CHAPITRE IV

L’INTÉRÊT ET LES AUTRES SORTES DE REVENUS


46. Ayant déterminé les différentes façons dont l’intérêt du capital prend naissance, c’est le moment de faire une digression, de rechercher ce qui distingue l’intérêt des autres sources de revenus, et de marquer les rapports qui peuvent exister entre l’intérêt et ces sources de revenus.


Parmi les différentes espèces de revenus, il en est une qui se distingue trop nettement de l’intérêt pour qu’il soit utile d’en parler ici : c’est le revenu du travail. Mais tel n’est pas le cas de la rente ; et c’est pourquoi il me paraît nécessaire de tâcher de définir celle-ci exactement.

Lorsqu’on se sert du mot rente pour désigner non pas tous les revenus quels qu’ils soient[1], mais seulement certaine espèce de revenus — ce qui est bien préférable —, on voit qu’il est deux sortes de rentes, les rentes que j’appellerai subjectives, et les rentes objectives. Les rentes subjectives sont celles que l’on perçoit sous la forme, non de valeurs d’échange, mais d’utilités. Il y a, par exemple, une rente subjective des consommateurs. Des acheteurs paient un article 10 francs ; parmi eux, il n’en est pas un seul peut-être qui n’estime à plus de 10 francs l’utilité de l’article ; en d’autres termes, il n’en est pas un peut-être qui n’estime l’article en question plus que le moins utile des articles qu’il peut avoir pour 10 francs, et qu’il achète effectivement. Celui des demandeurs exclus qui était disposé à donner le plus eût donné 10 francs - ε ; il n’a pas effectué un achat qui lui était désavantageux ; le moins favorisé des acheteurs n’a conclu cet achat que parce qu’il lui était avantageux : et ainsi tous les acheteurs effectifs auront bénéficié d’une rente. Veut-on admettre maintenant l’hypothèse d’acheteurs effectifs pour qui l’achat à faire s’est présenté comme indifférent[2] ? il reste toujours que la plupart des acheteurs ont ce qu’ils achètent pour une somme inférieure à celle qu’il consentirait à payer. On peut dire, d’une certaine manière, qu’ils ne paient pas toute l’utilité qu’ils perçoivent : une partie de cette utilité leur est versée gratis, et ce n’est pas sans raison que l’on parle ici d’une rente.

Si importante que soit pour l’économique la considération de la rente subjective[3], celle des rentes objectives, c’est-à-dire de ces rentes que l’on perçoit sous forme d’argent, l’est à coup sûr bien plus encore. Les rentes subjectives pourraient varier beaucoup sans que rien fût changé dans l’organisation économique, sans que rien variât, que la somme du bien-être dont chaque individu jouit. Je paie 10 francs un objet dont l’utilité pour moi représente une somme double ; que de 20 francs l’utilité de cet objet vienne à tomber à 12 francs, je n’en continuerai pas moins à l’acheter, puisque, ordonnant mes dépenses possibles selon l’utilité plus ou moins grande que j’en dois retirer, je ne laisse aucune de ces dépenses qui doivent me donner une rente subjective. Ma rente subjective de consommateur peut donc varier sans que rien soit changé dans mes achats, par suite, dans la consommation et la production générales. Mais que les rentes objectives varient, alors varieront les revenus-valeurs des individus, leur puissance d’achat ; des perturbations auront lieu dans la consommation, conséquemment dans la production.

47. Qu’est-ce donc qu’une rente objective ? C’est, essentiellement, un revenu tel que, s’il venait à disparaître, l’opération économique qui lui donne naissance ne cesserait pas nécessairement pour cela d’être faite. Prenons par exemple la rente foncière, qui va au propriétaire foncier, soit qu’il exploite lui-même sa terre, soit qu’il la donne à bail à un fermier. Les choses peuvent s’arranger de telle sorte que le propriétaire d’une terre, après avoir pendant un temps tiré une rente de celle-ci, perde cette rente complètement : il en sera ainsi si notre propriétaire n’est pas en état de tirer de sa terre plus que ce qu’il gagnerait à s’occuper ailleurs, et si personne ne se trouve pour gagner, en cultivant cette même terre, plus qu’en s’occupant autrement[4]. Alors néanmoins l’exploitation de la terre en question pourra être continuée, soit par le propriétaire, qui ne verra pas d’avantage à prendre une autre occupation, soit par un autre individu, qui sera dans un cas identique et à qui le propriétaire aura cédé gratuitement l’usage de cette terre.

Un autre caractère essentiel de la rente objective — de la rente, dirai-je simplement, prenant désormais le mot dans ce sens restreint — c’est que le montant en est déterminé pour chaque fonds, le prix des denrées étant donné, d’une manière particulière par ce que produit le fonds en question. Il n’est pas interdit de concevoir que dans un pays toutes les terres fournissent un produit égal ; les rentes seront égales alors, mais c’est de l’égalité des produits que cette égalité des rentes aura résulté ; on ne pourra pas fixer à l’avance, sans savoir ce qu’une terre produit, la rente que cette terre rapportera.

À ces deux caractères, dont l’un, le premier, appartient à la seule rente, et dont l’autre lui est commun avec certain autre titre de revenu[5], on a voulu souvent en ajouter encore. Mais hors ces deux-là, il n’en est pas qui soient essentiels. Prétendra-t-on, par exemple, que la rente résulte de conditions naturelles, tandis que tels autres revenus sont déterminés par des conditions d’ordre social ? Montrera-t-on que la rente d’une terre tient à la fertilité de cette terre, alors que l’intérêt du capital, pour ne parler que de lui, est déterminé par la somme et par l’échelle des ressources des membres de la société, par leur esprit d’économie plus ou moins développé, etc. ? La distinction serait quelque peu arbitraire. La rente foncière dépend directement des prix des denrées que la terre produit, mais ces prix sont déterminés eux-mêmes par la demande, par les besoins et les ressources des consommateurs. Et d’autre part parmi les facteurs qui influent sur le taux de l’intérêt on sait assez qu’il en est qui sont, pour partie tout au moins et d’une certaine manière, « naturels », telle la productivité des emplois ouverts aux capitaux.

La rente n’est pas non plus nécessairement éternelle, ou même durable, ni régulière. Elle n’est pas nécessairement régulière : une terre donne plus une année, moins une autre année ; et même si l’on établit des moyennes sur des périodes de plusieurs années, on voit ces moyennes changer d’une période à l’autre, par suite des modifications survenues soit dans l’organisation générale de la production, soit dans les goûts et la demande des consommateurs, soit même dans les conditions climatériques et géologiques de la production. La rente n’est pas nécessairement éternelle, ou même durable : n’est-il pas permis en effet de concevoir telle circonstance exceptionnelle qui à une terre ordinairement improductive ferait donner un produit, une rente, et inversement telle circonstance qui rendrait improductive une terre en rapport ?

48. Ceci nous amène à distinguer les différentes sortes de rentes objectives que l’on peut rencontrer. La distinction de la rente absolue, c’est-à-dire de la rente donnée par toutes les terres, y compris la plus pauvre d’entre elles, et de la rente différentielle, laquelle vient s’ajouter à l’autre pour tous les fonds qui ne sont pas de la dernière catégorie, cette distinction est trop classique pour qu’il soit besoin de s’y arrêter. Mais ce que l’on n’a pas assez bien vu, et ce qu’il importe de montrer, c’est qu’il est d’autres rentes que la rente dite foncière. Les terres donnent des rentes en tant que celui qui les possède s’approprie le concours de certaines forces naturelles ; elles en donnent encore en tant qu’elles fournissent à celui qui les occupe l’emplacement dont il a besoin pour entreprendre une production, pour exercer une industrie, pour se loger simplement ou pour se procurer certaines commodités, certains plaisirs ; et voilà la rente foncière.

Mais une rente ne peut-elle pas être assurée encore à celui qui est propriétaire d’une invention, d’une méthode productive ? N’exploite-t-on une invention ? n’y a-t-il pas identité, si au lieu de considérer ce qui est exploité on considère le mode de l’exploitation, la façon dont le revenu se forme et est perçu, entre le rendement de ce fonds qu’est l’invention et le rendement d’une terre ? là comme ici n’est-on pas en droit de parler de rente ? Et de même que les inventions, qui sont des idées générales pouvant recevoir une multiplicité d’applications, rapportent des rentes lorsqu’elles sont appropriées, de même des idées particulières susceptibles d’appropriation et pouvant être un objet d’échange rapporteront un revenu qui sera une rente : comment appeler autrement, par exemple, l’argent que je toucherai pour révéler à un individu un héritage qui lui revient, et que seul je suis en état de lui faire connaître ?

Les différentes sortes de rentes, la rente dite foncière, la rente des idées générales, la rente des idées particulières, ne sont pas, au reste, sans se combiner en diverses manières. Je ne représenterai pas, pour le prouver, qu’une terre n’a de valeur qu’autant qu’on sait la cultiver, tout comme la force de travail d’un homme n’a de valeur qu’autant qu’il sait s’en servir, qu’il connaît un métier ; et qu’ainsi à la terre, pour expliquer la naissance de la rente, il faut que des connaissances, des idées générales s’adjoignent. C’est une chose que l’on sait assez, surtout depuis que Tarde l’a mise en lumière[6]. Et surtout ici il n’y a pas à proprement parler combinaison de rentes, une rente ne pouvant pas naître d’un fonds, d’une idée tombée dans le domaine public : la vertu productive de l’idée s’est réellement et complètement incorporée aux terres. Mais imaginons, prenant un autre cas, qu’un homme propriétaire d’une invention ait le choix, pour exploiter celle-ci, entre trois emplacements. Le choix étant indifférent pour lui, il se trouve que l’exploitation de l’invention en question rapportera, sur l’emplacement A 1.000 francs de plus que ce qu’on obtient sur cet emplacement ; en B, 2.000 francs de plus ; en C, 3.000 francs. Qu’arrivera-t-il ? Les propriétaires de A, de B et de G entreront en concurrence ; le premier se contenterait, pour céder sa terre, du produit de l’exploitation de l’invention diminué de 1.000 francs, le deuxième, de ce même produit diminué de 2.000 francs, le troisième, du produit diminué de 3.000 francs. C’est le troisième qui l’emportera ; et il recevra le produit de l’invention diminué de (2.000 francs + ε), laissant à l’inventeur 2.000 francs + ε. En définitive, l’invention aura donné naissance à deux rentes, l’une pour l’inventeur, l’autre pour le propriétaire foncier, cette dernière venant renforcer celle que le dit propriétaire foncier touchait déjà auparavant.


