CHAPITRE VIII

CRITIQUE DES AUTEURS (SUITE) : DÉTRACTEURS ET APOLOGISTES DE L’INTÉRÊT


110. Je n’ai plus, pour terminer ma revue des théories de l’intérêt, qu’à parler de ces théories qui ont confondu l’explication de l’intérêt avec l’appréciation éthique de ce phénomène. Ces théories sont celles de certains socialistes, comme Rodbertus et Marx. Aux économistes partisans du régime présent de la propriété, il est arrivé souvent de tirer immédiatement de l’explication de l’intérêt une apologie de celui-ci ; et je me réserve de les reprendre à ce sujet ; mais seuls nos socialistes sont tombés complètement dans cette erreur de présenter comme rendant compte de la formation de l’intérêt des propositions où il est impossible de voir autre chose que des jugements d’ordre pratique sur l’intérêt, qui du moins ne peuvent devenir acceptables que si on les entend de cette manière.


Pourquoi y a-t-il un intérêt ? À cette question, Rodbertus et Marx répondent : il y a un intérêt parce qu’avec le capital on peut salarier des ouvriers, et qu’à ces ouvriers on ne donne pas le produit intégral de leur travail. Toute valeur a sa source et sa mesure dans le travail qui l’a créée ; la valeur des marchandises provient du travail qui s’y est incorporé, et se proportionne à la quantité de ce travail. Or la force de travail, qui crée les autres marchandises et qui leur donne leur valeur, cette force de travail, en tant qu’elle est une marchandise elle-même, vaut ce qu’elle coûte à produire[1] ; et il se trouve qu’elle coûte moins qu’elle ne produit. Ainsi celui qui utilisera la force de travail obtiendra plus qu’il n’a dépensé, il bénéficiera d’une plus-value. C’est ce que font les capitalistes. Les travailleurs, ne possédant rien par eux-mêmes, n’ayant pas de biens où appliquer leur force de travail, sont contraints de vendre cette force aux capitalistes ; ceux-ci dès lors s’approprieront tout le produit du travail des ouvriers, et ne donneront aux ouvriers, sous forme de salaires, qu’une partie du produit ; ce sera là la source de l’intérêt, lequel se trouve ainsi provenir d’une exploitation des ouvriers.

111. La critique de cette théorie a été faite trop souvent pour qu’il soit besoin de la recommencer ici[2]. Je me bornerai à quelques brèves remarques.

La première et la plus importante est qu’il y a dans la théorie de Rodbertus et de Marx comme une contradiction. On veut que le capital exploite le travail ; on est obligé de reconnaître d’autre part que le travail, sans le capital, ne produirait même pas cette subsistance qu’il reçoit du capital sous forme de salaire. Mais comment dire que le capital exploite le travail, qu’il le dépouille, si ce produit que le travail crée et dont le capital retient une part, le travail, sans le capital, n’eût pu le créer ? Du moment que le capital joue un rôle indispensable dans la production, il ne sera pas correct de dire que le produit est dû tout entier au travail de l’ouvrier. Les expressions dont sans cesse nos auteurs se servent sont donc impropres. Elles ne seraient justifiées que si, le travailleur ayant créé son produit sans aucun secours, le capital intervenait ensuite pour enlever par la force au travailleur une partie de ce produit : que si le travailleur, dans le contrat qu’il va passer avec son employeur, n’était pas libre, je veux dire, sil ne trouvait pas son avantage à passer ce contrat[3]. Et l’on ne constate rien de tel.

Cette première remarque me dispenserait à la rigueur d’en présenter d’autres. Toutefois, si cette thèse de Rodbertus et de Marx était fondée, qui veut que la valeur soit mesurée par le travail[4], la théorie de l’exploitation conserverait une grande importance scientifique. Le capital serait un facteur indispensable de la production, et il deviendrait nécessaire de rechercher — ce que ni Rodbertus ni Marx n’ont fait suffisamment — pourquoi il en est ainsi, comment le capital permet de produire davantage, comment l’emploi du capital a pu devenir indispensable. Mais l’explication serait sans doute assez aisée à découvrir, et cette explication une fois formulée, on pourrait se dispenser, pour l’édification de la théorie de l’intérêt, de plus considérer le capital : la considération du seul travail permettrait de déterminer la plus-value, le profit, l’intérêt que le capitaliste doit obtenir.

Malheureusement, là-dessus encore il est impossible de suivre Rodbertus et Marx. La valeur ne se mesure pas au travail incorporé dans la marchandise. Sans entreprendre une démonstration en règle, il est facile de vérifier mon assertion en examinant la façon dont l’intérêt du capital se détermine. Si la valeur des marchandises dépendait du travail incorporé en elles, le profit[5] obtenu par le capitaliste se proportionnerait à la quantité de main-d’œuvre salariée par lui ; à capital égal, ce capitaliste obtiendrait plus qu’un autre, dont le capital aurait une rotation plus rapide ; à capital égal, ce capitaliste obtiendrait plus de profit qu’un autre, dont le capital servirait pour une plus forte proportion à salarier des ouvriers, qui emploierait plus de « capital variable » et moins de « capital constant ».

