L’instruction des indigènes en Algérie (1896)

Collectif
L’instruction des indigènes en Algérie (1896)
Revue pédagogique, premier semestre 189628 (p. 224-233).

L’INSTRUCTION DES INDIGÈNES EN ALGÉRIE


Dans son numéro de novembre dernier, la Revue pédagogique a fait connaître l’heureuse idée qu’avait eue M. Albin Rozet, député de la Haute-Marne, de recevoir chez lui, à Saint-Dizier, les élèves-maîtres indigènes musulmans du cours normal de Bouzaréah, qui exécutaient un voyage d’études en France pendant les vacances de 1895. Ce n’était pas d’ailleurs la première marque de sympathie que M. Rozet donnait aux jeunes maîtres qui se dévouent à la tâche difficile d’instruire et d’élever les enfants arabes ou kabyles : il avait précédemment pris leur défense et celle de leurs écoles à la tribune de la Chambre des députés.

Ses amis d’Algérie ont voulu lui témoigner leur reconnaissance. Pendant un court séjour qu’il a fait à Alger, en janvier dernier, ils lui ont offert un banquet auquel assistaient, avec le personnel tout entier de l’école normale de Bouzaréah, un grand nombre de fonctionnaires de l’enseignement indigène.

Au dessert, des discours ont été prononcés et des toasts portés.

M. Estienne, directeur de l’école normale, a souhaité la bienvenue à M. Rozet en ces termes :

Messieurs,

Je suis l’interprète des sentiments de cette nombreuse assemblée en souhaitant la bienvenue, sur la terre algérienne, à notre hôte et ami, M. Albin Rozet, l’éloquent député de la Haute-Marne, qui a donné à la cause de l’enseignement primaire en général, et à celle de l’instruction des indigènes musulmans en particulier, tant de preuves éclatantes de sympathie.

M. Albin Rozet est bien connu de nous tous. Le discours si documenté et à la fois si ému qu’il prononça à la tribune de la Chambre, en février 1895, pour la défense des instituteurs et des écoles d’indigènes, est encore présent à toutes les mémoires. La somptueuse réception qu’il a bien voulu réserver, en septembre dernier, dans sa propriété du Closmortier, près de Saint-Dizier, à nos jeunes indigènes brevetés du cours normal, n’a pu passer inaperçue, la presse politique et pédagogique en ayant redit les échos et les invités en ayant raconté la splendeur et la magnificence aux quatre coins de l’Algérie. Et à cette occasion, qu’il me soit permis d’envoyer d’ici l’expression de notre gratitude à la population si hospitalière et si généreuse de l’arrondissement de Vassy, qui nous a reçus avec tant d’enthousiasme et une si grande bonté.

Ce n’est pas, Messieurs, sans une longue préparation, sans de sérieuses études préalables, que M. Albin Rozet a abordé les questions algériennes, et notamment celle de l’amélioration morale et matérielle des races musulmanes par l’instruction française et la diffusion, parmi elles, de notre belle langue.

Pendant un séjour de plusieurs années, comme diplomate, à Constantinople et au Caire, il a pu voir, observer, noter, analyser les défauts et les vices comme aussi les qualités souvent brillantes, parfois solides, du monde islamique. On peut donc affirmer qu’il ne parle jamais à la légère de ces graves problèmes, que son opinion est toujours raisonnée, ses conclusions fortement motivées. Et comme, chez lui, le patriote est aussi avisé et aussi éclairé que le diplomate, on peut être sûr que l’œuvre qu’il préconise sera essentiellement utile à la prospérité de la France, à la grandeur de la Patrie et au bon renom de la République.

C’est pourquoi, Messieurs, nous qui sommes les ouvriers modestes de cette œuvre grandiose, nous avons voulu fêter le trop court passage de M. Rozet parmi nous. Puisse-t-il emporter de cette réunion le souvenir de notre reconnaissance ! Puisse-t-il y puiser, pour les batailles parlementaires de l’avenir, les forces nécessaires au triomphe définitif de la cause bien française parce qu’elle est humanitaire de l’instruction des indigènes musulmans dans nos colonies !

Messieurs, je vous propose de lever votre verre, comme je lève le mien, à la santé de M. Albin Rozet !