49. Sachant d’une manière précise ce qu’est la rente, il est aisé de voir en quoi l’intérêt se distingue d’elle. La rente, avons-nous vu, est un revenu tel que, ce revenu venant à disparaître, l’opération économique qui le fait naître ne serait pas nécessairement abandonnée. Il en va tout autrement pour l’intérêt. Que les capitaux engagés par moi dans une entreprise cessent de rapporter des intérêts, et j’arrêterai aussitôt l’entreprise, si du moins il m’est possible de retirer de celle-ci l’équivalent de ces capitaux[7] ; qu’un débiteur ne soit plus en situation de me servir des intérêts, et je me garderai de lui renouveler un prêt que je lui avais consenti une première fois. C’est qu’en effet souvent le prêt, l’avance des capitaux est en elle-même une opération désavantageuse, ou jugée telle, qu’on ne peut consentir, qu’on ne consent qu’à la condition qu’il nous revienne à la liquidation de l’opération un excédent en plus de l’avance. Et pour le cas où le capitaliste n’a point, ne trouve pas de désavantage à consentir son avance, il lui faudra un intérêt encore, parce que des opérations s’offrent à lui, en dehors de celle qu’il peut considérer, où ses capitaux rapporteraient des intérêts, parce que, les capitaux étant tous fongibles, les capitaux dont dispose notre capitaliste peuvent aller partout faire concurrence à ceux des autres capitalistes.

Cette dernière remarque nous conduit à la deuxième différence qui distingue l’intérêt de la rente. La rente se détermine, pour chaque fonds, par la considération de ce que ce fonds produit. Et cela se comprend. Si en effet il y a concurrence entre les produits des différents fonds, et fongibilité, s’il y a aussi une certaine espèce de concurrence entre les fonds, en ce sens par exemple qu’un fermier, pour une rente égale à payer, préférerait un fonds plus productif à un fonds qui le serait moins, il reste que les fonds ne peuvent pas exactement prendre la place les uns des autres, que ces fonds ne sont pas également productifs à superficie égale[8].

Les capitaux au contraire sont parfaitement fongibles : il est parfaitement indifférent à un emprunteur de prendre l’argent de l’un ou celui de l’autre, il est indifférent que tel argent serve à mettre une terre en valeur, ou une autre. Et c’est pour cette raison que, au contraire de ce qui se passe pour la rente, il n’y a qu’un taux de l’intérêt du capital. Par cela même que l’emprunteur n’est nullement attiré vers un prêteur plutôt que vers un autre, il s’établira sur le marché du capital un prix uniforme pour le loyer de celui-ci[9].

50. Toutefois si l’intérêt, considéré dans sa totalité, se distingue radicalement de la rente, il est une portion de l’intérêt qui offre avec la rente des analogies très grandes : c’est cette portion de l’intérêt qui excède ce que le capitaliste exige pour compenser le désagrément de son renoncement temporaire. Je perçois, pour l’argent que j’ai avancé un intérêt de 4 %, parce que c’est là l’intérêt courant ; mais l’avance m’eût été indifférente si l’on m’eût promis 2 % ; et il suffirait de 2 + ε/0 pour qu’elle me fût avantageuse. Il apparaît que les 2 % que je touche en plus de ce qui m’est, en un certain sens, nécessaire ressemblent à une rente. Comme la rente, ce surplus pourrait disparaître — par une baisse du taux de l’intérêt, par exemple — sans que je dusse nécessairement par là cesser de consentir mon avance ; et, comme la rente encore, ce surplus se détermine par des considérations particulières, la considération des ressources du capitaliste, de l’estime relative qu’il peut faire des biens présents et des biens futurs, la considération enfin de ce que le capitaliste a pu déjà avancer, puisqu’une avance s’ajoutant à une autre est plus désavantageuse, par elle-même, que celle fais il subsiste entre cette portion de l’intérêt et fa rente des différences, dont la plus importante est précisément que d’un côté on a une portion d’un certain revenu, lequel se détermine lui-même par des conditions propres, et de l’autre un revenu distinct, qui s’ajoute aux autres. Cette portion de l’intérêt, d’ailleurs, qui est en question, faudrait-il l’assimiler aux rentes subjectives, ou aux rentes objectives ? Elle tient des premières en ce qu’elle résulte, entre autres choses du moins, des besoins, des goûts du capitaliste. Elle tient des secondes, puisqu’elle consiste en une valeur que l’on touche, non pas en de l’utilité. Et elle ne peut être identifiée complètement ni aux unes, ni aux autres.

51. Étudions maintenant les rapports — ce sont comme on va le voir, des rapports de concomitance — qui peuvent exister entre l’intérêt d’une part, et d’autre part les autres sources de revenus.

Ces rapports n’apparaissent point dans le cas des « prêts de consommation »[10], il est à peine besoin de le dire. Dans de tels prêts, il n’y a pas autre chose à envisager que l’utilité de la somme prêtée pour le prêteur et pour l’emprunteur, au moment du prêt et au moment du remboursement ; c’est cela seulement qui détermine la conclusion de l’opération.

Les rapports que nous cherchons se présenteront-ils à nous dans le cas des biens durables de jouissance et dans celui de la pseudo-productivité des capitaux ? Cela dépend. Si entre les loueurs des biens durables de jouissance, si dans ces industries qui exigent des capitaux et où la quantité du produit est toujours proportionnelle aux capitaux avancés il règne une parfaite concurrence, et que la plus-value soit toujours proportionnelle aux avances, alors les capitaux employés à acquérir des biens durables de jouissance pour ba location ou pour l’usage personnel et Les capitaux pseudo-productifs rapporteront un intérêt, sans que de l’emploi de ces capitaux il sorte aucune autre espèce de revenu. On louera des pianos en telle quantité que le prix de location, c’est-à-dire l’utilité de la location pour le moins avantagé des preneurs, assure aux loueurs l’intérêt courant, cet intérêt à moins duquel le moins avantagé des capitalistes ne consentirait pas ses avances[11]. Celui qui achètera un piano pour son usage personnel fera un placement au même taux, le rapport du prix des pianos à leur loyer se réglant sur ce taux, Et on fabriquera des pianos en telle quantité — je puis prendre cet exemple, car la fabrication des pianos exige des avances — que le prix de vente qui s’établira par là assure aux fabricants, pour leurs avances, le même intérêt normal. Par suite, les capitaux qui sont employés à acheter des pianos ou à fabriquer des pianos ne pourront pas être des capitaux empruntés : touchant comme revenu de ses avances seulement l’intérêt normal, quel avantage le loueur, l’acheteur, le fabricant auraient-ils, s’il leur fallait d’autre part verser à un prêteur ce même intérêt ?

Que maintenant la concurrence des loueurs, des fabricants de pianos ne soit pas parfaite, que nos capitalistes n’aient pas de concurrents, et les choses iront autrement. Un individu qui loué des biens durables de jouissance, un producteur qui a engagé des capitaux dans une de ces industries où le produit est proportionnel aux avances, peuvent être en possession d’un monopole ; s’ils ont des concurrents, ils peuvent, pour une raison ou pour une autre, obtenir des produits meilleurs à dépense égale, ou être en état de livrer des produits semblables à meilleur marché, ils peuvent avoir une supériorité quelconque sur leurs concurrents, par rapport au marché tout entier ou par rapport à une partie des consommateurs. Alors nos gens tireront de leurs avances plus que l’intérêt normal ; alors ils pourront avoir avantage à employer des capitaux empruntés, pour donner aux prêteurs l’intérêt normal et garder par devers eux le surplus. Lorsqu’on n’est pas dans le cas de la concurrence parfaite, les capitaux pseudo-productifs, les capitaux qu’on emploie à acquérir des biens durables de jouissance pour les louer rapportent, outre l’intérêt, un revenu d’une autre sorte[12].

Ce revenu qui se surajoute à l’intérêt, quel est-il au juste ? Ce peut être une rente foncière. Loueur de pianos, je possède un emplacement qui me permet, par la facilité particulière avec laquelle ceux qui cherchent des pianos peuvent y venir, de louer mes pianos un peu plus cher que mes concurrents : ce qui me revient en plus de l’intérêt normal et qui est dû à cet emplacement où je suis, n’est-ce pas une rente foncière ? De même si, dans une entreprise nécessitant l’emploi de capitaux pseudo-productifs, j’obtiens plus que mes concurrents à cause de la situation ou de la fertilité plus grande d’une terre que j’exploite. Le revenu que je perçois en plus de l’intérêt de mes capitaux peut être encore une rente point foncière : ce sera par exemple la rente d’une idée générale, si je suis en possession d’un monopole ou si j’ai une supériorité quelconque sur mes concurrents par suite de quelque procédé de fabrication qui m’appartiendrait. Enfin ce revenu peut-être la rémunération de mon talent, c’est-à-dire d’un travail qualifié : car ma supériorité ne tient peut-être pas à autre chose qu’à l’habileté dont je fais preuve dans l’organisation et dans la direction de mon entreprise.

52. Venons au cas de la productivité proprement dite du capital : nous y ferons les mêmes constatations. Dans une industrie que l’on peut exercer sans capitaux, l’emploi du capital assure un revenu plus grand ; dans une industrie où avec 1.000 francs de capital on a annuellement un revenu de m, on a avec 2.000 francs d’avances un revenu de 3 m. Dans la première de ces industries, on fera l’avance du capital nécessaire si ce capital doit rapporter l’intérêt normal ; on la fera dans la deuxième si 3 m représente par rapport à 2.000 francs ce même intérêt normal. Mais dès lors que l’on n’est pas au-dessous de cet intérêt normal, ce n’est qu’exceptionnellement qu’on ne le dépassera pas. La productivité de ces capitaux qui rapportent l’intérêt normal est infiniment diverse ; très rares seront les capitaux productifs qui donneront seulement cet intérêt. Ici donc encore à l’intérêt s’ajoutera, à l’ordinaire, un autre revenu ; et ce revenu sera une rente foncière, une rente non foncière, un revenu du travail. J’achète des instruments aratoires, et l’emploi de ces instruments me rapporte plus que l’intérêt des sommes qu’ils m’ont coûté : ce résultat est peut-être dû à la qualité de ma terre, c’est peut-être le rendement de ma terre qui est accru par là ; et alors l’excédent de cet accroissement sur l’intérêt devra être regardé comme une rente foncière ; cet excédent est peut-être dû à l’habileté particulière avec laquelle j’emploie les instruments en question ; et alors cet excédent que j’obtiens, et qu’un autre n’obtiendrait pas en ma place, est un revenu du travail. On peut imaginer aisément telles autres hypothèses où la propriété soit d’une idée générale, soit d’une idée particulière donnerait naissance à l’excédent, lequel serait alors une rente non foncière.

