V. Giard et E. Brière Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 39-62).

CHAPITRE II

POURQUOI LE CAPITAL EXIGE UN INTÉRÊT


17. C’est un fait que le capital rapporte des intérêts au capitaliste. Pourquoi en est-il ainsi ?

À cette question, on répondra peut-être : si le capital rapporte des intérêts, c’est qu’il y a pour les capitaux des emplois où ces capitaux peuvent obtenir des intérêts ;

Cette réponse n’est pas fausse ; c’est une réponse qui doit être faite ; une théorie de l’intérêt du capital qui veut être complète devra montrer comment il est des emplois permettant aux capitaux de rapporter des intérêts.

Mais cette réponse n’est pas suffisante. Il se pourrait très bien qu’il y eût pour les capitaux des emplois lucratifs, qu’on pût en dépensant des capitaux de certaines manières obtenir des rendements, et que cependant l’intérêt du capital n’existât pas. Imaginons qu’il y ait des capitaux prêts à s’employer même sans intérêts, et que ces capitaux soient en quantité suffisante pour remplir tous les emplois ouverts aux capitaux : alors ces emplois seront remplis sans que les capitaux obtiennent le moindre intérêt, ou du moins sans qu’ils obtiennent autre chose qu’un intérêt infime, et pratiquement nul, cet intérêt qui sera nécessaire pour tirer de l’indifférence les capitalistes à qui l’on fera des emprunts.

S’il y a donc un intérêt, c’est parce que les capitaux prêts à s’employer sans intérêts — s’il en est de tels — ne suffisent pas pour les emplois lucratifs qui leur sont ouverts ; c’est parce qu’une partie tout au moins des capitaux qu’on emploie ne sont employés que grâce aux intérêts qu’ils doivent rapporter.

Ainsi la théorie scientifique de l’intérêt sera nécessairement double. Elle a deux questions à résoudre : pourquoi les capitaux obtiennent-ils des intérêts ? pourquoi les capitaux — du moins une partie d’entre eux — exigent-ils des intérêts ?[1]

Je commencerai par étudier cette deuxième question.




18. Si nous examinons les conditions dans lesquelles les biens peuvent être employés comme capitaux, peuvent devenir capitaux, nous constatons qu’il est des biens qui sont en état de jouer ce rôle sans l’appât de l’intérêt. Pour s’assurer du fait, et pour le comprendre en même temps, il faut considérer les variations qui se produisent, d’un moment à l’autre de la durée, dans les besoins des individus, et aussi dans leurs ressources.


On entend dire souvent que tel individu a plus de besoins qu’un autre, qu’un certain individu a plus de besoins qu’il n’en avait par le passé, ou qu’il n’en aura plus tard. Quel est au juste le sens de ces expressions ? Il importe de l’indiquer tout d’abord, car elles ne sont point suffisamment claires par elles-mêmes.

Personne n’ignore que les besoins que nous éprouvons sont de deux sortes. Tantôt il s’agit pour nous de nous procurer une jouissance, un plaisir positif, tantôt il s’agit de nous soulager d’une souffrance. Au reste le plaisir et le soulagement ont une commune mesure, puisque, lorsque nous sommes dans la nécessité de choisir entre l’un et l’autre, nous savons bien nous décider.

C’est à la satisfaction de ces deux sortes de besoins que nous employons nos ressources. Une même somme d’argent peut servir à satisfaire une infinité de besoins d’importance inégale. Cherchant à satisfaire la plus grande quantité possible de besoins, nous satisferons tout d’abord, cela se conçoit, les besoins les plus importants.Et le dernier besoin satisfait se trouvera avoir une certaine importance. C’est l’importance du dernier besoin que nous sommes en mesure de satisfaire qui fait dire que nos besoins sont plus ou moins grands. Si, ayant chaque année 20.000 francs à dépenser, le dernier besoin que je puis satisfaire cette année est plus grand que le dernier besoin que j’ai pu satisfaire l’an dernier, je dirai que, de l’année dernière à cette année, mes besoins se sont accrus[2].

Cette distinction sera peut-être critiquée par les psychologues ; ils feront remarquer que le besoin d’une jouissance, le désir est souvent une souffrance, si même il n’en est pas toujours une comme le veulent les pessimistes ; ils feront remarquer encore que la suppression de certaines souffrances — telle celle de la faim — ne va pas sans un plaisir réel ; et ainsi de suite. Il est permis à l’économiste de ne pas entrer dans ces subtilités.

Comment donc arrive-t-il que les besoins s’accroissent, ou qu’ils diminuent d’une époque à une autre de la vie des individus ? C’est que des souffrances que l’on ne connaissait pas apparaissent, dont il faudra chercher à se débarrasser ; c’est que des souffrances, inversement, disparaissent ; c’est qu’il nous vient des désirs nouveaux, et que des désirs nous quittent. C’est encore et surtout que les besoins, positifs ou négatifs, varient d’intensité dans le cours du temps.

Soit, par exemple, un homme qui aurait chaque jour à sa disposition une certaine quantité, toujours la même, d’aliments et de boisson. On conçoit qu’avec l’état de sa santé, avec la température, avec d’autres circonstances encore, le besoin que notre homme aura de ces aliments, de cette boisson sera plus ou moins grand : dans un certain moment, un litre d’eau ne procurera pas plus de bien-être ou de plaisir que deux litres dans un autre moment.