M. Belkassem Ben Sedira, professeur à l’École supérieure des lettres, a pris ensuite la parole et parlé au nom de ses coreligionnaires :

Monsieur le Député,

C’est une bonne fortune pour nous de fêter aujourd’hui votre présence, et un grand honneur pour moi d’avoir été désigné pour vous souhaiter la bienvenue, vous exprimer notre gratitude et vous dire toute notre pensée : de telles occasions sont si rares qu’il est permis de les saisir au vol, pour ne pas les laisser échapper.

Je vais droit au but en vous priant, Messieurs, de m’accorder un instant d’attention : le sujet en vaut la peine.

Il est de bonne politique, pour un peuple colonisateur, de chercher à gagner le cœur des indigènes. Cette idée a toujours été appliquée par la France et lui a été même souvent reprochée. M. Jules Cambon l’a encore rappelée de sa voix autorisée dans son dernier discours à la Chambre ; il n’a fait, du reste, que confirmer ses actes depuis qu’il préside aux destinées de notre beau pays.

Messieurs, je porte, en commençant, un toast à l’éminent gouverneur général de l’Algérie !

Pour arriver à un résultat si désirable, c’est-à-dire gagner le cœur des indigènes, il est nécessaire de recourir à plusieurs moyens et de les mettre simultanément en œuvre ; mais, à mon avis, le plus efficace, le plus rapide et le plus conforme à la dignité consiste dans la diffusion de l’instruction parmi les masses. L’ignorance est, en effet, l’ennemie mortelle du genre humain, la véritable cause de bien des malentendus et de bien des déceptions ; elle engendre les préjugés, développe le fanatisme et détruit toute notion de justice.

C’est ce qu’a compris M. le recteur Jeanmaire, qui voit avec une légitime satisfaction ses efforts de jour en jour couronnés de succès en dépit de tous les obstacles et de toutes les résistances !

Messieurs, levons nos verres en témoignage des sentiments de respect, de dévouement et de reconnaissance que nous devons à l’énergique et vaillant chef de l’académie !

La cause si juste qu’il prend à cœur et à laquelle nous collaborons, chacun dans sa modeste sphère, a trouvé naguère en vous, Monsieur le député, un éloquent défenseur auprès de vos honorables collègues du Palais-Bourbon, que vous avez su convaincre et nous rallier par l’autorité de votre parole. Cette généreuse et mémorable intervention, uniquement inspirée par l’intérêt national et l’amour du prochain, a sauvé une situation en péril, relevé le moral des uns, ranimé le zèle des autres, réjoui nos cœurs au delà de toute expression, et consolidé, pour longtemps, une œuvre pleine de promesses !

Honneur, Messieurs, au député de la Haute-Marne, qui daigne s’intéresser à nous autant que deux patriotes inoubliables : Jules Ferry et Burdeau ! Buvons à l’unisson pour rendre hommage à notre sympathique protecteur du Parlement, dont l’amitié, désormais, nous est sûrement acquise ! À la santé de M. Rozet !

Sur cette terre africaine et à jamais française, où vous venez tous les ans trouver un repos mérité, ce n’est pas la lumière physique si caressante en plein hiver et si resplendissante en ce jour d’allégresse, qui manque à ses populations primitives et d’un passé éminemment historique ; c’est la lumière de l’intelligence, qui éclaire les âmes et dont elles sont déshéritées, que nous réclamons pour elles dans un but patriotique les mettre à même d’apprécier la France et de l’aimer, de répondre à ses bienfaits et à sa vive sollicitude. Donnez— la sans crainte, cette lumière, comme vous l’avez fait jusqu’ici, progressive et sagement mesurée, l’excès en tout pouvant devenir nuisible ; mais gardez— vous bien de ralentir le mouvement commencé le recul est indigne d’une grande nation comme la vôtre, à laquelle nous sommes fiers d’appartenir et pour laquelle nous sommes toujours prêts à verser notre sang !

Messieurs, encore un mot et j’ai fini.

Vous avez sous les yeux, Monsieur le député, quelques-uns des nôtres vêtus de leurs burnous blancs, et de leurs chachias traditionnelles ; déjà, l’été dernier, vous avez cordialement accueilli chez vous, en Champagne, un certain nombre de leurs élèves qui sont représentés ici. Quelle différence faites-vous donc, au point de vue du langage, de l’esprit, et des manières, entre ces jeunes gens et vos compatriotes de la Bretagne, de l’Auvergne ou de la Garonne ? Aucune, n’est-ce pas, si ce n’est le costume. Eh bien ! ne sont-ils pas un salutaire exemple pour leurs coreligionnaires moins favorisés et un sérieux gage de concorde pour les générations futures ? Vous en êtes, comme nous, absolument convaincu.

