George E. Desbarats, éditeur (p. 89-94).

ÉPILOGUE.



Malgré son infernal génie et ses combinaisons savamment rusées, il était une chose que Bigot n’avait pas prévue et qui devait pourtant grandement contribuer à causer sa perte. C’était la venue au Canada d’un commissaire chargé de s’enquérir secrètement de l’administration de l’intendant et de ses affidés. Cet homme, M. le Trémis, avait été envoyé ici comme la guerre tirait à sa fin, entre la chute de Québec et la capitulation de Montréal.

« Homme d’esprit et de pénétration, dit M. Ferland, le commissaire découvrit beaucoup de spéculations qui avaient eu lieu, et dans ses observations au ministre, il détailla les circonstances qui confirmaient les inexactitudes dont la compagnie avait si souvent été accusée. »

Aussi Bigot se vit-il menacé d’une disgrâce et d’une ruine complètes, dès son arrivée en France. « C’est vous qui avez perdu la colonie, lui dit M. Berryer, lorsque l’intendant se présenta à Versailles. Vous y avez fait des dépenses énormes ; vous vous êtes permis le commerce, votre fortune est immense… votre administration a été infidèle, elle est coupable. »[1]

Bigot, atterré, se retira à Bordeaux, d’où il tâcha de mettre en jeu les influences qu’il avait à la cour, entre autres celle d’un M. de la Porte, bien en place à Versailles, afin qu’elles l’aidassent à éviter l’orage. Mais ce fut en vain ; la mesure était comble, et la moindre circonstance qui la devait faire déborder ne fut pas longue à venir. Pour éviter le mécontentement, l’indignation que le peuple avait ressentis de la perte de la plus belle colonie française, le gouvernement pensa qu’il était de bonne politique de jeter en pâture à la vengeance populaire les principaux fonctionnaires que la rumeur publique accusait d’avoir hâté par leurs prévarications la perte de la Nouvelle-France.

Bigot vivait depuis quelques mois à Bordeaux dans une anxiété facile à comprendre, lorsqu’il fut averti qu’il était question de l’arrêter. Que faire ? Fuir, c’était se reconnaître coupable. Mieux valait rester et, tâcher de conjurer l’orage en achetant ses juges ; car il était assez riche pour le faire.

Il se rendit en conséquence à Paris pour gagner les ministres. Mais à son grand désespoir, aucun d’eux ne consentit à le recevoir. Et à peine y avait-il quatre jours qu’il était arrivé à la capitale, qu’il fut arrêté et jeté à la Bastille, le 17 novembre 1761, en même temps que vingt autres prévenus accusés d’être ses complices, parmi lesquels Péan, Cadet, Corpron, Bréard, Estèbe et Pénissault, dont les noms ont plus ou moins figuré dans ce récit.

Trente autres complices ou prétendus tels, furent aussi décrétés de prise de corps comme contumaces. Parmi ces absents qui avaient eu soin de se tenir hors des atteintes de la justice à venir, se trouvait le rusé Deschenaux, ex-secrétaire de l’intendant.

Une commission présidée par le lieutenant-général de police, M. de Sartine, et composée de vingt-sept juges au Châtelet, fut chargée de juger l’affaire en dernier ressort.

Bigot avait été immédiatement mis au secret. Il resta ainsi onze mois entiers sans communiquer avec personne, seul avec ses pensées sombres, le criminel intendant, jusqu’au mois d’octobre 1762, où les accusés obtinrent des conseils pour préparer leur défense.

L’instruction, qui dura jusqu’à la fin de mars 1763, mit enfin à nu toutes les hontes et les turpitudes de l’administration de Bigot. Quand il vit que les charges étaient si lourdes et les preuves si écrasantes, le misérable voulut entraîner au moins, dans sa chute, tous ceux qui avaient pris part à ses pilleries. C’est alors que l’on vit ces escrocs aux abois tourner les uns contre les autres des armes dont les blessures devaient causer leur perte, et qu’ils achevèrent ainsi eux-mêmes de convaincre les juges de leur culpabilité déjà très-évidente.

