Aucune (p. 14-16).
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III.


À la même heure, sur la route toute blanche de neige, chevauchait un militaire, la poitrine ornée de nombreuses décorations, récompense de ses exploits, de son dévouement à défendre sa mère patrie. Après tant d’années d’exil, de lutte, de combats ; il avait au retour, de ces enchantements de conquérant revenant au pays ; souvenir béni du vrai patriote, pour qui la patrie de ses pères, est le seul pays et si le givre le couvre ce soir, il se dit : Comme c’est beau, les sapins sont si verts, enfin je reviens chez les miens depuis bien longtemps avec impatience l’on m’attend à la maison. Il porte ses mains à ses poches, remplies, nul n’a été oublié, chacun a sa large part, il anticipe leur joie, leurs surprises, au fond de son cœur remonte vers son Créateur un Te Deum d’action de grâce de lui procurer en ce jour le bonheur si doux de faire des heureux. Ils se sent rajeuni, le grand air ravive son appétit ; la hantise du réveillon de Noël le poursuit, il a hâte d’y faire honneur ; la mère sait si bien donner une succulente saveur aux repas qu’elle prépare pour ses enfants, rien n’est trop bon pour eux, ils sont ses vrais bijoux ; la douce récompense de tous ses dévouements, de tous ses sacrifices, de toutes ses tendresses, aussi comme ils l’aiment, et le brave cavalier se demande, en pressant l’allure de sa monture : Comment vais-je les retrouver tous ; ses sœurs, ses frères laissés si petits comme ils doivent être grands aujourd’hui, et l’enfant adoptée, la mignonne fillette aux yeux d’andalouse si beaux, a-t-elle encore ce charme séduisant qui l’a suivi, soutenu, protégé dans ces années de sang, de carnage, écoulées depuis lors, dans ces heures de découragement profond que tout noble soldat éprouve devant la souffrance de ses frères amis, ou ennemis. Il se rappelle aussi un tableau charmant d’un bonheur tout intime qui l’avait tant ému.

C’était un château féodal, la façade ornée d’un immense portique de marbre et de lourdes colonnes qu’enrubannait le lierre, aux pieds desquelles les roses et le muguet se mariaient, des allées, bien ratissées serpentaient en tous sens.

On avait respecté dans ce domaine les beautés naturelles d’un sol accidenté, des ruisseaux, des fontaines y coulaient sans entraves, mille oiseaux aux couleurs d’iris venaient s’y abreuver : d’immenses roches, placées de distance en distance, couvertes d’une épaisse mousse brunie par les ans, qu’ornait, à cet instant, un essaim de papillons aux ailes rayées de lignes diaprées, offraient à l’œil du passant un tapis japonais d’un somptueux brocart ; tout ce qui se dispersait en cet endroit pour se réunir en un tout harmonieux s’encadrait en un tableau parfait.

Un groupe d’enfants, tous vêtus de légers tissus blancs, se tenant par la main, chantaient, tournant en rond, leurs têtes blondes et brunes, secouaient en dansant leurs beaux cheveux au vent.

Heureuse de les voir si joyeux, la châtelaine, de la fenêtre latérale, leur adressait des regards de tendresse, car pour elle ils étaient bien les fleurs les plus précieuses de son superbe jardin ; puis dans le plus loin ses yeux la transportaient vers un bosquet touffu où lentement se dirigeaient deux jeunes gens à l’âge des rêves, des douces illusions.

Ils s’étaient arrêtés au pied d’un peuplier, leurs mains traçaient sur l’écorce de l’arbre, leurs deux noms enlacés : de leurs récentes fiançailles c’était le contrat qu’ils venaient cacher là en se disant tout bas :

— Dans les années futures quand nous aurons vieilli ensemble, ici nous reviendrons pour y revivre encore les jours du passé et les joies de nos cœurs azurés du ciel bleu.

Comme ils étaient heureux à cette heure de calme et de paix ; et le brave militaire ému s’était dit comme eux : je reviendrai ici, car ce tableau de ce bonheur si vrai, dans son esprit, en maquette s’était gravé.

Il y revint, hélas ! alors que les Boches y avaient eux aussi passé. Oh ! douleur ! tout est fini, tout est détruit, sur les routes dévastées l’on ne rencontre plus que des mères, des époux, des fiancés, des amis séparés.

Il ne veut plus penser à cette guerre horrible, à ces tortures infâmes que l’homme sans entrailles s’étudie à inventer, destructeur de tous les bonheurs, monstre sans égal, que Dante avec tout son génie n’avait pu trouver aux enfers ; il fallait le vingtième siècle, avec sa prétendue civilisation pour en arriver à ce perfectionnement de barbarie.

Avec tristesse le militaire regarde le ciel ; les étoiles scintillent encore, mais pâlissent, car au fond de la nue les nuages d’azur se teintent ; le jour va bientôt paraître, l’écho lointain de l’angelus tinte — sa voix semble chanter au monde : Paix, paix aux hommes de bonne volonté, plus de guerres, plus de carnages, au fourreau remettez votre épée, aimez, adorez votre Dieu, Noël, Noël, le Sauveur naquit pour vous faire chrétiens ; il mourut, vous demandant de marcher sur ses traces en devenant bons Samaritains. Aimez-vous, aimez-vous les uns les autres, le vrai bonheur est à ce prix.