Ce qui résultera de ces variations des besoins particuliers, il est aisé de se le représenter. L’individu dont j’ai parlé, s’il était isolé, aurait avantage parfois à conserver des biens pour un moment où ces biens lui seront plus utiles. Dans la société, où tous les hommes vivent en fait, il n’en sera pas de même. L’homme qui vit en société vend presque tout ce qu’il produit ou qu’il obtient de la nature, il achète presque tout ce dont il a besoin. Dès lors il n’a guère lieu jamais de conserver ou de se procurer à l’avance des biens d’une espèce particulière, en vue d’un accroissement de leur utilité. Achètera-t-il aujourd’hui des biens qui ne doivent lui servir que demain ? il n’y a point avantage, il attendra jusqu’à demain pour faire cet achat, à moins d’être informé que les biens en question vont monter de prix : et ces variations des prix ne se savent pas à l’avance avec certitude, car si on pouvait les prévoir avec certitude c’est tout de suite que la hausse attendue se manifesterait. Pour ce qui est, d’autre part, des biens que nous pouvons produire ou obtenir nous-mêmes, aurons-nous lieu de rechercher si quelque jour ils doivent nous devenir plus utiles qu’ils ne le sont aujourd’hui ? non pas, si du moins nous avons la possibilité de les vendre, à quelque moment que ce soit, un prix supérieur à la plus haute utilité qu’ils doivent jamais avoir pour nous : et c’est le cas de beaucoup le plus fréquent.

En somme, ce qui règle notre consommation, c’est l’excès plus ou moins grand de l’utilité des biens sur les prix auxquels ces biens sont tarifés[3]. Par voie de tâtonnements, remplaçant sans cesse dans notre consommation de certains biens par des biens du même prix qui nous sont plus utiles, nous arrivons à établir comme une échelle des biens, avec en haut de cette échelle les biens pour lesquels l’excès que j’ai dit est le plus grand. Un changement survient-il dans tel de nos besoins, l’utilité s’accroît-elle pour nous — ou diminue-t-elle — de tel ou tel bien, le bien en question se déplacera dans cette échelle que nous établissons entre les biens, en tenant compte de leur utilité à la fois et de leur prix, afin de savoir quels sont ceux qu’il nous est le plus avantageux d’acheter, quels sont ceux qu’il nous est avantageux — ou si l’on préfère, possible — d’acheter.

19. Les remarques qui précèdent nous conduisent à nous demander s’il y a moyen d’effectuer la mesure de cette « somme des besoins » que j’ai définie tantôt : peut-on comparer la somme des besoins d’un individu dans un moment-et dans un autre ? Peut-on savoir si le dernier besoin que notre individu sera en mesure de satisfaire à un certain moment dépassera ou non en intensité le dernier besoin qu’il sera en mesure de satisfaire à un autre moment ?

À vrai dire, une telle comparaison comporte — théoriquement du moins — de très grandes difficultés. D’abord, à supposer qu’elle soit possible, elle devrait être faite par rapport d’une même dépense. J’ai cette année-ci 10.000 francs à dépenser ; j’en gagnerai l’an prochain 15.000. Il se peut que le dernier besoin satisfait avec les 10.000 francs de cette année soit inférieur au dernier besoin que satisferont l’an prochain les deux premiers tiers de mon revenu de ce moment, et que, d’autre part, le dernier besoin satisfait l’an prochain soit inférieur au dernier besoin que je satisferais cette année-ci, si mon revenu était plus gros de 5.000 francs. Ainsi il se manifesterait que mes besoins sont moins grands cette année, par rapport à une dépense de 10.000 francs pour chaque année, et qu’ils sont plus grands, par rapport à une dépense de 15.000 francs.

Négligeons cette première difficulté, il s’en présentera d’autres. Pour comparer deux sommes de besoins, il faudrait prendre dans chaque somme un besoin particulier, qui serait le même pour les deux, et qui servirait à mesurer tous les autres besoins ; et tout d’abord on comparerait l’intensité du besoin choisi comme mesure dans l’un et l’autre des moments donnés. Mais cette comparaison initiale, peut-on, théoriquement, la faire avec exactitude ? Non pas. Il est nécessaire ici de prévoir, et aussi de se souvenir. Or un plaisir, une satisfaction passée qu’on se rappelle, ce n’est plus tout à fait ce plaisir, cette satisfaction.

Que dire de la nécessité où l’on serait de ramener au besoin choisi comme mesure un nombre très considérable d’autres besoins[4] ? Car il est inévitable que d’un moment à l’autre un grand nombre de besoins varient d’intensité. À défaut d’autre preuve, il suffirait, pour s’en convaincre, de considérer ce fait que la spécificité des besoins n’est pas absolue. Chaque sorte de biens nous procure une satisfaction déterminée : on éprouve un plaisir particulier à manger du pain, un plaisir différent à manger des pommes de terre. Il y a un besoin de manger du pain, un besoin de manger des pommes de terre ; encore pourrait-on dire, en subtilisant, qu’il existe plusieurs variétés de pain, plusieurs variétés de pommes de terre, et que par là, pour bien faire, il faudrait établir autant de besoins différents qu’il y a de variétés de pain ou de pommes de terre[5]. Mais ces deux besoins différents rentrent dans une même classe, celle des besoins alimentaires, et il existe entre eux une certaine solidarité. Et de là résulte une conséquence importante Un besoin ne devient pas plus intense sans que d’autres besoins, en même temps deviennent plus intenses aussi, ou moins intenses. J’apprécie plus le pain ? c’est peut-être que mon appétit est devenu plus fort ; en même temps que j’apprécie plus le pain, j’apprécie plus les pommes de terre. De même je n’en viendrai pas à rechercher davantage les tableaux — que ce soit l’effet du développement de mon goût artistique, ou de toute autre cause — sans chercher davantage, également, les gravures. Et d’autre part, un goût devenu plus vif ne contribuent-il pas à amortir d’autres goûts ? ne voit-on pas que le développement des goûts esthétiques nous détache des joies grossières, et inversement[6] ?