Ainsi le cas de la productivité du capital est semblable à celui de l’acquisition des biens durables de jouissance et de la pseudo-productivité. On pourrait être tenté d’établir une différence entre les deux cas, en disant que dans le premier ce qui est normal, c’est que rien ne s’ajoute à l’intérêt, alors que dans le deuxième l’intérêt ne se montre tout seul que par exception ; partant de là, on dirait peut-être que dans le premier cas c’est l’intérêt que les capitaux rapportent, et que l’autre revenu vient s’ajouter à cet intérêt, que dans le second cas au contraire ce que le capital rapporte, c’est la somme de l’intérêt et de l’autre revenu, laquelle somme peut, par une diminution de ce second revenu, se réduire à la limite au seul intérêt. En réalité, toute distinction essentielle que l’on voudrait poser ici serait arbitraire ; ce qui est donné d’abord, c’est toujours le tout du rendement du capital. Est-il même fréquent que dans notre premier cas le capital ne rapporte que l’intérêt ? non pas car la concurrence parfaite n’existe guère qu’en théorie ; ce qu’on voit dans la société, ce sont toujours des concurrents inégalement avantagés, dont chacun : a sur les autres quelque supériorité. Tout ce qu’il convient d’admettre, c’est que dans notre premier cas les variations du revenu qui s’ajoute à l’intérêt seront, à prendre les choses en gros, beaucoup moins étendues que dans le deuxième cas.

53. En définitive, dans les différents cas dont j’ai parlé, c’est pour avoir soit l’intérêt normal, qui représente ici un minimum et comme une limite, soit ce même intérêt normal accru d’un revenu supplémentaire, que le capitaliste avance ses capitaux. Et lorsqu’un entrepreneur emprunte des capitaux, s’engageant à payer pour ces capitaux l’intérêt normal, c’est afin de s’approprier le revenu supplémentaire qu’il obtiendra, en sus de l’intérêt, par l’emploi des dits capitaux.

Ceci permet de préciser les conditions qui sont nécessaires pour que puisse se conclure l’emprunt. L’individu qui emprunte, et qui n’emprunte pas pour subvenir à sa consommation, cet individu doit avoir la possibilité d’obtenir, en employant ces capitaux qu’il se fait céder, plus que l’intérêt normal : il doit être en possession soit d’un fonds — terre, idée générale ou particulière — soit d’une habileté, d’un talent dont l’exploitation lui promette ce rendement supérieur à l’intérêt. Il faut en outre que l’emprunteur ait avantage à emprunter à intérêts, au lieu d’économiser les capitaux qui lui sont nécessaires, autrement dit, il faut qu’il lui en coûte plus de se constituer des capitaux par l’épargne qu’il ne lui en coûtera de servir l’intérêt normal à son prêteur. Il faut enfin que le prêteur trouve dans la perception de l’intérêt normal le dédommagement de ce que son épargne lui coûte, et qu’il n’ait pas la possibilité de retirer d’une entreprise qu’il monterait lui-même, l’intérêt qui lui sera servi[13].

On peut dès lors concevoir les combinaisons multiples qui ont lieu de l’intérêt et des autres sources de revenus. Je ne prendrai qu’un exemple, dans lequel je combinerai l’intérêt avec la rente foncière. Soit une terre. Cette terre donne un produit même alors qu’on ne dépense sur elle aucun capital. L’hypothèse est irréelle ? sans doute elle l’est, comme toute hypothèse d’une production qui ne serait à aucun degré capitalistique. Une production demande toujours du temps pour se développer, elle exige toujours des avances ; en fait de dépenses non capitalistiques il n’y a que celles qui accompagnent la consommation, telle la peine qu’on se donne pour mâcher ses aliments, et de telles dépenses ne sont plus regardées comme des dépenses de production, elles viennent immédiatement en déduction du plaisir que l’on trouve à consommer, elles diminuent ce plaisir, elles ne s’opposent pas à lui. Mais pour irréelle qu’elle est, je n’en ai pas moins le droit de faire mon hypothèse ; il est des terres d’ailleurs qui peuvent produire sans être cultivées, ne demandant d’autre travail que celui de la cueillette, lequel prend un temps très court, pratiquement nul. Notre terre donne donc un produit : si le produit est supérieur aux frais qui sont nécessaires pour le percevoir, le propriétaire de la terre bénéficiera d’une rente, que j’appellerai primaire. Cette rente au reste peut se composer de deux parties, une rente absolue et une rente différentielle. Il y aura une rente absolue si les terres pouvant produire cette denrée qu’on tire de la nôtre sont rares, et que la moins fertile de ces terres rapporte elle-même une rente ; il y aura une rente différentielle dans presque tous les cas, qui s’ajoutera à la rente absolue si celle-ci existe, ou qui, autrement, se présentera seule. Que l’on vienne maintenant à appliquer à notre terre du capital. Alors à la rente primaire s’adjoindra l’intérêt du capital. Et le plus souvent cet intérêt n’apparaîtra pas sans une rente secondaire née comme lui de l’emploi du capital. L’intérêt ressemble ici quelque peu à une rente absolue ; ce n’est point une rente cependant, comme nous savons, car de son existence dépend l’avance ou la non-avance des capitaux. Quant à la rente secondaire venant en plus de l’intérêt, ce sera une rente différentielle, qui variera avec les fonds, qui variera aussi avec les capitaux successivement appliqués à la terre[14].

54. Les vrais rapports qui unissent l’intérêt aux autres titres de revenus ont été souvent méconnus par les auteurs. Il est arrivé à certains de ces auteurs de ne pas voir de quelle façon à l’intérêt venait s’ajouter un revenu d’autre espèce, et de transformer un rapport de concomitance en un rapport de dépendance. Il est arrivé à d’autres économistes de ne pas dire avec assez de précision comment, employant du capital, on donnait naissance à la fois à l’intérêt et à d’autres sortes de revenus. Enfin on a souvent négligé d’indiquer tous les revenus avec lesquels l’intérêt peut se trouver associé, on n’a parlé que de la rente foncière, ou du revenu du travail qualifié.

Turgot croyait que l’intérêt du capital découlait d’une manière générale de la rente foncière. Avec un capital de 100.000 francs, je puis acheter un fonds de terre rapportant 5.000 francs par an ; dans ces conditions, je ne prêterai mon capital, je ne l’engagerai dans une entreprise que s’il doit me rapporter 5.000 francs[15]. En réalité, cette explication n’en était pas une. Ce qu’il faut expliquer, c’est que cette terre qui doit donner 5.000 francs par an indéfiniment se vende, qu’elle n’ait pas un prix infini. Turgot constate que l’on peut avec une somme d’argent acheter une rente éternelle, autrement dit que l’on peut tirer un intérêt des capitaux dont on dispose. Il constate encore que l’intérêt varie. Mais il ne fait rien autre chose que constater que le capital rapporte des intérêts, au reste variables, et il s’illusionne lorsqu’il s’imagine avoir rendu compte des causes du phénomène. Bien plus, il est permis de voir dans cette explication prétendue un renversement de l’ordre logique des faits. Loin que la possibilité d’acheter des fonds de terre, c’est-à-dire des rentes, explique l’intérêt, cette possibilité, non justifiée par Turgot, est une conséquence de l’existence de l’intérêt[16].

55. Mentionnerai-je, à la suite de la théorie de Turgot, celle de Loria ? Elle aussi elle établit un rapport étroit entre l’intérêt et la rente foncière. Mais ce rapport est très différent de celui que voyait Turgot. Pour Loria, l’intérêt ne découle pas de la rente, l’intérêt comme la rente n’existe qu’autant qu’une certaine condition est réalisée : tous deux apparaissent dès que la terre cesse d’être libre, dès que les membres de la société perdent, par suite de l’appropriation de la terre, la possibilité d’entreprendre à leur compte des exploitations foncières, et qu’ainsi une partie d’entre eux se trouvent contraints de s’offrir comme travail leurs salariés.

Que l’on voie bien le caractère de cette théorie : elle ne fournit pas le moins du monde l’explication de l’intérêt ; elle ne nous dit pas pourquoi, la terre cessant d’être libre, l’intérêt prend naissance ; nous sommes réduits à deviner chez Loria une explication sous-entendue, qui est celle de la productivité. Ce que fait Loria, c’est d’indiquer une condition indispensable de l’intérêt, laquelle viendrait s’ajouter à celles que d’autres auteurs ont pu reconnaître : et par là, d’enseigner un moyen de supprimer l’intérêt.

La théorie de Loria est d’ailleurs inacceptable. La terre est libre, pour lui, quand les travailleurs ont des fonds à leur disposition que l’on peut cultiver sans capital. Imaginons donc que la terre soit libre, au sens que Loria donne à cette expression. Qu’en résultera-t-il ? il en résultera que le travailleur exigera comme salaire, de la part de celui qui demande à l’employer, l’équivalent au moins de ce qu’il tirerait, par son travail, des terres disponibles. Il s’établira entre les entreprises occupant des salariés et les exploitations foncières conduites parle seul propriétaire un équilibre tel que les salariés gagnent ce que tire de sa terre le moins avantagé des propriétaires fonciers non capitalistes. Toutefois le capital donnera une plus-value. Les producteurs dissociés, suppose Loria, obtiennent chacun un produit égal à 50[17] ; un producteur isolé, avec du capital, a 70 ; ce même producteur, employant un salarié, a 140 : le capitaliste, dès lors, appliquant lui-même son capital à sa terre, aura une plus-value égale à 20 ; et il en aura une de près de 90 en employant un salarié ; car celui qui n’a pas de capital consentira à travailler pour lui moyennant un salaire de 51 — c’est plus qu’il ne tirerait d’une terre à lui —. Et ce n’est pas seulement la plus value capitalistique, c’est l’intérêt encore qui peut exister dans le régime de la terre libre. Soit un propriétaire qui, dépensant dans sa terre un capital K, porte son revenu de 50 à 70 ; il n’a point avantage à dépenser sur sa terre plus que K ; si donc il possède 2 K, il pourra prêter K à un autre propriétaire, dont le revenu sera porté par là de 50 à 70. Dans ces conditions, le deuxième propriétaire ne consentira-t-il pas à abandonner au capitaliste prêteur une partie de l’excès de 70 sur 50, pour bénéficier du reste ?

