L’instruction primaire en Corse (1883)

L’instruction primaire en Corse (1883)
Revue pédagogique, second semestre 1883 (p. 193-208).

Nouvelle série. — Tome III.
15 Septembre 1883.
N° 9.

REVUE PÉDAGOGIQUE

L’INSTRUCTION PRIMAIRE EN CORSE (1883)



Il y a bientôt trente ans, j’abordais pour la première fois en Corse, échappé de l’école pour devenir maître à mon tour ; j’y trouvais des élèves intelligents, de bons amis, un beau ciel. une admirable nature, les plaisirs de la première liberté et ceux du premier enseignement : si bien que les deux années que je passai là-bas restèrent dans ma mémoire claires et gaies entre toutes. Me voici revenu en ce même pays, ma carrière et ma vie déjà avancées, avec de nouveaux devoirs, plus étendus et plus sévères ; je retrouve des amitiés fidèles, le même beau ciel, la même admirable nature : mais il faut ne pas me laisser prendre par ce brillant décor, rechercher ce qu’il couvre, écarter les charmantes images de jeunesse, aller aux choses mêmes, et virilement, fût-ce au prix de déceptions, me mettre en face de la réalité. Si mes fonctions ne m’en faisaient un devoir, j’y serais porté par la seule force des habitudes que l’esprit contracte avec l’âge.

I

D’abord quelques chiffres empruntés à la statistique ; c’est une première source d’informations, un premier contact avec la réalité.

Le département de la Corse comptait au dernier recensement 212,639 habitants, soit 9,938 de plus qu’en 1876, et 14,132 de plus qu’en 1812. Sa population, lors de la réunion à la France en 1768, n’était que de 120,389 habitants ; par une suite de progrès continus, elle a depuis lors plus que doublé. Cette vitalité contraste heureusement avec les signes d’alanguissement que nous relevons dans nombre de départements du continent français.

La superficie de la Corse est de 8, 443 kilomètres carrés, soit par kilomètre carré 32 habitants, chiffre bien inférieur à celui de la moyenne en France, qui est de 69 ou 70 habitants par kilomètre carré.

Le nombre des communes est de 364 : ce qui donne par commune une population moyenne de 749 habitants et une superficie moyenne de près de 24 kilomètres carrés.

Le nombre des écoles publiques est de 729, soit presque exactement 2 écoles par commune. À ces 729 écoles publiques, il faut ajouter 29 écoles libres : total, 758.

On voit que l’enseignement libre est peu développé dans ce département ; il ne se développe en effet d’ordinaire que là où il y a des agglomérations assez fortes et une population aisée : e qui ne se rencontre guère en Corse.

L’enseignement congréganiste est aussi très restreint, 17 écoles publiques, 13 écoles libres : ce pauvre et rude pays n’a point tenté les congrégations.

Les 729 écoles publiques comprennent 249 écoles spéciales aux garçons, 245 écoles spéciales aux filles, 235 écoles mixtes. Point d’école primaire supérieure ; seulement deux cours complémentaires.

Seulement 15 écoles maternelles (13 publiques, 2 libres). Ces chiffres sont déjà, par bien des côtés, significatifs ; ils accusent une situation particulière ; entrons dans le détail : ’cette situation se précisera.

II

On pourrait a priori dire que 729 écoles, deux par commune, c’est peu dans un pays où les communes ont un si vaste territoire, où les hameaux sont nombreux, où les communications sont souvent rendues difficiles par les obstacles naturels, vallées profondes, torrents, etc. Mais plus simplement considérons ce que sont ces 729 écoles existantes. À un mètre carré par élève, elles devraient compter 42,945 places ; elles n’en comptent que 25,819 : différence, 17,126 places. Si, au lieu du nombre des mètres carrés, nous recherchions celui des mètres cubes, l’écart serait encore plus grand. Car presque partout les salles de classes ont le plafond très bas. Bien peu ont été construites pour l’usage auquel elles sont affectées. Dans l’arrondissement de Sartène, trois locaux seulement appartiennent aux communes ; dans l’arrondissement de Bastia, neuf (sur. 142). Il faut louer ; or ces locations sont la source de difficultés. Un personnage important de la commune offre tout ou partie de sa maison à louer ; il entend en tirer un bon prix. L’inspecteur primaire arrive ; s’inspirant du seul bien du service dont il a la charge, il trouve le local peu convenable, le prix de la location, non sans raison, exagéré ; il le dit à son chef ; on le sait au village : colère. La lutte s’engage ; les grosses influences sont mises en jeu. Je ne gais si je dois souhaiter à l’inspecteur primaire d’avoir raison ; les inimitiés qu’il aura soulevées seront d’autant plus vives.