Cependant, malgré toutes les difficultés que je viens d’indiquer, il n’est pas impossible, dans la pratique, il est même aisé jusqu’à un certain point de mener à bien notre comparaison. C’est qu’en effet. parmi nos besoins il en est beaucoup qui, en règle générale, et si nous prenons un individu à deux moments point trop éloignés de sa vie, demeurent fixes. Il nous faut toujours à peu près les mêmes biens, la même quantité d’argent pour assurer notre subsistance, pour nous donner ce qui est strictement indispensable. Pour ce qui est du superflu, il convient de tenir compte de l’habitude, laquelle fait que difficilement nous pouvons nous passer de ces formes du bien-être que nous avons goûtées une fois, qui fait que les besoins s’implantent en nous, une fois nés, et conservent pour nous la même importance ; mieux que cela, l’habitude, attachant à un certain besoin une certaine estimation, quantifie par là le besoin, et le fixe : car les besoins ne sont pas dans nous quelque chose de tout spontané, ils sont grandement influencés par nos opinions, par les façons de penser ou de parler auxquelles nous nous accoutumons : Enfin nous, n’oublierons pas que parmi nos besoins, il en est un grand nombre qui sont des besoins d’ostentation et de vanité et qui, sous des formes diverses, se ramènent en somme, au besoin de dépenser : en sorte qu’ici l’importance du besoin, provenant tout simplement de ace qu’il coûte à satisfaire, et se mesurant uniquement parce coût,’ne peut pas manquer de demeurer fixe tout à fait.

20. Ainsi l’on pourra dire légitimement que les besoins d’un individu se sont accrus ou se sont réduits d’une date a une autre. La perte qu’un individu fait d’un enfant ou d’un parent qu’il avait à sa charge diminue les besoins de cet individu ; une maladie dont je suis atteint et qui m’oblige à des soins particuliers augmente mes besoins pour un temps plus ou moins long. Et de tels exemples peuvent être multipliés.

Soit donc un individu qui a lieu de croire que ses besoins dans l’avenir vont aller en croissant. Cet individu aura avantage à mettre en réserve, pour ne les consommer que plus tard, une partie de ses revenus présents. Il a, par exemple, 10.000 francs de revenus annuels, et je suppose, pour simplifier le problème, qu’il n’ait à se soucier que de régler sa dépense de l’année présente et de l’année prochaine. Notre individu va-t-il dépenser cette année-ci la totalité de ses revenus, c’est-à-dire 10.000 francs, pour dépenser l’année prochaine la même somme ? Par là il s’assurerait cette année la satisfaction d’une certaine quantité de besoins, la grandeur du besoin satisfait par la dernière fraction du revenu étant M ; tandis que l’année prochaine, le besoin satisfait par la dernière fraction — égale à celle-là — du revenu aurait une grandeur N, supérieure à M. S’il économise, au contraire, 2.000 francs sur ses revenus de cette année, s’il dépense 8.000 francs cette année et 12.000 francs l’année prochaine, le dernier besoin satisfait cette année aurait une grandeur P et le dernier besoin satisfait l’année prochaine aurait une grandeur égale, P étant à la fois inférieur à N et supérieur à M. Je dis que cette deuxième manière de répartir la consommation des 20.000 francs perçus dans les deux années est préférable à l’autre.

Cette proposition est tellement évidente qu’on pourrait presque se dispenser de la démontrer. Les derniers 100 francs dépensés dans l’année 1904 sont-ils moins utiles que les derniers 100 francs dépensés en 1905 ? on aura avantage à économiser 100 francs en 1904 ; pour accroître la dépense de 1905, si du moins, faisant cette économie, le dernier besoin satisfait en 1905 demeure plus grand que le dernier besoin satisfait en 1904. On a avantage, d’une manière générale, à dépenser ses revenus dans ce moment où ils peuvent satisfaire les besoins les plus grands, et c’est pourquoi la répartition la meilleure de notre consommation dans le temps est celle qui fait égaux les derniers besoins satisfaits à chacun des moments, dans chacune des périodes de la durée.


Nous arrivons par là à une conclusion qui n’est pas sans importance pour la théorie de l’intérêt. C’est à savoir qu’il convient aux individus dont les besoins sont destinés à s’accroître d’économiser sur leurs ressources présentes : ils économiseront en telle sorte que leur consommation descende autant que possible, dans chacun des moments de la durée, à la même limite d’utilité. Et ainsi des sommes se trouveront disponibles pour la capitalisation qui n’exigeront pas, pour être capitalisées, d’intérêts, que du moins il sera indifférent en soi à leurs propriétaires de capitaliser. Encore les choses ne vont-elles de la sorte que parce que c’est de l’argent que l’on économise, et que l’argent n’est pas sujet à se détériorer avec le temps ; si les économies ne pouvaient consister qu’en de certains biens qui s’usent ou qui se gâtent à la longue, alors on verrait peut-être les capitalistes donner des intérêts à ceux qui leur emprunteraient leurs économies, engager celles-ci dans des placements où le produit brut serait inférieur aux avances.


21. L’accroissement qui a lieu parfois dans les besoins des individus est une première cause qui fait que des capitaux peuvent être avancés même sans intérêts. Une deuxième cause, plus importante a la vérité, qui agit dans le même sens, est la diminution qui a lieu souvent dans les ressources des individus.

