L’instruction obligatoire en Alsace-Lorraine

L’instruction obligatoire en Alsace-Lorraine
Revue pédagogique, premier semestre 18805 (p. 288-300).

L’INSTRUCTION OBLIGATOIRE EN ALSACE-LORRAINE.



La question de l’instruction obligatoire va de nouveau être mise à l’ordre du jour en France, puisqu’elle figure dans le projet de loi qui doit être débattu à la Chambre. Ce sera, sans contredit, pour la dernière fois que cette question sera mise en discussion ; car elle est de celles dont on peut dire qu’elle est mûre et jugée d’avance. L’opinion publique la considère à juste titre comme une affaire d’une importance capitale, dont la solution ne saurait plus être ajournée.

On n’a pas oublié les débats longs et passionnés auxquels l’obligation scolaire a donné lieu en 1850, 186, 1873 et particulièrement en 1865. M. Duruy a publié, à cette époque, un remarquable Rapport qui, avec un ouvrage plus récent de M, Charles Robert, restera le travail le plus complet, le plaidoyer le plus éloquent qui aient été faits en faveur de l’instruction obligatoire.

De toutes Les réformes scolaires, aucune n’a rencontré plus d’opposition, aucune n’a tant passionné les esprits, aucune n’aura demandé plus de temps pour être adoptée que celle de l’obligation. Décrétée d’abord par la Convention, elle n’avait cessé d’être agitée, depuis 1830 jusqu’à nos jours, devant la Chambre des Pairs, et plus tard devant le Corps législatif et le Sénat. À mesure que l’obligation gagnait du terrain chez les peuples voisins, et portait des fruits qui mûrissaient aux yeux de tous, elle a trouvé en France des défenseurs éloquents et infatigables. Il suffit de nommer Cousin, Carnot, J. Simon, Barthélemy Saint-Hilaire, Ch. Dupin, le général Morin, E. Rendu, Ch. Robert, L. Chevalier, Guizot, Saint-René Taillandier, Beaudouin, I. Macé, Frédéric Monnier, etc. On formerait une bibliothèque avec les Mémoires qui ont été écrits pour ou contre l’obligation scolaire.

Les adversaires de l’obligation, à défaut d’arguments sérieux, ont eu recours à tous les sophismes et à toutes les objections spécieuses que l’esprit de parti, la prévention, la haine de l’instruction populaire et l’ignorance ont pu inventer. On a été même jusqu’à fausser les chiffres donnés par la statistique, et nier les résultats obtenus dans les pays voisins.

Malgré l’exemple des pays étrangers, malgré les désastres de 1870, malgré les vœux de l’immense majorité des instituteurs qui réclament l’obligation, malgré l’opinion d’esprits éminents, tels qu’Auguste Cochin et Guizot qui, d’adversaires de l’obligation, en étaient devenus les partisans déclarés, la Commission de 1873 a rejeté le projet de loi. Cette Commission, on le sait, a cru se tirer d’embarras par un expédient, en décrétant l’obligation morale, comme si cette obligation morale n’était pas inscrite depuis longtemps dans la loi, comme si l’obligation légale n’était pas réclamée précisément parce que l’obligation morale était reconnue insuffisante.

« La question de l’obligation légale, avait dit Cochin, est de celles que la guerre avec l’Allemagne a tranchées. »

« Il peut arriver, écrivit Guizot en 1873, que l’état social et l’état des esprits rendent l’obligation légale, en fait instruction primaire, légitime, salutaire et nécessaire. C’est là où nous en sommes aujourd’hui. Le mouvement en faveur de l’enseignement obligatoire est sincère, sérieux, national. De puissants exemples l’autorisent et l’encouragent : en Allemagne, en Suisse, en Danemark, dans la plupart des États d’Amérique, l’instruction primaire a ce caractère, et la civilisation en a recueilli d’excellents fruits. La France et son gouvernement ont raison d’accueillir ce principe, en y attachant des garanties efficaces pour le maintien de l’autorité paternelle et la liberté des consciences et des familles. »

Le sentiment public est d’accord aujourd’hui avec l’opinion de l’illustre homme d’État. Aussi la cause de l’obligation peut-elle être considérée comme gagnée d’avance.