Messieurs, buvons enfin à tous ceux qui, par leurs discours et par leurs actes, ici, à Paris, à Constantinople ou à Tunis, sèment la bonne parole, prêchent l’union des Français et des Musulmans, travaillent sans cesse à augmenter le prestige de la Patrie dans le monde entier !

Vive la France ! Vive la République ! Vive l’Algérie !

M. Albin Rozet, répondant à MM. Estienne et Belkassem Ben Sedira, a prononcé le discours suivant, vivement applaudi :

Messieurs,

Votre réception si cordiale et les remerciements vraiment trop flatteurs que vous m’adressez me touchent profondément, et dépassent de beaucoup ce que j’ai pu faire jusqu’ici en faveur de l’œuvre à laquelle nous sommes tous dévoués.

Je lève mon verre en l’honneur de cette œuvre.

À l’enseignement des indigènes, à ses professeurs et à ses élèves ! À son chef, le respectable M. Jeanmaire, recteur de l’académie d’Alger, qui depuis tant d’années vous prodigue ses forces et sa bonne volonté ! Au dévoué et sympathique M. Estienne, directeur de l’école normale de la Bouzaréah, toujours sur la brèche pour défendre ses élèves !

Conformément aux engagements pris par elle il y a soixante-cinq ans, la France aurait pu se borner à respecter simplement, ainsi qu’elle l’a promis, la religion et les croyances de ses sujets musulmans d’Algérie. Mais il lui a semblé, il nous semble à tous que ce respect littéral eût été bien sec, bien vide et tout à fait en contradiction avec le génie bienveillant, philanthropique et civilisateur de notre patrie. Nous devions à l’Algérie quelque chose de plus.

C’est cette pensée généreuse qui a amené peu à peu la France à s’occuper des écoles indigènes. Tous les gouvernements y ont plus ou moins travaillé ; mais il était réservé à la République, il convenait vraiment à cette amie de l’instruction en France de la répandre en Algérie. C’est sous la République que les écoles indigènes ont vu leur épanouissement.

C’est ainsi qu’en moins de quinze années, le nombre des classes indigènes s’est élevé à 353 et celui des élèves de 4 000 à 20 000, avec une moyenne de fréquentation supérieure à celle des autres classes d’Algérie.

Et ce résultat, qui n’est qu’un commencement, a été obtenu grâce au dévouement des instituteurs, sans contraindre personne, sans que l’école fut obligatoire. Mais les parents qui font fréquenter nos écoles à leurs enfants savent déjà apprécier quel profit ceux-ci en retireront dans l’avenir.

Ces enfants resteront-ils chez eux, leur instruction terminée, comme agriculteurs, ouvriers, commerçants, ce que pour ma part je leur souhaite, leur connaissance du français écrit et parlé facilitera leurs rapports avec l’administration, la justice ou les colons. Cette connaissance leur permettra éventuellement de mieux défendre leurs intérêts, d’être informés d’une façon plus exacte du prix des denrées, de tirer de la vente de leurs produits des avantages plus complets, ou enfin de trafiquer avec les colons dans des conditions plus rémunératrices pour les uns et les autres au bénéfice réciproque de l’Algérie et de la Métropole.

Tout au contraire, les élèves des écoles indigènes embrasseront-ils au sortir de la classe une des carrières administratives, trop peu nombreuses à mon gré, mises en ce moment à leur disposition par nos lois et règlements, leur avancement y sera plus rapide et les relations avec leurs chefs beaucoup meilleures.

Je vous disais tout à l’heure que ce que la France a fait en Algérie pour les écoles indigènes était dans ses habitudes de générosité ; mais ce n’est pas seulement en Algérie, c’est partout qu’elle est cordiale et sympathique aux musulmans.

C’est là, depuis François Ier, depuis près de quatre cents ans, une des traditions les plus continues de sa diplomatie et de ses gouvernements.

À Constantinople aussi bien qu’en Égypte, au Maroc aussi bien qu’en Roumélie orientale et en Tunisie, j’ai pu constater par moi-même, comme diplomate, qu’elle leur témoigne ou leur fait témoigner partout sa bienveillance ou son intérêt.

Il en est de même à La Mecque.