Soit un individu dont je suppose que les besoins restent constants. Cet individu a cette année-ci 15.000 francs à dépenser ; il ne lui reviendra l’an prochain que 11.000 francs. Il lui est avantageux, dans ces conditions, d’économiser 2.000 francs pour accroître d’autant sa consommation de l’an prochain. Une même somme, comme nous l’avons déjà vu, peut servir à satisfaire des besoins plus ou moins grands. Nous satisfaisons d’abord les besoins les plus grands, et ainsi, plus nous dépensons d’argent — toutes choses égales d’ailleurs —, moins la somme dont nous augmentons nos dépenses nous procure d’utilité. La meilleure façon de dépenser son avoir, des lors, c’est de s’arranger pour que le dernier besoin satisfait ait toujours la même grandeur ; et les besoins ne changeant pas, nous ne saurions mieux faire que de dépenser autant dans chacune des périodes successives de la durée. C’est pourquoi il ; nous convient d’économiser, quand nous nous attendons à une diminution de nos ressources ; il nous convient d’économiser, même si cette économie ne doit pas nous donner un rendement : l’économie, ici, est avantageuse par elle-même[7].

Il faut bien voir toute la conséquence de cette proposition. Quand je parle ici des ressources présentes et des ressources futures des, individus, je n’entends pas seulement par ressources présentes les revenus présents de ces individus, j’entends tout l’avoir. J’ai en ma possession pour 300.000 francs de valeurs, plus 5.000 francs que je viens de toucher et qui proviennent de coupons détachés de ces valeurs, d’honoraires perçus, etc. ; je gagnerai, je toucherai à des titres divers, l’année prochaine, 25.000 francs : c’est 305.000 francs que je dois mettre en regard de 25.000 francs ; c’est 140.000 francs qu’il me convient d’économiser — toujours en supposant que je n’ai à me préoccuper que de l’année courante et de l’année prochaine, qu’il s’agit pour moi, par exemple, d’avancer une somme pour un an — ; c’est 140 000 francs qu’il m’est indifférent d’avancer, d’une manière ou de l’autre, pour un an. Par suite, les sommes qu’on pourrait économiser sans intérêts, ce ne sont pin seulement les sommes qu’économiseraient sur leurs revenus les individu : qui ont cette perspective de voir diminuer leurs revenus, c’est tout l’avoir présent des individu : en tant que cet avoir dépasse leurs revenus futurs.


22. Les deux causes que je viens d’indiquer sont les seules qui nous mettent à même de consentir des avances, de capitaliser sans intérêts. Elles font qu’il y a des capitaux qui n’exigent pas d’intérêts. Mais ces capitaux sont en quantité restreinte, et c’est en ce sens que l’on peut répéter la formule si souvent employée de la rareté du capital. On dit souvent que si le capital rapporte des intérêts, c’est parce que le capital est rare, ou encore parce que la demande des capitaux dépasse l’offre. Entendons que ce capital qui est rare est celui qui n’a pas besoin d’intérêts, entendons qu’on demande plus de capitaux qu’il n’y a de capitaux qui n’ont pas besoin d’intérêts : de la sorte nous rendrons acceptables des propositions qui avaient le défaut de manquer de clarté.

Mais il faut montrer que, hors les cas étudiés plus haut, jamais des capitalisations ne pourront être faites que moyennant que les capitaux obtiennent des intérêts. La démonstration sera aisée.

Prenons tout d’abord les cas inverses des cas que nous avons vus. Considérons un individu dont les besoins vont diminuer, ou dont les ressources vont s’accroître. Cet individu n’aura garde d’économiser, il n’aura garde de capitaliser, à moins que, capitalisant, il ne s’assure par là une certaine plus-value.

Je suppose que, mes ressources étant les mêmes cette année qu’elles seront l’an prochain, mes besoins d’autre part doivent diminuer. Dépensant dans le courant de chaque année les ressources de l’année, soit 10.000 francs, je m’assurerais cette année-ci avec mes derniers 100 francs la satisfaction d’un besoin que j’estime à M, et je m’assurerais l’année prochaine avec mes derniers 100 francs la satisfaction d’un besoin moindre, que j’estime à X. Veut-on que je capitalise, que j’avance pour un an 1.000 francs ? Je diminuerais ma consommation de cette année d’une somme et je me mettrais à même d’augmenter la consommation de l’année prochaine d’une somme Opération déplorable, car les dix termes de la première somme étant rangés dans un ordre de grandeur croissante, et les dix termes de la seconde dans un ordre de grandeur décroissante, comme d’autre part M est plus grand que N, et a fortiori que , la première somme est nécessairement plus grande que la seconde. Par conséquent, si je suis sollicité de placer 1.000 francs, je ne m’y résoudrai qu’à la condition d’obtenir une plus-value telle que, ajoutée à la somme , elle donne — en utilité — un total au moins égal à la somme [8].

On fera un raisonnement analogue pour le cas d’une augmentation des ressources. J’ai 12.000 francs à dépenser cette année, j’en aurai 20.000 à dépenser l’année prochaine, et je suis sollicité d’avancer 5.000 francs pour un an. Qu’est-ce à dire ? l’opération aura cet effet de réduire ma consommation de cette année-ci de 5.000 francs, d’accroître ma consommation de l’année prochaine de la même somme. Mais 5.000 fr. ne donnent pas la même quantité de bien-être quand ils s’ajoutent à 7.000 francs et quand ils s’ajoutent à 20.000 francs. L’avance qu’on sollicite de moi représenterait, par elle-même, une diminution de bien-être notable ; il faudra que cette diminution soit compensée par la perception d’un surplus, d’un rendement qui y soit au moins égal.


23. Nous arrivons maintenant à un cas nouveau, dont l’importance pratique est très grande : le cas où les besoins comme les ressources demeurent les mêmes à travers le temps. Dans ce cas encore la capitalisation ne pourra avoir lieu que si elle doit donner un rendement.