« L’instruction obligatoire, s’écriait M. Michel Chevalier le lendemain de la séance où le Sénat avait refusé d’entendre son rapport jusqu’au bout, a été étranglée entre deux portes, mais des choses pareilles se réparent. » Il est permis de dire que le jour de la réparation est arrivé.

Les adversaires de l’obligation reconnaissent que cette loi pouvait bien convenir aux peuples étrangers, mais qu’elle n’aurait pas de succès en France.

Les Allemands[1], disent les uns, ont une nature extraordinairement studieuse et apathique. La première qualité les incline à s’instruire, la seconde à ne pas résister aux remontrances paternelles de la loi qui les y oblige. Le caractère français s’accommodera-t-il aussi bien du même régime, Les mœurs patriarcales de l’Allemagne sont pour beaucoup dans les facilités d’amélioration que rencontre la loi. C’est un pays où la remontrance, étant toujours bien reçut, se trouve toujours de saison. Pense-t-on que le génie gouailleur des Français s’y prête aussi bien ? N’est-ce pas le Français plus encore que l’Américain qui met son plaisir à violer la loi ?

A-t-on pensé, objectent les autres, aux inconvénients de toutes sortes que l’obligation aura pour l’instituteur lui-même ? Elle le placera à l’égard des familles dans une situation parfois difficile, toujours délicate, et il ne faut pas se dissimuler que les négligents et les malveillants feront tomber sur lui la responsabilité des sévérités légales dont l’origine, sinon l’exécution, viendra de son initiative.

Ceux qui ont si mauvaise opinion du caractère français et qui prétendent qu’il ne pourra se plier à l’obligation scolaire, n’ont qu’à s’informer de ce qui se passe et s’est passé dans nos provinces annexées, chez ces Français de l’Est qui se flattent de ne pas ressembler, ni pour les mœurs, ni pour le caractère, à leurs voisins d’outre-Rhin.

Nous verrons plus loin comment cette loi a été introduite en Alsace-Lorraine, et les effets qu’elle y a produits.

D’abord, il est bon de rappeler que les conseils généraux du Haut et du Bas-Rhin, les premiers, ont réclamé l’obligation scolaire. C’est de l’Alsace également qu’est partie la vigoureuse impulsion donnée, depuis 1861, à ce pétitionnement collectif quia réuni plus de 4,500,000 signatures, la plupart alsaciennes. Ce pétitionnement a été une splendide manifestation du patriotisme le plus généreux, le plus éclairé et le plus libéral. I a été le vœu suprême de l’Alsace à la veille des cruels événements qui allaient l’arracher à la mère-patrie, le testament de l’Alsace libre et française, et il faut que ce testament soit exécuté, que ce puissant moyen de relèvement et de régénération soit enfin mis en œuvre.

Et pourquoi ne le dirions-nous pas ? Les cœurs des instituteurs d’Alsace-Lorraine, de ceux qui sont originaires des provinces annexées, ont tressailli de joie et d’espérance, en apprenant que l’obligation allait enfin être adoptée dans leur ancienne patrie[2]. Ils avaient appris, par expérience, que, sans la fréquentation régulière, les résultats sérieux et durables sont impossibles dans nos écoles. Aussi forment-ils le vœu que ce moyen de salut soit adopté sans délai.

N’a-t-on pas été jusqu’à soutenir que, si les écoles de l’Alsace-Lorraine ont décliné depuis l’annexion, la cause en est à l’obligation ? Les mêmes absurdités ont été soutenues devant la Chambre de 1864, par M. Genteur, alors secrétaire général du ministère de l’instruction publique et commissaire du gouvernement.