J’ai visité quelques-uns de ces locaux ; ils m’ont laissé une impression des plus pénibles,

Qu’on me permette de rappeler ici la première de ces visites. Débarqué depuis quelques jours à Ajaccio, j’avais donné tout mon temps aux deux écoles normales ; M. le vice-recteur m’engagea à faire avec lui une courte excursion. À une trentaine de kilomètres de la ville nous descendons de voiture devant un groupe de maisons placées sur le bord de la grande route ; nous nous engageons-entre ces maisons et arrivons au pied d’un escalier appliqué au flanc de l’une d’elles — je devrais dire plus justement une échelle ; nous la gravissons, et trouvons une galerie extérieure ou plutôt — car les mots dont on a l’habitude de se servir ne rendent plus ici exactement les choses — une sorte de passerelle formée de longues planches minces et mal jointes qui plient d’une façon inquiétante sous nos pas trop graves. Celte passerelle conduit à une porte que nous franchissons ; là une salle sombre : on a l’habitude dans ce pays de tenir les volets fermés, lors mème que la chaleur n’a rien d’excessif ; dans cette salle, quelques enfants, tout jeunes, à la toilette très élémentaire, pieds nus (c’est le signe caractéristique de l’enfant corse au village), aux cheveux en broussailles, à l’œil noir, vif, intelligent, qui nous regardent avec curiosité, sans timidité ou embarras. Du reste aucun d’eux n’entend le français. L’école (c’est une école mixte de hameau) a été plus nombreuse ; un instituteur la dirigeait alors ; une institutrice y a été nommée ; les grands garçons s’en sont allés : on a beau être jeune, en Corse on n’obéit pas volontiers à une femme. La maîtresse débute ; elle paraît assez embarrassée de son rôle et ne sait, comme on dit familièrement, par quel bout s’y prendre. À côté de la salle de classe une autre salle — peu meublée — qui est tout le logement.

Dans le cours de la journée, nous voyons d’autres écoles, non plus de hameau, celles-là remplies, trop remplies même. Me les rappelant, je comprendrai plus tard la justesse de cette phrase d’un inspecteur primaire que cite M. le vice-recteur dans son rapport au Conseil général : « La plupart des locaux sont à peine assez spacieux pour le quart des élèves qu’ils reçoivent. » Encore ne faut-il pas tenir compte des cas particuliers, comme celui de Borgo : j’y ai trouvé, me dit M. l’inspecteur primaire de Bastia, 53 élèves dans une salle de 16 mètres carrés.

Le même jour, comme nous entrions dans la maison où nous devions prendre notre repas, M. le vice-recteur faillit être renversé par un choc soudain, celui d’une bête se ruant au dehors, hérissée et furieuse d’avoir été dérangée, un de ces porcs noirs, mêlés intimement à la vie du village corse, qu’on trouve partout entre ses jambes, mi-sauvages, mi-familiers, étonnant l’étranger de leurs brusques et grondeuses apparitions là où ils n’ont que faire et quand ils sont le moins attendus, à qui il faut pourtant beaucoup pardonner, à cause de leur chair succulente et délicate.

Le vrai village corse n’est pas, comme le hameau que nous avions vu d’abord, situé le long d’une grande route : il est bâti sur un point déjà élevé, le plus souvent comme collé au flanc de la montagne, les maisons serrées les unes contre les autres, faisant masse, à l’instar d’une forteresse ; entre les maisons, à l’intérieur, des passages étroits, tortueux, raides, dont le pavé est le roc même mis à nu, ici poli, à raboteux, découpé en marches inégales ; dans l’une quelconque de ces maisons que rien n° distingue, au rez-de-chaussée ou à l’étage, comme on a trouvé, l’école ; point de cour, on le comprend de reste ; point de jardin, j’’ajouterai pas de privés. Un inspecteur primaire a cru bien faire de doter une de ses écoles de cet endroit qui nous semble indispensable ; à son voyage suivant il trouva que l’instituteur l’avait utilisé pour y placer ses poules.

Qu’on ne croie pas que la situation soit mauvaise seulement aux villages ; elle n’est guère autre dans les villes. Je ferai exception pour l’école des garçons de Bastia : elle a été bâtie par les congréganistes qui l’occupent. Aux plaintes de l’inspection les municipalités répondent : « Nous n’avons pas trouvé ; cherchez à votre tour ; voyez si vous serez plus heureux que nous » ; et il faut que l’inspection cherche, négocie, traite, se substitue enfin aux municipalités : ce qui me semble peu correct et pourrait amener des embarras de plus d’une sorte.