Je suppose que mes ressources soient de 15.000 francs pour cette année et de 15.000 francs encore pour l’année prochaine, et que pour une consommation de 15.000 francs les derniers 100 francs dépensés doivent me procurer, cette année-ci comme l’année prochaine, une utilité que j’estime à M. Il s’agit pour moi d’avancer 1.000 francs pendant un an ? Je me verrais contraint de réduire mon bien-être, cette année-ci, de M + M’+M” +…, et je me mettrais à même d’accroître mon bien-être, l'an prochain, de Or la loi de la décroissance de l’utilité qui veut que l’utilité d’une certaine quantité d’un bien soit d’autant plus faible qu'on possède déjà une plus grande quantité du bien en question, cette loi, par cela même qu’elle s’applique à tous les autres biens, s'applique à ce bien d’une nature très particulière qu’est l’argent. Employant au mieux notre argent,nous nous procurons avec des sommes successives égales des satisfactions toujours plus faibles. On a donc

et par suite

L’avance dont je parlais ne deviendra possible que si elle doit donner un rendement au moins égal à la différence

S’il s’agissait d’avancer 2.000 francs au lieu de 1.000 francs, le rendement exigé serait plus que doublé ; car à la série viendraient s’ajouter dix termes tous plus grands que les dix premiers, et à la série viendraient s’ajouter de même dix termes plus petits que les dix premiers. La somme à capitaliser augmentant, le rendement exigé subirait une augmentation, non pas proportionnelle, mais plus rapide. Ainsi la décroissance de l’utilité agit comme une sorte de frein qui arrête la capitalisation, et elle agit d’une manière toujours plus puissante pour une capitalisation plus forte[9].

24. On voit le lien étroit qui rattache ensemble toutes les considérations qui viennent d’être développées. Toutes découlent d’un même principe, à savoir que la meilleure façon de distribuer sa consommation dans le temps est celle qui fait que les derniers besoins satisfaits ont la même importance à chaque moment du temps. De ce principe, que j’appellerai le principe de l’équilibre de la consommation, les conséquences suivantes se déduisent :

la capitalisation ne coûte rien au capitaliste quand elle tend à établir l’équilibre de la consommation ;

la capitalisation coûte au capitaliste — et celui-ci, par suite, ne s’y décidera que moyennant l’assurance de percevoir un surplus — lorsqu’elle détruit l’équilibre de la consommation, ou qu’elle aggrave le défaut d’équilibre de cette consommation.

Or, la capitalisation tend à établir l’équilibre de la capitalisation :

a) quand les besoins doivent croître ;

b) quand les ressources doivent diminuer.

La capitalisation, d’autre part, détruit l’équilibre de la capitalisation, ou aggrave le défaut d’équilibre :

a) quand les besoins doivent diminuer ;

b) quand les ressources doivent croître ;

c) quand les besoins et les ressources doivent rester les mêmes.

Si nous nous attachons uniquement aux facteurs qui s’opposent à la capitalisation, nous pourrons dire que ces facteurs se réduisent à un, puisque c’est toujours la loi de la décroissance de l’utilité qui, dans les cas énumérés ci-dessus, fait la « rareté du capital », empêche que les capitaux soient avancés à moins de l’assurance d’une plus-value. En un certain sens, cependant, nous sommes en droit de dire que nous avons trois causes : tantôt, en effet, c’est parce qu’une diminution des besoins empêche l’équilibre de la consommation que la capitalisation, aggravant ce défaut d’équilibre, est en elle-même fâcheuse ; tantôt c’est parce qu’il y a accroissement des ressources que la capitalisation est encore fâcheuse, et de la même manière ; tantôt enfin, au lieu d’aggraver, la capitalisation crée le défaut d’équilibre de la consommation. Pour la commodité de l’exposition, je dirai désormais, parlant de ces trois causes : la diminution des besoins, l’accroissement des ressources et le sacrifice capitalistique[10].



25. Il me reste a parler d’une dernière cause de la rareté du capital. Cette cause, c’est la dépréciation systématique que nous faisons subir aux biens futurs[11].

Nous préférons les biens présents aux biens futurs, les biens prochains aux biens éloignés. Le fait s’offrira à nous comme un fait très fréquent et comme : un fait dont le contraire ne se rencontre jamais, si dans les biens nous considérons non pas la matérialité, la quantité, ni non plus la valeur objective, le prix, mais l’utilité que ces biens offrent pour nous, cette utilité se déterminant d’ailleurs soit par la satisfaction que nos biens peuvent nous procurer par eux-mêmes, soit par celle que nous retirerons d’eux en les échangeant[12]. Un employé fait des économies en prévision de la vieillesse ; je suppose, pour plus de simplicité, qu’il ne place pas ces économies, qu’il se contente de les thésauriser : gagnant 4.000 francs par an, il n’en dépense que 3.000, et conserve le reste pour ses vieux jours. Il préfère sans doute aux biens qu’avec les 1.000 francs économisés il pourrait s’acheter tout de suite les biens — que nous supposerons pareils à ceux-là — que ces 1.000 francs lui permettront de s’acheter plus tard. Seulement il faut tenir compte de ceci, que l’utilité des biens diminue avec la quantité qu’on en peut avoir. Celui qui n’a que 1.000 francs pour vivre tire de cette somme beaucoup plus d’utilité que ne tirerait d’une dépense supplémentaire de 1.000 francs celui qui a déjà dépensé 3.000 francs. Et ainsi, de ce que notre employé conserve pour plus tard une partie de son gain on ne doit nullement conclure qu’il préfère les biens futurs aux présents.