« Ne nous demandez pas l’instruction obligatoire ; elle n’est pas dans nos mœurs (marques nombreuses d’adhésion). Vous prétendez qu’elle a réussi dans d’autres pays ; je le nie, je le nie avec des chiffres, et non avec des chiffres en l’air : avec des chiffres authentiques… Et en Prusse ? on nous a mis au-dessous de la Prusse ! (on rit). Sur 3,225,000, six cent mille demeurent étrangers à l’école, tandis qu’avec une population plus grande, nous n’en avons que six cent mille qui restent en dehors de la classe. Nous sommes donc au-dessus de la Prusse !… Il ne faut pas toucher à l’autorité déjà trop restreinte du père de famille (très bien ! très bien !) ; il ne suffit pas de dire : Je demande l’instruction gratuite et obligatoire, et de soulever ainsi autour de soi je ne sais quelle popularité ! (Nombreuses marques prolongées d’approbation.) Il s’agit de savoir quels moyens de coercition appropriés à nos mœurs vous proposez d’employer (c’est cela !). Dans la sentimentale Allemagne, lorsqu’un père de famille refuse d’envoyer son enfant à l’école, il comparaît devant une commission, et là on lui tient un discours moral et attendrissant dont vous avez pu apprécier tout à l’heure le résultat (on rit). Quel effet cela produirait-il en France ? »

Répondant à l’argument tiré, en faveur de l’obligation, de la loi du 22 mars 1841, sur le travail des enfants dans les manufactures, l’orateur déclara que jamais l’article de cette loi relatif à l’instruction n’avait été appliqué. « Laissons de côté, Messieurs, ajoute-t-il, tous ces rêves d’imagination (très bien ! très bien)… Vraiment on ne devrait plus en parler… »

Le discours de l’orateur s’était terminé au milieu des applaudissements de la Chambre, et un grand nombre de députés avaient quitté leur place pour féliciter l’orateur.

Trois ans plus tard, au Sénat, un ancien ministre de l’instruction publique, M. Rouland, s’écria également : « Pourquoi vouloir nous faire marcher ainsi à la prussienne ? … Que les Prussiens restent avec leur bonheur d’un jour, leur triomphe sur l’Autriche, avec l’école obligatoire et le fusil à aiguille ! La France restera avec sa puissance : car sa puissance est en elle, et elle dépend de son génie, et de ses mœurs, et de ses instincts » (nouvelle approbation).

Vraiment, il est impossible de lire aujourd’hui le compte rendu de ces débats sans éprouver des sentiments de profonde tristesse. Jamais on n’avait vu tant d’aveuglement uni à tant de présomption. Il en coûte de le dire ; mais c’est de l’histoire. Il est des vérités utiles qu’il faut rappeler, des fautes qu’on doit avoir le courage de reconnaître. C’est le seul moyen de ne plus y retomber.

Les erreurs répandues si légèrement dans le public au sujet de la situation et des résultats de l’instruction obligatoire à l’étranger, ont été reproduites depuis, malgré tous les démentis. On-est surpris de compter parmi les adversaires de l’obligation des membres de l’Université, et même d’anciens inspecteurs d’académie[3].

Et cependant les moyens d’information n’ont fait défaut à aucune époque. Des hommes éminents avaient été envoyés dans les pays étrangers, et ont publié des mémoires remarquables. Mais ces derniers avaient le même sort que les célèbres rapports militaires du colonel Stoffel, Nos députés ne les lisaient pas.