Loria cependant se croit en droit de nier que, la terre étant libre, il puisse y avoir un rendement, un intérêt du capital. Et il invoque cette raison que le salarié, si son employeur ne veut pas partager également avec lui, peut, en cultivant une terre à lui, amasser du capital et se transporter dans la condition de son employeur ; il prétend que le propriétaire emprunteur ne consentira pas au partage que j’ai dit, parce qu’il peut se constituer par des économies lecapital K. Mais il se trompe en cela : notre emprunteur — pour ne parler que de lui — peut-être n’est pas en état de faire cette épargne ; il se peut qu’ayant un revenu moindre, ou des besoins plus grands que l’autre propriétaire, il lui en coûte de retrancher K sur ses ressources présentes plus qu’il ne lui en coûtera d’abandonner plus tard sur un revenu accru de 20, 3 ou 5 ou 10. Si Loria avait pris la peine de rechercher les causes qui font naître l’intérêt dans le régime de la terre occupée, il eût dû reconnaître que l’occupation de la terre n’était pas, comme il le soutient, une condition nécessaire de l’intérêt[18].

56. Voici encore, comme exemple de théorie défectueuse sur les rapports de l’intérêt et des autres revenus, la théorie de Philippovich.

Philippovich distingue, très justement, le cas des capitaux qui subviennent à la consommation des emprunteurs, et celui des capitaux employés dans la production. S’agit-il de ceux-ci ? l’intérêt qu’ils rapportent s’expliquera par la réunion de trois conditions, savoir la rareté du capital, la rareté des capitalistes, et enfin la rareté de ces talents qui sont nécessaires aux entrepreneurs[19].

Nous devons remarquer tout d’abord que des deux premières conditions, l’une n’est pas très bien formulée, et l’autre est introduite mal à propos. L’expression « rareté du capital » est une expression peu nette, et qui risque d’engendrer des confusions si on ne prend pas la précaution de l’expliquer avec soin. Pour ce qui est de la rareté des capitalistes, en quoi importe-t-elle, en tant qu’elle ne fait pas la « rareté du capital » ? Qu’y a-t-il à considérer ici, que la quantité des biens susceptibles de servir de capitaux, et l’intérêt que ces biens exigent pour recevoir cette destination ?

Mais c’est la troisième condition posée par Philippovich que j’ai l’intention d’examiner. Et pour voir dans quelle mesure Philippovich a eu raison de poser cette troisième condition, et de la poser ainsi qu’il l’a fait, il ne sera pas mauvais d’examiner la critique que Böhm-Bawerk a donnée de la théorie de notre auteur[20].

57. Böhm-Bawerk objecte ceci à Philippovich : la rareté des talents d’entrepreneurs n’accroît pas l’intérêt, elle accroît le gain des entrepreneurs, tout comme la rareté du capital accroît, de son côté, la part qui revient au capitaliste comme tel, l’intérêt. Il importe de séparer dans la production ces deux éléments, l’élément personnel — le talent de l’entrepreneur — et l’élément réel — le capital —. Il n’y a aucune raison pour que la rareté des talents d’entrepreneurs accroisse la part du revenu social qui revient au capital ; de même, d’ailleurs, à l’inverse il n’y a aucune raison pour que l’entrepreneur, si le capital est rare, retire de cette rareté du capital un bénéfice particulier.

Ce raisonnement de Böhm-Bawerk est peu satisfaisant. Böhm-Bawerk ne veut pas que la rareté plus ou moins grande des talents d’entrepreneurs ait une influence sur l’intérêt. Qu’est-ce donc que cette rareté plus ou moins grande ? Au vrai, la formule ne peut présenter qu’un sens ; pour parler d’une rareté plus ou moins grande des talents d’entrepreneurs, il faut, de toute nécessité, supposer que, à côté d’une masse d’individus ayant tous exactement les mêmes capacités, d’autres individus se trouvent, plus ou moins nombreux, qui ont plus d’habileté, de talent que les premiers. Que si on fait cette supposition, alors on devra admettre malgré Böhm-Bawerk que la rareté des talents influe sur l’intérêt. Il est vrai que ce sera selon un mode opposé à celui que Böhm-Bawerk croit trouver indiqué dans la théorie de Philippovich. Qu’est-ce en effet qui déterminera l’intérêt, si les talents d’entrepreneurs sont rares de la manière que je viens de dire ? Si tous les aspirants entrepreneurs peuvent être pourvas de capitaux, ce sera l’ennui que cause l’épargne, et le prêt, à celui des prêteurs effectifs à qui il en coûtera le plus de prêter. Si ceux qui ont la possibilité de tirer de l’emploi des capitaux plus que le commun de leurs semblables ne trouvent pas tous des capitaux disponibles, en d’autres termes si pour fournir des capitaux à tous ces aspirants entrepreneurs il est besoin de faire appel à des capitalistes qui ne pourront pas être rémunérés de leur épargne, alors l’intérêt sera réglé en même temps par ce que tirera de l’emploi de ses capitaux le moins habite des emprunteurs effectifs. Les talents d’entrepreneurs sont-ils plus rares ? on aura plus de chances de se trouver dans le premier cas, où l’intérêt est manifestement plus bas que dans le second ; et si l’on se place dans le premier cas, les entrepreneurs paieront un intérêt moins élevé, puisque le dernier des prêteurs auxquels ils s’adresseront sera moins loin dans l’échelle de la difficulté croissante de l’épargne[21]. Les talents d’entrepreneurs sont-ils au contraire moins rares ? la demande de capitaux destinés à la production sera plus abondante, et il faudra s’adresser à des prêteurs plus exigeants pour que cette demande puisse être satisfaite. Dans une seule hypothèse la variation de la rareté des talents d’entrepreneurs serait sans influence sur l’intérêt : dans l’hypothèse où avant comme après cette variation la quantité des aspirants entrepreneurs pourvus de capitaux resterait exactement la même.

Mais quel besoin d’entrer dans l’examen de toutes ces hypothèses ? Il y a mieux à faire pour répondre à l’argumentation de Böhm-Bawerk, c’est de représenter que Philippovich n’a pas cherché à déterminer l’influence de la rareté plus ou moins grande des talents d’entrepreneurs sur les variations de l’intérêt. Ce qu’il a avancé, et qu’il s’agit pour nous d’examiner, c’est que la rareté de ces talents pouvait et devait faire apparaître l’intérêt, et qu’elle était une condition indispensable de l’apparition de celui-ci.

58. Là-dessus, Böhm-Bawerk décide ainsi : il nie que la rareté des talents d’entrepreneurs soit, comme le veut Philippovich, une condition indispensable de l’intérêt. Supposez, dit-il, que ces talents soient universellement répandus, que tout membre de la société sans exception ait en lui l’étoffe d’un entrepreneur, vous n’en verrez pas moins ces entrepreneurs qui sont à même de travailler avec des capitaux, ou avec plus de capitaux que leurs concurrents, avoir sur ceux-ci un avantage que la concurrence ne fera pas disparaître, et retirer de l’emploi de leurs capitaux un gain qui n’ira qu’à eux.

Ici, Böhm-Bawerk a partiellement raison. Imaginons, non pas que les talents nécessaires aux entrepreneurs soient universellement répandus — cette proposition prise à la lettre ne constitue pas une hypothèse irréelle : tout le monde peut faire un entrepreneur bon ou mauvais —, mais que tous les membres de la société soient également habiles, également propres à devenir des entrepreneurs. Imaginons encore que les capitaux employés dans la production ne puissent pas servir à faire naître des rentes, qu’il n’y ait ni rentes foncières, ni rentes d’idées générales ou particulières. Dès lors sans doute on verra les capitaux donner tous le même rendement ; mais l’emploi des capitaux donnera un rendement, la production capitalistique sera plus lucrative que la production non capitalistique[22].

Quelque chose demeure toutefois, qui est très important, et que la théorie de Philippovich aide à comprendre : c’est que sans l’inégale habileté des entrepreneurs, jamais — dans l’hypothèse que je viens de faire — aucun capital ne serait prêté pour la production, jamais il ne serait payé d’intérêt au sens propre du mot. Notre hypothèse de tantôt laisse sans doute subsister l’inégale facilité que les individus ont à économiser, et ainsi on pourrait croire que l’intérêt subsistera, payé par ceux qui ont de la peine à économiser à ceux à qui il en coûte moins ou à qui il n’en coûte pas de retrancher pour un temps sur leur con sommation. Seulement, les capitaux rapportant partout, rapportant à tous le même revenu, quel avantage les derniers auraient-ils à prêter aux autres, plutôt que de faire valoir leurs capitaux eux-mêmes ? Tous les capitaux doivent rapporter — une certaine quantité de capitaux étant engagée dans la production — un revenu de 4 %. Pourquoi prêterais-je à quelqu’un qui doit retirer 4 % de l’emploi de mon capital, et qui par suite ne me donnera que 4 - ε % ? je suis en mesure de toucher les 4 % pleins. Faites au contraire les revenus du capital inégaux — et ils le deviendront si les entrepreneurs n’ont pas la même habileté —, et alors on verra, comme nous savons, ceux-là qui tirent 5 % ou 6 % des capitaux qu’ils emploient donner 4 % d’intérêt à des prêteurs, lesquels se contenteront de ce revenu parce qu’ils ne pourraient pas en obtenir un plus grand.

Böhm-Bawerk dit encore : si la théorie de Philippovich était vraie, la rente foncière comme l’intérêt s’expliquerait par la rareté des talents d’entrepreneurs. Les qualités personnelles de l’entrepreneur n’influent pas plus sur l’intérêt qu’elles n’influent sur la rente foncière lorsque l’entrepreneur met une terre en valeur : autant il est peu nécessaire, pour expliquer la rente foncière, d’ajouter à la rareté du sol la rareté des talents d’entrepreneurs, autant il est peu nécessaire d’ajouter cette dernière rareté à la rareté du capital pour expliquer l’intérêt.