Les mobiliers, comme on pense, ne valent pas mieux que les locaux ; ils sont vieux, grossiers, incommodes et surtout insuffisants. Que d’enfants assis sur de simples bancs ou sur le bord de l’estrade du maître ou encore par terre ! À Bastia, dans des locaux trop étroits, il y a de ces énormes tables doubles avec pupitres, qui ont pu avoir leur raison d’être dans une étude, mais qui ne sauraient convenir dans une classe : où qu’elle se mette pour enseigner, la maîtresse parlera toujours au dos de la moitié de ses élèves, tandis que celles-ci pourront à leur aise faire la grimace à leurs compagnes placées en face d’elles. D’où vient ce mobilier ? pour qui a-t-il été commandé ? comment a-t-il échoué là où il ne devrait pas être ? Il est vrai que la ville a obéré ses finances à bâtir un théâtre monumental.

En ce moment même, d’énergiques efforts sont faits pour corriger ce triste état de choses ; le mouvement ne date pas encore d’assez loin pour que les résultats en soient sensibles, c’est-à-dire pour qu’ils frappent les yeux sous forme de constructions achevées. Mais nombre de projets ont été étudiés, dressés. Le Conseil général a voté 200,000 francs pour réfection et amélioration du mobilier. L’impulsion est donnée ; il importe qu’elle ne se ralentisse point ; car, il faut bien le dire, ce qui a été commencé et mis en train est peu de chose comparativement à ce qui reste à faire. D’ailleurs chez ces populations méridionales qui vivent beaucoup dehors, qui ont en abondance l’air et la lumière, il y a toujours, quoi qu’on fasse, pour toutes ces questions d’installation intérieure, un fond d’apathie qu’on ne remuera pas facilement. Cette apathie chez beaucoup de conseils municipaux ne va pas sans une certaine finesse (rappelons-nous que nous ne sommes pas loin de l’Italie) : « L’État veut que nous bâtissions des écoles, se disent-ils, l’État prie, insiste, menace ; eh bien, quand il sera las de prier, d’insister, de menacer, il fera lui-même ; il bâtira à ses frais. »

Pour moi, je ne vois qu’un moyen de presser en <e pays les constructions scolaires, c’est de déclarer que la location des maisons d’école est charge essentiellement communale, que le budget des communes en supportera tout le poids, l’État s’en désintéressant ; alors les communes auront intérêt à bâtir et elles bâtiront ; alors du moins elles veilleront à ce que les prix de location qu’elles devront acquitter soient moins exagérés qu’ils ne le sont aujourd’hui : ce qui est une question non seulement de finances, mais de morale[1].

III

Le nombre des élèves qui fréquentent les écoles publiques de la Corse est de 35,460, à savoir 21,185 garçons, 14,275 filles. L’écart de ces deux derniers chiffres nous est un indice de l’opinion dominante du pays ; on y fait beaucoup moins de cas de la fille que du garçon ; la femme dans tout le cours de sa vie est considérée comme d’ordre inférieur ; il y aurait à ce sujet de curieux traits de mœurs à relever. Si à ces 35,460 élèves des écoles publiques on ajoute 1,471 élèves des écoles libres, on a 36, 931 élèves dont 29,241 seulement sont d’âge scolaire : d’où il résulterait que 13,704 enfants d’âge scolaire resteraient privés d’instruction.