Or l’une et l’autre proposition sont démenties par l’expérience. La rotation plus ou moins rapide du capital n’influe pas sur le profit du capital. Soit deux capitalistes qui l’un et l’autre emploient tout leur capital — 150.000 francs — à payer des salaires. Le salaire des ouvriers étant de 1.500 francs par an, le premier capitaliste, dont le capital accomplit sa rotation en un an, occupera 100 ouvriers ; le deuxième, dont le capital accomplit sa rotation seulement en deux ans, occupera 75 ouvriers seulement. Est-ce à dire que le premier capitaliste retirera de son capital un profit double ? Non pas. Une rotation plus rapide du capital ne procurera au capitaliste un profit supérieur que pour autant que celle rapidité plus grande de la rotation aura été obtenue dans une branche particulière de la production par un capitaliste ou par quelques capitalistes plus habiles ou plus heureux que leurs rivaux. Par rapport à deux industries différentes, si ces industries sont sous le régime de la libre concurrence, j’entends si les capitaux peuvent librement se transporter de l’une à l’autre, la vitesse de la rotation n’influera en rien sur le profit du capital : c’est de la quantité du capital engagé que le profit dépendra. Et pour ce qui est de la composition du capital, des proportions diverses du capital variable et du capital constant, elles seront sans influence aussi. Marx a dû le reconnaître lui-même au livre III de son Capital, lorsqu’il a voulu étudier le procès de la production capitaliste tel qu’il se déroule dans la réalité[6].




112. Il faut donc renoncer à fonder l’intérêt sur une exploitation, le mot exploitation signifiant spoliation. Le capitaliste ne prélève pas ses intérêts sur des valeurs que d’autres auraient créées, à la production desquelles lui-même n’aurait en rien concouru. Mais de mot exploitation peut avoir d’autres sens que celui de spoliation, et il nous faut maintenant passer ces autres sens en revue.


1° Il y a ou il peut y avoir exploitation lorsqu’un individu, pour telle opération économique qu’il va effectuer, n’a pas de concurrents, ou que la concurrence, entre ceux qui au même titre vont effectuer une opération économique, ne s’exerce que d’une manière imparfaite. Un monopoleur est en état d’exploiter les consommateurs qui achètent son produit : on veut dire par là que, n’ayant pas de concurrence à redouter, il est maître de fixer ses prix à sa guise. Dans ce même sens Böhm-Bawerk accorde qu’il pourra y avoir un revenu anormal du capital dû à l’exploitation des emprunteurs, là où les capitaux sont rares, les détenteurs du capital peu nombreux, et où par suite la concurrence des capitalistes ne donne pas ses pleins effets[7].

Mais — sans aller chercher autre chose — ce qui est vrai de ce revenu anormal du capital, de ce sur intérêt, n’est pas vrai de l’intérêt proprement dit. Normalement, il y a une concurrence des capitalistes qui tend à établir pour toux les capitaux un intérêt ; normalement donc on ne pourra pas parler à propos de l’intérêt d’une exploitation au sens que je viens d’indiquer.


113. 2° Il y a exploitation, dit-on encore, lorsque, dans un contrat, les avantages que l’un des contractants s’assure, les biens qu’il se procure lui sont indispensables, et que tel n’est pas le cas de l’autre contractant. C’est en ce sens que certains affirment que le capital exploite le travail. Ils reconnaissent que le capitaliste ne dépouille pas les ouvriers qu’il occupe : et en effet ces ouvriers ne sont pas les seuls créateurs du produit ; ils n’eussent pas obtenu celui-ci sans l’aide du capital. Mais le contrat qui lie le capitaliste à ces ouvriers lie des parties dont la situation est très différente. Les conjonctures qui déterminent les clauses du contrat sont bien plus favorables pour le capitaliste que pour les ouvriers : elles mettent ceux-ci sous la dépendance de celui-là[8].

Dans ce nouveau sens non plus, l’exploitation n’explique pas l’intérêt du capital. Il faudrait voir en effet si l’emploi de la main-d’œuvre est une condition nécessaire de la naissance du profit et de l’intérêt du capital : et l’on s’apercevrait qu’il n’en est pas ainsi. Là même où le capital emploie de la main-d’œuvre salariée, il faudrait montrer comment le capitaliste d’une part, l’ouvrier d’autre part sont amenés à conclure ce contrat qui partage entre eux le produit de leur collaboration : par là seulement l’intérêt serait vraiment expliqué. Et la recherche de cette explication ferait apparaître que la circonstance sur laquelle on insiste tant — à savoir que l’ouvrier est à la merci du capitaliste, qu’il attend de celui-ci sa subsistance — est une circonstance accessoire, Ce qui détermine l’ouvrier à vendre sa force de travail au capitaliste, ce n’est pas essentiellement le besoin qu’a l’ouvrier pour vivre de se faire employer par le capitaliste, c’est l’avantage que l’ouvrier trouve à se faire employer par le capitaliste. Je veux dire que lors même que l’ouvrier serait assuré de gagner par ailleurs sa subsistance — et cette assurance, il lui arrive parfois de l’avoir —, il vendrait encore sa force de travail au capitaliste, si ce capitaliste lui donnait un salaire supérieur au gain sur lequel il peut compter par ailleurs. Que beaucoup d’ouvriers aient un besoin absolu de se faire salarier par les capitalistes, cela aura cette conséquence, non de donner naissance à l’intérêt, mais d’abaisser le niveau où certains emplois du capital — ceux qui impliquent des dépenses en main-d’œuvre — seront lucratifs, d’accroître la capitalisation, de modifier le taux de l’intérêt.