Cette objection ne se distingue pas de la précédente ; elle appelle donc les mêmes observations que celle-ci. Oui sans doute, si vous faites tous les hommes également habiles, si vous supprimez toutes les inégalités qui peuvent exister dans la société, hors celle qui consiste dans la possession de capitaux par les uns, et seulement par les uns, vous verrez encore les listes tirer un revenu de l’emploi de leurs capitaux. C’est de la même manière que l’appropriation des terres : par les propriétaires fonciers procure à ces propriétaires fonciers une rente[23]. Mais d’autre part, pour : qu’on voie des individus céder à d’autres des capitaux, pour qu’on voie les derniers solliciter le prêt de ces capitaux et donner aux premiers une partie des revenus qu’ils en tireront, il est nécessaire que les membres de la société ne puissent pas tous tirer les mêmes avantages de l’emploi des capitaux, que des inégalités existent entre eux, soit sous le rapport de l’habileté, soit sous quelque autre rapport ; comme aussi l’exploitation des terres n’est confiée par les propriétaires fonciers à des fermiers, et la rente foncière n’est perçue : indirectement que parce que les différents individus ne sont pas tous également aptes à faire valoir les terres[24]. Ainsi les capitaux productifs donnent un rendement parce qu’ils sont productifs en même temps que rares ; mais il n’y a un intérêt, c’est-à-dire tout d’abord un revenu servi aux capitalistes par des emprunteurs, que parce que les capitaux produisent plus entre les mains des uns qu’entre les mains des autres. Philippovich n’a pas eu tort de faire une place, dans sa théorie du capital, à l’habileté plus ou moins grande des individus, son tort a été d’employer, en parlant sans cesse de la rareté des talents d’entrepreneurs, une expression insuffisamment claire et juste ; il a été plus encore de croire que cette considération servait à expliquer, en même temps que l’intérêt au sens particulier que j’ai donné à ce mot, le rendement des capitaux ; il a été enfin de ne pas voir qu’à côté de l’inégalité dont il parlait, d’autres inégalités existent qui peuvent jouer exactement le même rôle que celle-là, à savoir ces inégalités qui donnent naissance, en même temps qu’à l’intérêt, aux rentes de toutes natures, de ne pas voir que l’on n’emprunte pas seulement des capitaux productifs parce qu’on peut faire un entrepreneur habile, mais aussi parce que l’on possède une terre ou quelque autre fonds[25].




59. Il a été parlé jusqu’à présent, en même temps que de l’intérêt, de deux autres sortes de revenus auxquels l’intérêt se trouvait joint, savoir la rente d’une part, et d’autre part le revenu du travail. Demandons-nous si, à côté de la rente et du revenu du travail, il n’existerait pas une autre espèce encore de revenu, laquelle pourrait, elle aussi, s’associer en quelque façon à l’intérêt.

Il n’est pas d’ouvrage d’économie politique où il ne soit fait mention du profit de l’entrepreneur. Qu’est-ce que le profil ? c’est tout d’abord, dans ce qui revient à l’entrepreneur, dans le produit brut de son entreprise[26], son produit net[27], ce qui lui reste après qu’il a payé à ses ouvriers leur salaire, à ses prêteurs l’intérêt de leur capital, aux propriétaires qui lui ont loué leurs fonds la rente de ceux-ci. Mais le mot profit peut être pris dans un autre sens, qui est celui que je veux lui donner désormais et qu’il conviendrait que l’économie politique lui donnât, rendant le premier sens par l’expression de produit net : le profit, ce sera alors le produit net, diminué de la rémunération des fonds, des capitaux, et du travail aussi que l’entrepreneur apporte lui-même dans son entreprise[28].

De ce profit que je viens de définir, quelle est au juste la nature, quelle est l’origine ? À cette question, les auteurs ont répondu de façons très diverses, mais jamais d’une façon satisfaisante. Et il ne faut pas s’en étonner. Dans ces revenus qu’on appelle l’intérêt, la rente, le salaire, il y a non pas sans doute une fixité absolue, mais néanmoins une certaine fixité : et ces revenus, lorsqu’on prête ses capitaux, qu’on loue ses fonds ou qu’on s’engage comme travailleur salarié, sont pour un temps du moins déterminés rigoureusement. Un entrepreneur au contraire ne sait pas à l’avance ce qu’il gagnera, ou ce qu’il perdra ; ses gains, sauf des cas exceptionnels — comme celui de l’entrepreneur qui aurait un marché avec un client et qui ne produirait que pour celui-ci — sont variables au plus haut point.

J’ajoute que le profit étant, lorsqu’il y a un apport de l’entrepreneur, un résidu obtenu par la soustraction de plusieurs quantités, il arrive à chaque instant aux auteurs d’oublier la définition qu’ils ont posée, et de faire entrer dans le profit des éléments qui doivent en être séparés. J’ajoute également — et ceci est considérable — que en fait de rentes les auteurs ne connaissent que la rente foncière, qu’ils n’ont pas su faire l’assimilation à cette rente foncière du revenu des idées, générales ou particulières, transmissibles comme les terres, et qui procurent un gain à celui qui en est le propriétaire, soit qu’il les exploite lui-même, soit qu’il en concède l’exploitation à quelque autre.

Faut-il donner des exemples de ces confusions qui obscurcissent la théorie du profit ? Gross, pour expliquer le profil, fait intervenir la terre avec ses qualités ; il parlera du profit qui se capitalise, montrant à titre d’illustration comment le prix des terres se détermine par rapport à la rente qu’elles fournissent[29]. Pierstorff de même fera de la rente foncière une des sources du profit ; il montrera également comment le profit dépend de facteurs tels que l’habileté de l’entrepreneur[30]. Plus curieuse encore — parce qu’elle est plus longue et qu’elle prétend être plus complète — est l’énumération donnée par Schönberg[31] des causes qui font naître et qui font varier le profit. Ces causes seraient :

l’habileté plus ou moins grande de l’entrepreneur [1] ;

les fluctuations des prix des marchandises sur le marché [2] ;

l’existence en faveur de l’entrepreneur d’un monopole [3] ;

la nouveauté de l’entreprise [4] ;

l’exploitation par l’entrepreneur de ses débiteurs [5] ;

la possession d’un fonds de terre, laquelle possession exercerait une influence sur le gain de l’entrepreneur [6] ;

les spéculations [7] ;

le fait pour l’entrepreneur d’avoir été le fondateur de son entreprise [8].

Il y a de tout, on peut s’en rendre compte aisément, dans cette énumération. Parmi les causes assignées au profit, il en est une [1] qui donnera naissance à un revenu de l’espèce des revenus du travail, et qui paraît ne devoir donner naissance — sauf une démonstration que Schönberg ne fournit pas le moins du monde — qu’à un revenu de cette espèce. Il en est qui feront apparaître une rente foncière [6], ou une rente d’idée soit générale, soit particulière [4, 8]. Le monopole [3] fera apparaître soit un revenu du travail, soit une rente foncière, soit une rente d’idée, générale ou particulière : on peut en effet être redevable du monopole que l’on détient à une habileté exceptionnelle, qui vous permet de triompher de tous vos concurrents et de les contraindre à se retirer devant vous ; on peut être redevable de ce monopole à la possession d’une terre, d’une mine, d’un emplacement privilégié, à celle d’une méthode de production supérieure ou à celle de quelque idée d’ordre particulier. Je vois encore des causes [2, 7] qui peuvent amener des pertes, c’est-à-dire des profits négatifs, comme des gains, et dont il faudrait montrer que dans l’ensemble elles ne s’annulent pas elles-mêmes. Enfin j’en vois une [5] dont il ne convient sans doute pas que l’économique abstraite se soucie, cette économique abstraite admettant une concurrence parfaite des capitaux.

Mais la faute la plus grave peut-être où soient tombés les auteurs qui ont traité du profit, c’est d’avoir étudié le profit, d’avoir cherché où se trouvait l’origine de ce profit, sans s’être posé au préalable cette question primordiale et essentielle : y a-t-il un revenu spécifiquement distinct de l’intérêt, de la rente, du revenu du travail ? Toute une école d’économistes, dont les représentants sont principalement en Angleterre[32], a cherché dans l’emploi du capital l’origine du gain de l’entrepreneur, qu’elle appelle profit. Elle n’a pas assez considéré que si des entreprises également bien dirigées donnent, avec des avances de capitaux inégales, des bénéfices différents, d’autre part des entreprises montées avec des avances de capitaux égales donnent des bénéfices différents selon la façon dont elles sont dirigées ; qu’ainsi la personne de l’entrepreneur a ici une grande importance. Mais surtout elle a oublié d’examiner si la thèse qu’elle soutenait détruisait vraiment la spécificité du profit, ou permettait à cette spécificité de subsister. Elle peut paraître nier la spécificité du profit et faire du profit simplement une partie du revenu du capital ; mais si souvent le profit ne peut naître que moyennant une avance de capital, il en va tout de même pour la rente ; et l’avance du capital, condition nécessaire de l’apparition du profit, comme de la rente, n’est peut-être pas plus une condition suffisante de celui-là que de celle-ci. En somme la question demeure en suspens. De même pour cette école qu’on a pu nommer l’école française, et qui fait dériver le gain de l’entrepreneur de son habileté. On peut reprocher à cette école d’oublier trop le rôle que joue le capital dans la formation du gain de l’entrepreneur, d’oublier qu’un entrepreneur peut réaliser des gains en confiant la direction de son affaire à un employé salarié et sans y apporter lui-même la moindre somme de travail. Mais le plus fâcheux, c’est que cette école ne nous dit pas si oui ou non elle voit dans le profit uniquement une rémunération du travail : elle semble ne pas y voir autre chose, elle ne se prononce pas expressément là-dessus.

