que ne connaissent ni les voyageurs ni les géographes.

Les passagers ne parlaient plus ; ils étaient : comme hypnotisés.

— Mais tenez, tenez mon oncle, là surtout ! s’écria Guy.

Le ballon s’approchait des berges de l’Oued.

A leurs pieds ce n’étaient plus des groupements séparés, des tribus assemblées autour de leurs chefs et isolées les unes des autres : c’était un amoncellement d’êtres humains, un grouillement comparable à celui de criquets rongeant une vigne.

Au milieu d’eux, des points ronds et brillants scintillaient.

Et l’ingénieur comprit la prévoyance du chef qui avait opéré cette concentration.

Dans cette dépression, l’eau n’était qu’à une faible profondeur et des milliers de puits avaient été creusés dans le fond de la rivière.

A mesure que les voyageurs se rapprochaient, un grondement immense montait vers la nacelle ; il ressemblait au bruit de la mer déferlant sur une côte granitique.

— Ils nous ont vus, dit l’ingénieur.

Un frisson passa entre ses deux épaules, en sentant ces milliers d’yeux levés vers l’aérostat.

A quoi tenait leur existence à tous ?

Suspendus à cette bulle de gaz, que deviendraient-ils si l’enveloppe qui la contenait subitement se rompait ?

Quelle chute au milieu de ces myriades d’ennemis, de ces peuples d’un autre monde, d’une autre race, d’une autre religion !

— Retournons, dit-il, j’en ai vu assez.

— Et ce pauvre général, fit Saladin, voilà un service de renseignements bien fait que le sien !

— C’est vrai, dit l’ingénieur, d’une voix sourde, et s’il était à notre place, s’il pouvait se douter de l’extrême supériorité de l’ennemi, il préférerait peut-être…

Il n’acheva pas sa phrase ; un voile venait de s’étendre sur sa belle confiance de tout à l’heure.

Oui, là-bas, c’était l’ordre, la discipline, la science, les engins qui centuplent la force humaine.

Mais ici c’était le nombre, le nombre écrasant, qui engloutit, étouffe, et, finalement, triomphe.

— Partons, répéta l’ingénieur, qui ne pouvait détacher ses yeux du ravin.

Sur un monticule de sable qui dominait les berges, un feu s’alluma.

On devait le voir de partout,

— On dirait un signal, dit Guy, car le bruit diminue.

Au bout de quelques instants, tout mouvement avait cessé dans cette mer humaine, et Saladin fit remarquer à ses compagnons que toutes les figures étaient tournées du côté de l’Orient.

— La prière du soir, dit-il.

Le ballon n’était plus qu’à 500 mètres.

Près du bûcher allumé quelques Arabes étaient debout.

L’un d’eux s’approcha du bord de l’Oued, dominant la multitude : on voyait distinctement dans la jumelle son turban vert et son écharpe de cachemire jaune.

Tout bruit s’était tu.

Là-bas, du côté de Figuig, le soleil avait disparu, panachant le ciel derrière lui de teintes irisées.

Et dans le silence de cette immensité, au milieu du calme de la nature encore engourdie par les feux du jour, la voix du marabout monta, scandée, puissante, s’étendant au loin.

— O mes frères, disait-elle, voici l’heure de la prière : proclamons tous que Dieu est Dieu et que Mahomet est son prophète !

— Dieu est le plus grand, mes frères ! Prions Dieu !

Tous les musulmans étaient debout, attendant le moment de l’ablution.

L’iman fit l’imposition des mains et répéta :

— Dieu est le plus grand, gloire à Dieu !

Un murmure monta grandissant.

Les Maures psalmodiaient la Fatiha.

Puis au milieu d’eux une houle passa ; ils s’inclinèrent la face contre terre et, se relevant, se prosternèrent de nouveau trois fois en répétant :

— Dieu est le plus haut ! Dieu est le plus grand !

Cette invocation grandiose, rappelant les prières des premiers chrétiens dans les solitudes, loin des persécuteurs, cette mer de têtes inclinées
Comme au souffle du Nord un peuple de roseaux.
ce recueillement prodigieux de barbares, puisant dans leur seule religion la force pour attaquer la civilisation sceptique de l’ancien monde, tout cela formait un tableau d’une grandeur incomparable.

L’ingénieur se retourna.

Près de lui l’écho répétait :

— Allah ou Ekbar ! Dieu est le plus grand !

Prosternés eux aussi vers l’Orient, les deux Touaregs enchaînés joignaient leurs voix épuisées au grandiose concert de leurs frères et frappaient de leur front parcheminé le plancher de fer de la nacelle.

  1. COLONEL TRUMELET. Les Français dans le désert.
  2. GUY DE MAUPASSANT. Au Soleil.
  3. Bulletin de la Société de géographie de Paris, 1878.
  4. GENERAL PERIER, Comptes rendus de l’Académie des sciences, 1879.