À cette occasion, il est bon de rappeler que M. Duruy, ayant demandé en 1868, au ministère de la guerre, des passages du rapport de notre attaché militaire relatifs à l’enseignement, reçut l’extrait suivant :

« Le principe de l’instruction obligatoire est adopté en Prusse depuis plus de trente ans ; aussi la nation prussienne est-elle la plus éclairée de l’Europe, en ce sens que l’instruction est répandue dans toutes les classes. Les provinces polonaises, seules, vivent encore dans une infériorité relative. En France, où l’on ignore si complètement toutes les choses se rapportant aux pays étrangers, on ne se doute même pas de la somme de travail intellectuel dont l’Allemagne du Nord est le théâtre. Les écoles populaires y abondent, et, tandis qu’en France le nombre des centres d’activité et de production intellectuelle se réduit à celui de quelques grandes villes, l’Allemagne est couverte de pareils foyers, et, pour les énumérer, il faudrait descendre jusqu’à nommer des villes de troisième et quatrième ordre. » (23 avril 1868.)

Le simple bon sens indique que les chiffres donnés par M. Genteur ne peuvent être authentiques.

Nous avons, en effet, sous les yeux un travail publié par le savant directeur de la statistique royale en Prusse, M. Engel. Voici ce que nous y trouvons :

1858
1864
1867
1. Nombre total des enfants en âge d’école
3.411.515
3.457.301
3.553.257
2. Nombre total des élèves (garçons et filles) qui reçoivent l’instruction primaire
2.803.093
3.026.743
3.121.871
3. Déficit (enfants qui ne fréquentent pas l’école)[4]
608.422
430.558
431.380

Les élèves portés dans la colonne du déficit ne sont donc pas des enfants qui restent privés d’instruction, mais simplement ceux qui sont instruits dans des établissements autres que l’école primaire[5].

Vers la même époque, des hommes éminents, tels que le général Morin, Frédéric Monnier et Beaudouin, avaient été envoyés en mission en Allemagne, et leurs rapports s’accordent à reconnaître que les lois et règlements sur l’instruction obligatoire sont observés partout, qu’ils donnent partout les meilleurs résultats et qu’il est extrêmement rare qu’on soit obligé d’infliger des amendes aux récalcitrants ; ce qui est la preuve la plus évidente que, même dans les masses, le sentiment de la nécessité du respect des lois a pénétré. Le cas serait le même en France, ajoutent-ils, le jour où l’obligation serait décrétée.

L’Alsace a eu cette instruction obligatoire qu’elle désirait si ardemment ; mais hélas ! à quel prix ! Elle devait être, en effet, pour l’Alsace, non pas le fruit glorieux d’une victoire morale remportée en France par l’opinion publique, mais le résultat de nos défaites et du démembrement de la patrie.

Examinons comment les Prussiens ont établi l’obligation légale dans les provinces qu’ils venaient d’annexer. Ce fut une ordonnance du 18 avril 1871, signée du comte de Bismark-Bohlen, gouverneur général de l’Alsace, qui rendit cette loi obligatoire. On voit que l’administration prussienne n’a pas perdu de temps.

Voici les principaux articles de cette ordonnance :

1. Les représentants légaux d’un enfant sont tenus de veiller à ce que, dès l’âge de 6 ans accomplis, il fréquente régulièrement une école publique ou libre, dirigée par des maîtres brevetés, d’après le programme d’études adopté pour les écoles publiques, à moins que l’enfant ne recoive dans sa famille l’instruction au même degré.

Dans des cas particuliers et pour des motifs sérieux, l’autorité scolaire peut autoriser certains enfants à entrer à l’école à une époque plus reculée, ou à interrompre temporairement la fréquentation de la classe.

2. L’enfant sera tenu de fréquenter l’école jusqu’au moment où l’autorité scolaire aura constaté qu’il a acquis une instruction suffisante, d’après les résultats d’un examen, passé à la fin de chaque semestre de l’année scolaire.

Les garçons ne seront admis à cet examen qu’à l’âge de 14 ans accomplis, les filles à l’âge de 13 ans. Un certificat sera délivré, sans frais, à chaque enfant congédié à la suite de l’examen.