Et ici permettez-moi de placer un souvenir personnel. Il y a quelque quinze ans, j’étais secrétaire à l’Agence et Consulat général de la République française au Caire. À ce titre, j’ai eu l’honneur de faire, dans le port de Suez, avec mon chef et ami le baron de Ring, ministre de France en Égypte, ce diplomate éminent si longtemps apprécié de tous les patriotes égyptiens, une visite au Grand Chérif de La Mecque, pour recommander tout spécialement à sa bienveillance, de la part du gouvernement français, les pèlerins algériens.

J’étais donc tout préparé à m’intéresser aux écoles indigènes de l’Algérie, dont les maîtres et les élèves, je crois le leur avoir montré dans la mesure de mes forces, peuvent compter sur moi. Je serais heureux, le cas échéant, de leur rendre service au Parlement, de contribuer à les faire apprécier de plus en plus en France et de resserrer les liens déjà si forts qui les unissent à la Métropole.

Vous pouvez avoir confiance dans l’avenir.

Le cabinet actuel compte parmi ses membres MM. Bourgeois, Berthelot et Combes, qui, à des titres divers, ont déjà témoigné d’une manière efficace de leur bienveillance pour les indigènes, et dont je partage les idées. Je crois même ne pas être indiscret en vous laissant espérer que M. Combes, le grand-maître actuel de l’Université, voudrait vous rendre visite ce printemps. Et le cabinet Bourgeois vient de donner aux musulmans une preuve tangible de sa sympathie. Vous avez tous appris, ces jours-ci, qu’une maison d’hôtes, un établissement d’étudiants et une mosquée vont être établis à Paris par le gouvernement français. Espérons que cela amènera un plus grand nombre d’Algériens indigènes à visiter la France ; plus on se fréquente et plus on s’apprécie.

Parmi vos soutiens les plus énergiques et les plus éminents, une mention spéciale est due ici à M. Alfred Rambaud, le savant professeur de la Faculté de Paris, récemment élu sénateur du Doubs.

Mais, dans une République démocratique, les traditions, si respectables soient-elles, et le gouvernement, ne sont pas tout. Il y a encore la volonté du pays. Cette volonté de la Mère-Patrie vous est favorable, vous le savez. Sans parler des déclarations fréquentes des ministres devant le Parlement, déclarations toujours si bien accueillies par les Chambres, je ne vous en citerai qu’un exemple partiel, mais bien significatif.

Vous savez tous quel chaleureux accueil la population de l’arrondissement qui m’a élu député, celui de Vassy, a fait aux instituteurs indigènes d’Algérie, que je lui présentais il y a quatre mois.

Je suis son interprète assuré en remerciant M. Estienne de ce qu’il vient de dire de si flatteur et de si juste pour mes commettants.

L’arrondissement de Vassy acclamait dans les instituteurs algériens comme en leurs professeurs (je voudrais pouvoir les nommer tous, mais je ne rappellerai que M. Estienne, le distingué directeur de votre école normale, et M. Poisson, directeur de l’école annexe), la cause de l’instruction et du progrès, le dévouement à la France, l’union de tous ses enfants, les instructeurs des indigènes. En outre, cet arrondissement, si voisin de la frontière et si patriote, voyait en ces maîtres les amis ou les parents de nos soldats et convoyeurs indigènes à Madagascar. Les parents des soldats français combattant sous le même drapeau ou déjà tombés comme les fils de l’Algérie dans la grande île, saluaient vos jeunes instituteurs ; et tout entiers à cette union commencée dans vos écoles, continuée sur le champ de bataille et, désormais, présage d’un pacifique et solide avenir, ils semblaient dire à la terre algérienne, non plus : Rends-moi mes soldats ; mais : Donne-moi tes légions. Cette voix de l’arrondissement de Vassy, Messieurs, c’était celle de la France elle-même, qui vous aime et vous estime et vous souhaite bonheur, prospérité, union à tous les habitants de l’Algérie.

Je bois, Messieurs, à la France, à l’Algérie !

Vive la République !

Après ces réconfortantes paroles, souvent interrompues par les applaudissements de l’assistance, M. Girard, professeur d’agriculture à l’école normale, au nom de ses collègues, remercie à son tour M. le député Rozet et salue en lui le soutien le plus convaincu et le plus militant de l’instruction des indigènes. Puis M. Omar Ben Brimat, professeur à la Médersa, s’exprime ainsi dans une courte mais énergique improvisation :

Messieurs,

Je ne songeais nullement à prendre la parole, surtout après les brillants discours de mes aînés, MM. Estienne et Ben Sedira, qui ont mis la question de l’enseignement des indigènes sur son véritable terrain, et après le discours, si patriotique et si plein d’espoir pour notre œuvre, de M. Albin Rozet, si l’honorable député n’avait évoqué le souvenir de la brillante réception que reçut la caravane scolaire dans l’arrondissement de Vassy.