Citera-t-on, pour montrer que les biens futurs sont parfois préférés aux présents, l’enfant qui garde un certain temps le gâteau qu’on lui donne, avant de le manger ? Je pourrais dire que ce raffinement, par rapport à l’ensemble des phénomènes économiques, est négligeable : on ne voit pas que dans la société économique beaucoup d’épargnes soient faites qui ne doivent pas accroître ou permettre d’accroître le bien-être total — considéré à travers toute la durée de la vie — de ceux qui les font ; l’enfant lui-même ne reste pas longtemps en contemplation devant son gâteau, et il ne voudrait sans doute pas payer d’un sacrifice, de l’abandon d’un morceau, même très petit, de son gâteau, le droit de retarder sa jouissance. Mais il y a mieux à dire. L’enfant qui attend pour manger son gâteau ne préfère pas un bien futur à un bien présent : il retarde le moment inévitable du regret[13] ; il ajoute aussi à la jouissance qu’il éprouvera à manger son gâteau le plaisir plus durable, encore que sans doute moins vif, de penser qu’il le mangera ; et s’il pèche en quelque manière, c’est par une trop grande hâte, d’où il résulte que l’ensemble des plaisirs et des peines que son gâteau lui procurera ne sera pas la quantité positive la plus grande possible.

26. Il y a encore des gens qui travaillent sans relâche à s’enrichir et qui ne songent pas, comme on dit, à jouir de leur richesse. C’est qu’ils trouvent un plaisir intense à savoir, non pas qu’ils auront du bien-être ou du luxe un jour, mais qu’ils pourront en avoir ; ou bien encore ils tirent de leur richesse des satisfactions d’orgueil et de vanité : et ce plaisir, ces satisfactions sont des biens réels, supérieurs à ceux que nos gens se procureraient en dépensant leur avoir. On remarquera qu’il leur faut en général, de cette richesse à laquelle ils tiennent tant — et qui en un sens n’est pas la richesse véritable, puisqu’elle n’est que la possibilité de se procurer ce bien-être auquel les hommes tout d’abord s’attachent — des signes matériels, biens au soleil, maisons ou terres, titres de rente, pièces d’or. On ne se représente guère un homme qui, content de savoir qu’il lui est loisible de bien vivre, cependant se priverait de toute commodité : c’est la pensée et la vue des propriétés qu’ils possèdent qui fait le bonheur de nos riches ; ils s’attachent aux instruments qui donnent la richesse vraie, non pas à celle-ci, ils font de ces instruments qui par eux-mêmes, pour qui raisonne froidement, sont sans utilité aucune, des biens véritables et présents. Si l’on tient compte de ce phénomène psychologique, il n’y aura pas lieu de considérer de telles gens comme faisant exception à la règle formulée plus haut.

27. On peut donc tenir pour certain que les biens futurs, à utilité égale, ne sont jamais plus estimés que les biens présents. Et d’autre part il est aisé de constater que souvent les biens présents sont préférés aux futurs.

De ce fait il y a des raisons multiples. La première est dans notre imagination, qui nous représente plus vivement les joies prochaines que les joies éloignées : l’idée pénible de la longue attente à subir se mêle toujours, plus ou moins consciemment, à la représentation des joies lointaines pour amortir cette représentation, lorsqu’elle apparaît spontanément dans notre esprit, et même alors que nous nous y arrêtons volontairement ; et puis il y a aussi l’attraction qu’exerce sur l’idée de l’éloignement dans le temps celle de l’éloignement dans l’espace, lequel diminue la netteté de la vision, la vivacité des impressions quelles qu’elles soient[14]. Une autre raison est que l’idée d’incertitude est associée d’une manière étroite à l’idée du futur. Ce n’est pas tout : s’agit-il de comparer deux plaisirs semblables, mais dont l’un est présent et l’autre futur, les deux représentations, en vertu de cette force impulsive que dans le mécanisme mental toute image possède, concourront à produire cet effet, de nous faire rechercher la jouissance immédiate. Enfin nous nous savons mortels et nous ignorons combien de temps il nous reste à vivre : et certes c’est une pensée importune que celle de la mort toujours imminente, une pensée que nous écartons le plus possible de nous, qui d’une manière générale n’exerce pas une très grande influence sur notre conduite ; ici cependant nous la laissons agir, parce qu’elle excuse l’entraînement qui nous porte à saisir le bien présent, entraînement auquel il nous est dur de résister[15].

28. La dépréciation du futur, là où on la rencontre, a cet effet d’empêcher la capitalisation, d’empêcher du moins qu’on avance des capitaux sans intérêts. Si 1.200 francs à dépenser dans un an ne sont pas plus estimés que 1.000 francs à dépenser tout de suite, il est clair que je ne consentirai à faire pendant un an l’avance de 1.000 francs que moyennant qu’il me reviendra 1.200 francs.

La dépréciation du futur doit donc être jointe aux causes précédemment étudiées de la rareté du capital. Elle en diffère sans doute grandement sous le rapport de l’origine et de la nature.Les trois premières causes procédaient toutes trois de la loi de la décroissance de l’utilité et par là se trouvaient être proches les unes des autres ; la dépréciation du futur procède de sources tout autres. Les trois premières causes correspondent à une vue raisonnable qu’ont les individus de ce qui leur est avantageux. La dépréciation des biens futurs — pour autant du moins qu’elle ne provient pas de la pensée de notre destinée mortelle — nous détourne d’opérations avantageuses. Ces différences méritent d’être soulignées ; mais il faut surtout retenir que la dépréciation du futur contribue à donner naissance à l’intérêt de la même manière que les causes : précédentes, que comme elles elle fait que certains capitaux exigent des intérêts.




    parce que j’ai appris à goûter des plaisirs que j’ignorais : et alors ce sera le contraire.