En somme, cherchant l’explication de l’intérêt, on constate — ainsi qu’il a été déjà vu — que l’intérêt, hors le cas du prêt de consommation, ne naît pas du rapport qui s’établit entre le capitaliste et tels individus, ou telle catégorie de membres de la société, mais du rapport qui s’établit entre le capitaliste et toute la classe des non-capitalistes. L’intérêt des capitaux productifs et des biens durables n’est pas plus tiré des ouvriers qu’il n’est tiré des fournisseurs de matières premières, des consommateurs, des vendeurs des biens durables, des locataires de ces mêmes biens ; j’entends : cet intérêt ne se forme pas en rai- son des circonstances où est placée telle ou telle de ces catégories prise séparément. Cet intérêt se forme parce que, des productions capitalistiques pouvant être entreprises, des biens durables pouvant être créés qui donnent plus de produit, qui représentent plus d’utilité que les productions non capitalistiques, que les biens non durables de même coût, tout le monde ne peut pas entreprendre de telles productions, fabriquer ou faire fabriquer de tels biens. Les ouvriers, les fournisseurs de matières premières, les locataires de biens durables, etc, ne donnent pas à proprement parler au capitaliste des intérêts ; ils ne cèdent pas des biens futurs contre des biens présents de valeur moindre ; ils cèdent des biens présents contre des biens présents, ils se font payer leur travail, leurs matières, qui pourraient servir à satisfaire des besoins présents, ils paient un usage qui est, pour ainsi parler, un bien présent. Mais ces ouvriers, ces locataires, etc., permettent au capitaliste de tirer des intérêts de ses capitaux en tant qu’ils n’entrent pas en concurrence avec lui comme capitalistes ; en cela d’ailleurs ils se conduisent tout comme d’autres qui ne sont ni des ouvriers, ni des locataires, etc., avec qui par conséquent le capitaliste n’entre pas en relations directes.

J’ajouterai encore que lorsqu’on parle, ainsi qu’il arrive souvent, de la dépendance où les ouvriers seraient par rapport aux capitalistes, on tombe dans une confusion assez grave[9]. Ce qui fait que l’ouvrier a besoin, pour gagner sa vie, qu’on le salarie, ce n’est pas qu’il n’a pas de capitaux en sa possession, c’est qu’il ne possède rien ; en d’autres termes, et pour être plus clair, quand même le capital ne jouerait aucun rôle dans la production et ne conférerait aucun avantage à celui qui en est pourvu, les ouvriers seraient encore dans une situation dépendante. Ce n’est pas des capitalistes que les ouvriers dépendent, c’est tout d’abord de ceux qui détiennent les moyens de production, telles les terres. Imaginons un pays où toutes les terres seraient appropriées, et appropriées par un petit nombre, dans lequel en outre il n’y aurait pas de capitaux, rien que ces approvisionnements qui permettent à une population de vivre d’une récolte à l’autre. Ne verra-t-on pas dans ce pays les non-possédants se faire salarier par les propriétaires fonciers, et recevoir comme salaire l’équivalent de ce que le dernier employé d’entre eux ajoute à la production de la terre sur laquelle on l’occupe ? Que des capitaux, maintenant, soient importés dans ce pays : ils permettront d’entreprendre des processus productifs de longue durée ; ils élèveront le rende- ment minimum de la main-d’œuvre ; partageant avec la propriété foncière les produits obtenus avec son aide, le capital non seulement laissera à la main-d’œuvre des salaires qu’elle avait précédemment, mais encore il élèvera ces salaires, pour aussi longtemps du moins que la quantité de la main-d’œuvre disponible n’aura pas crû[10]. Bien loin que le capital exploite les ouvriers, il améliore, d’une certaine manière, leur condition.


114. 3° Il y a exploitation, dit-on parfois, quand un individu n’a qu’une façon de se procurer des avantages, un bien qu’il convoite, que ce bien d’ailleurs lui soit ou non indispensable. C’est en ce sens que Dietzel prend le mot exploitation lorsqu’il explique par l’exploitation l’intérêt de certains biens durables. Un appartement, un piano sont-ils loués à quelqu’un qui ne serait pas en état de les acheter ? alors le propriétaire exploite son locataire, et c’est cette exploitation qui rend compte de l’intérêt qui lui revient[11].

Mais on voit aisément qu’il n’y a rien là qui ressemble à une explication scientifique. Le locataire qui ne pourrait pas se transformer en acheteur est-il dans une situation essentiellement différente de celui qui pourrait acheter, mais qui, pour une raison ou pour une autre, n’a pas ou ne voit pas qu’il ait avantage à acheter ? les deux cas, dans la théorie de l’intérêt, ne doivent-ils pas être confondus ? Pourquoi, le locataire payant l’usage temporaire du bien qu’il loue ce que cet usage représente pour lui d’utilité, et le propriétaire ayant acheté son bien au prix de revient, ce propriétaire perçoit des intérêts, la formule de Dietzel ne le fait aucunement comprendre. Lorsqu’une denrée — comme il arrive souvent — est vendue à des gens qui seraient incapables de la produire par eux-mêmes, qui ne peuvent se la procurer, en conséquence, qu’en l’achetant, croirait-on expliquer le prix que prend cette denrée et les gains que réalisent les producteurs en disant simplement que ceux-ci exploitent les consommateurs[12] ?


