L’homme de la maison grise/04/07

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 148-151).


Chapitre VII

RESSUSCITÉ DU PASSÉ


Mlle d’Azur voyait donc son rêve se réaliser : elle était la fiancée d’Yvon Ducastel et leur mariage aurait lieu dans deux semaines maintenant.

Cependant, elle n’était pas parfaitement heureuse la fille du millionnaire. Elle eût voulu que son fiancé lui consacrât toutes ses heures libres, ce qu’il était loin de faire. Par exemple, chaque soir, après le souper, il faisait une longue promenade à cheval, puis, le lundi, le mercredi et le vendredi soir c’était la classe de Léo Turpin, qui durait une heure. D’autres soirs, c’était sa pétition, à laquelle il était à mettre la dernière main.

— Venez-vous me rejoindre au salon, Yvon ? lui demanda Luella, certain soir.

— Je vais sortir, pour une heure à peu près, répondit le jeune homme ; ensuite, je vous rejoindrai. Une course à cheval…

— J’ai bien hâte de pouvoir vous accompagner dans ces promenades ! fit la jeune fille, de cette voix larmoyante, qu’elle avait adoptée depuis quelque temps et qui avait pour effet d’agacer Yvon excessivement.

— Bientôt, nous pourrons sortir ensemble, je l’espère, Luella, répondit galamment notre ami. Peut-être avant la fin de cette semaine.

— Je l’espère, moi aussi répliqua-t-elle.

Yvon se hâte de se diriger vers la porte de la salle à manger, où venait d’avoir lieu cette conversation, redoutant, par-dessus tout, une scène.

Mais Richard d’Azur l’interpella :

— Il me semble, M. Ducastel, dit-il, que vous pourriez sacrifier ces promenades à cheval, jusqu’à ce que votre fiancée puisse vous accompagner. Je ne vois pas la nécessité de ces promenades, d’ailleurs.

— Vraiment ? fit Yvon, souriant, malgré son mécontentement. J’ai toujours eu l’habitude de prendre de l’exercice en plein air, chaque soir, M. d’Azur. Le travail de bureau que je suis obligé de faire…

— Que me parlez-vous de votre travail de bureau ! s’écria le père de Luella. Puisque vous devez abandonner vos occupations si tôt…

— Abandonner — … Abandonner, dites-vous ?

— Mais… sans doute…

— Comment ! Avez-vous cru, pour un moment, que j’allais cesser de gagner ma vie… parce que j’épouse votre fille ?

— Bien sûr que je l’ai cru… que je le crois…

— Jamais ! s’écria Yvon. Jamais !

— Allons donc ! Voyez-vous le gendre de Richard d’Azur, le millionnaire continuant son métier d’inspecteur de la houillère de W… !

— Oui, je le vois très bien, M. d’Azur ! Et si je croyais…

— C’est bon ! C’est bon ! se hâta d’interrompre le père de Luella, car cette dernière lui faisait des signes désespérés.

Elle comprenait instinctivement que son père était en frais de « mettre les pieds dans les plats ». Certes, la future Mme Ducastel était bien résolue de ne plus jamais revenir à W…, une fois qu’elle en serait partie, le jour même de son mariage ; mais ce n’était pas le temps encore d’imposer sa volonté.

— Si vous n’avez plus rien à me dire. M. d’Azur… commença Yvon, en se dirigeant vers la porte.

— Encore un mot, s’il vous plaît, M. Ducastel, répondit Richard d’Azur.

— Eh ! bien ?

— Ces leçons… ces classes que vous faites à ce gamin…

— Léon Turpin…

— Oui, Léon Turpin… Ne serait-il pas temps que vous les discontinuiez ?

— Je les discontinuerai… aussitôt que j’en jugerai à propos, dit sèchement le jeune homme. Au revoir, Luella ! ajouta-t-il.

— Attendez, Yvon, je vous prie ! s’écria la jeune fille. Qu’avez-vous décidé, pour demain après-midi ?… Le cirque, je veux dire.