Quant à l’assiduité des enfants inscrits dans les écoles soit publiques soit libres, elle laisse fort à désirer : les inspecteurs primaires sont unanimes à s’en plaindre. De la loi sur l’obligation, jusqu’à ce jour il n’a pas été question. Grand a été mon étonnement, je l’avoue, quand j’ai entendu un homme tout dévoué aux progrès de l’instruction primaire en ce pays me déclarer qu’à ses yeux cette loi ne s’appliquait pas à la Corse. Il invoquait des difficultés matérielles que je suis loin de méconnaître : j’ai moi-même signalé l’insuffisance des locaux soit pour le nombre, soit pour l’étendue. Ajoutons, si l’on veut, les changements de résidence : ainsi sur beaucoup de points de la côte, notamment de la côte orientale, très exposés à la fièvre, les habitants sont dès juin obligés de gagner la montagne ; mais dès juin, même sur le continent, la fréquentation est-elle partout si satisfaisante ? En principe pourtant il est malaisé d’admettre qu’il y ait une terre française où une loi française ne puisse être appliquée ; et de fait il y a ici même quelque parti à tirer de la loi dont il s’agit, quelques fruits à en recueillir. Ne pourrait-on pas s’en faire une arme d’abord contre l’indifférence des parents, qui est aussi grande qu’en aucun lieu du continent, puis contre l’inertie de certaines municipalités ? Je pourrais citer une commune de l’île (et l’on comprendra que ce n’est pas une des moins importantes) où, chiffres du dernier recensement en main, plus de onze cents enfants sont en dehors des écoles ; et si les chiffres du dernier recensement sont inexacts, ce n’est pas en trop ; on me l’assure en bon lieu et certains intérêts urbains que je n’ai pas à préciser m’en sont garants. De par la loi nous pouvons dire à cette commune : « Créez pour ces onze cents enfants les places qu’ils ne sauraient actuellement trouver dans vos écoles, les places que vous leur devez. » Si la loi nous aide à obtenir ce résultat, comment ne lui en serions-nous pas reconnaissants ?

À mon sens, tout bien pesé, les difficultés que rencontrerait en Corse la loi sur l’obligation seraient plutôt des difficultés, si je puis dire, morales : difficulté d’instituer des commissions scolaires ou qui consentent à agir, ce qui d’ailleurs se retrouverait. Sur bien d’autres points du territoire français — ou qui agissent impartialement, ce qui serait propre à la Corse, en raison d’un état particulier de ce pays dont je dirai plus loin quelques mots.

IV

En pénétrant dans les écoles corses, voici ce que j’ai trouvé : un certain nombre de grands élèves ayant dépassé l’âge scolaire (de 14, 15 et 16 ans) ; beaucoup de très jeunes élèves (de 7, 8 et 9 ans). Les générations intermédiaires manquent ou peu s’en faut. Le maître donne à ces grands élèves le meilleur de son temps ; la foule pâtit, languit : sans doute elle se lasse, se dégoûte ; arrivée à un certain âge, elle s’éloigne. Quelques-uns seulement restent, qui arrivent alors parmi ces grands dont le mailre s’occupe ; ou encore ceux qui étaient sortis de l’école y rentrent quand ils ont acquis un peu plus de raison ou quand, ayant fait l’apprentissage du travail manuel — de ce travail manuel dont les Corses ont horreur — ils se disent qu’après tout être assis sur des bancs et s’instruire vaut mieux ; ceux-là demandent à l’école de leur faire un avenir ; ils veulent s’engager dans l’armée (cela est fréquent en Corse) ; ils aspirent à devenir gendarmes, sergents de ville, douaniers, et ils savent que pour cela ils ont besoin d’instruction. C’est ainsi que j’ai trouvé dans les écoles des élèves barbus.

Bon nombre de ces grands élèves visent à devenir instituteurs. Il faut ajouter que jusqu’en ces dernières années le brevet s’obtenait avec une déplorable facilité ; le jury est devenu plus sévère ; aussi que de cris et de colères contre lui !

Pour la raison que je viens de dire, en dehors de ces quelques grands élèves, les résultats sont très pauvres, et pourtant les enfants ne manquent point d’intelligence. Ils ne parlent point français, me dit-on de toutes parts pour m’expliquer leur ignorance, et les inspecteurs primaires eux-mêmes me donnent cette raison. Vaine raison. Est-ce que cela est particulier à la Corse ? est-ce qu’il n’y a pas en France même des régions où l’on parle une autre langue que le français, Bretagne, Flandre, Pays basque ? Est-ce que dans les pays les plus français, si je puis dire, le cultivateur, l’ouvrier parlent vraiment le français ? Je sais que là où la langue de l’enfant est absolument différente, il y a des difficultés particulières de début et de mise en train ; mais je sais aussi, et l’expérience l’a prouvé, que, grâce à l’âge de l’élève, ces difficultés sont vite levées : tout cela est affaire d’habileté pédagogique et de méthode. Malheureusement l’instituteur corse a été longtemps abandonné à lui-même ; peu surveillé, peu conseillé ; l’inspection était rare, et d’ailleurs il comptait trop sur d’autres que sur ses chefs et sur leur témoignage pour avancer ou se soutenir. Quant aux institutrices, elles sont très faibles ; je mets à part quelques exceptions tout à fait honorables, dues à une intelligence toute particulière et à une aptitude très prononcée.