60. ne craindrai donc pas de répéter que la première question à résoudre, quand on s’occupe du profit, c’est de savoir s’il existe un revenu — qu’on appellerait le profit — distinct des trois revenus que l’on reconnaît universellement, et que nous avons appris à distinguer. Prenons le gain d’un entrepreneur, son bénéfice net. De ce bénéfice, retranchons l’intérêt des capitaux qu’il a apportés dans son entreprise — cet intérêt, c’est ce que ses capitaux lui rapporteraient, prêtés à un emprunteur ; le montant en est bien connu, puisqu’il y a un taux uniforme de l’intérêt sur le marché — ; retranchons aussi la rente des fonds qu’il a apportés — cette rente, c’est ce qu’il tirerait de ses fonds, en les louant au mieux — ; déduisons enfin, pour constituer le revenu du travail de notre entrepreneur, ce que celui-ci aurait pu gagner au maximum, en se faisant employer dans l’entreprise d’un autre et en fournissant à cet autre la même somme de travail qu’il dépense pour son propre compte. Reste-t-il quelque chose après tous ces retranchements ? Sans aucun doute, il restera, dans la plupart des cas, une quantité positive ou négative, un gain ou une perte. Mais pour autant que ces gains et ces pertes se compensent dans l’ensemble, il n’y a pas lieu de les prendre en considération dans l’ensemble de la société les gains et les pertes des entrepreneurs, après les retranchements que j’ai indiqués, se balançaient exactement, serait-on en droit de dire que la répartition du revenu social ne se fait pas seulement entre les capitalistes en tant que tels, les propriétaires de fonds et les travailleurs, mais que de ce revenu une part revient aux entrepreneurs ? Il ne le semble point. Ainsi la question que je veux discuter se posera en ces termes : si l’on prend l’ensemble des bénéfices — et des pertes — des entrepreneurs que l’on soustraie de cet ensemble tout ce qui est intérêt, rente ou revenu du travail, reste-t-il un quatrième revenu que l’on puisse appeler profit ?


61. Ainsi posée, la question paraît au premier abord appeler une réponse négative. Du moins l’on constate que ceux qui ont affirmé l’existence du profit comme revenu spécifique se sont bornés à l’affirmer, à la postuler.

On dit[33] : la fonction de l’entrepreneur, c’est de mettre en œuvre les capitaux, c’est de transformer des matériaux, des matières premières de manière à les rendre utilisables, de développer en quelque sorte la valeur qui est en puissance dans ces matériaux. Mais ici cette objection se dresse immédiatement que Böhm-Bawerk faisait à la théorie de la productivité du capital en tant qu’explicative de l’intérêt : est-il vrai, est-il possible que les matériaux destinés à être transformés en biens utilisables, déduction faite des frais de la transformation, et des intérêts des capitaux dont cette transformation exige l’avance, vaillent moins que ces biens utilisables eux-mêmes ? la concurrence des entrepreneurs n’établira-t-elle pas l’égalité parfaite de ces deux valeurs, dans la mesure du moins où elle peut s’exercer, et pour autant qu’elle n’est pas contrariée par l’influence de ces inégalités qui donnent naissance aux rentes différentielles ? On comprend tout de suite ce qu’aurait d’anormal l’existence d’un profit ainsi conçu : aussi ceux qui parlent d’un tel profit ajoutent-ils, après l’avoir posé, qu’il tend à s’éliminer[34]. Par là ils reconnaissent que leur profit ne peut apparaître que dans une économie progressive, par suite de la création d’entreprises sans précédents ou bien supérieures en quelque chose, par exemple par les méthodes de production qu’elles emploient, aux entreprises similaires déjà existantes. Or un tel gain, manifestement, ne représente pas un revenu spécifiquement distinct des trois revenus que nous connaissons : si par exemple je réalise des gains par l’exploitation d’une méthode productive qui m’est propre, mais qui est destinée à tomber un jour dans le domaine public, c’est une rente que l’exploitation de cette méthode me fera toucher[35].

Je ne m’arrêterai pas davantage sur l’assertion de Pierstorff[36], que le gain spécifique de l’entrepreneur doit exister, sans quoi l’entrepreneur ne monterait pas son entreprise. On ne voit pas la raison qui motiverait cette exigence des entrepreneurs qu’elle affirme ; et l’assertion apparaît tout à fait gratuite.

Représentera-t-on, pour démontrer qu’il y a un gain spécifique de l’entrepreneur, que les entrepreneurs, maîtres de diriger leur entreprise à leur gré, ayant la perspective de bénéficier de tout ce que leur travail ajoutera au rendement de ces entreprises, apportent à leur affaire plus d’attention, d’activité, de zèle que s’ils dirigeaient ces mêmes entreprises pour le compte d’autrui, à titre d’employés salariés, ou même d’employés intéressés ? et tirera-t-on de là cette conséquence qu’entre le produit de l’entreprise et ce que l’entrepreneur est obligé de verser à d’autres, ou ce qui serait la rémunération de son travail s’il travaillait dans d’autres conditions, il y a une marge, que l’on pourra appeler le profit ? Mais il est certain que la concurrence des entrepreneurs fera disparaître cette marge, et qu’ainsi disparaîtra ce profit en quelque sorte absolu qu’on pouvait croire avoir atteint.

Que penser enfin de ceux qui voient un élément tout au moins du profit dans la prime que l’entrepreneur se fait payer — par ses clients, par les consommateurs à qui il débite ses produits — pour les risques qu’il a courus, ces risques inhérents à toutes ou à presque toutes les entreprises[37] ? Si cette prime est exactement calculée, si elle correspond exactement aux risques courus, en termes plus clairs, si cet élément du profit pris chez ceux qui le perçoivent est égal à ce que perdent les entrepreneurs qui ne font pas leurs frais, alors, conformément à ce que j’ai dit plus haut, il n’y aura pas lieu d’en tenir compte. Que si on prétend que les primes d’assurance perçues par les uns font plus que compenser les pertes des autres, alors il y aura bien dans ces primes un revenu spécifiquement distinct. Mais la démonstration n’est faite, ni même tentée nulle part, que cet excédent des gains des uns sur les pertes des autres existe vraiment.

62. Y a-t-il donc lieu de nier le gain spécifique de l’entrepreneur, l’existence de ce profit qui ne doit se confondre ni avec l’intérêt, ni avec la rente, ni avec le revenu du travail ? Non pas. Il existe deux raisons de l’existence du profit comme revenu spécifique. L’une de ces raisons est réelle certainement, et ne peut manquer de produire son effet ; l’autre ne peut être posée que d’une manière hypothétique.

La première raison, c’est que les facultés des individus ne s’exercent pas avec le même bonheur partout. Le propriétaire d’une terre exige pour le loyer de sa terre une rente annuelle de 10.000 francs : cela veut dire que chacun dans la société prenant cet emploi, parmi ceux qui lui sont ouverts, où il trouvera le plus d’avantage, notre propriétaire ne verra personne (qui soit disposé à lui offrir plus de 10.000 francs du loyer de sa terre. Cependant le fermier qui paie 10.000 francs a sa rente une fois payée, un gain de 5.000 francs. Ce gain représente-t-il uniquement la rémunération de son travail ? Pour le savoir, il faut considérer ce que gagnerait notre fermier dans le plus avantageux des emplois où il pourrait s’occuper. Or rien n’empêche que cet emploi le plus avantageux assure seulement à notre fermier 3.000 francs ; auquel cas, il resterait une marge de 2.000 francs où il faudrait voir un profit d’entreprise spécifique. Et ce profit aurait sa source dans la convenance réciproque particulière de l’entrepreneur et de l’entreprise, dans ce fait que nul entrepreneur n’aurait plus d’avantage que celui-là à s’occuper de cette entreprise, et que nulle entreprise ne serait aussi bonne pour cet entrepreneur que celle-là.

La deuxième des raisons qui peuvent donner naissance à un gain des entrepreneurs en tant que tels a été indiquée tantôt. Cette deuxième raison se trouverait — j’ai déjà dit qu’il fallait la poser hypothétiquement — dans la façon dont s’établit la prime d’assurance que les entrepreneurs, lorsqu’ils sont heureux, perçoivent sur les consommateurs. Sans doute les entrepreneurs, quand avant de lancer leurs entreprises ils supputent les résultats qu’ils en doivent obtenir, ne détaillent pas, ne distinguent pas avec netteté les éléments qu’ils veulent retrouver dans leur produit brut. Il n’en est pas moins clair que la considération des risques plus ou moins grands qu’ils courent influera sur la détermination positive ou négative qu’ils prendront, et qu’ainsi on est en droit de détacher du produit des entreprises une certaine portion pour y voir une prime d’assurance.

Quels sont donc les facteurs qui agissent ici, et qui déterminent le rapport des primes perçues contre les risques aux pertes des entrepreneurs ? Il en est de tout extérieurs et objectifs : ainsi par suite d’un accroissement du numéraire plus rapide que la multiplication des échanges, il peut se faire que pendant une période très longue les prix des marchandises aillent toujours baissant ; les entrepreneurs, peu habitués à regarder ce qui ne concerne pas spécialement leur spécialité, ne verront-ils pas de ce fait leurs prévisions trempées, et trompées dans un sens à eux défavorable ? Mais ce sont surtout des facteurs psychologiques qui agiront : peut-être les entrepreneurs dans l’ensemble ont-ils trop de timidité, et sont-ils trop effrayés par les risques qu’ils courent : peut-être, veux-je dire, leur faut-il des primes d’assurance supérieures aux pertes qu’ils feront — il est légitime qu’on redoute une perte plus qu’on ne désire un gain égal[38] — ; peut-être aussi les entrepreneurs sont-ils trop hardis, trop confiants. Tous ces facteurs, objectifs et psychologiques, varieront avec les temps, avec les pays ; et selon les différentes façons dont ils se composeront entre eux, on verra les primes d’assurance des entrepreneurs — pour autant qu’il est permis de les isoler du produit des entreprises — dépasser les pertes, ou rester au-dessous.