Enfin, le onze janvier 1764, en place de Grève, à Paris, et dans les principales villes du royaume, notamment à Bordeaux, à la Rochelle et à Montauban, le jugement rendu par la commission fut « lu et publié à haute et intelligible voix, à son de trompe et cri public, en tous les lieux et endroits ordinaires, par Philippe Rouveau, Huissier à Verge et de Police au Châtelet de Paris, accompagné de Louis-François Ambezar, Claude-Louis Ambezar, Jurés-Trompettes, à ce que personne n’en prétendît cause d’ignorance ? »[2]

Voici le résumé de ce jugement concernant quelques-uns des acteurs de ce drame :

D’abord, François Bigot était « dûment atteint et convaincu d’avoir, pendant le temps de son administration dans la colonie française du Canada, en l’Amérique septentrionale, toléré, favorisé et commis lui-même les abus, malversations, prévarications et infidélités mentionnés au procès, dans la partie des finances, l’une des plus importantes de celles dont il était chargé, lesquelles sont principalement quant à l’approvisionnement des Magasins-du-Roy en marchandises, etc. »[3]

Aussi était-il banni à perpétuité du royaume ; ses biens étaient confisqués, et on le condamnait à 1 000 livres d’amende ainsi qu’à 1 500 000 livres de restitution.

Quant à ses complices, voici quelle était la teneur du jugement rendu contre les principaux d’entre eux :

Cadet, banni pour neuf ans de Paris, 500 livres d’amende, 6 millions de restitution ;

Penissault, banni pour neuf ans de Paris, 500 livres d’amende, 600 000 de restitution ;

Corpron, condamné à être admonesté en la chambre, 6 livres d’aumône et 600 000 livres de restitution ;

Bréard, banni pour neuf ans de Paris, 500 livres d’amende et 300 000 livres de restitution ;

Estèbe, condamné à être admonesté en la chambre, 6 livres d’aumône, 30 000 livres de restitution ; et quelques autres dont les noms n’ont point paru dans ce récit.

Bien que Péan fût mis hors de cour, attendu cependant les gains illégitimes faits par lui dans les différentes sociétés auxquelles il avait appartenu, il fut condamné, le 25 juin 1764, à restituer à S. M. la somme de 600 000 livres et à garder prison au château de la Bastille jusqu’à la dite restitution.

Quant au contumace Deschenaux, il fut banni pour cinq ans de Paris et condamné à 50 livres d’amende et à 300 000 livres de restitution.[4]


Par une froide soirée de la fin mars 1764, un homme remontait du port de la Lune, à Bordeaux, et se dirigeait en grande hâte vers le centre de la ville. Enveloppé soigneusement dans un large manteau noir, dont le collet relevé lui montait jusqu’aux oreilles, tandis qu’un feutre à large bord, tiré sur les sourcils, cachait ses traits aux passants, cet homme avançait rapidement et sans jamais regarder en face ceux qui se rencontraient sur son passage.

Après avoir ainsi marché quelque temps, les pieds trempés par la neige boueuse, il profita d’un moment où il se trouvait seul pour relever la tête et s’orienter. Apercevant à sa gauche les trois tours de l’église métropolitaine de St. André, lesquelles ressortaient à peine du brouillard, il se dirigea de ce côté.

Arrivé en face de la cathédrale, il tourna à droite et s’engagea dans une petite rue sombre et déserte

Au bout de cinquante pas, il s’arrête près d’une maison à deux étages, et dont la façade n’était pas plus éclairée que la rue.

— Dieu me damne ! grommela-t-il en levant les yeux jusqu’à l’étage supérieur, tout le monde doit dormir ici. Eh bien ! réveillons-les.

Et sans plus tarder, il monta les degrés, souleva le lourd marteau de fer et frappa brusquement trois coups, dont le son se prolongea sourdement à l’intérieur de la maison.

Il attendit quelques minutes avec assez de patience, mais n’entendant aucun bruit au dedans, il saisit de nouveau le heurtoir d’une main nerveuse et frappa à plein bras.

Une minute s’écoula bien encore sans qu’on eût paru l’entendre.

Notre homme allait réitérer son appel et se disposait à l’accentuer d’une façon plus vigoureuse encore, lorsqu’un bruissement de pas, qui venait s’approchant, à l’intérieur, frappa son oreille.

Un petit guichet, pratiqué dans la porte, s’ouvrit bientôt, et quelqu’un demanda d’une voix grondeuse et endormie :

— Qui est là ?