115. 4° On dira peut-être encore qu’il y a, dans la perception des intérêts du capital, exploitation par le capitaliste de ceux de qui il perçoit ces intérêts, lorsque ceux-ci, en consentant à payer des intérêts, ne commettent aucune faute, ne font rien qui ne leur soit avantageux. Je prête 1.000 francs à un prodigue, lequel s’engage à me rendre 1.050 francs après un an ; et ces 1.050 francs qu’il me remboursera représenteront, dans le moment où il devra les prélever sur son avoir, plus d’utilité que je ne lui en procure présentement avec les 1.000 francs que je lui donne : comme c’est sciemment et volontairement que le prodigue accepte, ou plutôt sollicite le marché, on ne parlera pas d’exploitation. Mais si au lieu d’un prodigue j’ai devant moi un besogneux, qui a réellement son avantage à m’emprunter 1.000 francs pour m’en rendre 1.050 plus tard, alors certains seront tentés de prononcer qu’il y a exploitation de l’emprunteur.

Seulement il apparaîtra tout de suite que cette vue, pas plus que les précédentes, n’explique proprement l’intérêt ; et j’ajouterai que l’appréciation que l’on formulerait ainsi ne serait nullement fondée : si l’on écarte les préjugés qui ont existé jadis contre le prêt à intérêt et qu’on se mette en présence de la pure réalité, en quoi le fait d’emprunter à intérêt quand y trouve son avantage différera-t-il de celui d’acheter, d’échanger, en quoi différera-t-il de n’importe quelle autre opération économique onéreuse ?


116. 5° Jusqu’à présent, c’est par rapport à l’emprunteur ou à celui de qui le capitaliste tirait ses intérêts que l’on parlait d’exploitation, On peut parler aussi d’exploitation en considérant la situation du capitaliste, et dire que le capitaliste est un exploiteur lorsqu’il perçoit des intérêts qui ne sont pas la rémunération d’un sacrifice, lorsqu’il perçoit plus : d’intérêts qu’il ne lui en faudrait pour se décider à capitaliser.

Si l’on devait accepter cette manière de parler, les capitalistes seraient presque tous des exploiteurs. Senior, et beaucoup d’autres avec lui, ont affirmé que la capitalisation impliquait un acte d’abstinence, par suite un sacrifice. Il est certain que la capitalisation est limitée par les sacrifices qu’elle impose aux capitalistes ; qu’il n’en coûte pas de capitaliser, et aussitôt toutes ces opérations capitalistiques seront entreprises qui donneront un rendement net, si faible soit-il ; il sera capitalisé, par conséquent, beaucoup plus qu’il n’est capitalisé aujourd’hui. Ainsi les moins avantagés des capitalistes ont dans les intérêts qui leur reviennent à peine un peu plus que le dédommagement de la gêne qu’ils se causent en épargnant. Mais pour un petit nombre de capitalistes qui sont dans ce cas, combien de capitalistes qui touchent des intérêts bien supérieurs à ceux dont ils se contenteraient à la rigueur ; combien de capitalistes, plutôt, qui, ayant besoin pour une petite partie de leurs capitaux de l’intérêt courant, pour le surplus, c’est-à-dire pour la majeure partie de leurs capitaux, accepteraient un intérêt très inférieur à cet intérêt. courant[13] ! Les différences qui existent sous ce rapport, entre les capitalistes, ou plutôt entre les parties du capital de chaque capitaliste, sont beaucoup plus grandes que celles qui existent d’ordinaire dans les catégories économiques où une concurrence analogue se remarque. Une denrée est sans doute toujours diversement appréciée par les consommateurs ; le prix de cette denrée s’établissant pur exemple à 10 francs par unité, il y aura des acheteurs pour qui cette denrée représentera une utilité d’à peine un peu plus de 10 francs, et il y en aura qui auraient donné pour l’avoir, s’il en avait été besoin, beaucoup plus de 10 francs ; l’écart cependant qui s’établira entre les uns et les autres, la rente subjective dont certains consommateurs bénéficieront pourra ne pas être très élevée ; et de plus on verra d’ordinaire — surtout s’il ne s’agit pas d’une denrée de luxe — la généralité des consommateurs se ranger près des consommateurs les moins favorisés. Il en va autrement pour les capitaux. Si les capitaux marginaux, ceux qui déterminent le taux de l’intérêt, exigent comme rémunération 3 % par an d’intérêt, il y aura des capitaux pour réclamer des intérêts moindres, il y en aura qui pour être constitués ne demanderont point d’intérêt ; et les capitaux ne demandant point d’intérêt, où ne demandant qu’un intérêt infime seront la grande majorité.

Pour prouver cette assertion, il suffit de faire remarquer que dans chaque moment de la durée les capitaux que l’on crée par des prélèvements sur les revenus ne sont que très peu de chose par rapport aux capitaux précédemment créés et dont on est en train de percevoir les intérêts[14]. Si l’on ne considère que les capitaux nouveaux, alors certes il apparaît que ces capitaux réclament des intérêts : économisant une année 3.000 francs sur mes 10.000 francs de revenus, il faudra, pour que l’opération capitalistique où je vais dépenser ces 3.000 francs me soit avantageuse, que ces 3.000 francs me rapportent 3 %, ou 2,5 %. Mais que sont ces 3.000 francs et tous les capitaux créés dans le même moment à côté des capitaux plus anciens qui rapportent des intérêts ? Moi-même, en même temps que j’économise 3.000 francs sur mes revenus, je suis à la tète d’une entreprise où j’ai dépensé 100.000 francs, et que je pourrais céder pour 100.000 francs ; ou bien encore je viens d’hériter de 100.000 francs liquides. Ces 100.000 francs qui sont à ma disposition, quel intérêt faut-il qu’ils me rapportent pour que je trouve mon profit à les employer d’une manière capitalistique ? un intérêt minime à coup sûr. Car il est clair que ce serait une détestable opération de ma part de les consommer : tout de suite ; ma consommation annuelle étant de 10.000 francs, mon avantage n’est pas de porter une année cette consommation à 110.000 francs pour la laisser les années suivantes à 10.000 francs ; il est de répartir également ces 100.000 francs qui viennent en supplément entre un grand nombre d’années. Si donc il s’agit pour moi de donner à ces 100.000 francs un emploi tel qu’ils me reviennent par fractions — mettons qu’il doive me revenir 5.000 francs par an pendant 20 ans —, il ne m’en coûtera rien de le faire, pour autant du moins que la dépréciation du futur n’interviendra pas[15].

