L’inertie mentale et la loi du moindre effort (J.M.)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir L’inertie mentale et la loi du moindre effort.
J. M.
L’inertie mentale et la loi du moindre effort (J.M.)

L’INERTIE MENTALE ET LA LOI DU MOINDRE EFFORT


Paris, le 27 février 1894

Monsieur le Directeur,

Ce n’est pas sans quelque étonnement que, dans votre dernier numéro de février, j’ai lu un article de M. Ferrero sur l’inertie mentale. Je voudrais, Monsieur, réagir contre la tendance, trop souvent marquée par des psychologues étrangers, d’employer des expressions scientifiques dont le sens est rigoureux, et de leur attribuer une élasticité philosophique qui ferait rapidement oublier leur origine. Loin de moi la pensée d’apprendre quoi que ce soit à M. Ferrero ! Je serais curieux, néanmoins, qu’il consentît à préciser ses idées sur les tournures scientifiques par lui employées, qui n’ont aucune signification, au sens moins vaste, mais plus rigoureux, que nous leur attribuons habituellement.

M. Ferrero désire donc développer l’idée ingénieuse de l’inertie appliquée aux phénomènes psychiques par M. Lombroso, et émet sur le principe de l’inertie quelques idées que nous passerons en revue.

La physique et la chimie, sciences expérimentales, ne démontrent pas, comme le répète M. Ferrero, mais constatent les phénomènes et ne peuvent émettre que des lois limites. Il dit, à ce sujet, qu’un phénomène chimique est impossible sans l’intervention d’un courant de mouvement moléculaire, ce que l’on ne voit pas très bien, étant donné que des corps, même solides, n’exigent pour se combiner que le contact. De plus, toute substance chimique finit, dit-il, par devenir inactive. Ceci étant réellement trop vague, choisissons un exemple très simple :

Prenez le mélange de deux volumes d’hydrogène et de un volume d’oxygène, faites-y passer une étincelle, il y a combinaison et formation d’eau sans résidu. Mettez de l’oxygène en présence de cette eau et faites encore passer une étincelle, il ne se produit rien. Est-ce à dire que l’hydrogène est devenu complètement inactif, relativement à l’oxygène et à l’étincelle ? Non pas, c’est maintenant de l’eau, dissolvant simplement l’oxygène… dont les propriétés diffèrent complètement de celles de l’hydrogène. Une substance n’est substance que parce qu’elle n’est point inactive.

Mais ceci n’est rien encore ; voyons ce que pense M. Ferrero du principe d’inertie : il dit, plusieurs fois, que, dans certains cas, le cerveau entre dans un état d’inertie absolue, et, plus loin, que la fonction de la sensation ébranle l’inertie mentale. En résumé, il croit que la loi d’inertie consiste en ce qu’aucun mouvement n’est éternel ; à ses yeux, évidemment, inertie et immobilité sont synonymes. Ce n’est, je pense, qu’un lapsus, mais il est assez sérieux, car il tendrait à faire croire que M. Ferrero a oublié le premier principe de mécanique ainsi conçu :

La matière est inerte.

Elle ne l’est pas plus ou moins, son inertie est inébranlable, c’est une propriété absolue que rien ne saurait modifier. Tel est le principe de l’inertie. De plus, M. Ferrero pense préciser la notion de force, « … de cette espèce particulière de force que nous appelons nerveuse, faute de savoir rien de plus précis sur elle, mais qui, selon toutes les probabilités, doit en dernière analyse se réduire au mouvement. »

L’appeler nerveuse n’apprend rien de plus sur cette force, et, d’ailleurs, c’est nier la définition même d’une force que de dire qu’elle se réduit en mouvement, car la seule façon employée, que je sache, en dynamique, pour avoir une idée de force, est de la définir par le mouvement lui-même. Pour exemple, nous allons, si vous le voulez bien, préciser un peu ces notions d’inertie et de force en les développant.

La matière est inerte ; c’est-à-dire que si à un instant donné, un mobile est abandonné à lui-même (vulgairement, soustrait à l’action de toute force), il conserve indéfiniment en grandeur et direction la vitesse qu’il avait à cet instant, il est animé d’un mouvement rectiligne et uniforme ; si en particulier cette vitesse initiale est nulle, elle reste nulle et le corps est dit au repos. Ainsi conçu, le principe de l’inertie implique donc le mouvement éternel, contrairement à l’opinion que s’en est fait M. Ferrero. L’on peut d’ailleurs remarquer que ce principe définit en même temps la force, et chaque fois que la vitesse d’un mobile changera en grandeur ou direction, l’on dira que le mobile a été soumis à une force. En particulier, si un corps au repos se met en mouvement, ou inversement, ce changement ne peut s’effectuer que sous l’action d’une force, et, ainsi comprise, l’inertie n’a aucun rapport avec le repos ou la résistance au mouvement, car l’on ne doit pas confondre l’inertie avec la notion plus complexe de force d’inertie.

Nous voici arrivés, Monsieur, au lapsus le plus grave, mélange agréable et inconscient, j’espère, de deux principes d’une indépendance absolue, celui de l’inertie et celui de la conservation de l’énergie, lorsque M. Ferrero dit que « ce serait l’absurde mathématique du mouvement perpétuel ».