— Un ami de madame et qui veut lui parler à l’instant, répondit l’homme du dehors en déguisant sa voix.

— Madame ne reçoit pas à cette heure, reprit le verbe de plus en plus aigre du portier.

Et il allait refermer le guichet, lorsque l’autre lui tendit une pièce d’or, laquelle brilla à la lumière du flambeau, qui éclairait aussi, par l’ouverture, la figure rechignée du concierge.

Le visage du portier s’adoucit, quand il eut pris entre ses doigts la pièce d’or dont le poids acheva de le dérider.

— Faites-moi le plaisir de porter ce billet à madame, lui dit l’inconnu. Si elle n’est pas au lit, elle me recevra sans doute,

— Que monsieur veuille m’attendre.

Et le concierge s’éloigna, après avoir toutefois soigneusement refermé le guichet.

Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles l’homme au manteau mâchonna maints jurons tout en frappant le seuil de ses pieds refroidis.

Enfin le bruit de pas résonna de nouveau dans le vestibule, suivi cette fois d’un grincement de verrous. La porte s’ouvrit.

— Entrez, monsieur, dit le concierge.

En homme qui savait les aîtres de la maison, l’inconnu traversa rapidement le vestibule et pénétra dans une grande salle du rez-de-chaussée.

Une seule bougie, qu’on venait évidemment d’allumer, éclairait l’appartement dont les murailles étaient revêtues d’une tapisserie de haute lisse à personnages qui, dans la demi obscurité où se trouvait la salle, semblaient des êtres vivants enveloppés des ombres silencieuses du sommeil ou des fantômes évoqués par l’approche de minuit.

Le concierge referma la porte et l’inconnu se trouva seul.

Il ôta son feutre qui dégoûtait la pluie et le jeta sur un meuble. Ensuite il rabattit le collet de son manteau dont il finit par se débarrasser entièrement, et se laissa tomber dans un fauteuil.

La lumière de la bougie, qui s’épandait en plein sur sa figure, éclaira les traits de François Bigot.

Mais qu’il était changé, l’ex-intendant !

Au lieu de ce teint rosé que nous lui connaissions, ses joues étaient maintenant flasques et pâles, et toutes sillonnées de rides ; tandis que sous la poudre perçaient quelques mèches de cheveux grisonnants. Son front soucieux s’était creusé sous la griffe du malheur et de l’infamie, et sur son dos courbé semblaient peser encore les voutes du cachot de la Bastille.

— Comment va-t-elle me recevoir ? pensa Bigot.

Il passait fiévreusement la main sur son front, comme pour en effacer la tache d’infamie que la justice y avait apposé, quand une porte s’ouvrit au fond de l’appartement pour laisser entrer une femme, dont la figure était cachée par un loup de velours noir.

Bigot l’avait reconnue à sa démarche onduleuse ainsi qu’à sa taille de reine. Il se leva vivement et fit trois pas au-devant d’elle.

Mais la dame s’arrêta, et lui faisant une froide révérence, elle lui enjoignit du geste de reprendre son siège, tout en s’asseyant elle-même à une bonne distance de Bigot.

— Ah ! madame ! s’écria celui-ci, je vois bien à cet accueil glacial que votre amitié n’a pu survivre à ma prospérité disparue !

La dame voilée ne répondit point.

— Je m’en doutais ! poursuivit Bigot d’une voix amère. Aussi m’en a-t-il coûté de venir ici. Mais en me rappelant vos serments passés, j’ai osé compter sur l’avenir en me disant que tout n’était pas perdu pour moi, puisque vous me restiez encore.

Bigot s’arrêta, pensant que Mme Péan lui répondrait. Mais elle restait muette.

La honte et la rage transportèrent Bigot, qui s’écria d’une voix où perçait la colère :

— Il est une chose, madame, à laquelle je n’avais certes pas raison de m’attendre, c’est ce dédain superbe avec lequel vous m’accueillez. Je suis, il est vrai, ruiné, flétri, taré. Mais enfin, vous le savez, qu’ai-je fait de plus que M. le major Péan, qui attend encore son procès à la Bastille ? Le même malheur ne peut-il pas lui arriver qu’à moi ?