Ainsi la plupart des capitaux rapportent à leurs propriétaires des intérêts qui pourraient tomber à peu à rien sans que ces capitaux fussent détournés de leur emploi actuel. Si le taux de l’intérêt tombait presque à zéro, la capitalisation serait enrayée sans doute ; on ne créerait plus de capitaux, ou du moins l’on n’en créerait pas plus de nouveaux qu’on ne consommerait de primes d’amortissement des anciens capitaux ; mais on en créerait néanmoins, et ces capitaux vraiment nouveaux, joints à ceux qu’on constituerait avec les primes d’amortissement des anciens capitaux, maintiendraient à peu près la production au degré capitalistique qu’elle aurait atteint[16], On dira donc si l’on veut, devant l’énorme prélèvement qu’opèrent les capitalistes sur la production et qui ne correspond que pour une partie à des sacrifices réels de ces capitalistes, qui dépasse considérablement ce qui serait nécessaire pour les déterminer à capitaliser comme ils font, qu’il y a une exploitation par les capitalistes de l’ensemble de la société. Mais la constatation qu’on aura faite, l’appréciation qu’on aura formulée ne constitueront nullement une explication de l’intérêt.

117. 6° Il reste un dernier sens dans lequel on peut parler d’une exploitation capitaliste, sens très général, et qui est impliqué dans tous les sens qui viennent d’être passés en revue. Quand on dit d’un individu qu’il en exploite un autre, ce que l’on veut dire toujours — sur quelque considération particulière que l’on se fonde pour cela —, c’est que les rapports économiques qui s’établissent entre les deux individus sont trop favorables au premier, qu’on voudrait qu’ils le fussent moins, et en outre qu’on conçoit que par suite de tel ou de tel changement ces rapports pourraient devenir autres. Le capital doit les intérêts qu’il perçoit à une exploitation ; quand on parle ainsi, cela signifie toujours qu’on trouve trop élevée la part qui revient au capital des biens que la société produit, et aussi qu’on estime que le prélèvement opéré par les capitalistes pourrait être restreint ou supprimé par quelque modification de l’ordre économique ou social. Ce double jugement, on peut s’y arrêter sans entrer dans aucune considération plus particulière relativement à la situation ou des capitalistes, ou des non-capitalistes. Mais ce faisant, on expliquera l’intérêt moins encore, si possible, qu’en parlant de l’exploitation capitaliste dans un sens plus défini.

118. Je me suis efforcé de montrer à l’encontre de certains socialistes qu’il fallait distinguer avec le plus grand soin, dans la question de l’intérêt du capital, le point de vue spéculatif et le point de vue pratique. Les économistes socialistes ou de tendances socialistes ont cru souvent expliquer l’intérêt à l’aide de formules où l’on ne peut voir que des jugements d’ordre éthique sur ce phénomène : ils ont eu tort en cela. Mais cette confusion n’est pas la seule qu’on ait faite des deux points de vue. Il en est une autre où sont souvent tombés les économistes orthodoxes, ou simplement anti-socialistes : c’est celle qui consiste à tirer immédiatement de l’explication scientifique de l’intérêt une apologie de celui-ci.

Je n’irai pas chercher des exemples de cette confusion — qui n’est pas beaucoup moins grave que la précédente — chez les économistes des générations passées : il ne serait que trop facile d’en trouver chez les théoriciens de l’abstinence ; et ce sont les prétentions apologétiques injustifiées de ces théoriciens, bien plus encore que l’insuffisance de leurs théories, qui sont la cause du discrédit où ils sont tombés. Un exemple plus récent, celui de Böhm-Bawerk, montrera que la facilité est grande de tomber dans cette confusion, que du moins on incline aisément à y tomber ; et l’exemple sera d’autant plus curieux que Böhm-Bawerk, en bien des endroits de son ouvrage, a dit lui-même que c’étaient deux tâches différentes, d’expliquer d’une part, et d’autre part d’apprécier un fait économique.

L’intérêt joue un rôle bienfaisant dans la société économique, assure Böhm-Bawerk[17] : c’est lui en effet qui décide les individus à capitaliser, et qui ainsi a permis à la production d’atteindre le développement où nous voyons qu’elle est parvenue, qui la fait s’accroître sans cesse. Toutefois Böhm-Bawerk est obligé de convenir aussitôt que l’épargne privée n’est pas le seul mode par lequel des capitaux puissent être constitués, que dans un État socialiste il pourrait y avoir aussi une capitalisation. Et la remarque qu’il ajoute, que seule la capitalisation privée a fait ses preuves, son insinuation qu’un État socialiste ne saurait pas pourvoir convenablement à cette nécessité sociale qu’est la capitalisation ne nous ôtent pas le moins du monde le droit de concevoir un régime différent du régime présent, et où n’existerait plus le prélèvement qu’opèrent aujourd’hui les capitalistes sur la production.