Il peut donc y avoir un gain d’entreprise spécifique ; il sera intéressant de noter que ce gain ne va pas nécessairement, qu’il ne va pas tout entier à l’entrepreneur. Reprenons l’exemple de tout à l’heure ; sur une terre qui ne rapportera à son propriétaire que 10.000 francs le jour où il ne m’aura plus comme fermier, j’obtiens un produit de 15.000 francs ; et nulle part ailleurs je ne puis gagner plus de 3.000 francs. Ainsi sur les 15.000 francs de mon produit, il y a 10.000 francs de rente, il y a 3.000 francs de revenu du travail, et 2.000 francs de profit. Mais qui ira le profit ? au propriétaire ? à moi tout seul ? plutôt à nous deux. Cependant la chose est incertaine : tout ce qui est sûr, c’est que le fermage que je paierai ne sera pas inférieur à 10.000 francs, ni supérieur à 12.000[39] — Et pour ce qui est des primes d’assurance contre les risques, il est clair que si c’est l’entrepreneur qui les touche quand il met en œuvre ses propres capitaux, c’est le capitaliste prêteur à qui elles vont, sous la ferme d’un surplus ajouté à l’intérêt, quand les capitaux de l’entreprise ont été empruntés. Tantôt on voyait, en règle générale, le profit se répartir entre le propriétaire du fonds exploité et l’entrepreneur ; ici on le voit aller soit à l’entrepreneur, soit au capitaliste prêteur.


63. Le profit, dont nous venons de voir la possibilité, sera-t-il une portion notable du revenu social ? il n’y a pas lieu de le croire. En tant qu’il résulte de la première de nos deux raisons, il ne peut être que quelque chose d’infime, et c’est le seul souci de faire une théorie complète qui m’a conduit à en parler. En règle générale en effet, on ne voit guère un individu être beaucoup mieux qualifié que les autres pour mener une entreprise déterminée, et trouver en même temps un avantage notable à s’occuper de cette entreprise plutôt que de toute autre chose deux conditions cependant qui doivent être réunies pour que ce premier mode du profit prenne de l’importance. Celui qui est qualifié pour diriger une entreprise l’est aussi bien, ou presque, pour diriger les entreprises similaires qui ne manqueront pas d’exister en assez grand nombre ; et il se trouvera sans doute un certain nombre d’individus pour avoir des aptitudes à peu près pareilles et à peu près égales aux siennes.

Pour ce qui est du deuxième mode du profit, j’incline assez à croire[40] que par rapport aux entrepreneurs non capitalistes, il ne représente au total qu’une quantité très faible, les entrepreneurs non capitalistes péchant souvent par un excès d’audace. Le deuxième mode du profit ne représenterait, d’après moi, une quantité importante que par rapport aux capitalistes, qu’ils soient ou non entrepreneurs en même temps. Les capitalistes, en effet, sont-ils sollicités de prêter leurs capitaux ? ils n’ont pas les mêmes motifs que les entrepreneurs pour hasarder ces capitaux ; ils n’ont pas pour les entraîner cette perspective de gros gains possibles[41], cette confiance en soi qui séduit très souvent les entrepreneurs ; jugeant les choses plus de sang-froid, ils exigeront en outre de l’intérêt, quand l’affaire pour laquelle on leur demande leurs capitaux est douteuse, un surplus qui sera plus que suffisant pour couvrir les risques. Et si les capitalistes font valoir leurs capitaux eux-mêmes, n’est-il pas à croire qu’ils useront en général de prudence.

En résumé il y a, il peut y avoir du moins, à côté de l’intérêt, de la rente et du revenu du travail, une quatrième espèce de revenu, le profit ; mais ce quatrième revenu ne saurait s’élever très haut, par rapport aux autres. Ainsi quand même il pourrait, à la façon de la rente et du revenu du travail, s’associer à l’intérêt, le fait n’aurait qu’une importance pratique minime. La théorie doit noter toutefois qu’il peut s’associer lui aussi à l’intérêt dans l’un de ses modes, le premier. Afin de percevoir ce profit que m’assurera l’exploitation d’un fonds particulier, il est concevable que j’avance des capitaux, ou encore que j’emprunte et que je consente à payer des intérêts. Pour ce qui est de l’autre mode du profit, il ne peut pas s’associer à l’intérêt de la même façon : il serait simplement absurde de vouloir que l’on payât des intérêts pour s’assurer la perception d’une prime d’assurance, la prime d’ assurance n’étant elle-même exigée, par définition, que pour couvrir une perte possible, et ne constituant aucunement, pour celui qui l’exige et au moment où il l’exige, un gain véritable[42].


64. Nous avons passé en revue les divers revenus entre lesquels se partage le revenu de la société ; nous avons vu en quelle étroite manière l’intérêt s’associait aux autres revenus, principalement à la rente et au revenu du travail — je veux dire du travail qualifié —, l’intérêt d’une part, la rente de l’autre ou le revenu du travail naissant simultanément de l’emploi du capital. De toute cette étude, une conclusion se dégage, touchant l’organisation générale de la société et la distribution des richesses. Cette conclusion, c’est que les différents privilèges dont les individus peuvent jouir par rapport a leurs semblables se font valoir les uns les autres, se prêtent un mutuel appui. La possession du capital — autrement dit une facilité relative à économiser, à retrancher sur sa consommation immédiate — est un privilège ; la possession d’une terre on de quelque autre fonds, le fait d’avoir une habileté exceptionnelle est un privilège encore. El sans doute ces différents privilèges n’ont pas toujours besoin les uns des autres pour avantager effectivement ceux qui en sont nantis. Le capitaliste tirera un intérêt de ses capitaux en les prêtant à des prodigués, en achetant des biens durables dont il jouira personnellement ; pareillement, une terre peut être cultivée, et donner une rente, sans avance de capital, ou avec des avances pratiquement nulles. Mais souvent aussi le capital ne rapt porte que parce qu’il est appliqué à une certaine terre, la terre, que parce qu’on y a dépensé des capitaux. Alors c’est le concours des deux propriétés qui fera naître les deux revenus, la rente foncière et l’intérêt, c’est l’association des deux privilèges qui enrichira à la fois le propriétaire-foncier et le capitaliste, qui enrichira, encore, le capitaliste-propriétaire.

    nous savons qu’il est plus fâcheux de voir sa fortune diminuée de qu’il n’est avantageux de la voir accrue de la même somme.