La jeune femme se redressa sous le coup de cette mordante vérité, puis elle s’écria, mais d’une voix étrange, sourde, et que Bigot reconnut à peine :

— D’abord, monsieur, n’insultez pas d’avance le mari dont j’ai très-indignement porté le nom et à l’honneur duquel vous avez fait un si grand tort ; car il n’a pas encore été condamné, lui.[5] Ensuite, laissez-moi vous dire que c’est bien mal à vous de me supposer d’aussi sordides sentiments que ceux que vous me prêtez. Fussiez-vous encore plus malheureux que vous n’êtes, je voudrais partager vos souffrances comme j’ai pris part à votre prospérité, si les plus sérieux motifs ne me faisaient maintenant un devoir de vous dire : — Monsieur Bigot, tout rapport doit immédiatement cesser entre nous.

— C’est fort bien parlé, madame, répliqua l’autre avec ironie. Et je conçois que l’occasion est bien choisie pour me tourner le dos, sous prétexte de revenir à ce mari, que vous avez pourtant bien négligé jusqu’à ce jour !

— Je ne relèverai pas cette insulte, monsieur Bigot. La colère qui vous aveugle vous empêche de voir l’inconvenance de vos procédés. Je vous dirai plutôt : Oubliez-moi, et tandis qu’il en est temps encore, repentez-vous des fautes de votre vie passée. Car la patience de Dieu s’est lassée de nos crimes et sa colère s’appesantit maintenant sur nous.

— Bon ! il ne me manquait plus qu’un sermon de vous pour couronner la sentence de messieurs les juges du Châtelet. Continuez, madame, j’ai acquis énormément de patience durant dix-huit mois de captivité, et j’en ai subi bien d’autres que vos pieuses considérations sur les châtiments de la Providence.

— Ne raillez pas la divinité, monsieur ; car moi, qui vais bientôt mourir, je vous dis que les vengeances de Dieu sont épouvantables !

Cette voix qui lui parlait avait quelque chose de si navrant, que Bigot en ressentit un malaise indéfinissable.

— Que dites-vous, madame ? s’écria-t-il. Vous, mourir ?

— Oui, monsieur. Un mal horrible me consume, et dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, j’irai rendre compte à Dieu de ma coupable vie.

— Ah ! vous voulez me tromper, Angélique ! s’écria Bigot en se jetant à genoux aux pieds de la dame. Je vous en supplie au nom de votre amour passé, ne rejetez pas un infortuné qui n’a plus d’espoir qu’en votre affection ! Ne méprisez pas trop celui qui, pour vous plaire, pour satisfaire vos moindres caprices, a tout outragé, devoir, honneur et patrie. Angélique, écoutez. Je pars demain pour l’Amérique. Prenez passage avec moi sur la Fortune. Nous donnant pour Huguenots, nous trouverons facilement un asile dans les colonies anglaises. Là, sur un coin de terre isolée, nous vivrons ignorés des hommes et pourrons encore couler d’heureux jours avec les lambeaux de ma fortune, arrachés aux griffes des recors du Châtelet. Oh ! n’est-ce pas que vous ne me refuserez point, Angélique ? Dites ! vous avez voulu m’éprouver, n’est-ce pas ? Et ce masque, qui voile encore votre figure, vous ne l’avez mis que pour me cacher les impressions de votre visage et me surprendre plus agréablement ensuite. Enlevez-le, je vous en prie, que je voie encore ces traits chéris, dont le divin rayonnement réchauffera mon cœur !

— Il ne sera pas dit, monsieur, que je vous aurai refusé ce dernier sacrifice ! repartit douloureusement la jeune femme. Mais puisse, au moins, l’horrible impression que je vais vous causer vous faire croire à la justice de ce Dieu dont vous niez l’existence et qui m’a si cruellement punie !

D’un geste nerveux elle arracha le loup de velours qui lui descendait du front jusqu’au menton.

Bigot jeta un cri affreux et se rejeta en arrière, tandis que Mme Péan, frappée de la terreur qu’éprouvait son ancien amant en apercevant sa figure, s’affaissait évanouie sur le parquet.

Un hideux cancer dévorait le visage naguère si ravissant de la coquette, qui passait encore pour une perle de beauté la dernière fois que Bigot l’avait vue avant d’entrer à la Bastille. Les horribles pattes de crabe de la tumeur s’étaient enfoncées dans cette peau satinée, dans ces chairs luxuriantes, et s’étendaient maintenant presque jusqu’au front, à partir de la bouche. Les cartilages du nez avaient disparu, mettant à nu des cavités sanguinolentes et noires, tandis que la lèvre supérieure, à demi-rongée, laissait à découvert la gencive et les dents.