119. L’intérêt est juste, dit encore Böhm-Bawerk[18]. C’est un phénomène naturel que les biens présents vaillent plus, toutes choses égales, que les biens futurs ; l’intérêt donc est un phénomène naturel, et étant naturel, il est juste. Un ouvrier travaille pendant 5 ans à construire une machine, laquelle, achevée, vaudra 5.500 francs. L’entrepreneur qui emploie cet ouvrier lui devra, quand son travail sera terminé, 5.500 francs ; mais si l’ouvrier demande à être payé année par année, faudra-t-il lui donner 1.100 francs à la fin de la première année, 1.100 francs à la fin de la seconde, et ainsi de suite ? faudra-t-il que pour l’ouvrier l’attente du produit soit réduite de 5 ans à 2 ans et demi[19] ? Non pas, car payer l’ouvrier 1.100 francs par année, cela reviendrait à lui donner environ 6.200 francs au moment de l’achèvement de son travail : l’ouvrier n’aurait, pour se procurer les 6.200 francs, qu’à placer son gain à intérêts à la fin de chaque année. Et semblablement, 5 ouvriers travaillant chacun une année à une machine qui vaudra 5.500 francs, si la rémunération de ces ouvriers a lieu au moment où la machine est achevée, ils n’auront pas droit au même salaire : un partage égal des 5.500 francs favoriserait le dernier travailleur, qui n’aura attendu son salaire que 6 mois en moyenne, au détriment des autres ; le partage équitable, c’est donc celui qui donnerait par exemple 1.200 francs, 1.150 francs, 1.100 francs, 1.050 francs, 1.000 francs aux 5 travailleurs. Que si maintenant chaque ouvrier demande à être payé à la fin de son année de travail, alors le dernier étant payé toujours 1.000 francs, les autres aussi ne devraient, en bonne justice, toucher que 1.000 francs. Et sans doute l’entrepreneur pourrait donner à chacun des ouvriers, à la fin de son année de travail, 1.100 francs, non pas 1.000 francs ; il pourrait donner à l’ouvrier unique qui travaille cinq ans de suite 1.100 francs à la fin de chaque année. Mais alors il se dessaisirait de ce qui lui revient légitimement, il ferait un cadeau aux ouvriers[20].

Ainsi raisonne Böhm-Bawerk, et son argumentation est vraie en grande partie. Le régime actuel de la propriété, la distribution de cette propriété, et tout un ensemble de circonstances étant données, le capitaliste a la possibilité de percevoir des intérêts : ceux-ci sont le résultat nécessaire de l’état de la société économique, tel qu’il est posé. Mieux que cela : la nécessité en vertu de laquelle le capitaliste perçoit des intérêts est une nécessité qui n’implique aucune contrainte matérielle, qu’il faudrait se garder de confondre avec la nécessité en vertu de laquelle le voyageur est dépouillé par le voleur de grand chemin. Tandis que le voyageur n’a nul besoin du voleur de grand chemin, et qu’il ne va pas chercher celui-ci, l’ouvrier a besoin de son employeur[21]. Le contrat par lequel ce dernier s’assure des intérêts est librement consenti par l’ouvrier, lequel y trouve son avantage tout comme le capitaliste. Seulement, la justice règne-t-elle dès lors que la contrainte matérielle n’apparaît pas, dès lors qu’aucun des contractants n’est obligé de recourir à la menace ou au dol ? la justice permet-elle qu’un individu dépende, pour sa subsistance, d’un autre individu, ou d’une classe ; permet-elle que des individus profitent d’un certain ordre de choses pour vivre, pour bien vivre sans se donner aucune peine, sans s’infliger aucun sacrifice ? Ce sont là des questions que tout le monde ne résoudra pas de même. En un sens peut-être il est juste que le capitaliste prenne tout ce que l’ordre légal d’aujourd’hui lui permet de prendre. Mais il ne faudrait pas que Böhm-Bawerk, comme il paraît y incliner, nous fit défense de désirer l’avènement d’un ordre nouveau, où il n’y aurait plus de capitalistes.

120. Böhm-Bawerk a un dernier argument en faveur de l’intérêt du capital, ou plutôt contre les doctrines qui voudraient que l’intérêt ne fût plus perçu par les capitalistes L’intérêt, dit-il, n’est pas une catégorie historique, mais une catégorie économique ; il subsisterait même dans un État socialiste[22]. L’État socialiste donnera-t-il à chacun le produit intégral de son travail, sans tenir compte du moment où ce produit sera disponible ? L’individu qui plante un arbre devrait, dans ces conditions, recevoir pour ce travail — un travail d’un jour — 1.000 francs, cependant que tel autre individu, un boulanger pur exemple, recevrait seulement 2 francs. Contre une telle inégalité de traitement, il n’est pas un socialiste qui ne protesterait : il sera nécessaire de faire subir une réduction, et une réduction très importante, à la rémunération du premier individu. Mais alors les socialistes ne devront-ils pas dire, pour être conséquents, que celui-ci est exploité ?