Il nous a dit combien les populations champenoises mêlaient à leur sympathie innée pour les futurs auxiliaires de l’œuvre entreprise, le souvenir de leurs frères combattant avec les Champenois sous les plis du drapeau de la France, à Madagascar.

C’est donc un devoir pour moi de vous dire, Monsieur le député, au nom de mes camarades ici présents, des indigènes surtout, que le jour où la France aura besoin des bras de ses enfants d’adoption, nous sommes prêts, nous nous battrons !

Vive la France !

Enfin, M. Moisan, administrateur de la commune mixte du Guergour (département de Constantine), fait connaître que les indigènes musulmans commencent à apprécier les heureux effets de l’instruction française qu’on donne à leurs enfants, et qu’ils assurent, sans contrainte, la fréquentation régulière des écoles, même dans les tribus les plus écartées.

On s’est séparé l’espoir au cœur, mieux armé pour la besogne du lendemain. C’est, en somme, une très bonne journée pour l’œuvre des écoles d’indigènes, à laquelle nous en souhaitons souvent de pareilles.

***

À la suite de ce compte-rendu d’une fête où se sont manifestés une fois de plus les sentiments que les musulmans indigènes de l’Algérie, élèves ou maîtres de nos écoles, nourrissent pour la mère-patrie, nous publions une lettre de M. Albisson, ancien directeur de l’école normale de Constantine, actuellement directeur de l’école normale de Foix, à propos d’une rectification demandée à M. Steeg dans l’article consacré par lui, en novembre dernier, à la visite en France d’élèves indigènes de l’école normale d’Alger.

Voici cette lettre :

à la rédaction de la « revue pédagogique »
Foix, le 28 février 1896.

J’ai reçu de Saint-Arnaud, département de Constantine, la lettre ci-après que je me fais un devoir de vous transcrire :

« Mon cher directeur,

On me communique le n° 11 de la Revue pédagogique, du mois de novembre 1895.

J’y ai lu un intéressant article de M. Steeg sur la visite que nous avons faite en France, aux vacances dernières. Un passage cependant m’a surpris, c’est le suivant :

« Après quelques paroles de remerciements et d’amitié échangées de part et d’autre, l’un des Algériens, le jeune Kabyle Mokhtar Ben El Hadj Saïd, se lève, etc. »

Je suis très heureux que M. Steeg ait rapporté les paroles que j’ai prononcées ; mais je ne suis pas aussi flatté de me voir désigné comme Kabyle, car je suis simplement Arabe. Cette qualification me fait d’autant plus de peine, qu’il me semble que les Français attribuent beaucoup de qualités aux Kabyles, tandis qu’ils les refusent aux Arabes. Dans ces conditions, je viens m’adresser à vous, Monsieur le directeur, qui avez dirigé avec tant de zèle l’école normale de Constantine et le cours normal indigène composé surtout d’Arabes, et je vous prie de vouloir bien demander une rectification sur ce point à la Revue pédagogique.

Je fais appel à votre souvenir pour affirmer que les Arabes aussi bien que les Kabyles apprécient les bienfaits de l’instruction que la France répand parmi eux, et qu’ils savent comme eux se montrer reconnaissants et dévoués jusqu’au sacrifice.

Permettez-moi de rappeler à cet égard ce que mon père et surtout mon grand-père ont fait, et vous pouvez hautement revendiquer pour les Arabes les qualités que l’on ne veut attribuer qu’aux Kabyles.