C’était quelque chose d’effroyable à voir ; une tête de morte exhumée du sépulcre quand la putréfaction a commencé.

Bigot ne put supporter plus longtemps cette horrible apparition et s’enfuit épouvanté.

Le lendemain, il s’embarquait sur la Fortune.

Le commencement de la traversée fut des plus heureux, et le vaisseau cinglait rapidement vers les pays d’Amérique.

Après toutes les angoisses des cachots de la Bastille, et les hontes du procès, Bigot ressentait un bien-être extrême du grand calme qui se faisait dans sa vie. À part le capitaine qui savait son histoire, personne ne le connaissait à bord.

Déjà même il faisait des rêves d’avenir et l’horizon d’occident, vers lequel tendaient sa course et ses désirs, se parait à ses yeux des couleurs les plus roses.

Il avait une assez forte somme en or qu’il portait sur lui dans une ceinture de cuir. À l’aide de cet argent, il pourrait facilement reconstruire sa fortune dans les colonies anglaises où il serait complètement inconnu.

Une nuit qu’il avait regagné son cadre et rêvait à sa prochaine arrivée en Amérique, il fut soudain tiré de ses réflexions par un cri sinistre qui retentit sur le pont et que suivit un grand tumulte. Il s’habilla en un clin-d’œil, passa sa ceinture autour de son corps et monta sur le tillac.

— Le feu ! le feu ! criaient les marins en courant éperdue sur le pont.

À la lumière des étoiles, Bigot entrevit en effet une épaisse fumée qui sortait par les écoutilles. Il s’approcha et aperçut une grande lueur qui tranchait sur les ténèbres épaisses du fond de cale.

Un matelot imprudent avait déposé une chandelle allumée au-dessus d’un baril de goudron, qu’on avait ouvert dans la journée pour faire quelques réparation au navire. Appelé subitement sur le pont, le marin avait oublié sa chandelle qu’un coup de tangage avait jetée tout allumée dans le goudron qui avait pris feu.

Le capitaine arriva sur le tillac au moment que Bigot y mettait le pied. Il voulut d’abord essayer de faire éteindre la flamme qui déroulait ses longs anneaux dans les flancs du navire comme un serpent qui voudrait bondir hors de sa cage. Mais il reconnut bientôt l’inutilité des efforts de tout son équipage réuni. Le foyer en était déjà trop étendu pour qu’on pût éteindre l’incendie.

— Fermez les écoutilles, et qu’on mette les chaloupes à la mer ! commanda le capitaine.

C’était tout ce qu’il restait à faire. En privant ainsi le feu de l’air extérieur, on arrêtait un peu son action dévorante et l’on retardait d’autant le désastre.

On jeta en grande hâte une boussole et quelques provisions dans chacune des deux chaloupes du bord.

Mais l’effroi s’était emparé de tous ; car on entendait sous le pont les grondements sourds de l’incendie qui dévorait avec rage les parois intérieures du vaisseau,

Aussi s’y prit-on avec tant de précipitation pour mettre la première chaloupe à l’eau que les amarres qui la retenaient ayant été mal attachées, l’embarcation tomba lorsqu’elle n’était encore qu’à moitié chemin, et s’en alla frapper contre le flanc du navire où elle s’ouvrit en deux.

Un long cri de désespoir s’éleva sur le pont et chacun se précipita vers le dernier canot.

— Attendez ! cria le capitaine.

Mais déjà matelots et passagers, pendus aux câbles, faisaient glisser l’embarcation jusqu’à l’eau.

Comme elle touchait la mer, un craquement sinistre se fit entendre sous les pieds de tous.

Une partie du pont s’écroula par le milieu ; puis une longue et pétillante gerbe de feu monta en rugissant jusqu’à la grande hune.

La terreur se saisit de tous, et sans écouter la voix du capitaine et du second qui seuls avaient gardé leur sang-froid, chacun se précipita dans le canot.

Alors ce fut une lutte horrible pour entrer dans la chaloupe. Les premiers arrivés, s’apercevant qu’elle était déjà trop chargée, voulaient repousser les autres qui se jetaient sur eux en blasphémant et disputaient leur part de vie avec l’acharnement du désespoir.