3. Les enfants astreints à fréquenter l’école ne pourront régulièrement travailler dans une fabrique, ni être employés à des travaux domestiques, sans la permission expresse de l’autorité scolaire. La loi sur la matière contient à ce sujet des prescriptions spéciales.............

4. Les représentants légaux d’un enfant qui ne l’obligeront pas à fréquenter l’école, conformément aux prescriptions de la présente ordonnance, seront passibles des peines suivantes : l’avertissement officiel, une amende qui pourra s’élever jusqu’à 10 francs, la privation équivalente des secours du bureau de bienfaisance, et, en cas de récidive habituelle, l’emprisonnement pouvant durer jusqu’à huit jours.

En cas d’insolvabilité, l’amende sera remplacée par l’emprisonnement, dans la proportion de six heures par chaque franc d’amende. L’emprisonnement pourra être prononcé au lieu de l’amende, dans la même proportion, pour les personnes recevant des secours du bureau de bienfaisance.

5. L’instituteur peut accorder trois jours de congé par mois. L’autorisation du directeur de l’arrondissement est nécessaire pour les congés d’une plus longue durée. Les maladies et les événements de force majeure dispensent de la fréquentation de l’école ; les autres motifs d’absence seront soumis à l’appréciation du directeur de l’arrondissement.

6. L’instituteur adressera tous les mois au maire la liste des absences, avec pièces justificatives à l’appui, ainsi que son avis motivé. Le directeur de l’arrondissement peut prescrire l’envoi, tous les quinze jours, de la liste des élèves signalés pour leur absence habituelle.

7. Les représentants légaux des enfants dont les absences ne paraîtront pas suffisamment justifiées aux yeux du maire, seront invités par écrit à comparaître devant lui, dans un délai de deux jours pleins, et prévenus formellement qu’on ne prendra ultérieurement en considération aucune excuse qui n’aura pas été produite séance tenante.

8. Si l’inculpé comparaît, les débats auront lieu en sa présence. Le jugement rendu lui sera aussitôt signifié. S’il ne comparaît pas, le jugement sera rendu suivant a teneur des actes et remis à qui de droit.

Si le directeur de l’arrondissement ne ratifie pas un jugement portant l’acquittement, lequel doit être soumis à son approbation, il fixera lui-même la peine.

9. Les appels contre les décisions du maire seront portés devant le directeur de l’arrondissement, L’appel à l’autorité supérieure, contre les décisions du directeur de l’arrondissement, ne peut avoir lieu que lorsqu’il s’agit d’emprisonnement.

 

14. Les écoles libres sont soumises, en ce qui concerne la fréquentation de l’école, aux mêmes règlements que les écoles publiques.

Des instructions complémentaires sur l’exécution de cette ordonnance ont été publiées pour le département de la Basse-Alsace, celui de la Haute-Alsace et celui de la Lorraine.

En comparant cette ordonnance avec le projet de loi français, on trouvera quelques différences notables, soit pour les conditions, soit pour les sanctions de l’obligation. Ainsi en Alsace les garçons sont tenus à fréquenter l’école jusqu’à l’âge de quatorze ans, tandis que la loi française ne porte que treize ans révolus ; encore pourront-ils être dispensés de la fréquentation à partir de douze ans, s’ils obtiennent le certificat d’études primaires.

La loi allemande admet la prison et même, en cas de récidive habituelle, l’emprisonnement pourra durer jusqu’à huit jours. En France, en cas de nouvelle récidive, l’infraction sera punie comme une simple contravention.