  1. Cf. Marshall, Principles of economics, t. I (3e éd., Londres et New-York, 1895, pp. 141-142, Carver, The place of abstinence in the theory of interest, Quarterly journal of economics, VIII, oct. 1893). Hawley, dans un article d’ailleurs fort mauvais (The fundamental error of « Kapital und Kapitalzins » , Quarlerly journal of economics, VI, avril 1892, p. 301), dit excellemment : « two questions have to be answered, why interest is paid, and why interest is exacted ».
  2. De ce que les besoins se sont accrus on ne peut pas conclure proprement que la somme du bien-être s’est accrue. ni non plus qu’elle a diminué. La somme du bien-être dépend en effet du rapport des besoins positifs et des besoins négatifs. Mes besoins peuvent s’être accrus depuis l’an dernier parce que j’ai plus de souffrances dont je dois chercher à me débarrasser : et ainsi l’accroissement des besoins s’accompagne d’une diminution de bien-être.Mes besoins peuvent s’être accrus aussi
  3. Comment est-on en droit de parler d’un excès de l’utilité sur la valeur ? l’utilité et la valeur ne sont-elles pas, malgré les rapports étroits qu’elles entretiennent, deux choses différentes ? n’y a-t-il pas un système des utilités et un système des valeurs ? Sans doute ; mais on peut unir ces deux systèmes en faisant égales ensemble l’utilité et la valeur du moins utile des biens qu’un individu a avantage à se procurer. Si j’estime à 100 l’utilité du bien que j’achète avec mes derniers me francs, je dirai d’un bien dont l’utilité est double, et qui vaut 120 francs, que l’excès de son utilité sur sa valeur est 80.
  4. Je passe sous silence, en outre, la difficulté théorique qui résulte, pour la mesure des besoins dans un moment donné, de ce que certains de ces besoins — les besoins essentiels — sont incommensurables aux autres : pour ne pas mourir de faim, la plupart des hommes renonceraient à toutes les jouissances de luxe. Par cela même qu’ils sont incommensurables aux autres et qu’il faut tout d’abord qu’ils soient satisfaits, les besoins essentiels constituent une catégorie à part et peuvent être mis de côté quand on somme les besoins d’un individu.
  5. On voudra peut-être aller plus loin encore, et distinguer autant de besoins qu’il y a de biens particuliers. Il y aurait donc autant de besoins différents que de morceaux de pain existants, ou possibles. Mais il n’y a pas lieu d’aller jusque-là, du moins pour ces biens que l’on consomme d’un seul coup aoti nulla cupido : je ne puis pas éprouver un besoin particulier de tel morceau de pain, parce que je ne sais pas à l’avance le goût particulier qu’il a, que ce goût, je ne le connaîtrais qu’en mangeant le pain, c’est-à-dire en le détruisant. Le morceau de pain en question peut m’attirer par son aspect, sa consistance, sa couleur : mais alors il m’attirera par une qualité qui le classe dans une certaine variété, connue de moi. Il en va autrement pour les biens durables : je vois un tableau, je le goûte, je désire continuer à le goûter ; j’aurai donc de ce tableau un besoin particulier, distinct du besoin que j’ai de tel autre tableau du même peintre, ou de quelque autre peintre.
  6. Les choses sont plus compliquées encore que je ne les ai faites. Dans cette échelle de nos besoins dont j’ai parlé, chaque besoin figure, ou plutôt doit figurer plusieurs fois. Une certaine quantité d’un bien déterminé n’a pas la même utilité pour nous quand nous possédons déjà de ce bien, et quand nous n’en possédons pas ; cette utilité varie avec la quantité de ce bien que nous possédons : en sorte que dans notre échelle il faudra mettre, pour une certaine espèce de bien, ici une première quantité — je suppose que le bien en question ne peut pas être divisé, ou qu’il n’est pas divisé à l’infini —, là une deuxième quantité égale, ailleurs une troisième, et ainsi de suite. Or si la spécificité des besoins n’est pas absolue, un bien pourra dans une certaine mesure être supplée par un autre : l’utilité d’une livre de pain ne sera pas la même selon que je serai ou non pourvu de pommes de terre, selon que j’en serai pourvu plus ou moins abondamment. Dès lors il faudra non seulement dans notre échelle placer à un certain endroit une première quantité n de pain, ailleurs une deuxième quantité égale, etc., mais la première quantité, la deuxième, etc. devront figurer dans l’échelle un nombre de fois très considérable, leur utilité à chaque fois étant déterminée en supposant possédées telles ou telles quantités de chacun des biens dont l’utilité varie en même temps que celle du pain.
  7. Quelqu’un qui, sachant que ses ressources doivent diminuer, thésauriserait, celui-là, ne faisant pas une capitalisation objective, capitaliserait cependant au sens subjectif du mot.
  8. J’ai dit plus haut, p. 41, note 2, que l’on n’était pas en droit de conclure d’une augmentation ou d’une diminution des besoins satisfaits, entre un moment et un autre, à un accroissement ou à une diminution du bien-être. Mais il est clair que, dans un moment donné, satisfaire plus de besoins, c’est accroître son bien-être.
  9. La capitalisation ne devient impossible — théoriquement — que lorsque toutes les ressources ont été prises déjà. Pratiquement, la capitalisation devient impossible lorsqu’il ne reste plus que l’indispensable ; elle est impossible à qui n’a que cet indispensable. Aucune plus-value, en effet, ne saurait compenser un prélèvement opéré sur celui-ci.