Cet affreux tableau était éclairé par l’incendie qui, après avoir léché le grand mât, prenait maintenant aux voiles dont les lambeaux enflammés s’envolaient en pétillant au vent de la nuit.

Bigot, le capitaine et son second étaient seuls restés sur le pont et s’étaient réfugiés sur le gaillard d’arrière encore à l’abri du feu.

Ils jetèrent un regard d’épouvante et d’angoisse sur la chaloupe encombrée, où se voyait un terrible fourmillement l’hommes sinistrement éclairés d’en haut.

— Les malheureux n’iront pas loin, dit le capitaine. Laissons-les s’entr’égorger pour se noyer ensuite et tâchons de couper le gui d’artimon afin de nous y soutenir après l’avoir jeté à la mer.

Avisant une hache qui se trouvait à portée de main, il s’en saisit et se mit à attaquer la pièce de bois retenue au mât d’artimon.

Il en avait à peine coupé la moitié qu’une clameur profonde s’éleva sous l’arrière du vaisseau.

Bigot se pencha sur le bastingage.

Chargée outre mesure et violemment balancée par la lutte acharnée dont elle était le théâtre, la chaloupe s’était emplie d’eau et sombrait. Le grand nombre de ceux qui la montaient, et qu’un combat corps à corps tenait enchevêtrée, s’abima du même coup que le canot. Les quelques survivants essayèrent de regagner le vaisseau à la nage. Mais le vent gonflait toujours les voiles de misaine et d’artimon, et le navire allait plus vite que les nageurs ; tous, l’un après l’autre, disparurent sous la vague après avoir jeté un lugubre et dernier cri d’appel.

Maintenant, le feu gagnait la poupe du vaisseau. Le second prit la hache d’entre les mains fatigués du capitaine et parvint à détacher le gui du mât.

Après avoir tranché les cordages qui le retenaient encore, les trois hommes réunirent leurs forces et poussèrent la pièce de bois sur le bord.

Il était temps, car la chaleur devenait tellement intense qu’il était impossible de rester deux minutes de plus sur le vaisseau.

Tous trois donnèrent donc une dernière poussée au gui qui, en tombant à la mer, y plongea d’abord pour surnager ensuite.

Bigot, le capitaine et le second s’y précipitèrent après l’épave et se cramponnèrent heureusement à ce bois protecteur.

Des cinquante hommes, pleins d’espérance et de vie, qui, deux heures auparavant, montaient le vaisseau, il ne restait plus que ces trois malheureux accrochés sur une pièce de bois perdue sur l’océan.

Le navire en feu s’éloignait d’eux, promenant sa trombe de flamme sous le ciel noir.

Un moment vint où le vaisseau apparut embrasé depuis la ligne de flottaison jusques aux hunes. Puis soudain, il s’enfonça sous les flots et tout redevint ténèbres.

Énervés, grelottants, les trois survivants à ce désastre passèrent la nuit sans dire un mot. Tenant embrassée l’épave protectrice, ils attendaient le jour avec anxiété, espérant d’être secourus.

Elle vint enfin cette aurore si désirée. Mais le soleil se leva derrière les nuages et le jour apparut terne et sombre comme les pensées des trois naufragés.

Longtemps, l’un après l’autre, ils se soulevèrent sur l’épave flottante pour regarder au loin s’ils n’apercevraient pas quelque voile. Mais ils ne virent rien, rien que les sillons innombrables et agités des vagues verdâtres, et au-dessus la grande coupole du ciel gris.

Après avoir proféré quelques plaintes, ils se turent en hommes qui les savaient inutiles.

Vouloir analyser leurs souffrances durant la longue journée qui suivit, serait marcher sur les brisées du Dante et décrire des supplices de damnés.

Enfin, quand les douze heures du jour eurent égrené chacune de leurs minutes séculaires sur les infortunés, la nuit revint encore augmenter leur détresse, la nuit pleine d’horreur, la nuit épaisse où les yeux cessant de voir, l’âme semble perdre alors le seul vrai don que Dieu voulut bien laisser à l’homme après la chute d’Adam, la divine espérance.