On cherche aujourd’hui à donner une direction aux maîtres ; des conférences pédagogiques ont été instituées ; je regrette que leur nombre et leur date n’aient rien d’assez précis : on les fait quand on peut, me disait un inspecteur primaire ; une école normale d’institutrices a été fondée ; enfin, comme je le mentionnais plus haut, on s’efforce de donner sa véritable valeur au diplôme qui ouvre l’entrée de la carrière : il est donc permis d’espérer en l’avenir.

Mais ne nous faisons pas illusion. Il y a déjà longtemps un vice-recteur nouvellement débarqué prononçait ces confiantes paroles : « J’ai donné des ordres ; dans trois mois on ne parlera plus que français en Corse. » Les trois mois sont passés depuis bien des années et je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas quelque part des écoles où l’on parle plus volontiers corse que français. Plus d’un parmi les maîtres avec qui j’ai causé m’a paru manier notre langue avec un certain embarras ; le si italien revenait plus volontiers dans le discours que le oui français. Ne nous pavons pas de déclarations retentissantes. Nous savons aujourd’hui que, pour atteindre un résultat du genre. de celui dont nous parlons ici, à savoir : faire une place à un idiome nouveau à côté d’un idiome ancien, depuis longtemps en possession d’un peuple, il ne suffit pas d’un mot parti de haut et jeté sur le ton du commandement ou de la menace ; il faut chez celui qui a parlé et chez ses collaborateurs beaucoup de soin et d’attention, une vigilance soutenue, et, même avec tout cela, du temps.

Dans beaucoup d’écoles l’arithmétique est à l’état rudimentaire : on sait un peu de géographie, point d’histoire ; çà et là quelques essais de dessin ; point de musique ; l’instruction civique — là où on ne la confond pas avec l’instruction civile ou notions de civilité[2] — se fait par le livre. Beaucoup d’ardeur chez les enfants pour la gymnastique et les exercices militaires ; il v a dans cette race des goûts guerriers, l’estime du corps.

V

Les fonctions d’instituteur sont ici très recherchées ; 1,000 francs, 1,200 francs avec le logement, c’est une fortune dans un pays pauvre. On m’assure que maints propriétaires, des médecins portent envie à l’instituteur. Le maire s’assied volontiers à sa table et y trouve parfois une chère meilleure qu’à la sienne. Mais il y a de tristes compensations. La Corse est par excellence le pays des divisions : c’est un legs des temps passés. Point de si humble village qui n’ait ses deux partis ; l’organisation de ces partis ou clans est très forte ; les hommes du clan sont tout dévoués à leur chef, et le chef à son tour est tout dévoué à ses hommes ; il les fait profiter de l’influence qu’il tient d’eux, il les couvre, il les aide. Ces clans en présence l’un de l’autre prennent tel nom, telle étiquette empruntée à nos partis politiques ; je m’imagine qu’au fond, si l’on savait écarter les apparences, on verrait que tel parti dans tel village est le parti de B., tel autre le parti de C. Les nombreuses élections que comporte la forme de notre gouvernement mettent aux prises ces partis. Je ne crains pas de dire que les élections les plus humbles, les élections municipales sont celles qui passionnent le plus, parce que des personnalités plus proches des électeurs y sont engagées. On se bat à coups de bulletins de vote, comme on se battait autrefois à coups de fusil. Encore les fusils ne restent-ils pas toujours aussi cachés, m’assure-t-on, que le voudrait le régime particulier imposé à la Corse, l’interdiction du port d’armes. Pour ma part j’en ai vu plus d’un errer sur les routes au dos des paysans. Les violences ne sont pas rares ; or, une violence commise, on a bien vite pris la campagne, gagné le maquis ; on y vit, on est bandit. Il y aurait, m’a-t-il été dit, à l’heure présente 200 bandits sur le territoire du département de la Corse[3].

On comprend combien est difficile entre ces partis la situation de l’instituteur corse : s’il s’attache à l’un d’eux, il ne durera dans le village que ce que durera le triomphe de ce parti ; encore pendant ce temps a-t-il contre lui le parti opposé qui l’observe et le dénonce à tort ou à raison à ses chefs. Certains voudraient rester neutres ; l’un d’eux demandait dernièrement, dans une Conférence, à l’inspecteur primaire nouveau venu que l’administration non seulement les autorisât, mais les engageât à ne pas voter. L’inspecteur primaire ne comprenait pas la question. C’est que l’organisation des partis est telle, au village, que l’un et l’autre connaissent le nombre de leurs adhérents ; ils ont même recours à des moyens matériels, à des signes (appelés clefs) qui permettent de distinguer le bulletin déposé par chacun des leurs ; dans ces conditions, l’instituteur qui vote, quelle qu’ait été sa réserve, de quelque silence qu’il se soit enveloppé, voit lors du dépouillement son suffrage connu ; d’où des haines contre lui ; car c’est ici qu’est de mise la parole : Qui n’est pas avec moi, est contre moi.