Cet argument de Böhm-Bawerk n’est guère concluant. Il n’aurait guère de force que contre un socialisme mal compris. Si, voulant que Chacun ait le produit intégral de son travail, on regardait comme le produit du travail d’un individu tout ce qui sort de ses mains, sans se préoccuper de savoir quels moyens de production ont été mis à la disposition de notre individu qu’il n’a pas créés lui-même, et sans tenir compte non plus des conditions sociales où ce produit a été créé et qui en déterminent la valeur, bref si on entend la formule du droit au produit intégral du travail dans un sens tout grossier, contraire à la vérité des faits, alors, et alors seulement, les conséquences indiquées par Böhm-Bawerk se montreront. Mais on peut entendre autrement cette formule, et on peut aussi — on doit, j’oserai dire —, lorsqu’on est socialiste, la rejeter[23]. L’État socialiste donnera donc à tous les travailleurs une rémunération que je suppose, avec Böhm-Bawerk, égale ; il percevra des « intérêts » qu’il répartira entre les travailleurs, qu’il emploiera au mieux de l’utilité générale : car l’État socialiste entreprendra des opérations capitalistiques, et il n’y consacrera pas toutes ses ressources, le soin de satisfaire les besoins présents ne pouvant pas être négligé complètement. Et cependant l’on ne pourra pas l’accuser d’exploiter certains des travailleurs, l’exploitation n’existant qu’autant que des individus

sont considérés comme sacrifiés à des intérêts particuliers, que ces intérêts particuliers priment ce qu’on regarde comme l’intérêt général.

CHAPITRE IX

LA DÉTERMINATION DU TAUX DE L’INTÉRÊT D’APRÈS BÖHM-BAWERK


121. Comment se détermine le taux de l’intérêt ? À Cette question, Böhm-Bawerk a répondu par une théorie qui n’est pas la partie la moins digne d’attention de son ouvrage sur le capital. Le soin extrême avec lequel cette théorie a été élaborée, la précision que Böhm-Bawerk a mise dans l’exposition des résultats où il est parvenu, l’importance qu’auraient ces résultats s’ils étaient véritables, toutes ces raisons nous invitent à étudier et à discuter les vues de notre auteur.


Pour découvrir comment le taux de l’intérêt se détermine sur le marché — je laisse de côté ce qui a trait à la détermination du taux de l’intérêt entre deux contractants isolés[24] —, Böhm-Bawerk procède par la méthode d’abstraction, la seule sans doute qu’il soit possible d’employer en pareille matière. Il commence par examiner une hypothèse simple, après quoi, réintroduisant, pour se rapprocher de la complexité du réel, les complications qu’il a tout d’abord éliminées, il recherche dans quelle mesure ces complications modifient la loi à laquelle l’avait conduit l’examen de sa première hypothèse[25].

    l’intérêt proprement dit. Marx n’ignore pas que les capitaux empruntés sont parfois employés improductivement (liv. I, chap. 23, p. 416 du t. 1 de la trad. fr.) ; il néglige cette variété de l’intérêt. Pourquoi du moins les capitaux que l’on prête et qui sont employés productivement donnent-ils des intérêts ? parce que le profit, répond Marx, ne peut pas être retenu tout par l’emprunteur, parce que, s’il en était ainsi, l’emprunteur ne paierait rien pour l’usage de la valeur qui lui a été aliénée (chap. 21, pp. 389-390, chap. 22, p. 403, chap. 23, p. 410, etc.). Et qu’est-ce enfin qui détermine le taux de l’intérêt ? C’est, dit Marx, la concurrence : tandis que pour les autres marchandises, pour la force de travail, qui est une marchandise encore, le prix, lorsque l’offre égale la demande, équivaut au coût de la production et qu’il est réglé par les lois immanentes de la production capitaliste, pour l’intérêt il en va autrement ; il ne saurait y avoir un « taux naturel » de l’intérêt (chap. 21, p. 898) ; ce qui n’empêche pas d’ailleurs Marx d’assurer que le taux du profit exerce une influence sur celui de l’intérêt (chap. 22, pp. 403-404, etc.) — les profits extraordinaires de l’emprunteur, à vrai dire, n’intervenant pas ici le moins du monde (p.403). — On avouera que ces quelques indications sont loin de constituer une théorie vraiment scientifique de l’intérêt.