  1. Ainsi fait, par exemple, Mithoff (Handbuch de Schönberg, I, p. 659), qui parle d’une rente de la terre, d’une rente du travail, d’une rente du capital.
  2. L’hypothèse correspondante est aussi admissible, de demandeurs qui, estimant 10 francs l’article en vente, et n’ayant plus que 10 francs à dépenser, se décident à prendre à la place de cet article tel autre article offrant pour eux exactement la même utilité.
  3. Sur cette rente, voir Hobson, The economics of distribution, New-York, 1900, chap. 1 et 2.
  4. Ainsi, pour que la rente apparaisse, il faut que quelqu’un se trouve — le propriétaire lui-même, ou un autre — à qui l’exploitation de la terre considérée donne plus de produit que la plus avantageuse ’des occupations qu’il pourrait prendre. Plusieurs individus peuvent être à même de tirer une rente de notre terre ; celui-là alors aura la terre qui obtiendra, à cultiver celle-ci, l’excédent le plus fort par rapport aux autres occupations auxquelles il pourrait s’adonner. S’il n’y a qu’un individu en état de tirer de la terre une rente et que cet individu ne soit pas le propriétaire, il devra donner au propriétaire, comme redevance pour sa terre, une somme variant entre 0 et l’excédent obtenu. Marx (Le capital, liv. II, ch. 45) dit que l’usage de la terre ne sera jamais gratuit, le propriétaire ne consentant à se dessaisir de sa terre que s’il doit lui en revenir quelque chose ; il parle d’une rente foncière absolue, qui influerait sur les prix, loin de résulter de ceux-ci comme fait la rente foncière différentielle. Cette rente foncière absolue existera du moins, d’après Marx, si tout le sol n’est pas affermé (t. II, pp. 356 357 de la trad. fr., Paris, 1902). L’argumentation de Marx est fausse, si on néglige, comme fait Marx, la considération des différents avantages que les différents individus trouvent dans une même opération. Supposons, faisant abstraction de cette considération, que des terres soient disponibles : les prix se trouvant déterminés par la production, ou bien les terres disponibles donneront un excédent, et alors on offrira une rente pour avoir le droit de les cultiver, mais une rente qui ne sera pas la rente absolue de Marx, ou bien elles n’en donneront pas, et alors que servira au propriétaire d’exiger une rente ? personne ne consentira à lui en servir une. Introduisons, maintenant, la considération que j’ai dite, Une terre que moi, propriétaire, je ne cultive pas, donnerait à Primus plus que ce qu’il gagne ailleurs. Primus est en état de me payer une rente pour ma terre ; mais il ne m’en paiera pas nécessairement une.
  5. Le revenu du travail.
  6. Dans sa Psychologie économique, I, 7, 2.
  7. Si ce retrait est impossible, alors, comme on sait, l’entreprise sera continuée même ne rapportant pas d'intérêt pour les capitaux primitivement engagés ; il suffire que les recettes couvrent les dépenses courantes d'exploitation.
  8. La productivité d’un fonds ne peut se mesurer que par rapport à quelque autre quantité, d’ordre matériel et non plus économique.
  9. Celui qui emploie ses capitaux lui-même dans quelque entreprise retire de cet emploi, souvent, plus que l’intérêt. On verra bientôt (§§ 51 et suiv.) ce que c’est au juste que ce surplus qu’il obtient.
  10. Ce sont les prêts dans lesquels les emprunteurs sont poussés à promettre un intérêt soit par la considération de la diminution future de leurs besoins ou de l’augmentation de leurs ressources, soit par la dépréciation des biens futurs.
  11. En réalité, c’est le prix que les loueurs fixent, et la quantité des pianos loués est réglée par ce prix ; mais cela revient exactement au même.
  12. Rien de pareil quand on achète des biens durables pour en jouir soi-même, puisque le rapport du loyer de ces biens à leur prix n’est jamais autre chose que le taux courant de l’intérêt.
  13. Mettons deux individus en présence, et isolons-les du reste de la société. Le prêteur exigera un intérêt qui le dédommage de son épargne, et qui de plus ne soit pas inférieur à ce qu’il obtiendrait de rendement dans une entreprise à lui. L’emprunteur donnera un intérêt inférieur à ce que l’épargne des capitaux empruntés lui coûterait, et inférieur aussi au rendement qu’il attend de l’emploi de ces capitaux. Soit a ce que l’épargne des capitaux coûte au prêteur, c ce qu’elle coûterait à l’emprunteur ; soit b le rendement maximum que le prêteur puisse obtenir en faisant valoir ses capitaux dans une entreprise à lui, et d le rendement attendu par l’emprunteur. Le prêt se fera si la plus grande des quantités a et b est inférieure à c et à d. L’intérêt s’établira entre la plus grande des quantités a et b, comme limite inférieure, et la plus petite des quantités c et d comme limite supérieure.
  14. Pour déterminer la quantité de capital qui doit être appliquée à une terre, on ne considère pas ce qui reviendra de l’application soit de 10.000 fr., soit de 20.000 : on considère ce qui reviendra de l’application de 10.000 fr., puis de 10.000 fr. encore venant s’ajouter aux premiers, etc. On connaît la loi de la diminution des rendements. Cette loi n’est pas absolument vraie ; il se peut qu’avec une avance de 10.000 fr. on obtienne un rendement de 2 %, et que, avançant 20.000 fr., on ait de ces 20.000 fr. 4 %. Mais cette loi est vraie en ce sens que des capitaux étant dépensés successivement sur un même fonds, il vient un moment où le rendement des capitaux additionnels tombe, et tombe en telle sorte qu’aucune des quantités que l’on pourra ajouter à une certaine quantité de capitaux déjà dépensés ne rapporte plus l’intérêt normal : il n’est pas de fonds comportant une application indéfinie — et toujours lucrative — de capitaux ; s’il en était de pareils d’ailleurs, toute l’économie de la société serait bouleversée. Eh bien on s’arrête, dans l’application à un fonds de capitaux successifs, précisément à ce moment où aucune addition nouvelle, quelle qu’elle soit, ne donnera plus l’intérêt normal. 10.000 fr. donnent 2 %; 10.000 fr. supplémentaires donnent 6 %, soit pour les 20.000 fr. 4 % : j’avancerai ces 20.000 fr., si l’intérêt normal est de 3, 5 %. Mais je n’irai pas plus loin, si des capitaux additionnels de 10.000 fr. doivent donner successivement 2, 5 %, 1 %, 2 %…, quand même le cinquième : de ces capitaux additionnels devrait donner 4 %, car les 50.000 fr, qu’il me faudrait ajouter aux premiers 20.000 fr. ne me rapporteraient pas 3,5 %. Je n’irai pas plus loin — je reviens à ma remarque de tout à l’heure —, bien que en ajoutant 10.000 fr. aux 20.000 tout d’abord avancés j’aie pour l’ensemble de mes avances 3,5 % : car la troisième somme dé 10.000 fr., si elle fait le rendement de l’ensemble des capitaux avancés égal à 3,5 %, ne rapporte elle-même que 2,5 % ; et elle me rapporterait 3,5 % ailleurs.
    Il va de soi que la décomposition que j’ai faite des revenus des fonds de terre est théorique. Là où les terres sont cultivées au mieux, la distinction ne se fait pas dans la pratique de la rente primaire de la terre et de la rente secondaire, laquelle est une rente capitalistique en ce sens qu’elle a pour condition l’application du capital à la terre : on réunit ces rentes en une seule masse, ou plutôt, opérant la déduction de l’intérêt, on les laisse réunies.
  15. Réflexions, §§ 57 et suiv. (pp. 35 et suiv.). Turgot commence par poser que la terre doit avoir une valeur : n’arrivera-t il pas en effet, dit-il, qu’un propriétaire foncier ait avantage à échanger une partie de sa terre contre des bestiaux ou tout autre bien ? Il y a quelque chose qui ressemble à ceci chez Lehr (v. plus loin, § 81).
  16. Voir Böhm-Bawerk, I, pp. 71-80. Je reviendrai là-dessus au chapitre VI.
  17. Analisi della proprietà capitalista, Turin, 1889 ; voir pp. 1 et suiv.
  18. Je n’ai pas voulu examiner tous les arguments que Loria développe en faveur de sa thèse. Il en est trop souvent qui sont plus ingénieux qu’ils ne sont scientifiques, ou, pour parler nettement, qu’ils ne sont sérieux. Loria suppose quelque part, par exemple (Analisi, 1, pp. 408-410), un propriétaire A prêtant son capital, soit 50, à un propriétaire B. B emploie C sur sa terre ; il obtient un produit net de 100. Sur ces 100, C prendra 25 pour son travail et 25 pour son « abstention de terre ». B prendra 25 pour son travail ; ne reste-t-il pas 25 pour A ? Point, se répond à lui-même Loria, car B n’est qu’en apparence le propriétaire de la terre ; travaillant celle-ci avec un capital emprunté, c’est A qui est le propriétaire véritable : et ainsi B a droit lui aussi à 25 pour son abstention de terre : ce qui fait qu’il ne reste rien pour A. Sans parler du reste, je pense qu’on appréciera sévèrement le tour de passe-passe qui établit l’ « abstention de terre » de B. Et que dire de ces abstentions qui se font rémunérer ? quand je renonce à gagner m ici pour gagner là m+n, exigerai-je en plus de ces m+n m encore en dédommagement de mon abstention ? ce serait plaisant vraiment.
  19. Grundriss der politischen Œkonomie, 2e éd., Fribourg-en-B. et Leipzig, 1897, I, p. 276 et passim.
  20. Böhm-Bawerk, Einige strittige Fragen der Capitalstheorie, Vienne et Leipzig, 1900, pp. 81 et suiv.
  21. Il faut supposer encore ici que les aspirants entrepreneurs ne peuvent employer chacun qu’une quantité limitée de capitaux. Tel est parfois l’inconvénient de certaines hypothèses irréelles que l’on fait, que pour pouvoir en tirer des conclusions on est obligé d’y introduire des complications irréelles elles-mêmes.
  22. En réalité on prête aux autres, dussent-ils ne pas tirer plus : des capitaux qu’on leur avance, parce qu’on ne fait pas valoir un capital sans dépenser du travail, et que ce travail, certains ne se soucient pas ou n’ont pas la possibilité de le fournir. De même un propriétaire foncier loue sa terre à un fermier qui ne la cultivera pas mieux que lui parce qu’il ne veut pas ou qu’il ne peut pas se charger lui-même de la cultiver.
  23. Remarquons en passant que sur cette rente la rareté plus ou moins grande des talents d’entrepreneurs, si on l’introduit, pourra avoir une influence, comme elle en avait une tout à l’heure sur l’intérêt. Que les individus en état de bien cultiver les terres soient moins nombreux que les “exploitations agricoles, et ils loueront les terres meilleur marché que s’ils dépassent en nombre les exploitations disponibles ; car dans ce dernier cas une partie d’entre eux seront exclus du marché de location des terres, et le dernier admis, qui détermine le prix, donnera sans doute plus qu’il n’était donné dans l’autre cas.
  24. Il peut y avoir une autre raison pour le capitaliste de prêter ses capitaux, pour le propriétaire foncier de louer sa terre : je l’ai indiquée tout à l’heure (p. 125, note).
  25. On remarquera que les deux faits — celui auquel se rapporte la théorie de Philippovich et celui que j’y ajoute — se combinent très souvent. C’est en général dans l’exploitation des fonds que se manifeste l’habileté des entrepreneurs. Ainsi on verra un fermier emprunter des capitaux pour faire valoir la terre qu’il a louée : appliquant ces capitaux à la terre, il obtiendra une rente pour le propriétaire foncier, un intérêt pour le capitaliste et un troisième revenu pour lui-même.
  26. Gesamtertrag (Pierstorff, dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 2e éd., t. VII, Iena, 1901. art. Unternehmer und Unternehmergewinn, p. 340).
  27. Unternehmereinkommen (p. 340).
  28. Unternehmergewinn (p. 341).
  29. Die Lehre vom Unternehmergewinn, Leipzig, 1884. pp. 204 et suiv., p. 226.
  30. Handwörterbuch, art. cité, p. 345 du t. VII.
  31. Handbuch der politischen Œkonomie, I, pp. 766 et suiv.
  32. Voir sur cette école anglaise et sur l’école française qui s’y oppose Pierstorf, Die Lehre vom Unternehmergewin, Berlin, 1875. A, 1-2, Mataja, Der Unternehmergewinn, Vienne, 1884, i, A-B.
  33. Mataja, ch. 2, Gross, ch. 3.
  34. Mataja, ch. 3.
  35. Autre exemple : j’ai l’idée d’une méthode productive nouvelle, qui est telle que je ne pourrai pas m’en réserver la propriété. Cette méthode, je ne pourrai pas empêcher les autres de me la prendre ; du moins pendant le temps qu’ils mettront à monter des entreprises semblables à la mienne j’aurai réalisé des gains exceptionnels. Ces gains seront une rente, puisque mon idée est quelque chose que je pouvais céder. Et cette rente sera assimilable aux rentes des idées particulières, car encore que mon idée soit celle d’une méthode générale et apparaisse susceptible d’une série indéfinie d’applications, néanmoins ce qui m’appartient en propre dans cette affaire c’est quelque chose de particulier, à savoir la possibilité de faire pendant un temps une ou deux applications de ma méthode sans craindre la concurrence.
  36. Handwörterbuch der Staatswissenschaften, art. cité, p. 343.
  37. Dans ce sens se serait prononcé Mangoldt (voir Mataja, p. 91).
  38. La perte d’argent est accompagnée souvent d’autres désagréments : perte de la considération publique, etc. Économiquement d’ailleurs
  39. Le profit pourra aller encore à un travailleur proprement salarié. Si un salarié qui peut gagner 3.000 francs est en mesure de faire rapporter à un fonds 15.000 francs au lieu des 10.000 que ce fonds rapporterait sans lui, le propriétaire lui, donnera un salaire qui pourra varier entre 3.000 francs et 5.000 ; s’il dépasse 3.000 francs, notre salarié percevra, outre 3.000 francs qui sont le revenu de son travail, une part ou le tout du profit.
  40. On ne peut faire ici que des suppositions. Il ne servirait de rien de consulter les statistiques, ou d’en dresser de nouvelles, dans l’impossibilité où l’on serait de faire la dissociation des différents éléments qui composent le produit des entreprises.
  41. On sait avec quel art les financiers attirent les capitaux dans des affaires fallacieuses, en promettant des rendements et des plus-values fantastiques ; on n’oubliera pas que les actionnaires des sociétés anonymes et autres sont des entrepreneurs.
  42. Il pourra se trouver qu’elle constitue un gain ; mais il n’en sera ainsi que par suite de l’erreur commise par l’entrepreneur dans ses prévisions,