Les instituteurs eux-mêmes travaillent à compliquer la situation : tous ou presque tous ils aspirent à revenir dans leur commune natale ou dans celle de leur femme ; ils y sont attirés par certaines douceurs matérielles ; les transports en ce pays sont difficiles, souvent même impossibles ; on consomme sur place ; les instituteurs veulent donc venir sur place consommer les produits de leurs biens ou de ceux de leur famille, châtaignes, fruits, vins, viande de porc. De là, pour un poste déterminé, des compétitions très vives ; de part et d’autre on fait appel aux hommes influents, et ceux-ci, soit amour-propre, soit désir de se créer des clients, apportent dans la lutte une fois engagée une extrême passion et font du succès de leur candidat une question personnelle. Qu’on juge des embarras que suscitent ces interventions à une administration qui a le souci de ses devoirs et de sa responsabilité, et doit songer avant tout au bien du service, à l’intérêt public.

VI

Quelques mots maintenant sur la situation des inspecteurs primaires ; elle n’est pas moins digne d’arrêter notre attention que celle des instituteurs.

Les inspecteurs primaires sont aux prises avec des difficultés de deux sortes, matérielles et morales. — Matérielles : rien de pénible comme les tournées en ce pays ; peu de routes, pas de services de voitures, si ce n’est entre un très petit nombre de points ; il faut aller à pied ou à dos de cheval. Arrivé avec peine dans un village ; on n’y trouve point d’auberge ; il faut pourtant manger, il faut coucher ; car on ne saurait le même jour refaire le chemin déjà fait. Autrefois, une hospitalité était toute prête, celle du presbytère ; on ne peut plus guère en user aujourd’hui ; force est, souvent, d’avoir recours à celle de l’instituteur ; on lui prend son lit (quel lit !) après avoir partagé son repas. Je sais bien que l’instituteur corse ne cherchera jamais à se prévaloir près de Son chef du service qu’il lui aura ainsi rendu ; il est bon pourtant que celui-ci cherche à ne pas rester à l’état d’obligé, qu’il se dégage doucement, qu’il reprenne son rang et le marque ; que si l’instituteur a un enfant, il lui envoie un livre ; qu’il en envoie un à l’instituteur lui-même, si l’instituteur n’a pas d’enfant. Telle a été ma pratique constante, me disait un inspecteur primaire. Je la recommande volontiers à tous.

La création d’une nouvelle circonscription à Cervione soulagera sans doute dans une certaine mesure MM. les inspecteurs primaires ; leur tâche restera encore lourde. Une trop grande part de leur temps est prise par les enquêtes : enquêtes sur les locations des maisons d’école dont j’ai déjà signalé les côtés délicats ; enquêtes sur les personnes, car les dénonciations abondent. Il est d’ailleurs impossible, on le comprend, que la condition des instituteurs n’ait pas son contre-coup immédiat sur celle de l’inspecteur ; plus les périls qui menacent les instituteurs sont grands et nombreux, plus sont grands et nombreux ceux qui peuvent atteindre l’inspecteur : sur toutes ces questions de personnes il est consulté ; il doit donner son avis, et pour le donner il doit lui-même se reconnaître, s’orienter au milieu des intérêts si compliqués du village, de ses passions si vives ; plus un feu est ardent, plus il y a de risques que, s’en approchant, on s’y brûle.

Voyant de près ces difficultés, je me demandais s’il ne conviendrait pas d’accorder aux inspecteurs primaires de la Corse des avantages particuliers, comme on en accorde à ceux de l’Algérie. On débute d’ordinaire par la Corse et, à peine au courant du service (à moins qu’on ne soit du pays, ce qui offre d’autres inconvénients), on demande à s’en aller. Il faudrait ici non des débutants, mais des fonctionnaires déjà expérimentés, rompus à la pratique des hommes et des choses ; or comment trouver ces fonctionnaires-là, s’il n’y a des avantages marqués pour les appeler et les retenir ?