De toute antiquité l’on s’est livré à la recherche d’un problème, dit aujourd’hui, par abréviation, recherche du mouvement perpétuel, dont l’impossibilité résulte immédiatement, pour M. Ferrero, de son principe d’inertie, opposé absolu du principe d’inertie généralement admis jusqu’ici. Or il est bon, Monsieur, de savoir exactement en quoi consiste ce problème : il s’agissait de trouver un moteur capable de produire du travail, sans que l’on eût extérieurement à lui fournir d’énergie sous aucune forme. Dans ces conditions, personne n’a jamais songé à condamner le mouvement perpétuel, mais, ce que l’on croit impossible, c’est que le corps animé d’un tel mouvement soit capable de produire constamment un travail, si faible soit-il.

D’ailleurs les idées de M. Ferrero à ce sujet ont peut-être été troublées par ce qu’il appelle la démonstration scientifique de M. Féré relativement aux sensations. Avant d’employer hardiment les mots d’énergies potentielle et cinétique, il faudrait se rappeler que, dans le cas seulement où les forces intérieures admettent une fonction de force, cette fonction changeant de signe s’appelle énergie potentielle, et l’on peut dire alors que la variation infiniment petite de l’énergie totale (somme de l’énergie actuelle ou cinétique et de l’énergie potentielle) est égale à la somme des travaux élémentaires des forces extérieures, et je ne suis point convaincu que « des manifestations motrices susceptibles d’être mises en évidence même par des procédés assez grossiers, comme la dynamométrie », puissent entièrement légitimer de telles hypothèses.

Je regrette vivement, Monsieur, d’avoir dû employer des expressions très spéciales, telles que fonction de force, mais je ne vois aucun moyen de les éviter, et ceux qui veulent parler avec compétence, c’est-à-dire en connaissance de cause, des différentes énergies, se feront un devoir de me comprendre. De plus, pour l’énergie potentielle, par exemple, l’on ne peut parler que de variation d’énergie potentielle et non d’énergie en soi, comme quantité absolue. Prenons encore l’exemple vulgaire dont on se sert pour mettre en évidence la notion d’énergie potentielle.

Voici une pierre en équilibre instable sur une montagne ; le moindre effort la fera rouler dans la vallée où elle devient capable de produire un travail qui sert de mesure à la variation de son énergie potentielle. Croyez-vous que ce travail, ou cette énergie, soit toute celle dont est susceptible cette pierre relativement à la pesanteur ou à l’attraction newtonienne ? Il n’en est rien, car au lieu de tomber seulement dans la vallée, on pourrait supposer qu’elle descende jusqu’au niveau de la mer, ou jusqu’au centre de la terre, abstraction faite de celle-ci, qu’elle soit précipitée sur une autre planète… et ainsi de suite. Son énergie potentielle est donc infinie si l’on veut. L’énergie potentielle, résultant d’une intégration, est une de ces quantités que l’on rencontre en physique et que l’on ne doit envisager que par leur variation dans un intervalle fini, déterminé.

Si dans le monde psychique et moral, notre triste expérience nous permet d’observer des phénomènes de fatigue, d’épuisement pour la matière cérébrale, de perte, de dépense sans retour pour la force nerveuse, il n’est rien d’analogue dans le monde physique, et c’est là, je crois, que se trouve l’erreur fondamentale de M. Ferrero. Il a confondu l’inertie mécanique et le sentiment psycho-physiologique que l’on désigne vulgairement sous le nom d’inertie ; c’est pourquoi il pense que l’énergie s’épuise, que le mouvement se perd, tandis qu’en réalité la matière du physicien est simplement inerte, elle ne se fatigue pas, et la force mécanique de l’univers n’est pas en provision limitée. Pour ce qui est de la « force mentale » de M. Ferrero, il ne semble malheureusement point en être ainsi ; les six dernières pages de sa note sont le développement de cette théorie très juste que l’homme a horreur du travail, ce qui le conduit à conclure, en se calomniant, que « … le cerveau paraît se trouver chez la plus grande majorité de l’humanité dans un état de faiblesse normale, par laquelle en peu de temps il se lasse et s’épuise au travail ».

Comme Claude Bernard, ne pensez-vous pas, Monsieur, que si l’on veut transporter les lois mécaniques du monde physique dans le domaine psychologique, il ne serait pas inutile d’en connaître la formule exacte et précise, telle que l’emploient les mathématiciens ? Autrement, à prendre des termes scientifiques dans leur sens littéraire mais vague, l’on risque bien de ne faire que des métaphores plus ou moins heureuses au point de vue poétique. Je désire plus que personne voir la psychologie se constituer enfin sur des bases vraiment scientifiques, mais je doute fort qu’avec des découvertes comme celles de M. Lombroso et avec des lois telles que la loi d’inertie mentale, elle puisse jamais prétendre au titre de science positive. Il est donc à souhaiter que, comme chez nous, l’on exige des philosophes étrangers des connaissances scientifiques générales, et je suis certain qu’à ce moment, ces messieurs et leurs élèves, poursuivant leurs intéressantes recherches, les rédigeront de telle sorte qu’il n’y ait plus qu’à applaudir des deux mains.

Croyez, en attendant, je vous prie, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments très respectueux.

J. M.