Trempés par l’eau de mer, transis par le vent glacial de la saison, haletants de soif et de faim, ballottés par les vagues, toujours en danger d’être submergés, perdant tout espoir d’être secourus, ils pouvaient se faire une idée de l’éternité des démons durant cette interminable nuit.

Moins habitué à la misère que ses deux compagnons, Bigot souffrait davantage. La faim, ce vautour qui fait un nouveau Prométhée de chacun des malheureux qu’elle assaille, la faim mordait ses entrailles. Sa bouche altérée soufflait la fièvre ardente qui dévorait sa poitrine aussi mise en feu par l’action de l’eau salée qu’il avait avalée pour tromper sa soif.

Alors, il se mit à blasphémer contre Dieu, ce Dieu qu’il avait tant outragé, dont il niait l’existence, alors qu’il était heureux et vers lequel, maintenant qu’il se sentait écrasé par sa main puissante, il crachait une dernière insulte.

— Honte à vous ! lui dirent les deux autres, d’outrager ainsi celui qui seul peut nous sauver.

Et comme Bigot continuait de vomir ses imprécations, le capitaine et le second lui crièrent de mettre fin à ses blasphèmes ou qu’ils le jetteraient à l’eau.

Bigot se tut enfin.

Or, il advint ensuite une étrange chose.

Le délire de la faim ayant envahi le cerveau de l’ex-intendant, il eut une vision terrible.

Il lui sembla voir le spectre du baron de Rochebrune planer sur les eaux. C’était bien lui, le vieil officier, avec son visage décharné, ses grands yeux creusés par la misère et les larmes, et ce sombre regard qu’il lançait sur l’assemblée brillante qui frémissait à ses lugubres prédictions dans la nuit de Noël mil sept cent cinquante-cinq ; alors qu’il jetait à Bigot et à ses complices, avec son dernier souffle, cette malédiction suprême : « Puisse mon spectre funèbre escorter votre agonie au passage de l’éternité ! »

— Rochebrune ! cria Bigot… Encore toi !… Que me veux-tu donc, vieillard trois fois maudit ?… Que t’ai-je fait pour que tu me poursuives ainsi depuis le Canada jusqu’au donjon de la Bastille et en pleine mer ?… Tu me montres ta poitrine… c’est vrai… On dit que tu mourus de faim par la faute de mes employés… Mais je n’en savais rien… Tu ris. Oh ! tu es bien vengé, va, car je souffre les mêmes tortures, à mon tour… Combien de jours mis-tu donc à mourir ?… Il y en a deux que j’expire, moi, et je suis encore vivant… Tu t’approches !… Oh ! ne me touche pas ! Va-t’en !! Va-t’en !!!

Et le misérable criait d’une voix tellement épouvantable que les deux hommes, qui se tenaient cramponnés à l’autre extrémité et au milieu du gui, oubliaient leur propre misère et sentaient leurs cheveux se dresser sur leur tête.

— Cet homme doit être un bien grand criminel, dit le second.

— Oui, plus encore que je ne le croyais, répondit le capitaine ; et c’est lui qui a, sans doute, attiré sur notre bord les malédictions du ciel.

La nuit se passa dans ces terreurs sans nom.

Quand la seconde aurore vint éclairer l’épave, la position des trois naufragés était désespérée. Ils sentaient leurs forces s’en aller rapidement. Par surcroît de malheur, la mer se faisait tellement grosse qu’il leur fallait d’immenses efforts pour n’être pas arrachés du gui par les vagues furieuses.

Le capitaine, qui était le moins abattu de tous, se souleva à demi sur l’épave et promena ses regards autour de lui. À peine se furent-ils arrêtés sur l’ouest qu’il jeta un grand cri :

— Une voile !

Le second regarda à son tour.

— Elle vient sur nous ! dit-il.

Bigot voulut imiter ses compagnons. Mais ses forces le trahirent et il s’affaissa lourdement sur le gui, qu’il embrassa avec la frénésie de gens qui se noient.

Le navire voguait effectivement de leur côté. Si, par bonheur, il venait en droite ligne, il les atteindrait en deux heures.

Ballottés entre l’espérance et la crainte, les deux marins se soulevaient à chaque instant hors de l’eau pour constater les progrès et la direction de la course du navire en vue.

— Il vient ! il vient sur nous ! répétaient-ils avec ces transports de joie d’hommes peins de vie, mis par un accident subit aux portes du tombeau et qui se voient tout à coup miraculeusement sauvés.