VII

Deux chiffres me ramènent à des considérations purement pédagogiques ; ils marquent les résultats de l’enseignement à ses deux extrémités, par le bas et par le haut. L’un est celui des conscrits illettrés, près de 25 %, gros chiffre ! L’autre est celui des certificats d’études primaires obtenus en 1882, soit, par rapport au nombre des élèves inscrits dans les écoles, 1.26 pour 100 élèves inscrits : proportion que n’atteignent pas, beaucoup s’en faut, bien des départements. N’est-ce pas la confirmation de ce que j’avais noté à mon passage dans les écoles ? beaucoup d’élèves peu avancés, ignorants même, trop délaissés ; d’autre part, de grands élèves surveillés, soignés, poursuivant bien au delà de l’âge scolaire l’instruction dans des vues tout utilitaires, pour lui demander les moyens de se procurer une fonction, une place, l’idéal du Corse. Si le certificat d’études est ici recherché, envié, c’est, me disait-on, qu’il est un premier titre, un premier pas vers le brevet, la voie ouverte vers une position, vers un métier qui ne soit pas un métier manuel.

VIII

Quelles seront, me direz-vous, les conclusions de ces longues observations ? Ce sera d’abord de poursuivre énergiquement l’amélioration matérielle commencée, celle des locaux et des mobiliers : cela est de toute nécessité. Ce sera d’y joindre l’amélioration intellectuelle, pédagogique ; il importe sans doute d’avoir des locaux suffisants et convenables ; il importe aussi d’avoir de bons maîtres pour les occuper. Ce serait encore (et à ceci j’attacherais une importance particulière) qu’on n’oubliât pas l’amélioration morale, celle des élèves par le maître. Retranché derrière sa mer souvent agitée, dans ses hautes montagnes, dans ses bois inextricables, le Corse a gardé je ne sais combien de préjugés d’un autre âge, celui-ci par exemple que le travail n’est pas fait pour l’homme vraiment digne de ce nom, pour celui qui se respecte, que c’est œuvre inférieure, servile, qu’il abaisse, humilie. Allez aujourd’hui encore dans un village corse ; les hommes sont là réunis, à l’ombre en été, au soleil en hiver, fumant gravement leur pipe, ne faisant rien ; ce sont les femmes qui travaillent[4], ou bien encore ces Italiens mercenaires qu’ils appellent avec mépris Lucquois, gens laborieux, économes et durs, qui emportent chaque année le plus clair du revenu de la terre. Et pourtant cette terre est heureuse entre toutes ; elle a le soleil du midi qui la chauffe ; elle a de nombreux ruisseaux qui l’arrosent ; elle ne demande qu’à produire ; elle récompenserait largement les soins qu’on voudrait bien lui donner.

Mais ce n’est pas seulement la terre que le travail met en valeur, c’est l’homme lui-même. Le travail apprendrait au Corse à se déshabituer de ces vaines agitations auxquelles il occupe en ce moment son oisiveté, agitations sans but ni portée ; il lui apprendrait que, pour se faire une place en ce monde, il n’est pas besoin de s’enrôler dans une coterie, de lui beaucoup sacrifier, d’acheter à force d’empressements la protection des puissants ; le travail lui apprendrait à compter sur lui-même ; en lui donnant l’aisance, il lui donnerait l’indépendance, celle qui permet à l’homme de se dévouer pour la cause qu’il veut et dans la mesure où il veut. Des fruits de son travail il tiendrait à jouir tranquillement ; il comprendrait alors le bienfait de la loi protectrice de tous : il détesterait ces appels à la force individuelle, ces coups de violence, ces vengeances qui troublent la société ; il en estimerait à leur juste valeur les tristes héros, ces révoltés contre la société et la loi. Il faut donc avant tout. substituer, dans ces esprits, à l’idée fausse que le travail est dégradant, avilissant, l’idée que le travail honore, ennoblit. Or qui le peut, si ce n’est l’école, qui prend l’enfant jeune, encore ouvert à des impressions nouvelles ? Il faut que l’école corse apprenne à l’enfant du village corse à estimer, à aimer le travail, celui qui est le plus près de lui, le travail de la terre. Il faut que l’instituteur prêche d’exemple, qu’il ait un jardin, qu’il le cultive de ses mains ; qu’il le fasse fécond, riche, brillant et séduisant pour tous. Mais, me dit-on, l’instituteur corse n’a bien souvent embrassé la profession d’instituteur que pour échapper à ce travail de la terre. Eh bien ! qu’on prenne l’instituteur, qu’on le forme dès l’école normale ! Mais à l’école normale même, m’a-t-on objecté, où craindrait, en faisant du travail du jardin une obligation, d’écarter bon nombre d’élèves. Il m’est difficile d’admettre, je l’avoue, que des élèves d’école normale, sur lesquels on a tant de prises et à toute heure, enveloppés de tant d’influences bienfaisantes, ne puissent pas, même à la longue, être convaincus qu’il n’y a point de race si bien douée à qui il soit permis de se soustraire au travail de la terre, que renoncer à travailler la terre, source de toute richesse, c’est se condamner à végéter pauvrement et misérablement ; qu’intelligents et instruits, ils doivent à ceux dont ils auront la charge ces leçons et cet enseignement, et surtout la première des leçons, l’enseignement le plus convaincant : l’exemple. Qu’on me permette de mieux augurer de nos jeunes instituteurs corses. — C’est d’eux à coup sûr qu’on peut dire justement qu’ils tiennent en leurs mains l’avenir de leur pays, son renouvellement,