— Le cirque ?… Ah ! oui, le cirque, qui arrive ici demain matin…

— Vous vous rappelez ce que je vous ai dit à ce propos, n’est-ce pas Yvon ?… Ayant été occupée à mes études, je n’ai jamais assisté à un cirque de ma vie, et j’aimerais bien à voir celui qui vient demain. M’y conduirez-vous ?

— Demain soir, oui, si vous le désirez, Luella.

— Pas demain soir, mon ami, puisque le médecin m’a défendu, pour une semaine encore, toute sortie, après le soleil couché. Nous irons à la représentation de demain après-midi plutôt.

— Impossible ! s’écria Yvon.

— Ah ! Il me semblait qu’il en serait ainsi ! cria la jeune fille, de sa voix de tête.

— Allons… Vous le savez bien Luella, je suis à mettre toutes mes affaires en ordre, au bureau, en vue de mon prochain départ : je ne pourrais réellement pas prendre tout un après-midi de congé.

— C’est cela ! Refusez-moi tout ce que je vous demande ! s’exclama-t-elle. éclatant en sanglots.

— Voyons ! Soyez raisonnable, ma chère !

— Vous le faites exprès ! Vraiment, on dirait que…

— Que… quoi, Luella ?

— Rien… répondit-elle, assez stupidement.

C’est qu’elle allait lui dire qu’il semblait faire tout en son pouvoir pour rompre leurs fiançailles ; mais elle se tut à temps. Ces sortes de provocations sont dangereuses et elles entraînent à leur suite des catastrophes, souvent.

— Ne pleure pas ma fille chérie, intervint Richard d’Azur ; je te conduirai au cirque, moi.

Yvon n’en écouta pas davantage. Avec une légère inclination de la tête, il quitta définitivement la salle à manger.

Lorsqu’on se mit à table, le lendemain midi, Yvon dit, en souriant, à Luella :

— Je vous assure qu’il y a de l’animation à W…, dans le moment ! Le cirque, voyez-vous…

— Ah ! Oui, le cirque… répondit-elle, souriant, elle aussi. J’y vais avec père, ajouta-t-elle.

— Alors, ne manquez pas de vous vêtir chaudement, conseilla le jeune homme. Il souffle un vent froid aujourd’hui : on dirait une journée d’automne.

— Soyez assuré que je prendrai bien soin de ma fille, M. Ducastel, fit Richard d’Azur, de son ton le plus désagréable. En votre absence je…

— J’ai bien le droit de recommander à ma fiancée de prendre des précautions, ce me semble ! s’écria Yvon, très mécontent.

— Oh ! Sans doute… Mais votre souci de sa santé et de son confort ne va pas jusqu’à sacrifier un après-midi de travail pour l’accompagner, hein ?

M. d’Azur, dit notre jeune ami, fort en colère cette fois, je vous serais bien obligé si vous vouliez perdre l’habitude d’intervenir dans nos affaires, à Luella et à moi, ainsi. Nous nous entendrions très bien ensemble, ma fiancée et moi, si vous vouliez vous abstenir de vous mêler de ce qui ne vous concerne pas. Ce n’est pas la première fois que je vous parle ainsi… j’espère que ce sera la dernière… Eh bien, Mme Francœur, ajouta-t-il, en s’adressant à la maîtresse de pension, qui venait d’entrer dans la salle à manger, munie d’un plateau, que nous apportez-vous de bon ?

Mme Francœur le renseigna en riant.

Mais Étienne Francœur ne revenait pas de son étonnement. Témoin de ce qui venait de se passer, il n’en pouvait croire ses oreilles ! M. d’Azur, parlant à M. l’Inspecteur sur ce ton !… Vraiment, il était bien tenté d’intervenir à son tour et de mettre M. Ducastel au courant de ce qui s’était passé, le soir du « désastre » ; de la déception qu’on avait pratiquée à son égard… Les yeux du maître de la maison se portèrent sur sa femme… mais celle-ci lui fit signe de se taire… et il se tut.

Lorsque Richard d’Azur et Luella eurent mis le pied dehors, ils s’aperçurent qu’Yvon ne les avait pas trompés ; il faisait un vent froid qui transperçait jusqu’aux os.