Ranimé par leurs cris, Bigot recouvra quelque peu de force.

— Nous allons donc être sauvés, dit-il. Et malgré que j’attire sur vous, à votre dire du moins, les malédictions du ciel, je ne crois pas que ce Dieu que vous craignez tant m’excepte de votre délivrance.

— Écoutez ! s’écria le capitaine, si vous continuez vos railleries impies, foi de Breton, je vous pousse à l’eau tout de suite.

La menace était si bien accentuée que Bigot n’ose pas l’affronter.

Plus d’une heure s’était écoulée depuis que le navire était en vue, et ses voiles, qui d’abord n’en paraissaient faire qu’une seule et n’étaient pas plus grandes à l’horizon que la blanche aile d’une mouette, se dessinaient clairement maintenant entre le ciel et l’eau.

— S’il ne peut pas changer son allure ! disait le capitaine avec un regard d’angoisse, dans un demi-heure nous serons sains et saufs !

Le cœur battait bien fort aux trois naufragés. La minute suprême où ils pourraient être aperçus approchait.

Le navire venait toujours en plein sur l’épave. Avant même qu’il fût à portée de voix, les malheureux se mirent à crier de toute la force de leurs poumons affaiblis.

Longtemps leur appel courut sur les flots, sans être entendu de ceux qui montaient le bâtiment.

Mais comme le navire n’était plus qu’à deux cents pieds du gui flottant, la figure d’un matelot se pencha sur le bastingage, puis successivement plusieurs autres qui se mirent à crier de leur côté.

On les avait aperçus.

Il était temps, car les naufragés n’avaient plus de souffle.

On arrête le navire, une chaloupe est mise à la mer et fait force de rames à leur secours.

— Si Dieu existe, dit Bigot, après tout, c’est un brave homme !

Le capitaine va se jeter sur lui.

Mais la chaloupe arrive.

— Dépêchez-vous ! crient les matelots de l’embarcation. Un requin suit le sillage du vaisseau depuis deux jours, et dans un clin-d’œil il peut être ici.

La mer est si grosse qu’il est impossible de longer de trop près l’épave contre laquelle la chaloupe pourrait se briser. Aussi, le capitaine et le second se jettent-ils à la nage. Ils gagnent en dix brassées l’embarcation à bord de laquelle ils sont hissés par des bras empressés.

Bigot veut les imiter ; mais il a compté sans ses forces épuisées et sans le poids de sa ceinture bourrée d’or, dont il ne s’était pas séparé.

À peine a-t-il lâché l’épave qu’il enfonce sous la vague.

Il veut crier, mais sa voix se perd sous l’eau.

— Le requin ! s’écrie l’un des matelots, voici le requin !

On se penche sur les rames pour voler au secours du malheureux, quitte à heurter le gui flottant.

Bigot a pu entendre le cri d’alarme.

La terreur lui donne comme un choc électrique et communique à ses muscles une vigueur inattendue.

Ses bras frappent vigoureusement la lame et sa tête remonte hors de l’eau.

Encore deux brassées, deux secondes et il atteindra l’embarcation.

Mais les matelots poussent une exclamation de terreur et leurs rames s’arrêtent immobiles.

Une éclair argenté sillonne l’eau verte à trois pieds de Bigot.

Puis une grande gueule rouge bordée de dents longues et blanches jaillit hors de la mer, s’élance encore, s’ouvre et se referme avec un bruit mat sur le corps du misérable nageur.

Un seul cri, mais horrible, épouvantable, retentit. Le monstre marin rentre sous les vagues, L’eau se teint de sang et ballotte un instant quelques débris humains qui, eux aussi, finissent par disparaitre sous les flots ......................................

Après le châtiment des hommes, était enfin venue la vengeance de Dieu.


FIN.

  1. Ce passage est cité par M. Garneau.
  2. Jugement rendu souverainement et en dernier ressort dans l’affaire du Canada, etc., à Paris, Ce volume se trouve à la bibliothèque du Ministère de l’Instruction Publique.
  3. Voyez encore le jugement plus haut cité.
  4. Voyez, outre le jugement déjà cité, l’Histoire du Canada de M. Dussieux.
  5. Péan ne fut, en effet, définitivement jugé que le 25 juin 1764.