  1. Ce résultat va tout naturellement être en grande partie atteint d’abord par l’application des récentes circulaires des deux ministères de l’intérieur et de l’instruction publique, ensuite par la mise en vigueur de l’article 21 de la loi de finances du 29 décembre 1882.
  2. J’avais demandé à une institutrice si elle faisait un cours d’instruction civique ; elle me répondit affirmativement. « Et de quel ouvrage vous servez-- vous ? » ajoutai-je. Elle me tendit un livre que j’ouvris au hasard ; il y était traité de la manière différente dont on devait se tenir à une messe de mariage et à une messe d’enterrement ; et le reste à l’avenant. C’était un cours de civilité. Les recommandations m’en paraissaient encore plus ridicules et plus sottes quand je levais les yeux sur les enfants auxquelles elles étaient adressées.
  3. Je touche là en passant une plaie vive de ce pays. Un bandit, c’est-à-dire un homme qui est en rupture ouverte avec les lois et la société, s’y sent quelqu’un ; on est bandit, c’est une situation sociale ; on signe bandit, c’est un titre : témoin la lettre suivante dont j’ai eu communication :

    « Du haut de mes rochers à pic, le 27 du mois de février 188*.

    » Monsieur l’Inspecteur primaire,

    » La présente servira pour vous présenter mes respectueux hommages et en même temps faire appel à votre indulgence toute paternelle afin de recommander ma nièce X… et lui prêter votre puissant appui pour les examens qu’elle va subir au mois de juillet prochain, ce faisant vous ferez un acte d'humanité et vous m’obligerez éternellement.

    » Veuillez agréer, monsieur l’Inspecteur, mes salutations bien sincères.

    » Bandit B… J…
    » Mon adresse :
    » Madame X… à B… »

    Un bandit solliciteur.. à distance et avec les formes que vous voyez ; un bandit toutefois qui fait précéder son nom de sa qualité pour qu’on n’en ignore, et sans doute aussi parce qu’il la croit non sans influence sur celui à qui il écrit et pour l’objet qu’il se propose ; un bandit enfin donnant son adresse à un fonctionnaire, ne sont-ce pas là des traits originaux ? De la solitude où il s’est jeté et où il semble s’être condamné à vivre, le bandit n’a pas renoncé à intervenir dans les choses de la société ; il y intervient, et son intervention pèse. Du haut de ses rochers à pic il domine la pays d’alentour, le surveille ; il y fait entendre sa voix et elle est écoutée. Le banditisme peut faire honneur à l’énergie de quelques-uns, mais non à celle du plus grand nombre. — Éducateurs, en ce pays que votre tâche est considérable !

  4. Le hasard m’avait rapproché d’un ménage parisien qui, après avoir passé quelques mois d’hiver à Nice, s’était résolu à faire le voyage de Corse qui commence à être de bon ton. En voyant la femme corse ainsi travailler et peiner, en la voyant cheminer le long des routes lourdement charge, tandis que le mari était à cheval ou portant seulement son fusil et son parapluie, la Parisienne était indignée, révoltée ; elle eût volontiers apostrophé les hommes, barangué les femmes, enseigné à celles-ci la vraie doctrine : que ce n’était point à la femme de travailler pour l’homme, mais à l’homme de travailler pour la femme ; que ce n’était pas à la femme d’être la servante du mari, mais au mari de se faire le serviteur empressé de la femme, de lui assurer une existence facile et douce, de la choyer et de la parer. Qu’eût-elle dit, cette Parisienne, si, plus initiée à la vie du pays, elle eût entendu une femme corse jeter à sa voisine ces paroles enflammées, sa propre glorification, la condamnation de celle avec qui elle se querellait : « Mon homme, grâce à moi, peut aller avec les premiers du village, bien vêtu, bien repu, le sou dans sa poche : en peux-tu dire autant du tien ? »