Richard d’Azur jeta sur sa fille un coup d’œil inquiet.

— Il fait bien froid, Luella, dit-il et je crains que tu prennes le rhume.

— Je suis vêtue chaudement, père, répondit-elle.

— Tout de même… Retournons à la maison. Tu auras l’occasion plus tard, de voir d’autres cirques.

— Non ! Non ! Je tiens à voir le cirque ! Je n’en ai jamais vu de ma vie ; je veux assister à celui-ci !

— Comme tu voudras, fit, en soupirant, Richard d’Azur. C’est que Luella avait été si malade ! Ses forces ne devaient pas être encore tout à fait revenues.

Tout W… et ses environs semblaient s’être donné rendez-vous sur le terrain du cirque. Les cris usuels des vendeurs de limonade, de crème à la glace, de bâtons de sucre d’orge, de ballons, etc., etc., se faisaient entendre, en même temps que les grondements des animaux de la ménagerie ; cette dernière comportant lions, tigres, panthères, hippopotames. jaguars, chameaux, girafes, éléphants, ceux-ci très nombreux, etc., etc.

Dans la grand’tente attenant à la ménagerie, les d’Azur furent désagréablement étonnés de constater que presque tous les sièges réservés, étaient occupés ; ils durent se contenter de deux sièges, près de l’entrée de la tente plutôt qu’au centre, comme ils l’eussent désiré ; mais, à la guerre comme à la guerre ! Luella maugréa bien quelque peu… Moins d’un quart d’heure devait se passer pourtant avant qu’elle eût raison de bénir le hasard qui les avait fait placer, elle et son père, non loin de la sortie…

En attendant que la représentation commençât et pour faire oublier à l’auditoire les ennuis de l’attente, il y eut quelques petites démonstrations par divers bouffons. Il y eut, là aussi, des vendeurs de liqueurs, de crème à la glace, etc., puis, la distribution des programmes.

Les programmes étaient distribués par un individu qui, tout d’abord, n’attira de Luella qu’une attention indifférente et distraite. Elle le voyait de loin, remettre, à qui tendait la main pour le recevoir, un programme de la représentation qui allait bientôt commencer. Sans doute, il faisait des farces et il était très comique, lançant de bons mots, à droite et à gauche… ou bien, son apparence personnelle prêtait à rire, car tous l’accueillaient en riant, ou avec certaines exclamations que Luella ne pouvait saisir, de l’endroit où elle était placée.

Le distributeur de programmes n’avançait que lentement ; mais il approchait sûrement…

Machinalement, Luella se mit à l’observer… Tout à coup, elle saisit le bras de son père, et tandis que ses lèvres pâlissaient à vue d’œil elle murmura :

— Sortons d’ici ! Sortons vite !

— Qu’y a-t-il — demanda Richard d’Azur.

— Fuyons ! Fuyons ! dit la jeune fille.

D’un bond, tous deux furent debout et aussitôt, ils s’acheminèrent vers la sortie. Luella, suspendue de toutes ses forces au bras de son père, tremblait comme une feuille au vent.

Ils eurent vite quitté le terrain. Heureusement, une voiture passait, allège ; ils y prirent place en donnant l’adresse de leur maison de pension.

Richard d’Azur essaya de questionner sa fille, mais elle répondit :

— Tout à l’heure… lorsque nous serons en sûreté dans ma chambre…

Ce ne fut, en effet, que quand ils furent de retour chez Mme Francœur et tandis que Salomé baignait de cognac le front de Luella, que celle-ci se décida de donner l’explication de ce qui venait d’arriver.

— Me diras-tu maintenant, Luella, ce qui t’a tant effrayée — demanda Richard d’Azur.

— Celui qui distribuait les programmes dans la tente du cirque…

— Eh ! bien ?

— Vous ne l’avez donc pas reconnu, père ?

Reconnu ? Je ne l’ai seulement pas remarqué.

— Miséricorde ! Je l’ai reconnu tout de suite, moi ! s’écria la jeune fille, en donnant toutes les marques d’une grande frayeur… C’était…

— Qui donc, ma fille ?

— C’était… C’était Jacobin !