  10. Je ne dis rien ici des combinaisons possibles de ces causes, des combinaisons qui peuvent avoir lieu, encore, des hypothèses où la capitalisation est fâcheuse et de celles où elle est avantageuse. J’y viendrai plus loin au chap. V, §§ 66 et suiv.
    Comment les auteurs ont-ils parlé des questions que je viens de traiter ? Böhm-Bawerk, celui des économistes à coup sûr qui a apporté le plus de soin à l’élaboration de sa théorie de l’intérêt, parle de la variabilité du rapport des ressources aux besoins (II, pp. 262-266) comme d’une des causes qui donnent naissance à un agio en faveur des biens présents, autrement dit qui donnent naissance à l’intérêt, Et il a des remarques comme la suivante (p. 285), que la production ne peut pas être dirigée tout entière vers la satisfaction des besoins futurs, que si l’on venait à capitaliser trop, le rapport nouveau qui s’établirait entre les ressources et les besoins déterminerait un courant inverse, et modérerait la capitalisation. — Je ne représenterai pas ici qu’il vaut mieux faire de la variation des ressources et de celle des besoins deux phénomènes distincts que de parler comme Böhm-Bawerk, de la variation du rapport des ressources et des besoins. Mais j’adresserai deux critiques, sur le sujet qui nous occupe, à Böhm-Bawerk :
    1° parlant du rapport des ressources aux besoins, il paraît compter dans les ressources présentes les revenus, et non pas, ainsi qu’il faut faire, tout l’avoir (voir plus haut, § 21);
    2° il n’a pas distingue de ces variations du rapport des ressources aux besoins qui, existant déjà par elles-mêmes, rendent la capitalisation fâcheuse, ces variations du même rapport qui rendent également la capitalisation fâcheuse, mais qui résultent de la capitalisation elle-même.
    Celui qui a le mieux parlé de ce que j’appellerai le coût subjectif de la capitalisation est Carver (The place of abstinence in the theory of interest, Quarterly journal of economics, VIII, oct. 1893). Ma théorie était construite, mon livre écrit avant que je ne connasse son travail : j’ai trouvé dans ce travail des idées en parfaite concordance avec les miennes. J’engage vivement le lecteur à s’y reporter ; il y trouvera une exposition d’une netteté remarquable, illustrée de figures excellentes ; il sera frappé surtout de la pénétration dont l’auteur fait preuve. L’article de Carver est une des toutes meilleures parmi les contributions à l’étude du problème de l’intérêt, — Bôhm-Bawerk a parlé de cet article, et il l’a critiqué d’une façon étrange (Capital und Capitalzins, I, Geschichte und Kritik der Capitalzinstheorien, 2e éd., lnnsbruck, 1900, pp. 643-646). Il reproche à Carver de voir une cause de l’intérêt dans ce qui ne serait qu’un effet de l’intérêt. C’est parce qu’il y a intérêt, fait-il, qu’on dote le futur au détriment du présent, et qu’on rompt au profit du futur l’équilibre de la consommation ; et tout au plus peut-on dire que cette conséquence de l’intérêt a sur le taux de celui-ci une action en retour. Le reproche, ai-je dit, est étrange. Il est trop clair en effet que si le capital rapporte des intérêts, c’est que, pour de certaines raisons que nous aurons à chercher, il trouve des emplois lucratifs ; mais c’est aussi parce qu’il est rare, parce qu’une partie des capitaux sollicités par des emplois lucratifs ne peuvent s’employer qu’à la condition de rapporter des intérêts. Il y a ici, non pas une cause et une conséquence de l’intérêt, mais deux causes concourantes, point du tout du même ordre à vrai dire, qui toutes deux sont nécessaires pour produire l’intérêt. Une fois de plus je répéterai que la théorie de l’intérêt est double. Carver l’a abordée d’un certain côté ; il l’a fait volontairement, et sans prétendre à expliquer l’intérêt d’une manière complète.
  11. On peut consulter, sur cette dépréciation des biens futurs, Böhm-Bawerk ; c’est lui qui a mis le fait en lumière (voir II, pp. 266-273).
  12. Böhm-Bawerk emploie ici les expressions de valeur d’usage et de valeur d’échange subjective (voir II, pp. 176 et suiv.).
  13. D’une certaine manière, ceci est encore une confirmation du fait avancé ci-dessus. On aime mieux jouir plus tôt que plus tard ; on aime mieux aussi — c’est la contre-partie, et c’est le complément de la vérité précédente — retarder une souffrance, une peine qu’il faut subir, quand même elle devrait par là être plus vive : tout le monde a pu en faire l’observation.
  14. Böhm-Bawerk (II, pp. 268-269) fait intervenir à côté de l’imagination la volonté. Il se demande, il est vrai, si cette « faute de la volonté » qu’il mentionne comme une des causes de la dépréciation des biens futurs ne se ramène pas à cette faiblesse de l’imagination dont il a parlé tout d’abord. En fait, si par volonté il faut entendre la raison, en tant qu’elle contribue à déterminer nos actes, il est trop clair que la dépréciation des biens futurs suppose une «  faute de la volonté » ; mais dire cela, ce n’est proprement rien expliquer.
  15. Les trois paragraphes qu’on vient de lire reproduisent presque textuellement les §§ 155-157 de mon livre L’utilité sociale de la propriété individuelle. Toutefois je dois signaler que lorsque j’ai écrit ce livre j’étais porté à regarder comme un fait universel la dépréciation des biens futurs, qui n’est qu’un fait fréquent, et à m’en exagérer l’importance, à la suite de Böhm-Bawerk. D’autre part, je n’avais pas dégagé nettement la cause n° 3 de la rareté du capital.