  1. Je m’attache à l’argumentation de Marx, plus élaborée et plus précise que celle de Rodbertus. Voir Le capital, liv. 1, sections I, II et III.
  2. Voir spécialement Böhm-Bawerk, 1, chap, 12.
  3. Toutes les assimilations que l’on a faites de la nécessité où l’ouvrier se trouve d’accepter les conditions qui lui sont offertes avec le contrainte physique, tout ce que l’on dit au sujet du caractère formel et illusoire de la liberté de l’ouvrier dans le contrat du travail ne saurait prévaloir contre cette constatation. L’ouvrier a avantage à vendre sa force de travail le prix qui lui en est donné ; employé par le capital, il produit plus qu’il ne produirait autrement ; donc le produit qu’il crée, il ne le produit pas proprement à lui seul.
  4. Pour Marx, cette thèse était-elle vraiment une loi scientifique, au sens ordinaire du mot ? il y a lieu d’en douter. J’incline pour ma part à adopter l’interprétation de Croce. La valeur-travail de Marx serait « un fait pensé et pris comme type », qui servirait « de terme de comparaison, de mesure, à l’égard de la société capitaliste » (Croce, Matérialisme historique et économie marxiste, pp. 93-114 de la trad. fr., Paris, 1901). Par là deviendrait compréhensible ce que Marx a dit des oscillations du prix autour de la valeur ; par là se résoudrait la contradiction apparente du liv. 1 du Capital, dans lequel la plus-value est donnée comme proportionnelle à la quantité de la main-d’œuvre salariée par le capitaliste, et du liv. III, où le profit se proportionne à la quantité du capital. Mais il reste qu’on peut se demander dans quelle mesure la théorie de Marx aide à comprendre le fait de l’intérêt, et il est légitime de critiquer cette théorie en tant qu’elle prétendrait expliquer la réalité économique, puisqu’aussi bien elle a reçu souvent cette interprétation.
  5. Il faut parler ici la langue des auteurs que je critique.
  6. En somme, l’ouvrage de Marx est, sur les questions qui nous occupent, tout à Fait insuffisant. Marx a pu projeter une vive lumière sur la manière dont, dans certains pays, la première accumulation capitaliste s’est opérée, il a pu analyser avec beaucoup de pénétration certains des procédés dont les capitalistes se servent pour intensifier la production et accroître leur profit, il a pu émettre des vues nouvelles sur telle source de revenus, comme la rente foncière. Mais nulle part il ne s’est expliqué sur le rôle véritable que joue le capital dans la production. Les causes qui limitent la capitalisation, il n’en dit rien. Au profit du capital — il s’agit du capital productif — il assigne comme origine l’exploitation des ouvriers : on a vu ci-dessus ce qu’il fallait penser de cette théorie. Cependant à côté du « profit » du capital il y a
  7. II, pp. 384-385.
  8. Cf. Lexis, dans le Jahrbuch für Gesetzgebung, XIX, I, pp. 335-336, Böhm-Bawerk, II, pp. 330 et suiv., pp. 384-385 : il est vrai que Böhm-Bawerk ne veut pas qu’on se serve ici du mot exploitation (pp. 358 et suiv.).
  9. Je relève cette confusion, par exemple, dans le passage de Lexis que j’ai cité tout à l’heure. Il y est parlé expressément et à plusieurs reprises de la domination économique des capitalistes sur les ouvriers ; la continuité de cette domination est indiquée comme la raison pour laquelle l’intérêt se proportionne au temps, et est éternel.
  10. C’est le sentiment obscur de celle vérité qui sans doute a inspiré des théories comme celles de George et de Loria, théories d’après lesquelles la condition de l’ouvrier serait entièrement transformée par l’abolition de la propriété individuelle de la terre, ou par l’établissement du régime de la « terre libre ». Ces théories sont fausses d’ailleurs en tant qu’elles voient dans l’appropriation des terres une condition nécessaire de l’intérêt : même sans l’appropriation des terres, la possession du capital, la possibilité de capitaliser conférerait des avantages, permettrait de percevoir des intérêts.
  11. Göttingische gelehrte Anzeigen, 1891, p. 934.
  12. Notons que la plupart des consommateurs jouiront d’une rente, comme disent certains économistes ; car ils paieront la denrée qu’ils achètent moins cher qu’ils ne seraient disposés à faire ; et de même des locataires de biens durables.
  13. C’est ainsi qu’il faut présenter les choses. La gêne qui résulte de la capitalisation s’accroît pour le capitaliste à mesure qu’il constitue davantage de capitaux. Chaque capitaliste constitue autant de capitaux qu’il lui est avantageux d’en constituer, et les derniers de ces capitaux, toujours, donneront au capitaliste cet intérêt seulement qui est nécessaire pour qu’il lui soit avantageux de les détourner de la consommation immédiate.
  14. En tant que les biens créés ou acquis avec ces capitaux anciens pourraient être l’objet d’une consommation immédiate, Le rapport des biens que l’on épargne dans une année, par exemple, avec ce que l’on a précédemment détourné de la consommation et que l’on pourrait reprendre pour le consommer immédiatement, ce rapport varie, comme on le conçoit, avec les temps et les lieux. Ce qu’il est pour notre temps et pour notre pays, on peut s’en donner une idée approximative ; et l’on se rend compte aisément par là que l’accentuation du caractère capitalistique de notre économie se fait assez lentement.
  15. Quand j’avance que d’une manière générale les capitalistes n’ont pas besoin d’intérêts, je suis d’accord avec Böhm-Bawerk. Celui-ci déclare (II, pp. 349-350) que dans la société d’aujourd’hui la valeur d’usage des biens présents n’est pas plus grande pour le capitaliste que celle des biens futurs : 10 fr, disponibles dans deux ans valent autant que 10 fr. immédiatement disponibles. Böhm-Bawerk note encore (pp. 332-333) que le capitaliste, en général, n’aurait pas avantage, bien au contraire, à consommer son avoir d’un coup ; son intérêt veut qu’il en conserve une partie pour la satisfaction des besoins futurs ; ainsi il estimera les biens présents moins que les futurs, ou plutôt — les biens présents pouvant être conservés — il les estimera autant, Et la dépréciation du futur ne changera presque rien à cela.
  16. Les variations du rapport des ressources et des besoins feraient créer des capitaux nouveaux et consommer d’autre port des primes d’amortissement en quantités point très inégales ; la dépréciation du futur tendrait à abaisser le degré capitalistique de l’économie, mais son influence serait probablement assez faible. Je reviendrai là-dessus au dernier chapitre (§§ 145 et suiv.).
  17. II, pp. 387-388.
  18. Pp. 383-384.
  19. Cette durée de 2 ans et demi serait une durée moyenne.
  20. I. pp. 467-479.
  21. On a vu plus haut (§ 113) que le capitaliste ne tirait pas son intérêt proprement des ouvriers qu’il emploie ; on me passera ici une façon de présenter les faits qui n’est pas tout à fait exacte ; je l’adopte afin de me tenir plus près de l’argumentation de Böhm-Bawerk.
  22. II, pp. 388-396.
  23. Voir mon livre L’utilité sociale de la propriété individuelle, pp. 326-329.
  24. II, pp. 397-403.
  25. Pp. 403-455.