L’administration prussienne devait s’attendre à de grandes difficultés pour faire adopter la nouvelle loi scolaire en Alsace-Lorraine. Les Allemands se rappelaient l’exemple des provinces rhénanes, où l’obligation avait rencontré des résistances si opiniâtres, de la part des populations, qu’elle n’a pu être imposée qu’en 1896. Jamais loi ne fut promulguée dans de plus mauvaises conditions que celle de 1874. L’Alsace-Lorraine venait d’être arrachée par la force à la mère patrie ; les populations souffraient dans tout ce qu’elles avaient de plus cher et de plus sacré ; toutes les familles portaient le deuil de la patrie ; il n’y en avait pas une qui n’eût perdu quelques membres par l’option et l’émigration. Joignez à cela un joug odieux, une administration rien moins que douce, la suppression de la langue française dans les écoles, la présence de maîtres recrutés dans tous les coins de l’Allemagne et de la Suisse, et qui étaient loin d’être la crème des instituteurs, l’emploi de livres scolaires qui ne respectaient guère les sentiments des populations, et il est facile de comprendre avec quelles dispositions la loi sur l’obligation a dû être accueillie.

Les infractions furent nombreuses la première année ; l’habitude de ne pas fréquenter l’école régulièrement était trop invétérée dans les villes comme dans les communes rurales. Les maires ne mirent pas d’abord un grand empressement à poursuivre les récalcitrants, ni les instituteurs à les signaler. Bientôt l’administration prit les mesures nécessaires pour que la loi fût exécutée partout. Les familles se soumirent et, dès la seconde année, les infractions à la loi furent rares.

Les enfants comme les familles s’habituèrent peu à peu à cette loi, au point qu’il est des cantons où, depuis quatre ans, aucune amende n’a dû être infligée. Ce qui est plus important, l’habitude d’une fréquentation régulière a été contractée par les enfants et adoptée par les familles. De l’avis de tous les instituteurs alsaciens, cette habitude est déjà tellement enracinée que si, pour une cause ou une autre, la loi sur l’obligation était retirée ou si l’Alsace revenait à son ancienne patrie, les écoles continueraient à être bien fréquentées. Faire contracter l’habitude de la fréquentation, la rendre familière aux familles : toute la législation sur l’obligation est là.

Ce qui, en France, a rendu hostiles à cette loi des personnes même favorables à l’instruction, c’est l’idée fausse qu’elles s’en font. Elles ne pensent qu’aux amendes, à la prison et aux violences exercées au nom de la loi. Heureusement l’exemple de l’Alsace montre d’une manière péremptoire qu’on peut se passer de tout cet attirail de peines, et qu’il n’existe que dans des imaginations effarouchées.

Si l’instruction obligatoire a pu être établie en si peu de temps en Alsace-Lorraine, malgré les dispositions les plus hostiles, à plus forte raison sera-t-elle adoptée rapidement dans notre pays. Quelques années suffiront pour en faire contracter l’habitude sur tous les points du territoire. Telle est l’opinion de tous les instituteurs et de toutes les personnes qui ne sont pas aveuglées par la prévention ou le parti pris.

J. Wirth.
Inspecteur primaire.

  1. L’Instruction primaire obligatoire, par l’abbé Courtade.
  2. Journal d’Alsace du 26 janvier 1879, et Schulblatt du même mois.
  3. Voir Nos Maîtres d’aujourd’hui, par H. André
  4. Dans ces chiffres sont compris les enfants qui reçoivent l’instruction à domicile et ceux qui suivent les cours d’une école primaire supérieure ou d’une école moyenne. Il faut décompter également un certain nombre d’enfants qui, pour des motifs légaux, ne peuvent soit fréquenter l’école immédiatement après l’accomplissement de leur cinquième année, soit continuer à fréquenter l’école jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de 14 ans révolus.
  5. Voici une autre statistique qui ne fait que corroborer les premiers chiffres :
    1860-67 1870-71
    Nombre de conseils inscrits.
    100.860
    97.525
    Conscrits n’ayant pas reçu l’instruction scolaire.
    3.819
    2.094
    Proportion au nombre total.
    3 %
    2 %

    La statistique qui vient d’être publiée pour l’année 1879 porte que sur 86,849 conscrits, on n’a compté dans le royaume de Prusse que 2,263 illettrés, soit 2.62 pour cent.