En 1871, mon père et mes oncles étaient commerçants à Souk-Ahras. Pendant que nos coreligionnaires les turcos mouraient à l’ombre de ce fier drapeau tricolore, d’autres augmentaient le désastre de la France ; je veux parler des insurgés. Le village de Souk-Ahras fut menacé d’un incendie général. Car à cette date il ne contenait plus que les colons et les indigènes qui étaient restés fidèles à la France : parmi ces derniers se trouvaient mes parents. Comme le nombre de soldats qui défendaient le village était insuffisant, mon père et mes oncles prirent leurs fusils ainsi que d’autres indigènes, et se placèrent dans les rangs des défenseurs. Quelques heures après, on apprit que les insurgés étaient nombreux ; le secours des soldats de Bou-Hadjar, village voisin de Souk-Ahras, seul pouvait délivrer ce dernier. Mais pour avoir ce secours, il fallait le dévouement d’un homme, et cet homme ce fut mon père. Déguisé en Bédouin, il traversa tous les douars insurgés et remit au commandant de Bou-Hadjar le courrier qui lui fut confié. Le gouvernement français récompensa sa fidélité et son dévouement en lui accordant une concession territoriale.

Quant à mon grand-père, que vous avez connu lorsque vous étiez à Constantine, il me suffit de vous dire qu’en récompense de ses nombreux services, il fut décoré de la croix de la Légion d’honneur, de la propre main de Napoléon III, à Paris.

Maintenant je compte, Monsieur le directeur, sur la bienveillance et l’affection que vous n’avez cessé de prodiguer aux indigènes du cours normal pour faire rendre aux Arabes la justice qu’ils méritent à tant de titres.

Veuillez agréer, etc.

Ben El Saïd Mokhtar,
instituteur-adjoint
à Mériout, par Saint-Arnaud (Algérie). »

Ainsi, mon correspondant Mokhtar se trouve véritablement malheureux d’avoir été pris pour un Kabyle, lui, un Arabe de Constantine ! Et il lui semble que cette confusion provient de l’opinion, généralement admise en France, que les Kabyles sont les seuls à bien profiter de l’instruction française en Algérie. Il est probable que mon cher correspondant se trompe ; l’erreur involontaire de M. Steeg peut avoir bien d’autres causes qu’une idée préconçue. Mais, puisqu’il est fait appel à mon témoignage, je dois à la vérité de déclarer que les élèves intelligents et studieux, au cours normal de Constantine, sont tantôt Arabes, tantôt Kabyles, et peut-être les premiers sont-ils plus souvent supérieurs aux seconds. Dans tous les cas, les Arabes n’y sont pas inférieurs aux Kabyles. Et voilà comment il a pu arriver qu’un Arabe, Mokhtar Ben El Hadj Saïd, ait parlé au nom de tous ses camarades. D’ailleurs, le fait n’est pas nouveau, car, en 1892 notamment, c’est encore un Arabe, M. Omara, aujourd’hui instituteur à Kalaa, qui a pris la parole devant M. le Président de la République, pour lui exprimer les sentiments de dévouement et de reconnaissance des populations indigènes de l’Algérie à l’égard de la France. D’autre part, les indigènes qui, depuis la conquête, se sont fait un nom, par exemple les Ben Daoud, les Sedira, les Kalafat, les Morsly, et bien d’autres, ne sont pas non plus des Kabyles.

Mais je ne veux pas me laisser entraîner plus loin par mon sujet. De ce qui précède, concluons cependant que les Arabes, au moins ceux des villes ou des agglomérations indigènes, ne sont pas moins intelligents que les Kabyles, et que la France peut compter sur eux autant que sur ces derniers. Et lorsqu’il s’agit d’ouvrir une école, ce n’est pas à l’ethnographie qu’il faut demander conseil, mais bien à l’expérience, en même temps qu’au genre de vie de la population indigène qui est appelée à profiter de l’école projetée. Est-on en présence d’une population sédentaire et agglomérée ? les écoles déjà ouvertes dans la commune ont-elles réussi ? L’affaire est sûre ; il faut se hâter de créer l’école projetée. Se trouve-t-on, au contraire, en présence d’une population nomade ? ou bien les écoles déjà créées dans la commune sont-elles mal fréquentées ? C’est alors un projet prématuré, destiné à un échec presque certain et dont il faut actuellement abandonner l’exécution.

Veuillez agréer, etc.

M.-J. Albisson,
directeur d’école normale.

Nous regrettons qu’un lapsus échappé à notre collaborateur, qui ne songeait certainement pas à l’interprétation dont cette erreur serait susceptible, ait pu contrarier M. Mokhtar. Ce petit incident, toutefois, aura eu son bon côté, puisqu’il a été une occasion de mettre en lumière les sentiments élevés et patriotiques qui animent le personnel enseignant arabe, sentiments dont la lettre de M. Mokhtar Ben El Hadj Saïd fournit un éloquent témoignage.